ARISTOTE
LA
POLITIQUE
Nouvelle édition pour Internet par Sœur Pascale Nau, op
Les œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique
basée sur la 3e
édition de J. Barthelemy-Saint-Hilaire (1874)
La Déclaration des Droits de l’homme et du
citoyen
est le résumé de toute la science politique.
– J. Barthelemy-Saint-Hilaire, Député à l’Assemblée
nationale,
Membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et poétiques),
Donostia – San Sebastián
2008
[1252a] Tout État est évidemment une association ; et toute association ne se forme qu’en vue de quelque bien, puisque les hommes, quels qu’ils soient, ne font jamais rien qu’en vue de ce qui leur paraît être bon. Evidemment toutes les associations visent à un bien d’une certaine espèce, et le plus important de tous les biens doit être l’objet de la plus importante des associations, de celle qui renferme toutes les autres ; et celle-là, on la nomme précisément État et association politique.
Certains pensent que les caractères de roi, de magistrat, de père de famille, et de maître, se confondent et que toute la différence entre eux est du plus au moins, sans être spécifique. Ainsi, par exemple, un petit nombre d’administrés constitueraient le maître ; un nombre plus grand, le père de famille ; un plus grand encore, le magistrat ou le roi ; c’est supposer qu’une grande famille est absolument un petit état. Ils ajoutent encore, en ce qui concerne le magistrat et le roi, que le pouvoir de l’un est personnel et indépendant ; et que l’autre, pour me servir des définitions mêmes de leur prétendue science, est en partie chef et en partie sujet.
Toute cette théorie est erronée, et, pour s’en convaincre, il suffira d’adopter dans cette étude notre méthode habituelle. Ici, comme partout ailleurs, il convient de réduire le composé à ses éléments indécomposables, c’est-à-dire, aux parties les plus petites de l’ensemble. En cherchant ainsi quels sont les éléments constitutifs de l’État, nous reconnaîtrons mieux en quoi diffèrent ces éléments ; et nous verrons si l’on peut établir quelques principes scientifiques dans les questions dont nous venons de parler. Ici, comme partout ailleurs, remonter à l’origine des choses et en suivre avec soin le développement, est la voie la plus sûre pour bien observer.
D’abord, il faut le rapprochement de deux êtres qui ne peuvent rien l’un sans l’autre – je veux parler de l’union des sexes pour la reproduction. Et là rien d’arbitraire ; car chez l’homme, aussi bien que chez les autres animaux et dans les plantes, c’est un désir naturel que de vouloir laisser après soi un être fait à son image.
C’est la nature qui, en vue de la conservation, a créé certains êtres pour commander, et d’autres pour obéir. C’est elle qui a voulu que l’être doué de raison et de prévoyance commandât en maître ; de même encore que la nature a voulu que l’être capable par ses facultés physiques d’exécuter des ordres, obéît en esclave ; et c’est par là que l’intérêt du maître et celui de l’esclave s’identifient.
[1252b] Donc, la nature a déterminé la condition spéciale de la femme et de l’esclave. C’est que la nature n’est pas mesquine comme nos ouvriers. Elle ne fait rien qui ressemble à leurs couteaux de Delphes. Chez elle, un être n’a qu’une destination, parce que les instruments sont d’autant plus parfaits, qu’ils servent non à plusieurs usages, mais à un seul. Chez les Barbares, la femme et l’esclave sont des êtres de même ordre. La raison en est simple : la nature, parmi eux, n’a pas fait d’être pour commander. Entre eux, il n’y a réellement union que d’un esclave et d’une esclave ; et les poètes ne se trompent pas en disant : Oui, le Grec au Barbare a droit de commander, puisque la nature a voulu que Barbare et esclave ce fût tout un.
Ces deux premières associations, du maître et de l’esclave, de l’époux et de la femme, sont les bases de la famille ; et Hésiode l’a fort bien dit dans ce vers :
La maison, puis la femme, et le bœuf laboureur,
car le pauvre n’a pas d’autre esclave que le bœuf. Ainsi, l’association naturelle de tous les instants, c’est la famille ; Charondas a pu dire, en parlant de ses membres,
qu’ils mangeaient à la même table ;
et Epiménide de Crète,
qu’ils se chauffaient au même foyer.
L’association première de plusieurs familles, mais formée en vue de rapports qui ne sont plus quotidiens, c’est le village, qu’on pourrait bien justement nommer une colonie naturelle de la famille ; car les individus qui composent le village ont, comme s’expriment d’autres auteurs,
sucé le lait de la famille ;
ce sont ses enfants et
les enfants de ses enfants.
Si les premiers États ont été soumis à des rois, et si les grandes nations le sont encore aujourd’hui, c’est que ces états s’étaient formés d’éléments habitués à l’autorité royale, puisque dans la famille le plus âgé est un véritable roi ; et les colonies de la famille ont filialement suivi l’exemple qui leur était donné. C’est pourquoi Homère a pu dire :
Chacun à part gouverne en maître Ses femmes et ses fils.
Dans l’origine, en effet, toutes les familles isolées se gouvernaient ainsi. De là encore cette opinion commune qui soumet les dieux à un roi ; car tous les peuples ont eux-mêmes jadis reconnu ou reconnaissent encore l’autorité royale, et les hommes n’ont jamais manqué de donner leurs habitudes aux dieux, de même qu’ils les représentent à leur image.
L’association de plusieurs villages forme un état complet, arrivé, l’on peut dire, à ce point de se suffire absolument à lui-même, né d’abord des besoins de la vie, et subsistant parce qu’il les satisfait tous.
Ainsi l’État vient toujours de la nature, aussi bien que les premières associations, dont il est la fin dernière ; car la nature de chaque chose est précisément sa fin ; et ce qu’est chacun des êtres quand il est parvenu à son entier développement, on dit que c’est là sa nature propre, qu’il s’agisse d’un homme, d’un cheval, ou d’une famille. On peut ajouter que cette destination et cette fin des êtres est pour eux le premier des biens ; [1253a] et se suffire à soi-même est à la fois un but et un bonheur.
De là cette conclusion évidente, que l’état est un fait de nature, que naturellement l’homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par l’effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé, ou un être supérieur à l’espèce humaine. C’est bien à lui qu’on pourrait adresser ce reproche d’Homère :
Sans famille, sans lois, sans foyer…
L’homme qui serait par nature tel que celui du poète ne respirerait que la guerre ; car il serait alors incapable de toute union, comme les oiseaux de proie.
Si l’homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment, comme je l’ai dit souvent, que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l’homme exclusivement. La voix peut bien exprimer la joie et la douleur ; aussi ne manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jusqu’à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; et l’homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’État.
On ne peut douter que l’État ne soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu ; car le tout l’emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n’y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains, si ce n’est par une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre ; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se définissent en général par les actes qu’elles accomplissent et ceux qu’elles peuvent accomplir ; dès que leur aptitude antérieure vient à cesser, on ne peut plus dire qu’elles sont les mêmes ; elles sont seulement comprises sous un même nom.
Ce qui prouve bien la nécessité naturelle de l’état et sa supériorité sur l’individu, c’est que, si on ne l’admet pas, l’individu peut alors se suffire à lui-même dans l’isolement du tout, ainsi que du reste des parties ; or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l’indépendance n’a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l’état. C’est une brute ou un dieu.
Donc, la nature pousse instinctivement tous les hommes à l’association politique. Le premier qui l’institua rendit un immense service ; car, si l’homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. Il n’est rien de plus monstrueux, en effet, que l’injustice armée. Mais l’homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu’il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c’est l’être le plus pervers et le plus féroce ; il n’a que les emportements brutaux de l’amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale ; car le droit est la règle de l’association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit.
[1253b] Maintenant que nous connaissons positivement les parties diverses dont l’État s’est formé, il faut nous occuper tout d’abord de l’économie qui régit les familles, puisque l’état est toujours composé de familles. Les éléments de l’économie domestique sont précisément ceux de la famille elle-même, qui, pour être complète, doit comprendre des esclaves et des individus libres. Mais comme, pour se rendre compte des choses, il faut soumettre d’abord à l’examen les parties les plus simples, et que les parties primitives et simples de la famille sont le maître et l’esclave, l’époux et la femme, le père et les enfants, il faudrait étudier séparément ces trois ordres d’individus, et voir ce qu’est chacun d’eux et ce qu’il doit être.
Par conséquent, il faut considérer, d’une part, l’autorité du maître, puis, l’autorité conjugale ; car la langue grecque n’a pas de mot particulier pour exprimer ce rapport de l’homme et de la femme ; et enfin, la génération des enfants, notion à laquelle ne répond pas non plus un mot spécial. A ces trois éléments que nous venons d’énumérer, on pourrait bien en ajouter un quatrième, que certains auteurs confondent avec l’administration domestique, et qui, selon d’autres, en est au moins une branche fort importante ; nous l’étudierons aussi : c’est ce qu’on appelle l’acquisition des biens.
Occupons-nous d’abord du maître et de l’esclave, afin de connaître à fond les rapports nécessaires qui les unissent, et afin de voir en même temps si nous ne pourrions pas trouver sur ce sujet des idées plus satisfaisantes que celles qui sont reçues aujourd’hui.
On soutient d’une part qu’il y a une science propre au maître et qu’elle se confond avec celle de père de famille, de magistrat et de roi, ainsi que nous l’avons dit en débutant. D’autres, au contraire, prétendent que le pouvoir du maître est contre nature ; que la loi seule fait des hommes libres et des esclaves, mais que la nature ne met aucune différence entre eux ; et même, par suite, que l’esclavage est inique, puisque la violence l’a produit.
D’un autre côté, la propriété est une partie intégrante de la famille ; et la science de la possession fait aussi partie de la science domestique, puisque, sans les choses de première nécessité, les hommes ne sauraient vivre, ni vivre heureux. Il s’ensuit que, comme les autres arts, chacun dans sa sphère, ont besoin, pour accomplir leur œuvre, d’instruments spéciaux, la science domestique doit avoir également les siens. Or, parmi les instruments, les uns sont inanimés, les autres vivants ; par exemple, pour le patron du navire, le gouvernail est un instrument sans vie, et le matelot qui veille à la proue, un instrument vivant, l’ouvrier, dans les arts, étant considéré comme V un véritable instrument. D’après le même principe, on peut dire que la propriété n’est qu’un instrument de l’existence, la richesse une multiplicité d’instruments, et l’esclave une propriété vivante ; seulement, en tant qu’instrument, l’ouvrier est le premier de tous.
Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les trépieds de Vulcain, dont le poète dit
qui se rendaient seuls, aux réunions des dieux ;
si les navettes tissaient toutes seules ; si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d’esclaves. [1254a] Les instruments, proprement dits, sont donc des instruments de production ; la propriété au contraire est simplement d’usage. Ainsi, la navette produit quelque chose de plus que l’usage qu’on en fait ; mais un vêtement, un lit, ne donnent que cet usage même.
En outre, comme la production et l’usage diffèrent spécifiquement, et que ces deux choses ont des instruments qui leur sont propres, il faut bien que les instruments dont elles se servent aient entre eux une différence analogue. La vie est l’usage, et non la production des choses ; et l’esclave ne sert qu’à faciliter tous ces actes d’usage. Propriété est un mot qu’il faut entendre comme on entend le mot partie : la partie fait non seulement partie d’un tout, mais encore elle appartient d’une manière absolue à une chose autre qu’elle-même. Et pareillement pour la propriété : le maître est simplement le maître de l’esclave, mais il ne tient pas essentiellement à lui ; l’esclave, au contraire, est non seulement l’esclave du maître, mais encore il en relève absolument.
Ceci montre nettement ce que l’esclave est en soi et ce qu’il peut être. Celui qui, par une loi de nature, ne s’appartient pas à lui-même, mais qui, tout en étant homme, appartient à un autre, celui-là est naturellement esclave. Il est l’homme d’un autre, celui qui en tant qu’homme devient une propriété ; et la propriété est un instrument d’usage et tout individuel.
Il faut voir maintenant s’il est des hommes ainsi faits par la nature, ou bien s’il n’en existe point ; si, pour qui que ce soit, il est juste et utile d’être esclave, ou bien si tout esclavage est un fait contre nature. La raison et les faits peuvent résoudre aisément ces questions. L’autorité et l’obéissance ne sont pas seulement choses nécessaires ; elles sont encore choses éminemment utiles. Quelques êtres, du moment même qu’ils naissent, sont destinés, les uns à obéir, les autres à commander, bien qu’avec des degrés et des nuances très diverses pour les uns et pour les autres. L’autorité s’élève et s’améliore dans la même mesure que les êtres qui l’appliquent ou qu’elle régit. Elle vaut mieux dans les hommes que dans les animaux, parce que la perfection de l’œuvre est toujours en raison de la perfection des ouvriers ; et une œuvre s’accomplit partout où se rencontrent l’autorité et l’obéissance.
Ces deux éléments d’obéissance et de commandement se retrouvent dans tout ensemble, formé de plusieurs choses arrivant à un résultat commun, qu’elles soient d’ailleurs séparées ou continues. C’est là une condition que la nature impose à tous les êtres animés ; et l’on pourrait même découvrir quelques traces de ce principe jusque dans les objets sans vie : telle est, par exemple, l’harmonie dans les sons. Mais ceci nous entraînerait peut-être trop loin de notre sujet.
D’abord, l’être vivant est composé d’une âme et d’un corps, faits naturellement l’une pour commander, l’autre pour obéir. C’est là du moins le vœu de la nature, qu’il importe de toujours étudier dans les êtres développés suivant ses lois régulières, et non point dans les êtres dégradés. Cette prédominance de l’âme est évidente dans l’homme parfaitement sain d’esprit et de corps, le seul que nous devions examiner ici. [1254b] Dans les hommes corrompus ou disposés à l’être, le corps semble parfois dominer souverainement l’âme, précisément parce que leur développement irrégulier est tout à fait contre nature.
Par conséquent, il faut – je le répète – reconnaître d’abord dans l’être vivant l’existence d’une autorité pareille tout ensemble et à celle d’un maître et à celle d’un magistrat ; l’âme commande au corps comme un maître à son esclave ; et la raison, à l’instinct, comme un magistrat, comme un roi. Or, évidemment on ne saurait nier qu’il ne soit naturel et bon pour le corps d’obéir à l’âme ; et pour la partie sensible de notre être, d’obéir à la raison et à la partie intelligente. L’égalité ou le renversement du pouvoir entre ces divers éléments leur serait également funeste à tous.
Il en est de même entre l’homme et le reste des animaux : les animaux privés valent naturellement mieux que les animaux sauvages ; et c’est pour eux un grand avantage, dans l’intérêt même de leur sûreté, d’être soumis à l’homme. D’autre part, le rapport des sexes est analogue ; l’un est supérieur à l’autre : celui-là est fait pour commander, et celui-ci, pour obéir.
C’est là aussi la loi générale qui doit nécessairement régner entre les hommes. Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l’est à l’âme, la brute, à l’homme, et c’est la condition de tous ceux chez qui l’emploi des forces physiques est le seul et le meilleur parti à tirer de leur être, on est esclave par nature. Tour ces hommes-là ; ainsi que pour les autres êtres dont nous venons de parler, le mieux est de se soumettre à l’autorité du maître ; car il est esclave par V nature, celui qui peut se donner à un autre ; et ce qui précisément le donne à un autre, c’est qu’il ne peut aller qu’au point de comprendre la raison quand un autre la lui montre ; mais il ne la possède pas par lui-même. Les autres animaux ne peu vent pas même comprendre la raison, et ils obéissent aveuglément à leurs impressions.
Au reste, l’utilité des animaux privés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes : les uns comme les autres nous aident, par le secours de leurs forces physiques, à satisfaire les besoins de l’existence. La nature même le veut, puisqu’elle fait les corps des hommes libres différents de ceux des esclaves, donnant à ceux-ci la vigueur nécessaire dans les gros ouvrages de la société, rendant au contraire ceux-là incapables de courber leur droite stature à ces rudes labeurs, et les destinant seulement aux fonctions de la vie civile, qui se partage pour eux entre les occupations de la guerre et celles de la paix.
Souvent, j’en conviens, il arrive tout le contraire ; les uns n’ont d’hommes libres que le corps, comme les autres n’en ont que l’âme. Mais il est certain que, si les hommes étaient toujours entre eux aussi différents par leur apparence corporelle qu’ils le sont des images des dieux, on conviendrait unanimement que les moins beaux doivent être les esclaves des autres ; et si cela est vrai en parlant du corps, à plus forte raison le serait-ce en parlant de l’âme ; mais la beauté de l’âme est moins facile à reconnaître que la beauté corporelle. [1255a] Quoi qu’il en soit, il est évident que les uns s’ont naturellement libres et les autres naturellement esclaves, et que, pour ces derniers, l’esclavage est utile autant qu’il est juste.
Du reste, ont nierait difficilement que l’opinion contraire renferme aussi quelque vérité. L’idée d’esclavage et d’esclave peut s’entendre de deux façons : on peut être réduit en esclavage et y demeurer par la loi, cette loi étant une convention par laquelle celui qui est vaincu à la guerre se reconnaît la propriété du vainqueur. Mais bien des légistes accusent ce droit d’illégalité, comme on en accuse souvent les orateurs politiques, parce qu’il est horrible, selon eux, que le plus fort, par cela seul qu’il peut employer la violence, fasse de sa victime son sujet et son esclave.
Ces deux opinions opposées sont soutenues également par des sages. La cause de ce dissentiment et des motifs allégués de part et d’autre, c’est que la vertu a droit, quand elle en a le moyen, d’user, jusqu’à un certain point, même de la violence, et que la victoire suppose toujours une supériorité, louable à certains égards. On peut donc croire que la force n’est jamais dénuée de mérite, et qu’ici toute la contestation ne porte réellement que sur la notion du droit, placé pour les uns dans la bienveillance et l’humanité, et pour les autres dans la domination du plus fort. Mais chacune de ces deux argumentations contraires est en soi également faible et erronée ; car elles feraient croire toutes deux, prises séparément, que le droit de commander en maître n’appartient pas à la supériorité de mérite.
Il y a quelques gens qui, frappés de ce qu’ils croient un droit, et une loi a bien toujours quelque apparence de droit, avancent que l’esclavage est juste quand il résulte du fait de la guerre. Mais c’est se contredire ; car le principe de la guerre elle-même peut être injuste, et l’on n’appellera jamais esclave celui qui ne mérite pas de l’être ; autrement, les hommes qui semblent les mieux nés pourraient devenir esclaves, et même par le fait d’autres esclaves, parce qu’ils auraient été vendus comme prisonniers de guerre. Aussi, les partisans de cette opinion ont-ils soin d’appliquer ce nom d’esclave seulement aux Barbares et de le répudier pour leur propre nation. Cela revient à chercher ce que c’est que l’esclavage naturel ; et c’est là précisément ce que nous nous sommes d’abord demandé.
Il faut, de toute nécessité, convenir que certains hommes seraient partout esclaves, et que d’autres, ne sauraient l’être nulle part. Il en est de même pour la noblesse : les gens dont nous venons de parler se croient nobles, non seulement dans leur patrie, mais en tous lieux ; à leur sens, les Barbares, au contraire, ne peuvent être nobles que chez eux. Ainsi, ils supposent que telle race est d’une manière absolue libre et noble, et que telle autre ne l’est que conditionnellement. C’est l’Hélène de Théodecte qui s’écrie :
De la race des dieux de tous côtés issue, qui donc du nom d’esclave oserait me flétrir ?
Cette opinion revient précisément à fonder sur la supériorité et l’infériorité naturelle toute la différence de l’homme libre et de l’esclave, de la noblesse et de la roture. [1225b] C’est croire que de parents distingués sortent des fils distingués, de même qu’un homme produit un homme, et qu’un animal produit un animal. Mais il est vrai que bien souvent la nature veut le faire sans le pouvoir.
Ainsi, il est assurément possible de soulever cette discussion avec quelque raison, et soutenir qu’il y a des esclaves et des hommes libres par le fait de la nature ; on peut soutenir que cette distinction subsiste bien réellement toutes les fois qu’il est utile pour l’un de servir en esclave, pour l’autre de régner en maître ; on peut soutenir enfin qu’elle est juste, et que chacun doit, suivant le vœu de là nature, exercer ou subir le pouvoir. Par suite, l’autorité du maître sur l’esclave est également juste et utile ; ce qui n’empêche pas que l’abus de cette autorité ne puisse être funeste à tous deux. L’intérêt de la partie est celui du tout ; l’intérêt du corps est celui de l’âme ; l’esclave est une partie du maître ; c’est comme une partie de son corps, vivante, bien que séparée. Aussi entre le maître et l’esclave, quand c’est la nature qui les a faits tous les deux, il existe un intérêt commun, une bienveillance réciproque ; il en est tout différemment quand c’est la loi et la force seule qui les ont faits l’un et l’autre.
Ceci montre encore bien nettement que le pouvoir du maître et celui du magistrat sont très distincts, et que, malgré ce qu’on en a dit, toutes les autorités ne se confondent pas en une seule : l’une concerne des hommes libres, l’autre des esclaves par nature ; l’une, et c’est l’autorité domestique, appartient à un seul, car toute famille est régie par un seul chef ; l’autre, celle du magistrat, ne concerne que des hommes libres et égaux.
On est maître, non point parce qu’on sait commander, mais parce qu’on a certaine nature ; on est esclave ou homme libre par des distinctions pareilles. Mais il serait possible de former les maîtres à la science qu’ils doivent pratiquer tout aussi bien que les esclaves ; et l’on a déjà professé une science des esclaves à Syracuse, où, pour de l’argent, on instruisait les enfants en esclavage de tous les détails du service domestiqué. On pourrait fort bien aussi étendre leurs connaissances et leur apprendre certains arts, comme celui de préparer les mets, ou tout autre du même genre, puisque tels services sont plus estimés ou plus nécessaires que tels autres, et que, selon le proverbe :
Il y a esclave et esclave, il y a maître et maître.
Tous ces apprentissages forment la science des esclaves. Savoir employer des esclaves forme la science du maître, qui est maître bien moins en tant qu’il possède des esclaves, qu’en tant qu’il en use. Cette science n’est, il est vrai, ni bien étendue, ni bien haute ; elle consiste seulement à savoir commander ce que les esclaves doivent savoir faire. Aussi, dès qu’on peut s’épargner cet embarras, on en laisse l’honneur à un intendant, pour se livrer à la vie politique ou à la philosophie.
La science de l’acquisition, mais de l’acquisition naturelle et juste, est fort différente des deux autres sciences dont nous venons de parler ; elle a tout à la fois quelque chose de la guerre et quelque chose de la chasse.
Nous ne pousserons pas plus loin ce que nous avions à dire du maître et de l’esclave.
[1256a] Puisque aussi bien l’esclave fait partie de la propriété, nous allons étudier, suivant notre méthode ordinaire, la propriété en général et l’acquisition des biens.
La première question est de savoir si la science de l’acquisition ne fait qu’un avec la science domestique, ou si elle en est une brandie, ou seulement un auxiliaire. Si elle en est l’auxiliaire, est-ce comme l’art de faire des navettes sert à l’art de tisser ? Ou bien comme l’art de fondre les métaux sert au statuaire ? Les services de ces deux arts subsidiaires sont en effet bien distincts : là, c’est l’instrument qui est fourni ; ici, c’est la matière. J’entends par matière la substance qui sert à confectionner un objet : par exemple, la laine pour le fabricant, l’airain pour le statuaire. Ceci montre que l’acquisition des biens ne se confond pas avec l’administration domestique, puisque l’une emploie ce que l’autre fournit. A qui appartient-il, en effet, de mettre en œuvre les fonds de la famille, si ce n’est à l’administration domestique ?
Reste à savoir si l’acquisition des choses n’est qu’une branche de cette administration, ou bien une science à part. D’abord, si celui qui possède cette science doit connaître les sources de la richesse et de la propriété, on doit convenir que la propriété et la richesse embrassent des objets bien divers. En premier lieu, on peut se demander si l’art de l’agriculture, et en général la recherche et l’acquisition des aliments, est compris dans l’acquisition des biens, ou s’il forme un mode spécial d’acquérir.
Mais les genres d’alimentation sont extrêmement variés ; et de là, cette multiplicité de genres de vie chez l’homme et chez les animaux, dont aucun ne peut subsister sans aliments. Par suite, ce sont précisément ces diversités-là qui diversifient les existences des animaux. Dans l’état sauvage, les uns vivent en troupes, les autres s’isolent, selon que l’exige l’intérêt de leur subsistance, parce que les uns sont carnivores, les autres frugivores, et les autres omnivores. C’est pour leur faciliter la recherche et le choix des aliments que la nature leur a déterminé un genre spécial de vie. La vie des carnivores et celle des frugivores différent justement en ce qu’ils n’aiment point par instinct la même nourriture, et que chacun d’eux a des goûts particuliers.
On en peut dire autant des hommes. Leurs modes d’existence ne sont pas moins divers. Les uns, dans un désœuvrement absolu, sont nomades ; sans peine et sans travail, ils se nourrissent de la chair des animaux qu’ils élèvent. Seulement, comme leurs troupeaux sont forcés, pour trouver pâture, de changer constamment déplace, eux aussi sont contraints de les suivre ; c’est comme un champ vivant qu’ils cultivent. D’autres subsistent de proie ; mais la proie des uns n’est pas celle des autres : pour ceux-ci, c’est le pillage ; pour ceux-là, c’est la pêche, quand ils habitent le bord des étangs ou des marais, les rivages des fleuves ou de la mer ; d’autres chassent les oiseaux et les bêtes fauves. Mais la majeure partie du genre humain vit de la culture de la terre et de ses fruits.
Par conséquent, voici à peu près tous les modes d’existence où l’homme n’a besoin d’apporter que son travail personnel, sans demander sa subsistance aux échanges ou au commerce : [1256b] nomade, agriculteur, pillard, pêcheur ou chasseur. Des peuples vivent à l’aise en combinant ces existences diverses, et en empruntant à l’une de quoi remplir les lacunes de l’autre : ils sont à la fois nomades et pillards, cultivateurs et chasseurs, et ainsi des autres, qui embrassent le genre de vie que le besoin leur impose.
Cette possession des aliments est, comme on peut le voir, accordée par la nature aux animaux aussitôt après leur naissance, et tout aussi bien après leur entier développement Certains animaux, au moment même de la ponte, produisent en même temps que le petit la nourriture qui doit lui suffire jusqu’à ce qu’il soit en état de se pourvoir lui-même. C’est le cas des vermipares et des ovipares. Les vivipares portent pendant un certain temps en eux-mêmes les aliments dès nouveau-nés ; ce qu’on nomme le lait n’est pas autre chose.
Cette possession des aliments est également acquise aux animaux quand ils sont entièrement développés ; et il faut croire que les plantes sont faites pour les animaux, et les animaux, pour l’homme. Privés, ils le servent et le nourrissent ; sauvages, ils contribuent, si ce n’est tous, au moins la plupart, à sa subsistance et à ses besoins divers ; ils lui fournissent des vêtements et encore d’autres ressources. Donc, si la nature ne fait rien d’incomplet, si elle ne fait rien en vain, il faut nécessairement qu’elle ait créé tout cela pour l’homme.
Aussi la guerre est-elle encore en quelque sorte un moyen naturel d’acquérir, puisqu’elle comprend cette chasse que l’on doit donner aux bêtes fauves et aux hommes qui, nés pour obéir, refusent de se soumettre ; c’est une guerre que la nature elle-même a faite légitime.
Voilà donc un mode d’acquisition naturelle, faisant partie de l’économie domestique, qui doit le trouver tout fait ou se le procurer, sous peine de ne point accumuler ces indispensables moyens de subsistance sans lesquels ne se formeraient, ni l’association de l’état, ni l’association de la famille.
Ce sont même là, on peut le dire, les seules véritables richesses ; et les emprunts que le bien-être peut faire à ce genre d’acquisition sont bien loin d’être illimités, comme Solon l’a poétiquement dit :
L’homme peut sans limite augmenter ses richesses.
C’est qu’au contraire, il y a ici une limite comme dans tous les autres arts. En effet il n’est pas d’art dont les instruments ne soient bornés en nombre et en étendue ; et la richesse n’est que l’abondance des instruments domestiques et sociaux.
Il existe alors évidemment un mode d’acquisition naturelle commun aux chefs de famille et aux chefs des États. Nous avons vu quelles en étaient les sources.
Reste maintenant cet autre genre d’acquisition qu’on appelle plus particulièrement, et à juste titre, l’acquisition des biens ; [1257a] et pour celui-là, on pourrait vraiment croire que la richesse et la propriété peuvent s’augmenter indéfiniment. La ressemblance de ce second mode d’acquisition avec le premier, est cause qu’ordinairement on ne voit dans tous deux qu’un seul et même objet. Le fait est qu’ils ne sont ni identiques, ni bien éloignés ; le premier est naturel ; l’autre ne vient pas de la nature, et il est bien plutôt le produit de l’art et de l’expérience. Nous en commencerons ici l’étude.
Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement, sans toutefois lui appartenir de la même façon : l’un est spécial à la chose, l’autre ne l’est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou à faire un échange. On peut du moins en tirer ce double usage. Celui qui, contre de l’argent ou contre des aliments, échange une chaussure dont un autre a besoin, emploie bien cette chaussure en tant que chaussure, mais non pas cependant avec son utilité propre ; car elle n’avait point été faite pour l’échange. J’en dirai autant de toutes les autres propriétés ; l’échange, en effet, peut s’appliquer à toutes, puisqu’il est né primitivement entre les hommes de l’abondance sur tel point et de la rareté sur tel autre, des denrées nécessaires à la vie.
Il est trop clair que, dans ce sens, la vente ne fait nullement partie de l’acquisition naturelle. Dans l’origine, l’échange ne s’étendait pas au delà des plus stricts besoins, et il est certainement inutile dans la première association, celle de la famille. Pour qu’il se produise, il faut que déjà le cercle de l’association soit plus étendu. Dans le sein de la famille, tout était commun ; parmi les membres qui se séparèrent, une communauté nouvelle s’établit pour des objets non moins nombreux que les premiers, mais différents, et dont on dut se faire part suivant le besoin. C’est encore là le seul genre d’échange que connaissent bien des nations barbares ; il ne va pas au delà du troc des denrées indispensables ; c’est, par exemple, du vin donné ou reçu pour du blé ; et ainsi du reste.
Ce genre d’échange est parfaitement naturel, et n’est point, à vrai dire, un mode d’acquisition, puisqu’il n’a d’autre but que de pourvoir à la satisfaction de nos besoins naturels. C’est là, cependant, qu’on peut trouver logiquement l’origine de la richesse. A mesure que ces rapports de secours mutuels se transformèrent en se développant, par l’importation des objets dont on était privé et l’exportation de ceux dont on regorgeait, la nécessité introduisit l’usage de la monnaie, les denrées indispensables étant, en nature, de transport difficile.
On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-même, fût aisément maniable dans les usages habituels de la vie ; ce fut du fer, par exemple, de l’argent, ou telle autre substance analogue, dont on détermina d’abord la dimension et le poids, et qu’enfin, pour se délivrer des embarras de continuels mesurages, on marqua d’une empreinte particulière, signe de sa valeur.
Avec la monnaie, née des premiers échanges indispensables, naquit aussi la vente, autre forme d’acquisition, excessivement simple dans l’origine, mais perfectionnée bientôt par l’expérience, qui révéla, dans la circulation des objets, les sources et les moyens de profits considérables.
Voilà comment il semble que la science de l’acquisition a surtout l’argent pour objet, et que son but principal est de pouvoir découvrir les moyens de multiplier les biens ; car elle doit créer les biens et l’opulence. C’est qu’on place souvent l’opulence dans l’abondance de l’argent, parce que c’est sur l’argent que roulent l’acquisition et la vente ; et cependant cet argent n’est en lui-même qu’une chose absolument vaine, n’ayant de valeur que par la loi et non par la nature, puisqu’un changement de convention parmi ceux qui en font usage peut le déprécier complètement, et le rendre tout à fait incapable de satisfaire aucun de nos besoins. En effet, un homme, malgré tout son argent, ne pourra-t-il pas manquer des objets de première nécessité ? Et n’est-ce pas une plaisante richesse que celle dont l’abondance n’empêche pas de mourir de faim ? C’est comme ce Midas de la mythologie, dont le vœu cupide faisait changer en or tous les mets de sa table.
Ainsi, les gens sensés ont tout à fait raison de se demander si l’opulence et la source de la richesse ne sont point ailleurs ; et certes la richesse et l’acquisition naturelles, objet de la science domestique, sont tout autre chose. Le commerce produit des biens, non point d’une manière absolue, mais par le déplacement d’objets déjà précieux en eux-mêmes. Or c’est l’argent qui paraît surtout préoccuper le commerce ; car l’argent est l’élément et le but de ses échanges ; et la fortune qui naît de cette nouvelle branche d’acquisition semble bien réellement n’avoir aucune borne. La médecine vise à multiplier ses guéri -sons à l’infini ; comme elle, tous les arts placent dans, l’infini l’objet qu’ils poursuivent, et tous y prétendent de toutes leurs forces. Mais du moins les moyens qui les conduisent à leur but spécial sont limités, et ce but lui-même leur sert à tous de borne ; bien loin de là, l’acquisition commerciale n’a pas même pour fin le but qu’elle poursuit, puisque son but est précisément une opulence et un enrichissement indéfinis.
Mais si l’art de cette richesse n’a pas de bornes, la science domestique en a, parce que son objet est tout différent. Ainsi, l’on pourrait fort bien croire à première vue que toute richesse sans exception a nécessairement des limites. Mais les faits sont là pour nous prouver le contraire ; tous les négociants voient s’accroître leur argent sans aucun terme.
Ces deux espèces si différentes d’acquisition, employant le même fonds qu’elles recherchent toutes deux également, quoique dans des vues bien diverses, l’une ayant un tout autre but que l’accroissement indéfini de l’argent, qui est l’unique objet de l’autre, cette ressemblance a fait croire à bien des gens que la science domestique avait aussi la même portée ; et ils se persuadent fermement qu’il faut à tout prix conserver ou augmenter à l’infini la somme d’argent qu’on possède.
Pour en venir là, il faut être préoccupé uniquement du soin de vivre, sans songer à comment vivre bien. [1258a] Le désir de la vie n’ayant pas de bornes, on est directement porté à désirer, pour le satisfaire, des moyens qui n’en ont pas davantage. Ceux-là mêmes qui s’attachent à vivre sagement recherchent aussi des jouissances physiques ; et comme la propriété semble encore assurer ces jouissances, tous les soins des hommes se portent à amasser du bien ; de là, naît cette seconde branche d’acquisition dont je parle. Le plaisir ayant absolument besoin d’une excessive abondance, on cherche tous les moyens qui peuvent la procurer. Quand on ne peut les trouver dans les acquisitions naturelles, on les demande ailleurs ; et Ton applique ses facultés à des usages que la nature ne leur destinait pas.
Ainsi, faire de l’argent n’est pas l’objet du courage, qui ne doit nous donner qu’une mâle assurance ; ce n’est pas non plus l’objet de l’art militaire ni de la médecine, qui doivent nous donner, l’un la victoire, l’autre la santé ; et cependant, on ne fait de toutes ces professions qu’une affaire d’argent, comme si c’était là leur but propre et que tout en elles dût viser à atteindre ce but.
Voilà ce que j’avais à dire sur les divers moyens d’acquérir le superflu ; j’ai fait voir ce que sont ces moyens, et comment ils peuvent nous devenir un réel besoin. Quant à l’art de la véritable et nécessaire richesse, j’ai montré qu’il était tout différent de celui-là ; qu’il n’était que l’économie naturelle, uniquement occupée du soin de la subsistance ; art non pas infini comme l’autre, mais ayant au contraire des limites positives.
Ceci rend parfaitement claire la question que nous nous étions d’abord posée, à savoir si l’acquisition des biens est ou non l’affaire du chef de famille et du chef de l’état. Il est vrai qu’il faut toujours supposer la préexistence de ces biens. Ainsi, la politique même ne fait pas les hommes ; elle les prend tels que la nature les lui donne, et elle en use. De même, c’est à la nature de nous fournir les premiers aliments, qu’ils viennent de la terre, de la mer, ou de toute autre source ; c’est ensuite au chef de famille de disposer de ces dons comme il convient de le faire ; c’est ainsi que le fabricant ne crée pas la laine ; niais il doit savoir l’employer, en distinguer les qualités et les défauts, et connaître celle qui peut servir et celle qui ne le peut pas.
On pourrait demander encore pourquoi, tandis que l’acquisition des biens fait partie du gouvernement domestique, la médecine lui est étrangère, bien que les membres de la famille aient besoin de santé tout autant que de nourriture, ou de tel autre objet indispensable pour vivre. En voici la raison : si d’un côté le chef de famille et le chef de l’État doivent s’occuper de la santé de leurs administrés, d’un autre côté, ce soin regarde, non point eux, mais le médecin. De même, les biens de la famille, jusqu’à certain point, concernent son chef, et, jusqu’à certain point, concernent non pas lui, mais la nature qui doit les fournir. C’est exclusivement à la nature, je le répète, de donner le premier fonds. C’est à la nature d’assurer la nourriture à l’être qu’elle crée ; et, en effet, tout être reçoit les premiers aliments de celui qui lui transmet la vie. Voilà aussi pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds naturel que tous les hommes savent exploiter.
L’acquisition des biens étant double, comme nous l’avons vu, c’est-à-dire à la fois commerciale et domestique, celle-ci nécessaire et estimée à bon droit, celle-là dédaignée non moins justement [1258b] comme n’étant pas naturelle, et ne résultant que du colportage des objets, on a surtout raison d’exécrer l’usure, parce qu’elle est un mode d’acquisition né de l’argent lui-même, et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l’avait créé. L’argent ne devait servir qu’à l’échange ; et l’intérêt qu’on en tire le multiplie lui-même, comme l’indique assez le nom que lui donne la langue grecque. Les pères ici sont absolument semblables aux enfants. L’intérêt est de l’argent issu d’argent, et c’est de toutes les acquisitions celle qui est la plus contraire à la nature.
De la science, que nous avons suffisamment développée, passons maintenant à quelques considérations sur la pratique. Dans tous les sujets tels que celui-ci, un libre champ est ouvert à la théorie ; mais l’application a ses nécessités.
La science de la richesse dans ses branches pratiques consiste à connaître à fond le genre, le lieu et l’emploi des produits les plus avantageux : à savoir, par exemple, si l’on doit se livrer à l’élève des chevaux, ou à celui des bœufs ou des moutons, ou de tels autres animaux, dont on doit apprendre à choisir habilement les espèces les plus profitables selon les localités ; car toutes ne réussissent pas également partout. La pratique consiste aussi à connaître l’agriculture, et les terres qu’il faut laisser sans arbres et celles qu’il convient de planter ; elle s’occupe enfin avec soin des abeilles et de tous les animaux de l’air et des eaux qui peuvent offrir quelques ressources.
Tels sont les premiers éléments de la richesse proprement dite. Quant à la richesse que produit l’échange, son élément principal, c’est le commerce, qui se partage en trois branches diversement sûres et diversement lucratives : commerce par eau, commerce par terre, et vente en boutique. Vient en second lieu le prêt à intérêt, et enfin le salaire, qui peut s’appliquer à des ouvrages mécaniques, ou bien à des travaux purement corporels de manœuvres qui n’ont que leurs bras.
Il est encore un troisième genre de richesse intermédiaire entre la richesse naturelle et la richesse d’échange, tenant de l’une et de l’autre et venant de tous les produits de la terre, qui, pour n’être pas des fruits, n’en ont pas moins leur utilité : c’est l’exploitation des bois ; c’est celle des mines, dont les divisions sont aussi nombreuses que les métaux mêmes tirés du sein de la terre.
Ces généralités doivent nous suffire. Des détails spéciaux et précis peuvent être utiles aux métiers qu’ils concernent ; pour nous, ils ne seraient que fastidieux. Parmi les métiers, les plus relevés sont ceux qui donnent le moins au hasard ; les plus mécaniques, ceux qui déforment le corps plus que les autres ; les plus serviles, ceux qui l’occupent davantage ; les plus dégradés enfin, ceux qui exigent le moins d’intelligence et de mérite.
Quelques auteurs, au surplus, ont approfondi ces diverses matières. Charès de Paros [1259a] et Apollodore de Lemnos, par exemple, se sont occupés de la culture des champs et des bois. Le reste a été traité dans d’autres ouvrages, que devront étudier ceux que ces sujets intéressent. Ils feront bien aussi de recueillir les traditions répandues sur les moyens qui ont conduit quelques personnes à la fortune. Tous ces renseignements peuvent être profitables pour ceux qui tiennent à y parvenir à leur tour.
Je citerai ce qu’on raconte de Thaïes de Milet ; c’est une spéculation lucrative, dont on lui a fait particulièrement honneur, sans doute à cause de sa sagesse, mais dont tout le monde est capable. Ses connaissances en astronomie lui avaient fait supposer, dès l’hiver, que la récolte suivante des olives serait abondante ; et, dans la vue de répondre à quelques reproches sur sa pauvreté, dont n’avait pu le garantir une inutile philosophie, il employa le peu d’argent qu’il possédait à fournir des arrhes pour la location de tous les pressoirs de Milet et de Chios ; il les eut à bon marché, en l’absence de tout autre enchérisseur. Mais quand le temps fut venu, les pressoirs étant recherchés tout à coup par une foule de cultivateurs, il les sous-loua au prix qu’il voulut. Le profit fut considérable ; et Thaïes prouva, par cette spéculation habile, que les philosophes, quand ils le veulent, savent aisément s’enrichir, bien que ce ne soit pas là l’objet de leurs soins.
On donne ceci pour un grand exemple d’habileté de la part de Thaïes ; mais, je le répète, cette spéculation appartient en général à tous ceux qui sont en position de se créer un monopole. Il y a même des états qui, dans un besoin d’argent, ont recours à cette ressource, et s’attribuent un monopole général de toutes les ventes.
Un particulier, en Sicile, employa les dépôts faits chez lui à acheter le fer de toutes les usines ; puis, quand les négociants venaient des divers marchés, il était seul à le leur vendre ; et, sans augmenter excessivement les prix, il gagna cent talents pour cinquante.
Denys en fut informé ; et tout en permettant au spéculateur d’emporter sa fortune, il l’exila de Syracuse pour avoir imaginé une opération préjudiciable aux intérêts du prince. Cette spéculation cependant est au fond la même que celle de Thales : tous deux avaient su se faire un monopole. Les expédients de ce genre sont utiles à connaître, même pour les chefs des états. Bien des gouvernements ont besoin, comme les familles, d’employer ces moyens-là pour s’enrichir ; et l’on pourrait même dire que c’est de cette seule partie du gouvernement que bien des gouvernants croient devoir s’occuper.
Nous avons dit que l’administration de lu famille repose sur trois sortes de pouvoirs : celui du maître, dont nous avons parlé plus haut, celui du père, et celui de l’époux. On commande à la femme et aux enfants comme à des êtres également libres, mais soumis toutefois à une autorité différente, républicaine pour la première, et royale pour les autres. [1259b] L’homme, sauf les exceptions contre nature, est appelé à commander plutôt que la femme, dé même que l’être le plus âgé et le plus accompli est appelé à commander à l’être plus jeune et incomplet.
Dans la constitution républicaine, on passe ordinairement par une alternative d’obéissance et d’autorité, parce que tous les membres doivent y être naturellement égaux et semblables en tout ; ce qui n’empêche pas qu’on cherche à distinguer la position de chef et de subordonné, tant qu’elle dure, par quelque signe extérieur, par des dénominations, par des honneurs. C’est aussi ce que pensait Amasis, quand il racontait l’histoire de sa cuvette. Le rapport de l’homme à la femme reste toujours tel que je viens de le dire. L’autorité du père sur ses enfants est au contraire toute royale. L’affection et l’âge donnent le pouvoir aux parents aussi bien qu’aux rois ; et quand Homère appelle Jupiter
Père immortel des hommes et des dieux
il a bien raison d’ajouter qu’il est aussi leur roi ; car un roi doit à la fois être supérieur à ses sujets par ses facultés naturelles, et cependant être de la même race qu’eux ; et telle est précisément la relation du plus vieux au plus jeune, et du père à l’enfant.
Il n’est pas besoin de dire qu’on doit mettre bien plus de soin à l’administration des hommes qu’à celle des choses inanimées, à la perfection des premiers qu’à la perfection des secondes, qui constituent la richesse ; bien plus de soin à la direction des êtres libres qu’à celle des esclaves. La première question, quant à l’esclave, c’est de savoir si l’on peut attendre de lui, au delà de sa vertu d’instrument et de serviteur, quelque vertu, comme la sagesse, le courage, l’équité, etc. ; ou bien, s’il ne peut avoir d’autre mérite que ses services tout corporels. Des deux côtés, il y a sujet de doute. Si l’on suppose ces vertus aux esclaves, où sera leur différence avec les hommes libres ? Si on les leur refuse, la chose n’est pas moins absurde ; car ils sont hommes, et ont leur part de raison.
La question est à peu près la même pour la femme et l’enfant. Quelles sont leurs vertus spéciales ? La femme peut-elle être sage, courageuse et juste comme un homme ? L’enfant peut-il être sage et dompter ses passions, ou ne le peut-il pas ? Et d’une manière générale, l’être fait par la nature pour commander et l’être destiné à obéir doivent-ils posséder les mêmes vertus ou des vertus différentes ? Si tous deux ont un mérite absolument égal, d’où vient que l’un doit commander, et l’autre obéir à jamais ? Il n’y a point ici de différence possible du plus au moins : autorité et obéissance diffèrent spécifiquement, et entre le plus et le moins il n’existe aucune différence de ce genre.
Exiger des vertus de l’un, n’en point exiger de l’autre serait encore plus étrange. Si l’être qui commande n’a ni sagesse ni équité, comment pourra-t-il bien commander ? [1260a] Si l’être qui obéit est privé de ces vertus, comment pourra-t-il bien obéir ? Intempérant, paresseux, il manquera à tous ses devoirs. Il faut donc évidemment que tous deux aient des vertus, mais des vertus aussi diverses que le sont les espèces des êtres destinés par la nature à la soumission. C’est ce que nous avons déjà dit de l’âme. En elle, la nature a fait deux parties distinctes : l’une pour commander, l’autre pour obéir ; et leurs qualités sont bien diverses, l’une étant douée déraison, l’autre en étant privée.
Cette relation s’étend évidemment au reste des êtres ; et dans le plus grand nombre, la nature a établi le commandement et l’obéissance. Ainsi, l’homme libre commande à l’esclave tout autrement que l’époux à la femme, et le père à l’enfant ; et pourtant les éléments essentiels de l’âme existent dans tous ces êtres ; mais ils y sont à des degrés bien divers. L’esclave est absolument privé de volonté ; la femme en a une, mais en sous-ordre ; l’enfant n’en a qu’une incomplète.
Il en est nécessairement de même des vertus morales. On doit les supposer dans tous ces êtres, mais à des degrés différents, et seulement dans la proportion indispensable à la destination de chacun d’eux. L’être qui commande doit avoir la vertu morale dans toute sa perfection ; sa tâche est absolument celle de l’architecte qui ordonne ; et l’architecte ici, c’est la raison. Quant aux autres, ils ne doivent avoir de vertus que suivant les fonctions qu’ils ont à remplir.
Par conséquent, reconnaissons que tous les individus dont nous venons de parler ont leur part de vertu morale, mais que la sagesse de l’homme n’est pas celle de la femme, que son courage, son équité, ne sont pas les mêmes, comme le pensait Socrate, et que la force de l’un est toute de commandement ; celle de l’autre, toute de soumission. Et j’en dis autant de toutes leurs autres vertus ; car ceci est encore bien plus vrai, quand on se donne la peine d’examiner les choses en détail. C’est se faire illusion à soi-même que de dire, en se bornant à des généralités, que
la vertu est une bonne disposition de l’âme,
et la pratique de la sagesse ; ou de répéter telle autre explication tout aussi vague. A de pareilles définitions, je préfère de beaucoup la méthode de ceux qui, comme Gorgias, se sont occupés de faire le dénombrement de toutes les vertus. Ainsi, en résumé, ce que dit le poète d’une des qualités féminines :
Un modeste silence est l’honneur de la femme,
est également juste de toutes les autres ; cette réserve ne siérait pas à un homme.
L’enfant étant un être incomplet, il s’ensuit évidemment que la vertu ne lui appartient pas véritablement, mais qu’elle doit être rapportée à l’être accompli qui le dirige. Le rapport est le même du maître à l’esclave. Nous avons établi que l’utilité de l’esclave s’applique aux besoins de l’existence ; ainsi, la vertu ne lui sera nécessaire que dans une proportion fort étroite ; il n’en aura que ce qu’il en faut pour ne point négliger ses travaux par intempérance ou paresse.
Mais, en admettant cela, on pourra dire que les ouvriers aussi devront avoir de la vertu, puisque souvent l’intempérance les détourne de leurs travaux ? Mais n’y a-t-il point ici une énorme différence ? L’esclave partage notre vie ; l’ouvrier au contraire vit loin de nous et ne doit avoir de vertu qu’autant précisément qu’il a d’esclavage ; [1260b] car le labeur de l’ouvrier est en quelque sorte un esclavage limité. La nature fait l’esclave ; elle ne fait pas le cordonnier ou tel autre ouvrier.
Par conséquent, il fait avouer que le maître doit être, pour l’esclave, l’origine de la vertu qui lui est spéciale, bien qu’il n’ait pas, en tant que maître, à lui communiquer l’apprentissage de ses travaux. Aussi est-ce bien à tort que quelques personnes refusent toute raison aux esclaves et ne veulent jamais leur donner que des ordres ; il faut au contraire les reprendre avec plus d’indulgence encore que les enfants. Du reste, je m’arrête ici sur ce sujet.
Quant a ce qui concerne l’époux et la femme, le père et les enfants, et la vertu particulière de chacun d’eux, les relations qui les unissent, leur conduite bonne ou blâmable, et tous les actes qu’ils doivent rechercher comme louables ou fuir comme répréhensibles, ce sont là des objets dont il faut nécessairement s’occuper dans les études politiques.
En effet, tous ces individus tiennent à la famille, aussi bien que la famille tient à l’état ; or, la vertu des parties doit se rapporter à celle de l’ensemble. Voilà pourquoi l’éducation des enfants et des femmes doit être en harmonie avec l’organisation politique, s’il importe réellement que les enfants et les femmes soient bien réglés pour que l’État le soit comme eux. Or c’est là nécessairement un objet de grande importance ; car les femmes composent la moitié des personnes libres ; et ce sont les enfants qui formeront un joui- les membres de l’état.
En résumé, après ce que nous venons de dire sur toutes ces questions, et nous proposant de traiter ailleurs celles qui nous restent à éclaircir, nous finirons ici une discussion qui nous semble épuisée ; et nous passerons à un autre sujet, c’est-à-dire, à l’examen des opinions émises sur la meilleure forme de gouvernement.
Puisque notre but est de chercher, parmi toutes les associations politiques, celle que devraient préférer des hommes maîtres d’en choisir une à leur gré, nous aurons à étudier à la fois l’organisation des états qui passent pour jouir des meilleures lois, et les constitutions imaginées par des philosophes, en nous arrêtant seulement aux plus remarquables. Par là, nous découvrirons ce que chacune d’elles peut renfermer de bon et d’applicable ; et nous montrerons en même temps que, si nous demandons une combinaison politique différente de toutes celles-là, nous sommes poussés à cette recherche, non par un vain désir de faire briller notre esprit, mais par les défauts mêmes de toutes les constitutions existantes.
Nous poserons tout d’abord ce principe qui doit naturellement servir de point de départ à cette étude, à savoir : que la communauté politique doit nécessairement embrasser tout, ou ne rien embrasser, ou comprendre certains objets à l’exclusion de certains autres. Que la communauté politique n’atteigne aucun objet, la chose est évidemment impossible, puisque l’État est une association ; et d’abord le sol tout au moins doit nécessairement être commun, l’unité de lieu constituant l’unité de cité, et la cité appartenant en commun à tous les citoyens. [1261a] Mais si, pour les choses où la communauté est facultative, il est bon qu’elle s’étende, dans l’État bien organisé que nous cherchons, à tous les objets, sans exception, ou qu’elle soit restreinte à quelques-uns ? Ainsi, la communauté peut s’étendre aux enfants, aux femmes, aux biens, comme Platon le propose dans sa République ; car Socrate y soutient que les enfants, les femmes et les biens doivent être communs à tous les citoyens. C’est pour cela je le demande : L’état actuel des choses est-il préférable ? Ou faut-il adopter cette loi de la République de Platon ?
La communauté des femmes présente des embarras très différents que l’auteur ne semble le croire ; et les motifs allégués par Socrate pour la légitimer semblent une conséquence peu rigoureuse de sa discussion. Bien plus, elle est incompatible avec le but même que Platon assigne à tout État, du moins sous la forme où il la présente ; et quant aux moyens de résoudre cette contradiction, il s’est abstenu d’en rien dire. Je veux parler de cette unité parfaite de la cité entière, qui est pour-elle le premier des biens ; car c’est là l’hypothèse de Socrate.
Mais pourtant il est bien évident qu’avec cette unité poussée un peu loin, la cité disparaît tout entière. Naturellement, la cité est très diversifiée, mais si elle prétend à l’unité, de cité elle devient famille ; de famille, individu ; car la famille a bien plus d’unité que la cité, et l’individu bien plus encore que la famille. Ainsi, fût-il possible de réaliser ce système, il faudrait s’en garder, sous peine d’anéantir la cité. Mais la cité ne se compose pas seulement d’individus en certain nombre ; elle se compose encore d’individus spécifiquement différents ; les éléments qui la forment ne sont point semblables. Elle n’est pas comme une alliance militaire, qui vaut toujours par le nombre de ses membres, réunis pour se prêter un mutuel appui, l’espèce des associés fût-elle d’ailleurs parfaitement identique ; une alliance est comme la balance, où l’emporte toujours le plateau le plus chargé.
C’est par ce caractère qu’une simple ville est
au-dessus d’une nation entière, si l’on suppose que les individus qui forment
cette nation, quelque nombreux qu’ils soient, ne sont pas même réunis en
bourgades, mais qu’ils sont tous isolés à la manière des Arcadiens. L’unité ne
peut résulter que d’éléments d’espèce diverse ; aussi la réciprocité dans
l’égalité est-elle, comme je l’ai déjà dit dans la Morale, le salut des États ;
elle est le rapport nécessaire d’individus libres et égaux entre eux ; car
si tous les citoyens ne peuvent être au pouvoir à la fois, ils doivent du moins
tous y passer, soit d’année en année, soit dans toute autre période, ou suivant
tout autre système, pourvu que tous, sans exception, y arrivent. C’est ainsi
que des ouvriers en cuir ou en bois pourraient échanger leurs occupations entre
eux, pour que de cette façon les mêmes travaux ne fussent plus faits
constamment par les mêmes mains.
Toutefois, la fixité actuelle de ces professions est certainement préférable, et dans l’association politique, la perpétuité du pouvoir ne le serait pas moins, si elle était possible ; mais là où elle est incompatible avec l’égalité naturelle de tous les citoyens, [1261b] et où de plus il est équitable que le pouvoir, avantage ou fardeau, soit réparti entre tous, il faut imiter du moins cette perpétuité par l’alternative d’un pouvoir cédé par des égaux à des égaux, comme on le leur a cédé d’abord à eux-mêmes. Alors, chacun commande et obéit tour à tour, comme s’il devenait réellement un autre homme ; et l’on peut même, chaque fois qu’on renouvelle les fonctions publiques, pousser l’alternative jusqu’à exercer tantôt l’une et tantôt l’autre.
On peut conclure de ceci que l’unité politique est bien loin d’être ce qu’on la fait quelquefois, et que ce qu’on nous donne comme le bien suprême pour l’État, en est la ruine, quoique le bien pour chaque chose soit précisément ce qui en assure l’existence.
Sous un autre point de vue, cette recherche exagérée de l’unité pour l’état ne lui est pas plus favorable. Ainsi, une famille se suffit mieux à elle-même qu’un individu ; et un État mieux encore qu’une famille, puisque de fait l’État n’existe réellement que du moment où la masse associée peut suffire à tous ses besoins. Si donc la plus complète suffisance est la plus désirable, une unité moins étroite sera nécessairement préférable à une unité plus compacte.
Mais cette unité extrême de l’association, qu’on croit pour elle le premier des avantages, ne résulte même pas, comme on nous l’assure, de l’unanimité de tous les citoyens à dire, en parlant d’un seul et même objet :
Ceci est à moi ou n’est pas à moi,
preuve infaillible, si l’on en croit Socrate, de la parfaite unité de l’État. Le mot tous a ici un double sens : si on l’applique aux individus pris à part, Socrate aura dès lors beaucoup plus qu’il ne demande ; car chacun dira en parlant d’un même enfant, d’une même femme :
Voilà mon fils, voilà ma femme ;
il en dira autant pour les propriétés et pour tout le reste.
Mais avec la communauté des femmes et des enfants, cette expression ne conviendra plus aux individus isolés ; elle conviendra seulement au corps entier des citoyens ; et de même la propriété appartiendra, non plus à chacun pris à part, mais à tous collectivement. Tous est donc ici une équivoque évidente : tous dans sa double acception signifie l’un aussi bien que l’autre, pair aussi bien qu’impair ; ce qui ne laisse pas que d’introduire dans la discussion de Socrate des arguments très controversables. Cet accord de tous les citoyens dans ce qu’ils disent est vraiment d’une part très beau, si l’on veut, mais impossible ; et, d’autre part, il est la preuve de l’unanimité.
Le système proposé offre encore un autre inconvénient : c’est qu’on ne se soucie guère des biens communs. Chacun pense avec passion à ses intérêts particuliers, et beaucoup moins aux intérêts généraux, sauf en ce qui le touche directement ; quant au reste, on s’en repose très volontiers sur les soins d’autrui – c’est comme le service domestique, qui souvent est moins bien fait par un nombre plus grand de serviteurs.
Si les mille enfants de la cité appartiennent à chaque citoyen, non pas comme issus de lui, mais comme tous nés, sans qu’on y puisse faire de distinction, de tels ou tels, tous se soucieront également peu de ces enfants-là. [1262a] D’un enfant qui réussit chacun dira : C’est le mien ; et s’il ne réussit pas, on dira, à quelques parents d’ailleurs que se rapporte son origine, d’après le chiffre de son inscription :
C’est le mien, ou celui de tout autre.
Mêmes allégations, mômes doutes pour les mille enfants et plus que l’état peut renfermer, puisqu’il sera également impossible de savoir et de qui l’enfant est né, et s’il a vécu après sa naissance.
Vaut-il mieux que chaque citoyen dise de deux mille, de dix mille enfants, en parlant de chacun d’eux : Voilà mon enfant ? Ou l’usage actuellement reçu est-il préférable ? Aujourd’hui on appelle son fils un enfant qu’un autre nomme son frère, ou son cousin germain, ou son camarade de phratrie et de tribu, selon les liens de famille, de sang, d’alliance ou d’amitié contractés directement par les individus ou par leurs ancêtres. N’être que cousin à ce titre, vaut beaucoup mieux que d’être fils à la manière de Socrate.
Mais quoi qu’on fasse, on ne pourra éviter que quelques citoyens au moins n’aient soupçon de leurs frères, de leurs enfants, de leurs pères, de leurs mères ; il leur suffira, pour qu’ils se reconnaissent infailliblement entre eux, des ressemblances si fréquentes des fils aux parents. Les auteurs qui ont écrit des voyages autour du monde rapportent des faits analogues ; chez quelques peuplades de la haute Libye, où existe la communauté des femmes, on se partage les enfants d’après la ressemblance ; et même parmi les femelles des animaux, des chevaux et des taureaux, par exemple, quelques-unes produisent des petits exactement pareils au mâle, témoin cette jument de Pharsale, sur nommée la Juste.
Il ne sera pas plus facile dans cette communauté de se prémunir contre d’autres inconvénients, tels que les outrages, les meurtres volontaires ou par imprudence, les rixes et les injures, toutes choses beaucoup plus graves envers un père, une mère ou des parents très proches, qu’envers des étrangers, et cependant beaucoup plus fréquentes nécessairement parmi des gens qui ignoreront les liens qui les unissent. On peut du moins, quand on se connaît, faire les expiations légales, qui deviennent impossibles quand on ne se connaît pas.
Il n’est pas moins étrange, quand on établit la communauté des enfants, de n’interdire aux amants que le commerce charnel, et de leur permettre leur amour même, et toutes ces familiarités vraiment hideuses du père au fils, ou du frère au frère, sous prétexte que ces caresses ne vont pas au delà de l’amour. Il n’est pas moins étrange de défendre le commerce charnel, par l’unique crainte de rendre le plaisir beaucoup trop vif, sans paraître attacher la moindre importance à ce que ce soit un père et un fils, ou des frères qui s’y livrent entre eux. [1262b] Si la communauté des femmes et des enfants parait à Socrate plus utile pour l’ordre des laboureurs que pour celui des guerriers, gardiens de l’état, c’est qu’elle détruira tout accord dans cette classe, qui ne doit songer qu’à obéir et non à tenter des révolutions.
En général, cette loi de communauté produira nécessairement des effets tout opposés à ceux que des lois bien faites doivent amener, et précisément par le motif qui inspire à Socrate ses théories sur les femmes et les enfants. A nos yeux, le bien suprême de l’État, c’est l’union de ses membres, parce qu’elle prévient toute dissension civile ; et Socrate aussi ne se fait pas faute de vanter l’unité de l’État/ qui nous semble, et lui-même l’avoue, n’être que le résultat de l’union des citoyens entre eux. Aristophane, dans sa discussion sur l’amour, dit précisément que la passion, quand elle est violente, nous donne le désir de fondre notre existence dans celle de l’objet aimé, et de ne faire qu’un seul et même être avec lui.
Or ici il faut de toute nécessité que les deux individualités, ou du moins que l’une des deux disparaisse ; dans l’état au contraire où cette communauté prévaudra, elle éteindra toute bienveillance réciproque ; le fils n’y pensera pas le moins du monde à chercher son père, ni le père à chercher son fils. Ainsi que la douce saveur de quelques gouttes de miel disparaît dans une vaste quantité d’eau, de même l’affection que font naître ces noms si chers se perdra dans un état où il sera complètement inutile que le fils songe au père, le père au fils, et les enfants à leurs frères. L’homme a deux grands mobiles de sollicitude et d’amour, c’est la propriété et les affections ; or, il n’y a place n’y pour l’un ni pour l’autre de ces sentiments dans la République de Platon. Cet échange des enfants passant, aussitôt après leur naissance, des mains des laboureurs et des artisans leurs pères entre celles des guerriers, et réciproquement, présente encore bien des embarras dans l’exécution. Ceux qui les porteront des uns aux autres sauront, à n’en pas douter, quels enfants ils donnent et à qui ils les donnent. C’est surtout ici que se reproduiront les graves inconvénients dont j’ai parlé plus haut ; ces outrages, ces amours criminels, ces meurtres dont les liens de parenté ne sauraient plus garantir, puisque les enfants passés dans les autres classes de citoyens ne connaîtront plus, parmi les guerriers, ni de pères, ni de mères, ni de frères, et que les enfants entrés dans la classe des guerriers seront de même dégagés de tout lien envers le reste de la cité.
Mais je m’arrête ici en ce qui concerne la communauté des femmes et des enfants.
La première question qui se présente après celle-ci, c’est de savoir quelle doit être, dans la meilleure constitution possible de l’État, l’organisation de la propriété, et s’il faut admettre ou rejeter la communauté des biens. On peut d’ailleurs examiner ce sujet indépendamment de ce qu’on a pu statuer sur les femmes et les enfants. [1263a] Voilà pourquoi, tout en conservant à leur égard la situation actuelle des choses et la division admise par tout le monde en ce qui concerne la propriété, je demande si la communauté doit s’étendre au fonds ou seulement à l’usufruit ? Ainsi, les fonds de terre étant possédés individuellement, faut-il en apporter et en consommer les fruits en commun, comme le pratiquent quelques nations ? Ou au contraire, la propriété et la culture étant communes, en partager les fruits entre les individus, espèce de communauté qui existe aussi, assure-t-on, chez quelques peuples barbares ? Ou bien les fonds et les fruits doivent-ils être mis également en communauté ?
Si la culture est confiée à des mains étrangères, la question est tout autre et la solution plus facile ; mais si les citoyens travaillent personnellement pour eux-mêmes, elle est beaucoup plus embarrassante. Le travail et la jouissance n’étant pas également répartis, il s’élèvera nécessairement contre ceux qui jouissent ou reçoivent beaucoup, tout en travaillant peu, des réclamations de la part de ceux qui reçoivent peu, tout en travaillant beaucoup.
Entre hommes, généralement, les relations permanentes de vie et de communauté sont très difficiles ; mais elles le sont encore bien davantage pour l’objet qui nous occupe ici. Qu’on regarde seulement les réunions de voyages, où l’accident le plus fortuit et le plus futile suffit à provoquer la dissension ; et parmi nos domestiques, n’avons-nous pas surtout de l’irritation contre ceux dont le service est personnel et de tous les instants ?
A ce premier inconvénient, la communauté des biens en joint encore d’autres non moins graves. Je lui préfère de beaucoup le système actuel, complété par les mœurs publiques, et appuyé sur de bonnes lois. Il réunit les avantages des deux autres, je veux dire, de la communauté et de la possession exclusive. Alors, la propriété devient commune en quelque sorte, tout en restant particulière ; les exploitations étant toutes séparées ne donneront pas naissance à des querelles ; elles prospéreront davantage, parce que chacun s’y attachera comme à un intérêt personnel, et la vertu des citoyens en réglera l’emploi, selon le proverbe :
Entre amis tout est commun.
Aujourd’hui même on retrouve dans quelques cités des traces de ce système, qui prouvent bien qu’il n’est pas impossible ; et surtout dans les États bien organisés, où il existe en partie, et où il pourrait être aisément complété. Les citoyens, tout en possédant personnellement, abandonnent à leurs amis, ou leur empruntent l’usage commun de certains objets. Ainsi, à Lacédémone, chacun emploie les esclaves, les chevaux d’autrui, comme s’ils lui appartenaient en propre ; et cette communauté s’étend jusque sur les provisions de voyage, quand on est surpris aux champs par le besoin. Il est donc évidemment préférable que la propriété soit particulière et que l’usage seul la rende commune. Amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur.
Du reste, on ne saurait dire tout ce qu’ont de délicieux l’idée et le sentiment de la propriété. L’amour de soi, que chacun de nous possède, n’est pas un sentiment répréhensible ; [1263b] c’est un sentiment tout à fait juste ; ce qui n’empêche pas qu’on blâme à bon droit l’égoïsme, qui n’est plus ce sentiment lui-même et qui n’en est qu’un coupable excès ; comme on blâme l’avarice, quoiqu’il soit naturel, on peut dire, à tous les hommes d’aimer l’argent. C’est un grand charme que d’obliger et de secourir des amis, des hôtes, des compagnons ; et ce n’est que la propriété individuelle qui nous assure ce bonheur-là.
On le détruit, quand on prétend établir cette unité excessive délitât, de même qu’on enlève encore à deux autres vertus toute occasion de s’exercer : d’abord à la continence, car c’est une vertu que de respecter par sagesse la femme d’autrui ; et en second lieu, à la générosité, qui ne va qu’avec la propriété ; car, dans cette république, le citoyen ne peut jamais se montrer libéra], ni faire aucun acte de générosité, puisque cette vertu ne peut naître que de l’emploi de ce qu’on possède.
Le système de Platon a, je l’avoue, une apparence tout à fait séduisante de philanthropie ; au premier aspect, il charme par la merveilleuse réciprocité de bienveillance qu’il semble devoir inspirer à tous les citoyens, surtout quand on entend faire le procès aux vices des constitutions actuelles, et les attribuer tous à ce que la propriété n’est pas commune : par exemple, les procès que font naître les contrats, les condamnations pour erroné témoignages, les vils empressements auprès des gens riches ; mais ce sont là des choses qui tiennent, non point à la possession individuelle des biens, mais à la perversité des hommes.
Et en effet, ne voit-on pas les associés et les propriétaires communs bien plus souvent en procès entre eux que les possesseurs de biens personnels ? Et encore, le nombre de ceux qui peuvent avoir de ces querelles dans les associations est-il bien faible comparativement à celui des possesseurs de propriétés particulières. D’un autre côté, il serait juste d’énumérer non pas seulement les maux, mais aussi les avantages que la communauté détruit ; avec elle, l’existence me paraît tout à fait impraticable. L’erreur de Socrate vient de l’équivocation du principe d’où il part. Sans doute l’état et la famille doivent avoir une sorte d’unité, mais non point une unité absolue. Avec cette unité poussée à un certain point, l’État n’existe plus ; ou s’il existe, sa situation est déplorable ; car il est toujours à la veille de ne plus être. Autant vaudrait prétendre faire un accord avec un seul son ; un rythme, avec une seule mesure.
C’est par l’éducation qu’il convient de ramener à la communauté et à l’unité l’État, qui est multiple, comme je l’ai déjà dit ; et je m’étonne qu’en prétendant introduire l’éducation, et, par elle, le bonheur dans l’état, on s’imagine pouvoir le régler par de tels moyens, plutôt que par les mœurs, la philosophie et les lois. On pouvait voir qu’à Lacédémone et en Crète, le législateur a eu la sagesse de fonder la communauté des biens sur l’usage des repas publics.
[1264a] On ne peut refuser non plus de tenir compte de cette longue suite de temps et d’années, où, certes, un tel système, s’il était bon, ne serait pas resté inconnu. En ce genre, tout, on peut le dire, a été imaginé ; mais telles idées n’ont pas pu prendre ; et telles autres ne sont pas mises en usage, bien qu’on les connaisse.
Ce que nous disons de la République de Platon, serait encore bien autrement évident, si l’on voyait un gouvernement pareil exister en réalité. On ne pourrait d’abord l’établir qu’à cette condition de partager et d’individualiser la propriété en en donnant une portion, ici aux repas communs, là à l’entretien des phratries et des tribus. Alors toute cette législation n’aboutirait qu’à interdire l’agriculture aux guerriers ; et c’est précisément ce que de nos jours cherchent à faire les Lacédémoniens. Quant au gouvernement général de cette communauté, Socrate n’en dit mot, et il nous serait tout aussi difficile qu’a lui d’en dire davantage. Cependant la masse de la cité se composera de cette niasse de citoyens à l’égard desquels on n’aura rien statué. Pour les laboureurs, par exemple, la propriété sera-t-elle particulière, ou sera-t-elle commune ? Leurs femmes et leurs enfants seront-ils ou ne seront-ils pas en commun ?
Si les règles de la communauté sont les mêmes pour tous, où sera la différence des laboureurs aux guerriers ? Où sera pour les premiers la compensation de l’obéissance qu’ils doivent aux autres ? Qui leur apprendra même à obéir ? A moins qu’on n’emploie à leur égard l’expédient des Crétois, qui ne défendent que deux choses à leurs esclaves, se livrer à la gymnastique et posséder des armes. Si tous ces points sont réglés ici comme ils le sont dans les autres états, que deviendra dès lors la communauté ? On aura nécessairement constitué dans l’État deux états ennemis l’un de l’autre ; car des laboureurs et des artisans, on aura fait des citoyens ; et des guerriers, on aura fait des surveillants chargés de les garder perpétuellement.
Quant aux dissensions, aux procès et aux autres vices que Socrate reproche aux sociétés actuelles, j’affirme qu’ils se retrouveront tous sans exception dans la sienne. Il soutient que, grâce à l’éducation, il ne faudra point dans sa République tous ces règlements sur la police, la tenue des marchés et autres matières aussi peu importantes ; et cependant il ne donne d’éducation qu’à ses guerriers.
D’un autre côté, il laisse aux laboureurs la propriété des terres, à la condition d’en livrer les produits ; mais il faut bien craindre que ces propriétaires-là ne soient autrement indociles, autrement fiers que les hilotes, les pénestes ou tant d’autres esclaves.
Socrate, d’ailleurs, n’a rien dit sur l’importance relative de toutes ces choses. Il n’a pas parlé davantage de plusieurs autres qui leur sont étroitement liées, comme le gouvernement, l’éducation et les lois spéciales à la classe des laboureurs. Or, il n’est ni plus facile ni moins important de savoir comment on l’organisera pour que la communauté des guerriers puisse subsister à côté d’elle. [1264a] Mais supposons que pour les laboureurs ait lieu la communauté des femmes avec la division des biens ; qui sera chargé de l’administration, comme les maris le sont de l’agriculture ? Qui en sera chargé, en admettant pour les laboureurs l’égale communauté des femmes et des biens ?
Certes, il est fort étrange d’aller ici chercher une comparaison parmi les animaux, pour soutenir que les fonctions des femmes doivent être absolument celles des maris, auxquels on interdit du reste toute occupation intérieure.
L’établissement des autorités, tel que le propose Socrate, offre encore bien des dangers : il les veut perpétuelles. Cela seul suffirait pour causer des guerres civiles même chez des hommes peu jaloux de leur dignité, à plus forte raison parmi des gens belliqueux, et pleins de cœur. Mais cette perpétuité est indispensable dans la théorie de Socrate :
Dieu verse l’or, non point tantôt dans l’âme des uns, tantôt dans Famé des autres, mais toujours dans les mêmes âmes ;
ainsi Socrate soutient qu’au moment même.de la naissance, Dieu môle de l’or dans l’âme de ceux-ci ; de l’argent, dans l’âme de ceux-là ; de l’airain et du fer, dans l’âme de ceux qui doivent être artisans ou laboureurs.
Il a beau interdire tous les plaisirs à ses guerriers, il n’en prétend pas moins que le devoir du législateur est de rendre heureux l’état tout entier ; mais l’État tout entier ne saurait être heureux, quand la plupart ou quelques-uns de ses membres, sinon tous, sont privés de bonheur. C’est que le bonheur ne ressemble pas aux nombres pairs, dans lesquels la somme peut avoir telle propriété que n’a aucune des parties. En fait de bonheur, il en est autrement ; et si les défenseurs mêmes de la cité ne sont pas heureux, alors qui pourra prétendre à l’être ? Ce ne sont point apparemment les artisans, ni la niasse des ouvriers attachés aux travaux mécaniques.
Voilà quelques-uns des inconvénients de la république vantée par Socrate ; j’en pourrais indiquer encore plus d’un autre non moins sérieux.
Les mêmes principes se retrouvent dans le traité des Lois, composé postérieurement. Aussi me bornerai-je à un petit nombre de remarques sur la constitution que Platon y propose.
Dans le traité de la République, Socrate n’approfondit que très peu de questions, telles que la communauté des enfants et des femmes, le mode d’application de ce système, la propriété, et l’organisation du gouvernement. Il y divise la masse des citoyens en deux classes : les laboureurs d’une part, et de l’autre les guerriers, dont une fraction, qui forme une troisième classe, délibère sur les affaires d’intérêt public et les dirige souverainement. Socrate a oublié de dire si les laboureurs et les artisans doivent être admis au pouvoir dans une proportion quelconque, ou en être totalement exclus ; s’ils ont ou n’ont pas le droit de posséder des armes, et de prendre part aux expéditions militaires. En revanche, il pense que les femmes doivent accompagner les guerriers au combat, et recevoir la même éducation qu’eux. Le reste du traité est rempli, ou par des digressions, ou par des considérations sur l’éducation de guerriers.
[1265a] Dans les Lois au contraire, on ne trouve à peu près que des dispositions législatives. Socrate y est fort concis sur la constitution ; mais toutefois, voulant rendre celle qu’il propose applicable aux États en général, il revient pas à pas à son premier projet. Si j’en excepte la communauté des femmes et des biens, tout se ressemble dans ses deux républiques ; éducation, affranchissement pour les guerriers des gros ouvrages de la société, repas communs, tout y est pareil. Seulement il étend dans la seconde les repas communs jusqu’aux femmes, et porte de mille à cinq mille le nombre des citoyens armés.
Sans aucun doute, les dialogues de Socrate sont éminemment remarquables, pleins d’élégance, d’originalité, d’imagination ; mais il était peut-être difficile que tout y fût également juste. Ainsi, qu’on ne s’y trompe pas, il ne faudrait pas moins que la campagne de Babylone, ou toute autre plaine immense, pour cette multitude qui doit nourrir cinq mille oisifs sortis de son sein, sans compter cette autre foule de femmes et de serviteurs de toute espèce. Sans doute on est bien libre de créer des hypothèses à son gré ; mais il ne faut pas les pousser jusqu’à l’impossible.
Socrate affirme qu’en fait de législation, deux objets surtout ne doivent jamais être perdus de vue : le sol et les hommes. Il aurait pu ajouter encore, les états voisins, à moins qu’on ne refuse à l’état toute existence politique extérieure. En cas de guerre, il faut que la force militaire soit organisée, non pas seulement pour défendre le pays, mais aussi pour agir au dehors. En admettant que la vie guerrière ne soit ni celle des individus, ni celle de l’État, encore faut-il savoir se rendre redoutable aux ennemis, non pas seulement quand ils envahissent le sol, mais encore lorsqu’ils l’ont évacué.
Quant aux limites assignables à la propriété, on pourrait demander qu’elles fussent autres que celles qu’indiqué Socrate, et surtout qu’elles fussent plus précises et plus claires ; il dit :
La propriété doit aller jusqu’à satisfaire les besoins d’une vie sobre
voulant exprimer par là ce qu’on entend ordinairement par une existence aisée, expression qui a certainement un sens beaucoup plus large. Une vie sobre peut être fort pénible. « Sobre et libérale » eût été une définition beaucoup meilleure. Si l’une de ces deux conditions vient à manquer, on tombe ou dans le luxe ou dans la souffrance. L’emploi de la propriété ne comporte pas d’autres qualités ; on ne saurait y apporter ni douceur ni courage ; mais on peut y apporter modération et libéralité ; et ce sont là nécessairement les vertus qu’on peut montrer dans l’usage de la fortune.
C’est aussi un grand tort, quand on va jusqu’à diviser les biens en parties égales, de ne rien statuer sur le nombre des citoyens, et de les laisser procréer sans limites, s’en remettant au hasard pour que le nombre des unions stériles compense celui des naissances quel qu’il soit, sous prétexte que, dans l’état actuel des choses, [1265b] cette balance semble s’établir tout naturellement. Il s’en faut que le rapprochement soit le moins du monde exact. Dans nos cités, personne n’est dans le dénuement, parce que les propriétés se partagent entre les enfants, quel qu’en soit le nombre. En admettant au contraire qu’elles seront indivises, tous les enfants en surnombre, peu ou beaucoup, ne posséderont absolument rien.
Le parti le plus sage serait de limiter la population et non la propriété, et d’assigner un maximum qu’on ne dépasserait pas, en ayant à la fois égard, pour le fixer, et à la proportion éventuelle des enfants qui meurent, et à la stérilité des mariages. S’en rapporter au hasard, comme dans la plupart des états, serait une cause inévitable de misère dans la république de Socrate ; et la misère engendre les discordes civiles et les crimes. C’est dans la vue de prévenir ces maux, que l’un des plus anciens législateurs, Phidon de Corinthe, voulait que le nombre des familles et des citoyens restât immuable, quand bien même les lots primitifs auraient été tous inégaux. Dans les Lois, on a fait précisément le contraire. Nous dirons, d’ailleurs, plus tard notre opinion personnelle sur ce sujet.
On a encore omis, dans le traité des Lois, de déterminer la différence des gouvernants aux gouvernés. Socrate se borne à dire que le rapport des uns aux autres sera celui de la chaîne à la trame, faites toutes deux de laines différentes. D’autre part, puisqu’il permet l’accroissement des biens meubles jusqu’au quintuple, pourquoi ne laisserait-il pas aussi quelque latitude pour les biens-fonds ? Il faut bien prendre garde encore que la séparation des habitations ne soit un erroné principe en fait d’économie domestique. Socrate ne donne pas à ses citoyens moins de deux habitations complètement isolées ; et c’est toujours chose fort difficile que d’entretenir deux maisons.
Dans son ensemble, le système politique de Socrate n’est ni une démocratie, ni une oligarchie ; c’est le gouvernement intermédiaire, qu’on nomme république, puisqu’elle se compose de tous les citoyens qui portent les armes. S’il prétend donner cette constitution comme la plus commune dans la plupart des états existants, il n’a peut-être pas tort. Mais il est dans l’erreur, s’il croit qu’elle vient immédiatement après la constitution parfaite. Bien des gens pourraient lui préférer sans hésitation celle de Lacédémone, ou toute autre un peu plus aristocratique.
Quelques auteurs prétendent que la constitution parfaite doit réunir les éléments de toutes les autres ; et c’est à ce titre qu’ils vantent celle de Lacédémone, où se trouvent combinés les trois éléments de l’oligarchie, de la monarchie et de la démocratie, représentés l’un par les Rois, l’autre par les Gérontes, le troisième par les Ephores, qui sortent toujours des rangs du peuple. D’autres, il est vrai, voient dans les Éphores l’élément tyrannique, et retrouvent l’élément de la démocratie dans les repas communs et dans la discipline quotidienne de la cité.
[1266a] Dans le traité des Lois, on prétend qu’il faut composer la constitution parfaite de démagogie et de tyrannie, deux formes de gouvernement qu’on est en droit ou de nier complètement, ou de considérer comme les pires de toutes. Par conséquent, on a tout à fait raison d’admettre une combinaison plus large ; d’ailleurs, la meilleure constitution est aussi celle qui réunit le plus grand nombre d’éléments divers. Le système de Socrate n’a rien de monarchique ; il n’est qu’oligarchique et démocratique, ou plutôt il a une tendance prononcée à l’oligarchie, comme le prouve le mode d’institution de ses magistrats. Laisser choisir le sort parmi des candidats élus, appartient tout autant à l’oligarchie qu’à la démocratie. En revanche, faire une obligation aux riches de se rendre aux assemblées, d’y nommer les autorités et remplir toutes les fonctions politiques, tout en exemptant les autres citoyens de ces devoirs, c’est une institution oligarchique. De même, c’en est une de vouloir appeler au pouvoir surtout des riches et de réserver les plus hautes fonctions aux gens les plus élevés.
L’élection de son sénat n’a.pas moins le caractère de l’oligarchie. Tous les citoyens sans exception sont tenus de voter, mais de choisir les magistrats dans la première classe du cens ; d’en nommer ensuite un nombre égal dans la seconde classe ; puis autant dans la troisième. Seulement ici, tous les citoyens de la troisième et de la quatrième classe sont libres de ne pas voter ; et dans les élections du quatrième cens et de la quatrième classe, le vote n’est obligatoire que pour les citoyens des deux premières. Enfin, Socrate veut qu’on répartisse tous les élus en nombre égal pour chaque classe de cens. Ce système fera nécessairement prévaloir les citoyens qui payent le cens le plus fort ; car bien des citoyens pauvres s’abstiendront de voter, parce qu’ils n’y seront pas obligés.
Ce n’est donc point là une constitution où se combinent l’élément monarchique et l’élément démocratique. On peut déjà s’en convaincre parce que je viens de dire ; on le pourra bien mieux encore, quand plus tard je traiterai de cette espèce particulière de constitution. J’ajouterai seulement ici qu’il y a du danger à choisir les magistrats sur une liste de candidats élus. Il suffit alors que quelques citoyens, même en petit nombre, veuillent se concerter, pour qu’ils puissent constamment disposer des élections.
Je termine ici mes observations sur le système développé dans le traité des Lois.
Il est encore d’autres constitutions qui sont dues, soit à de simples citoyens, soit à des philosophes et à des hommes d’état. Il n’en est pas une qui ne se rapproche des formes reçues et actuellement en vigueur, beaucoup plus que les deux républiques de Socrate. Personne, si ce n’est lui, ne s’est permis ces innovations de la communauté des femmes et des enfants, et des repas communs des femmes ; tous se sont bien plutôt occupés des objets essentiels. Pour bien des gens, le point capital paraît être l’organisation de la propriété, source unique, à leur avis, des révolutions. C’est Phaléas de Chalcédoine, qui, guidé par cette pensée, a le premier posé en principe que l’égalité de fortune est indispensable entre les citoyens.
[1266b] Il lui paraît facile de l’établir au moment même de la fondation de l’État ; et quoique moins aisée à introduire dans les États dès longtemps constitués, on peut toutefois, selon lui, l’obtenir assez vite, en prescrivant aux riches de donner des dots à leurs filles, sans que leurs fils en reçoivent ; et aux pauvres, d’en recevoir sans en donner. J’ai déjà dit que Platon, dans le traité des Lois, permettait l’accroissement des fortunes jusqu’à une certaine limite, qui ne pouvait dépasser pour personne le quintuple d’un minimum déterminé.
Il ne faut pas oublier, quand on porte des lois semblables, un point négligé par Phaléas et Platon : c’est qu’en fixant ainsi la quotité des fortunes, il faut aussi fixer la quantité des enfants. Si le nombre des enfants n’est plus en rapport avec la propriété, il faudra bientôt enfreindre la loi ; et même, sans en venir là, il est dangereux que tant de citoyens passent de l’aisance à la misère, parce que ce sera chose difficile, dans ce cas, qu’ils n’aient point le désir des révolutions.
Cette influence de l’égalité des biens sur l’association
politique a été comprise par quelques-uns des anciens législateurs ;
témoin Solon dans ses lois, témoin- le décret qui interdit l’acquisition
illimitée des terres. C’est d’après le même principe que certaines
législations, comme celle de Locres, interdisent de vendre son bien, à moins de
malheur parfaitement constaté ; ou qu’elles prescrivent encore de
maintenir les lots primitifs. L’abrogation d’une loi de ce genre, à Leucade,
rendit la constitution complètement démocratique, parce que dès lors on parvint
aux magistratures sans les conditions de cens autrefois exigées.
Mais cette égalité même, si on la suppose établie, n’empêche pas que la limite légale des fortunes ne puisse être, ou trop large, ce qui amènerait dans la cité le luxe et la mollesse ; ou trop étroite, ce qui amènerait la gêne parmi les citoyens. Ainsi, il ne suffit pas au législateur d’avoir rendu les fortunes égales, il faut qu’il leur ait donné de justes proportions. Ce n’est même avoir encore rien fait que d’avoir trouvé cette mesure parfaite pour tous les citoyens ; le point important, c’est de niveler les passions bien plutôt que les propriétés ; et cette égalité-là ne résulte que de l’éducation réglée par de bonnes lois.
Phaléas pourrait ici répondre que c’est là précisément ce qu’il a dit lui-même ; car, à ses yeux, les bases de tout état sont l’égalité de fortune et l’égalité d’éducation. Mais cette éducation que sera-t-elle ? C’est là ce qu’il faut dire. Ce n’est rien que de l’avoir faite une et la même pour tous. Elle peut être parfaitement une et la même pour tous les citoyens, et être telle cependant qu’ils n’en sortent qu’avec une insatiable avidité de richesses ou d’honneurs, ou même avec ces deux passions à la fois.
De plus, les révolutions naissent tout aussi bien de l’inégalité des honneurs que de l’inégalité des fortunes. Les prétendants seuls seraient ici différents. La foule se révolte de l’inégalité des fortunes, et les hommes supérieurs s’indignent de l’égale répartition des honneurs ; [1267a] c’est le mot du poète :
Quoi ! Le lâche et le brave être égaux en estime !
C’est que les hommes sont poussés au crime non pas seulement par le besoin du nécessaire, que Phaléas compte apaiser avec l’égalité des biens, excellent moyen, selon lui, d’empêcher qu’un homme n’en détrousse un autre pour ne pas mourir de froid ou de faim ; ils y sont poussés encore par le besoin d’éteindre leurs désirs dans la jouissance. Si ces désirs sont désordonnés, les hommes auront recours au crime pour guérir le mal qui les tourmente ; j’ajoute même qu’ils s’y livreront non seulement par cette raison, mais aussi par le simple motif, si leur caprice les y porte, de n’être point troublés dans leurs plaisirs.
A ces trois maux, quel sera le remède ? D’abord la propriété, quelque mince qu’elle soit, et l’habitude du travail, puis la tempérance ; et enfin, pour celui qui veut trouver le bonheur en lui-même, le remède ne sera point à chercher ailleurs que dans la philosophie ; car les plaisirs autres que les siens ne peuvent se passer de l’intermédiaire des hommes. C’est le superflu et non le besoin qui fait commettre les grands crimes. On n’usurpe pas la tyrannie pour se garantir de l’intempérie de l’air ; et par le même motif, les grandes distinctions sont réservées non pas au meurtrier d’un voleur, mais au meurtrier d’un tyran. Ainsi l’expédient politique proposé par Phaléas n’offre de garantie que contre les crimes de peu d’importance.
D’autre part, les institutions de Phaléas ne concernent guère que l’ordre et le bonheur intérieurs de l’état ; il fallait donner aussi un système de relations avec les peuples voisins et les étrangers. L’État a donc nécessairement besoin d’une organisation militaire, et Phaléas n’en dit mot. Il a commis un oubli analogue à l’égard des finances publiques : elles doivent suffire non pas seulement à satisfaire les besoins intérieurs, mais de plus à écarter les dangers du dehors. Ainsi, il ne faudrait pas que leur abondance tentât la cupidité de voisins plus puissants que les possesseurs, trop faibles pour repousser une attaque, ni que leur exiguïté empêchât de soutenir la guerre même contre un ennemi égal en force et en nombre.
Phaléas a passé ce sujet sous silence ; mais il faut bien se persuader que l’étendue des ressources est en politique un point important. La véritable limite, c’est peut-être que le vainqueur ne trouve jamais un dédommagement de la guerre dans la richesse de sa conquête, et qu’elle ne puisse rendre même à des ennemis plus pauvres ce qu’elle leur a coûté. Lorsque Autophradate vint mettre le siège devant Atarnée, Eubule lui conseilla de calculer le temps et l’argent qu’il allait dépenser à la conquête du pays, promettant d’évacuer Atarnée sur-le-champ pour une indemnité bien moins considérable. Cet avertissement fit réfléchir Autophradate, qui leva bientôt le siège.
L’égalité de fortune entre les citoyens sert bien certainement, je l’avoue, à prévenir les dissensions civiles. Mais, à vrai dire, le moyen n’est pas infaillible ; les hommes supérieurs s’irriteront de n’avoir que la portion commune, et ce sera souvent une cause de trouble et de révolution. [1267b] De plus, l’avidité des hommes est insatiable : d’abord ils se contentent de deux oboles ; une fois qu’ils s’en sont fait un patrimoine, leurs besoins s’accroissent sans cesse, jusqu’à ce que leurs vœux ne connaissent plus de bornes ; et quoique la nature de la cupidité soit précisément de n’avoir point de limites, la plupart des hommes ne vivent que pour l’assouvir.
Il vaut donc mieux remonter au principe de ces dérèglements ; au lieu de niveler les fortunes, il faut si bien faire que les hommes modérés par tempérament ne veuillent pas s’enrichir, et que les méchants ne le puissent point ; et le vrai moyen, c’est de mettre ceux-ci par leur minorité hors d’état d’être nuisibles, et de ne point les opprimer.
Phaléas a eu tort aussi d’appeler d’une manière générale, égalité des fortunes, l’égale répartition des terres, à laquelle il se borne ; car la fortune comprend encore les esclaves, les troupeaux, l’argent, et toutes ces propriétés dites mobilières. La loi d’égalité doit être étendue à tous ces objets ; ou du moins, il faut les soumettre à certaines limites régulières, ou bien ne statuer absolument rien à l’égard de la propriété.
La législation de Phaléas paraît au reste n’avoir en vue qu’un État peu étendu, puisque tous les artisans doivent y être la propriété de l’état, sans y former une classe accessoire de citoyens. Si les ouvriers chargés de tous les travaux appartiennent à l’état, il faut que ce soit aux conditions établies pour ceux d’Epidamne, ou pour ceux d’Athènes par Diophante.
Ce que nous avons dit de la constitution de Phaléas suffit pour qu’on en juge les mérites et les défauts.
Hippodamus de Milet, fils d’Euryphon, le même
qui, inventeur de la division des villes en rues, appliqua cette distribution
nouvelle au Pirée, et qui montrait d’ailleurs dans toute sa façon de vivre une
excessive vanité, se plaisant à braver le jugement public par le luxe de ses
cheveux et l’élégance de sa parure, portant en outre, été comme hiver, des
habits également simples et également chauds, homme qui avait la prétention de
ne rien ignorer dans la nature entière, Hippodamus est aussi le premier qui,
sans jamais avoir manié les affaires publiques, s’aventura à publier quelque
chose sur la meilleure forme de gouvernement.
Sa république se composait de dix mille
citoyens séparés en trois classes : artisans, laboureurs, et défenseurs de
la cité possédant les armes. Il faisait trois parts du territoire : l’une
sacrée, l’autre publique, et la troisième possédée individuellement. Celle qui
devait subvenir aux frais légaux du culte des dieux était la portion sacrée ;
celle qui devait nourrir les guerriers, la portion publique ; celle qui
appartenait aux laboureurs, la portion individuelle. Il pensait que les lois
aussi ne peuvent être que de trois espèces, parce que les actions judiciaires
selon lui ne peuvent naître que de trois objets : l’injure, le dommage et
le meurtre.
Il établissait un tribunal suprême et unique où seraient portées en appel toutes les causes qui sembleraient mal jugées. Ce tribunal se composait de vieillards qu’y faisait monter l’élection. [1268a] Quant à la forme des jugements, Hippodamus repoussait le vote par boules. Chaque juge devait porter une tablette où il écrirait, s’il condamnait purement et simplement ; qu’il laisserait vide, s’il absolvait au même titre ; et où il déterminerait ses motifs, s’il absolvait ou condamnait seulement en partie. Le système actuel lui paraissait vicieux, en ce qu’il force souvent les juges à se parjurer, s’ils votent d’une manière absolue dans l’un ou l’autre sens.
Il garantissait encore législativement les récompenses dues aux découvertes politiques d’utilité générale ; et il assurait l’éducation des enfants laissés par les guerriers morts dans les combats, en la mettant à la charge de l’état. Cette dernière institution lui appartient exclusivement ; mais aujourd’hui Athènes et plusieurs autres États jouissent d’une institution analogue. Tous les magistrats devaient être élus par le peuple ; et le peuple, pour Hippodamus, se compose des trois classes de l’État. Une fois nommés, les magistrats ont concurremment la surveillance des intérêts généraux, celle des affaires des étrangers, et la tutelle des orphelins. Telles sont à peu près toutes les dispositions principales de la constitution d’Hippodamus.
D’abord, on peut trouver quelque difficulté dans un classement de citoyens où laboureurs, artisans et guerriers prennent une part égale au gouvernement : les premiers sans armes, les seconds sans armes et sans terres, c’est-à-dire, à peu près esclaves des troisièmes, qui sont armés. Bien plus, il y a impossibilité à ce que tous puissent entrer en partage des fonctions publiques. Il faut nécessairement tirer de la classe des guerriers et les généraux, et les gardes de la cité, et l’on peut dire tous les principaux fonctionnaires. Mais si les artisans et les laboureurs sont exclus du gouvernement de la cité, comment pourront-ils avoir quelque attachement pour elle ?
Si l’on objecte que la classe des guerriers sera plus puissante que les deux autres, remarquons d’abord que la chose n’est pas facile ; car ils ne seront pas nombreux. Mais s’ils sont les plus forts, à quoi bon dès lors donner au reste des citoyens des droits politiques et les rendre maîtres de la nomination des magistrats ? Que font en outre les laboureurs dans la république d’Hippodamus ? Les artisans, on le conçoit, y sont, indispensables, comme partout ailleurs ; et ils y peuvent, aussi bien que dans les autres États, vivre de leur métier. Mais quant aux laboureurs, dans le cas où ils seraient chargés de pourvoir à la subsistance des guerriers, on pourrait avec raison en faire des membres de l’État ; ici, au contraire, ils sont maîtres de terres qui leur appartiennent en propre, et ils ne les cultiveront qu’à leur profit.
Si les guerriers cultivent personnellement les terres publiques assignées à leur entretien, alors la classe des guerriers ne sera plus autre que celle des laboureurs ; et cependant le législateur prétend les distinguer. S’il existe des citoyens autres que les guerriers et les laboureurs qui possèdent en propre des biens-fonds, ces citoyens, formeront dans l’état une quatrième classe sans droits politiques et étrangère à la constitution. Si l’on remet aux mômes citoyens la culture des propriétés publiques et celle des propriétés particulières, on ne saura plus précisément ce que chacun devra cultiver pour les besoins des deux familles ; [1268b] et, dans ce cas, pourquoi ne pas donner, dès l’origine, aux laboureurs un seul et même lot de terre, capable de suffire à leur propre nourriture et à celle qu’ils fournissent aux guerriers ? Tous ces points sont fort embarrassants dans la constitution d’Hippodamus.
Sa loi relative aux jugements n’est pas meilleure, en ce que, permettant aux juges de diviser leur sentence, plutôt que de la donner d’une manière absolue, elle les réduit au rôle de simples arbitres. Ce système peut être admissible, même quand les juges sont nombreux, dans les sentences arbitrales, discutées en commun par ceux qui les rendent ; il ne l’est plus pour les tribunaux ; et la plupart des législateurs ont eu grand soin d’y interdire toute communication entre les juges.
Quelle ne sera point d’ailleurs la confusion, lorsque, dans une affaire d’intérêt, le juge accordera une somme qui ne sera point parfaitement égale à celle que réclame le demandeur ? Le demandeur exige vingt mines, un juge en accorde dix, un autre plus, un autre moins, celui-ci cinq, celui-là quatre ; et ces dissentiments-là surviendront sans aucun doute ; enfin les uns accordent la somme tout entière, les autres la refusent. Comment concilier tous ces votes ? Au moins, avec l’acquittement ou la condamnation absolue, le juge ne court jamais risque de se parjurer, puisque l’action a été toujours intentée d’une manière absolue ; et l’acquittement veut dire non pas qu’il ne soit rien dû au demandeur, mais bien qu’il ne lui est pas dû vingt mines ; il y aurait seulement parjure à voter les vingt mines, lorsque l’on ne croit pas en conscience que le défendeur les doive.
Quant aux récompenses assurées à ceux qui font quelques découvertes utiles pour la cité, c’est une loi qui peut être dangereuse et dont l’apparence seule est séduisante. Ce sera la source de bien des intrigues, peut-être même de révolutions. Hippodamus touche ici une tout autre question, un tout autre sujet : est-il de l’intérêt ou contre l’intérêt des états de changer leurs anciennes institutions, même quand ils peuvent les remplacer par de meilleures ? Si l’on décide qu’ils ont intérêt à ne les pas changer, on ne saurait admettre sans un mûr examen le projet d’Hippodamus ; car un citoyen pourrait proposer le renversement des lois et de la constitution comme un bienfait public.
Puisque nous avons indiqué cette question, nous pensons devoir entrer dans quelques explications plus complètes ; car elle est, je le répète, très controversable, et l’on pourrait tout aussi bien donner la préférence au système de l’innovation. L’innovation a profité à toutes les sciences, à la médecine qui a secoué ses vieilles pratiques, à la gymnastique, et généralement à tous les arts où s’exercent les facultés humaines ; et comme la politique aussi doit prendre rang parmi les sciences, il est clair que le même principe lui est nécessairement applicable.
On pourrait ajouter que les faits eux-mêmes témoignent à l’appui de cette assertion. Nos ancêtres étaient d’une barbarie et d’une simplicité choquantes ; les Grecs pendant longtemps n’ont marché qu’en armes et se vendaient leurs femmes. Le peu de lois antiques qui nous restent sont d’une incroyable naïveté. [1269a] A Cume, par exemple, la loi sur le meurtre déclarait l’accusé coupable, dans le cas où l’accusateur produirait un certain nombre de témoins, qui pouvaient être pris parmi les propres parents de la victime. L’humanité doit en général chercher non ce qui est antique, mais ce qui est bon. Nos premiers pères, qu’ils soient sortis du sein de la terre, ou qu’ils aient survécu à quelque catastrophe, ressemblaient probablement au vulgaire et aux ignorants de nos jours ; c’est du moins l’idée que la tradition nous donne des géants, fils de la terre ; et il y aurait une évidente absurdité à s’en tenir à l’opinion de ces gens-là. En outre, la raison nous dit que les lois écrites ne doivent pas être immuablement conservées. La politique, non plus que les autres sciences, ne peut préciser tous les détails. La loi doit absolument disposer d’une manière générale, tandis que les actes humains portent tous sur des cas particuliers. La conséquence nécessaire de ceci, c’est qu’à certaines époques il faut changer certaines lois.
Mais à considérer les choses sous un autre point de vue, on ne saurait exiger ici trop de circonspection. Si l’amélioration désirée est peu importante, il est clair que, pour éviter la funeste habitude d’un changement trop facile des lois, il faut tolérer quelques écarts delà législation et du gouvernement. L’innovation serait moins utile que ne serait dangereuse l’habitude de la désobéissance.
On pourrait même rejeter comme inexacte la comparaison de la politique et des autres sciences. L’innovation dans les lois est tout autre chose que dans les arts ; la loi, pour se faire obéir, n’a d’autre puissance que celle de l’habitude, et l’habitude ne se forme qu’avec le temps et les années ; de telle sorte que changer légèrement les lois existantes pour de nouvelles, c’est affaiblir d’autant la force même de la loi. Bien plus, en admettant l’utilité de l’innovation, on peut encore demander si, dans tout état, l’initiative en doit être laissée à tous les citoyens sans distinction, ou réservée à quelques-uns ; car ce sont là des systèmes évidemment fort divers.
Mais bornons ici ces considérations qui retrouveront une place ailleurs.
On peut, à l’égard des constitutions de Lacédémone et de Crète, se poser deux questions qui s’appliquent tout autant à toutes les autres : la première, c’est de savoir quels sont les mérites et les défauts de ces états, comparés au type de la constitution parfaite ; la seconde, s’ils ne présentent rien de contradictoire avec le principe et la nature de leur propre constitution.
Dans un État bien constitué, les citoyens ne doivent point avoir à s’occuper des premières nécessités de la vie ; c’est un point que tout le monde accorde ; le mode seul d’exécution offre des difficultés. Plus d’une fois l’esclavage des Pénestes a été dangereux aux Thessaliens, comme celui des hilotes aux Spartiates. Ce sont d’éternels ennemis, épiant sans cesse l’occasion de mettre à profit quelque calamité.
La Crète n’a jamais eu rien de pareil à redouter ; et probablement la cause en est que les divers États qui la composent, [1269b] bien qu’ils se fissent la guerre, n’ont jamais prêté à la révolte un appui qui pouvait tourner contre eux-mêmes, puisqu’ils possédaient tous des serfs périœciens. Lacédémone, au contraire, n’avait que des ennemis autour, d’elle : la Messénie, l’Argolide, l’Arcadie. La première insurrection des esclaves chez les Thessaliens éclata précisément à l’occasion de leur guerre contre les Achéens, les Perrhèbes et les Magnésiens, peuples limitrophes.
S’il est un point qui exige une laborieuse sollicitude, c’est bien certainement la conduite qu’on doit tenir envers les esclaves. Traités avec douceur, ils deviennent insolents et osent bientôt se croire les égaux de leurs maîtres ; traités avec sévérité, ils conspirent contre eux et les abhorrent. Évidemment on n’a pas très bien résolu le problème quand on ne sait provoquer que ces sentiments-là dans le cœur de ses hilotes.
Le relâchement des lois lacédémoniennes à l’égard des femmes est à la fois contraire à l’esprit de la constitution et au bon ordre de l’État. L’homme et la femme, éléments tous deux de la famille, forment aussi, l’on peut dire, les deux parties de l’État : ici les hommes, là les femmes - ; de sorte que, partout où la constitution a mal réglé la position des femmes, il faut dire que la moitié de l’État est sans lois. On peut le voir à Sparte : le législateur, en demandant à tous les membres de sa république tempérance et fermeté, a glorieusement réussi à l’égard des hommes ; mais il a complètement échoué pour les femmes, dont la vie se passe dans tous les dérèglements et les excès du luxe.
La conséquence nécessaire, c’est que, sous un pareil régime, l’argent doit être en grand honneur, surtout quand les hommes sont portés à se laisser dominer par les femmes, disposition habituelle des races énergiques et guerrières. J’en excepte cependant les Celtes et quelques autres nations qui, dit-on, honorent ouvertement l’amour viril. C’est une idée bien vraie que celle du mythologiste qui, le premier, imagina l’union de Mars et de Vénus ; car tous les guerriers sont naturellement enclins à l’amour de l’un ou de l’autre sexe.
Les Lacédémoniens n’ont pu échapper à cette condition générale ; et, tant que leur puissance a duré, leurs femmes ont décidé de bien des affaires. Or, qu’importé que les femmes gouvernent en personne, ou que ceux qui gouvernent soient menés par elles ? Le résultat est toujours le même. Avec une audace complètement inutile dans les circonstances ordinaires de la vie, et qui devient bonne seulement à la guerre, les Lacédémoniennes, dans les cas de danger, n’en ont pas moins été fort nuisibles à leurs maris. L’invasion thébaine l’a bien montré ; inutiles comme partout ailleurs, elles causèrent dans la cité plus de désordre que les ennemis eux-mêmes.
Ce n’est pas au reste sans causes qu’à Lacédémone on négligea, dès l’origine, l’éducation des femmes. [1270a] Retenus longtemps au dehors, durant les guerres contre l’Argolide, et plus tard contre l’Arcadie et la Messénie, les hommes, préparés par la vie des camps, école de tant de vertus, offrirent après la paix une matière facile à la réforme du législateur. Quant aux femmes, Lycurgue, après avoir tenté, dit-on, de les soumettre aux lois, dut céder à leur résistance et abandonner ses projets.
Ainsi, quelle qu’ait été leur influence ultérieure, c’est à elles qu’il faut attribuer uniquement cette lacune de la constitution. Nos recherches ont, du reste, pour objet, non l’éloge ou la censure de qui que ce soit, mais l’examen des qualités et des défauts des gouvernements. Je répéterai pourtant que le dérèglement des femmes, outre que par lui-même il est une tache pour l’état, pousse les citoyens à l’amour effréné de la richesse.
Un autre défaut qu’on peut ajouter à ceux qu’on vient de signaler dans la constitution de Lacédémone, c est la disproportion des propriétés. Les uns possèdent des biens immenses, les autres n’ont presque rien ; et le sol est entre les mains de quelques individus. Ici la faute en est à la loi elle-même. La législation a bien attaché, et avec raison, une sorte de déshonneur à l’achat et à la vente d’un patrimoine ; mais elle a permis de disposer arbitrairement de son bien, soit par donation entre-vifs, soit par testament. Cependant, de part et d’autre, la conséquence est la même.
En outre, les deux cinquièmes des terres sont possédés par des femmes, parce que bon nombre d’entre elles restent uniques héritières, ou qu’on leur a constitué des dots considérables. Il eût été bien préférable, soit d’abolir entièrement l’usage des dots, soit de les fixer à un taux très bas ou tout au moins modique. A Sparte au contraire, on peut donner à qui l’on veut son unique héritière ; et, si le père meurt sans laisser de dispositions, le tuteur peut à son choix marier sa pupille. Il en résulte qu’un pays qui est capable de fournir quinze cents cavaliers et trente mille citoyens, compte à peine un millier de combattants.
Les faits eux-mêmes ont bien démontré le vice de la loi sous ce rapport ; l’état n’a pu supporter un revers unique, et c’est la disette d’hommes qui Fa tué. On assure que sous les premiers rois, pour éviter ce grave inconvénient, que de longues guerres de valent amener, on donna le droit de cité à des étrangers ; et les Spartiates, dit-on, étaient alors dix mille à peu près. Que ce fait soit vrai ou inexact, peu importe ; le mieux serait d’assurer la population guerrière de l’État, en rendant les fortunes égales.
[1270b] Mais la loi même relative au nombre des enfants est contraire à cette amélioration. Le législateur, en vue d’accroître le nombre des Spartiates, a tout fait pour pousser les citoyens à procréer autant qu’ils le pourraient. Par la loi, le père de trois fils est exempt de monter la garde ; le citoyen qui en a quatre est affranchi de tout impôt. On pouvait cependant prévoir sans peine que, le nombre des citoyens s’accroissant, tandis que la division du sol resterait la même, on ne ferait qu’augmenter le nombre des malheureux.
L’institution des Éphores est tout aussi défectueuse. Bien qu’ils forment la première et la plus puissante des magistratures ; tous sont pris dans les rangs inférieurs des Spartiates. Aussi est-il arrivé que ces éminentes fonctions échussent à des gens tout à fait pauvres, qui se sont vendus par misère. On en pourrait citer bien des exemples ; mais ce qui s’est passé de nos jours à l’occasion des Andries le prouve assez. Quelques hommes gagnés par argent ont, autant du moins qu’il fut en leur pouvoir, ruiné l’état. La puissance illimitée, et l’on peut dire tyrannique, des Éphores a contraint les rois eux-mêmes à se faire démagogues. La constitution reçut ainsi une double atteinte ; et l’aristocratie dut faire place à la démocratie.
On doit avouer cependant que cette magistrature peut donner au gouvernement de la stabilité. Le peuple reste calme, quand il a part à la magistrature suprême ; et ce résultat, que ce soit le législateur qui l’établisse, ou le hasard qui ramène, n’en est pus moins avantageux pour la cité. L’état ne peut trouver de salut que dans l’accord des citoyens à vouloir son existence et sa durée, Or, c’est ce qu’on rencontre à Sparte ; la royauté est satisfaite par les attributions qui lui sont accordées ; la classe élevée, par les places du sénat, dont l’entrée est le prix de la vertu ; enfin le reste des Spartiates, par l’Ephorie, qui repose sur l’élection générale.
Mais, s’il convenait de remettre au suffrage universel le choix des Éphores, il aurait fallu aussi trouver un mode d’élection moins puéril que le mode actuel. D’autre part, comme les Éphores, bien que sortis des rangs les plus obscurs, décident souverainement les procès importants, il eût été bon de ne point s’en remettre à leur arbitraire, et d’imposer à leurs jugements des règles écrites et des lois positives. Enfin, les mœurs mêmes des Ephores ne sont pas en harmonie avec l’esprit de la constitution, parce qu’elles sont fort relâchées, et que le reste de la cité est soumis à un régime qu’on pourrait taxer plutôt d’une excessive sévérité ; aussi les Ephores n’ont-ils pas le courage de s’y soumettre, et éludent-ils la loi en se livrant secrètement à tous les plaisirs.
L’institution du sénat est fort loin aussi d’être parfaite. Composée d’hommes d’un âge mûr et dont l’éducation semble assurer le mérite et la vertu, on pourrait croire que cette assemblée offre toute garantie à l’état. Mais laisser à dès hommes la décision de causes importantes, durant leur vie entière, est une institution dont l’utilité est contestable ; car l’intelligence, comme le corps, a sa vieillesse ; [1271a] et le danger est d’autant plus grand que l’éducation des sénateurs n’a pas empêché le législateur lui-même de se défier de leur vertu.
On a vu des hommes investis de cette magistrature être accessibles à la corruption, et sacrifier à la faveur les intérêts de l’état. Aussi eût-il été plus sûr de ne pas les rendre irresponsables, comme ils le sont à Sparte. On aurait tort de penser que la surveillance des Ephores garantisse la responsabilité de tous les magistrats ; c’est accorder beaucoup trop de puissance aux Ephores, et ce n’est pas, d’ailleurs, en ce sens que nous recommandons la responsabilité. Il faut ajouter que l’élection des sénateurs est dans sa forme aussi puérile que celle des Ephores, et l’on ne saurait approuver que le citoyen qui est digne d’être appelé à une fonction publique, vienne la solliciter en personne. Les magistratures doivent être confiées au mérite, qu’il les accepte ou qu’il les refuse.
Mais ici le législateur s’est guidé sur le principe qui éclate dans toute sa constitution. C’est en excitant l’ambition des citoyens qu’il procède au choix des sénateurs ; car on ne sollicite jamais une magistrature que par ambition ; et cependant la plupart des crimes volontaires parmi les hommes n’ont d’autre source que l’ambition et la cupidité.
Quant à la royauté, j’examinerai ailleurs si elle est une institution funeste ou avantageuse aux États. Mais certainement l’organisation qu’elle a reçue et qu’elle conserve à Lacédémone, ne vaut pas l’élection à vie de chacun des deux rois. Le législateur lui-même a désespéré de leur vertu, et ses lois prouvent qu’il se défiait de leur probité. Aussi, les Lacédémoniens les ont souvent fait accompagner dans les expéditions militaires par des ennemis personnels, et la discorde des deux rois leur semblait la sauvegarde de l’État.
Les repas communs qu’ils nomment Phidities, ont également été mal organisés, et la faute en est à leur fondateur. Les frais en devraient être mis à la charge de l’État, comme en Crète. A Lacédémone, au contraire, chacun doit y porter la part prescrite par la loi, bien que l’extrême pauvreté de quelques citoyens ne leur permette pas même de faire cette dépense. L’intention du législateur est donc complètement manquée ; il voulait faire des repas communs une institution toute populaire, et, grâce à la loi, elle n’est rien moins que cela. Les plus pauvres ne peuvent prendre part à ces repas, et pourtant, de temps immémorial, le droit politique ne s’acquiert qu’à cette condition, il est perdu pour celui qui est hors d’état de supporter cette charge.
C’est avec justice qu’on a blâmé la loi relative aux amiraux, elle est une source de dissensions ; car c’est créer, à côté des rois, qui sont pour leur vie généraux de l’armée de terre, une autre royauté presque aussi puissante que la leur.
On peut adresser au système entier du législateur [1271b] le reproche que Platon lui a déjà fait dans ses Lois ; il tend exclusivement à développer une seule vertu, la valeur guerrière. Je ne conteste pas l’utilité de la valeur pour arriver à la domination ; mais Lacédémone s’est maintenue tout le temps qu’elle a fait la guerre ; et le triomphe l’a perdue, parce qu’elle ne savait pas jouir de la paix, et qu’elle ne s’était point livrée à des exercices plus relevés que ceux des combats. Une faute non moins grave, c’est que, tout en reconnaissant que les conquêtes doivent être le prix de la vertu et non de la lâcheté, idée certainement fort juste, les Spartiates en sont venus à placer les conquêtes fort au-dessus de la vertu même ; ce qui est beaucoup moins louable.
Tout ce qui concerne les finances publiques est très défectueux dans le gouvernement de Sparte. Quoique exposé à soutenir des guerres fort dispendieuses, l’État n’a pas de trésor ; et de plus, les contributions publiques sont à peu près nulles ; comme le sol presque entier appartient aux Spartiates, ils mettent entre eux peu d’empressement à faire rentrer les impôts. Le législateur s’est ici complètement mépris sur l’intérêt général ; il a rendu l’État fort pauvre, et les particuliers démesurément avides.
Voilà les critiques principales qu’on pourrait adresser à la constitution de Lacédémone. Je termine ici mes observations.
La constitution Crétoise a beaucoup de rapports avec, la constitution de Sparte. Elle la vaut en quelques points peu importants ; mais elle est dans son ensemble beaucoup moins avancée. La raison en est simple : on assure, et le fait est très probable, que Lacédémone a emprunté de la Crète presque toutes ses lois ; et l’on sait que les choses anciennes sont ordinairement moins parfaites que celles qui les ont suivies. Lorsque Lycurgue, après la tutelle de Charilaüs, se mit à voyager, il résida, dit-on, fort longtemps en Crète, où il retrouvait un peuple de même race que le sien. Les Lyctiens étaient une colonie de Lacédémone ; arrivés en Crète,-ils avaient adopté les institutions des premiers occupants, et tous les serfs de l’île se régissent encore par les lois mêmes de Minos, qui passe pour leur premier législateur.
Par sa position naturelle, la Crète semble appelée à dominer tous les peuples grecs, établis pour la plupart sur les rivages des mers où s’étend cette grande Ile. D’une part, elle touche presqu’au Péloponnèse ; de l’autre, à l’Asie, vers Triope et l’île de Rhodes. Aussi Minos posséda-t-il l’empire de la mer et de toutes les îles environnantes, qu’il conquit ou colonisa ; enfin il porta ses armes jusque dans la Sicile, où il mourut près de Camique.
Voici quelques analogies de la constitution des Crétois avec celle des Lacédémoniens. [1272a] Ceux-ci font cultiver leurs terres par des hilotes, ceux-là par les serfs périœciens ; les repas communs sont établis chez les deux peuples ; et Ton doit ajouter que jadis, à Sparte, ils se nommaient non pas Phidities, mais Andries, comme en Crète, preuve évidente qu’ils en sont venus. Quant au gouvernement, les magistrats appelés Cosme parles Crétois jouissent d’une autorité pareille à celle des Ephores, avec cette seule différence que les Ephores sont au nombre de cinq, et les Cosme au nombre de dix. Les Gérontes qui forment en Crète le sénat sont absolument les Gérontes de Sparte. Dans l’origine, les Crétois avaient aussi la royauté, qu’ils renversèrent plus tard ; et le commandement des armées est aujourd’hui remis aux Cosmes. Enfin, tous les citoyens sans exception ont voix à l’assemblée publique, dont la souveraineté consiste uniquement à sanctionner les décrets des sénateurs et des Cosmes, sans s’étendre à rien autre.
L’organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu’à Lacédémone. A Sparte, chacun doit fournir la quote-part fixée par la loi, sous peine d’être privé de ses droits politiques, comme je l’ai déjà dit. En Crète, l’institution se rapproche bien plus de la communauté. Sur les fruits qu’on récolte et sur les troupeaux qu’on élève, qu’ils soient à l’état ou qu’ils proviennent des redevances pavées par les serfs, on fait deux parts, l’une pour le culte des dieux et pour les fonctionnaires publics, l’autre pour les repas communs, où sont ainsi nourris, aux frais de l’état, hommes, femmes et enfants.
Les vues du législateur sont excellentes sur les avantages de la sobriété, et sur l’isolement des femmes, dont il redoute la fécondité ; mais il a établi le commerce des hommes entre eux, règlement dont nous examinerons plus tard lu valeur, bonne ou mauvaise. Je me borne à dire ici que l’organisation des repas communs en Crète vaut mieux évidemment qu’à Lacédémone.
L’institution des Cosmes est encore inférieure, s’il est possible, à celle des Éphores ; elle en a tous les vices, puisque les Cosmes sont également des gens d’un mérite très vulgaire. Mais elle n’a pas en Crète les avantages que Sparte en a su tirer. A Lacédémone, la prérogative que donne au peuple cette suprême magistrature nommée par le suffrage universel, lui fait aimer la constitution ; en Crète, au contraire, les Cosmes sont pris dans quelques familles privilégiées, et non point dans l’universalité des citoyens ; de plus, il faut avoir été Cosme pour entrer au sénat. Cette dernière institution présente les mêmes défauts qu’à Lacédémone ; l’irresponsabilité déplaces à vie y constitue de même un pouvoir exorbitant ; et ici se retrouve l’inconvénient d’abandonner les décisions judiciaires à l’arbitraire des sénateurs, sans les renfermer dans des lois écrites. La tranquillité du peuple, exclu de cette magistrature, ne prouve pas le mérite de la constitution. Les Cosmes n’ont pas comme les Ephores occasion de se laisser gagner ; [1272b] personne ne vient les acheter dans leur île.
Pour remédier aux vices de leur constitution, les Crétois ont imaginé un expédient qui contredit tous les principes de gouvernement, et qui n’est qu’absurdement violent. Les Cosmes sont souvent déposés par leurs propres collègues, ou par de simples citoyens insurgés contre eux. Les Cosmes ont du reste la faculté d’abdiquer quand bon leur semble. Mais, à cet égard, on doit s’en remettre à la loi, bien plutôt qu’au caprice individuel, qui n’est rien moins qu’une règle assurée. Mais, ce qui est encore plus funeste à l’état, c’est la suspension absolue de cette magistrature, quand des citoyens puissants, ligués entre eux, renversent les Cosmes, pour se soustraire aux jugements qui les menacent. Grâce à toutes ces perturbations, la Crète n’a point, à vrai dire, un gouvernement, elle n’en a que, l’ombre ; la violence seule y règne ; continuellement les factieux appellent aux armes le peuple et leurs amis j’ils se donnent un chef, et engagent la guerre civile pour amener des révolutions.
En quoi un pareil désordre diffère-t-il de l’anéantissement provisoire de la constitution, et de la dissolution absolue du lien politique ? Un État ainsi troublé est la proie facile de qui veut ou peut l’attaquer. Je le répète, la situation seule de la Crète l’a jusqu’à présent sauvée. L’éloignement a tenu lieu des lois qui ailleurs proscrivent les étrangers. C’est aussi ce qui maintient les serfs dans le devoir, tandis que les hilotes se soulèvent si fréquemment. Les Crétois n’ont point étendu leur puissance au dehors ; et la guerre étrangère, récemment portée chez eux, a bien fait voir toute la faiblesse de leurs institutions.
Je n’en dirai pas davantage sur le gouvernement de la Crète.
Carthage paraît encore jouir d’une bonne
constitution, plus complète que celle des autres États sur bien des points, et
à quelques égards semblable à celle de Lacédémone. Ces trois gouvernements de
Crète, de Sparte et de Carthage, ont de grands rapports entre eux ; et ils
sont très supérieurs à tous les gouvernements connus. Les Carthaginois, en
particulier, possèdent des institutions excellentes ; et ce qui prouve
bien toute la sagesse de leur constitution, c’est que, malgré la part de
pouvoir qu’elle accorde au peuple, on n’a jamais- vu h Carthage de changement
de gouvernement, et qu’elle n’a eu, chose remarquable, ni émeute, ni tyran.
Je citerai quelques analogies entre Sparte et Carthage. Les repas communs des sociétés politiques ressemblent aux Phidities lacédémoniennes ; les Cent-Quatre remplacent les Éphores ; mais la magistrature carthaginoise est préférable, en ce que ses membres, au lieu d’être tirés des classes obscures, sont pris parmi les hommes les plus vertueux. Les rois et le sénat se rapprochent beaucoup dans les deux constitutions ; mais Carthage est plus prudente et ne demande pas ses rois à une famille unique ; elle ne les prend pas non plus dans toutes les familles indistinctement ; elle s’en remet à l’élection, et non pas à l’âge, pour amener le mérite au pouvoir. Les rois, maîtres d’une immense autorité, [1273a] sont bien dangereux quand ils sont des hommes médiocres ; et ils ont fait déjà bien du mal à Lacédémone.
Les déviations de principes signalées et critiquées si souvent, sont communes à tous les gouvernements que nous avons jusqu’à présent étudiés. La constitution Carthaginoise, comme toutes celles dont la base est à la fois aristocratique et républicaine, penche tantôt vers la démagogie, tantôt vers l’oligarchie : par exemple, la royauté et le sénat, quand leur avis est unanime, peuvent porter certaines affaires et en soustraire certaines autres à la connaissance du peuple, qui n’a droit de les décider qu’en cas de dissentiment. Mais, une fois qu’il en est saisi, il peut non seulement se faire exposer les motifs des magistrats, mais aussi prononcer souverainement ; et chaque citoyen peut prendre la parole sur l’objet en discussion, prérogative qu’on chercherait vainement ailleurs.
D’un autre côté, laisser aux Pentarchies, chargées d’une foule d’objets importants, la faculté de se recruter elles-mêmes ; leur permettre de nommer la première de toutes les magistratures, celle des Cent ; leur accorder un exercice plus long qu’à toutes les autres fonctions, puisque, sortis de charge, ou simples candidats, les Pentarques sont toujours aussi puissants, ce sont là des institutions oligarchiques. C’est, d’autre part, un établissement aristocratique que celui de fonctions gratuites non désignées par le sort ; et je retrouve la même tendance dans quelques autres institutions, comme celle déjuges qui prononcent sur toute espèce de causes, sans avoir, comme à Lacédémone, des attributions spéciales.
Si le gouvernement de Carthage dégénère surtout de l’aristocratie à l’oligarchie, il faut en voir la cause dans une opinion qui paraît y être assez généralement reçue : on y est persuadé que les fonctions publiques doivent être confiées non pas seulement aux gens distingués, mais aussi à la richesse, et qu’un citoyen pauvre ne peut quitter ses affaires et gérer avec probité celles de l’état. Si donc choisir d’après la richesse est un principe oligarchique, et choisir d’après le mérite un principe aristocratique, le gouvernement de Carthage formerait une troisième combinaison, puisqu’on y tient compte à la fois de ces deux conditions, surtout dans l’élection des magistrats suprêmes, celle des rois et des généraux.
Cette altération du principe aristocratique est un faute qu’on doit faire remonter jusqu’au législateur lui-même ; un de ses premiers soins doit être, dès l’origine, d’assurer du loisir aux citoyens les plus distingués, et de faire en sorte que la pauvreté ne puisse jamais porter atteinte à leur considération, soit comme magistrats, soit comme simples particuliers. Mais si l’on doit avouer que la fortune mérite attention, à cause du loisir qu’elle procure, il n’en est pas moins dangereux de rendre vénales les fonctions les plus élevées, comme celle de roi et de général. Une loi de ce genre rend l’argent plus honorable que le mérite, et inspire l’amour de l’or à la république entière.
L’opinion des premiers de l’état fait règle pour les autres citoyens, toujours prêts à les suivre. Or, partout où le mérite n’est pas plus estimé que tout le reste, [1273b] il ne peut exister de constitution aristocratique vraiment solide. Il est tout naturel que ceux qui ont acheté leurs charges s’habituent à s’indemniser par elles, quand, à force d’argent, ils ont atteint le pouvoir ; l’absurde est de supposer que, si un homme pauvre, mais honnête, peut vouloir s’enrichir, un homme dépravé, qui a chèrement payé son emploi, ne le voudra pas. Les fonctions publiques doivent être confiées aux plus capables ; mais le législateur, s’il a négligé d’assurer une fortune aux citoyens distingués, pourrait au moins garantir l’aisance aux magistrats.
On peut blâmer encore le cumul des emplois, qui passe à Carthage pour un grand honneur. Un homme ne peut bien accomplir qu’une seule chose à la fois. C’est le devoir du législateur d’établir cette division des emplois, et de ne pas exiger d’un même individu qu’il fasse de la musique et des souliers. Quand l’état n’est pas trop restreint, il est plus conforme au principe républicain et démocratique d’ouvrir au plus grand nombre possible de citoyens l’accès des magistratures ; car l’on obtient alors, ainsi que nous l’avons dit, ce double avantage que les affaires administrées plus en commun se font mieux et plus vite. On peut voir la vérité de ceci dans les opérations de la guerre et dans celles de la marine, où chaque homme a, pour ainsi dire, un emploi spécial d’obéissance ou de commandement.
Carthage se sauve des dangers de son gouvernement oligarchique en enrichissant continuellement une partie du peuple, qu’on envoie dans les villes colonisées. C’est un moyen d’épurer et de maintenir l’état ; mais alors, il ne doit sa tranquillité qu’au hasard, et c’était à la sagesse du législateur de la lui assurer. Aussi, en cas de revers, si la masse du peuple vient à se soulever contre l’autorité, les lois n’offriront pas une seule ressource pour rendre à l’État la paix intérieure.
Je termine ici l’examen des constitutions justement célèbres de Sparte, de Crète et de Carthage.
Parmi les hommes qui ont publié leur système sur la meilleure constitution, les uns n’ont jamais d’aucune façon manié les affaires publiques, et n’ont été que de simples citoyens ; nous avons cité tout ce qui, dans leurs ouvrages, méritait quelque attention. D’autres ont été législateurs, soit de leur propre pays, soit de peuples étrangers, et ont personnellement gouverné. Parmi ceux-ci, les uns n’ont fait que des lois, les autres ont fondé aussi des États. Lycurgue et Solon, par exemple, ont tous deux porté des lois et fondé des gouvernements.
J’ai précédemment examiné la constitution de
Lacédémone. Quant à Solon, c’est un grand législateur, aux yeux de quelques
personnes qui lui attribuent d’avoir détruit la toute-puissance de l’oligarchie,
mis fin à l’esclavage du peuple, et constitué la démocratie nationale par un
juste équilibre d’institutions, oligarchiques par le sénat de l’aréopage,
aristocratiques par l’élection des magistrats, et démocratiques par l’organisation
des tribunaux. [1274a]
Mais il paraît certain que Solon conserva, tels qu’il les
trouva établis, le sénat de l’aréopage et le principe d’élection pour les
magistrats, et qu’il créa seulement le pouvoir du peuple, en ouvrant les
fonctions judiciaires à tous les citoyens.
C’est dans ce sens qu’on lui reproche d’avoir
détruit la puissance du sénat et celle des magistrats élus, en rendant la
judicature désignée par le sort souveraine maîtresse de l’État. Cette loi une fois
établie, les flatteries dont le peuple fut l’objet, comme un véritable tyran,
amenèrent à la tête des affaires la démocratie telle qu’elle règne de nos
jours. Éphialte mutila les attributions de l’aréopage, comme le fit aussi
Périclès, qui alla jusqu’à donner un salaire aux juges ; et, à leur
exemple, chaque démagogue porta la démocratie, par degrés, au point où nous la
voyons maintenant. Mais il ne paraît pas que telle ait été l’intention
primitive de Solon ; et ces changements successifs ont été bien plutôt
tous accidentels.
Ainsi, le peuple, orgueilleux d’avoir remporté la victoire navale dans la guerre Médique, écarta des fonctions publiques les hommes honnêtes, pour remettre les affaires à des démagogues corrompus. Mais pour Solon, il n’avait accordé au peuple que la part indispensable de puissance, c’est-à-dire, le choix des magistrats, et le droit de leur faire rendre des comptes ; car, sans ces deux prérogatives, le peuple est ou esclave ou hostile. Mais toutes les magistratures avaient été données par Solon aux citoyens distingués et aux riches, à ceux qui possédaient cinq cents médimnes de revenu, Zeugites, et à la troisième classe, composée des Chevaliers ; la quatrième, celle des mercenaires, n’avait accès à aucune fonction publique.
Zaleucus a donné des lois aux Locriens Epizéphyriens, et Charondas de Catane, à sa ville natale et à toutes les colonies que fonda Chalcis en Italie et en Sicile. A ces deux noms, quelques auteurs ajoutent celui d’Onomacrite, le premier, selon eux, qui étudia la législation avec succès. Quoique Locrien, il s’était instruit en Crète, où il était allé pour apprendre l’art des devins. On ajoute qu’il fut l’ami de Thaïes, dont Lycurgue et Zaleucus furent les disciples, comme Charondas fut celui de Zaleucus ; mais pour avancer toutes ces assertions, il faut faire une très étrange confusion des temps.
Philolaüs de Corinthe fut le législateur de Thèbes ; il était de la famille des Bacchiades, et lorsque Dioclès, le vainqueur des jeux Olympiques, dont il était l’amant, dut fuir sa patrie pour se soustraire à la passion incestueuse de sa mère Halcyone, Philolaüs se retira à Thèbes, où tous les deux finirent leurs jours. On montre encore à cette heure leurs deux tombeaux placés en regard ; de l’un, on aperçoit le territoire de Corinthe, qu’on ne peut découvrir de l’autre.
Si l’on en croit la tradition, Dioclès et Philolaüs eux-mêmes l’avaient ainsi prescrit dans leurs dernières volontés. Le premier, par ressentiment de son exil, ne voulut pas que, de sa tombe, la vue dominât la plaine de Corinthe ; le second, au contraire, le désira. Tel est le récit de leur séjour à Thèbes. [1274b] Parmi les lois que Philolaus a données à cette ville, je citerai celles qui concernent les naissances, et qu’on y appelle encore les Lois fondamentales. Ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir statué que le nombre des héritages resterait toujours immuable.
Charondas n’a rien de spécial que sa loi contre les faux témoignages, genre de délit dont il s’est occupé le premier ; mais par la précision et la clarté de ses lois, il l’emporte sur les législateurs mêmes de nos jours. L’égalité des fortunes est le principe qu’a particulièrement développé Phaléas. Les principes spéciaux de Platon sont la communauté des femmes et des enfants, celle des biens, et les repas communs des femmes. Ou distingue aussi dans ses ouvrages la loi contre l’ivresse, celle qui donne, à des hommes sobres la présidence des banquets, celle qui prescrit dans l’éducation militaire l’exercice simultané des deux mains, pour que l’une des deux ne reste pas inutile et que toutes deux soient également adroites.
Dracon a fait aussi des lois ; mais c’était pour un gouvernement déjà constitué ; elles n’ont rien de particulier ni de mémorable que la rigueur excessive et la gravité des peines. Pittacus a fait des lois, mais n’a pas fondé de gouvernement. Une disposition qui lui est spéciale est celle qui punit d’une peine double les fautes commises pendant l’ivresse. Comme les délits sont plus fréquents dans cet état qu’ils ne le sont à jeun, il a beaucoup plus consulté, en cela, Futilité générale de la répression que l’indulgence méritée par un homme pris de vin. Androdamas de Rhégium, législateur de Chalcis, en Thrace, a laissé des lois sur le meurtre, et sur les filles, uniques héritières ; mais on ne pourrait cependant citer de lui aucune institution qui lui appartînt en propre.
Telles sont les considérations que nous a suggérées l’examen des constitutions existantes et de celles qu’ont imaginées quelques écrivains.
Quand on étudie la nature et l’espèce particulière des gouvernements divers, la première des questions, c’est de savoir ce qu’on entend par l’État. Dans le langage vulgaire, ce mot est fort équivoque ; et tel acte pour les uns émane de l’état, qui pour les autres n’est que l’acte d’une minorité oligarchique ou d’un tyran. Pourtant l’homme politique et le législateur ont uniquement l’état en vue dans tous leurs travaux ; et le gouvernement n’est qu’une certaine organisation imposée à tous les membres de l’état.
Mais l’État n’étant, comme tout autre système complet et formé de parties nombreuses, qu’une agrégation d’éléments, il faut évidemment se demander tout d’abord ce que c’est que le citoyen, puisque les citoyens, en certain nombre, sont les éléments mêmes de l’état. [1275a] Ainsi, recherchons en premier lieu à qui appartient le nom de citoyen et ce qu’il veut dire, question souvent controversée et sur laquelle les avis sont loin d’être unanimes, tel étant citoyen pour la démocratie, qui cesse souvent de l’être pour un état oligarchique.
Nous écarterons de la discussion les citoyens qui ne le sont qu’en vertu d’un titre accidentel, comme ceux qu’on fait par un décret. On n’est pas citoyen par le fait seul du domicile ; car le domicile appartient encore aux étrangers domiciliés et aux esclaves. On ne l’est pas non plus par le seul droit d’ester en justice comme demandeur et comme défendeur ; car ce droit peut être conféré par un simple traité de commerce. Le domicile et l’action juridique peuvent donc appartenir à des gens qui ne sont pas citoyens. Tout au plus, dans quelques États, limite-t-on la jouissance pour les domiciliés : on leur impose, par exemple, de se choisir une caution ; et c’est une restriction au droit qu’on leur accorde.
Les enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de l’inscription civique, et les vieillards qui en ont été rayés sont dans une position presque analogue : les uns et les autres sont bien certainement citoyens ; mais on ne peut leur donner ce titre d’une manière absolue, et l’on doit ajouter pour ceux-là qu’ils sont des citoyens incomplets ; pour ceux-ci, qu’ils sont des citoyens émérites. Qu’on adopte, si l’on veut, toute autre expression, les mots importent peu ; on comprend sans peine quelle est ma pensée. Ce que je cherche, c’est l’idée absolue du citoyen, dégagée de toutes les imperfections que nous venons de signaler. A l’égard des citoyens notés d’infamie et des exilés, mêmes difficultés et même solution. Le trait éminemment distinctif du vrai citoyen, c’est la jouissance des fonctions de juge et de magistrat. D’ailleurs les magistratures peuvent être tantôt temporaires, de façon à n’être jamais remplies deux fois par le même individu, ou bien limitées, suivant toute autre combinaison ; tantôt générales et sans limites, comme celles déjuge et de membre de l’assemblée publique.
On niera peut-être que ce soient là de véritables magistratures et qu’elles confèrent quelque pouvoir aux individus qui en jouissent ; mais il nous paraîtrait assez plaisant de n’accorder aucun pouvoir à ceux-là même qui possèdent la souveraineté. Du reste, j’attache à ceci peu d’importance ; c’est encore une question de mots. La langue n’a pas de terme unique pour rendre l’idée de juge et de membre de l’assemblée publique ; j’adopte, afin de préciser cette idée, les mots de magistrature générale, et j’appelle citoyens tous ceux qui en jouissent. Cette définition du citoyen s’applique mieux que toute autre à ceux que l’on qualifie ordinairement de ce nom.
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que, dans toute série de choses où les sujets sont spécifiquement dissemblables, il peut se faire que l’un soit premier, l’autre second, et ainsi de suite, et qu’il n’existe pourtant entre eux aucun rapport de communauté, dans la nature essentielle de ces choses, ou bien que ce rapport ne soit qu’indirect. [1275b] De même, les constitutions se montrent à nous diverses dans leurs espèces, celles-ci au dernier rang, celles-là au premier, puisqu’il faut bien placer les constitutions faussées et corrompues après celles qui ont conservé toute leur pureté : je dirai plus tard ce que j’entends par constitution corrompue. Dès lors, le citoyen varie nécessairement d’une constitution à Vautre, et le citoyen tel que nous l’avons défini est surtout le citoyen de la démocratie.
Ceci ne veut pas dire qu’il ne puisse l’être encore ailleurs ; mais il ne l’y est pas nécessairement. Quelques constitutions ne reconnaissent pas de peuple ; au lieu d’assemblée publique, c’est un sénat ; et les fonctions de juge sont attribuées à des corps spéciaux, comme à Lacédémone, où les Ephores se partagent toutes les affaires civiles, où les Gérontes connaissent les affaires de meurtre, et où les autres causes peuvent ressortir encore à différents tribunaux ; et comme à Carthage, où quelques magistratures ont le privilège exclusif de tous les jugements.
Notre définition du citoyen doit donc être modifiée en ce sens. Nulle part ailleurs que dans la démocratie, il n’existe de droit commun et illimité d’être membre de l’assemblée publique et d’être juge. Ce sont au contraire des pouvoirs tout spéciaux ; car on peut étendre à toutes les classes de citoyens, ou limiter à quelques-unes, la faculté de délibérer sur les affaires d’intérêt public et celle de juger ; cette faculté même peut s’appliquer à tous les objets, ou bien être restreinte à quelques-uns. Donc évidemment, le citoyen, c’est l’individu qui peut avoir à l’assemblée publique et au tribunal voix délibérante, quel que soit d’ailleurs l’état dont il est membre ; et j’entends positivement par l’état une masse d’hommes de ce genre, qui possède tout ce qu’il lui faut pour fournir aux nécessités de l’existence.
Dans le langage usuel, le citoyen est l’individu né d’un père citoyen et d’une mère citoyenne ; une seule des deux conditions ne suffirait pas. Quelques personnes poussent plus loin l’exigence et demandent deux ou trois ascendants, ou même davantage. Mais de cette définition, qu’on croit aussi simple que républicaine, naît une autre difficulté, c’est de savoir si ce troisième ou quatrième ancêtre est citoyen. Aussi, Gorgias de Léontium, moitié par embarras, moitié par moquerie, prétendait-il que les citoyens de Larisse étaient fabriqués par des ouvriers qui n’avaient que ce métier-là et qui fabriquaient des Larissiens comme un potier fabrique un pot. Pour nous, la question serait fort simple : ils étaient citoyens, s’ils jouissaient des droits énoncés dans notre définition ; car être né d’un père citoyen et d’une mère citoyenne, est une condition qu’on ne peut raisonnablement exiger des premiers habitants, des fondateurs de la cité.
On révoquerait en doute avec plus de justice le droit de ceux qui n’ont été faits citoyens que par suite d’une révolution, comme Clisthène en fit tant après l’expulsion des tyrans à Athènes, en introduisant en foule dans les tribus les étrangers et les esclaves domiciliés. Pour ceux-là, la vraie question est de savoir, non pas s’ils sont citoyens, mais s’ils le sont justement ou injustement. [1276a] Il est vrai que, même à cet égard, on pourrait se demander encore si l’on est citoyen, quand on l’est injustement ; l’injustice équivalant ici à une véritable erreur. Mais on peut répondre que nous voyons tous les jours des citoyens injustement promus aux fonctions publiques, n’en être pas moins magistrats à nos yeux, bien qu’ils ne le soient pas justement. Le citoyen est pour nous un individu investi d’un certain pouvoir ; il suffit donc de jouir de ce pouvoir pour être citoyen, comme nous l’avons dit ; et même les citoyens faits par Clisthène l’étaient bien positivement. Quant à la question de justice ou d’injustice, elle se rattache à celle que nous avions posée en premier lieu : tel acte est-il émané de l’État, ou n’en est-il pas émané ? C’est ce qui peut faire doute dans bien des cas. Ainsi, quand la démocratie succède à l’oligarchie ou à la tyrannie, bien des gens pensent qu’on doit décliner l’accomplissement des traités existants, contractés, disent-ils, non par l’état, mais par le tyran. Il n’est pas besoin de citer tant d’autres raisonnements du même genre, qui se fondent tous sur ce principe que le gouvernement n’a été qu’un fait de violence, sans aucun rapport à l’utilité générale.
Si la démocratie, de son côté, a contracté des engagements, ses actes sont tout aussi bien actes de l’État que ceux de l’oligarchie et de la tyrannie. Ici, la vraie difficulté consiste à reconnaître dans quel cas on doit soutenir, ou que l’État est resté le même, ou qu’il n’est pas resté le même, mais qu’il est complètement changé. C’est un examen bien superficiel de la question que de considérer seulement le lieu et les individus ; car il peut arriver que l’état ait son chef-lieu isolé, et ses membres disséminés, ceux-ci résidant dans tel endroit, et ceux-là dans tel autre. La question ainsi envisagée deviendrait extrêmement simple ; et les acceptions diverses du mot cité suffisent sans peine à la résoudre.
Mais à quoi reconnaîtra-t-on l’identité de la cité, quand le même lieu reste constamment occupé par des habitants ? Ce ne sont certainement pas les murailles qui constitueront cette unité ; car il serait possible en effet d’enclore d’un rempart continu le Péloponnèse entier ; On a vu des cités avoir des dimensions presque aussi vastes, et représenter dans leur circonscription plutôt une nation qu’une ville : témoin Babylone prise par l’ennemi depuis trois jours, qu’un de ses quartiers l’ignorait encore. Du reste, nous trouverons ailleurs l’occasion de traiter utilement cette question ; l’étendue de la cité est un objet que l’homme politique ne doit pas négliger, de même qu’il doit s’enquérir des avantages d’une seule cité, ou de plusieurs, dans l’état.
Mais admettons que le même lieu reste habité par les mêmes individus. Dès lors est-il possible, tant que la race des habitants reste la même, de soutenir que l’état est identique, malgré l’alternative continuelle des décès et des naissances, de même qu’on admet l’identité des fleuves et des sources, bien que les ondes s’en renouvellent et s’écoulent perpétuellement ? Ou bien doit-on prétendre que seulement les hommes restent les mêmes, mais que l’État change ? [1276b] En effet, l’État est une sorte d’association ; s’il est une association de citoyens obéissant à une constitution, cette constitution venant à changer et à se modifier dans sa forme, il s’ensuit nécessairement, ce semble, que l’état ne reste pas identique ; c’est comme le chœur, qui, figurant tour à tour dans la comédie et dans la tragédie, est changé pour nous, bien que souvent il se compose des mêmes acteurs.
Cette remarque s’applique également à toute autre association, à tout autre système, qu’on déclare changé quand l’espèce de la combinaison vient à l’être ; c’est comme l’harmonie, où les mêmes sons peuvent donner tantôt le mode dorien, tantôt le mode phrygien. Si donc ceci est vrai, c’est à la constitution surtout qu’il faut regarder pour prononcer sur l’identité de l’état. Il se peut, d’ailleurs, qu’il reçoive une dénomination différente, les individus qui le composent demeurant les mêmes ; ou qu’il garde sa première dénomination, malgré le changement radical des individus.
C’est d’ailleurs une autre question de savoir s’il convient, après une révolution, de remplir les engagements contractés ou de les rompre.
Une question qui fait suite à celle-ci, c’est de savoir s’il existe identité entre la vertu de l’individu privé et la vertu du citoyen ; ou bien, si elles diffèrent l’une de l’autre. Pour procéder régulièrement à cette recherche, il faut d’abord nous faire une idée de la vertu du citoyen.
Le citoyen, comme le matelot, est membre d’une association. A bord du navire, quoique chacun ait un emploi différent, que l’un soit rameur, l’autre pilote, celui-ci second, celui-là chargé de telle autre fonction, il est clair que, malgré les appellations et les fonctions qui constituent à proprement parler une vertu spéciale pour chacun d’eux, tous concourent néanmoins à un but commun, c’est-à-dire au salut de l’équipage, que tous assurent pour leur part, et que chacun d’entre eux recherche également.
Les membres de la cité ressemblent exactement aux matelots : malgré la différence de leurs emplois, le salut de l’association est leur œuvre commune ; et l’association ici, c’est l’état. La vertu du citoyen se rapporte donc exclusivement à l’État. Mais comme l’État revêt bien des formes diverses, il est clair que la vertu du citoyen dans sa perfection ne peut être une ; la vertu qui fait l’homme de bien, au contraire, est une et absolue. De là, cette conclusion évidente, que la vertu du citoyen peut être une tout autre vertu que celle de l’homme privé.
On peut encore traiter cette question d’un point de vue différent, qui tient à la recherche de la république parfaite. S’il est impossible en effet que l’État ne compte parmi ses membres que des hommes de bien ; et si chacun cependant doit y remplir scrupuleusement les fonctions qui lui sont confiées, ce qui suppose toujours quelque vertu ; [1277a] comme il n’est pas moins impossible que tous les citoyens agissent tous identiquement, il faut dès lors avouer qu’il ne peut exister d’identité entre la vertu politique et la vertu privée. Dans la république parfaite, la vertu civique doit appartenir à tous, puisqu’elle est la condition indispensable de la perfection de la cité ; mais il n’est pas possible que tous y possèdent la vertu de l’homme privé, à moins d’admettre que, dans cette cité modèle, tous les citoyens doivent nécessairement être gens de bien.
Bien plus : l’état se forme d’éléments dissemblables ; et de même que l’être vivant se compose essentiellement d’une âme et d’un corps ; l’âme, de la raison et de l’instinct ; la famille, du mari et de la femme ; la propriété, du maître et de l’esclave ; de même tous ces éléments-là se trouvent dans l’État, accompagnés encore de bien d’autres non moins hétérogènes ; ce qui empêche nécessairement qu’il n’y ait unité de vertu pour tous les citoyens, de même qu’il rie peut y avoir unité d’emploi dans les chœurs, où l’un est coryphée et l’autre figurant.
Il est donc certain que la vertu du citoyen et la vertu prise en général, ne sont point absolument identiques. Mais qui donc pourra réunir cette double vertu du bon citoyen et de l’honnête homme ? Je l’ai dit : c’est le magistrat digne du commandement qu’il exerce et qui est à la fois vertueux et habile ; car l’habileté n’est pas moins nécessaire que la vertu à l’homme d’État. Aussi a-t-on dit qu’il fallait donner aux hommes destinés au pouvoir une éducation spéciale ; et de fait, nous voyons les enfants des rois apprendre tout particulièrement l’équitation et la politique. Euripide lui-même, quand il dit :
Point de ces vains talents à l’État inutiles,
semble croire qu’on peut apprendre à commander.
Si donc la vertu du bon magistrat est identique à celle de l’homme de bien, et si l’on reste citoyen même en obéissant à un supérieur, la vertu du citoyen en général ne peut être dès lors absolument identique à celle de l’homme honnête. Ce sera seulement la vertu d’un certain citoyen, puisque la vertu des citoyens n’est pas identique à celle du magistrat qui les gouverne. C’était là sans doute la pensée de Jason, quand il disait :
qu’il mourrait de misère s’il cessait de régner, n’ayant point appris à vivre en simple particulier.
On n’en estime pas moins fort haut le talent de savoir également obéir et commander ; et c’est dans cette double perfection de commandement et d’obéissance, qu’on place ordinairement la suprême vertu du citoyen. Mais si le commandement doit être le partage de l’homme de bien, et que savoir obéir et savoir commander soient les talents indispensables du citoyen, on ne peut certainement pas dire qu’ils soient dignes de louanges absolument égales. On doit accorder ces deux points : d’abord, que l’être qui obéit et celui qui commande ne doivent pas apprendre tous deux les mêmes choses ; et en second lieu, que le citoyen doit posséder l’un et l’autre talent de savoir tantôt jouir de l’autorité, et tantôt se résigner à l’obéissance. Voici comment on prouverait ces deux assertions.
Il y a un pouvoir du maître ; et ainsi que nous l’avons reconnu, il n’est relatif qu’aux besoins indispensables de la vie ; il n’exige pas que l’être qui commande soit capable de travailler lui-même ; il exige bien plutôt qu’il sache employer ceux qui lui obéissent. Le reste appartient à l’esclave ; et j’entends par le reste, la force nécessaire pour accomplir tout le service domestique. Les espèces d’esclaves sont aussi nombreuses que le sont leurs métiers divers ; [1277b] on pourrait bien ranger encore parmi eux les manœuvres, qui, comme leur nom l’indique, vivent du travail de leurs mains. Parmi les manœuvres, on doit comprendre aussi tous les ouvriers des professions mécaniques ; et voilà pourquoi, dans quelques états, on a exclu les ouvriers des fonctions publiques, auxquelles ils n’ont pu atteindre qu’au milieu des excès de la démagogie.
Mais ni l’homme vertueux, ni l’homme d’État, ni le bon citoyen n’ont besoin, si ce n’est quand ils peuvent y trouver leur utilité personnelle, de savoir tous ces travaux-là, comme les savent les hommes destinés à l’obéissance. Dans l’État, il ne s’agit plus ni de maître ni d’esclave : il n’y a qu’une autorité qui s’exerce à l’égard d’êtres libres et égaux par la naissance. C’est donc là l’autorité politique à laquelle le futur magistrat doit se former en obéissant d’abord lui-même, de même qu’on apprend à commander un corps de cavalerie, en étant simple cavalier ; à être général, en exécutant les ordres d’un général ; à conduire une phalange, un bataillon, en servant comme soldat dans l’une et dans l’autre. C’est donc dans ce sens qu’il est juste de soutenir que la seule et véritable école du commandement, c’est l’obéissance.
Il n’en est pas moins certain que le mérite de l’autorité et celui de la soumission sont fort divers, bien que le bon citoyen doive réunir en lui la science et la force de l’obéissance et du commandement, et que sa vertu consiste précisément à connaître ces deux faces opposées du pouvoir qui s’applique aux êtres libres. Elles doivent être connues aussi de l’homme de bien ; et si la sagesse et l’équité du commandement sont tout autres que la sagesse et l’équité de l’obéissance, puisque le citoyen reste libre même lorsqu’il obéit, les vertus du citoyen, et, par exemple, sa sagesse, ne sauraient être constamment les mêmes ; elles doivent varier d’espèce selon qu’il obéit ou qu’il commande. C’est ainsi que le courage et la sagesse diffèrent complètement pour la femme et pour l’homme. Un homme paraîtrait lâche, s’il n’était brave que comme l’est une femme brave ; une femme semblerait bavarde, si elle n’était réservée qu’autant que doit l’être l’homme qui sait se conduire. C’est ainsi que dans la famille les fonctions de l’homme et celles de la femme sont fort opposées, le devoir de l’un étant d’acquérir, et celui de l’autre de conserver.
La seule vertu spéciale du commandement, c’est la prudence ; quant à toutes les autres, elles sont nécessairement l’apanage commun de ceux qui obéissent et de ceux qui commandent. La prudence n’est pas une vertu de sujet ; la vertu propre du sujet, c’est une juste confiance en son chef ; le citoyen qui obéit est comme le fabricant de flûtes ; le citoyen qui commande est comme l’artiste qui doit se servir de l’instrument.
Cette discussion a donc eu pour objet de faire voir jusqu’à quel point la vertu politique et la vertu privée sont identiques ou différentes, en quoi elles se confondent, et en quoi elles s’éloignent l’une de l’autre.
Il reste encore une question à résoudre à l’égard du citoyen. N’est-on réellement citoyen qu’autant que l’on peut entrer en participation du pouvoir, ou ne doit-on pas mettre aussi les artisans au rang des citoyens ? Si l’on donne ce titre même à des individus exclus du pouvoir public, dès lors le citoyen n’a plus en général la vertu et le caractère que nous lui avons assignés, puisque de l’artisan on fait un citoyen. Mais si l’on refuse ce titre aux artisans, quelle sera leur place dans la cité ? Ils n’appartiennent certainement ni à la classe des étrangers, ni à celle des domiciliés. On peut dire, il est vrai, qu’il n’y a rien là de fort singulier, [1278a] puisque ni les esclaves ni les affranchis n’appartiennent davantage aux classes dont nous venons de parler.
Mais il est certain qu’on ne doit pas élever au rang de citoyens tous les individus dont l’état a cependant nécessairement besoin. Ainsi, les enfants ne sont pas citoyens comme les hommes : ceux-ci le sont d’une manière absolue ; ceux-là le sont en espérance, citoyens sans doute, mais citoyens imparfaits. Jadis, dans quelques états, tous les ouvriers étaient ou des esclaves ou des étrangers ; et dans la plupart, il en est encore de même aujourd’hui. Mais la constitution parfaite n’admettra jamais l’artisan parmi les citoyens. Si de l’artisan aussi l’on veut faire un citoyen, dès lors la vertu du citoyen, telle que nous l’avons définie, doit s’entendre, non pas de tous les hommes de la cité, non pas même de tous ceux qui ne sont que libres, elle doit s’entendre de ceux-là seulement qui n’ont point à travailler nécessairement pour vivre.
Travailler aux choses indispensables de la vie pour la personne d’un individu, c’est être esclave ; travailler pour le public, c’est être ouvrier et mercenaire. Il suffit de donner à ces faits la moindre attention pour que la question soit parfaitement claire, dès qu’on la pose ainsi. En effet, les constitutions étant diverses, les espèces de citoyens le seront nécessairement autant qu’elles ; et ceci est vrai surtout du citoyen considéré en tant que sujet. Par conséquent, dans telle constitution, l’ouvrier et le mercenaire seront de toute nécessité des citoyens. Ailleurs, ils ne sauraient l’être en aucune façon, par exemple dans l’état que nous appelons aristocratique, où l’honneur des fonctions publiques se répartit à la vertu et à la considération ; car l’apprentissage de la vertu est incompatible avec une vie d’artisan et de manœuvre.
Dans les oligarchies, le mercenaire ne peut être citoyen, parce que l’accès des magistratures n’est ouvert qu’aux cens élevés ; mais l’artisan peut l’être, puisque la plupart des artisans parviennent à la fortune. A Thèbes, la loi écartait de toute fonction celui qui n’avait pas cessé le commerce depuis plus de dix ans. Presque tous les gouvernements ont appelé des étrangers au rang de citoyens ; et dans quelques démocraties, le droit politique peut s’acquérir du chef de la mère.
C’est ainsi qu’on a fait encore assez généralement des lois pour l’admission des bâtards ; mais c’est la pénurie seule de véritables citoyens qui en fait faire de cette sorte, et toutes ces lois n’ont d’autre source que la disette d’hommes. Quand, au contraire, la population abonde, on élimine d’abord les citoyens nés d’un père ou d’une mère esclaves, puis ceux qui sont citoyens seulement du côté des femmes, et enfin l’on n’admet que ceux dont le père et la mère étaient citoyens.
Il y a donc évidemment des espèces diverses de citoyens, et celui-là seul l’est pleinement qui a sa part des pouvoirs publics. Si Homère fait dire à son Achille :
Moi, traité comme un vil étranger !
c’est qu’à ses yeux on est un étranger dans la cité, quand on n’y participe pas aux fonctions publiques ; et partout où l’on a soin de dissimuler ces différences politiques, c’est uniquement dans la vue de donner le change à ceux qui n’ont que le domicile dans la cité.
[1278b] Ainsi toute la discussion qui précède a montré comment la vertu de l’honnête homme et la vertu du bon citoyen sont identiques, et comment elles diffèrent ; nous avons fait voir que dans tel état le citoyen et l’homme vertueux ne font qu’un, que dans tel autre ils se séparent ; et enfin que tout le monde n’est pas citoyen, mais que ce titre appartient seulement à l’homme politique qui est maître ou qui peut être maître, soit personnellement, soit collectivement, de s’occuper des intérêts communs.
Ces points une fois fixés, la première question qui les suit, c’est celle-ci : Existe-t-il une ou plusieurs constitutions politiques ? Et s’il y en a plusieurs, quels en sont la nature, le nombre et les différences ? La constitution est ce qui détermine dans l’état l’organisation régulière de toutes les magistratures, mais surtout de la magistrature souveraine ; et le souverain de la cité, c’est en tous lieux le gouvernement. Le gouvernement est la constitution même. Je m’explique : par exemple, dans les démocraties, c’est le peuple qui est souverain ; dans les oligarchies, au contraire, c’est la minorité composée des riches ; aussi dit-on que les constitutions de la démocratie et de l’oligarchie sont essentiellement différentes, et nous appliquerons les mêmes distinctions à toutes les autres.
Il faut d’abord rappeler ici quel est le but assigné par nous à l’état, et quelles sont les diversités que nous avons reconnues dans les pouvoirs, tant ceux qui s’appliquent à l’individu que ceux qui s’appliquent à la vie commune. Au début de ce traité, nous avons dit, en parlant de l’administration domestique et de l’autorité du maître, que l’homme est par sa nature un être sociable ; et j’entends parla que, même sans aucun besoin d’appui mutuel, les hommes désirent invinciblement la vie sociale.
Ceci n’empêche pas que chacun d’eux n’y soit aussi poussé par son utilité particulière, et par le désir de trouver la part individuelle de bonheur qui lui doit revenir. C’est là certainement le but de tous en masse et de chacun en particulier ; mais les hommes se réunissent aussi, ne fût-ce que pour le bonheur seul de vivre ; et cet amour de la vie est sans doute une des perfections de l’humanité. On s’attache à l’association politique, même quand on n’y trouve rien de plus que la vie, à moins que la somme des maux qu’elle cause ne vienne véritablement la rendre intolérable. Voyez en effet quel degré de misère supportent la plupart des hommes par le simple amour de la vie ; la nature semble y avoir mis pour eux une jouissance et une douceur inexprimables.
Il est, du reste, bien facile de distinguer les divers genres de pouvoir dont nous voulons parler ici ; nous en traitons à plusieurs reprises dans nos ouvrages exotériques. Bien que l’intérêt du maître et l’intérêt de son esclave s’identifient, quand c’est le vœu réel de la nature qui assigne au maître et à l’esclave le rang qu’ils occupent tous deux, le pouvoir du maître a cependant pour objet direct l’avantage du maître, et pour objet accidentel, l’avantage de l’esclave, parce que, l’esclave une fois détruit, le pouvoir du maître disparaît avec lui.
Le pouvoir du père sur les enfants, sur la femme et la famille entière, pouvoir que nous avons nommé domestique, a pour but l’intérêt des administres, ou tout au plus un intérêt commun à eux et à celui qui les régit. Quoique ce pouvoir en lui-même soit fait surtout pour les administrés, il peut, comme dans tant d’autres arts, [1279a] la médecine, la gymnastique, tourner secondairement à l’avantage de celui qui gouverne. Ainsi, le gymnaste peut fort bien se mêler aux jeunes gens qu’il exerce, comme, à bord, le pilote est toujours un des passagers. Le but du gymnaste, comme celui du pilote, c’est le bien de ceux qu’ils dirigent ; si l’un ou l’autre viennent se mêler à leurs subordonnés, ils ne prennent leur part de l’avantage commun qu’accidentellement, l’un comme simple matelot, l’autre comme élève, malgré sa qualité de professeur.
Dans les pouvoirs politiques, lorsque la parfaite égalité des citoyens, tous semblables, en fait la base, chacun a droit d’exercer l’autorité à son tour. D’abord, chose toute naturelle, tous regardent cette alternative comme parfaitement légitime, et ils accordent à un autre le droit de décider par lui-même de leurs intérêts, comme ils ont eux-mêmes antérieurement décidé des siens ; mais, plus tard, les avantages que procurent le pouvoir et l’administration des intérêts généraux, inspirent à tous les hommes le désir de se perpétuer en charge ; et si la continuité du commandement pouvait seule infailliblement guérir une maladie dont ils seraient atteints, ils ne seraient certainement pas plus âpres à retenir l’autorité, une fois qu’ils en jouissent.
Donc évidemment, toutes les constitutions qui ont en vue l’intérêt général sont pures, parce qu’elles pratiquent rigoureusement la justice. Toutes celles qui n’ont en vue que l’intérêt personnel des gouvernants, viciées dans leurs bases, ne sont que la corruption des bonnes constitutions ; elles tiennent de fort près au pouvoir du maître sur l’esclave, tandis qu’au contraire la cité n’est qu’une association d’hommes libres.
Après les principes que nous venons de poser, nous pouvons examiner le nombre et la nature des constitutions, et nous nous occuperons d’abord des constitutions pures ; une fois que celles-là seront déterminées, on reconnaîtra sans peine les constitutions corrompues.
Le gouvernement et la constitution étant choses identiques, et le gouvernement étant le maître suprême de la cité, il faut absolument que ce maître soit, ou un seul individu, ou une minorité, ou enfin la masse des citoyens. Quand le maître unique, ou la minorité, ou la majorité gouvernent dans l’intérêt général, la constitution est nécessairement pure ; quand ils gouvernent dans leur propre intérêt, soit dans l’intérêt d’un seul, soit dans l’intérêt de la minorité, soit dans l’intérêt de la foule, la constitution est déviée de son but, puisque de deux choses l’une : ou les membres de l’association ne sont pas vraiment citoyens ; ou, s’ils le sont, ils doivent avoir leur part de l’avantage commun.
Quand la monarchie ou gouvernement d’un seul a pour objet l’intérêt général, on la nomme vulgairement royauté. Avec la même condition, le gouvernement de la minorité, pourvu qu’elle ne soit pas réduite à un seul individu, c’est l’aristocratie, ainsi nommée, soit parce que le pouvoir est aux mains des gens honnêtes, soit parce que le pouvoir n’a d’autre objet que le plus grand bien de l’État et des associés. Enfin, quand la majorité gouverne dans le sens de l’intérêt général, le gouvernement reçoit comme dénomination spéciale la dénomination générique de tous les gouvernements, et se nomme république.
Ces différences de dénomination sont fort justes. Une vertu supérieure peut être le partage d’un individu, d’une minorité ; [1279b] mais une majorité ne peut être désignée par aucune vertu spéciale, excepté toutefois la vertu guerrière, qui se manifeste surtout dans les masses ; la preuve, c’est que, dans le gouvernement de la majorité, la partie la plus puissante de l’état est la partie guerrière ; et tous ceux qui ont des armes y sont citoyens.
Les déviations de ces gouvernements sont : la tyrannie, pour la royauté ; l’oligarchie, pour l’aristocratie ; la démagogie, pour la république. La tyrannie est une monarchie qui n’a pour objet que l’intérêt personnel du monarque ; l’oligarchie n’a pour objet que l’intérêt particulier des riches ; la démagogie, celui des pauvres. Aucun de ces gouvernements ne songe à l’intérêt général. Il faut nous arrêter quelques instants à bien noter la différence de chacun de ces trois gouvernements, car la question offre des difficultés. Quand on observe les -choses philosophiquement, et qu’on ne veut pas se borner seulement au fait pratique, on doit, quelque méthode d’ailleurs qu’on adopte, n’omettre aucun détail, et n’en négliger aucun, mais les montrer tous dans leur vrai jour.
La tyrannie, comme je viens de le dire, est le gouvernement d’un seul, régnant en maître sur l’association politique ; l’oligarchie est la prédominance politique des riches ; et la démagogie, au contraire, la prédominance des pauvres, à l’exclusion des riches. On fait une première objection contre cette définition même. Si la majorité maîtresse de l’État est composée de riches, et que le gouvernement de la majorité soit appelé la démocratie ; et réciproquement, si, par hasard, les pauvres, en minorité relativement aux riches, sont cependant, par la supériorité de leurs forces, maîtres de l’État ; et si le gouvernement de la minorité doit être appelé l’oligarchie, les définitions que nous venons de donner deviennent inexactes.
On ne résout même pas cette difficulté en réunissant les idées de richesse et de minorité, celles de misère et de majorité, et en réservant le nom d’oligarchie pour le gouvernement où les riches, en minorité, occupent les emplois, et celui de démagogie, pour l’État où les pauvres, en majorité, sont les maîtres. Car comment classer les deux formes de constitution que nous venons de supposer : l’une où les riches forment la majorité, l’autre où les pauvres forment la minorité, souverains les uns et les autres de l’état ? Si toutefois quelques autres formes politiques n’ont point échappé à notre énumération.
Mais la raison nous dit assez que la domination de la minorité et celle de la majorité sont choses tout accidentelles, celle-ci dans les oligarchies, celle-là dans les démocraties, parce que les riches forment partout la minorité, comme les pauvres forment partout la majorité. Ainsi, les différences indiquées plus haut ne sont pas de véritables difficultés. Ce qui distingue essentiellement la démocratie et l’oligarchie, c’est la pauvreté et la richesse ; [1280a] et partout où le pouvoir est aux riches, majorité ou minorité, c’est une oligarchie ; partout où il est aux pauvres, c’est une démagogie. Mais il n’en est pas moins vrai, je le répète, que généralement les riches sont en minorité, les pauvres en majorité. La richesse n’est qu’à quelques-uns, mais la liberté est à tous. Ce sont-là, du reste, les causes des dissensions politiques entre les riches et les pauvres.
Voyons d’abord quelles sont des deux parts les limites qu’on assigne à l’oligarchie et à la démagogie, et ce qu’on appelle le droit dans l’une et dans l’autre. Les deux côtés également revendiquent un certain droit qui est bien réel. Mais, de fait, leur justice ne va que jusqu’à un certain point ; et ce n’est pas le droit absolu qu’établissent ni les uns, ni les autres. Ainsi, l’égalité paraît le droit commun, et sans doute elle l’est, non pas pour tous cependant, mais seulement entre égaux ; et de même pour l’inégalité : elle est certainement un droit, non pas pour tous, mais bien pour des individus inégaux entre eux. Si l’on fait abstraction des individus, on risque de porter un jugement erroné. C’est qu’ici les juges sont juges et parties ; et l’on est ordinairement mauvais juge dans sa propre cause.
Le droit restreint à quelques-uns, pouvant s’appliquer aussi bien aux choses qu’aux personnes, comme je l’ai dit dans la Morale, l’on s’accorde sans peine sur l’égalité même de la chose, mais pas le moins du monde sur les personnes à qui cette égalité appartient ; et cela, je le répète, tient à ce qu’on juge toujours fort mal quand on est intéressé. Parce que les uns et les autres expriment une certaine portion du droit, ils croient qu’ils expriment le droit absolu : d’une part, supérieurs en un point, en richesse par exemple, les uns se croient supérieurs en tout ; d’autre part, égaux en un point, en liberté par exemple, les autres se croient absolument égaux. On oublie des deux côtés de dire l’objet capital.
Si l’association politique n’était en effet formée qu’en vue des richesses, la part des associés serait dans l’état en proportion directe de leurs propriétés, et les partisans de l’oligarchie auraient alors pleine raison ; car il ne serait pas équitable que l’associé qui n’a mis qu’une mine sur cent, eût la même part que celui qui aurait fourni tout le reste, qu’on appliquât ceci à la première mise ou aux acquisitions postérieures.
Mais l’association politique a pour objet non pas seulement l’existence matérielle des associés, mais leur bonheur et leur vertu ; autrement, elle pourrait s’établir entre des esclaves ou des êtres différents des hommes, qui ne la forment point cependant, étant incapables de bonheur et de libre arbitre. L’association politique n’a pas non plus pour objet unique l’alliance offensive et défensive entre les individus, ni leurs relations mutuelles, ni les services qu’ils peuvent se rendre ; car alors les Étrusques et les Carthaginois et tous les peuples liés par des traités de commerce, devraient être considérés comme citoyens d’un seul et même état, grâce à leurs conventions sur les importations, sur la sûreté individuelle, sur les cas de guerre commune ; ayant, du reste, chacun des magistrats séparés sans un seul magistrat commun pour toutes ces relations, parfaitement indifférents à la moralité de leurs alliés respectifs, quelque injustes et quelque pervers que puissent être ceux qui sont compris dans ces traités, et attentifs seulement à se garantir de tout dommage réciproque.
[1280a] Mais comme c’est surtout à la vertu et à la corruption politiques que s’attachent ceux qui regardent à de bonnes lois, il est clair que la vertu est le premier soin d’un État qui mérite vraiment ce titre et qui n’est pas un état seulement de nom. Autrement, l’association politique est comme une alliance militaire dépeuples éloignés, s’en distinguant à peine par l’unité de lieu ; la loi, dès lors, est une simple convention ; et, comme l’a dit le sophiste Lycophron :
Elle n’est qu’une garantie des droits individuels, sans aucune puissance sur la moralité et la justice personnelles des citoyens.
La preuve de ceci est bien facile. Qu’on réunisse par la pensée les localités diverses, et qu’on enferme dans une seule muraille Mégare et Corinthe ; certes on n’aura point fait par là de cette vaste enceinte une cité unique, même en supposant que tous ceux qu’elle renferme aient contracté entre eux des mariages, liens qui passent pour les plus essentiels de l’association civile. Ou bien encore qu’on suppose des hommes isolés les uns des autres, assez rapprochés toutefois pour conserver des communications entre eux ; qu’on leur suppose des lois communes sur la justice mutuelle qu’on doit observer dans les relations de commerce, les uns étant charpentiers, les autres laboureurs, cordonniers, etc., au nombre de dix mille par exemple ; si leurs rapports ne vont pas au delà des échanges quotidiens et de l’alliance en cas de guerre, ce ne sera point encore là une cité.
Et pourquoi ? Ici pourtant on ne dira pas que les liens de l’association ne sont pas assez resserrés. C’est que là où l’association est telle que chacun ne voit l’État que dans sa propre maison, là où l’union est une simple ligue contre la violence, il n’y a point de cité, à y regarder de près ; les relations de l’union ne sont alors que celles des individus isolés. Donc évidemment, la cité ne consiste pas dans la communauté du domicile, ni dans la garantie des droits individuels, ni dans les relations de commerce et d’échange ; ces conditions préliminaires sont bien indispensables pour que la cité existe ; mais, même quand elles sont toutes réunies, la cité n’existe point encore. La cité, c’est l’association du bonheur et de la vertu pour les familles et pour les classes diverses d’habitants, en vue d’une existence complète qui se suffise à elle-même.
Toutefois on ne saurait atteindre un tel résultat sans la communauté de domicile et sans le secours des mariages ; et c’est là ce qui a donné naissance dans les États aux alliances de famille, aux phratries, aux sacrifices publics et aux fêtes qui réunissent les citoyens. La source de toutes ces institutions, c’est la bienveillance, sentiment qui pousse l’homme à préférer la vie commune ; le but de l’État, c’est le bonheur des citoyens, et toutes ces institutions-là ne tendent qu’à l’assurer. L’État n’est qu’une association où les familles réunies par bourgades doivent pouvoir trouver les développements, toutes les facilités de l’existence ; [1281a] c’est-à-dire, je le répète, une vie vertueuse et fortunée. Ainsi donc, l’association politique a certainement pour objet la vertu et le bonheur des individus, et non pas seulement la vie commune.
Ceux qui apportent le plus au fonds général de l’association, ceux-là ont dans l’État une plus large part que ceux qui, égaux ou supérieurs par la liberté, par la naissance, ont cependant moins de vertu politique ; une plus large part que ceux qui, l’emportant par la richesse, le cèdent toutefois en mérite.
Je puis conclure de tout ceci qu’évidemment, dans leurs opinions si opposées sur le pouvoir, les riches et les pauvres n’ont trouvé les uns et les autres qu’une partie de la vérité et de la justice.
C’est un grand problème de savoir à qui doit appartenir la souveraineté dans l’État. Ce ne peut qu’être ou à la multitude, ou aux riches, ou aux gens de bien, ou à un seul individu supérieur par ses talents, ou ù un tyran. L’embarras est, ce semble, égal de toutes parts. Quoi ! les pauvres, parce qu’ils sont en majorité, pourront se partager les biens des riches ; et ce ne sera point une injustice, attendu que le souverain de par son droit aura décidé que ce n’en est pas une ! Et que sera donc la plus criante des iniquités ? Mais, quand tout sera divisé, si une seconde majorité se partage de nouveau les biens de la minorité, l’État évidemment sera anéanti. Et pourtant, la vertu ne ruine point ce qui la possède ; la justice n’est pas un poison pour l’état. Cette prétendue loi ne peut donc être certainement qu’une flagrante injustice.
Par le même principe, tout ce qu’aura fait le tyran sera nécessairement juste ; il emploiera la violence parce qu’il sera le plus fort, comme les pauvres l’auront été contre les riches. Le pouvoir appartiendra-t-il de droit à la minorité, aux riches ? Mais s’ils agissent comme les pauvres et le tyran, s’ils pillent la multitude et la dépouillent, cette spoliation sera-t-elle juste ? Lès autres alors ne le seront pas moins. Ainsi de toutes parts, on le voit, ce ne sont que crimes et iniquités.
Doit-on remettre la souveraineté absolue sur toutes les affaires aux citoyens distingués ? Alors, c’est avilir toutes les autres classes exclues des fonctions publiques ; les fonctions publiques sont de véritables honneurs, et la perpétuité du pouvoir aux mains de quelques citoyens déconsidère nécessairement tous les autres. Vaut-il mieux donner le pouvoir à un seul, à l’homme supérieur ? Mais, c’est exagérer le principe oligarchique ; et une majorité plus grande encore sera bannie des magistratures. On pourrait ajouter que c’est une faute grave de substituer à la souveraineté de la loi la souveraineté d’un individu, toujours sujet aux mille passions qui agitent toute âme humaine. Eh bien ! Dira-t-on : Que la loi soit donc souveraine. Oligarchique ou démocratique, aura-t-on mieux évité tous les écueils ? Pas le moins du monde ; les mêmes dangers que nous venons de signaler subsisteront toujours.
Mais nous reviendrons ailleurs sur ces divers sujets. Attribuer la souveraineté à la multitude plutôt qu’aux hommes distingués, qui sont toujours en minorité, peut sembler une solution équitable et vraie de la question, quoiqu’elle ne tranche pas encore toutes les difficultés. On peut admettre en effet que la majorité, dont chaque membre pris à part n’est pas un homme remarquable, [1281b] est cependant au-dessus des hommes supérieurs, sinon individuellement, du moins en masse, comme un repas à frais communs est plus splendide que le repas dont une personne seule fait la dépense. Dans cette multitude, chaque individu a sa part de vertu, de sagesse ; et tous en se rassemblant forment, on peut dire, un seul homme ayant des mains, des pieds, des sens innombrables, un moral et une intelligence en proportion. Ainsi, la foule porte des jugements exquis sur les œuvres de musique, de poésie ; celui-ci juge un point, celui-là un autre, et l’assemblée entière juge l’ensemble de l’ouvrage.
L’homme distingué, pris individuellement, diffère de la foule, comme la beauté, dit-on, diffère de la laideur, comme un bon tableau que l’art produit diffère de la réalité, par l’assemblage en un seul corps de beaux traits épars ailleurs ; ce qui n’empêche pas que, si l’on analyse les choses, on ne puisse trouver mieux encore que le tableau, et que tel homme puisse avoir les yeux plus beaux, tel l’emporter par toute autre partie du corps. Je n’affirmerai pas que ce soit là, dans toute multitude, dans toute grande réunion, la différence constante de la majorité au petit nombre des hommes distingués ; et certes on pourrait dire plutôt sans crainte de se tromper que, dans plus d’un cas, une différence de ce genre est impossible, car on pourrait alors pousser la comparaison jusqu’aux animaux : et en quoi, je le demande, certains hommes diffèrent-ils des animaux ? Mais l’assertion, si on la restreint à une multitude donnée, peut être parfaitement juste.
Ces considérations répondent à notre première question sur le souverain, et à celle-ci qui lui est intimement liée : A quels objets la souveraineté des hommes libres et de la masse des citoyens doit-elle s’étendre ? Je comprends par la masse des citoyens tous les hommes d’une fortune et d’un mérite ordinaires. Il y a danger à leur confier les magistratures importantes : faute d’équité et de lumières, ils seront injustes dans tel cas et se tromperont dans tel autre. Les repousser de toutes les fonctions n’est pas plus sûr : un État où tant de gens sont pauvres et privés de toute distinction publique, compte nécessairement dans son sein autant d’ennemis. Mais on peut leur laisser le droit de délibérer sur les affaires publiques, et le droit de juger.
Aussi, Solon et quelques autres législateurs leur ont-ils accordé l’élection et la censure des magistrats, tout en leur refusant des fonctions individuelles. Quand ils sont assemblés, leur masse sent toujours les choses avec une intelligence suffisante ; et réunie aux hommes distingués, elle sert l’État, de même que des aliments peu choisis, joints à quelques aliments plus délicats, donnent par leur mélange une quantité plus forte et plus profitable de nourriture. Mais les individus pris isolément n’en sont pas moins incapables de juger.
On peut faire à ce principe politique une première objection, et demander si, lorsqu’il s’agit de juger du mérite d’un traitement médical, il ne faut point appeler celui-là même qui serait, au besoin, capable de guérir le malade de la douleur qu’il souffre actuellement, c’est-à-dire, le médecin ; [1282a] et j’ajoute que ce raisonnement peut s’appliquer à tous les autres arts, à tous les cas où l’expérience joue le principal rôle. Si donc le médecin a pour juges naturels les médecins, il en sera vie même dans toute autre chose. Médecin signifie à la fois celui qui exécute l’ordonnance, et celui qui la prescrit, et l’homme qui a été instruit dans la science. Tous les arts, on peut dire, ont, comme la médecine, des divisions pareilles ; et l’on accorde le droit de juger à la science théorique aussi bien qu’à l’instruction pratique.
L’élection des magistrats remise à la multitude peut être attaquée de la même manière. Ceux-là seuls qui savent faire la chose, dira-t-on, ont assez de lumières pour bien choisir. C’est au géomètre de choisir les géomètres, au pilote de choisir les pilotes ; car si, pour certains objets, dans certains arts, on peut travailler sans apprentissage, on ne fait certainement pas mieux que les hommes spéciaux. Donc, par la même raison, il ne faut laisser à la foule ni le droit d’élire les magistrats, ni le droit de leur faire rendre des comptes.
Mais peut-être cette objection n’est-elle pas fort juste par les motifs que j’ai déjà dits plus haut, à moins qu’on ne suppose une multitude tout à fait dégradée. Les individus isolés jugeront moins bien que les savants, j’en conviens ; mais tous réunis, ou ils vaudront mieux, ou ils ne vaudront pas moins. Pour une foule de choses, l’artiste n’est ni le seul ni le meilleur juge, dans tous les cas où l’on peut bien connaître son œuvre, sans posséder son art. Une maison, par exemple, peut être appréciée par celui qui l’a bâtie ; mais elle le sera bien mieux encore par celui qui l’habite ; et celui-là, c’est le chef de famille. Ainsi encore le timonier du vaisseau se connaîtra mieux en gouvernails que le charpentier ; et c’est le convive et non pas le cuisinier qui juge le festin. Ces considérations peuvent paraître suffisantes pour lever cette première objection.
En voici une autre qui s’y rattache. Il y a peu de raison, dira-t-on, à investir la multitude sans mérite, d’un plus large pouvoir que les citoyens distingués. Rien n’est au-dessus de ce droit d’élection et de censure que bien des États, comme je l’ai dit, ont accordé aux classes inférieures, et qu’elles exercent souverainement dans l’assemblée publique. Cette assemblée, le sénat et les tribunaux sont ouverts, moyennant un cens modique, à des citoyens de tout âge ; et en même temps on exige pour les fonctions de trésorier, celles de général, et pour les autres magistratures importantes, des conditions de cens fort élevées.
La réponse à cette seconde objection n’est pas ici plus difficile. Les choses sont peut-être encore fort bien telles qu’elles sont. Ce n’est pas l’individu, juge, sénateur, membre de l’assemblée publique, qui prononce souverainement ; c’est le tribunal, c’est le sénat, c’est le peuple, dont cet individu n’est qu’une fraction minime, dans sa triple attribution de sénateur, déjuge et de membre de l’assemblée générale. De ce point de vue, il est juste que la multitude ait un plus large pouvoir ; car c’est elle qui forme et le peuple et le sénat et le tribunal. Le cens possédé par cette masse entière dépasse celui que possèdent individuellement, et dans leur minorité, tous ceux qui remplissent les fonctions éminentes.
Je n’irai pas du reste plus loin sur ce sujet. [1282b] Mais quant à la première question que nous nous étions posée sur la personne du souverain, la conséquence la plus évidente qui découle de notre discussion, c’est que la souveraineté doit appartenir aux lois fondées sur la raison, et que le magistrat, unique ou multiple, ne doit être souverain que là où la loi n’a pu rien disposer, par l’impossibilité de préciser tous les détails dans des règlements généraux. Nous n’avons point encore expliqué ce que doivent être des lois fondées sur la raison, et notre première question reste entière. Je dirai seulement que, de toute nécessité, les lois suivent les gouvernements ; mauvaises ou bonnes, justes ou iniques, selon qu’ils le sont eux-mêmes. Il est du moins de toute évidence que les lois doivent se rapporter à l’état ; et, ceci une fois admis, il n’est pas moins évident que les lois sont nécessairement bonnes dans les gouvernements purs, et vicieuses dans les gouvernements corrompus.
Toutes les sciences, tous les arts ont un bien pour but ; et le premier des biens doit être l’objet suprême de la plus haute de toutes les sciences ; or, cette science, c’est la politique. Le bien en politique, c’est la justice ; en d’autres termes, l’utilité générale. On pense communément que la justice est une sorte d’égalité ; et ici l’opinion vulgaire est, jusqu’à un certain point, d’accord avec les principes philosophiques par lesquels nous avons traité de la morale. On s’accorde en outre sur la nature de la justice, sur les êtres auxquels elle s’applique, et l’on convient que l’égalité doit régner nécessairement entre égaux ; reste à fixer à quoi s’applique l’égalité et à quoi s’applique l’inégalité ; questions difficiles qui constituent la philosophie politique.
On soutiendra peut-être que le pouvoir politique doit se répartir inégalement, en raison de la prééminence en un mérite quelconque, tous les autres points restant d’ailleurs parfaitement pareils, et les citoyens étant d’ailleurs parfaitement semblables ; et que les droits et la considération doivent être différents, quand les individus diffèrent. Mais si ce principe est vrai, même la fraîcheur du teint, ou la grandeur de la taille, ou tel autre avantage, quel qu’il soit, pourra donc donner droit à une supériorité de pouvoir politique. L’erreur n’est-elle pas ici manifeste ? Quelques réflexions tirées des autres sciences et des autres arts le prouveront assez. Si l’on distribue des flûtes à des artistes égaux entre eux en tant qu’occupés du même art, on ne donnera pas les meilleurs instruments aux individus les plus nobles, puisque leur noblesse ne les rend pas plus habiles à jouer de la flûte ; mais on devra remettre l’instrument le plus parfait à l’artiste qui saura le plus parfaitement s’en servir.
Si le raisonnement n’est pas encore assez clair, qu’on le pousse un peu plus loin. Qu’un homme très distingué dans l’art de la flûte le soit beaucoup moins par la naissance et la beauté, avantages qui, pris chacun à part, sont, si l’on veut, très préférables à un talent d’artiste, et qu’aces deux égards, noblesse et beauté, ses rivaux l’emportent sur lui beaucoup plus que lui-même ne l’emporte sur eux comme virtuose ; je soutiens que c’est toujours à lui qu’appartient l’instrument supérieur. [1283a] Autrement, il faudrait que l’exécution musicale profitât beaucoup des supériorités de naissance et de fortune ; mais ces avantages ne peuvent y procurer le plus léger progrès.
A suivre encore ce raisonnement erroné, un avantage quelconque pourrait entrer en parallèle avec tout autre. Parce que la taille de tel homme l’emporterait sur la taille de tel autre, il s’ensuivrait qu’en règle générale la taille pourrait être mise en balance avec la fortune et la liberté. Si, parce que l’un est plus distingué par sa taille que l’autre par sa vertu, on place en général la taille très au-dessus de la vertu, les objets les plus disparates pourront être mis dès lors au même niveau ; car si la taille à certain degré peut surpasser telle autre qualité à certain degré, il est clair qu’il suffira de proportionner les degrés pour obtenir l’égalité absolue.
Mais comme il y a ici une impossibilité radicale, il est clair qu’on ne prétend pas le moins du monde, en fait de droits politiques, répartir le pouvoir selon toute espèce d’inégalité. Que les uns soient légers à la course et les autres fort lents, ce n’est pas une raison pour qu’en politique les uns aient plus et les autres moins ; c’est aux jeux gymniques que ces différences-là seront appréciées à leur juste valeur. Ici, on ne doit nécessairement mettre en concurrence que les objets qui contribuent à la formation de l’état. Aussi a-t-on toute raison d’accorder une distinction particulière à la noblesse, à la liberté, à la fortune ; car les individus libres et les citoyens qui possèdent le cens légal, sont les membres de l’état ; et il n’y aurait point d’État si tous étaient pauvres, non plus que si tous étaient esclaves.
Mais à ces premiers éléments, il en faut joindre évidemment aussi deux autres : la justice et la valeur guerrière, dont l’État ne peut pas davantage se passer ; car si les uns sont indispensables à son existence, les autres le sont à sa prospérité. Tous ces éléments, ou du moins la plupart, peuvent se disputer à bon droit l’honneur de constituer l’existence de la cité ; mais c’est surtout, je le répète, comme je l’ai dit plus haut, à la science et à la vertu de s’attribuer son bonheur.
De plus, comme l’égalité et l’inégalité complètes sont injustes entre des individus qui ne sont égaux ou inégaux entre eux que sur un seul point, tous les gouvernements où l’égalité et l’inégalité sont établies sur des bases de ce genre, sont nécessairement corrompus. Nous avons dit aussi plus haut que tous les citoyens ont raison de se croire des droits, mais que tous ont tort de se croire des droits absolus : les riches, parce qu’ils possèdent une plus large part du territoire commun de la cité et qu’ils ont ordinairement plus de crédit dans les transactions commerciales ; les nobles et les hommes libres, classes fort voisines l’une de l’autre, parce que la noblesse est plus réellement citoyenne que la roture, et que la noblesse est estimée chez tous les peuples ; et de plus, parce que des descendants vertueux doivent, selon toute apparence, avoir de vertueux ancêtres ; car la noblesse n’est qu’un mérite de race.
Certes, la vertu peut, selon nous, élever la voix non moins justement ; la vertu sociale, c’est la justice, et toutes les autres ne viennent nécessairement que comme des conséquences après elle. Enfin la majorité aussi a des prétentions qu’elle peut opposer à celles de la minorité ; car la majorité, prise dans son ensemble, est plus puissante, plus riche et meilleure que le petit nombre.
Supposons donc la réunion, dans un seul état, [1283b] d’individus distingués, nobles, riches d’une part ; et de l’autre, une multitude à qui l’on peut accorder des droits politiques : pourra-t-on dire sans hésitation à qui doit appartenir la souveraineté ? Ouïe doute sera-t-il encore possible ? Dans chacune des constitutions que nous avons énumérées plus haut, la question de savoir qui doit commander n’en peut faire une, puisque leur différence repose précisément sur celle du souverain. Ici la souveraineté est aux riches ; là, aux citoyens distingués ; et ainsi du reste. Voyons cependant ce que l’on doit faire quand toutes ces conditions diverses se rencontrent simultanément dans la cité.
En supposant que la minorité des gens de bien soit extrêmement faible, comment pourra-t-on statuer à son égard ? Regardera-t-on si, malgré sa faiblesse, elle peut suffire cependant à gouverner l’État, ou même à former par elle seule une cité complète ? Mais alors se présente une objection qui est également juste contre tous les prétendants au pouvoir politique, et qui semble renverser toutes les raisons de ceux qui réclament l’autorité comme un droit de leur fortune, aussi bien que de ceux qui la réclament comme un droit de leur naissance. En adoptant le principe qu’ils allèguent pour eux-mêmes, la prétendue souveraineté devrait évidemment passer à l’individu qui serait à lui seul plus riche que tous les autres ensemble ; et de même, le plus noble par sa naissance l’emporterait sur tous ceux qui ne font valoir que leur liberté.
Même objection toute pareille contre l’aristocratie, qui se fonde sur la vertu ; car si tel citoyen est supérieur en vertu à tous les membres du gouvernement, gens eux-mêmes fort estimables, le même principe lui conférera la souveraineté. Même objection encore contre la souveraineté de la multitude, fondée sur la supériorité de sa force relativement à la minorité ;’car si un individu par hasard, ou quelques individus moins nombreux toutefois que la majorité, sont plus forts qu’elle, la souveraineté leur appartiendra de préférence plutôt qu’à la foule.
Tout ceci semble démontrer clairement qu’il n’y a de complète justice dans aucune des prérogatives, au nom desquelles chacun réclame le pouvoir pour soi et l’asservissement pour les autres. Aux prétentions de ceux qui revendiquent l’autorité pour leur mérite ou pour leur fortune, la multitude pourrait opposer d’excellentes raisons. Rien n’empêche, en effet, qu’elle ne soit plus riche et plus vertueuse que la minorité, non point individuellement, mais en masse. Ceci même répond à une objection que l’on met en avant et qu’on répète souvent comme fort grave : on demande si, dans le cas que nous avons supposé, le législateur qui veut établir des lois parfaitement justes doit avoir en vue l’intérêt de la multitude ou celui des citoyens distingués. La justice ici, c’est l’égalité ; et cette égalité de la justice se rapporte autant à l’intérêt général de l’État qu’à l’intérêt individuel des citoyens. Or, le citoyen en général est l’individu qui a part à l’autorité et à l’obéissance publiques, la condition du citoyen étant d’ailleurs variable suivant la constitution ; [1284a] et dans la république parfaite, le citoyen, c’est l’individu qui peut et qui veut obéir et gouverner tour à tour, suivant les préceptes de la vertu.
Si dans l’État un individu, ou même plusieurs individus, trop peu nombreux toutefois pour former entre eux seuls une cité entière, ont une telle supériorité de mérite que le mérite de tous les autres citoyens ne puisse entrer en balance, et que l’influence politique de cet individu unique, ou de ces individus, soit incomparablement plus forte, de tels hommes ne peuvent être compris dans la cité. Ce sera leur faire injure que de les réduire à l’égalité commune, quand leur mérite et leur importance politiques les mettent si complètement hors de comparaison ; de tels personnages sont, on peut dire, des dieux parles hommes.
Nouvelle preuve que la législation ne doit nécessairement concerner que des individus égaux par leur naissance et par leurs facultés. Mais la loi n’est pas faite pour ces êtres supérieurs ; ils sont eux-mêmes la loi. Il serait ridicule de tenter de les soumettre à la constitution ; car ils pourraient répondre ce que, suivant Antisthène, les lions répondirent au décret rendu par l’assemblée des lièvres sur l’égalité générale des animaux. Voilà aussi l’origine de l’ostracisme dans les états démocratiques, qui, plus que tous les autres, se montrent jaloux de l’égalité. Dès qu’un citoyen semblait s’élever au-dessus de tous les autres par sa richesse, par la foule de ses partisans, ou par tout autre avantage politique, l’ostracisme venait le frapper d’un exil plus ou moins long.
Dans la mythologie, les Argonautes n’ont point d’autre motif pour abandonner Hercule ; Argo déclare qu’elle ne veut pas le porter, parce qu’il est beaucoup plus pesant que le reste de ses compagnons. Aussi a-t-on bien tort de blâmer d’une manière absolue la tyrannie et le conseil que Périandre donnait Thrasybule : pour toute réponse à l’envoyé qui venait lui demander conseil, il se contenta de niveler une certaine quantité d’épis, en cassant ceux qui dépassaient les autres. Le messager ne comprit rien au motif de cette action ; mais Thrasybule, quand on l’en informa, entendit fort bien qu’il devait se défaire des citoyens puissants.
Cet expédient n’est pas utile seulement aux tyrans ; aussi ne sont-ils pas les seuls à en user. On l’emploie avec un égal succès dans les oligarchies et dans les démocraties. L’ostracisme y produit à peu près les mêmes résultats, en arrêtant par l’exil la puissance des personnages qu’il frappe. Quand on est en mesure de le pouvoir, on applique ce principe politique à des états, à des peuples entiers. On peut voir la conduite des Athéniens à l’égard des Samiens, des Chiotes et des Lesbiens. A peine leur puissance fut-elle affermie, qu’ils eurent soin d’affaiblir leurs sujets, en dépit de tous les traités ; [1284b] et le roi des Perses a plus d’une fois châtié les Mèdes, les Babyloniens et d’autres peuples, tout fiers encore des souvenirs de leur antique domination.
Cette question intéresse tous les gouvernements sans exception, même les bons. Les gouvernements corrompus emploient ces moyens-là dans un intérêt tout particulier ; mais on ne les emploie pas moins dans les gouvernements d’intérêt général. On peut éclaircir ce raisonnement par une comparaison empruntée aux autres sciences, aux autres arts. Le peintre ne laissera point dans son tableau un pied qui dépasserait les proportions des autres parties de la figure, ce pied fût-il beaucoup plus beau que le reste ; le charpentier de marine ne recevra pas davantage une proue, ou telle autre pièce du bâtiment, si elle est disproportionnée ; et le choriste en chef n’admettra point, dans un concert, une voix plus forte et plus belle que toutes celles qui forment le reste du chœur.
Bien n’empêche donc les monarques de se trouver en ceci d’accord avec les États qu’ils régissent, si de fait ils ne recourent à cet expédient que quand la conservation de leur propre pouvoir est dans l’intérêt de l’État. Ainsi les principes de l’ostracisme appliqué aux supériorités bien reconnues ne sont pas dénués de toute équité politique. Il est certainement préférable que la cité, grâce aux institutions primitives du législateur, puisse se passer de ce remède ; mais si le législateur reçoit de seconde main le gouvernail de l’État, il peut, dans le besoin, recourir à ce moyen de réforme. Ce n’est pas ainsi, du reste, qu’on l’a jusqu’à présent employé ; on n’a pas considéré le moins du monde dans l’ostracisme l’intérêt véritable de la république, et l’on en a fait une simple affaire de faction. Pour les gouvernements corrompus, l’ostracisme, en servant un intérêt particulier, est aussi par cela même évidemment juste ; mais il est tout aussi évident qu’il n’est pas d’une justice absolue.
Dans la cité parfaite, la question est bien autrement difficile. La supériorité sur tout autre point que le mérite, richesse ou influence, ne peut causer d’embarras ; mais que faire contre la supériorité de mérite ? Certes, on ne dira pas qu’il faut bannir ou chasser le citoyen qu’elle distingue. On ne prétendra pas davantage qu’il faut le réduire à l’obéissance ; car prétendre au partage du pouvoir, ce serait donner un maître à Jupiter lui-même. Le seul parti que naturellement tous les citoyens semblent devoir adopter, est de se soumettre de leur plein gré à ce grand homme, et de le prendre pour roi durant sa vie entière.
Les développements qui précèdent nous
conduisent assez bien à l’étude de la royauté, que nous avons classée parmi les
bons gouvernements. La cité ou l’état bien constitué doit-il ou ne doit-il pas,
dans son intérêt, être régi par un roi ? N’existe-t-il point de
gouvernement préférable à celui-là, qui, s’il est utile à quelques peuples,
peut ne pas l’être à bien d’autres ? Telles sont les questions que nous
avons à examiner. Mais recherchons d’abord si la royauté est simple, ou si elle
ne se divise pas en plusieurs espèces différentes.
Il est bien aisé de reconnaître qu’elle est multiple, et que ses attributions ne sont pas identiques dans tous les États. Ainsi, la royauté dans le gouvernement de Sparte, paraît être celle qui est la plus légale ; mais elle n’est pas maîtresse absolue. Le roi dispose souverainement de deux choses seulement : des affaires militaires, qu’il dirige quand il est hors du territoire national, et des affaires religieuses. La royauté ainsi comprise n’est vraiment qu’un généralat inamovible, investi de pouvoirs suprêmes. Elle n’a pas le droit de vie et de mort, si ce n’est dans un seul cas, réservé aussi chez les anciens : dans les expéditions militaires, dans la chaleur du combat. C’est Homère qui nous l’apprend. Agamemnon, quand on délibère, se laisse patiemment insulter ; mais quand on marche à l’ennemi, son pouvoir va jusqu’au droit de mort, et il peut s’écrier :
Celui qu’alors je trouve auprès de nos vaisseaux, je le jette, le lâche, aux chiens, aux vils oiseaux ; Car j’ai droit de tuer.
Cette première espèce de royauté n’est donc qu’un généralat viager ; elle peut être du reste tantôt héréditaire et tantôt élective. Après celle-là, je placerai une seconde espèce de royauté, que l’on trouve établie chez quelques peuples barbares ; en général, elle a les mêmes pouvoirs à peu près que la tyrannie, bien qu’elle soit légitime et héréditaire. Des peuples poussés par un esprit naturel de servitude, disposition beaucoup plus prononcée chez les barbares que chez les Grecs, dans les Asiatiques que dans les Européens, supportent le joug du despotisme sans peine et sans murmure ; voilà pourquoi les royautés qui pèsent sur ces peuples sont tyranniques, bien qu’elles reposent d’ailleurs sur les bases solides de la loi et de l’hérédité.
Voilà encore pourquoi la garde qui entoure ces rois-là est vraiment royale, et qu’elle n’est pas une garde comme en ont les tyrans. Ce sont des citoyens en armes qui veillent à la sûreté d’un roi ; le tyran ne confie la sienne qu’à des étrangers. C’est que là, l’obéissance est légale et volontaire, et qu’ici elle est forcée. Les uns ont une garde de citoyens ; les autres ont une garde contre les citoyens.
Après ces deux espèces de monarchies, en vient une troisième, dont on trouve des exemples chez les anciens Grecs, et qu’on nomme Aisymnèt. C’est, à bien dire, une tyrannie élective, se distinguant de la royauté barbare, non en ce qu’elle n’est pas légale, mais seulement en ce qu’elle n’est pas héréditaire. Les aesymnètes recevaient leurs pouvoirs, tantôt pour la vie, tantôt pour un temps ou un fait déterminé. C’est ainsi que Mitylène élut Pittacus, pour repousser les bannis, que commandaient Antiménide et Alcée, le poète.
Alcée lui-même nous apprend dans un de ses Scolies que Pittacus fut élevé à la tyrannie ; il y reproche à ses concitoyens
d’avoir
pris un Pittacus,
l’ennemi de son pays, pour en faire le tyran de cette ville, qui ne sent ni le
poids de ses maux, ni le poids
de sa honte, et qui n’a pas assez de louanges pour son assassin.
[1285b] Les aisymnètes anciennes ou actuelles tiennent, et du despotisme par les pouvoirs tyranniques qui leur sont remis, et de la royauté par l’élection libre qui les a créées.
Une quatrième espèce de royauté est celle des temps héroïques, consentie par les citoyens, et héréditaire par la loi. Les fondateurs de ces monarchies, bienfaiteurs des peuples, soit en les éclairant par les arts, soit en les guidant à la victoire, en les réunissant ou en leur conquérant des établissements, furent nommés rois par reconnaissance et transmirent le pouvoir à leurs fils. Ces rois avaient le commandement suprême à la guerre, et faisaient tous les sacrifices où le ministère des pontifes n’était pas indispensable. Outre ces deux prérogatives, ils étaient juges souverains de tous les procès, tantôt sans serment, et tantôt en donnant cette garantie. La formule du serment consistait à lever le sceptre en l’air.
Dans les temps reculés, le pouvoir de ces rois comprenait toutes les affaires politiques de l’intérieur et du dehors sans exception ; mais plus tard, soit par l’abandon volontaire des rois, soit par l’exigence des peuples, cette royauté fut réduite presque partout à la présidence des sacrifices ; et là où elle méritait encore son nom, elle n’avait gardé que le commandement des armées hors du territoire de l’État.
Nous avons donc reconnu quatre sortes de royautés : l’une, celle des temps héroïques, librement consentie, mais limitée aux fonctions de général, de juge et de pontife ; la seconde, celle des barbares, despotique et héréditaire par la loi ; la troisième, celle qu’on nomme Aisymnète, et qui est une tyrannie élective ; la quatrième, enfin, celle de Sparte, qui n’est, à proprement parler, qu’un généralat perpétuellement héréditaire dans une race. Ces quatre royautés sont ainsi suffisamment distinctes entre elles.
Il en est une cinquième, où un seul chef dispose de tout, comme ailleurs le corps delà nation, l’État, dispose de la chose publique. Cette royauté a de grands rapports avec le pouvoir domestique ; de même que l’autorité du père est une sorte de royauté sur la famille, de même la royauté dont nous parlons ici est une administration de famille s’appliquant à une cité, à une ou plusieurs nations.
Nous n’avons réellement à considérer que deux formes de la royauté : la cinquième, dont nous venons de parler, et la royauté de Lacédémone. Les autres se trouvent comprises entre ces deux extrêmes, et sont, ou plus restreintes dans leurs pouvoirs que la monarchie absolue, ou plus étendues que la royauté de Sparte.
Nous nous bornerons donc aux deux points suivants : d’abord, est-il utile ou funeste à l’État d’avoir un général perpétuel, qu’il soit d’ailleurs héréditaire ou électif ? [1286a] En second lieu, est-il utile ou funeste à l’État d’avoir un maître absolu ?
La question d’un généralat de ce genre est un objet de lois réglementaires bien plutôt que de constitution, puisque toutes les constitutions pourraient également l’admettre. Je ne m’arrêterai donc point à la royauté de Sparte. Quant à l’autre espèce de royauté, elle forme une espèce de constitution à part ; je vais m’en occuper spécialement, et parcourir toutes les questions qu’elle peut faire naître.
Le premier point, dans cette recherche, est de savoir s’il est préférable de remettre le pouvoir à un individu de mérite, ou de le laisser à de bonnes lois ? Les partisans de la royauté, qui la trouvent si bienfaisante, prétendront, sans nul doute, que la loi, ne disposant jamais que d’une manière générale, ne peut prévoir tous les cas accidentels, et que c’est déraisonner que de vouloir soumettre une science, quelle qu’elle soit, à l’empire d’une lettre morte, comme cette loi d’Egypte, qui ne permet aux médecins d’agir qu’après le quatrième jour de la maladie, et qui les rend responsables, s’ils agissent avant ce délai. Donc, évidemment, la lettre et la loi ne peuvent jamais, par les mêmes motifs, constituer un bon gouvernement. Mais d’abord, cette forme de dispositions générales est une nécessité pour tous ceux qui gouvernent ; et l’emploi en est certainement plus sage dans une nature exempte de toutes les passions que dans celle qui leur est essentiellement soumise. La loi est impassible ; toute âme humaine au contraire est nécessairement passionnée.
Mais, dit-on, le monarque sera plus apte que la loi à prononcer dans les cas particuliers. On admet alors évidemment qu’en même temps qu’il est législateur, il existe aussi des lois qui cessent d’être souveraines là où elles se taisent, mais qui le sont partout, où elles parlent. Dans tous le cas où la loi ne peut pas du tout prononcer, ou ne peut pas prononcer équitablement, doit-on s’en remettre à l’autorité d’un individu supérieur à tous les autres, ou à celle de la majorité ? En fait, la majorité aujourd’hui juge, délibère, élit dans les assemblées publiques ; et tous ses décrets se rapportent à des cas particuliers. Chacun de ses membres, pris à part, est inférieur peut-être, si on le compare à l’individu dont je viens de parler ; mais l’État se compose précisément de cette majorité, et le repas où chacun fournit son écot est toujours plus complet que ne le serait le repas isolé d’un des convives. C’est là ce qui rend la foule, dans la plupart des cas, meilleur juge qu’un individu quel qu’il soit.
De plus, une grande quantité est toujours moins corruptible, comme l’est par exemple une masse d’eau ; et la majorité est de même bien moins facile à corrompre que la minorité. Quand l’individu est subjugué par la colère ou toute autre passion, il laisse de toute nécessité fausser son jugement ; mais il serait prodigieusement difficile que, dans le même cas, la majorité tout entière se mît en fureur ou se trompât. Qu’on prenne d’ailleurs une multitude d’hommes libres, ne s’écartant de la loi que là où nécessairement la loi doit être en défaut, bien que la chose ne soit pas aisée dans une masse nombreuse, je puis supposer toutefois que la majorité s’y compose d’hommes honnêtes comme individus et comme citoyens ; je demande alors si un seul sera plus incorruptible, ou si ce n’est pas cette majorité nombreuse, mais probe ? [1286b] Ou plutôt l’avantage n’est-il pas évidemment à la majorité ? Mais, dit-on, la majorité peut s’insurger ; un seul ne le peut pas. On oublie alors que nous avons supposé à tous les membres de la majorité autant de vertu qu’à cet individu unique.
Si donc on appelle aristocratie le gouvernement de plusieurs citoyens honnêtes, et royauté le gouvernement d’un seul, l’aristocratie sera certainement pour les États très -préférable à la royauté, que d’ailleurs son pouvoir soit absolu ou ne le soit pas, pourvu qu’elle se compose d’individus aussi vertueux les uns que les autres. Si nos ancêtres se sont soumis à des rois, c’est peut-être qu’il était fort rare alors de trouver des hommes supérieurs, surtout dans des États aussi petits que ceux de ce temps-là ; ou bien ils n’ont fait des rois que par pure reconnaissance, gratitude qui témoigne en faveur de nos pères. Mais quand l’État renferma plusieurs citoyens d’un mérite également distingué, on ne put souffrir plus longtemps la royauté ; on chercha une forme de gouvernement où l’autorité pût être commune,- et l’on établit la république.
La corruption amena des dilapidations publiques, et créa fort probablement, par suite de l’estime toute particulière accordée à l’argent, des oligarchies. Celles-ci se changèrent d’abord en tyrannies, comme les tyrannies se changèrent bientôt en démagogies. La honteuse cupidité des gouvernants, tendant sans cesse à restreindre leur nombre, fortifia d’autant les masses, qui purent bientôt renverser les oppresseurs et saisir le pouvoir pour elles-mêmes. Plus tard, l’accroissement des états ne permit guère d’adopter une autre forme de gouvernement que la démocratie.
Mais nous demandons à ceux qui vantent l’excellence de la royauté, quel sort ils veulent faire aux enfants des rois ? Est-ce que, par hasard, eux aussi devront régner ? Certes, s’ils sont tels qu’on en a tant vu, cette hérédité sera bien funeste. Mais, dira-t-on, le roi sera maître de ne point transmettre le pouvoir à sa race. La confiance est ici bien difficile ; la position est fort glissante, et ce désintéressement exigerait un héroïsme qui est au-dessus du cœur humain.
Nous demanderons encore si, pour l’exercice de son pouvoir, le roi, qui prétend dominer, doit avoir à sa disposition une force armée capable de contraindre les factieux à la soumission ? Ou bien comment pourra-t-il assurer son autorité ? En supposant même qu’il règne suivant les lois, et qu’il ne leur substitue jamais son arbitraire personnel, encore faudra-t-il qu’il dispose d’une certaine force pour protéger les lois elles-mêmes. Il est vrai que, pour un roi si parfaitement légal, la question peut se résoudre assez vite : il doit avoir certainement une force armée, et cette force armée doit être calculée de façon à le rendre plus puissant que chaque citoyen en particulier, ou qu’un certain nombre de citoyens réunis, mais de façon aussi à le rendre toujours plus faible que la masse. C’est dans cette proportion que nos ancêtres réglaient les gardes, quand ils les accordaient en remettant l’état aux mains d’un chef qu’ils nommaient aisymnète, ou d’un tyran. C’est encore sur cette base, lorsque Denys demanda des gardes, qu’un Syracusain, dans l’assemblée du peuple, conseilla de lui en accorder.
[1287a] Notre sujet nous conduit maintenant à la royauté où le monarque peut tout faire selon son bon plaisir, et nous allons l’étudier ici. Aucune des royautés dites légales ne forme, je le répète, une espèce particulière de gouvernement, puisqu’on peut établir partout un généralat inamovible, dans la démocratie aussi bien que dans l’aristocratie. Bien souvent l’administration militaire est confiée à un seul individu ; et il y a une magistrature de ce genre à Epidamne et à Opunte, où cependant les pouvoirs du chef suprême sont moins étendus.
Quant à ce qu’on nomme la royauté absolue, c’est-à-dire celle où un seul homme règne souverainement suivant son bon plaisir, bien des gens soutiennent que la nature des choses repousse elle-même ce pouvoir d’un seul sur tous les citoyens, puisque l’état n’est qu’une association d’êtres égaux, et qu’entre des êtres naturellement égaux, les prérogatives et les droits doivent être nécessairement identiques. S’il est physiquement nuisible de donner une égale nourriture et des vêtements égaux à des hommes de constitution et de taille différentes, l’analogie n’est pas moins frappante pour les droits politiques. Et à l’inverse, l’inégalité entre égaux n’est pas moins déraisonnable.
Ainsi il est juste que les parts de pouvoir et d’obéissance pour chacun soient parfaitement égales, ainsi que leur alternative ; car c’est là précisément ce que procure la loi, et la loi c’est la constitution. Il faut donc préférer la souveraineté de la loi à celle d’un des citoyens ; et, d’après ce même principe, si le pouvoir doit être remis à plusieurs parmi eux, on ne doit les faire que gardiens et serviteurs de la loi ; car si l’existence des magistratures est chose indispensable, c’est une injustice patente de donner à un seul homme une magistrature suprême, à l’exclusion de tous ceux qui valent autant que lui.
Malgré ce qu’on en a dit, là où la loi est impuissante, un individu n’en saura jamais plus qu’elle ; une loi qui a su convenablement instruire les magistrats, peut s’en rapporter à leur bon sens et à leur justice pour juger et régler tous les cas où elle se tait. Bien plus, elle leur accorde le droit de corriger tous ses défauts, quand l’expérience a démontré l’amélioration possible. Ainsi donc, quand on demande la souveraineté de la loi, c’est demander que la raison règne avec les lois ; demander la souveraineté d’un roi, c’est constituer souverains l’homme et la bête ; car les entraînements de l’instinct, les passions du cœur corrompent les hommes quand ils sont au pouvoir, même les meilleurs ; mais la loi, c’est l’intelligence sans les passions aveugles.
L’exemple emprunté plus haut aux sciences ne paraît pas concluant. Il est dangereux de suivre en médecine des préceptes écrits, et il vaut mieux se confier aux praticiens. Un médecin ne sera jamais entraîné par amitié à donner quelque prescription déraisonnable ; tout au plus aura-t-il en vue le prix de la guérison. En politique, au contraire, la corruption et la faveur exercent fort ordinairement leur funeste influence. Ce n’est que lorsqu’on soupçonne le médecin de s’être laissé gagner par des ennemis pour attenter à la vie de son malade, qu’on a recours aux préceptes écrits. [1287b] Bien plus, le médecin malade appelle pour le soigner d’autres médecins ; le gymnaste montre sa force en présence d’autres gymnastes ; pensant tous deux qu’ils jugeraient mal s’ils jugeaient dans leur propre cause, parce qu’ils n’y sont pas désintéressés. Donc évidemment, quand on ne veut que la justice, il faut prendre un moyen terme ; et ce moyen terme, c’est la loi.
D’ailleurs, il existe des lois fondées sur les mœurs, bien plus puissantes et bien plus importantes que les lois écrites ; et si l’on peut trouver dans la volonté d’un monarque plus de garantie que dans loi écrite, certainement on lui en trouvera moins qu’à ces lois dont les mœurs font toute la force.
Mais un seul homme ne peut tout voir de ses propres yeux ; il faudra bien qu’il délègue son pouvoir à de nombreux inférieurs ; et dès lors, n’est-il pas tout aussi bien d’établir ce partage dès l’origine que de le laisser à la volonté d’un seul individu ? De plus, reste toujours l’objection que nous avons précédemment faite : si l’homme vertueux mérite le pou voir à cause de sa supériorité, deux hommes vertueux le mériteront bien mieux encore. C’est le mot du poète :
Deux braves compagnons, quand ils marchent ensemble…
C’est la prière d’Agamemnon, demandant au ciel
d’avoir dix conseillers sages comme Nestor.
Mais aujourd’hui même, dira-t-on, quelques états possèdent des magistratures chargées de prononcer souverainement, comme le fait le juge, dans les cas que la loi n’a pu prévoir ; preuve qu’on ne croit pas que la loi soit le souverain et le juge le plus parfait, bien qu’on reconnaisse sa toute-puissance là où elle a pu disposer.
Mais c’est justement parce que la loi ne peut embrasser que certains objets et qu’elle en laisse nécessairement échapper d’autres, qu’on doute de son excellence et qu’on demande si, à mérite égal, il ne vaut pas mieux substituer à sa souveraineté celle d’un individu ; car disposer législativement sur des objets qui exigent délibération spéciale est chose tout à fait impossible. Aussi ne conteste-t-on pas que pour ces objets-là il faille s’en remettre aux hommes ; on conteste seulement qu’on doive préférer un seul individu à plusieurs ; car chacun des magistrats, même isolé, peut, guidé par la loi qui l’a instruit, juger fort équitablement.
Mais il pourrait bien sembler absurde de soutenir qu’un homme, qui n’a pour former son jugement que deux yeux, deux oreilles, qui n’a pour agir que deux pieds et deux mains, puisse mieux faire qu’une réunion d’individus avec des organes bien plus nombreux. Dans l’état actuel, les monarques eux-mêmes sont forcés de multiplier leurs yeux, leurs oreilles, leurs mains, leurs pieds, en partageant le pouvoir avec les amis du pouvoir et avec leurs amis personnels. Si ces agents ne sont pas les amis du monarque, ils n’agiront pas suivant ses intérêts ; s’ils sont ses amis, ils agiront dans son intérêt et dans celui de son autorité. Or, l’amitié suppose nécessairement ressemblance, égalité ; et si le roi admet que ses amis doivent partager sa puissance, il admet en même temps que le pouvoir doit être égal entre égaux. Telles sont à peu près les objections faites contre la royauté.
Les unes sont parfaitement fondées, les autres le sont peut-être moins. Le pouvoir du maître, comme la royauté ou tout autre pouvoir politique, juste et utile, est dans la nature ; mais la tyrannie n’y est pas, et toutes les formes corrompues de gouvernement sont tout aussi contraires aux lois naturelles.
[1288a] Ce que nous avons dit doit prouver que, parmi des individus égaux et semblables, le pouvoir absolu d’un seul n’est ni utile ni juste ; peu importe que cet homme soit d’ailleurs comme la loi vivante en l’absence de toute loi, ou même en présence des lois, ou qu’il commande à des sujets aussi vertueux ou aussi dépravés que lui, ou bien enfin qu’il soit tout à fait supérieur par son mérite. Je n’excepte qu’un seul cas, et je vais le dire, bien que je l’aie déjà indiqué.
Fixons d’abord ce que signifient pour un peuple les appellations de monarchique, d’aristocratique, de républicain. Un peuple monarchique est celui qui naturellement peut supporter la domination d’une famille douée de toutes les vertus supérieures qu’exigé la domination politique. Un peuple aristocratique est celui qui, tout en ayant les qualités nécessaires pour la constitution politique qui convient à des hommes libres, peut naturellement supporter l’autorité de chefs que leur mérite appelle à gouverner. Un peuple républicain est celui où naturellement tout le inonde est guerrier et sait également obéir et commander, à l’abri d’une loi qui assure à la classe pauvre la part de pouvoir qui lui doit revenir.
Lors donc qu’une race entière, ou même un individu de la masse, vient à briller d’une vertu tellement supérieure qu’elle surpasse la vertu de tous les autres citoyens ensemble, alors il est juste que cette race soit élevée à la royauté, à la suprême puissance, que cet individu soit pris pour roi. Ceci, je le répète, est juste, non seulement de l’aveu des fondateurs de constitutions aristocratiques, oligarchiques, et même démocratiques, qui ont unanimement reconnu les droits de la supériorité, tout en différant sur l’espèce de supériorité, mais encore par le motif que nous en avons donné plus haut. Il n’est équitable ni de tuer ni de proscrire par l’ostracisme un tel personnage, ni de le soumettre au niveau commun ; la partie ne doit pas l’emporter sur le tout, et le tout est ici précisément cette vertu si supérieure à toutes les autres. Il ne reste donc plus que d’obéir à cet homme et de lui reconnaître une puissance, non point alternative, mais perpétuelle.
Nous terminerons ici l’étude de la royauté, après en avoir exposé les espèces diverses, les avantages et les dangers, suivant les peuples auxquels elle s’applique, et avoir étudié les formes qu’elle revêt.
Des trois constitutions que nous avons reconnues bonnes, la meilleure doit être nécessairement celle qui a les meilleurs chefs. Tel est l’État où se rencontre par bonheur une grande supériorité de vertu, que d’ailleurs elle appartienne soit à un seul individu à l’exclusion de tous, soit à une race entière, soit même à la multitude ; et où les uns savent obéir aussi bien que les autres savent commander, dans l’intérêt du but le plus noble. Il a été démontré précédemment que dans le gouvernement parfait la vertu privée est identique à la vertu politique ; il n’est pas moins évident qu’avec les mêmes moyens et les mêmes vertus qui constituent l’homme de bien, on peut constituer aussi un état entier, aristocratique ou monarchique ; [1288b] d’où il suit que l’éducation et les mœurs qui font l’homme vertueux sont à peu près les mêmes que celles qui font le citoyen d’une république ou le chef d’une royauté.
Ceci posé, nous essayerons de traiter de la république parfaite, de sa nature, et des moyens de l’établir.
Dans tous les arts, dans toutes les sciences qui ne restent point trop partielles, mais qui arrivent à embrasser complètement un ordre entier de faits, chacune doit pour sa part étudier sans exception tout ce qui se rapporte à son objet spécial. Prenons, par exemple, la science des exercices corporels. Quelle est l’utilité de ces exercices ? Comment doivent-ils se modifier suivant les tempéraments divers ? L’exercice le plus salutaire n’est-il pas nécessairement celui qui convient le mieux aux natures les plus vigoureuses et les plus belles ? Quels exercices sont exécutables pour le plus grand nombre des élèves ? En est-il un qui puisse également convenir à tous ? Telles sont les questions que se pose la gymnastique. De plus, quand bien même aucun des élèves du gymnase ne prétendrait acquérir ni la vigueur, ni l’adresse d’un athlète de profession, le maître de gymnase et l’entraineur n’en sont pas moins capables de lui procurer au besoin un pareil développement de forces. Une remarque analogue serait non moins juste pour la médecine, pour la construction navale, pour la fabrication des vêtements, et pour tous les autres arts en général.
C’est donc évidemment à une même science de rechercher quelle est la meilleure forme de gouvernement, quelle est la nature de ce gouvernement, et à quelles conditions il serait aussi parfait qu’on peut le désirer, indépendamment de tout obstacle extérieur ; et d’autre part, de savoir quelle constitution il convient d’adopter selon les peuples divers, dont la majeure partie ne saurait probablement recevoir une constitution parfaite. Ainsi, quel est en soi et absolument le meilleur gouvernement, et quel est aussi le meilleur relativement aux éléments qui sont à constituer : voilà ce que doivent savoir le législateur et le véritable homme d’État. On peut ajouter qu’ils doivent encore être capables de juger une constitution qui leur serait hypothétiquement soumise, et d’assigner, d’après les données qui leur seraient fournies, les principes qui la feraient vivre dès l’origine, et lui assureraient, une fois qu’elle serait établie, la plus longue durée possible. Or je suppose ici, comme on voit, un gouvernement qui n’aurait point reçu une organisation parfaite, sans être dénué d’ailleurs des éléments indispensables, mais qui n’aurait pas tiré tout le parti possible de ses ressources, et qui aurait encore beaucoup à faire.
Du reste, si le premier devoir de l’homme d’État est de connaître la constitution qui doit généralement passer pour la meilleure que la plupart des cités puissent recevoir, il faut avouer que le plus souvent les écrivains politiques, tout en faisant preuve d’un grand talent, se sont trompés sur les points capitaux. Il ne suffit pas d’imaginer un gouvernement parfait ; il faut surtout un gouvernement praticable, d’une application facile et commune à tous les États. Loin de là, on ne nous présente aujourd’hui que des constitutions inexécutables, et excessivement compliquées ; ou, si l’on s’arrête à des idées plus pratiques, c’est pour louer Lacédémone, ou un état quelconque, aux dépens de tous les autres états qui existent de nos jours. [1289a] Mais quand on propose une constitution, il faut qu’elle puisse être acceptée et mise aisément à exécution, en partant de la situation des états actuels. En politique, du reste, il n’est pas moins difficile de réformer un gouvernement que de le créer, de même qu’il est plus malaisé de désapprendre que d’apprendre pour la première fois. Ainsi, l’homme d’État, outre les qualités que je viens d’indiquer, doit être capable, je le répète, d’améliorer l’organisation d’un gouvernement déjà constitué ; et cette tâche lui serait complètement impossible, s’il ne connaissait pas toutes les formes diverses de gouvernement. C’est en effet une erreur grave de croire, comme on le fait communément, qu’il n’y a qu’une seule espèce de démocratie, qu’une seule espèce d’oligarchie.
A cette indispensable connaissance du nombre et des combinaisons possibles des diverses formes politiques, il faut joindre une égale étude, et des lois qui sont en elles-mêmes les plus parfaites, et de celles qui sont le mieux en rapport avec chaque constitution ; car les lois doivent être faites pour les constitutions, tous les législateurs reconnaissent bien ce principe, et non les constitutions pour les lois. La constitution dans l’état, c’est l’organisation des magistratures, la répartition des pouvoirs, l’attribution de la souveraineté, en un mot, la détermination du but spécial de chaque association politique. Les lois au contraire, distinctes des principes essentiels et caractéristiques de la constitution, sont la règle du magistrat dans l’exercice du pouvoir, et dans la répression des délits qui portent atteinte à ces lois.
Il est donc absolument nécessaire de connaître le nombre et les différences de chacune des constitutions, ne fût-ce même que pour pouvoir porter des lois ; en effet, les mêmes lois ne sauraient convenir à toutes les oligarchies, à toutes les démocraties, la démocratie et l’oligarchie ayant chacune plus d’une espèce et n’étant pas uniques.
Dans notre première étude sur les constitutions, nous avons reconnu trois espèces de constitutions pures : la royauté, l’aristocratie, la république ; et trois autres espèces, déviations dès premières : la tyrannie pour la royauté, l’oligarchie pour l’aristocratie, la démagogie pour la république. Nous avons parlé déjà de l’aristocratie et de la royauté ; car traiter du gouvernement parfait, c’était traiter en même temps de ces deux formes, qui s’appuient toutes deux sur les principes de la plus complète vertu. Nous avons en outre expliqué les différences de l’aristocratie et de la royauté entre elles, et nous avons dit ce qui constitue spécialement la royauté. Il nous reste encore à parler, et du gouvernement qui reçoit le nom commun de république, et des autres constitutions, oligarchie, démagogie et tyrannie.
Il est facile de trouver aussi, entre ces mauvais gouvernements, l’ordre de dégradation. Le pire de tous sera certainement la corruption du premier et du plus divin des bons gouvernements. Or, la royauté n’existe que de nom sans avoir aucune réalité, [1289b] ou elle repose nécessairement sur la supériorité absolue de l’individu qui règne. Ainsi, la tyrannie sera le pire des gouvernements, comme le plus éloigné du gouvernement parfait. En second lieu, vient l’oligarchie, dont la distance à l’aristocratie est si grande. Enfin la démagogie est le plus supportable des mauvais gouvernements.
Un écrivain, avant nous, a traité le même, sujet ; mais son point de vue différait du nôtre : admettant que tous ces gouvernements étaient réguliers, et qu’ainsi l’oligarchie pouvait être bonne aussi bien que les autres, il a déclaré la démagogie le moins bon des bons gouvernements, et le meilleur des mauvais.
Nous, au contraire, nous déclarons radicalement mauvaises ces trois espèces de gouvernements ; et nous nous gardons bien de dire que telle oligarchie est meilleure que telle autre ; nous disons seulement qu’elle est moins mauvaise. Du reste, nous laisserons de côté, pour le moment, cette divergence d’opinion. Mais nous déterminerons d’abord, pour la démocratie et l’oligarchie, le nombre de ces espèces diverses que nous attribuons à l’une et à l’autre. Entre ces différentes formes, quelle est la plus applicable et la meilleure après le gouvernement parfait, s’il est toutefois une constitution aristocratique autre que celle-là qui offre encore quelque mérite ? Ensuite, quelle est, de toutes les formes politiques, celle qui peut convenir à la pluralité des États ?
Nous rechercherons encore, parmi les constitutions inférieures, quelle est la constitution préférable pour tel peuple donné ; car évidemment, selon les peuples, la démocratie est meilleure que l’oligarchie ; et réciproquement. Fuis, en adoptant l’oligarchie ou la démocratie, comment doit-on en organiser les nuances diverses ? Et pour terminer, après avoir rapidement, mais comme il convient, passe toutes ces questions en revue, nous essayerons de déterminer les causes les plus ordinaires de la chute et de la prospérité des États, soit en général pour toutes les constitutions, soit en particulier pour chacune d’elles.
Ce qui multiplie les formes de constitutions, c’est précisément la multiplicité des éléments qui entrent toujours dans l’État. D’abord, tout état se compose de familles comme on peut le voir ; ensuite, dans cette multitude d’hommes, il y a nécessairement des riches, des pauvres, et des fortunes intermédiaires. Parmi les riches comme parmi les pauvres, les uns possèdent des armes, les autres n’en ont pas. Le bas peuple se partage en laboureurs, marchands, artisans. Même parmi les classes élevées, il y a bien des nuances de richesses et de propriétés, qui sont plus ou moins étendues. L’entretien des chevaux, par exemple, est une dépense que les riches seuls peuvent en général supporter.
Aussi dans les anciens temps, tous les États dont la force militaire consistait en cavalerie étaient des États oligarchiques. La cavalerie était alors la seule arme qu’on connût pour attaquer les peuples voisins. Témoin l’histoire d’Erétrie, de Chalcis, de Magnésie sur les bords du Méandre, et de plusieurs autres villes d’Asie. [1290a] Aux distinctions qui viennent de la fortune, il faut ajouter celles de naissance, de vertu, et de tant d’autres avantages, indiqués par nous quand nous avons traité de l’aristocratie, et compté les éléments indispensables de tout État. Or, ces éléments de l’État peuvent prendre part au pouvoir, soit dans leur universalité, soit en nombre plus ou moins grand.
Il s’ensuit évidemment que les espèces de constitutions doivent être, de toute nécessité, aussi diverses que ces parties mêmes le sont entre elles, suivant leurs espèces différentes. La constitution n’est pas autre chose que la répartition régulière du pouvoir, qui se divise toujours entre les associés, soit en raison de leur importance particulière, soit d’après un certain principe d’égalité commune ; c’est-à-dire qu’on peut faire une part aux riches, et une autre aux pauvres, ou leur donner des droits communs. Ainsi, les constitutions seront nécessairement aussi nombreuses que le sont les combinaisons de supériorité et de différence entre les parties de l’État.
Il semble qu’on pourrait reconnaître deux espèces principales dans ces parties, de même qu’on reconnaît deux sortes principales de vents : ceux du nord et ceux du midi, dont les autres ne sont que des dérivations. En politique, ce serait la démocratie et l’oligarchie ; car on suppose que l’aristocratie n’est qu’une forme de l’oligarchie, avec laquelle elle se confond, comme ce qu’on nomme république n’est qu’une forme de la démocratie, de même que parmi les vents, le vent d’ouest dérive du vent du nord ; le vent d’est, du vent du midi. Des auteurs ont même poussé la comparaison plus loin. Dans l’harmonie, disent-ils, on ne reconnaît que deux modes fondamentaux, le dorien et le phrygien ; et dans ce système, toutes les autres combinaisons se rapportent alors à l’un ou à l’autre de ces deux modes.
Nous laisserons de côté ces divisions arbitraires des gouvernements qu’on adopte trop souvent, préférant celle que nous en avons donnée nous-mêmes, comme plus vraie et plus exacte. Pour nous, il n’y a que deux constitutions, ou même une seule constitution bien combinée, dont toutes les autres dérivent en dégénérant. Si tous les modes, en musique, dérivent d’un mode parfait d’harmonie, toutes les constitutions dérivent de la constitution modèle ; oligarchiques, si le pouvoir y est plus concentré et plus despotique ; démocratiques, si les ressorts en sont plus relâchés et plus doux.
C’est une erreur grave, quoique fort commune, de faire reposer exclusivement la démocratie sur la souveraineté du nombre ; car, dans les oligarchies aussi, et l’on peut même dire partout, la majorité est toujours souveraine. D’un autre côté, l’oligarchie ne consiste pas davantage dans la souveraineté de la minorité. Supposons un État composé de treize cents citoyens, et parmi eux que les riches, au nombre de mille, dépouillent de tout pouvoir politique les trois cents autres, qui, quoique pauvres, sont libres cependant aussi bien qu’eux, et leurs égaux à tous autres égards que la richesse ; dans cette hypothèse, pourra-t-on dire que l’État est démocratique ? Et de même, si les pauvres en minorité sont politiquement au-dessus des riches, bien que ces derniers soient plus nombreux, on ne pourra pas dire davantage que c’est là une oligarchie, si les autres citoyens, les riches, sont écartés du gouvernement.
[1290b] Certes il est bien plus exact de dire qu’il y a démocratie là où la souveraineté est attribuée à tous les hommes libres, oligarchie là où elle appartient exclusivement aux riches. La majorité des pauvres, la minorité des riches, ne sont que des circonstances secondaires. Mais la majorité est libre, et c’est la minorité qui est riche. Il y aurait sans doute autant d’oligarchie à. répartir le pouvoir selon la taille et la beauté, comme on le fait, dit-on, en Ethiopie ; car la beauté et l’élévation de la taille sont des avantages bien peu communs.
On n’en aurait pas moins grand tort de fonder uniquement les droits politiques sur des bases aussi légères. Comme la démocratie et l’oligarchie renferment plusieurs sortes d’éléments, il faut faire plusieurs réserves. Il n’y a pas de démocratie là où des hommes libres en minorité commandent à une multitude qui ne jouit pas de la liberté. Je citerai Apollonie, sur le golfe Ionique, et Théra. Dans ces deux villes, le pouvoir, à l’exclusion de l’immense majorité, appartenait à quelques citoyens de naissance illustre, et qui étaient les fondateurs des colonies. Il n’y a pas davantage de démocratie, quand la souveraineté est aux riches, en supposant même qu’ils forment la majorité, comme jadis à Colophon, où, avant la guerre de Lydie, la majorité des citoyens possédait des fortunes considérables. Il n’y a de démocratie réelle que là où les hommes libres, mais pauvres, forment la majorité et sont souverains. Il n’y a d’oligarchie que là où les riches et les nobles, en petit nombre, possèdent la souveraineté.
Ces considérations suffisent pour montrer que les constitutions peuvent être nombreuses et diverses, et pourquoi elles le sont. J’ajoute qu’il y a plusieurs espèces dans les constitutions dont nous parlons ici. Quelles sont ces formes politiques ? Comment naissent-elles ? C’est ce que nous allons examiner, en partant toujours des principes que nous avons posés plus haut.
On nous accorde que tout état se compose, non d’une seule partie, mais de parties multiples. Or, lorsque, en histoire naturelle, on veut connaître toutes les espèces du règne animal, on commence par déterminer les organes indispensables à tout animal : par exemple quelques-uns des sens qu’il possède, les organes de la nutrition, qui reçoivent et digèrent les aliments, comme la bouche et l’estomac, et de plus l’appareil locomoteur de chaque espèce.
En supposant qu’il n’y eût pas d’autres organes que ceux-là, mais qu’ils fussent dissemblables entre eux, que par exemple la bouche, l’estomac, les sens et en outre les appareils locomoteurs ne se ressemblassent pas, le nombre de leurs combinaisons réelles formerait nécessairement autant d’espèces distinctes d’animaux ; car il est impossible qu’une même espèce ait plusieurs genres différents d’un même organe, bouche ou oreille. Toutes les combinaisons possibles de ces organes suffiront donc pour constituer des espèces nouvelles d’animaux, et ces espèces seront précisément aussi multipliées que pourront l’être les combinaisons des organes indispensables. Ceci s’applique exactement aux formes politiques dont nous traitons ici ; car l’État, comme je l’ai dit souvent, se compose non d’un seul élément mais d’éléments très divers.
Ici, une classe nombreuse prépare les subsistances pour la société, ce sont les laboureurs ; là, les artisans forment une autre classe [1291a] (adonnée à tous les arts sans lesquels la cité ne saurait vivre, les uns absolument nécessaires, les autres de jouissance et d’ornement). Une troisième classe est la classe commerçante, en d’autres termes, la classe qui vend et qui achète dans les grands marchés, dans les boutiques. Une quatrième classe se compose des mercenaires. Une, cinquième est formée des guerriers, classe aussi indispensable que toutes les précédentes, si l’état veut se défendre de l’invasion et de l’esclavage ; car est-il possible de supposer qu’un État, vraiment digne de ce nom, puisse être regardé comme esclave par nature ? L’état se suffit nécessairement à lui-même ; l’esclavage ne le peut pas.
Dans la République de Platon, cette question a été traitée d’une manière ingénieuse, mais bien insuffisante. Socrate y avance que l’État se compose de quatre classes tout à fait indispensables : tisserands, laboureurs, cordonniers, maçons. Puis, trouvant sans cloute cette association incomplète, il y ajoute le forgeron, le pasteur de bestiaux, et enfin le négociant et le marchand ; et il croit sans doute avoir rempli par là toutes les lacunes de son premier plan. Ainsi, à ses yeux, tout État ne se forme que pour satisfaire les besoins matériels et non point éminemment dans un but moral, qui n’est pas plus indispensable sans doute, selon Platon, que des cordonniers et des laboureurs.
Socrate ne veut même de la classe des guerriers qu’au moment où l’État, venant à accroître son territoire, se trouve en contact et en guerre avec les peuples voisins. Mais parmi ces quatre associés, ou plus, qu’énumère Platon, il faut absolument un individu qui rende la justice, et qui règle les droits de chacun ; et si l’on reconnaît que, dans l’être animé, l’âme est la partie essentielle plutôt que le corps, ne doit-on pas aussi reconnaître qu’au-dessus de ces éléments nécessaires à la satisfaction des besoins inévitables de l’existence, il y a dans l’État la classe des guerriers et celle des arbitres de la justice sociale ? A ces deux-là, ne doit-on pas ajouter encore la classe qui décide des intérêts généraux de l’état, attribution spéciale de l’intelligence politique ? Que toutes ces fonctions soient isolément réparties entre certains individus, ou exercées toutes par les mêmes mains, peu importe à notre raisonnement ; car souvent les fonctions de guerrier et de laboureur se trouvent réunies ; mais s’il faut admettre comme éléments de l’État les uns et les autres, l’élément guerrier n’est certainement pas le moins nécessaire.
J’en ajoute un septième qui contribue par sa fortune aux services publics, ce sont les riches ; puis un huitième, ce sont les administrateurs de l’État, ceux qui se consacrent aux magistratures, attendu que l’État ne peut se passer de magistrats, et qu’il faut par conséquent de toute nécessité des citoyens capables de commander aux autres, et qui se dévouent à ce service public, soit pour toute leur vie, soit à tour de rôle. Reste enfin cette portion de l’état dont nous venons de parler, qui décide des affaires générales et qui juge les contestations particulières. Si donc c’est une nécessité pour l’état que l’équitable et sage organisation de tous ces éléments, c’en sera une aussi que, parmi tous ces hommes appelés au pouvoir, il y en ait un certain nombre doués de vertu.
On suppose généralement que plusieurs fonctions peuvent convenablement être cumulées, et qu’un même individu peut être à la fois guerrier, laboureur, artisan, juge et sénateur. De plus, tous les hommes revendiquent leur part de mérite, et se croient propres à presque tous les emplois. Mais les seules choses qu’on ne puisse cumuler sont la pauvreté et la richesse ; et voilà pourquoi riches et pauvres semblent les deux portions les plus distinctes de l’état. D’autre part, comme le plus ordinairement ceux-ci sont en majorité, ceux-là en minorité, on les regarde comme deux éléments politiques parfaitement opposés. Par suite, la prédominance des uns ou des autres fait la différence des constitutions, qui semblent en conséquence être bornées à deux seulement, la démocratie et l’oligarchie.
Nous avons donc prouvé qu’il existait plusieurs espèces de constitutions, et nous en avons dit la cause ; nous prouverons maintenant qu’il y a aussi plusieurs espèces de démocraties et d’oligarchies.
Cette multiplicité d’espèces dans la démocratie et l’oligarchie est une conséquence évidente des raisonnements qui précèdent, puisque nous avons reconnu que la classe inférieure a bien des nuances, et que ce qu’on appelle la classe distinguée n’en a pas moins. Dans la classe inférieure, on peut reconnaître les laboureurs, les artisans, les commerçants, qu’ils vendent ou qu’ils achètent ; les gens de mer, qu’ils soient militaires ou spéculateurs, caboteurs ou pêcheurs. Souvent ces professions diverses renferment une foule d’individus. Byzance et Tarente sont peuplées de pêcheurs ; Athènes, de matelots ; Egine et Chios, de négociants ; Ténédos, de caboteurs. On peut encore comprendre dans la classe inférieure les manœuvres, les gens de fortune trop médiocre pour vivre sans travailler, ceux qui ne sont citoyens et libres que de père ou de mère seulement, et enfin tous les hommes dont les moyens d’existence se rapprochent de ceux que nous venons d’énumérer. Dans la classe élevée, les distinctions se fondent sur la fortune, la noblesse, le mérite, les lumières et sur d’autres avantages analogues.
La première espèce de démocratie est caractérisée par l’égalité ; et l’égalité, fondée par la loi dans cette démocratie, signifie que les pauvres n’auront pas de droits plus étendus que les riches, que ni les uns ni les autres ne seront exclusivement souverains, mais qu’ils le seront dans une proportion pareille. Si donc la liberté et l’égalité sont, comme parfois on l’assure, les deux bases fondamentales de la démocratie, plus cette égalité des droits politiques sera complète, plus la démocratie existera dans toute sa pureté ; car le peuple y étant le plus nombreux, et l’avis de la majorité y faisant loi, cette constitution est nécessairement une démocratie. Voilà donc une première espèce. Après elle, en vient une autre où les fonctions publiques sont à la condition d’un cens qui d’ordinaire est fort modique. Les emplois y doivent être accessibles à tous ceux qui possèdent le cens fixé, et fermés à ceux qui ne le possèdent pas. [1292a] Dans une troisième espèce de démocratie, tous les citoyens dont le titre n’est pas contesté, arrivent aux magistratures ; mais la loi règne souverainement. Dans une autre, il suffit pour être magistrat d’être citoyen à un titre quelconque, la souveraineté restant encore à la loi. Une cinquième espèce admet d’ailleurs les mêmes conditions ; mais on transporte la souveraineté à la multitude, qui remplace la loi.
C’est qu’alors ce sont les décrets populaires, et non plus la loi, qui décident. Ceci se fait, grâce à l’influence des démagogues. En effet, dans les démocraties où la loi gouverne, il n’y a point de démagogues, et les citoyens les plus respectés ont la direction des affaires. Les démagogues ne se montrent que là où la loi a perdu la souveraineté. Le peuple alors est un vrai monarque, unique mais composé par la majorité, qui règne, non point individuellement, mais en corps. Homère a blâmé la multiplicité des chefs ; mais l’on ne saurait dire s’il prétendait parler, comme nous le faisons ici, d’un pouvoir exercé en masse, ou d’un pouvoir réparti entre plusieurs chefs qui l’exercent chacun en particulier. Dès que le peuple est monarque, il prétend agir en monarque, parce qu’il rejette le joug de la loi, et il se fait despote ; aussi, les flatteurs sont-ils bientôt en honneur.
Cette démocratie est dans son genre ce que la tyrannie est à la royauté. De part et d’autre, mêmes vices, même oppression des bons citoyens : ici les décrets, là les ordres arbitraires. De plus, le démagogue et le flatteur, ont une ressemblance frappante. Tous deux ils ont un crédit sans bornes, l’un sur le tyran, l’autre sur le peuple ainsi corrompu.
Les démagogues, pour substituer la souveraineté des décrets à celle des lois, rapportent toutes les affaires au peuple ; car leur propre puissance ne peut que gagner à la souveraineté du peuple, dont ils disposent eux-mêmes souverainement par la confiance qu’ils savent lui surprendre. D’un autre côté, tous ceux qui croient avoir à se plaindre des magistrats ne manquent pas d’en appeler au jugement exclusif du peuple ; celui-ci accueille volontiers la requête, et tous les pouvoirs légaux sont alors anéantis.
C’est là, on peut le dire avec raison, une déplorable démagogie. On peut lui reprocher de n’être plus réellement une constitution. Il n’y a de constitution qu’à la condition de la souveraineté des lois. Il faut que la loi décide des affaires générales, comme le magistrat décide des affaires particulières, dans les formes prescrites par la constitution. Si donc la démocratie est une des deux espèces principales de gouvernement, l’État où tout se fait à coups de décrets populaires, n’est pas même à vrai dire une démocratie, puisque les décrets ne peuvent jamais statuer d’une manière générale.
Voilà, du reste, ce que nous avions à dire sur les formes diverses de la démocratie.
Le caractère distinctif de la première espèce d’oligarchie, c’est la fixation d’un cens assez élevé pour que les pauvres, bien qu’en majorité, ne puissent atteindre au pouvoir, ouvert à ceux-là seuls qui possèdent le revenu fixé par la loi. [1292b] Dans une seconde espèce, le cens exigé pour prendre part au gouvernement est considérable ; et le corps des magistrats a le droit de se recruter lui-même. Il faut dire toutefois que, si les choix portent alors sur l’universalité des censitaires, l’institution semble plutôt aristocratique ; et qu’elle n’est réellement oligarchique que quand le cercle des choix est restreint. Une troisième espèce d’oligarchie se fonde sur l’hérédité des emplois passant du père au fils. Une quatrième joint à ce principe de l’hérédité celui de la souveraineté des magistrats substituée au règne de la loi. Cette dernière forme correspond assez bien à la tyrannie parmi les gouvernements monarchiques ; et parmi les démocraties, à l’espèce dont nous avons parlé en dernier lieu. Cette espèce d’oligarchie se nomme dynastie, ou gouvernement de la force.
Telles sont les formes diverses d’oligarchie et de démocratie. Il faut toutefois ajouter ici une observation importante : c’est que souvent, sans que la constitution soit démocratique, le gouvernement, par la tendance des mœurs et des esprits, est populaire ; et réciproquement en d’autres cas, bien que la constitution légale soit plutôt démocratique, la tendance des mœurs et des esprits est oligarchique. Mais cette discordance est presque toujours le résultat d’une révolution. C’est qu’on se garde de brusquer les innovations ; on préfère se contenter d’abord d’empiétements progressifs et peu considérables ; on laisse bien subsister les lois antérieures ; mais les chefs de la révolution n’en sont pas moins les maîtres de l’état.
C’est une conséquence évidente des principes posés précédemment, qu’il n’y ait ni plus ni moins d’espèces d’oligarchies et de démocraties que nous ne l’avons dit. En effet, il faut que les droits politiques appartiennent, ou bien à toutes les parties du peuple énumérées plus haut, ou bien seulement à quelques-unes d’entre elles, à l’exclusion des autres. Quand les agriculteurs et les gens de moyenne fortune sont souverains de l’état, l’état doit être régi par la loi, puisque les citoyens, occupés des travaux qui les font vivre, n’ont pas le loisir de vaquer aux affaires publiques ; ils s’en remettent donc à la loi, et ne se réunissent en assemblée politique que dans les cas tout h fait indispensables. Du reste, le droit politique appartient sans aucune distinction à tous ceux qui possèdent le cens légal ; car ce serait de l’oligarchie que de ne pas rendre cette prérogative complètement générale. Mais la plupart des citoyens, étant privés de revenus assurés, n’ont point de temps à donner aux affaires générales ; et voilà déjà comment s’établit cette première espèce de démocratie.
L’espèce qui vient en second lieu dans l’ordre que nous nous sommes tracé, est celle où tous les citoyens dont l’origine n’est pas contestée ont des droits politiques ; mais de fait ceux-là seuls en jouissent qui peuvent vivre sans travailler. Dans cette démocratie, les lois sont encore souveraines, parce que les citoyens en général ne sont pas assez riches de leurs revenus personnels. Dans la troisième espèce, il suffit d’être libre pour posséder des droits politiques. Mais ici encore, la nécessité du travail empêche presque tous les citoyens d’exercer leurs droits ; et la souveraineté de la loi n’est pas moins indispensable que dans les deux premières espèces.
[1293a] La quatrième est celle qui s’est produite la dernière chronologiquement parlant. Des états s’étant formés beaucoup plus étendus que ne l’avaient été jadis les premiers, et des revenus considérables y répandant l’aisance, la multitude acquit par son importance tous les droits politiques ; et les citoyens purent alors vaquer en commun à la direction des affaires générales, parce qu’ils eurent du loisir, et que des indemnités assurèrent même aux moins aisés le temps nécessaire pour s’y livrer. Ce sont même alors ces citoyens pauvres qui ont le plus de loisir : ils n’ont point à s’inquiéter de l’administration de leurs intérêts particuliers, cause qui empêche si souvent les riches de se rendre aux assemblées du peuple et aux tribunaux dont ils sont membres ; et il arrive par là que la multitude devient souveraine à la place des lois. Telles sont les causes nécessaires qui déterminent le nombre et les diversités des démocraties.
La première espèce d’oligarchie est celle où la majorité des citoyens possède des fortunes qui sont moindres que celle dont nous venons de parler, et qui sont peu considérables. Le pouvoir est attribué à tous ceux qui jouissent du revenu légal ; et le grand nombre de citoyens qui acquièrent ainsi des droits politiques, a été cause qu’on a dû remettre la souveraineté à la loi, et non point aux hommes. Fort éloignés, par leur nombre, de l’unité monarchique, trop peu riches pour jouir d’un loisir absolu, et pas assez pauvres pour devoir vivre aux dépens de l’État, il faut pour eux de proclamer la loi souveraine, au lieu de se faire eux-mêmes souverains.
En supposant les possesseurs moins nombreux que dans la première hypothèse, et les fortunes plus considérables, c’est la seconde espèce d’oligarchie. L’ambition s’accroît alors avec la puissance, et les riches nomment eux-mêmes parmi les autres citoyens ceux qui entrent dans les emplois du gouvernement. Trop peu puissants encore pour régner sur la loi, ils le sont assez cependant pour faire rendre la loi qui leur accorde ces immenses prérogatives.
En concentrant encore dans un moindre nombre de mains les fortunes devenues plus grandes, on arrive au troisième degré de l’oligarchie, où les membres de la minorité occupent personnellement les fonctions, mais conformément à la loi qui les rend héréditaires. En supposant pour les membres de l’oligarchie un nouvel accroissement dans leurs richesses et dans le nombre de leurs partisans, ce gouvernement héréditaire est tout près de la monarchie. Les hommes y règnent, et non plus la loi. Cette quatrième forme de l’oligarchie correspond à la dernière forme de la démocratie.
A côté de la démocratie et de l’oligarchie, il existe deux autres formes politiques, dont l’une est reconnue par tous les auteurs, et a été reconnue par nous aussi, pour faire partie des quatre principales constitutions, en admettant, suivant l’opinion commune, que ces constitutions soient la monarchie, l’oligarchie, la démocratie et ce qu’on appelle l’aristocratie. Une cinquième forme politique est celle qui reçoit le nom générique de toutes les autres, et qu’on nomme communément République ; comme elle est fort rare, elle échappe souvent aux auteurs qui prétendent énumérer les espèces diverses de gouvernements, et qui ne reconnaissent que les quatre qui viennent d’être nommées plus haut, comme Platon l’a fait dans sa République.
[1293b] On a tout à fait raison d’appeler gouvernement des meilleurs le gouvernement dont nous avons nous-mêmes traité précédemment. Ce beau nom d’aristocratie ne s’applique vraiment, avec toute justesse, qu’à l’État composé de citoyens qui sont vertueux dans toute l’étendue du mot, et qui n’ont point seulement quelque vertu spéciale. Cet État est le seul où l’homme de bien et le bon citoyen se confondent dans une identité absolue. Partout ailleurs on n’a de vertu que relativement à la constitution particulière sous laquelle on vit.
Il est bien encore quelques combinaisons politiques qui, différant de l’oligarchie et de ce qu’on nomme république, reçoivent le nom d’aristocraties ; ce sont les systèmes où les magistrats sont choisis d’après le mérite au moins autant que d’après la richesse. Ce gouvernement alors s’éloigne réellement de l’oligarchie et de la république, et prend le nom d’aristocratie ; c’est qu’en effet il n’est pas besoin que la vertu soit l’objet spécial de l’État lui-même, pour qu’il renferme dans son sein des citoyens aussi distingués parleurs vertus que peuvent l’être ceux de l’aristocratie. Quand donc la richesse, la vertu et la multitude ont des droits politiques, la constitution peut être encore aristocratique, comme à Carthage ; et même quand la loi ne tient compte, comme à Sparte, que des deux derniers éléments, la vertu et la multitude, la constitution est un mélange de démocratie et d’aristocratie. Ainsi, l’aristocratie, outre sa première et plus parfaite espèce, a encore les deux formes que nous venons de dire ; elle en a même une troisième que présentent tous les États qui penchent, plus que la république proprement dite, vers le principe oligarchique.
Nous n’avons plus à nous occuper que de deux gouvernements, celui qu’on appelle vulgairement la république, et la tyrannie. Si je place ici la république, bien qu’elle ne soit pas, non plus que les aristocraties dont je viens de parler, un gouvernement dégradé, c’est qu’à vrai dire tous les gouvernements sans exception ne sont que des corruptions de la constitution parfaite. Mais on classe ordinairement la république avec ces aristocraties ; et elle donne, comme elles, naissance à d’autres formes encore moins pures, ainsi que je l’ai dit au début. La tyrannie doit nécessairement recevoir la dernière place, parce qu’elle est moins que toute autre forme politique un vrai gouvernement, et que nos recherches ont pour but l’étude des gouvernements.
Après avoir indiqué les motifs de notre classification, passons à l’examen de la république. Nous en sentirons mieux le véritable caractère, après l’examen que nous avons fait de la démocratie et de l’oligarchie ; car la république n’est précisément que le mélange de ces deux formes. On a coutume de donner le nom de république aux gouvernements qui inclinent à la démocratie, et celui d’aristocratie, aux gouvernements qui inclinent à l’oligarchie ; c’est que le plus ordinairement les lumières et la noblesse sont le partage des riches ; ils sont comblés en outre de ces avantages que d’autres achètent si souvent par le crime, et qui assurent à leurs possesseurs un renom de vertu et une haute considération.
Comme le système aristocratique a pour but de donner la suprématie politique à des citoyens éminents, on a prétendu, par suite, que les oligarchies se composent en majorité d’hommes vertueux et estimables.
[1294a] Or, il semble impossible qu’un gouvernement dirigé par les meilleurs citoyens, ne soit pas un excellent gouvernement, un mauvais gouvernement ne devant peser que sur les États régis par des hommes corrompus. Et réciproquement, il semble impossible que là où l’administration n’est pas bonne, l’état soit gouverné par les meilleurs, citoyens. Mais il faut remarquer que de bonnes lois ne constituent pas à elles seules un bon gouvernement, et qu’il importe surtout que ces bonnes lois soient observées. Il s’ensuit qu’il n’y a de bon gouvernement d’abord que là où on obéit à la loi, puis ensuite que celui où la loi à laquelle on obéit est fondée sur la raison ; car on pourrait aussi obéir à des lois déraisonnables. L’excellence de la loi peut du reste s’entendre de deux façons : la loi est, ou la meilleure possible, relativement aux circonstances ; ou la meilleure possible, d’une manière générale et absolue.
Le principe essentiel de l’aristocratie paraît être d’attribuer la prédominance politique à la vertu ; car le caractère spécial de l’aristocratie, c’est la vertu, comme la richesse est celui de l’oligarchie, et la liberté, celui de la démocratie. Toutes trois admettent d’ailleurs la suprématie de la majorité, puisque, dans les unes comme dans les autres,-la décision prononcée par le plus grand nombre des membres du corps politique, a toujours force de loi. Si la plupart des gouvernements prennent le nom de république, c’est qu’ils cherchent presque tous uniquement à combiner les droits des riches et des pauvres, de la fortune et de la liberté ; et la richesse semble presque partout tenir lieu de mérite et de vertu.
Trois éléments dans l’État se disputent l’égalité ; ce sont la liberté, la richesse et le mérite. Je ne parle pas d’un quatrième qu’on appelle la noblesse ; car il n’est qu’une conséquence des deux autres, et la noblesse est une ancienneté de richesse et de talent. Or, la combinaison des deux premiers éléments donne évidemment la république, et la combinaison de tous les trois donne l’aristocratie plutôt que toute autre forme. Je classe toujours à part la véritable aristocratie, dont j’ai parlé d’abord.
Ainsi, nous avons démontré qu’à côté de la monarchie, de la démocratie et de l’oligarchie, il existe encore d’autres systèmes politiques. Nous avons expliqué la nature de ces systèmes, les différences des aristocraties entre elles, et les différences des républiques aux aristocraties ; enfin on doit voir clairement que toutes ces formes sont moins éloignées qu’on ne pourrait le croire les unes des autres.
Comme conséquence de ces premières considérations, nous examinerons maintenant comment la république proprement dite se forme à côté de l’oligarchie et de la démocratie, et comment elle doit être constituée. Cette recherche aura de plus l’avantage de montrer nettement les limites de l’oligarchie et de la démocratie ; car c’est en empruntant quelques principes à l’une et à l’autre de ces deux constitutions si opposées, que nous formerons la république, comme on reforme un objet de reconnaissance, en en réunissant les parties séparées. Il y a ici trois modes possibles de combinaison et de mélange. D’abord, on peut réunir la législation de l’oligarchie et de la démocratie sur une matière quelconque, par exemple sur le pouvoir judiciaire. Ainsi, dans l’oligarchie, on met le riche à l’amende s’il ne se rend pas au tribunal, et Ton ne paye pas le pauvre pour y siéger ; dans les démocraties au contraire, indemnité aux pauvres, sans amende pour les riches. C’est un terme commun et moyen de ces institutions diverses que la réunion de toutes deux : amende aux riches, indemnité aux pauvres ; et l’institution nouvelle est républicaine, car elle n’est que le mélange des deux autres. Voilà pour le premier mode de combinaison.
[1294b] Le second consiste à prendre une moyenne entre les dispositions arrêtées par l’oligarchie et par la démocratie. Ici, par exemple, le droit d’entrée à l’assemblée politique s’acquiert sans aucune condition de cens, ou du moins par un cens modique, là par un cens extrêmement élevé ; le moyen terme est de n’adopter aucun des taux fixés de part et d’autre ; il faut prendre la moyenne entre les deux. Troisièmement, on peut à la fois faire des emprunts, et à la loi oligarchique et à la loi démocratique. Ainsi, la voie du sort pour la désignation des magistrats est une institution démocratique. Le principe de l’élection, au contraire, est oligarchique ; de même que ne point exiger de cens pour les magistratures appartient à la démocratie, et qu’en exiger un appartient à l’oligarchie. L’aristocratie et la république puiseront leur système, qui acceptera ces deux dispositions, dans l’une et dans l’autre ; à l’oligarchie, elles prendront l’élection ; à la démocratie, l’affranchissement du cens. Voilà comment on peut combiner l’oligarchie et la démocratie.
Mais pour que le résultat sorti de ces combinaisons soit un mélange parfait d’oligarchie et de démocratie, il faut qu’on puisse nommer indifféremment l’État qui en est le produit, oligarchique ou démocratique ; car ce n’est là évidemment que ce qu’on entend par un mélange parfait. Or, c’est toujours le moyen terme qui présente cette qualité, parce qu’on y retrouve les deux extrêmes.
On peut citer comme exemple la constitution lacédémonienne. D’un côté, bien des gens affirment que c’est une démocratie, parce qu’en effet on y découvre plusieurs éléments démocratiques ; par exemple, l’éducation commune des enfants, qui est exactement la même pour les enfants des riches et pour les enfants des pauvres, les enfants des riches étant élevés précisément comme ceux des pauvres pourraient l’être ; l’égalité, qui continue même dans l’âge suivant et quand ils sont hommes, sans aucune distinction du riche au pauvre ; puis l’égalité parfaite des repas communs à tous ; l’identité de vêtement qui laisse le riche absolument vêtu comme pourrait l’être le premier pauvre quelconque ; enfin l’intervention du peuple dans les deux grandes magistratures, dont il choisit l’une, le sénat, et possède l’autre, l’éphorie. D’autre part, on soutient que la constitution de Sparte est une oligarchie, parce que, de fait, elle renferme bien des éléments oligarchiques. Ainsi, toutes les fonctions y sont électives ; pas une n’est conférée par le sort ; quelques magistrats en petit nombre y prononcent souverainement l’exil ou la mort, sans compter encore d’autres institutions non moins oligarchiques.
Une république où se combinent parfaitement l’oligarchie et la démocratie doit donc paraître à la fois l’une et l’autre, sans être précisément aucune des deux. Elle doit pouvoir se maintenir par ses propres principes, et non par des secours qui lui seraient étrangers ; et quand je dis qu’elle doit subsister par elle-même, ce n’est pas en repoussant de son sein la plus grande partie de ceux qui veulent participer au pouvoir, avantage qu’un mauvais gouvernement peut se donner aussi bien qu’un bon ; mais je comprends que c’est en se conciliant l’accord unanime des membres de la cité, dont aucun ne voudrait changer le gouvernement.
Je ne pousserai pas plus loin ces remarques sur les moyens de constituer la république, et toutes les autres formes politiques nommées aristocraties.
[1295a] Il nous resterait à parler de la tyrannie, non qu’elle doive par elle-même nous arrêter longtemps ; mais seulement pour compléter nos recherches en l’y comprenant, puisque nous l’avons admise parmi les formes possibles de gouvernement. Nous avons traité précédemment de la royauté, en nous attachant surtout à la royauté proprement dite, c’est-à-dire à la royauté absolue ; et nous en avons montré les avantages et les dangers, la nature, l’origine et les applications diverses.
Dans le cours de ces considérations sur la royauté, nous avons indiqué deux formes de tyrannie, parce que ces deux formes se rapprochent assez de la royauté, et que, comme elle, c’est la loi qui les a fondées. Nous avons dit que quelques nations barbares se choisissent des chefs absolus, et que dans les temps les plus reculés, les Grecs se donnèrent des monarques de ce genre, nommés aisymnètes. Ces pouvoirs avaient d’ailleurs entre eux quelques différences : ils étaient royaux, en ce que la loi et la volonté des sujets leur donnaient naissance, mais tyranniques, en ce que l’exercice en était despotique et tout à fait arbitraire.
Reste une troisième espèce de tyrannie qui semble mériter plus particulièrement ce nom, et qui correspond à la royauté absolue. Cette tyrannie n’est pas autre que la monarchie absolue qui, loin de toute responsabilité et dans l’intérêt seul du maître, gouverne des sujets qui valent autant et mieux que lui, sans consulter en rien leurs intérêts spéciaux. Aussi est-ce un gouvernement de violence ; car il n’est pas un cœur libre qui supporte patiemment une semblable domination.
Nous croyons en avoir assez dit sur la tyrannie, sur le nombre de ses formes, et les causes qui l’amènent.
Quelle est la meilleure constitution ? Quelle est la meilleure organisation de la vie pour les États en général, et pour la majorité des hommes, sans parler ni de cette vertu qui dépasse les forces ordinaires de l’humanité, ni d’une instruction qui exige les dispositions naturelles et les circonstances les plus heureuses ; sans parler non plus d’une constitution idéale, mais en se bornant, pour les individus, à cette vie que la plupart peuvent mener, et pour les États, à ce genre de constitution qu’ils peuvent presque tous recevoir ?
Les aristocraties vulgaires dont nous voulons parler ici, ou sont en dehors des conditions de la plupart des états existants, ou se rapprochent de ce qu’on nomme la république. Nous examinerons donc ces aristocraties après la république, comme si elles ne formaient qu’un seul et même genre ; les éléments de notre jugement sur toutes deux sont parfaitement identiques. Si nous avons eu raison de dire, dans la Morale, que le bonheur consiste dans l’exercice facile et permanent de la vertu, et que la vertu n’est qu’un milieu entre deux extrêmes, il s’ensuit nécessairement que la vie la plus sage sera celle qui se maintient dans ce milieu, en se contentant toujours de cette position moyenne que chacun est capable d’atteindre.
C’est évidemment d’après les mêmes principes qu’on pourra juger de l’excellence ou des vices de l’état ou de la constitution ; car la constitution est la vie même de l’État. [1295b] Or, tout État renferme trois classes distinctes, les citoyens très riches, les citoyens très pauvres et les citoyens aisés, dont la position tient le milieu entre ces deux extrêmes. Puis donc que l’on convient que la modération et le milieu en toutes choses sont ce qu’il y a de mieux, il s’ensuit évidemment qu’en fait de fortunes, la moyenne propriété sera aussi la plus convenable de toutes.
Elle sait en effet se plier plus aisément que toute autre aux ordres de la raison, qu’on écoute si difficilement quand on jouit de quelque avantage extraordinaire, en beauté, en force, en naissance, en richesse ; ou quand on souffre de quelque infériorité excessive, de pauvreté, de faiblesse et d’obscurité. Dans le premier cas, l’orgueil que donne une position si brillante pousse les hommes aux grands attentats ; dans le second, la perversité se tourne aux délits particuliers ; et les crimes ne se commettent jamais que par orgueil ou par perversité. Négligentes de leurs devoirs politiques dans le sein de la ville ou au sénat, les deux classes extrêmes sont également dangereuses pour la cité.
Il
faut dire encore qu’avec cette excessive supériorité que donnent l’influence de
la richesse, un nombreux parti, ou tel autre avantage, l’homme ne veut ni ne
sait obéir. Dès l’enfance, il contracte cette indiscipline dans la maison
paternelle ; et le luxe dont on l’a constamment entouré ne lui permet pas
d’obéir, même à l’école. D’autre part, une extrême indigence ne dégrade pas
moins. Ainsi, la pauvreté empêche de savoir commander, et elle n’apprend à
obéir qu’en esclave ; l’extrême opulence empêche l’homme de se soumettre à
une autorité quelconque, et ne lui enseigne qu’à commander avec tout le
despotisme d’un maître.
On ne
voit alors dans l’État que maîtres et esclaves, et pas un seul homme libre. Ici
jalousie envieuse, là vanité méprisante, si loin l’une et l’autre de cette
fraternité sociale qui est la suite de la bienveillance. Et qui voudrait d’un
ennemi à ses côtés, même pour un instant de route ? Ce qu’il faut surtout
à la cité, ce sont des êtres égaux et semblables, qualités qui se trouvent
avant tout dans les situations moyennes ; et l’État est nécessairement mieux
gouverné quand il se compose de ces éléments, qui en forment, selon nous, la
base naturelle.
Ces positions moyennes sont aussi les plus sûres pour les individus : ils ne convoitent point alors, comme les pauvres, la fortune d’autrui ; et leur fortune n’est pas convoitée par autrui, comme celle des riches l’est ordinairement par l’indigence. On vit ainsi loin de tout danger, dans une sécurité profonde, sans former ni craindre de conspiration. Aussi le vœu de Phocylide était-il bien sage :
Une aisance modeste est l’objet de mes vœux.
Il est évident que l’association politique est surtout la meilleure, quand elle est formée par des citoyens de fortune moyenne ; les États bien administrés sont ceux où la classe moyenne est plus nombreuse et plus puissante que les deux autres réunies, ou du moins que chacune d’elles séparément. En se rangeant de l’un ou de l’autre côté, elle rétablit l’équilibre et empêche qu’aucune prépondérance excessive ne se forme. [1296a] C’est donc un grand bonheur que les citoyens aient une fortune médiocre, mais suffisant à tous leurs besoins. Partout où la fortune extrême est à côté de l’extrême indigence, ces deux excès amènent ou la démagogie absolue, ou l’oligarchie pure, ou la tyrannie ; la tyrannie sort du sein d’une démagogie effrénée, ou d’une oligarchie extrême, bien plus souvent que du sein des classes moyennes, et des classes voisines de celles-là. Plus tard, nous dirons pourquoi, quand nous parlerons des révolutions.
Un autre avantage non moins évident de la moyenne propriété, c’est qu’elle est la seule qui ne s’insurge jamais. Là où les fortunes aisées sont nombreuses, il y a bien moins de mouvements et de dissensions révolutionnaires. Les grandes cités ne doivent leur tranquillité qu’à la présence des fortunes moyennes, qui y sont si nombreuses. Dans les petites, au contraire, la masse entière se divise très facilement en deux camps sans aucun intermédiaire, parce que tous, on peut dire, y sont ou pauvres ou riches. C’est aussi la moyenne propriété qui rend les démocraties plus tranquilles et plus durables que les oligarchies, où elle est moins répandue, et a moins de part au pouvoir politique, parce que le nombre des pauvres venant à s’accroître, sans que celui des fortunes moyennes s’accroisse proportionnellement, l’État se corrompt et arrive rapidement à sa ruine.
Il faut ajouter encore, comme une sorte de preuve à l’appui de ces principes, que les bons législateurs sont sortis de la classe moyenne. Solon en faisait partie, ainsi que ses vers l’attestent ; Lycurgue appartenait à cette classe, car il n’était pas roi. Charondas et tant d’autres y étaient nés comme eux.
Ceci doit également nous faire comprendre pourquoi la plupart des gouvernements sont ou démagogiques ou oligarchiques ; c’est que, la moyenne propriété y étant le plus souvent fort rare, et tous ceux qui y dominent, que ce soient d’ailleurs les riches ou les pauvres, étant toujours également éloignés du moyen terme, ils ne s’emparent du pouvoir que pour eux seuls, et constituent ou l’oligarchie ou la démagogie. En outre, les séditions et les luttes étant fréquentes entre les pauvres et les riches, jamais le pouvoir, quel que soit le parti qui triomphe de ses ennemis, ne repose sur l’égalité et sur des droits communs. Comme il n’est que le prix du combat, le vainqueur qui le saisit en fait nécessairement un des deux gouvernements extrêmes, démocratie ou oligarchie. C’est ainsi que les peuples mêmes qui tour à tour ont eu la haute direction des affaires de la Grèce, n’ont regardé qu’à leur propre constitution pour faire prédominer dans les États soumis à leur puissance, tantôt l’oligarchie, tantôt la démocratie, inquiets seulement de leurs intérêts particuliers, et pas le moins du monde des intérêts de leurs tributaires. Aussi n’a-t-on jamais vu entre ces extrêmes de vraie république, ou du moins, en a-t-on vu rarement et pour bien peu de temps. Il ne s’est rencontré qu’un seul homme, parmi tous ceux qui jadis arrivèrent au pouvoir, qui ait établi une constitution de ce genre ; et dès longtemps les hommes politiques ont renoncé dans les états à chercher l’égalité ; [1296b] ou bien l’on tâche de s’emparer du pouvoir, ou bien l’on se résigne à l’obéissance quand on n’est pas le plus fort.
Ces considérations suffisent pour montrer quel est le meilleur gouvernement, et ce qui en fait l’excellence. Quant aux autres constitutions, qui sont les diverses formes de démocraties et d’oligarchies admises par nous, il est facile de voir dans quel ordre on doit les classer ; celle-ci la première, celle-là la seconde, et ainsi de suite, selon qu’elles sont meilleures ou moins bonnes, comparativement au type parfait que nous avons esquissé. Nécessairement elles seront d’autant meilleures qu’elles se rapprocheront davantage du moyen terme, d’autant moins bonnes qu’elles en seront plus éloignées. J’excepte toujours les cas spéciaux, et j’entends par là que telle constitution, bien que préférable en soi, est cependant moins bonne que telle autre pour un peuple particulier.
Passons à une question qui tient de bien près à toutes celles-là ; c’est celle de l’espèce et de la nature du gouvernement selon les peuples à gouverner. Un premier principe général s’applique à tous les gouvernements : toujours la portion de la cité qui veut le maintien des institutions doit être plus forte que celle qui en veut le renversement. Dans tout État, il faut distinguer deux objets : la quantité et la qualité des citoyens. Par qualité, j’entends la liberté, la richesse, les lumières, la naissance ; par quantité, j’entends la prépondérance numérique.
La qualité peut appartenir à telle portion des éléments politiques, et la quantité se trouver dans telle autre. Ainsi, les gens sans naissance peuvent être plus nombreux que ceux de naissance illustre ; les pauvres, plus nombreux que les riches, sans toutefois que la supériorité du nombre puisse compenser la différence en qualité. Aussi, doit-on tenir bien compte de ces rapports proportionnels. Partout où, même ce rapport étant gardé, la multitude des pauvres a la supériorité, la démocratie s’établit naturellement avec toutes ses combinaisons diverses, suivant l’importance relative de chaque partie du peuple. Par exemple, si les laboureurs sont les plus nombreux, c’est la première de toutes les démocraties ; si les artisans et les mercenaires sont en plus grand nombre, c’est la dernière ; les autres espèces se classent également entre ces deux extrêmes.
Partout où la classe riche et distinguée l’emporte plus en qualité qu’elle ne le cède en nombre, l’oligarchie se constitue de la même manière avec toutes ses nuances, selon la tendance particulière de la masse oligarchique qui l’emporte. Mais le législateur ne doit jamais avoir en vue que la moyenne propriété. S’il fait des lois oligarchiques, c’est à elle qu’il doit penser ; s’il fait des lois démocratiques, c’est encore elle qu’il doit ranger à ces lois.
La constitution n’est solide que là où la classe moyenne l’emporte en nombre sur les deux classes extrêmes, ou du moins sur chacune d’elles. Les riches n’ourdiront jamais contre elle de complots bien redoutables de concert avec les pauvres ; [1297a] car riches et pauvres redoutent également le joug qu’ils s’imposeraient mutuellement. Que s’ils veulent un pouvoir d’intérêt général, ils ne pourront le trouver que dans la classe moyenne. La défiance réciproque qu’ils ont entre eux les empêchera toujours de s’arrêter à un pouvoir alternatif ; on ne se fie jamais qu’à un arbitre ; et l’arbitre ici, c’est la classe intermédiaire. Plus la combinaison politique qui forme l’État est parfaite, plus la constitution à des chances de durée.
Presque tous les législateurs, même ceux qui ont voulu fonder des gouvernements aristocratiques, ont commis deux erreurs à peu près égales : d’abord en accordant trop aux riches ; puis en trompant les classes inférieures. Avec le temps nécessairement il sort toujours d’un erroné bien un mal véritable ; car l’ambition des riches a ruiné plus d’États que l’ambition des pauvres.
Les artifices spécieux dont on prétend leurrer le peuple en politique s’appliquent à cinq objets : l’assemblée générale, les magistratures, les tribunaux, la possession des armes, et les exercices du gymnase. Pour l’assemblée générale, on donne à tous les citoyens le droit d’y assister ; mais on a soin d’imposer aux riches une amende s’ils ne s’y rendent pas, et cette amende ne s’applique qu’à eux seuls, ou du moins elle est beaucoup plus forte contre eux que contre les pauvres ; pour les magistratures, on interdit aux riches qui ont le cens, la faculté de les refuser, et on la laisse aux pauvres ; pour les tribunaux, on prononce une amende contre les riches qui s’abstiennent de juger, et on accorde l’impunité aux pauvres ; ou bien l’amende est énorme pour ceux-là et n’est presque rien pour ceux-ci, comme dans les lois de Charondas.
Quelquefois il suffit d’avoir été inscrit sur les registres civiques, pour avoir entrée à l’assemblée générale et au tribunal ; mais, une fois inscrit, si l’on manque à ces deux devoirs, on est passible d’une amende effrayante. Elle a pour but de faire qu’on s’abstienne de s’inscrire ; et, comme l’on n’est pas inscrit, l’on ne fait alors partie ni du tribunal ni de l’assemblée. Mêmes systèmes de lois pour la possession des armes, pour les exercices gymnastiques : on permet aux pauvres de n’être point armés ; on punit d’une amende les riches qui ne le sont pas ; pour les gymnases, point d’amende contre les pauvres, amende contre les riches qui ne s’y rendent point : ceux-ci y vont, crainte de l’amende ; les autres n’y paraissent jamais, parce qu’ils n’ont point à la redouter. Telles sont les ruses mises en usage par les lois dans les constitutions oligarchiques.
Dans les démocraties, le système de ruse est tout à fait opposé : indemnité au pauvres qui assistent au tribunal et à l’assemblée générale ; impunité pour les riches qui n’y vont pas. Pour que la combinaison politique soit équitable, il faut évidemment emprunter quelque chose aux deux systèmes contraires : salaire pour les pauvres et amende pour les riches. Tous alors, sans exception, prennent part aux affaires de l’État ; autrement, le gouvernement n’appartient jamais qu’aux uns à l’exclusion des autres. [1297b] Le corps politique ne doit être composé que de citoyens armés. Quant au cens, il n’est guère possible d’en fixer la quotité d’une manière absolue et invariable ; mais il faut lui donner la base la plus large qu’il puisse recevoir, pour que le nombre de ceux qui ont part au gouvernement dépasse le nombre de ceux qui en sont exclus.
Les pauvres, même quand on leur refuse l’honneur des fonctions publiques, ne réclament pas et restent tranquilles, pourvu qu’on ne vienne pas les outrager et les dépouiller du peu qu’ils possèdent. Cette équité envers les pauvres n’est pas, du reste, chose du tout facile ; car les chefs du gouvernement ne sont pas toujours les plus doux des hommes. En temps de guerre, les pauvres, par suite de leur indigence, resteront dans l’inaction, à moins que l’État ne les nourrisse ; mais si l’on veut les entretenir, ils marcheront volontiers au combat.
Dans quelques États, il suffit, non pas seulement de porter les armes, mais même de les avoir portées, pour jouir du droit de cité. A Malie, le corps politique se compose de tous les guerriers ; et l’on ne choisit les magistrats que parmi ceux qui font partie de l’armée. Les premières républiques qui, chez les Grecs, succédèrent aux royautés, n’étaient formées que de guerriers portant les armes. Dans l’origine même, tous les membres du gouvernement étaient des cavaliers ; car la cavalerie faisait alors toute la force des armées et assurait le succès dans les combats. De fait, l’infanterie, quand elle est sans discipline, est de peu de secours. Dans ces temps reculés, on ne connaissait point encore par expérience toute la puissance de la tactique pour les fantassins, et l’on plaçait toutes ses ressources dans la cavalerie.
Mais à mesure que les États s’étendirent, et que l’infanterie prit plus d’importance, le nombre des hommes jouissant des droits politiques s’accrut dans une égale proportion. Aussi, nos ancêtres appelaient-ils démocratie ce que nous nommons aujourd’hui république. Ces antiques gouvernements étaient, à vrai dire, des oligarchies ou des royautés ; les hommes y étaient trop rares pour que la classe moyenne y fût considérable. Peu nombreux, et soumis d’ailleurs à un ordre sévère, ils savaient supporter mieux le joug de l’obéissance.
En résumé, nous avons vu pourquoi les constitutions sont si multiples, pourquoi il en existe encore d’autres que celles que nous avons nommées, la démocratie, ainsi que le reste des gouvernements, ayant beaucoup de nuances diverses ; nous avons ensuite étudié les différences de ces constitutions et les causes qui les amènent ; enfin nous avons vu quelle était la forme politique la plus parfaite, à parler d’une manière générale, et quelle était la meilleure relativement aux peuples à constituer.
Reprenons maintenant l’étude de tous ces gouvernements en masse et un à un, en remontant, pour ce qui va suivre, aux principes mêmes sur lesquels tous les gouvernements reposent. Dans tout État, il est trois parties, dont le législateur, s’il est sage, s’occupera, par-dessus tout, à bien régler les intérêts. Ces trois parties une fois bien organisées, l’État tout entier est nécessairement bien organisé lui-même ; et les États ne peuvent différer réellement que par l’organisation différente de ces trois éléments. Le premier de ces trois objets, c’est l’assemblée générale délibérant sur les affaires publiques ; [1298a] le second, c’est le corps des magistrats, dont il faut régler la nature, les attributions et le mode de nomination ; le troisième, c’est le corps judiciaire.
L’assemblée générale décide souverainement de la paix et de la guerre, de la conclusion et de la rupture des traités ; elle fait les lois, prononce la peine de mort, l’exil, la confiscation, et reçoit les comptes des magistrats. Il faut ici nécessairement prendre un des deux partis suivants : ou laisser toutes les décisions au corps politique tout entier, ou les attribuer toutes à une minorité, par exemple à une ou plusieurs magistratures spéciales ; ou bien les partager, et attribuer celles-ci à tous les citoyens, celles-là à quelques-uns seulement.
L’attribution générale est de principe démocratique ; car la démocratie recherche surtout ce genre d’égalité. Mais il se présente ici plusieurs manières d’admettre l’universalité des citoyens à la jouissance des droits de l’assemblée publique. D’abord, ils peuvent délibérer par section, comme dans la république de Téléclès de Milet, et non point en masse. Souvent toutes les magistratures se réunissent pour délibérer ; mais comme elles sont temporaires, tous les citoyens y arrivent à tour de rôle/jusqu’à ce que toutes les tribus et les fractions les plus petites de la cité y aient successivement passé. Le corps entier des citoyens ne se réunit alors que pour sanctionner les lois, régler les affaires relatives au gouvernement lui-même, et entendre promulguer les décrets des magistrats.
On peut, en second lieu, tout en admettant la réunion en masse, ne la provoquer que dans les cas suivants : l’élection des magistrats, la sanction législative, la paix ou la guerre, et les comptes publics. On abandonne alors le reste des affaires aux magistratures spéciales, dont les membres sont d’ailleurs, ou électifs ou désignés par le sort, sur l’universalité des citoyens. On peut aussi, en conservant l’assemblée générale pour l’élection des magistratures ordinaires, pour les comptes publics, pour la paix ou les alliances, ne laisser les autres affaires, où l’expérience et les lumières sont indispensables, qu’à des magistrats spécialement choisis pour en connaître.
Reste enfin un quatrième mode, où l’assemblée générale a toutes les attributions sans exception, et où les magistrats, ne pouvant rien décider souverainement, n’ont que la proposition des lois. C’est là le dernier degré de la démagogie, telle qu’elle existe de nos jours, correspondant, comme nous l’avons dit, à l’oligarchie violente et à la monarchie tyrannique. Ces quatre modes possibles d’assemblée générale sont tous démocratiques.
Dans l’oligarchie, la décision de toutes les affaires est confiée à une minorité ; et ce système admet aussi plusieurs nuances. Si le cens est fort modéré et qu’un assez grand nombre de citoyens puissent, par cette modicité même, y atteindre ; si l’on respecte religieusement les lois, sans jamais les violer, et que tout individu payant le cens ait part au pouvoir, l’institution est bien toujours oligarchique dans son principe, mais, par la douceur des formes, elle devient républicaine. [1298b] Si au contraire tous les citoyens ne peuvent pas prendre part aux délibérations, mais que tous les magistrats soient élus et observent les lois, le gouvernement est oligarchique comme le premier. Mais si la minorité, maîtresse souveraine des affaires générales, se recrute elle seule et par voie d’hérédité, et si elle est au-dessus des lois, c’est nécessairement le dernier terme de l’oligarchie.
Quand la décision de certains objets, tels que la paix et la guerre, est remise à quelques magistrats, le droit d’entendre les comptes généraux de l’état étant laissé à la masse des citoyens, et que ces magistrats ont la décision des autres affaires, étant d’ailleurs électifs ou désignés par le sort, le gouvernement est aristocratique ou républicain. Si l’on a recours à l’élection pour certaines affaires, et pour quelques autres à la voie du sort, soit sur la masse, soit sur une liste de candidats ; ou bien si l’élection et le sort s’appliquent à l’universalité des citoyens, le système est en partie républicain et aristocratique, et en partie purement républicain. Telles sont toutes les modifications que peut recevoir l’organisation du corps délibérant ; et chaque gouvernement l’organise selon les conditions que nous venons d’indiquer.
Dans la démocratie, et surtout dans ce genre de démocratie qu’on croit aujourd’hui digne de ce nom à plus juste titre que toutes les autres, en d’autres ternies, dans la démocratie où la volonté du peuple est au-dessus de tout, même des lois, il serait bon, dans l’intérêt des délibérations, d’adopter le système des oligarchies pour les tribunaux. L’oligarchie se sert de l’amende pour forcer de venir au tribunal ceux dont la présence lui semble y être nécessaire. La démocratie, qui donne une indemnité aux pauvres pour les fonctions judiciaires, devrait suivre aussi la même méthode pour les assemblées générales. La délibération ne peut que gagner à ce que tous les citoyens en masse y prennent part, la foule s’éclairant des lumières des gens distingués, et ceux-ci profitant des instincts de la foule. On pourrait encore avec avantage prendre un nombre égal de votants de part et d’autre, eu procédant à leur désignation par l’élection ou par le sort. Enfin, dans le cas où le peuple l’emporterait excessivement en nombre sur les hommes politiquement capables, on pourrait accorder l’indemnité, non à tous, mais seulement à autant de pauvres qu’il y aurait de riches, et éliminer tout le reste.
Dans le système oligarchique, il faut, ou choisir à l’avance quelques individus dans la masse, ou constituer une magistrature, qui, du reste, existe déjà dans quelques états, et dont les membres se nomment Commissaires et Gardiens des lois. L’assemblée publique ne s’occupe alors que des objets préparés par ces magistrats. C’est un moyen de donner à la masse voix délibérative dans les affaires, sans qu’elle puisse en rien porter atteinte à la constitution. Il est possible encore de n’accorder au peuple que le droit de sanctionner ainsi les décrets qui lui sont présentés, sans qu’il puisse jamais décider en sens contraire. Enfin l’on peut accorder à la masse voix consultative, en laissant la décision suprême aux magistrats.
Quant aux condamnations, il faut prendre le contre-pied de l’usage maintenant adopté dans les républiques. La décision du peuple doit être souveraine quand il absout ; elle ne doit pas l’être quand il condamne ; et il faut dans ce dernier cas en référer aux magistrats. Le système actuel est détestable : la minorité peut souverainement absoudre ; mais quand elle condamne, elle abdique sa souveraineté, et a toujours soin d’en référer au jugement du peuple entier.
[1299a] Je m’arrête ici en ce qui concerne le corps délibérant, c’est-à-dire le véritable souverain de l’État.
La question qui suit celle de l’organisation de l’assemblée générale, c’est la question de la répartition des magistratures. Ce second élément du gouvernement ne présente pas moins de variétés que le premier, sous le rapport du nombre des pouvoirs, de leur étendue et de leur durée. Cette durée est tantôt de six mois, ou même moins longue, tantôt d’une année ou davantage. Les pouvoirs doivent-ils être conférés à vie et à longues échéances, ou suivant un système différent ? Faut-il qu’un même individu puisse en être revêtu à plusieurs reprises, ou bien seulement une fois, sans jamais pouvoir y aspirer une seconde ?
Et quant à la composition même des magistratures, quels en seront les membres ? Qui les nommera ? Dans quelle forme les nommera-t-on ? Il faut connaître toutes les solutions possibles de ces diverses questions, et les appliquer ensuite, selon le principe et l’utilité des différents gouvernements. Il est d’abord assez embarrassant de préciser ce qu’on doit entendre par magistratures. L’association politique exige bien des sortes de fonctionnaires, et l’on aurait tort de considérer comme de vrais magistrats tous ceux qui reçoivent quelque pouvoir, soit par l’élection, soit par la voie du sort. Les pontifes, par exemple, ne sont-ils pas tout autre chose que des magistrats politiques ? Les chorèges, les hérauts, les ambassadeurs ne sont-ils pas aussi des fonctionnaires électifs ?
Mais certaines charges sont toutes politiques, et agissent dans un ordre spécial de faits, ou sur le corps entier des citoyens : le général, par exemple, commande à tous les membres de l’armée ; ou bien sur une portion seulement de la cité : telles sont les charges d’inspecteur des femmes ou des enfants. D’autres fonctions sont, on peut dire, d’économie publique ; par exemple, celles d’intendant des vivres, qui sont aussi électives. D’autres enfin sont serviles, et on les confie à des esclaves, quand l’état est assez riche pour les payer. D’une manière générale, les seules véritables magistratures sont les fonctions qui donnent le droit de délibérer sur certains objets, de décider et d’ordonner. J’appuie surtout sur cette dernière condition ; car ordonner est le caractère réellement distinctif de l’autorité. Ceci d’ailleurs n’importe pour ainsi dire en rien dans l’usage ordinaire ; on n’a jamais disputé sur la dénomination des magistrats, et c’est un point de controverse purement théorique.
Quelles sont les magistratures essentielles à l’existence de la cité ? Quel en est le nombre ? Quelles sont les magistratures qui, sans être indispensables, contribuent cependant à une bonne organisation de l’état ? Voilà des questions qu’on peut s’adresser à l’égard d’un état quelconque, quelque petit d’ailleurs qu’il puisse être. Dans les grands États, chaque magistrature peut et doit avoir des attributions qui lui sont toutes spéciales. La multitude des citoyens permet de multiplier les fonctionnaires. Dès lors, certains emplois ne sont obtenus par le même individu qu’à de longs intervalles, et quelques-uns ne le sont même jamais qu’une seule fois. On ne peut nier que chaque emploi ne soit bien mieux rempli, quand la sollicitude du magistrat est ainsi limitée à un seul objet, au lieu de s’étendre à une foule d’objets divers.
[1299b] Au contraire, dans les petits états il faut concentrer bien les fonctions publiques dans quelques mains ; les citoyens sont trop rares pour que le corps des magistrats puisse être nombreux. Où trouver en effet des remplaçants ? Les petits états ont souvent besoin des mêmes magistratures, des mêmes lois que les grands ; seulement, dans les uns, les fonctions reviennent souvent aux mêmes mains ; dans les autres, cette nécessité ne se reproduit que de loin à loin. Mais rien n’empêche de confier à un même homme plusieurs fonctions à la fois, pourvu que ces fonctions ne se contrarient point entre elles. La pénurie des citoyens force nécessairement à multiplier les attributions des emplois ; et Ton peut alors comparer les emplois publics à ces instruments à plusieurs fins, qui servent en même temps de lances et de flambeaux.
Nous pourrions d’abord déterminer le nombre des emplois indispensables dans tout état, et de ceux qui, sans être aussi absolument nécessaires, lui font cependant besoin. En partant dé cette donnée, il serait facile de découvrir quels sont ceux que l’on peut réunir sans danger en une seule main. Il faudrait distinguer encore avec soin ceux dont un même magistrat peut être chargé suivant les localités, et ceux qui pourraient être, en tous lieux, réunis sans inconvénient. Ainsi, en fait de police urbaine, est-il nécessaire d’établir un magistrat spécial pour la surveillance du marché public, un autre magistrat pour tel autre lieu ? Ou bien ne faut-il qu’un magistrat unique pour la cité entière ? La division des attributions doit-elle se régler d'après les choses ou les personnes ? Je veux dire : faut-il qu’un fonctionnaire, par exemple, soit chargé de toute la police urbaine, et un autre de la surveillance des femmes et des enfants ?
En envisageant la question par rapport à la constitution, on peut demander si, dans chaque système politique, l’espèce des fonctions est différente, ou si elle reste partout identique. Ainsi, dans la démocratie, dans l’oligarchie, l’aristocratie, la monarchie, les hautes magistratures sont-elles les mêmes, bien qu’elles ne soient pas confiées à des individus égaux ni même à des individus semblables ? Mais ne varient-elles pas avec les divers gouvernements ? Dans l’aristocratie, par exemple, ne sont-elles pas remises aux gens éclairés ? Dans l’oligarchie aux gens riches, et dans la démocratie, aux hommes libres ? Quelques-unes des magistratures ne doivent-elles pas être organisées sur ces bases diverses ? Ou bien, n’est-il pas des cas où il est bon qu’elles soient les mêmes de part et d’autre ? N’en est-il pas où il est bon qu’elles soient différentes ? Ne convient-il pas qu’avec les mêmes attributions, leur pouvoir soit tantôt restreint et tantôt fort étendu ?
Il est certain que quelques magistratures sont exclusivement spéciales à un système : telle est celle de commissions préparatoires, si contraires à la démocratie, qui exige un sénat. Il n’est pas moins sûr qu’il faut des fonctionnaires analogues chargés de préparer les délibérations du peuple, afin d’épargner son temps. Mais si ces fonctionnaires sont en petit nombre, l’institution est oligarchique ; et comme des commissaires ne peuvent jamais être fort nombreux, l’institution appartient essentiellement à l’oligarchie. Mais partout où il existe simultanément un comité et un sénat, le pouvoir des commissaires est toujours au-dessus de celui des sénateurs. Le sénat est de principe démocratique ; le comité, de principe oligarchique. Le pouvoir du sénat est encore annulé dans les démocraties [1300a] où le peuple s’assemble en masse, pour décider lui-même de toutes les affaires. Le peuple prend ordinairement ce soin quand il est riche, ou bien quand une indemnité rétribue sa présence à l’assemblé générale ; alors, grâce au loisir dont il jouit, il se réunit souvent et juge de tout par lui-même. La surveillances des enfants et des femmes, ou toute autre magistrature spécialement chargée de surveiller la conduite des enfants et des femmes, est d’institution aristocratique, et n’a rien de populaire. Comment, en effet, défendre aux femmes pauvres de se montrer hors de leur maison ? Elle n’a rien non plus d’oligarchique ; car comment empêcher le luxe des femmes dans l’oligarchie ?
Du reste, je ne pousserai pas plus loin ces considérations. Mais nous essayerons maintenant de traiter à fond de l’établissement des magistratures. Les différences ne peuvent porter que sur trois termes divers dont les combinaisons doivent donner tous les modes possibles d’organisation. Ce trois termes sont : d’abord les électeurs, en second lieu les éligibles, enfin le mode de nomination. Ces termes peuvent se présenter tous trois sous trois aspects différents. Le droit de nommer les magistrats appartient, ou à l’universalité des citoyens, ou seulement à une classe spéciale. L’éligibilité est, ou le droit de tous, ou un privilège attaché, soit au cens, soit à la naissance, soit au mérite, soit à tel autre avantage. Par exemple, à Mégare, le droit était réservé à ceux qui avaient conspiré et combattu pour détruire la démocratie. Enfin le mode de nomination peut -varier du sort à l’élection.
D’autre part, il peut y avoir combinaison de ces modes deux à deux, et je veux dire par là que telles magistratures peuvent être nommées par une classe spéciale, en même temps que telles autres le seront par l’universalité des citoyens ; ou bien que l’éligibilité sera pour les unes un droit général, en même temps qu’elle sera un privilège pour certaines autres ; ou enfin, celles-ci seront nommées au sort, celles-là par élection. Chacune de ces trois combinaisons peut offrir quatre modes : 1° tous les magistrats pris dans l’universalité des citoyens par la voie de l’élection ; 2° tous les magistrats pris dans l’universalité des citoyens par la voie du sort ; 3° et 4° et l’éligibilité étant appliquée à tous les citoyens à la fois, ce peut être, ou successivement par tribus, par cantons, par phratries, de manière que toutes les classes y passent à leur tour ; 5° et 6º ou bien l’éligibilité peut être toujours appliquée à tous les citoyens en masse, l’un de ces modes étant adopté pour certaines fonctions, l’autre mode l’étant pour quelques autres. D’autre part, le droit de nommer étant le privilège de quelques citoyens, les magistrats peuvent être pris : 7° sur le corps entier des citoyens, par la voie de l’élection ; 8° sur le corps entier des citoyens, par la voie du sort ; 9° sur une portion des citoyens, par la voie de l’élection ; 10° sur une portion des citoyens, par la voie du sort ; 11° on peut enfin nommer à certaines fonctions suivant la première forme ; 12° à certaines autres, suivant la seconde, c’est-à-dire, appliquer au corps entier des citoyens le choix -pour certaines fonctions, le sort pour certaines autres. Voilà donc douze modes d’établissement pour les magistratures, sans compter encore les combinaisons mi-parties.
De tous ces modes d’organisation, deux seulement sont démocratiques : c’est l’éligibilité à toutes les magistratures accordée à tous les citoyens, éligibilité au sort, éligibilité à l’élection ; ou simultanément, telle fonction au sort, telle autre à l’élection. Si tous les citoyens sont appelés à nommer, non pas en masse, mais successivement, et que la nomination se fasse, soit sur l’universalité des citoyens, soit parmi quelques privilégiés, par le sort ou par l’élection, ou par ces deux voies en même temps ; ou bien, si telles magistratures sont prises sur la masse des citoyens, et telles autres réservées à quelques classes spéciales, pourvu que ce soit par les deux modes à la fois, c’est-à-dire, le sort pour les unes et le choix pour les autres, l’institution est républicaine. Si le droit de nomination dans l’universalité des citoyens appartient à quelques-uns seulement et que les magistratures soient données les unes par le sort, les autres par l’élection, ou par ces deux voies réunies, le sort et l’élection, l’institution est oligarchique ; mais le second mode l’est encore plus que le premier.
Si l’éligibilité appartient à tous pour certaines fonctions, et à quelques-uns seulement pour certaines autres, soit au sort, soit à l’élection, le système est républicain et aristocratique. [1303b] La nomination et l’éligibilité réservées à une minorité constituent un système oligarchique, s’il n’y a pas de réciprocité entre tous les citoyens, soit qu’on emploie le sort ou les deux modes simultanément. Mais si les privilèges nomment sur l’universalité des citoyens, le système n’est plus oligarchique. Le droit d’élection accordé à tous avec l’éligibilité à quelques-uns est un système aristocratique.
Tel est le nombre des combinaisons possibles, suivant les espèces diverses des constitutions. On pourra voir aisément quel système il convient d’appliquer aux différents États, quel mode d’établissement il faut adopter pour les magistratures, et quelles attributions il faut leur accorder. J’entends par attributions d’une magistrature, par exemple, qu’on charge celle-ci des revenus de l’État, celle-là de sa défense. Les attributions peuvent être fort variées, depuis le commandement des armées jusqu’à la juridiction relative aux contrats passés sur le marché public.
Des trois éléments politiques énumérés plus haut, il ne nous reste plus qu’à parler des tribunaux. Nous suivrons les mêmes principes pour en étudier les modifications diverses. Les différences des tribunaux entre eux ne peuvent reposer que sur trois points : leur personnel, leurs attributions, leur mode de formation. Quant au personnel, les juges peuvent être pris dans l’universalité ou dans une partie seulement des citoyens ; quant aux attributions, les tribunaux peuvent être de plusieurs genres ; enfin, quant au mode de formation, ils peuvent être créés à l’élection ou au sort.
Déterminons d’abord quelles sont les diverses espèces de tribunaux. Elles sont au nombre de huit : 1° tribunal pour apurer les comptes publics ; 2° tribunal pour juger les dommages portés à l’État ; 3° tribunal pour juger des attentats à la constitution ; 4° tribunal pour les demandes en indemnité, tant des particuliers que des magistrats ; 5° tribunal où se porteront les causes civiles les plus importantes ; 6° tribunal pour les affaires de meurtre ; 7° tribunal pour les étrangers.
Le tribunal de l’homicide peut se subdiviser, selon que les mêmes juges ou des juges différents connaissent du meurtre prémédité ou involontaire, selon que le fait est avoué, mais qu’il y a doute sur le droit du prévenu. Le tribunal criminel peut avoir une quatrième subdivision pour les meurtriers venant purger leur contumace : tel est, par exemple, à Athènes, le tribunal du Puits. Du reste, ces cas judiciaires ne se présentent jamais que fort rarement, même dans les États les plus grands. Le tribunal des étrangers peut se partager selon qu’il connaît des causes entre étrangers, ou bien entre des étrangers et des nationaux. 8° Enfin le dernier genre de tribunaux prononcera sur toutes les petites causes dont l’objet sera de une à cinq drachmes, ou un peu plus. Ces causes, quelque petites qu’elles soient, doivent en effet être jugées comme les autres, et ne peuvent être remises à la décision des juges ordinaires.
Nous ne croyons pas nécessaire de nous étendre sur l’organisation de ces tribunaux, et des tribunaux chargés des causes de meurtre et des causes des étrangers ; mais nous parlerons des tribunaux politiques, dont l’organisation vicieuse peut amener tant de troubles et de révolutions dans l’État.
L’universalité des citoyens étant apte à toutes les fonctions judiciaires, les juges peuvent être nommés tous au sort, ou tous à l’élection, et prononcer sur les affaires, tantôt au sort, tantôt à l’élection. L’aptitude étant limitée à quelques juridictions spéciales, les juges peuvent être nommés, les uns au sort, les autres à l’élection. [1301a] Après ces quatre modes de formation, où figure le corps entier des citoyens, il y en a également quatre autres pour le cas où l’entrée du tribunal est le privilège d’une minorité. La minorité qui connaît de toutes les causes, peut être aussi nommée au choix ou nommée au sort ; ou bien elle peut provenir à la fois du sort pour telles affaires, et de l’élection pour telles autres. Enfin quelques tribunaux, même avec des attributions toutes pareilles, peuvent être formés, les uns au sort, les autres à l’élection. Tels sont les quatre nouveaux modes correspondant à ceux que nous venons d’indiquer.
On peut encore combiner deux à deux ces hypothèses diverses. Par exemple, les juges de certaines causes peuvent être pris sur la masse des citoyens, et les juges de certaines autres, dans quelques classes seulement ; ou bien de l’une et l’autre façon à la fois, les membres d’un même tribunal sortant, ceux-ci de la masse, ceux-là de classes privilégiées, soit au sort, soit à l’élection, soit par les deux modes simultanément.
Voilà toutes les modifications que peut recevoir l’organisation judiciaire. Les premières sont démocratiques, parce qu’elles accordent toutes la juridiction générale à l’universalité des citoyens ; les secondes sont oligarchiques, parce qu’elles restreignent la juridiction générale à certaines classes ; et les troisièmes enfin sont aristocratiques et républicaines, parce qu’elles admettent à la fois et l’universalité des citoyens et une minorité privilégiée.
Toutes les parties du sujet que nous nous proposions de traiter sont donc à peu près épuisées. Pour faire suite à tout ce qui précède, nous allons étudier, d’une part, le nombre et la nature des causes qui amènent les révolutions dans les états, les caractères qu’elles prennent selon les constitutions, et les relations qu’ont le plus ordinairement les principes qu’elles quittent avec ceux qu’elles adoptent ; d’autre part, nous rechercherons quels sont pour les États en général, et pour chaque État en particulier, les moyens de conservation ; et enfin nous verrons quelles sont les ressources spéciales de chacun d’eux.
Nous avons indiqué déjà la cause première à laquelle il faut rapporter la diversité de toutes les constitutions, la voici : tous les systèmes politiques, quelque divers qu’ils soient, reconnaissent des droits et une égalité proportionnelle entre les citoyens mais tous s’en écartent dans l’application. La démagogie est née presque toujours de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale une égalité qui n’était réelle qu’à certains égards. Parce que tous sont également libres, ils ont cru qu’ils devaient être égaux d’une manière absolue. L’oligarchie est née de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale, une inégalité qui n’était réelle que sur quelques points, parce que, tout en n’étant inégaux que par la fortune, ils ont supposé qu’ils devaient l’être en tout et sans limite.
Les uns, forts de cette égalité, ont voulu que le pouvoir politique, dans toutes ses attributions, fût également réparti ; les autres, appuyés sur cette inégalité, n’ont pensé qu’à accroître leurs privilèges ; car les augmenter, c’était augmenter l’inégalité. Tous ces systèmes, bien que justes au fond, sont donc tous radicalement erroné dans la pratique. Aussi, de part et d’autre, dès que l’on n’obtient pas en pouvoir politique tout ce que l’on croit si injustement mériter, on a recours à une révolution. Certes le droit d’en faire une appartiendrait bien plus légitimement aux citoyens d’un mérite supérieur, quoique ceux-là n’usent jamais de ce droit ; mais de fait, l’inégalité absolue n’est raisonnable que pour eux. [1301b] Ce qui n’empêche pas que bien des gens, par cela seul que leur naissance est illustre, c’est-à-dire qu’ils ont pour eux la vertu et la richesse de leurs ancêtres qui leur assurent leur noblesse, se croient, grâce à cette seule inégalité, fort au-dessus de l’égalité commune.
Telle est la cause générale, et l’on peut dire, la source des révolutions et des troubles qu’elles amènent. Dans les changements qu’elles produisent, elles procèdent de deux manières. Tantôt elles s’attaquent au principe même du gouvernement, afin de remplacer la constitution existante par une autre, substituant par exemple l’oligarchie à la démocratie, ou réciproquement ; ou bien, la république et l’aristocratie à l’une et à l’autre ; ou les deux premières aux deux secondes. Tantôt la révolution, au lieu de s’adresser à la constitution en vigueur, la garde telle qu’elle la trouve ; mais les vainqueurs prétendent gouverner personnellement, en observant cette constitution. Les révolutions de ce genre sont surtout fréquentes dans les États oligarchiques et monarchiques.
Parfois la révolution renforce ou amoindrit un principe. Ainsi, l’oligarchie existant, la révolution l’augmente ou la restreint ; de même pour la démocratie, qu’elle fortifie ou qu’elle affaiblit ; et pour tout autre système, soit qu’elle y ajoute, soit qu’elle en retranche. Parfois enfin, la révolution ne veut changer qu’une partie de la constitution, et par exemple n’a pour but que de fonder ou de renverser une certaine magistrature. C’est ainsi qu’à Lacédémone, Lysandre, assure-t-on, voulut détruire la Royauté ; et Pausanias, l’Éphorie.
C’est ainsi qu’à Epidamne un seul point de la constitution fut changé, et qu’un sénat fut substitué aux chefs des tribus. Aujourd’hui même, il y suffit du décret d’un seul magistrat pour que tous les membres du gouvernement soient tenus de se réunir en assemblée générale ; et dans cette constitution, l’archonte unique est un reste d’oligarchie. L’inégalité est toujours, je le répète, la cause des révolutions, quand rien ne la compense pour ceux qu’elle atteint. Entre égaux, une royauté perpétuelle est une inégalité insupportable ; et c’est en général pour conquérir l’égalité que l’on s’insurge.
Cette égalité si recherchée est double. Elle peut s’entendre du nombre et du mérite. Par le nombre, je comprends l’égalité, l’identité en multitude, en étendue ; par le mérite, l’égalité proportionnelle. Ainsi, numériquement, trois surpasse deux comme deux surpasse un ; mais proportionnellement, quatre est à deux comme deux est à un. Deux est en effet à quatre dans le même rapport qu’un est à deux ; c’est la moitié de part et d’autre. On peut être d’accord sur le fond même du droit, et différer sur la proportion dans laquelle il doit être donné. Je l’ai déjà dit plus haut : les uns, égaux en un point, se croient égaux d’une manière absolue ; les autres, inégaux à un seul égard, veulent être inégaux à tous égards sans exception.
De là vient que la plupart des gouvernements sont ou oligarchiques ou démocratiques. La noblesse, la vertu sont le partage du petit nombre, [1302a] et les qualités contraires celui de la majorité. Dans aucune ville, on ne citerait cent hommes de naissance illustre, de vertu irréprochable ; presque partout, au contraire, on trouvera des masses de pauvres. Il est dangereux de prétendre constituer l’égalité réelle ou proportionnelle dans toutes ses conséquences ; les faits sont là pour le prouver. Les gouvernements établis sur ces bases ne sont jamais solides, parce qu’il est impossible que, de l’erreur qui a été primitivement commise dans le principe, il ne sorte point à la longue un résultat vicieux. Le plus sage est de combiner ensemble, et l’égalité suivant le nombre, et l’égalité suivant le mérite.
Quoi qu’il en soit, la démocratie est plus stable et moins sujette aux bouleversements que l’oligarchie. Dans les gouvernements oligarchiques, l’insurrection peut naître de deux côtés, de la minorité qui s’insurge contre elle-même ou contre le peuple ; dans les démocraties, elle n’a que la minorité oligarchique à combattre. Le peuple ne s’insurge jamais contre lui-même, ou du moins, les mouvements de ce genre sont sans importance. La république où domine la classe moyenne, et qui se rapproche de la démocratie plus que ne le fait l’oligarchie, est aussi le plus stable de tous ces gouvernements.
Puisque nous voulons étudier d’où naissent les discordes et les bouleversements politiques, examinons en d’abord, d’une manière toute générale, l’origine et les causes. Toutes ces causes, on doit dire, peuvent être ramenées à trois chefs, que nous indiquerons en peu de mots : ce sont la disposition morale de ceux qui s’insurgent, le but de l’insurrection, et en troisième lieu, les circonstances déterminantes qui amènent le trouble et la discorde parmi les citoyens. Nous avons déjà dit ce qui dispose en général les esprits à une révolution ; et cette cause est la principale de toutes. Les citoyens se soulèvent, tantôt par le désir de l’égalité, lorsqu’ils se voient, tout égaux qu’ils se prétendent, sacrifiés à des privilégiés ; tantôt par le désir de l’inégalité et de la prédominance politiques, lorsque, en dépit de l’inégalité qu’ils se supposent, ils n’ont pas plus de droits que les autres, ou n’en ont que d’égaux, ou même de moins étendus.
Ces prétentions peuvent être raisonnables, comme aussi elles peuvent être injustes. Par exemple, inférieur, on s’insurge pour obtenir l’égalité ; l’égalité une fois obtenue, on s’insurge pour dominer. Telle est donc, en général, la disposition d’esprit des citoyens qui commencent la révolution. Leur but, quand ils s’insurgent, c’est d’atteindre la fortune et les honneurs, ou bien de fuir l’obscurité et la misère ; car souvent la révolution n’a eu pour objet que de soustraire quelques citoyens, ou leurs amis, à une flétrissure ou au payement d’une amende.
Enfin, quant aux causes et aux influences particulières qui déterminent la disposition morale et les désirs que nous avons signalés, elles sont, si l’on veut ; au nombre de sept, bien qu’on puisse à son gré en compter encore davantage. Deux d’abord sont identiques aux causes indiquées plus haut, bien qu’elles n’agissent point ici de la même manière. L’ambition des richesses et celle des honneurs, dont nous venons de parler, peuvent allumer la discorde, sans qu’on prétende pour soi-même ni aux unes, ni aux autres, mais seulement parce qu’on s’indigne de les voir justement ou injustement aux mains d’autrui. [1302b] A ces deux premières causes, on peut joindre l’insulte, la peur, la supériorité, le mépris, l’accroissement disproportionné de quelques parties de la cité. On peut aussi, et d’un autre point de vue, compter comme causes de révolutions, la brigue, la négligence, les causes insensibles, et enfin les diversités d’origine.
On voit, sans la moindre peine et avec pleine évidence, tout ce que l’insulte et l’intérêt peuvent avoir d’importance politique, et comment ces deux causes amènent des révolutions. Quand les hommes qui gouvernent sont insolents et avides, on se soulève contre eux et contre la constitution qui leur donne de si injustes privilèges, qu’ils fassent d’ailleurs fortune aux dépens des particuliers ou aux dépens du public. Il n’est pas plus difficile de comprendre quelle influence les honneurs peuvent exercer, et comment ils peuvent causer des séditions. On s’insurge quand on se voit privé personnellement de toute distinction, et que les autres en sont comblés. Il y a une égale injustice quand les uns sont honorés, les autres avilis hors de toute proportion ; il n’y a réellement justice que si la répartition du pouvoir est en rapport avec le mérite particulier de chacun. La supériorité est aussi une source de discordes civiles, quand s’élève l’influence prépondérante soit d’un seul individu, soit de plusieurs, dans le sein de l’État ou du gouvernement lui-même ; elle donne ordinairement naissance à une monarchie ou à une dynastie oligarchique.
Aussi a-t-on imaginé dans quelques états, contre ces grandes fortunes politiques, le moyen de l’ostracisme ; c’est ce que firent Argos et Athènes. Mais il vaut bien mieux prévenir dès leur début les supériorités de ce genre, plutôt que de les guérir par un tel remède, après qu’on les a laissées se former. La peur cause des séditions, lorsque des coupables, dans la crainte du châtiment, se révoltent ; ou lorsque dans la prévision d’un attentat, les citoyens se soulèvent avant qu’il ne soit commis contre eux. Ainsi à Rhodes, les principaux citoyens s’insurgèrent contre le peuple, pour se soustraire aux jugements qui les avaient frappés.
Le mépris aussi donne naissance à des séditions et à des entreprises révolutionnaires : dans l’oligarchie, lorsque la majorité exclue de toute fonction publique sent la supériorité de ses forces ; dans la démocratie, lorsque les riches s’insurgent par dédain de la turbulence populaire et de l’anarchie. A Thèbes, après le combat des (Enophytes, le gouvernement démocratique fut renversé, parce que l’administration était détestable ; à Mégare, la démagogie fut vaincue par sa propre anarchie et ses désordres. Autant en advint à Syracuse, avant la tyrannie de Gélon ; et à Rhodes, avant la Défection.
L’accroissement disproportionné de quelques classes de la cité cause aussi des bouleversements politiques. C’est comme le corps humain, dont toutes les parties doivent se développer proportionnellement, pour que la symétrie de l’ensemble continue de subsister ; ou bien elle courrait risque de périr, si le pied venait à croître de quatre coudées, et le reste du corps de deux palmes seulement. L’être pourrait même complètement changer d’espèce, s’il se développait sans proportion, non pas seulement de dimensions, mais encore d’éléments constitutifs. Le corps politique se compose également de parties diverses, dont quelques-unes prennent souvent, [1303a] en secret un développement dangereux : par exemple, la classe des pauvres dans les démocraties et les républiques.
Il arrive même quelquefois que ce sont des circonstances toutes fortuites qui amènent ce résultat. A Tarante, la majorité des citoyens distingués ayant été tués dans un combat contre les Japyges, la démagogie remplaça la république ; c’était peu de temps après la guerre Médique. Argos, après la bataille du Sept, où Cléomène le Spartiate avait détruit l’armée Argienne, fut forcée d’accorder le droit de cité à des serfs. A Athènes, les classes distinguées perdirent de leur puissance, parce qu’elles durent servir à leur tour dans l’infanterie, après les pertes qu’avait éprouvées cette arme dans les guerres contre Lacédémone. Les révolutions de ce genre sont plus rares dans la démocratie que dans tous les autres gouvernements ; toutefois, quand le nombre des riches s’accroît et que les fortunes s’augmentent, la démocratie peut dégénérer en oligarchie, soit tempérée, soit violente.
Dans les républiques, la brigue suffit pour amener, même sans mouvement tumultueux, le changement de la constitution. A Hérée, par exemple, on abandonna la voie de l’élection pour celle du sort, parce que la première n’avait jamais amené que des intrigants au pouvoir.
La négligence aussi peut causer des révolutions, lorsqu’on la pousse jusqu’à laisser tomber le pouvoir aux mains d’hommes ennemis de l’État. A Orée, l’oligarchie fut renversée par cela seul qu’Héracléodore avait été élevé au rang des magistrats ; il substitua la république et la démocratie -au système oligarchique.
Quelquefois la révolution s’accomplit par suite des plus petits changements ; et je veux dire par laque les lois peuvent subir une altération capitale par un fait qu’on regarde comme sans importance, et qu’on aperçoit à peine. A Ambracie, par exemple, le cens d’abord était fort léger ; à la fin on l’abolit entièrement, sous prétexte qu’un cens aussi faible ne différait pas, ou du moins différait fort peu, de l’absence totale de cens.
La diversité d’origine peut aussi produire des révolutions jusqu’à ce que le mélange des races soit complet ; car l’État ne peut pas plus se former du premier peuple venu, qu’il ne se forme dans une circonstance quelconque. Le plus souvent, ces changements politiques ont été causés par l’admission au droit de cité d’étrangers domiciliés dès longtemps, ou nouveaux arrivants. Les Achéens s’étaient réunis aux Trézéniens pour fonder Sybaris ; mais étant bientôt devenus les plus nombreux, ils chassèrent les autres, crime que plus tard les Sybarites durent expier. Les Sybarites ne furent pas, du reste, mieux traités par leurs compagnons de colonie à Thurium ; ils se firent chasser, parce qu’ils prétendaient s’emparer de la meilleure partie du territoire, comme si elle leur eût appartenu en propre. A Byzance, les colons nouvellement arrivés dressèrent un guet-apens aux citoyens ; mais ils furent battus et forcés de se retirer.
Les Antisséens, après avoir reçu les exilés de Chios, durent s’en délivrer par une bataille. Les Zancléeus furent expulsés de leur propre ville par les Samiens, qu’ils y avaient accueillis. Apollonie du Pont-Euxin eut à subir une sédition pour avoir accordé à des colons étrangers le droit de cité. A Syracuse, la discorde civile alla jusqu’au combat, parce que, après le renversement de la tyrannie, [1303b] on avait fait citoyens les étrangers et les soldats mercenaires. A Amphipolis, l’hospitalité donnée à des colons de Chalcis devint fatale à la majorité des citoyens, qui se virent chasser de leur territoire. Dans les oligarchies, c’est la multitude qui s’insurge, parce qu’elle se prétend, comme je l’ai déjà dit, lésée par l’inégalité politique, et qu’elle se croit des droits à l’égalité. Dans les démocraties, ce sont les hautes classes qui se soulèvent, parce qu’elles n’ont que des droits égaux, malgré leur inégalité.
La position topographique suffit quelquefois à elle seule pour provoquer une révolution ; par exemple, quand la distribution même du sol empêche que la ville n’ait une véritable unité. Ainsi, voyez à Clazomène l’inimitié des habitants du Chytre et des habitants de l’Ile ; voyez les Colophoniens, les Notiens. A Athènes, il y a dissemblance entre les opinions politiques des diverses parties de la ville ; et les habitants du Pirée sont plus démocrates que ceux de la cité. Dans un combat, il suffit de quelques fossés à franchir et des moindres obstacles pour rompre les phalanges ; dans l’état, toute démarcation suffit pour y porter la discorde. Mais le plus puissant motif de désaccord, c’est la vertu d’une part et le vice de l’autre ; la richesse et la pauvreté ne viennent qu’après ; puis enfin bien d’autres causes plus ou moins influentes, et parmi elles, la cause toute physique dont je viens de parler.
Les objets réels des révolutions sont toujours très importants, bien que l’occasion en puisse être futile ; on n’a jamais recours à une révolution que pour des motifs sérieux. Les plus petites choses, quand elles touchent les maîtres de l’État, sont peut-être celles qui ont la plus haute gravité. On peut voir ce qui arriva jadis à Syracuse. La constitution fut changée pour une querelle d’amour, qui poussa deux jeunes gens en place à l’insurrection. L’un d’eux fit un voyage ; l’autre, durant son absence, sut gagner l’affection du jeune homme que son collègue aimait. A son retour, celui-ci, pour se venger, parvint à séduire la femme de son rival : et tous deux, engageant dans leur querelle les membres du gouvernement, causèrent une sédition.
Il faut donc, dès l’origine, veiller avec soin sur ces sortes de querelles particulières, et les apaiser dès qu’elles s’élèvent entre les principaux et les plus puissants de l’État. Tous le mal est au début ; car le proverbe est bien sage :
Chose commencée est à demi faite.
Aussi, en toute chose, la faute la plus légère, quand elle est à la base, reparaît proportionnellement dans toutes les autres parties. En général, les divisions qui éclatent entre les principaux citoyens s’étendent à l’État entier, qui finit bientôt par y prendre part. Hestiée nous en fournit un exemple, peu après la guerre Médique. Deux frères se disputaient l’héritage paternel ; le plus pauvre prétendait que son frère avait caché l’argent et le trésor trouvé par leur père ; ils engagèrent dans leur dispute, celui-ci tous les gens du peuple, celui-là, dont la fortune était considérable, tous les gens riches de la cité.
A Delphes, une querelle à l’occasion d’un mariage causa les troubles qui durèrent si longtemps. [1304a] Un citoyen, en se rendant près de sa future épouse, eut un présage sinistre, et refusa de prendre la fiancée en mariage. Les parents, blessés de son refus, cachèrent dans son bagage quelques objets sacrés, pendant qu’il faisait un sacrifice, et ensuite le mirent à mort comme sacrilège. A Mytilène, la sédition excitée à l’occasion de quelques jeunes héritières fut l’origine de tous les malheurs qui suivirent, et de la guerre contre les Athéniens, dans laquelle Pachès s’empara de Mytilène. Un citoyen riche, nommé Timophane, avait laissé deux filles ; Doxandre, qui n’avait pu les obtenir pour ses fils, commença la sédition, et fomenta la colère des Athéniens, dont il était le chargé d’affaires en ces lieux.
A Phocée, ce fut aussi l’union d’une riche héritière qui amena la querelle de Mnasée, père de Mnéson, et d’Euthycrate, père d’Onomarque, et par suite, la guerre sacrée, si funeste aux Phocéens. A Épidaure, ce fut encore une affaire de mariage qui fit changer la constitution. Un citoyen avait promis sa fille à un jeune homme dont le père devenu magistrat condamna le père de la fiancée à l’amende. Pour se venger de ce qu’il regardait comme une insulte, celui-ci fit insurger toutes les classes de la cité, qui n’avaient pas de droits politiques.
Pour amener une révolution qui fait passer le gouvernement à l’oligarchie, à la démocratie ou à la république, il suffit qu’on donne des honneurs ou des attributions exagérées à quelque magistrature, à quelque classe de l’état. Ainsi la considération excessive dont l’Aréopage fut entouré à l’époque de la guerre Médique, parut donner beaucoup trop de force au gouvernement. Et dans un autre sens, quand la flotte, dont les équipages étaient composés de gens du peuple, eut remporté la victoire de Salamine, et conquis pour Athènes le commandement de la Grèce, avec la prépondérance maritime, la démocratie ne manqua pas de reprendre tous ses avantages. A Argos, les principaux citoyens, tout glorieux de leur triomphe de Mantinée, contre les Lacédémoniens, voulurent en profiter pour renverser la démocratie.
A Syracuse, le peuple, qui avait seul remporté la victoire sur les Athéniens, substitua la démocratie à la république. A Chai -cis, le peuple s’empara du pouvoir, aussitôt après avoir tué le tyran Phoxus en même temps que les nobles. A Ambracie, le peuple chassa également le tyran Périandre avec les conjurés qui conspiraient contre lui, et s’investit lui-même de tout le pouvoir.
Il faut bien savoir qu’en général, tous ceux qui ont acquis à leur patrie quelque puissance nouvelle, particuliers ou magistrats, tribus ou telle autre partie, quelle qu’elle soit, de la cité, deviennent pour l’État une cause de sédition. Ou l’on s’insurge contre eux par jalousie de leur gloire, ou bien eux-mêmes, enorgueillis de leurs succès, cherchent à détruire l’égalité, dont ils ne veulent plus. Une autre source de révolutions, c’est l’égalité même de forces entre les parties de l’État qui semblent ennemies les unes des autres, entre les riches et les pauvres, par exemple, [1304b] lorsqu’il n’y a point du tout entre eux de classe moyenne, ou que du moins cette classe est trop peu nombreuse. Mais du moment qu’une des deux parties a une supériorité incontestable et parfaitement évidente, l’autre se garde d’affronter inutilement le danger de la lutte. Et voilà encore pourquoi les citoyens distingués par leur mérite n’excitent jamais pour ainsi dire de sédition ; ils sont toujours dans une excessive minorité relativement à la masse. Telles sont en général toutes les causes à peu près, et toutes les circonstances de désordres et de révolution dans les divers systèmes de gouvernement.
Les révolutions procèdent tantôt par la violence, tantôt par la ruse. La violence peut agir tout d’abord et à l’improviste ; ou bien l’oppression peut ne venir que longtemps après ; car la ruse peut agir aussi de deux façons : d’abord, par des promesses mensongères, elle fait consentir le peuple à la révolution, et n’a recours que plus tard à la force pour la maintenir contre sa résistance. A Athènes, les Quatre-Cents trompèrent le peuple, en lui persuadant que le Grand Roi fournirait à l’État les moyens de continuer la guerre contre Sparte ; et cette fraude leur ayant réussi, ils essayèrent de garder le pouvoir à leur profit. En second lieu, la seule persuasion suffit quelquefois à la ruse, pour conserver la puissance, du consentement de ceux qui obéissent, comme elle lui a suffi pour l’acquérir.
Nous pouvons dire qu’en général les causes que nous avons indiquées amènent des révolutions dans les gouvernements de tous genres.
Recherchons maintenant à quelles espèces de gouvernements s’applique spécialement chacune de ces causes, d’après les divisions que nous venons de faire.
Dans la démocratie, les révolutions naissent avant tout de la turbulence des démagogues. Pour ce qui concerne les particuliers, ils contraignent par leurs dénonciations perpétuelles les riches eux-mêmes à se réunir pour conspirer ; car la communauté de crainte rapproche les gens les plus ennemis. Dans les affaires publiques, c’est la foule qu’ils poussent au soulèvement. On peut se convaincre que les choses se sont mille fois passées ainsi.
A Cos, les excès des démagogues ont amené la chute de la démocratie, en forçant les principaux citoyens à se coaliser contre elle. A Rhodes, les démagogues, qui administraient les fonds destinés à la solde, empêchèrent de payer le prêt qui était dû aux commandants des galères ; et ceux-ci, pour se soustraire à des vexations juridiques, n’eurent d’autre ressource que de conspirer et de renverser le gouvernement populaire. A Héraclée, peu de temps après la colonisation, les démagogues amenèrent aussi la destruction de la démocratie. Par leurs injustices, ils avaient contraint les citoyens puissants à quitter la ville ; mais les exilés se réunirent, et, revenant contre le peuple, ils lui arrachèrent tout son pouvoir.
La démocratie de Mégare fut anéantie de la même façon à peu près. Les démagogues, pour se créer de larges confiscations, firent bannir plusieurs des principaux citoyens, ce qui augmenta en peu de temps le nombre des exilés ; ils revinrent bientôt, et, après avoir défait le peuple en bataille rangée, ils établirent un gouvernement oligarchique. Tel fut aussi, à Cume, [1305a] le sort de la démocratie, que renversa Thrasymaque. L’observation de bien d’autres faits encore démontre que la marche la plus habituelle des révolutions dans la démocratie est celle-ci : tantôt les démagogues, voulant se rendre agréables au peuple, arrivent à soulever les classes supérieures de l’État par les injustices qu’ils commettent envers elles, en demandant le partage des terres, et en les chargeant de toutes les dépenses publiques ; tantôt ils se contentent de la calomnie pour obtenir la confiscation des grandes fortunes.
Dans les temps reculés, quand le même personnage était démagogue et général, le gouvernement se changeait promptement en tyrannie ; et presque tous les anciens tyrans ont commencé par être démagogues. Si ces usurpations étaient alors beaucoup plus fréquentes que de nos jours, la raison en est simple : à cette époque, il fallait sortir des rangs de l’armée pour être démagogue ; car on ne savait point encore faire un habile usage de la parole. Aujourd’hui, grâce au progrès de la rhétorique, il suffit de savoir bien parler pour arriver à être chef du peuple ; mais les orateurs n’usurpent point, à cause de leur ignorance militaire ; ou du moins la chose est fort rare.
Ce qui multipliait aussi les tyrannies dans ce temps plus que dans le nôtre, c’est que l’on concentrait d’énormes pouvoirs dans une seule magistrature : témoin le prytanée de Milet, où le magistrat revêtu de cette fonction réunissait de si nombreuses et si puissantes attributions. On peut ajouter encore qu’à cette époque les États étaient fort petits. Le peuple, occupé aux champs par les travaux qui le nourrissaient, laissait les chefs qu’il s’était donnés usurper la tyrannie, pour peu qu’ils fussent d’habiles militaires. C’était toujours en gagnant la confiance du peuple que tous arrivaient à leur but ; et le moyen de la gagner, c’était de se déclarer l’ennemi des riches. Voyez Pisistrate, à Athènes, quand il excita la sédition contre les gens de la Plaine ; voyez Théagène, à Mégare, après qu’il eut égorgé les troupeaux des riches, qu’il surprit sur les bords du fleuve. En accusant Daphnseus et les riches, Denys parvint à se faire décerner la tyrannie. La haine qu’il avait vouée aux citoyens opulents lui gagna la confiance du peuple, qui le prit pour son ami le plus sincère.
Parfois, une forme plus nouvelle de démocratie se substitue à l’ancienne. Quand les emplois sont à l’élection populaire et sans aucune condition de cens, les gens qui sont au pouvoir se font démagogues, et ils appliquent tous leurs soins à rendre le peuple souverain absolu, même des lois. Pour prévenir ce mal, ou du moins pour le rendre plus rare, on peut faire voter les tribus séparément pour la nomination des magistrats, au lieu de réunir le peuple en assemblée générale.
Telles sont donc à peu près toutes les causes qui amènent des révolutions dans les états démocratiques.
Dans les oligarchies, les causes les plus apparentes de bouleversement sont au nombre de deux : l’une, c’est l’oppression des classes inférieures, qui acceptent alors le premier défenseur, quel qu’il soit, qui se présente à leur aide ; l’autre, plus fréquente, c’est lorsque le chef du mouvement sort des rangs mêmes de l’oligarchie. Tel fut, à Naxos, Lygdnamis, qui sut bientôt se faire le tyran de ses concitoyens.
[1305b] Quant aux causes extérieures qui renversent l’oligarchie, elles peuvent être fort diverses. Parfois, les oligarques eux-mêmes, mais non pas ceux qui sont au pouvoir, poussent au changement, lorsque la direction des affaires est concentrée dans un très petit nombre de mains, comme à Marseille, à Istros, à Héraclée et dans plusieurs autres États. Ceux qui étaient exclus du gouvernement s’agitèrent jusqu’à ce qu’ils obtinssent la jouissance simultanée du pouvoir, d’abord pour le père et l’aîné des frères, ensuite pointons les frères plus jeunes. Dans quelques états, en effet, la loi défend au père et aux fils d’être en même temps magistrats ; ailleurs, les deux frères, l’un plus jeune, l’autre plus âgé, sont soumis à la même exclusion. A Marseille, l’oligarchie devint plus républicaine ; à Istros, elle finit par se changer en démocratie. A Héraclée, le corps des oligarques dut s’étendre jusqu’à comprendre six cents membres.
A Cnide, la révolution sortit d’une sédition excitée par les riches eux-mêmes dans leur propre sein ; le pouvoir y était restreint à quelques citoyens ; le père, comme je viens de le dire, ne pouvait siéger en même temps que son fils, et parmi les frères, l’aîné seul pouvait occuper des fonctions publiques. Le peuple mit à profit la discorde des riches, et se choisissant un chef parmi eux, il sut bientôt s’emparer du pouvoir après sa victoire ; car la discorde rend toujours bien faible le parti qu’elle divise. A Érythrée, sous l’antique oligarchie des Basilides, malgré toute la sollicitude réelle des chefs du gouvernement, dont la seule faute était d’être en petit nombre, le peuple, indigné de la servitude, renversa l’oligarchie.
Parmi les causes de révolutions que les oligarchies portent dans leur propre sein, il faut compter même la turbulence des oligarques qui se font démagogues ; car l’oligarchie a aussi ses démagogues, et ils peuvent y être des deux sortes. D’abord, le démagogue peut se rencontrer parmi les oligarques eux-mêmes, quelque peu nombreux qu’ils soient : ainsi à Athènes, Chariclès fut bien certainement un démagogue parmi les Trente ; et Phrynichus joua le même rôle parmi les Quatre-Cents.
Ou bien les membres de l’oligarchie se font les chefs des classes inférieures : ainsi à Larisse, les Gardiens de la cité se firent les flatteurs du peuple, qui avait droit de les nommer. C’est le sort de toutes les oligarchies où les membres du gouvernement n’ont pas le pouvoir exclusif de nommer à toutes les fonctions publiques, mais où ces fonctions, tout en restant le privilège des grandes fortunes et de quelques coteries, sont cependant soumises à l’élection des guerriers ou du peuple. On peut voir, par exemple, la révolution d’Abydos. C’est le danger qui menace aussi les oligarchies où les tribunaux ne sont pas formés des membres mêmes du gouvernement ; car alors l’importance des arrêts judiciaires fait qu’on courtise le peuple et qu’on bouleverse la constitution, comme à Héraclée du Pont.
Enfin c’est ce qui arrive lorsque l’oligarchie cherche à se trop concentrer ; ceux des oligarques qui réclament l’égalité pour eux sont forcés d’appeler le peuple a leur aide. Une autre cause de révolution pour les oligarchies peut naître de l’inconduite des oligarques, dilapidant leur fortune personnelle par des excès. Une fois ruinés, il ne songent plus qu’à une révolution ; et alors, ou bien ils se saisissent de la tyrannie pour eux-mêmes, ou bien ils la préparent pour d’autres, [1306a] comme Hipparinus la préparait pour Denys, à Syracuse. A Amphipolis, le erroné Cléotime sut amener dans la ville des colons de Chalcis ; et une fois établis, il les rua contre les riches. A Égine, ce fut pour réparer des revers de fortune que celui qui dirigea le complot contre Charès essaya de changer la forme du gouvernement.
Parfois, au lieu de renverser la constitution, les oligarques ruinés pillent le trésor public ; et alors, ou bien la discorde se met dans leurs rangs, ou bien la révolution sort des rangs même des citoyens, qui repoussent les voleurs par la force. Telle fut la révolution d’Apollonie du Pont. Lorsque l’union règne dans l’oligarchie, elle court peu de risques de se détruire elle-même. On peut en trouver là preuve dans le gouvernement de Pharsale. Les membres de l’oligarchie, bien que dans une excessive minorité, y savent, grâce à leur sage modération, commander à de grandes masses de peuple.
Mais l’oligarchie est perdue, lorsqu’une autre oligarchie surgit dans son sein. C’est ce qui a lieu quand, le gouvernement entier n’étant composé que d’une faible minorité, les membres de cette minorité n’ont point cependant tous part aux magistratures souveraines : témoin la révolution d’Élis, dont la constitution très oligarchique ne permettait l’entrée du sénat qu’à un très petit nombre des oligarques, parce que les places, au nombre de quatre-vingt-dix, étaient viagères, et que les choix, bornés aux familles puissantes, n’étaient pas meilleurs qu’à Lacédémone.
La révolution atteint les oligarchies en temps de guerre aussi bien qu’en temps de paix. Pendant la guerre, le gouvernement est ruiné par sa défiance contre le peuple, qu’il se voit forcé d’employer pour repousser l’ennemi. Alors, ou le chef unique aux mains duquel on remet le pouvoir militaire s’empare de la tyrannie, comme Timophane à Corinthe ; ou bien, si les chefs de l’armée sont nombreux, ils se créent, pour eux-mêmes et par la violence, une oligarchie. Parfois aussi, dans la crainte de ces deux écueils, les oligarchies ont accordé des droits politiques au peuple, dont elles étaient obligées d’employer les forces. En temps de paix, les oligarques, par suite de la défiance mutuelle qu’ils s’inspirent, remettent la garde de la cité à des soldats, sous le commandement d’un chef qui n’appartient à aucun parti politique, mais qui souvent sait devenir le maître de tous. Voilà ce que fit, à Larisse, Samus, sous le règne des Aleuades, qui lui avaient remis le commandement, et ce qu’on vit à Abydos sous le règne des associations, dont l’une était celle d’Iphiade.
Souvent la sédition a pour cause les violences des oligarques eux-mêmes les uns envers les autres. Des mariages, des procès, sont pour eux des occasions suffisantes de bouleverser l’État. Nous avons déjà cité quelques faits du premier genre. A Érétrie, l’oligarchie des chevaliers fut renversée par Diagoras, froissé dans de légitimes prétentions de mariage. L’arrêt d’un tribunal causa la révolution d’Héraclée ; une affaire d’adultère, celle de Thèbes. Le châtiment était mérité ; mais le moyen fut séditieux, à Héraclée, contre Euétion ; [1306b] à Thèbes, contre Archias. L’acharnement de leurs ennemis fut si violent qu’on les exposa tous deux, en place publique, attachés au pilori.
Bien des oligarchies se sont perdues par l’excès de leur despotisme, et ont été renversées par des membres du gouvernement même, qui avaient à se plaindre de quelque injustice. C’est l’histoire des oligarchies de Guide et de Chios. Parfois un événement tout accidentel amène la révolution dans la république et dans les oligarchies. Dans ces systèmes, on exige des conditions de cens pour l’entrée du sénat et des tribunaux, et pour les autres fonctions. Or souvent le premier cens a été fixé d’après la situation du moment, de manière à donner le pouvoir, dans l’oligarchie, seulement à quelques citoyens, et aux classes moyennes, dans la république. Mais quand l’aisance vient à se répandre, par suite de la paix ou de telle autre circonstance favorable, les propriétés, tout en restant les mêmes, augmentent beaucoup de valeur, et payent plusieurs fois le cens, de telle sorte que tous les citoyens finissent par arriver à tous les emplois. Tantôt cette révolution s’opère par degrés, et s’établit petit à petit sans qu’on s’en aperçoive ; tantôt aussi elle s’accomplit plus rapidement.
Telles sont les causes de révolutions et de séditions dans les oligarchies. J’ajoute qu’en général les oligarchies et les démocraties passent aux systèmes politiques de même espèce, plus souvent qu’elles ne passent aux systèmes opposés. Ainsi les démocraties et les oligarchies légales deviennent des démocraties et des oligarchies de violence ; et réciproquement.
Dans les aristocraties, la révolution peut venir d’abord de ce que les fonctions publiques sont le partage d’une minorité trop restreinte. Nous avons déjà reconnu que c’était aussi un motif de bouleversement pour les oligarchies ; car l’aristocratie est une sorte d’oligarchie ; et dans l’une comme dans l’autre, le pouvoir appartient à des minorités, bien que les minorités aient de part et d’autre des caractères différents. C’est même là ce qui fait qu’on prend souvent l’aristocratie pour une oligarchie. Le genre de révolution dont nous parlons, s’y produit nécessairement, dans trois cas surtout. D’abord, quand il se rencontre en dehors du gouvernement une masse de citoyens qui, pleins de fierté, se sentent par leur mérite les égaux de tout ce qui les entoure, par exemple, ceux qu’à Sparte on appela les Parthéniens, et dont les pères valaient ceux des autres Spartiates ; on découvrit une conspiration parmi eux, et le gouvernement les envoya fonder une colonie à Tarente.
Puis, en second lieu, lorsque des hommes éminents, et qui ne le cèdent en mérite à qui que ce soit, sont outragés par des gens placés au-dessus d’eux : tel fut Lysandre, qu’offensèrent les rois de Lacédémone. Enfin, quand on repousse de toute fonction un homme de cœur, comme Cinadon, qui tenta ce hardi coup de main contre les Spartiates, sous le règne d’Agésilas. La révolution, dans les aristocraties, naît aussi de la misère extrême des uns, de l’opulence excessive des autres ; et ce sont là les conséquences assez habituelles de la guerre. Telle fut encore la situation de Sparte durant les guerres de Messénie, comme l’atteste le poème de Tyrtée nommé l’Eunomie. [1307a] Quelques citoyens ruinés par la guerre avaient demandé le partage des immeubles. Parfois, la révolution a lieu dans l’aristocratie, parce qu’il y a quelque citoyen qui est puissant, et qui prétend le devenir encore davantage, pour s’emparer de tout le pouvoir à son profit. C’est ce que tenta, dit-on, à Sparte, Pausanias, général en chef de la Grèce durant la guerre Médique, et Hannon, à Carthage.
Le mal le plus funeste à l’existence des républiques et des aristocraties, c’est l’infraction du droit politique tel que le reconnaît la constitution même. Ce qui cause la révolution alors, c’est que, pour la république, l’élément démocratique et l’élément oligarchique ne se trouvent pas en proportion convenable ; et, -pour l’aristocratie, que ces deux éléments et le mérite sont mal combinés. Mais la désunion se prononce surtout entres les deux premiers éléments, je veux dire la démocratie et l’oligarchie, que cherchent à réunir les républiques et la plupart des aristocraties.
La fusion absolue de ces trois éléments est précisément ce qui rend les aristocraties différentes de ce qu’on appelle les républiques, et leur donne plus ou moins de stabilité ; car on range parmi les aristocraties tous les gouvernements qui inclinent à l’oligarchie, et parmi les républiques, tous ceux qui inclinent à la démocratie. Les formes démocratiques sont les plus solides de toutes, parce que c’est la majorité qui y domine, et que cette égalité dont on y jouit fait chérir la constitution qui la donne. Les riches, au contraire, quand la constitution leur assure une supériorité politique, ne cherchent qu’à satisfaire leur orgueil et leur ambition.
De quelque côté, du reste, que penche le principe du gouvernement, il dégénère toujours, grâce à l’influence des deux partis contraires, qui ne pensent jamais qu’à l’accroissement de leur pouvoir : la république, en démagogie, et l’aristocratie, en oligarchie. Ou bien tout au contraire, l’aristocratie dégénère en démagogie, quand les plus pauvres, victimes de l’oppression, font prédominer le principe opposé ; et la république, en oligarchie ; car la seule constitution stable est celle qui accorde l’égalité en proportion du mérite, et qui sait garantir les droits de tous les citoyens. Le changement politique dont je viens de parler s’est produit à Thurium. D’abord, parce que les conditions de cens, mises aux emplois publics, étant trop élevées, elles furent réduites, et les magistratures multipliées ; et puis, parce que les principaux citoyens, malgré le vœu de la loi, avaient accaparé tous les biens-fonds ; car la constitution, tout à fait oligarchique, leur permettait de s’enrichir à leur gré. Mais le peuple, aguerri dans les combats, devint bientôt plus fort que les soldats qui l’opprimaient, et réduisit les propriétés de tous ceux qui en avaient de trop considérables.
Ce mélange d’oligarchie que renferment toutes les aristocraties est précisément ce qui procure aux principaux citoyens la facilité de faire des fortunes excessives. A Lacédémone, tous les biens-fonds se sont accumulés dans quelques mains, et les citoyens puissants peuvent s’y conduire absolument comme ils veulent, et contracter des alliances de famille selon leurs convenances personnelles. Ce qui perdit la république de Locres, c’est qu’on permit à Denys de s’y marier. Une catastrophe pareille ne serait jamais arrivée ni dans la démocratie, ni dans une aristocratie sagement tempérée.
Le plus souvent les révolutions dans les aristocraties s’accomplissent sans qu’on s’en aperçoive et par une destruction insensible. [1307b] On se rappelle qu’en traitant du principe général des révolutions, nous avons dit qu’il fallait compter aussi parmi les causes qui les amènent les déviations de principe même les plus légères. D’abord, on néglige un point de la constitution sans importance ; puis, on arrive avec moins de peine à en changer un autre qui est un peu plus grave, jusqu’à ce qu’enfin on en vienne à changer le principe tout entier.
Je citerai de nouveau l’exemple de Thurium. Une loi limitait à cinq ans les fonctions de général ; quelques jeunes gens belliqueux, qui jouissaient d’une grande influence auprès des soldats, et qui, dans leur mépris pour les hommes en place, croyaient pouvoir les supplanter aisément, essayèrent en premier lieu de faire rapporter cette loi et d’obtenir par les suffrages du peuple, qui était tout prêt à les leur donner, la perpétuité des emplois militaires. D’abord, les magistrats, que la question regardait, et qu’on nommait Co-sénateurs, voulurent résister ; néanmoins, s’imaginant que cette concession garantirait la stabilité du reste des lois, ils cédèrent comme les autres. Mais lorsque, plus tard, ils prétendirent empêcher de nouveaux changements, ils furent impuissants ; et la république devint bientôt une oligarchie violente, aux mains de ceux qui avaient tenté la première innovation.
On peut dire en général de tous les gouvernements qu’ils succombent tantôt à des causes internes de destruction, tantôt à des causes qui leur sont extérieures ; par exemple, quand ils ont à leurs portes un État constitué sur un principe opposé au leur, ou bien quand cet ennemi, tout éloigné qu’il est, possède une grande puissance. Voyez la lutte de Sparte et d’Athènes : partout les Athéniens renversaient les oligarchies, tandis que les Lacédémoniens renversaient des constitutions démocratiques.
Telles sont à peu près les causes de bouleversement et de révolution dans les diverses espèces de gouvernements républicains
Cherchons maintenant quels sont, pour les États en général et pour chacun d’eux en particulier, les moyens de conservation. Un premier point évident, c’est que, si nous connaissons les causes qui ruinent les États, nous devons connaître aussi les causes qui les conservent. Le contraire produit toujours le contraire, et la ruine est l’opposé de la conservation.
Dans tous les états bien constitués, le premier soin qu’il faut prendre est de ne point déroger, en quoi que ce soit, à la loi, et de se garder avec la plus scrupuleuse attention d’y apporter même les plus faibles atteintes. L’illégalité mine sourdement l’État, de même que de petites dépenses souvent répétées finissent par ruiner les fortunes. On ne remarque pas les pertes qu’on éprouve, parce qu’on ne les fait point en masse, elles échappent à l’observation et dupent la pensée, comme ce paradoxe des sophistes :
Si chaque partie est petite, le tout aussi doit l’être.
Or c’est là une idée qui est tout à la fois en partie vraie et en partie erronée, car l’ensemble, le tout lui-même n’est pas petit ; mais il se compose de parties qui sont petites. Il faut donc ici d’abord prévenir le mal dès l’origine. En second lieu, il ne faut pas se fier à ces ruses et à ces sophismes qu’on ourdit pour tromper le peuple ; [1308a] les faits sont là pour les condamner absolument. Nous avons déjà dit plus haut ce que nous entendons par sophismes politiques, manœuvres que l’on croit si habiles.
Mais on peut se convaincre que bien des aristocraties, et même quelques oligarchies, doivent leur durée moins à la bonté de cette constitution qu’à la prudente conduite des gouvernants, tant envers les simples citoyens qu’envers leurs collègues ; soigneux d’éviter toute injustice à l’égard de ceux qui sont exclus des emplois, mais ne manquant jamais d’en appeler les chefs au maniement des affaires ; se gardant de blesser dans leurs préjugés de considération les citoyens qui y prétendent, et les masses, dans leurs intérêts matériels ; surtout conservant entre eux et parmi tous ceux qui prennent part à l’administration des formes toutes démocratiques ; car, entre égaux, ce principe d’égalité que les démocrates croient trouver dans la souveraineté de la majorité, n’est pas seulement juste, il est encore utile.
Si donc les membres de l’oligarchie sont nombreux, il sera bon que plusieurs des institutions qui la régissent soient toutes populaires ; que, par exemple, les magistratures ne durent que six mois, pour que tous les oligarques égaux entre eux puissent les exercer tour à tour. Par cela seul qu’ils sont égaux, ils forment une sorte de peuple ; et ceci est si vrai, qu’il peut s’élever parmi eux, comme je l’ai déjà dit, des démagogues. Cette courte durée des fonctions est de plus un moyen de prévenir, dans les aristocraties et dans les oligarchies, la domination des minorités violentes. Quand on reste peu de temps en fonctions, il n’est pas aussi facile d’y faire le mal que quand on y demeure longtemps. C’est uniquement la durée trop prolongée du pouvoir qui amène la tyrannie dans les États oligarchiques et démocratiques. Ou bien, de part et d’autre, ce sont des citoyens puissants qui visent à la tyrannie : ici les démagogues, là les membres de la minorité héréditaire ; ou bien ce sont des magistrats investis de quelque grand pouvoir, après qu’ils en ont joui longtemps.
Les états se conservent, non pas seulement parce que les causes de ruine sont éloignées, mais quelquefois aussi parce qu’elles sont imminentes ; la peur alors fait qu’on s’occupe avec un redoublement de sollicitude des affaires publiques. Aussi, les magistrats qui ont à cœur le maintien de la constitution doivent-ils parfois, en supposant fort proches des dangers éloignés, préparer des paniques de ce genre, pour que les citoyens veillent comme dans une alerte nocturne, et ne désertent pas la garde de la cité. De plus, c’est toujours par des moyens légaux qu’il faut tâcher de prévenir les luttes et les dissensions des citoyens puissants, et de prémunir ceux qui sont en dehors de la querelle, avant qu’ils y prennent part personnellement. Mais reconnaître ainsi les symptômes du mal n’est pas d’un esprit vulgaire, et cette perspicacité n’appartient qu’à l’homme d’État.
Pour empêcher, dans l’oligarchie et dans la république, les révolutions que la quotité du cens peut amener, quand il reste immuable au milieu de l’accroissement général du numéraire, il convient de réviser les cotes en les comparant au passé, soit tous les ans, dans les États où le cens est annuel, soit, dans les grands états, tous les trois ans ou tous les cinq ans. [1308b] Si les revenus se sont accrus, ou réduits, comparativement à ceux qui ont servi d’abord de base aux droits politiques, il faut pouvoir, en vertu d’une loi, élever ou abaisser le cens ; l’élever proportionnellement au niveau de la richesse publique, si elle s’est accrue ; et en cas de diminution, le réduire dans une mesure égale.
Si l’on néglige cette précaution dans les états oligarchiques et républicains, il s’établit bientôt, ici l’oligarchie, là le gouvernement héréditaire et violent d’une minorité ; ou bien la démagogie succède à la république ; la république ou la démagogie, à l’oligarchie.
Un point également important pour la démocratie, l’oligarchie, en un mot, pour tout gouvernement, c’est de veiller à ce qu’aucune supériorité disproportionnée ne s’élève dans l’état ; c’est de donner aux fonctions peu d’importance et une longue durée, plutôt que de leur abandonner en un seul coup une autorité fort étendue ; car le pouvoir est corrupteur, et tous les hommes ne sont pas capables de supporter la prospérité. Si l’on n’a pu organiser le pouvoir sur ces bases, on doit du moins se bien garder de le retirer tout à la fois, ainsi qu’on l’avait imprudemment donné ; il faut le restreindre petit à petit.
Mais c’est surtout par les lois mêmes qu’il convient de prévenir la formation de ces supériorités redoutables, qui s’appuient sur l’immensité de la fortune, sur les forces d’un parti nombreux. Quand on n’a pu les empêcher de se former, il faut faire en sorte qu’elles aillent étaler leur importance à l’étranger. D’un autre côté, comme les innovations peuvent s’introduire d’abord dans les mœurs des particuliers, on doit créer une magistrature chargée de veiller sur ceux dont la vie est peu d’accord avec la constitution : dans la démocratie, avec le principe démocratique ; dans l’oligarchie, avec le principe oligarchique. Cette institution s’appliquerait également à tous les autres gouvernements. Par des motifs semblables, il faut ne jamais perdre de vue les accroissements de prospérité et de fortune que peuvent prendre les diverses classes de la société ; et le moyen de prévenir le mal est de remettre le pouvoir et le maniement des affaires aux éléments opposés de l’État : j’entends par éléments opposés les gens distingués et le vulgaire, d’une part, et de l’autre, les pauvres et les riches. On doit s’attacher ou à confondre dans une union parfaite les pauvres et les riches, ou bien à augmenter la classe moyenne ; car c’est ainsi qu’on empêche les révolutions qui naissent de l’inégalité.
Voici un point capital dans tout État : il faut bien faire en sorte, par la législation ou tout autre moyen aussi puissant, que les fonctions publiques n’enrichissent jamais ceux qui les occupent. Dans les oligarchies surtout, ceci est de la plus haute importance. La masse des citoyens ne s’irrite pas autant d’être exclue des emplois, exclusion qui peut être compensée pour eux par l’avantage de vaquer à leurs propres affaires, qu’elle s’indigne de penser que les magistrats volent les deniers publics ; car alors on a deux motifs de se plaindre, puisqu’on est à la fois privé et du pouvoir et du profit qu’il procure.
Une administration honnête, quand on peut l’établir, est même le seul moyen de faire coexister dans l’État la démocratie et l’aristocratie, c’est-à-dire d’accorder aux citoyens distingués et à la foule leurs prétentions respectives. En effet, le principe populaire, c’est la faculté pour tous d’arriver aux emplois ; [1309a] le principe aristocratique, c’est de ne les confier qu’aux citoyens éminents. Cette combinaison sera réalisée, si les emplois ne peuvent être lucratifs. Les pauvres alors, qui n’auraient rien à gagner, ne voudront pas du pouvoir et penseront de préférence à leurs intérêts personnels ; les riches pourront accepter le pouvoir, parce qu’ils n’ont pas besoin que la richesse publique vienne ajouter à la leur. De cette façon encore, les pauvres s’enrichiront en vaquant à leurs propres affaires, et les hautes classes ne seront point forcées d’obéir à des hommes sans consistance.
Pour éviter du reste la dilapidation des revenus publics, qu’on fasse rendre les comptes en présence de tous les citoyens assemblés, et que des copies en soient affichées dans les phratries, les cantons et les tribus ; et pour que les magistrats soient intègres, que la loi ait soin de payer en honneurs ceux qui se distinguent par leur bonne administration. Dans les démocraties, il faut empêcher non seulement qu’on en vienne à partager les biens des riches, mais même qu’on partage l’usufruit ; ce qui, dans quelques États, a lieu par des moyens détournés. Il vaut mieux aussi ne pas accorder aux riches, même quand ils le demandent, le droit de subvenir aux dépenses publiques considérables, mais sans utilité réelle, telles que les représentations théâtrales, les fêtes aux flambeaux et autres dépenses du même genre.
Dans les oligarchies, au contraire, la sollicitude du gouvernement doit être fort vive pour les pauvres ; et parmi les emplois, il faut qu’on leur accorde ceux qui sont rétribués. Il faut punir tout outrage des riches à leur égard beaucoup plus sévèrement que les outrages des riches entre eux. Le système oligarchique a grand intérêt aussi à ce que les héritages s’acquièrent seulement par droit de naissance, et non à titre de donation, et qu’on ne puisse jamais en cumuler plusieurs. Par ce moyen, en effet, les fortunes tendent à se niveler ; et les pauvres arrivent en plus grand nombre à l’aisance.
Une institution également avantageuse à l’oligarchie et à la démocratie, c’est d’assurer l’égalité ou même la prééminence, pour tous les emplois qui ne sont pas de première importance dans l’état, aux citoyens qui ont une moindre part de pouvoir politique : dans la démocratie, aux riches ; dans l’oligarchie, aux pauvres. Quant à ces hautes fonctions, elles doivent être toutes, ou du moins la plupart, exclusivement remises aux mains des citoyens qui jouissent des droits politiques.
L’exercice des fonctions suprêmes demande dans ceux qui les obtiennent trois qualités : d’abord un attachement sincère à la constitution, une grande capacité pour les affaires, et en troisième lieu, une vertu et une justice analogues, dans chaque espèce de gouvernement, au principe spécial sur lequel il se fonde ; car le droit variant selon les constitutions diverses, il faut nécessairement aussi que la justice se modifie pour chacune d’elles. Mais ici se présente une question. Comment se décider et choisir quand toutes les qualités requises ne se trouvent pas réunies dans le même individu ? Par exemple, si tel citoyen, doué d’un grand talent militaire, [1309b] est improbe et peu dévoué à la constitution ; et si tel autre, fort honnête et partisan sincère de la constitution, est sans capacité militaire, lequel des deux choisira-t-on ?
Il faut, ce semble, s’attacher ici à bien connaître deux choses : quelle est la qualité vulgaire et quelle est la qualité rare. Ainsi pour le grade de général, il faut regarder à l’expérience plutôt qu’à la probité ; car la probité se rencontre beaucoup plus aisément que le talent militaire. Pour la garde du trésor public, il convient de prendre un tout autre parti. Les fonctions de trésorier exigent beaucoup plus de probité que n’en ont la plupart des hommes, tandis que la dose d’intelligence nécessaire pour les remplir est fort commune. Mais, peut-on dire encore, si un citoyen est à la fois rempli de capacité et d’attachement à la constitution, à quoi bon lui demander en outre de la vertu ? Les deux qualités qu’il possède ne lui suffiront-elles donc pas pour bien faire ? Non sans doute ; car ces deux qualités éminentes peuvent s’unir à des passions sans frein. Les hommes, dans leurs propres intérêts, qu’ils connaissent et qu’ils aiment, ne se servent pas toujours fort bien eux-mêmes ; qui répond qu’ils n’en feront pas autant quelquefois, quand il s’agira dé l’intérêt public ?
En général, tout ce qui dans la loi concourt, d’après nos théories, au principe même de la constitution, est essentiel à la conservation de l’état. Mais l’objet le plus important c’est, ainsi que nous l’avons souvent répété, de rendre la partie des citoyens qui veut le maintien du gouvernement plus forte que celle qui en veut la chute. Il faut par-dessus tout se bien garder de négliger ce que négligent aujourd’hui tous les gouvernements corrompus, la modération et la mesure en toutes choses. Bien des institutions, en apparence démocratiques, sont précisément celles qui ruinent la démocratie ; bien des institutions qui paraissent oligarchiques détruisent l’oligarchie.
Quand on croit avoir trouvé le principe unique de vertu politique, on le pousse aveuglément à l’excès ; mais l’erreur est grossière. Ainsi dans le visage humain, le nez, tout en s’écartant de la ligne droite, qui est la plus belle, pour se rapprocher de l’aquilin et du camus, peut cependant rester encore assez beau et assez agréable ; mais si Ton poussait cette déviation à l’excès, on ôterait d’abord à cette partie la juste mesure qu’elle doit avoir, et elle perdrait enfin toute apparence de nez, par ses propres dimensions qui seraient monstrueuses, et par les dimensions beaucoup trop petites des parties voisines. Cette observation, qui pourrait s’appliquer également à toute autre partie du visage, s’applique absolument aussi à toutes les espèces de gouvernements.
La démocratie et l’oligarchie, tout en s’éloignant de la constitution parfaite, peuvent être assez bien constituées pour se maintenir ; mais si l’on exagère le principe de l’une ou de l’autre, on en fera d’abord des gouvernements plus mauvais, et l’on finira par les réduire à n’être plus même des gouvernements. Il faut donc que le législateur et l’homme d’état sachent bien distinguer, parmi les mesures démocratiques ou oligarchiques, celles qui conservent, et celles qui ruinent la démocratie ou l’oligarchie. Aucun de ces deux gouvernements ne saurait être et subsister sans renfermer dans son sein des riches et des pauvres. Mais quand l’égalité vient à s’établir dans lés fortunes, la constitution est nécessairement changée ; [1310a] et en voulant détruire des lois faites en vue de certaines supériorités politiques, on détruit avec elles la constitution même.
Les démocraties et les oligarchies commettent ici une faute également grave. Dans les démocraties où la foule peut faire souverainement les lois, les démagogues, par leurs attaques continuelles contre les riches, divisent toujours la cité en deux camps, tandis qu’ils devraient dans leurs harangues ne paraître préoccupés que de l’intérêt des riches ; de même que, dans les oligarchies, le gouvernement ne devrait sembler avoir en vue que l’intérêt du peuple. Les oligarques devraient surtout renoncer à prêter des serments comme ceux qu’ils prêtent aujourd’hui ; car voici les serments que de nos jours ils font dans quelques États :
Je serai l’ennemi constant du peuple ; je lui ferai tout le mal que je pourrai lui faire.
Il faudrait concevoir la chose d’une façon tout opposée, et en prenant un masque tout différent, dire hautement dans les serments de ce genre :
Je ne commettrai jamais d’injustice envers le peuple.
Le point le plus important de tous ceux dont nous avons parlé pour la stabilité des états, bien que de nos jours il soit partout négligé, c’est de conformer l’éducation au principe même delà constitution. Les lois les plus utiles, les lois sanctionnées par l’approbation unanime de tous les citoyens, deviennent complètement illusoires, si les mœurs et l’éducation ne répondent pas aux principes politiques : démocratiques dans la démocratie, oligarchiques dans l’oligarchie ; car il faut bien le savoir, si un seul citoyen est sans discipline, l’État lui-même participe de ce désordre.
Une éducation conforme à la constitution, n’est pas celle qui apprend à faire tout ce qui plaît soit aux membres de l’oligarchie, soit aux partisans delà démocratie ; c’est celle qui enseigne à pouvoir vivre sous un gouvernement oligarchique, ou sous un gouvernement démocratique. Dans les oligarchies actuelles, les fils des hommes au pouvoir vivent dans la mollesse, tandis que les enfants des pauvres, s’endurcissant au travail et à la fatigue, acquièrent le désir et la force de faire une révolution.
Dans les démocraties, surtout dans celles qui paraissent constituées le plus démocratiquement, l’intérêt de l’État est tout aussi mal compris, parce qu’on s’y fait une idée très erronée de la liberté. Selon l’opinion commune, les deux caractères distinctifs de la démocratie sont la souveraineté du plus grand nombre et la liberté. L’égalité est le droit commun ; et cette égalité, c’est précisément que la volonté de la majorité soit souveraine. Dès lors, liberté et égalité se confondent dans la faculté laissée à chacun de faire tout ce qu’il veut :
Tout à sa guise,
comme dit Euripide. C’est là un bien dangereux système ; car il ne faut pas que l’obéissance constante à la constitution puisse paraître aux citoyens un esclavage ; au contraire, ils doivent y trouver sauvegarde et bonheur.
Nous avons donc énuméré d’une manière à peu près complète les causes de révolution et de ruine, de salut et de stabilité, pour les gouvernements républicains.
Il nous reste à voir quelles sont les causes les plus ordinaires de renversement et de conservation pour la monarchie. Les considérations qu’il convient de présenter sur le destin des royautés et des tyrannies, se rapprochent beaucoup de celles que nous avons indiquées à propos des états républicains. [1310b] La royauté se rapproche de l’aristocratie, et la tyrannie se compose des éléments de l’oligarchie extrême et de la démagogie ; aussi est-elle pour les sujets le plus funeste des systèmes, parce qu’elle est formée de deux mauvais gouvernements, et qu’elle réunit les lacunes et les vices de l’un et dé l’autre.
Du reste, ces deux espèces de monarchies sont tout opposées, même dès leur point de départ. La royauté est créée par les hautes classes, qu’elle doit défendre contre le peuple, et le roi est pris dans le sein même des classes élevées, parmi lesquelles il se distingue par sa vertu supérieure, ou par les actions éclatantes qu’elle lui inspire, ou par l’illustration non moins méritée de sa race. Le tyran, au contraire, est tiré du peuple et de la masse, contre les citoyens puissants, dont il doit repousser l’oppression.
On peut le voir sans peine par les faits. Presque tous les tyrans, on peut dire, ont été d’abord des démagogues, qui avaient gagné la confiance du peuple en calomniant les principaux citoyens. Quelques tyrannies se sont formées de cette manière quand les États étaient déjà puissants. D’autres, plus anciennes, n’étaient que des royautés violant toutes les lois du pays, et prétendant à une autorité despotique. D’autres ont été fondées par des hommes parvenus en vertu d’une élection aux premières magistratures, parce que jadis le peuple donnait à longue échéance tous les grands emplois et toutes les fonctions publiques. D’autres enfin sont sorties de gouvernements oligarchiques qui avaient imprudemment confié à un seul individu des attributions politiques d’une excessive importance.
Grâce à ces circonstances, l’usurpation était alors facile à tous les tyrans ; de fait, ils n’ont eu qu’à vouloir le devenir, parce qu’ils possédaient préalablement ou la puissance royale, ou celle qu’assuré une haute considération : témoin Phidon d’Argos et tous les autres tyrans qui débutèrent par être rois ; témoin tous les tyrans d’Ionie, et Phalaris, qui avaient d’abord été revêtus de hautes magistratures : Pansetius à Léontium, Cypsèle à Corinthe, Pisistrate à Athènes, Denys à Syracuse, et tant d’autres tyrans qui, comme eux, sont sortis de la démagogie.
La royauté, je le répète, se classe auprès de l’aristocratie, en ce qu’elle est, comme elle, le prix de la considération personnelle, d’une vertu éminente, de la naissance, de grands services rendus, ou de tous ces avantages réunis à la capacité. Tous ceux qui ont rendu d’éminents services à des cités, à des peuples, ou qui étaient assez forts pour en rendre, ont obtenu cette haute distinction : les uns ayant par des victoires préservé le peuple de l’esclavage, comme Codrus ; les autres lui ayant rendu la liberté, comme Cyrus ; d’autres ayant fondé l’État lui-même, ou possédant le territoire, comme les rois des Spartiates, des Macédoniens et des Molosses
Le roi a pour mission spéciale de veiller à ce que ceux qui possèdent n’éprouvent aucun tort dans leur fortune, et le peuple aucun outrage dans son honneur. [1311a] Le tyran, au contraire, comme je l’ai dit plus d’une fois, n’a jamais eu vue, dans les affaires communes, que son intérêt personnel. Le but du tyran, c’est la jouissance ; celui du roi, c’est la vertu. Aussi, en fait d’ambition, le tyran songe-t-il surtout à l’argent ; le roi, surtout à l’honneur. La garde d’un roi se compose de citoyens ; celle d’un tyran, d’étrangers.
Il est du reste bien facile de voir que la tyrannie a tous les inconvénients de la démocratie et de l’oligarchie. Comme celle-ci, elle ne pense qu’à la richesse, qui nécessairement peut seule lui garantir et la fidélité des satellites, et la jouissance du luxe. La tyrannie se défie aussi des masses, et leur enlève le droit de posséder des armes. Nuire au peuple, éloigner les citoyens de la cité, les disperser, sont des manœuvres communes à l’oligarchie et à la tyrannie. A la démocratie, la tyrannie emprunte ce système de guerre continuelle contre les citoyens puissants, cette lutte secrète et publique qui les détruit, ces bannissements qui les frappent sous prétexte qu’ils sont factieux et ennemis de l’autorité ; car elle n’ignore pas que c’est des rangs des hautes classes que sortiront contre elle les conspirations, que les uns ourdissent dans l’intention de se saisir du pouvoir à leur profit, et les autres, pour se soustraire à l’esclavage qui les opprime. Voilà ce que signifiait le conseil de Périandre à Thrasybule ; et ce nivellement des épis qui dépassaient les autres, voulait dire qu’il fallait toujours se défaire des citoyens éminents.
Tout ce que je viens de dire montre assez que les causes de révolution doivent être les mêmes à peu près dans les monarchies que dans les républiques. L’injustice, la peur, le mépris, ont presque toujours déterminé les conspirations des sujets contre les monarques. L’injustice les a cependant causées moins souvent encore que l’insulte, et parfois aussi les spoliations individuelles. Le but que se proposent les conspirations dans les républiques est aussi le même dans les états soumis à un tyran ou à un roi ; elles ont toujours lieu parce que le monarque est comblé d’honneurs et de richesses, que lui envient tous les autres.
Les conspirations s’attaquent, tantôt à la personne de ceux qui ont le pouvoir, tantôt au pouvoir lui-même. Le sentiment d’une insulte pousse surtout aux premières ; et comme l’insulte peut être de bien des genres, le ressentiment qu’elle provoque peut avoir autant de caractères différents. Dans la plupart des cas, la colère en conspirant ne songe qu’à la vengeance ; et elle n’est pas ambitieuse. Témoin le sort des Pisistratides : ils avaient déshonoré la sœur d’Harmodius ; Harmodius conspira pour venger sa sœur ; Aristogiton, pour soutenir Harmodius. La conspiration tramée contre Périandre, tyran d’Ambracie, n’eut pas d’autre motif qu’une plaisanterie du tyran, qui, dans une orgie, avait demandé à l’un de ses mignons s’il ne l’avait pas rendu mère.
[1311b] Pausanias tua Philippe, parce que Philippe l’avait laissé insulter par les partisans d’Attale. Derdas conspira contre Amyntas le Petit, qui s’était vanté d’avoir eu la fleur de sa jeunesse. L’Eunuque tua Évagoras de Chypre, dont le fils l’avait outragé en lui enlevant sa femme.
Bien des conspirations n’ont eu pour cause que les attentats dont quelques monarques s’étaient rendus coupables sur la personne d’un de leurs sujets. Telle fut la conspiration ourdie contre Archélaüs par Cratée, qui n’avait jamais souffert qu’avec horreur ces indignes rapports. Aussi ne manqua-t-il point de saisir le premier prétexte plausible, beaucoup moins grave cependant que ne l’était celui-là. Archélaüs, après lui avoir promis une de ses filles, lui manqua de parole, et les maria toutes deux, l’une, par suite de sa défaite dans la guerre contre Sirrha et Arrhabaeus, au roi d’Elimée ; l’autre, qui était la plus jeune, à Amyntas, fils de ce roi, comptant par là apaiser tout ressentiment entre Cratée et le fils de Cléopâtre. Mais le véritable motif de son inimitié fut l’indignation que ressentait le jeune homme des liens qui l’unissaient au roi.
Hellanocrate de Larisse entra dans la conspiration pour un semblable outrage. Le tyran, qui avait abusé de sa jeunesse, ne le renvoyant pas dans sa patrie, comme il l’avait promis, Hellanocrate se persuada que cette intimité du roi ne venait point d’une passion réelle, et qu’elle n’avait pour but que de le déshonorer. Parrhon et Héraclide, tous deux d’Aenos, tuèrent Cotys pour venger leur père ; et Adamas trahit Cotys, pour se venger de la mutilation outrageante qu’il lui avait fait subir dans son enfance.
Bien souvent on conspire par colère des mauvais traitements que l’on a personnellement éprouvés. Même des magistrats, des membres de familles royales ont tué des tyrans, ou du moins ont conspiré, pour satisfaire des ressentiments de ce genre. A Mytilène, par exemple, les Penthalides, qui se plaisaient à parcourir la ville, en frappant du bâton tous ceux qu’ils rencontraient, furent massacrés par Mégaclès, aidé de quelques amis ; et plus tard, Smerdis tua Penthilus, qui l’avait maltraité, et dont la femme le poussait à cette vengeance. Si, dans la conspiration contre Archélaüs, Décamnichus se fit le chef des conspirateurs, en les excitant le premier, c’est qu’il était plein de fureur de ce qu’Archélaüs l’eût livré au poète Euripide, qui le fit cruellement fouetter, pour l’avoir raillé sur sa mauvaise baleine. Bien des monarques ont payé de semblables outrages de leur vie ou de leur repos.
La peur, que nous avons indiquée comme une cause de bouleversement dans les républiques, n’agit pas moins dans les monarchies. Ainsi Artabane tua Xerxès dans la seule crainte qu’on n’apprît au roi qu’il avait fait pendre Darius, malgré l’ordre contraire qu’il en avait reçu. Mais Artabane avait espéré d’abord que Xerxès oublierait cette défense, qu’il lui avait faite au milieu d’un festin. [1312a] Le mépris amène aussi des révolutions dans les états monarchiques. Sardanapale fut tué par un de ses sujets qui, si l’on en croit la tradition, l’avait vu tenant la quenouille au milieu de ses femmes. En admettant que ce fait soit erroné pour Sardanapale, il peut certainement être vrai pour un autre. Dion ne conspira que par mépris contre le Jeune Denys, en voyant que tous ses sujets en faisaient si peu de cas, et qu’il était lui-même plongé dans une perpétuelle ivresse.
C’est surtout par des motifs de cet ordre que se déterminent même parfois les amis du tyran ; la confiance dont ils jouissent auprès de lui leur inspire le dédain, et l’espoir de cacher leurs complots. Souvent, quand on se croit en position de saisir le pouvoir de quelque manière que ce soit, il suffit de mépriser le tyran pour conspirer contre lui ; car lorsqu’on est puissant et que, poussé par la conscience de ses forces, on dédaigne le danger, on se décide aisément à l’action. C’est ainsi que bien souvent les généraux n’ont pas d’autres motifs pour conspirer contre les rois qui les emploient. Far exemple, Cyrus renversa Astyage, dont il méprisait la conduite et la puissance, et qui avait renoncé à l’exercice personnel du pouvoir, pour se livrer à tous les excès du plaisir. Seuthès le Thrace conspira de même contre Amodocus, dont il était général. Plusieurs motifs de ce genre peuvent se réunir pour déterminer les conspirations. Parfois, la cupidité se joint au mépris : témoin la conspiration de Mithridate contre Ariobarzane. Ces sentiments agissent surtout puissamment sur les hommes d’un caractère hardi, et qui ont su obtenir près des monarques une haute fonction militaire. Le courage, quand il est aidé de ressources puissantes, devient de l’audace ; et, décidé par ces deux motifs, on conspire parce qu’on se croit à peu près certain du succès.
Les conspirations par désir de la gloire ont un tout autre caractère que celles dont nous avons parlé jusqu’à présent. Elles n’ont pour mobiles ni l’envie des richesses immenses, ni le désir des honneurs suprêmes que le tyran possède et qui font si souvent conspirer contre lui. Ce n’est pas par des considérations de ce genre que l’homme ambitieux se risque aux dangers d’un complot. Il laisse à d’autres les motifs vils et bas que nous venons de rappeler ; mais de même qu’il s’aventurerait dans toute entreprise inutile, mais qui pourrait donner renom et célébrité, de même il conspire contre le monarque, avide non de puissance mais de gloire.
Les hommes de cette trempe sont excessivement rares, parce que de telles résolutions supposent toujours un mépris absolu de sa propre vie, dans le cas où l’entreprise viendrait à échouer. La seule pensée dont on doive alors être animé est celle de Dion ; mais il est difficile qu’elle puisse venir à bien des cœurs. Dion, quand il marcha contre Denys, n’avait avec lui que quelques soldats, déclarant que, quel que fût d’ailleurs le succès, c’en était assez pour lui d’avoir mis la main à cette entreprise, et que mourût-il aussitôt en touchant la terre de Sicile, sa mort serait toujours assez belle.
La tyrannie petit être renversée, comme tout autre gouvernement, par une attaque extérieure, venant d’un état plus puissant qu’elle et constitué sur un principe opposé. [1312b] Il est clair que ce gouvernement voisin, par l’opposition même de son principe, n’attend que le moment de l’attaque ; et dès qu’on le peut, on fait toujours ce qu’on désire. Les états de principes différents sont toujours ennemis entre eux : la démocratie, par exemple, est l’ennemie de la tyrannie, tout autant que le potier peut l’être du potier, comme dit Hésiode ; ce qui n’empêche pas que la démagogie poussée à son dernier terme ne soit aussi une véritable tyrannie. La royauté et l’aristocratie sont ennemies par la différence même de leur principe. Aussi, les Lacédémoniens avaient-ils pour système constant de renverser les tyrannies, comme le firent aussi les Syracusains, tant qu’ils furent régis par un bon gouvernement.
La tyrannie trouve dans son propre sein une autre cause de ruine, quand l’insurrection vient de ceux même qu’elle emploie. Témoin la chute de la tyrannie fondée par Gélon ; et de nos jours, celle de Denys. Thrasybule, frère d’Hiéron, s’attachait à flatter toutes les folles passions du fils que Gélon avait laissé, et le plongeait dans les plaisirs pour régner sous son nom. Les familiers du jeune prince conspirèrent, non pas tant pour renverser la tyrannie même, que pour supplanter Thrasybule ; mais les associés qu’ils s’étaient donnés, saisirent cette favorable occasion pour les chasser tous. Quant à Denys, ce fut Dion, son parent, qui marcha contre lui et put, avant de mourir, expulser le tyran à l’aide du peuple soulevé.
Des deux sentiments qui causent le plus souvent les conspirations contre les tyrannies, la haine et le mépris, les tyrans méritent toujours au moins l’un, c’est la haine. Mais le mépris qu’ils inspirent amène souvent leur chute. Ce qui le prouve bien, c’est que ceux qui ont personnellement gagné le pouvoir ont su le conserver, et que ceux qui l’ont reçu par héritage l’ont presque aussitôt perdu. Avilis par les dérèglements de leur conduite, ils tombent aisément dans le mépris et fournissent de nombreuses et excellentes occasions aux conspirateurs.
On peut ranger aussi la colère dans la même classe que la haine ; l’une et l’autre poussent à des actions toutes pareil les ; seulement la colère est encore plus active que la haine, parce qu’elle conspire avec d’autant plus d’ardeur que la passion ne réfléchit pas. C’est surtout le ressentiment d’une insulte qui livre les cœurs aux emportements de la colère : témoin la chute des Pisistratides et de tant d’autres. Cependant la haine est plus redoutable. La colère est toujours accompagnée d’un sentiment de douleur qui ne laisse pas de place à la prudence ; l’aversion n’a pas de douleur qui la trouble dans ses complots.
Pour nous résumer, nous dirons que toutes les causes de révolution assignées par nous à l’oligarchie excessive et sans contrepoids, et à la démagogie extrême, s’appliquent également à la tyrannie ; car ces deux formes de gouvernement sont de véritables tyrannies divisées entre plusieurs mains.
La royauté a beaucoup moins à redouter les dangers du dehors, et c’est ce qui en garantit la durée. Mais c’est en elle-même qu’il faut rechercher toutes les causes de sa ruine. On peut les réduire à deux : l’une est la conjuration [1313a] des agents qu’elle emploie ; l’autre est sa tendance au despotisme, quand les rois prétendent accroître leur puissance, même aux dépens des lois. On ne voit guère de nos jours se former encore des royautés ; et celles qui s’élèvent sont bien plutôt des monarchies absolues et des tyrannies que des royautés. C’est qu’en effet la véritable royauté est un pouvoir librement consenti, et jouissant seulement de prérogatives supérieures. Mais comme aujourd’hui les citoyens se valent en général, et qu’aucun n’a une supériorité tellement grande qu’il puisse exclusivement prétendre à une aussi haute position dans l’état, il s’ensuit qu’on ne donne plus son assentiment à une royauté, et que, si quelqu’un prétend régner par la fourbe ou par la violence, on le regarde aussitôt comme un tyran.
Dans les royautés héréditaires, il faut ajouter cette cause de ruine toute spéciale, à savoir que la plupart de ces rois par héritage deviennent bien vite méprisables, et qu’on ne leur pardonne point un excès de pouvoir, -attendu qu’ils possèdent non pas une autorité tyrannique, mais une simple dignité royale. La royauté est très facile à renverser ; car il n’y a plus de roi du moment qu’on ne veut plus en avoir ; le tyran, au contraire, s’impose malgré la volonté générale.
Telles sont pour les monarchies les principales causes de ruine ; je n’en énumère point quelques autres qui se rapprochent de celles-là.
En général, les États monarchiques doivent évidemment se conserver par des causes opposées à toutes celles dont nous venons de parler, suivant la nature spéciale de chacun d’eux. La royauté, par exemple, se maintient par la modération. Moins ses attributions souveraines sont étendues, plus elle a de chances de durer dans toute son intégrité. Le roi songe moins alors à se faire despote ; il respecte plus dans toutes ses actions l’égalité commune ; et les sujets de leur côté sont moins enclins à lui porter envie. Voilà ce qui explique la durée si longue de la royauté chez les Molosses. Chez les Lacédémoniens, elle n’a tant vécu que parce que, dès l’origine, le pouvoir fut partagé entre deux personnes ; et que plus tard, Théopompe le tempéra par plusieurs institutions, sans compter le contrepoids qu’il lui donna dans l’établissement de l’Éphorie. En affaiblissant la puissance de la royauté, il lui assura plus de durée ; il l’agrandit donc en quelque sorte, loin de la réduire ; et il avait bien raison de répondre à sa femme, qui lui demandait s’il n’avait pas honte de transmettre à ses fils la royauté moins puissante qu’il ne l’avait reçue de ses ancêtres :
Non, sans doute ; car je la leur laisse beaucoup plus durable.
Quant aux tyrannies, elles se maintiennent de deux manières absolument opposées. La première est bien connue, et elle est mise en usage par presque tous les tyrans. C’est à Périandre de Corinthe qu’on fait honneur de toutes ces maximes politiques dont la monarchie des Perses peut offrir aussi bon nombre d’exemples. Déjà nous avons indiqué quelques-uns des moyens que la tyrannie emploie pour conserver sa puissance, autant que cela est possible. Réprimer toute supériorité qui s’élève ; se défaire des gens de cœur ; défendre les repas communs et les associations ; [1313b] interdire l’instruction et tout ce qui tient aux lumières, c’est-à-dire, prévenir tout ce qui donne ordinairement courage et confiance en soi ; empêcher les loisirs et toutes les réunions où l’on pourrait trouver des amusements communs ; tout faire pour que les sujets restent inconnus les uns aux autres, parce que les relations amènent une mutuelle confiance.
De plus, bien connaître les moindres déplacements des citoyens, et les forcer en quelque façon à ne jamais franchir les portes de la cité, pour toujours être au courant de ce qu’ils font, et les accoutumer par ce continuel esclavage à la bassesse et à la timidité d’âme : tels sont les moyens mis en usage chez les Perses et chez les barbares, moyens tyranniques qui tendent tous au même but. En voici d’autres : savoir tout ce qui se dit, tout ce qui se fait parmi les sujets ; avoir des espions pareils à ces femmes appelées à Syracuse les délatrices ; envoyer, comme Hiéron, des gens pour tout écouter dans les sociétés, dans les réunions, parce qu’on est moins franc quand on redoute l’espionnage, et que si l’on parle, tout se sait ; semer la discorde et la calomnie parmi les citoyens ; mettre aux prises les amis entre eux ; irriter le peuple contre les hautes classes, qu’on désunit entre elles. Un autre principe de la tyrannie est d’appauvrir les sujets, pour que, d’une part, sa garde ne lui coûte rien à entretenir, et que, de l’autre, occupés à gagner leur vie de chaque jour, les sujets ne trouvent pas le temps de conspirer. C’est dans cette vue qu’ont été élevés les pyramides d’Egypte, les monuments sacrés des Cypsélides, le temple de Jupiter Olympien par les Pisistratides, et les grands ouvrages de Polycrate à Samos, travaux qui n’ont qu’un seul et même objet, l’occupation constante et l’appauvrissement du peuple.
On peut voir un moyen analogue dans un système d’impôts établis comme ils l’étaient à Syracuse : en cinq ans, Denys absorbait par l’impôt la valeur de toutes les propriétés. Le tyran fait aussi la guerre pour occuper l’activité de ses sujets, et leur imposer le besoin perpétuel d’un chef militaire. Si la royauté se conserve en s’appuyant sur des dévouements, la tyrannie ne se maintient que par une perpétuelle défiance de ses amis, parce qu’elle sait bien que, si tous les sujets veulent renverser le tyran, ses amis surtout sont en position de le faire.
Les vices que présente la démocratie extrême se retrouvent dans la tyrannie : licence accordée aux femmes dans l’intérieur des familles pour qu’elles trahissent leur maris ; licence aux esclaves, pour qu’ils dénoncent aussi leurs maîtres ; car le tyran n’a rien à redouter des esclaves et des femmes ; et les esclaves, pourvu qu’on les laisse vivre à leur gré, sont très partisans de la tyrannie et de la démagogie. Le peuple aussi parfois fait le monarque ; et voilà pourquoi le flatteur est en haute estime auprès de la foule comme auprès du tyran. Près du peuple, on trouve le démagogue, qui est pour lui un véritable flatteur ; près du despote, on trouve ses vils courtisans, qui ne font qu’œuvre de flatterie perpétuelle. [1314a] Aussi la tyrannie n’aime-t-elle que les méchants, précisément parce qu’elle aime la flatterie, et qu’il n’est pas de cœur libre qui s’y abaisse. L’homme de bien sait aimer, mais il ne flatte pas. De plus, les méchants sont d’un utile emploi dans des projets pervers :
Un clou chasse l’autre,
dit le proverbe.
Le propre du tyran est de repousser tout ce qui porte une âme fière et libre ; car il se croit seul capable de posséder ces hautes qualités ; et l’éclat dont brilleraient auprès de lui la magnanimité et l’indépendance d’un autre, anéantirait cette supériorité de maître que la tyrannie revendique pour elle seule. Le tyran hait donc ces nobles natures, comme attentatoires à sa puissance. C’est encore l’usage du tyran d’inviter à sa table et d’admettre dans son intimité des étrangers plutôt que des nationaux ; ceux-ci sont pour lui des ennemis ; ceux-là n’ont aucun motif d’agir contre son autorité. Toutes ces manœuvres et tant d’autres du même genre, que la tyrannie emploie pour se maintenir, sont d’une profonde perversité.
En les résumant, on peut les classer sous trois chefs principaux, qui sont le but permanent de la tyrannie : d’abord, l’abaissement moral des sujets ; car des âmes avilies ne pensent jamais à conspirer ; en second lieu, la défiance des citoyens les uns à l’égard des autres ; car la tyrannie ne peut être renversée qu’autant que des citoyens ont assez d’union pour se concerter. Aussi, le tyran poursuit-il les hommes de bien comme les ennemis directs de sa puissance, non pas seulement parce que ces hommes-là repoussent tout despotisme comme dégradant, mais encore parce qu’ils ont foi en eux-mêmes et obtiennent la confiance des autres, et qu’ils sont incapables de se trahir entre eux ou de trahir qui que ce soit. Enfin, le troisième objet que poursuit la tyrannie, c’est l’affaiblissement et l’appauvrissement des sujets ; car on n’entreprend guères une chose impossible, ni par conséquent de détruire la tyrannie quand on n’a pas les moyens de la renverser.
Ainsi, toutes les préoccupations du tyran peuvent se diviser en trois classes que nous venons d’indiquer, et l’on peut dire que toutes ses ressources de salut se groupent autour de ces trois bases : la défiance des citoyens entre eux, leur affaiblissement et leur dégradation morale. Telle est donc la première méthode de conservation pour les tyrannies.
Quant à la seconde, elle s’attache à des soins radicalement opposés à tous ceux que nous venons d’indiquer. On peut la tirer de ce que nous avons dit des causes qui ruinent les royautés ; car de même que la royauté compromet son autorité en voulant la rendre plus despotique, de même la tyrannie assure la sienne en la rendant plus royale. Il n’est ici qu’un point essentiel qu’elle ne doit jamais oublier : qu’elle ait toujours la force nécessaire pour gouverner, non pas seulement avec l’assentiment général, mais aussi malgré la volonté générale ; renoncer à ce point, ce serait renoncer à la tyrannie même. Mais cette base une fois assurée, le tyran peut pour tout le reste se conduire comme un véritable roi, ou du moins en prendre adroitement toutes les apparences.
D’abord, il paraîtra s’occuper avec sollicitude des intérêts publics, [1314b] et il ne se montrera point follement dissipateur de ces riches offrandes que le peuple a tant de peine à lui faire, et que le maître tire des fatigues et de la sueur de ses sujets, pour les prodiguer à des courtisanes, à des étrangers, à des artistes cupides. Le tyran rendra compte des recettes et des dépenses de l’État, chose que du reste plus d’un tyran a faite ; car il a par là cet avantage de paraître un administrateur plutôt qu’un despote ; il n’a pas à redouter d’ailleurs de ne jamais manquer de fonds tant qu’il reste maître absolu du gouvernement.
S’il vient à voyager loin de sa résidence, il vaut mieux avoir ainsi placé son argent plutôt que de laisser derrière soi des trésors accumulés ; car alors ceux à la garde de qui il se confie sont moins tentés par ses richesses. Lorsque le tyran se déplace, il redoute ceux qui le gardent plus que les autres citoyens : ceux-là le suivent dans sa route, tandis que ceux-ci restent dans la ville. D’un autre côté, en levant des impôts, des redevances, il faut qu’il semble n’agir que dans l’intérêt de l’administration publique, et seulement pour préparer des ressources en cas de guerre ; en un mot, il doit paraître le gardien et le trésorier de la fortune générale et non de sa fortune personnelle.
Il ne faut pas que le tyran se montre d’un difficile accès ; toutefois son abord doit être grave, pour inspirer non la crainte, mais le respect. La chose est du reste fort délicate ; car le tyran est toujours bien près d’être méprisé ; mais, pour provoquer le respect, il doit, même en faisant peu de cas des autres talents, tenir beaucoup au talent politique, et se faire à cet égard une réputation inattaquable. De plus, qu’il se garde bien lui-même, qu’il empêche soigneusement tous ceux qui l’entourent d’insulter jamais la jeunesse de l’un ou l’autre sexe. Que les femmes dont il dispose montrent la même réserve avec les autres femmes ; car les querelles féminines ont perdu plus d’une tyrannie.
S’il aime le plaisir, qu’il ne s’y livre jamais comme le font certains tyrans de notre époque, qui, non contents de se plonger dans les jouissances dès le soleil levé et pendant plusieurs jour de suite, veulent encore étaler leur licence sous les yeux de tous les citoyens, auxquels ils prétendent faire admirer ainsi leur bonheur et leur félicité. C’est en ceci surtout que le tyran doit user de modération ; et s’il ne le peut, qu’il sache au moins se dérober aux regards de la foule. L’homme qu’on surprend sans peine et qu’on méprise, ce n’est pas l’homme tempérant et sobre, c’est l’homme ivre ; ce n’est pas celui qui veille, c’est celui qui dort.
Le tyran prendra le contre-pied de toutes ces vieilles maximes qu’on dit à l’usage de la tyrannie. Il faut qu’il embellisse la ville, comme s’il en était l’administrateur et non le maître. Surtout qu’il affiche avec le plus grand soin une piété exemplaire. [1315a] On ne redoute pas autant l’injustice de la part d’un homme qu’on croit religieusement livré à tous ses devoirs envers les dieux ; et l’on ose moins conspirer contre lui, parce qu’on lui suppose le ciel même pour allié. Il faut toutefois que le tyran se garde de pousser les apparences jusqu’à une ridicule superstition. Quand un citoyen se distingue par quelque belle action, il faut le combler de tant d’honneurs qu’il ne pense pas pouvoir en obtenir davantage d’un peuple indépendant. Le tyran répartira en personne les récompenses de ce genre, et laissera aux magistrats inférieurs et aux tribunaux le soin des châtiments.
Tout gouvernement monarchique, quel qu’il soit, doit se garder d’accroître outre mesure la puissance d’un individu ; ou, si la chose est inévitable, il faut alors prodiguer les mêmes dignités à plusieurs autres ; c’est le moyen de les maintenir mutuellement. S’il faut nécessairement créer une de ces brillantes fortunes, que le tyran ne s’adresse pas du moins à un homme audacieux ; car un cœur rempli d’audace est toujours prêt à tout entreprendre ; et s’il faut renverser quelque haute influence, qu’il y procède par degrés, et qu’il ait soin de ne point détruire d’un seul coup les fondements sur lesquels elle repose.
Que le tyran, en ne se permettant jamais d’outrage d’aucun genre, en évite deux surtout : c’est de porter la main sur qui que ce soit, et d’insulter la jeunesse. Cette circonspection est particulièrement nécessaire à l’égard des cœurs nobles et fiers. Les âmes cupides souffrent impatiemment qu’on les froisse dans leurs intérêts d’argent ; mais les âmes fières et honnêtes souffrent bien davantage d’une atteinte portée à leur honneur. De deux choses l’une : ou il faut renoncer à toute vengeance contre des hommes de ce caractère, ou bien les punitions qu’on leur inflige doivent sembler toutes paternelles, et non le résultat du mépris. Si le tyran a quelques relations avec la jeunesse, il faut qu’il paraisse ne céder qu’à sa passion, et non point abuser de son pouvoir. En général, dès qu’il peut y avoir apparence de déshonneur, il faut que la réparation l’emporte de beaucoup sur l’offense.
Parmi les ennemis qui en veulent à la personne même du tyran, ceux-là sont les plus dangereux et les plus à surveiller, qui ne tiennent point à leur vie pourvu qu’ils aient la sienne. Aussi faut-il se garder avec la plus grande attention des hommes qui se croient insultés dans leur personne ou dans celle de gens qui leur sont chers. Quand on conspire par ressentiment, on ne s’épargne pas soi-même, et ainsi que le dit Héraclite :
Le ressentiment est bien difficile à combattre, car il met sa vie à l’enjeu.
Comme l’État se compose toujours de deux partis bien distincts, les pauvres et les riches, il faut persuader aux uns et aux autres qu’ils ne trouveront de garantie que dans le pouvoir, et prévenir entre eux toute injustice mutuelle. Mais entre ces deux partis, le plus fort est toujours celui qu’il faut prendre pour instrument du pouvoir, afin que, dans un cas extrême, le tyran ne soit pas forcé ou de donner la liberté aux esclaves, ou d’enlever les armes aux citoyens. Ce parti suffit toujours à lui seul pour défendre l’autorité, dont il est l’appui, et pour lui assurer le triomphe contre ceux qui l’attaquent.
Du reste, nous croyons qu’il serait inutile d’entrer dans de plus longs détails. L’objet essentiel est ici bien évident. Il faut que le tyran paraisse à ses sujets, non point un despote, mais un administrateur, un roi ; [1315b] non point un homme qui fait ses propres affaires, mais un homme qui administre celles des autres. Il faut que dans toute sa conduite, il recherche la modération et non pas les excès. Il faut qu’il admette dans sa société les citoyens distingués, et qu’il s’attire par ses manières l’affection de la foule. Par là, il sera infailliblement sûr, non seulement de rendre son autorité plus belle et plus aimable, parce que ses sujets seront meilleurs, et non point avilis, et qu’il n’excitera ni haine, ni crainte ; mais encore il rendra son autorité plus durable. En un mot, il faut qu’il se montre complètement vertueux ou du moins vertueux à demi, et qu’il ne se montre jamais vicieux, ou du moins jamais autant qu’on peut l’être.
Et cependant, malgré toutes ces précautions, les moins stables des gouvernements sont l’oligarchie et la tyrannie. La plus longue tyrannie a été celle d’Orthagoras et de ses descendants, à Sicyone ; elle a duré cent ans ; c’est qu’ils surent habilement ménager leurs sujets et se soumettre eux-mêmes en bien des choses au joug de la loi. Clisthène évita le mépris par sa capacité militaire, et il mit sans cesse tous ses soins à se concilier l’amour du peuple. Il alla même, dit-on, jusqu’à couronner de ses mains le juge qui avait prononcé contre lui en faveur de son antagoniste ; et si l’on en croit la tradition, la statue assise qui est dans la place publique est celle de ce juge indépendant. Pisistrate, dit-on aussi, se laissa citer en justice devant l’Aréopage.
La plus longue tyrannie est en second lieu celle des Cypsélides, à Corinthe. Elle dura soixante-treize ans et six mois. Cypsèle régna personnellement trente ans, et Periandre quarante-quatre ; Psammétichus, fils de Gordius, régna trois ans. Ce sont les mêmes causes qui maintinrent si longtemps la tyrannie de Cypsèle ; car il était démagogue aussi ; et, durant tout son règne, il ne voulut jamais avoir de satellites. Périandre était un despote, mais un grand général.
Il faut mettre en troisième lieu, après ces deux premières tyrannies, celle des Pisistratides, à Athènes ; mais elle eut des intervalles. Pisistrate, durant sa puissance, fut forcé de prendre deux fois la fuite, et en trente-trois ans, il n’en régna réellement que dix-sept ; ses enfants en régnèrent dix-huit : en tout trente-cinq ans. Viennent en suite les tyrannies d’Hiéron et de Gélon à Syracuse. Cette dernière ne fut pas longue, et à elles deux, elles durèrent dix-huit années. Gélon mourut dans la huitième année de son règne ; Hiéron régna dix ans ; Thrasybule fut renversé au bout du onzième mois. A tout prendre, la plupart des tyrannies n’ont eu qu’une très courte existence.
Telles sont à peu près, pour les gouvernements républicains et pour les monarchies, toutes les causes de ruine qui les menacent ; et tels sont les moyens de salut qui les maintiennent.
[1316a] Dans la République, Socrate parle aussi des révolutions ; mais il n’a pas fort bien traité ce sujet. Il n’assigne même aucune cause spéciale de révolutions à la parfaite république, au premier gouvernement. A son avis, les révolutions viennent de ce que rien ici-bas ne peut subsister éternellement, et que tout doit changer dans un certain laps de temps ; et il ajoute que
ces perturbations dont la racine augmentée d’un tiers plus cinq donne deux harmonies, ne commencent que lorsque le nombre a été géométriquement élevé au cube, attendu que la nature crée alors des êtres vicieux et radicalement incorrigibles.
Cette dernière partie de son raisonnement n’est peut-être pas erronée ; car il est des hommes naturellement incapables de recevoir de l’éducation et de devenir vertueux. Mais pourquoi cette révolution dont parle Socrate s’appliquerait-elle à cette république qu’il nous donne comme parfaite, plus spécialement qu’à tout autre état, ou à tout autre objet de ce monde ?
Puis, dans cet instant qu’il assigne à la
révolution universelle, même les choses qui n’ont point commencé d’être
ensemble changeront cependant à la fois ! et un être né le premier jour
delà catastrophe y sera compris comme les autres ! On peut demander encore
pourquoi la parfaite république de Socrate passe en se changeant au système
Lacédémonien. Un système politique quel qu’il soit se change dans le système
qui lui est diamétralement opposé plus ordinairement que dans le système qui en
est proche. On en peut dire autant de toutes les révolutions qu’admet Socrate,
quand il assure que le système Lacédémonien se change en oligarchie, l’oligarchie
en démagogie, et celle-là enfin en tyrannie. Mais c’est précisément tout le
contraire. L’oligarchie, par exemple, succède à la démagogie bien plus souvent
que la monarchie.
De plus, Socrate ne dit pas si la tyrannie a ou n’a pas de révolutions ; il ne dit rien des causes qui les amènent, ni du gouvernement qui se substitue à celui-là. On conçoit aisément son silence, qu’il avait grand peine à ne pas garder ; tout ici doit rester complètement obscur, parce que, dans les idées de Socrate, il faut que de la tyrannie on revienne à cette première république parfaite qu’il a conçue, seul moyen d’obtenir ce cercle sans fin dont il parle. Mais la tyrannie succède aussi à la tyrannie : témoin celle de Clisthène succédant à celle de Myron, à Sicyone. La tyrannie peut encore se changer en oligarchie, comme celle d’Antiléon à Chalcis ; ou en démagogie, comme celle de Grêlon à Syracuse ; ou en aristocratie, comme celle de Charilaüs à Lacédémone, et comme on le vit à Carthage.
L’oligarchie, de son côté, se change en tyrannie, et c’est ce qui arriva jadis à la plupart des oligarchies siciliennes. Qu’on se souvienne qu’à l’oligarchie succéda la tyrannie de Panaetius à Léontium ; à Gèle, celle de Cléandre ; à Rhéges, celle d’Anaxilaus ; et qu’on se rappelle tant d’autres exemples qu’on pourrait citer également. C’est encore une erreur de faire naître l’oligarchie de l’avidité et des occupations mercantiles des chefs de l’État. [1316b] Il faut bien plutôt en demander l’origine à cette opinion des hommes à grandes fortunes, qui croient que l’égalité politique n’est pas juste entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Dans presque aucune oligarchie, les magistrats ne peuvent se livrer au commerce ; et la loi le leur interdit. Bien plus, à Carthage, qui est un état démocratique, les magistrats font le commerce ; et l’État cependant n’a pas encore éprouvé de révolution.
Il est encore fort singulier d’avancer que dans l’oligarchie l’État est divisé en deux partis, les pauvres et les riches ; est-ce bien là une condition plus spéciale de l’oligarchie que de la république de Sparte, par exemple, ou de tout autre gouvernement, dans lequel les citoyens ne possèdent pas tous des fortunes égales, ou ne sont pas tous également vertueux ? En supposant même que personne ne s’appauvrisse, l’État n’en passe pas moins de l’oligarchie à la démagogie, si la masse des pauvres s’accroît, et de la démocratie à l’oligarchie, si les riches deviennent plus puissants que le peuple, selon que les uns se relâchent et que les autres s’appliquent au travail. Socrate néglige toutes ces causes si diverses qui amènent les révolutions, pour s’attacher aune seule, attribuant exclusivement la pauvreté à l’inconduite et aux dettes, comme si tous les hommes ou du moins presque tous naissaient dans l’opulence.
C’est une grave erreur. Ce qui est vrai, c’est que les chefs de la cité peuvent, quand ils ont perdu leur fortune, recourir à une révolution, et que, quand des citoyens obscurs perdent la leur, l’État n’en reste pas moins fort tranquille. Ces révolutions n’amènent pas non plus la démagogie plus souvent que tout autre système. Il suffit d’une exclusion politique, d’une injustice, d’une insulte, pour causer une insurrection et un bouleversement dans la constitution, sans que les fortunes des citoyens soient en rien délabrées. La révolution n’a souvent pas d’autre motif que cette faculté laissée à chacun de vivre comme il lui convient, faculté dont Socrate attribue l’origine à un excès de liberté. Enfin, au milieu de ces espèces si nombreuses d’oligarchies et de démocraties, Socrate ne parle de leurs révolutions que comme si chacune d’elles était unique en son genre.
Nous avons donc énuméré tous les aspects divers sous lesquels se présentent dans l’état l’assemblée délibérante ou le souverain, les magistratures et les tribunaux ; nous avons montré comment l’organisation de ces éléments se modifie avec les principes mêmes de la constitution ; de plus, nous avons traité antérieurement de la chute et de la stabilité des gouvernements, et nous avons dit quelles sont les causes qui. amènent l’une et assurent l’autre. Mais comme nous avons reconnu plusieurs nuances dans la démocratie, et dans les autres gouvernements politiques, nous croyons utile de relever tout ce que nous pouvons avoir laissé de côté, et de déterminer pour chacun d’eux le mode d’organisation qui lui est spécial et le plus avantageux.
Nous examinerons en outre toutes les combinaisons que peuvent former, en se mêlant, les divers systèmes dont nous avons parlé. [1317a] Réunis entre eux, ils peuvent altérer le principe fondamental du gouvernement, et rendre, par exemple, l’aristocratie oligarchique, ou pousser les républiques à la démagogie. Par ces combinaisons mi-parties, que je me propose d’examiner ici, et qui n’ont point encore été étudiées, voici ce que j’entends : l’assemblée générale et l’élection des magistrats étant dans le système oligarchique, l’organisation judiciaire peut être aristocratique ; ou bien les tribunaux et l’assemblée générale étant organisés oligarchiquement, l’élection des magistrats peut l’être d’une manière tout aristocratique. On pourrait supposer, si l’on veut, tel autre mode de combinaison, pourvu que les parties essentielles du gouvernement ne soient point constituées dans un système unique.
Nous avons également dit à quels États la démocratie convient, quel peuple peut supporter les institutions oligarchiques, et quels sont, suivant les cas, les avantages des autres systèmes. Mais il ne suffit pas de savoir quel est le système que, selon les circonstances, il convient de préférer pour les États ; ce qu’il faut surtout connaître, c’est le moyen d’établir ce gouvernement-là ou tel autre. Examinons rapidement cette question. Parlons d’abord de la démocratie, et nos explications suffiront pour faire bien comprendre la forme politique diamétralement opposée à celle-là, et qu’on appelle vulgairement l’oligarchie.
Nous n’omettrons dans cette recherche aucun des principes démocratiques, ni aucune des conséquences qui paraissent en découler ; car c’est de leur combinaison que résultent les nuances de la démocratie, si nombreuses et si diverses. J’assigne deux causes à ces variétés de la démocratie. La première, et je l’ai dit, c’est la variété même des classes, qui la composent, ici des laboureurs, là des artisans, ailleurs des mercenaires. La combinaison du premier de ces éléments avec le second, ou du troisième avec les deux autres, forme non pas seulement une démocratie plus ou moins bonne, mais essentiellement différente.
Quant à la seconde cause, la voici : les institutions qui dérivent du principe démocratique, et qui en paraissent une conséquence toute spéciale, changent complètement, par leurs combinaisons diverses, la nature des démocraties. Ces institutions peuvent être moins nombreuses dans tel État, plus nombreuses dans tel autre, ou enfin se trouver toutes réunies dans un troisième. Il importe de les connaître toutes sans exception, soit que l’on ait à établir une constitution nouvelle, soit qu’on doive en réformer une ancienne. Les fondateurs d’États cherchent à grouper autour de leur principe général tous les principes spéciaux qui en dépendent. Mais ils se trompent dans l’application, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer en traitant de la ruine et du salut des États. Exposons maintenant les bases sur lesquelles s’appuient les divers systèmes, les caractères qu’ils présentent ordinairement, et enfin le but qu’ils se proposent.
Le principe du gouvernement démocratique, c’est la liberté. On croirait presque, à entendre répéter cet axiome, qu’on ne peut même pas trouver de liberté ailleurs ; [1317b] car la liberté, dit-on, est le but constant de toute démocratie. Le premier caractère de la liberté, c’est l’alternative du commandement et de l’obéissance. Dans la démocratie, le droit politique est l’égalité, non pas d’après le mérite, mais suivant le nombre. Cette base du droit une fois posée, il s’ensuit que la foule doit être nécessairement souveraine, et que les décisions de la majorité doivent être la loi dernière, la justice absolue ; car on part de ce principe, que tous les citoyens doivent être égaux. Aussi, dans la démocratie, les pauvres sont-ils souverains à l’exclusion des riches, parce qu’ils sont les plus nombreux, et que l’avis de la majorité fait loi. Voilà donc un des caractères distinctifs de la liberté ; et les partisans de la démocratie ne manquent pas d’en faire une condition indispensable de l’État.
Son second caractère, c’est la faculté laissée à chacun de vivre comme il lui plaît ; c’est là, dit-on, le propre de la liberté, comme c’est le propre de l’esclavage de n’avoir pas de libre arbitre. Tel est le second caractère de la liberté démocratique. Il en résulte que, dans la démocratie, le citoyen n’est tenu d’obéir à qui que ce soit ; ou s’il obéit, c’est à la condition de commandera son tour ; et voilà comment, dans ce système, on ajoute encore à la liberté, qui vient de l’égalité.
Le pouvoir, dans la démocratie, étant soumis à ces nécessités, voici les seules combinaisons qu’il peut recevoir. Tous les citoyens doivent être électeurs et éligibles. Tous doivent commander à chacun, et chacun à tous, alternativement. Toutes les charges doivent y être données au sort, ou du moins toutes celles qui n’exigent ni expérience ni talent spécial. Il ne doit y avoir aucune condition de cens ; ou, s’il y en a, il doit être minime. Nul ne doit exercer deux fois la même charge, ou du moins fort rarement, et seulement pour les moins importantes, excepté toute fois les fonctions militaires. Les emplois doivent être de courte durée, sinon tous, du moins tous ceux qui peuvent être soumis à cette condition. Tous les citoyens doivent être juges dans toutes les affaires, ou du moins dans presque toutes, dans les plus intéressantes, les plus graves, telles que les comptes de l’état et les objets purement politiques, et enfin dans les conventions particulières. L’assemblée générale doit être souveraine sur toutes les matières, ou du moins sur les principales, et l’on doit ôter tout pouvoir aux magistratures secondaires, ou ne leur en laisser que sur des objets insignifiants.
Un sénat est une institution très démocratique, là où l’universalité des citoyens ne peut recevoir du trésor public une indemnité de présence aux assemblées ; mais là ou le salaire existe, le pouvoir du sénat est bientôt annulé. Le peuple, riche de son salaire légal, évoque bientôt tout à lui, comme je l’ai dit dans la partie de ce traité qui précède immédiatement celle-ci. Mais il faut avant tout faire en sorte que tous les emplois soient rétribués : assemblée générale, tribunaux, magistratures inférieures ; ou du moins, il faut rétribuer ceux des magistrats, des juges, des sénateurs, des membres de l’assemblée et des fonctionnaires, qui sont tenus de prendre leurs repas en commun. Si les caractères de l’oligarchie sont la naissance, la richesse, l’instruction, ceux de la démocratie seront la roture, la pauvreté, l’exercice d’un métier.
Il faut bien se garder de créer aucune fonction à vie ; [1318a] et si quelque magistrature ancienne a sauvé ce privilège de la révolution démocratique, il faut en limiter les pouvoirs et la remettre au sort au lieu de la laisser à l’élection.
Telles sont les institutions communes à toutes les démocraties. Elles découlent directement du principe qu’on proclame démocratique, c’est-à-dire, de l’égalité parfaite de tous les citoyens, n’ayant de différence entre eux que celle du nombre, condition qui paraît être essentielle à la démocratie et que chérit la foule. L’égalité veut que les pauvres n’aient pas plus de pouvoir que les riches, qu’ils ne soient pas seuls souverains, mais que tous le soient dans la proportion même de leur nombre ; on ne trouve pas de moyen plus efficace de garantir à l’État l’égalité et la liberté.
Ici l’on peut demander encore quelle sera cette égalité. Faut-il répartir les citoyens de manière que le cens possédé par mille d’entre eux soit égal au cens possédé par cinq cents autres, et accorder alors à la masse des premiers autant de droits qu’aux seconds ? Ou bien, si l’on proscrit cette espèce d’égalité, doit-on prendre, parmi les cinq cents d’une part et parmi les mille de l’autre, un nombre pareil de citoyens également investis du droit d’élire les magistrats et d’assister aux tribunaux ? Est-ce là le système le plus équitable selon le droit démocratique ? Ou faut-il donner la préférence à celui qui ne tient absolument compte que du nombre ? A entendre les partisans de la démocratie, la justice est uniquement dans la décision de la majorité ; à en croire les partisans de l’oligarchie, la justice est la décision des riches ; car à leurs yeux la richesse est la seule base raisonnable en politique.
De part et d’autre, je vois toujours inégalité, injustice. Les principes oligarchiques mènent droit à la tyrannie ; car si un individu est plus riche à lui seul que tous les autres riches ensemble, il faut, en suivant les maximes du droit oligarchique, que cet individu soit souverain ; car il a seul vraiment le droit de l’être. Les principes démocratiques mènent directement à l’injustice ; car la majorité, souveraine par son nombre, se partagera bientôt les biens des riches, ainsi que je l’ai déjà dit. Pour trouver une égalité que chaque parti puisse admettre, il faut la chercher dans le principe même que tous deux donnent à leur droit politique. Ainsi, des deux côtés, on soutient que la volonté de la majorité doit être souveraine.
J’admets donc ce principe ; mais je le limite. L’État se compose de deux parties, les riches et les pauvres ; que la décision des uns et des autres, c’est-à-dire de leur double majorité, fasse loi. S’il y a dissentiment, que ce soit l’avis des plus nombreux et de ceux dont le cens est le plus considérable qui l’emporte. Supposons dix riches et vingt pauvres ; six riches pensent d’une façon, quinze pauvres pensent d’une autre ; les quatre riches restants se joignent aux quinze pauvresses cinq pauvres restants se joignent aux six riches. Je demande que ceux-là l’emportent, quels qu’ils soient, dont le cens cumulé de part et d’autre sera le plus considérable.
Si le cens est égal des deux côtés, le cas n’est pas plus embarrassant que ne l’est aujourd’hui un partage de votes dans l’assemblée publique ou au tribunal. On laisse alors prononcer le sort, [1318b] ou l’on a recours à tout autre expédient du même genre. Quelle que soit d’ailleurs la difficulté d’arriver au vrai en fait d’égalité et de justice, on y aura toujours moins de peine que d’arrêter par la persuasion des gens assez forts pour satisfaire leurs avides désirs. La faiblesse réclame toujours égalité et justice ; la force ne s’en inquiète en rien.
Des quatre formes de démocratie que nous avons reconnues, la meilleure est celle que j’ai placée la première dans les considérations que je viens de présenter ; elle est aussi la plus ancienne de toutes : j’entends la première, d’après la division que j’ai indiquée dans les classes du peuple. La classe la plus propre au système démocratique est celle des laboureurs ; aussi la démocratie s’établit sans peine partout où la majorité vit de l’agriculture et de l’élève des troupeaux. Comme elle n’est pas fort riche, elle travaille sans cesse et ne peut s’assembler que rarement ; et comme elle ne possède pas le nécessaire, elle s’applique aux travaux qui la nourrissent, et n’envie pas d’autres biens que ceux-là. Travailler vaut mieux encore que gouverner et commander, là où l’exercice du pouvoir ne procure pas de grands profits ; car les hommes en général préfèrent l’argent aux honneurs.
Ce qui le prouve bien, c’est que jadis même nos ancêtres supportaient les tyrannies qui pesaient sur eux, et qu’on supporte aujourd’hui sans murmure les oligarchies existantes, pourvu qu’on puisse librement vaquer au soin de ses intérêts, sans redouter de spoliations. On fait alors rapidement fortune, ou du moins l’on échappe à la misère. Souvent même on voit le simple droit d’élire les magistrats et d’en exiger des comptes, suffire à l’ambition de ceux qui peuvent en avoir, puisque, dans plus d’une démocratie, sans participer à l’élection des chefs, et tout en laissant ce droit à quelques électeurs qui sont pris successivement dans la masse entière des citoyens, comme on le fait à Mantinée, la majorité se montre satisfaite, parce qu’elle dispose souverainement des délibérations. C’est bien là, on doit le reconnaître encore, une espèce de démocratie ; et Mantinée était jadis un État réellement démocratique.
Dans cette espèce de démocratie, dont j’ai déjà parlé plus haut, c’est un principe excellent et d’une application assez ordinaire, de mettre au rang des droits accordés à tous les citoyens l’élection des magistrats, l’examen des comptes et l’entrée des tribunaux, et de soumettre les hautes fonctions aux nécessités de l’élection et du cens, en proportionnant le cens à l’importance même des emplois ; ou bien encore, en négligeant cette condition du cens pour toutes les magistratures, de ne choisir que ceux qui peuvent, par leur fortune, convenablement remplir le poste où on les appelle. Un gouvernement est toujours fort, quand il est établi d’après ces principes. De cette façon, le pouvoir passe toujours aux mains les plus honorables, et le peuple ne ressent point de jalousie contre les hommes estimables que sa volonté appelle aux affaires. Cette combinaison suffit même à satisfaire les hommes distingués. Ils n’ont point à redouter pour eux-mêmes l’autorité de gens qui leur seraient inférieurs ; et personnellement, ils gouverneront avec équité, parce qu’ils sont responsables de leur gestion devant des citoyens d’une autre classe que la leur.
Il est toujours bon pour l’homme d’être tenu en bride, et de ne pouvoir se livrer à tous ses caprices ; car une dépendance illimitée de la volonté individuelle ne saurait être une barrière contre les vices que chacun de nous porte dans son sein. [1319a] De là, résulte nécessairement pour les états cet immense avantage que le pouvoir est exercé par des hommes éclairés qui ne commettent pas de fautes graves, et que le peuple n’est pas opprimé et avili. C’est là, sans contredit, la meilleure des démocraties. Et d’où vient sa perfection ? Des mœurs mêmes du peuple qu’elle régit.
Presque tous les anciens gouvernements avaient des lois excellentes pour rendre le peuple agriculteur. Ou elles limitaient, d’une façon absolue, la possession individuelle des terres à une certaine mesure qu’on ne pouvait dépasser ; ou elles fixaient l’emplacement des propriétés, tant autour de la ville que dans les parties plus éloignées du territoire. Parfois même, à ces premières précautions, elles ajoutaient la défense de ne jamais vendre les lots primitifs. On cite aussi cette loi à peu près pareille, attribuée à Oxylus, et qui interdisait de prêter sur hypothèques immobilières.
Si l’on voulait aujourd’hui réformer bien des abus, on pourrait recourir à la loi des Aphytéens, qui serait d’une excellente application pour l’objet qui nous occupe. Quoique la population de leur État soit très nombreuse, et son territoire peu étendu, cependant tous les citoyens sans exception y cultivent un coin de terre. On a soin de ne soumettre à l’impôt qu’une portion des propriétés ; et les parts territoriales sont toujours assez fortes pour que le cens des plus pauvres dépasse la quotité légale.
Après le peuple agriculteur, le peuple le plus propre à la démocratie, c’est le peuple pasteur et vivant de ses troupeaux. Ce genre d’existence se rapproche beaucoup de l’existence agricole ; et les peuples pasteurs sont merveilleusement préparés aux travaux de la guerre, d’un tempérament robuste, et capables de supporter les fatigues du bivouac. Quant aux classes différentes de celles-là, et dont se composent presque toutes les autres espèces de démocraties, elles sont bien inférieures à ces deux premières ; leur existence est dégradée ; et la vertu n’a rien à faire avec les occupations habituelles des artisans, des marchands, des mercenaires. Toutefois il faut remarquer que, tourbillonnant sans cesse dans les marchés et les rues de la cité, cette masse se réunit sans peine, on peut dire, en assemblée publique. Les laboureurs, au contraire, disséminés dans les champs, se rencontrent rarement entre eux et ne sentent pas autant ce besoin de se réunir.
Mais si le territoire est distribué de telle sorte que les champs soient fort éloignés de la ville, on peut établir aisément dans cette condition une excellente démocratie et même une république. La majorité des citoyens est forcée alors d’émigrer de la ville et d’aller vivre dans les campagnes ; et l’on statuerait que la tourbe des marchands ne pourra se réunir jamais en assemblée générale, sans la présence de la masse agricole. Tels sont les principes sur lesquels doit reposer l’institution de la première et de la meilleure des démocraties. On peut sans peine en déduire l’organisation de toutes les autres, dont les dégénérations se succèdent selon les diverses classes du peuple, jusqu’à cette classe dégradée qu’il faut toujours exclure.
[1319b] Quant à cette forme dernière de la démagogie, où l’universalité des citoyens prend part au gouvernement, tout état n’est pas fait pour la supporter ; et l’existence en est fort précaire, à moins que les mœurs et les lois ne s’accordent à la maintenir. Nous avons indiqué plus haut la plupart des causes qui ruinent cette forme politique et les autres états républicains. Pour établir ce genre de démocratie et transférer tout le pouvoir au peuple, les meneurs tâchent ordinairement d’inscrire aux rôles civiques le plus de gens qu’ils peuvent ; ils n’hésitent point à comprendre au nombre des citoyens non seulement ceux qui sont dignes de ce titre, mais aussi tous les citoyens bâtards, et tous ceux qui ne le sont que d’un des deux côtés : je veux dire soit du côté du père, soit du côté de la mère. Tous ces éléments sont bons pour former le gouvernement que ces hommes-là dirigent.
Ce sont des moyens tout à fait à la portée des démagogues. Toutefois, qu’ils n’en fassent usage que jusqu’à ce quelles classes inférieures l’emportent en nombre sur les hautes classes, et les classes moyennes ; qu’ils se gardent bien d’aller au delà ; car en dépassant cette limite, on se donne une foule indisciplinable, et l’on exaspère les classes élevées, qui supportent si difficilement l’empire de la démocratie. La révolution de Cyrène n’eut point d’autres causes. On ne remarque point le mal tant qu’il est léger ; mais il s’accroît, et il frappe alors tous les yeux.
On peut, dans l’intérêt de cette démocratie, employer les moyens dont Clisthène fit usage à Athènes pour fonder le pouvoir populaire, et qu’appliquèrent aussi les démocrates de Cyrène. Il faut créer en plus grand nombre de nouvelles tribus, de nouvelles phratries ; il faut substituer aux sacrifices particuliers des fêtes religieuses, peu fréquentes mais publiques ; il faut confondre autant que possible les relations des citoyens entre eux, en ayant soin de rompre toutes les associations antérieures.
Toutes les ruses des tyrans peuvent même trouver place dans cette démocratie, par exemple, la désobéissance permise aux esclaves, chose peut-être utile jusqu’à certain point, la licence des femmes et des enfants. On accordera de plus à chacun la faculté de vivre comme bon lui semble. A cette condition, bien des gens ne demanderont pas mieux que de soutenir le gouvernement ; car les hommes en général préfèrent une vie sans discipline à une vie sage et régulière.
Pour le législateur et pour ceux qui veulent fonder un gouvernement démocratique, instituer ce gouvernement n’est ni la seule ni la plus grande difficulté ; c’est bien plutôt de savoir le faire vivre. Un gouvernement quel qu’il soit peut toujours bien durer deux ou trois jours. Mais en étudiant, comme nous l’avons fait plus haut, les causes de salut et de ruine pour les États, on peut essayer de tirer de cet examen des garanties de stabilité politique, en écartant avec soin toutes les chances de dissolution et en ne faisant que des lois, écrites ou tacites, qui toutes renferment les principes sur lesquels repose la durée des états. [1320a] Il faut se bien garder encore de prendre pour démocratique ou oligarchique tout ce qui renforcera, dans le gouvernement, le principe de la démocratie ou de l’oligarchie ; on doit s’attacher bien plutôt à ce qui fera vivre l’État le plus longtemps possible.
Aujourd’hui pour plaire au peuple, les démagogues font prononcer des confiscations énormes par les tribunaux. Quand on aime l’État qu’on dirige, on prend un système tout opposé ; et l’on fait passer en loi que les biens des condamnés pour crimes de haute trahison ne reviendront jamais au trésor public, mais qu’ils seront consacrés aux dieux. C’est le moyen d’amender également les coupables, qui n’en sont pas moins punis, et d’empêcher la foule, qui n’y doit rien gagner, de condamner si souvent les accusés soumis à sa juridiction. Il faut en outre prévenir la multiplicité de ces jugements publics, en portant de fortes amendes contre ceux qui échouent dans leurs accusations ; car d’ordinaire les accusateurs s’en prennent à la classe distinguée plutôt qu’aux gens du peuple. Or il faut que tous les citoyens soient attachés le plus possible à la constitution, ou que du moins ils ne regardent pas comme des ennemis les souverains mêmes de l’État.
Les espèces les plus vicieuses de la démocratie existent en général dans des états fort populeux, où il est difficile de réunir des assemblées publiques sans payer ceux qui s’y rendent. Aussi, les hautes classes redoutent-elles cette nécessité quand l’État n’a pas de revenus propres ; car il faut alors lui créer des ressources, soit par des contributions spéciales, soit par des confiscations, que prononcent des tribunaux corrompus. Or, ce sont là des causes de ruine pour bien des démocraties. Là donc où l’état n’a pas de revenus, il faut que les assemblées publiques soient rares, et les membres des tribunaux fort nombreux, mais ne siégeant que quelques jours. Ce système a le double avantage, d’abord que les riches n’auront point à craindre de trop grandes dépenses, quoique ce ne soit pas à eux, mais aux pauvres qu’on donne le salaire judiciaire ; et ensuite ceci fera que la justice sera beaucoup mieux rendue, parce que les riches ne veulent jamais quitter leurs affaires pour plusieurs jours, et ne consentent à les laisser que pour quelques instants.
Si l’État est opulent, il faut se garder d’imiter les démagogues d’aujourd’hui. Ils partagent au peuple tout l’excédant des recettes, et prennent part comme les autres à la répartition ; mais les besoins restent toujours les mêmes ; car donner de tels secours à la pauvreté, c’est vouloir emplir un tonneau sans fond. L’ami sincère du peuple tâchera de prévenir pour la foule l’excès de la misère, qui pervertit toujours la démocratie ; et il mettra tous ses soins à rendre l’aisance permanente. Il est bon, dans l’intérêt même des riches, d’accumuler les excédants des recettes publiques, pour les répartir en une seule fois aux pauvres, surtout si les portions individuelles suffisent à l’achat d’un petit immeuble, ou du moins à l’établissement d’un commerce ou d’une exploitation agricole. [1320b] Si l’on ne peut faire participer tout d’un coup la masse entière à ces distributions, qu’on procède par tribu ou suivant toute autre division successive. Les riches doivent certainement dans ce cas contribuer aux charges nécessaires de l’état ; mais qu’on renonce à exiger d’eux des dépenses sans utilité.
A Carthage, le gouvernement a toujours su, par des moyens analogues, gagner l’affection du peuple ; il envoie sans cesse quelques gens du peuple s’enrichir dans les colonies. Les classes élevées, si elles sont habiles et intelligentes, auront soin d’aider les pauvres et de les tourner constamment vers le travail, en leur créant des ressources. Elles feront bien aussi d’imiter le gouvernement de Tarente. En accordant aux pauvres l’usage commun des propriétés, le gouvernement s’est acquis le dévouement de la foule. D’un autre côté, il a fait doubles tous les emplois, mettant l’un à l’élection, l’autre au sort ; prenant le sort pour que le peuple puisse arriver aux fonctions publiques, l’élection pour qu’elles soient mieux remplies. On peut encore obtenir le même résultat, en faisant que les membres d’une même magistrature soient les uns désignés par le sort, et les autres choisis à l’élection.
Tels sont les principes qu’il convient de suivre dans l’institution de la démocratie.
On peut aisément voir, d’après les principes qui précèdent, quels sont ceux de l’établissement oligarchique. Il faudra, pour chaque espèce d’oligarchie, prendre le contre-pied de ce qui concerne l’espèce correspondante de démocratie. Ceci est surtout applicable à la mieux combinée et à la première des oligarchies ; et cette première oligarchie se rapproche beaucoup de la république proprement dite. Le cens doit y être varié, plus fort pour les uns, plus faible pour les autres : plus faible pour les magistratures vulgaires et d’utilité indispensable, plus fort pour les magistratures élevées. Du moment qu’on possède le cens légal, on doit arriver aux emplois ; et le nombre des gens du peuple entrant au pouvoir en vertu du cens, doit être combiné de telle sorte que la portion de la cité qui aura des droits politiques soit plus forte que celle qui n’en aura pas. On aura soin, du reste, que ce qu’il y a de plus distingué parmi le peuple soit ainsi admis à participer au pouvoir.
Il faut resserrer un peu ces bases pour obtenir l’oligarchie qui succède à cette première espèce. Quant à la nuance oligarchique qui répond à la dernière nuance de la démocratie, et qui, comme elle, est la plus violente et la plus tyrannique, ce gouvernement exige d’autant plus de prudence qu’il est plus mauvais. Les corps sainement constitués, les navires bien construits et montés par des marins habiles, peuvent endurer, sans crainte de périr, les fautes les plus graves ; mais les corps maladifs, les navires déjà fatigués et abandonnés à des matelots ignorants, ne peuvent au contraire supporter les moindres erreurs. De même pour les constitutions politiques : plus elles sont mauvaises, plus elles exigent de précautions.
Eh général, les démocraties trouvent leur salut dans l’abondance même de leur population. Le droit du nombre y remplace le droit du mérite. L’oligarchie, au contraire, ne peut vivre et se sauver que par le bon ordre. La masse presque entière du peuple se composant de quatre classes principales : les laboureurs, les artisans, les mercenaires, les commerçants ; et quatre espèce d’armes aussi étant nécessaires à la guerre : la cavalerie, les citoyens, l’infanterie légère et la marine, dans un pays naturellement propre à l’élève des chevaux, l’oligarchie peut sans peine se constituer très puissamment ; car la cavalerie, qui fait alors la force et la sécurité nationales, exige toujours pour son entretien beaucoup de fortune. [1321a] Là où les citoyens sont nombreux, la seconde espèce d’oligarchie peut s’établir ; car cette infanterie pesante se compose généralement de riches plutôt que de pauvres. Au contraire, l’infanterie légère et la marine sont des éléments tout démocratiques.
Aussi, dans les États où ces deux éléments se rencontrent en masse, les riches, comme on peut le voir de nos jours, ont-ils souvent le dessous quand on en vient à la guerre civile. Pour porter remède à ce mal, on peut imiter la méthode des généraux qui, dans le combat, savent mêler à la cavalerie et aux citoyens une proportion convenable de troupes moins pesantes. Dans les séditions, les pauvres l’emportent souvent sur les riches, en ce que, moins lourdement armés, ils peuvent combattre avec avantage contre la cavalerie et la grosse infanterie.
Aussi, l’oligarchie qui prend son infanterie légère dans les dernières classes du peuple, ne la forme que contre elle-même. Il faut au contraire, en profitant de la diversité des âges et en tirant parti des plus âgés comme des plus jeunes, faire exercer les fils des oligarques dès leur enfance à toutes les manœuvres de l’infanterie légère, et les appliquer, dès qu’ils sortent de l’adolescence, aux plus rudes travaux, comme de véritables athlètes.
L’oligarchie d’ailleurs aura soin d’accorder des droits politiques au peuple, soit à la condition du cens légal, comme je l’ai déjà dit, soit, comme le fait la constitution de Thèbes, en exigeant qu’on ait cessé, depuis un certain laps de temps, toute occupation non libérale ; soit comme à Marseille, où l’on désigne ceux qui, par leur mérite, peuvent obtenir des emplois, qu’ils fassent déjà partie du gouvernement ou qu’ils soient en dehors.
Quant aux principales magistratures, réservées nécessairement à ceux qui jouissent des droits politiques, il faudra leur prescrire les dépenses publiques qu’elles devront acquitter. Le peuple alors ne se plaindra plus de ne point arriver aux emplois, et sa jalousie pardonnera sans peine à ceux qui doivent acheter si cher l’honneur de les remplir. Pour leur installation, les magistrats devront faire des sacrifices magnifiques, et construire quelques monuments publics ; le peuple, alors, prenant part aux banquets et aux fêtes, et voyant la ville splendidement décorée de temples et d’édifices, souhaitera le maintien de la constitution ; et ce sera pour les riches autant de superbes témoignages des dépenses qu’ils auront faites. Aujourd’hui, les chefs des oligarchies, loin d’agir ainsi, font précisément tout le contraire : ils cherchent le profit aussi ardemment que l’honneur ; et l’on peut dire avec vérité que ces oligarchies ne sont que des démocraties réduites à quelques gouvernants.
[1321b] Telles sont les bases qu’il convient de donner aux démocraties et aux oligarchies.
Une suite naturelle de ce qui précède est de déterminer avec exactitude le nombre des diverses magistratures, leurs attributions, et les conditions nécessaires pour les remplir. C’est un sujet que nous avons déjà précédemment touché. D’abord un État ne saurait être sans certaines magistratures, qui lui sont indispensables ; il ne saurait être bien régi sans les magistratures qui assurent le bon ordre et la tranquillité. Ensuite, il y a également nécessité, comme je l’ai déjà dit, que les fonctions soient peu nombreuses dans les petits États et multipliées dans les grands ; et il importe de bien connaître celles qui peuvent être cumulées et celles qui sont incompatibles.
Eu ce qui concerne les besoins indispensables de la cité, le premier objet de surveillance, c’est le marché public, qui doit être sous la direction d’une autorité veillant aux conventions qui s’y passent et à sa bonne tenue. Dans presque toutes les villes, il faut pour les citoyens de vendre et d’acheter, afin de satisfaire leurs mutuels besoins ; et c’est là peut-être la plus importante garantie de ce bien-être qu’ont cherché, ce semble, les membres de la cité, en se réunissant dans une association commune.
Un autre objet qui vient après celui-ci, et qui y tient de fort près, c’est la conservation des propriétés publiques et particulières. Cette charge comprend la tenue régulière de la cité, l’entretien et la réparation des édifices qui se dégradent et des chemins publics, le règlement des limites pour chaque propriété, afin de prévenir les contestations ; en un mot, toutes les matières de même ordre que celles-ci. Ce sont là des fonctions, comme on les appelle ordinairement, de police urbaine. Or, elles sont fort variées, et l’on peut, dans les États bien peuplés, les partager entre plusieurs mains. Ainsi, on établit des architectes spéciaux pour les murailles, des inspecteurs des eaux et fontaines, des surveillants du port.
Il est une autre magistrature analogue à celle-là et aussi nécessaire qu’elle, s’occupant des mêmes soins, mais qui ne régit que les campagnes et l’extérieur de la cité. Les fonctionnaires qui l’exercent sont nommés tantôt Inspecteurs des champs, tantôt Conservateurs des forêts. Ainsi voilà déjà pour la cité trois ordres de fonctions indispensables. Une quatrième magistrature, qui ne l’est pas moins, est celle qui doit percevoir les deniers communs, garder le trésor de l’État, et répartir les fonds entre les divers chapitres de l’administration publique. Ces fonctionnaires se nomment Receveurs et Trésoriers. Une autre classe de fonctionnaires est chargée de l’enregistrement des actes passés entre particuliers, et des arrêts rendus par les tribunaux. Ce sont eux aussi qui doivent recevoir la déclaration des poursuites et des instances judiciaires. Parfois cette dernière magistrature se divise en plusieurs autres ; mais elle n’en a pas moins toutes les attributions que je viens d’énumérer. Ceux qui la remplissent sont appelés Archivistes, Greffiers, Conservateurs, ou désignés par tout autre nom pareil.
La magistrature qui vient après celle-ci et qui est la plus nécessaire, mais aussi la plus délicate de toutes, est chargée de l’exécution des condamnations judiciaires, de la poursuite préalable des jugements [1322a] et de la garde des prisonniers. Ce qui la rend surtout pénible, c’est l’impopularité générale qu’elle soulève. Aussi, quand le profit n’est pas considérable, on ne trouve personne pour la remplir, ou du moins pour la remplir selon toute la sévérité des lois. Elle est cependant indispensable ; car il serait bien inutile de rendre la justice, si les arrêts ne devaient pas recevoir de suite ; et la société civile n’est pas plus possible sans l’exécution des jugements que sans la justice même qui les rend.
Mais il est bon que ces difficiles fonctions n’appartiennent point à une magistrature unique. Il faut les partager entre les membres des divers tribunaux, et suivant la nature des actions et des instances judiciaires. En outre, les magistratures qui sont étrangères au jugement pourront se charger parfois de l’exécution ; et dans les causes où figurent des jeunes gens, les exécutions seront confiées de préférence à de jeunes magistrats. Quant aux poursuites qui atteignent des magistrats en place, il faut avoir soin que la magistrature qui exécute soit autre que celle qui a condamné ; que, par exemple, les inspecteurs de la ville appliquent les arrêts des inspecteurs du marché, comme les arrêts des premiers seront appliqués par d’autres. Plus l’animadversion excitée contre les agents sera faible, plus l’exécution sera complète. C’est doubler la haine que de remettre aux mêmes mains la condamnation et l’exécution ; c’est rendre l’exécration générale que d’étendre à tous les objets les fonctions de juge et d’exécuteur, en les laissant toujours aux mêmes individus.
Souvent on distingue les fonctions de geôlier de celles d’exécuteur : témoin à Athènes, le tribunal des Onze. Cette séparation de fonctions est bonne ; et l’on doit chercher aussi des moyens adroits pour rendre moins odieux l’emploi de geôlier, qui est tout aussi nécessaire que les autres emplois dont nous avons parlé. Les honnêtes gens repoussent cette charge de toutes leurs forces, et il est dangereux de la confier à des hommes corrompus ; car il faudrait plutôt les garder eux-mêmes que leur remettre la garde d’autrui. Il importe donc que la magistrature chargée de ces fonctions ne soit ni unique ni perpétuelle. Elles seront données à des jeunes gens, partout où la jeunesse et les gardes, de la ville sont organisés militairement ; et diverses magistratures devront s’acquitter tour à tour de ces pénibles soins.
Telles sont en première ligne les magistratures qui paraissent les plus nécessaires à la cité.
Viennent ensuite d’autres fonctions qui ne sont pas moins indispensables, mais qui sont d’un ordre plus relevé ; car elles exigent un mérite éprouvé, et c’est la confiance seule qui les accorde. Ce sont celles qui concernent la défense de la cité et toutes les affaires militaires. En temps de paix, comme en temps de guerre, il faut veiller également à la garde des portes et des murailles et à leur entretien. Il faut enregistrer les citoyens et les distribuer dans les divers corps armés.
Les magistratures qui reçoivent toutes ces attributions sont plus ou moins nombreuses, selon les localités ; dans les petites villes, un seul fonctionnaire peut veiller à tous ces objets. Les magistrats qui remplissent ces emplois se nomment généraux, ministres de la guerre. De plus, si l’État possède des cavaliers, [1322b] de l’infanterie légère, des archers, des matelots, chaque troupe a parfois ses fonctionnaires spéciaux, nommés alors chefs des matelots, des cavaliers, des phalanges ; ou bien même, suivant les subdivisions de ces premières charges, chefs de galères, chefs de bataillon, chefs de tribu, chefs de tel autre corps qui n’est qu’une partie des premiers. Chacune de ces fonctions est une branche de l’administration militaire, qui renferme toutes les nuances qu’on vient d’indiquer.
Quelques magistratures, et l’on pourrait peut-être dire toutes, maniant souvent les fonds publics, il faut nécessairement que celle qui reçoit et apure les comptes des autres, en soit totalement séparée, et n’ait exclusivement que ce soin. Les fonctionnaires qui la remplissent se nomment tantôt Contrôleurs, tantôt Examinateurs, ou Vérificateurs, ou Agents du trésor. Au-dessus de ces magistratures et de beaucoup la plus puissante de toutes, car c’est d’elle souvent que dépendent la fixation et la rentrée des impôts, est cette magistrature qui préside l’assemblée générale, dans les États où le peuple est souverain. Il faut en effet des fonctionnaires spéciaux pour convoquer le souverain en assemblée. Tantôt on les appelle Commissaires préparateurs, parce qu’ils préparent les délibérations, tantôt Sénateurs, surtout dans les états où le peuple décide en dernier ressort. Telles sont à peu près toutes les magistratures politiques.
Reste encore un soin fort différent de tous les précédents : c’est celui qu’on doit au culte des Dieux, et qu’on remet à des pontifes, à des inspecteurs des choses saintes, qui -veillent à l’entretien et à la réparation des temples et des autres objets consacrés aux Dieux. Parfois cette magistrature est unique, et c’est le plus ordinaire dans les petits États ; parfois elle se partage en plusieurs charges tout à fait distinctes du sacerdoce, et confiées à des ordonnateurs des fêtes saintes, à des inspecteurs des temples, à des trésoriers des revenus sacrés. Vient ensuite la magistrature totalement séparée, à qui est confié le soin de tous les sacrifices publics que la loi n’attribue point aux pontifes, et qui ne tirent leur importance que du foyer national. Les magistrats de cette classe se nomment ici Archontes, là Rois, ailleurs Prytanes.
En résumé, l’on peut dire que les magistratures indispensables à l’État s’appliquent au culte, à la guerre, aux contributions et aux dépenses publiques, aux marchés, à la police de la ville, des ports et des campagnes ; puis aux tribunaux, aux conventions entre particuliers, aux actions judiciaires, à l’exécution des jugements, à la garde des condamnés, à l’examen, à la vérification et à l’apurement des comptes publics, et enfin, aux délibérations sur les affaires générales de l’État.
C’est surtout dans les cités plus paisibles, et où d’ailleurs l’opulence générale n’empêche pas le bon ordre, qu’on établit des magistratures chargées de surveiller les femmes, les enfants, la tenue des gymnases, et d’y assurer l’exécution des lois. [1323a] On peut citer encore les magistrats chargés de veiller aux jeux solennels, aux fêtes de Bacchus et à tous les objets de cette nature. Quelques-unes de ces magistratures sont évidemment contraires aux principes de la démocratie : par exemple, la surveillance des femmes et des enfants ; dans l’impossibilité d’avoir des esclaves, les pauvres sont forcés d’associer à leurs travaux leurs enfants et leurs femmes. Des trois systèmes de magistratures entre lesquelles l’élection répartit les fonctions suprêmes de l’état, gardiens des lois, commissaires, sénateurs, le premier est aristocratique ; le second, oligarchique ; le troisième enfin, démocratique,
Dans cette esquisse rapide, toutes les fonctions publiques, ou peu s’en faut, ont été passées en revue.
Quand on veut étudier la question de la république parfaite avec tout le soin qu’elle exige, il faut préciser d’abord quel est le genre de vie qui mérite surtout notre préférence. Si on l’ignore, on doit nécessairement ignorer aussi quel est le gouvernement par excellence ; car il est naturel qu’un gouvernement parfait assure aux citoyens qu’il régit, dans le cours ordinaire des choses, la jouissance du bonheur le plus parfait que comporte leur condition. Ainsi, convenons d’abord quel est le genre de vie qui serait préférable pour tous les hommes en général ; et nous verrons ensuite s’il est le même, ou s’il est différent, pour la masse et pour l’individu.
Comme nous pensons avoir montré suffisamment, dans nos ouvrages exotériques, ce qu’est la vie la plus parfaite, nous appliquerons ici nos principes.
Un premier point que personne ne saurait contester, parce qu’il est de toute vérité, c’est que les avantages dont l’homme peut jouir se divisant en trois classes : avantages qui sont en dehors de lui, avantages du corps, avantages de l’âme, le bonheur consiste dans la réunion de tous ces biens. Personne ne serait tenté de croire au bonheur d’un homme qui n’aurait ni courage, ni tempérance, ni justice, ni sagesse, qui tremblerait au vol d’une mouche, qui se livrerait sans réserve à ses appétits grossiers de soif et de faim, qui pour le quart d’une obole serait prêt à trahir ses amis les plus chers, et qui, non moins dégradé en fait d’intelligence, serait déraisonnable et crédule autant qu’un enfant ou un insensé.
On concède sans peine tous ces points, quand on les présente ainsi. Mais dans la pratique, on ne s’accorde, ni sur la mesure, ni sur la valeur relative de ces biens. On se croit toujours assez de vertu pour peu qu’on en ait ; mais richesse, fortune, pouvoir, réputation, à tous ces biens-là, on ne veut jamais de bornes, en quelque quantité qu’on les possède.
Aux hommes insatiables, nous dirons qu’ils pourraient ici se convaincre sans peine, parles faits mômes, que les biens extérieurs, loin de nous acquérir et de nous conserver les vertus, sont au contraire acquis et conservés par elles ; [1323b] que le bonheur, soit qu’on le place dans les jouissances ou dans la vertu, ou bien dans l’un et l’autre à la fois, appartient surtout aux cœurs les plus purs, aux intelligences les plus distinguées, et qu’il est fait pour les hommes modérés dans l’amour de ces biens qui tiennent si peu à nous, plutôt que pour les hommes qui, possédant ces biens extérieurs fort au delà des besoins, restent pourtant si pauvres des véritables richesses.
Indépendamment des faits, la raison seule suffit à bien démontrer ceci. Les biens extérieurs ont une limite comme tout autre instrument ; et les choses qu’on dit si utiles, sont précisément celles dont l’abondance nous embarrasse inévitablement, ou ne nous sert vraiment en rien. Pour les biens de l’âme, au contraire, c’est en proportion même de leur abondance qu’ils nous sont utiles, si toutefois il convient de parler d’utilité dans des choses qui sont avant tout essentiellement belles. En général, il est évident que la perfection suprême de choses que l’on compare, pour connaître la supériorité de l’une sur l’autre, est toujours en rapport direct avec la distance même où sont entre elles ces choses, dont nous étudions les qualités spéciales. Si donc l’âme, à parler d’une manière absolue et même relativement à nous, est plus précieuse que la richesse et que le corps, sa perfection et la leur seront dans une relation analogue. Suivant les lois de la nature, tous les biens extérieurs ne sont désirables que dans l’intérêt de l’âme ; et les hommes sages ne doivent les souhaiter que pour elle, tandis que l’âme ne doit jamais être considérée en vue de ces biens.
Ainsi, nous regarderons comme un point parfaitement accordé, que le bonheur est toujours en proportion de la vertu et de la sagesse, et de la soumission à leurs lois, prenant ici pour témoin de nos paroles Dieu lui-même, dont la félicité suprême ne dépend pas de biens extérieurs, mais est toute en lui-même et dans l’essence de sa propre nature. Aussi, la différence du bonheur à la fortune consiste nécessairement, en ce que les circonstances fortuites et le hasard peuvent nous procurer les biens placés en dehors de l’âme, tandis que l’homme n’est ni juste ni sage au hasard ou par l’effet du hasard. Une conséquence de ce principe, appuyée sur les mêmes raisons, c’est que l’État le plus parfait est en même temps le plus heureux, et le plus prospère. Le bonheur ne peut jamais suivre le vice ; l’État non plus que l’homme ne réussit qu’à la condition de la vertu et de la sagesse ; pour l’État, le courage la sagesse, la vertu, se produisent avec la même portée, avec les mêmes formes qu’elles ont dans l’individu ; et c’est même parce que l’individu les possède, qu’il est appelé juste, sage et tempérant.
Nous ne pousserons pas plus loin ces idées préliminaires ; il nous était impossible de ne point toucher ce sujet ; mais ce n’est pas ici le lieu de lui donner tous les développements qu’il comporte ; ils appartiennent à un autre ouvrage. Constatons seulement que le but essentiel de la vie pour l’individu isolé, aussi bien que pour l’État en général, c’est d’atteindre à ce noble degré de la vertu de faire tout ce qu’elle ordonne. [1324a] Quant aux objections qu’on peut adresser à ce principe, nous n’y répondrons point dans la discussion actuelle, comptant les examiner plus tard, s’il subsiste encore des doutes après qu’on nous aura entendu.
Il nous reste à rechercher si le bonheur se constitue d’éléments identiques ou divers, pour les individus et pour l’État. Mais évidemment chacun convient que ces éléments sont identiques. Si l’on place la félicité de l’individu dans la richesse, on n’hésitera point à déclarer l’état parfaitement heureux, dès qu’il est riche ; si pour l’individu l’on estime par-dessus tout un pouvoir tyrannique, l’état sera d’autant plus heureux que sa domination sera plus vaste ; si pour l’homme on trouve la félicité suprême dans la vertu, l’État le plus sage sera également le plus fortuné.
Deux points ici méritent surtout notre attention : d’abord la vie politique, la participation aux affaires de l’État, est-elle préférable pour l’individu ? Ou vaut-il mieux qu’il vive partout en étranger, et libre de tout engagement public ? Et en second lieu, quelle constitution, quel système politique doit-on adopter de préférence : ou de celui qui admet tous les citoyens sans exception au maniement des affaires, ou de celui qui, en faisant quelques exceptions, y appelle du moins la majorité ? Cette dernière question intéresse la science et la théorie politiques, qui i rie s’inquiètent pas des convenances individuelles ; et comme ce sont précisément des considérations de ce genre qui nous occupent ici, nous laisserons de côté la seconde question pour nous attacher à la première, qui formera l’objet spécial de cette portion de notre traité.
D’abord, l’état le plus parfait est évidemment celui où chaque citoyen, quel qu’il soit, peut, grâce aux lois, pratiquer le mieux la vertu, et s’assurer le plus de bonheur. Tout en accordant que la vertu doit être l’objet capital de la vie, bien des gens se demandent si la vie politique et active vaut mieux qu’une vie dégagée de toute obligation extérieure, et donnée tout entière à la méditation, la seule vie qui, selon quelques-uns, soit digne du philosophe. Les partisans les plus sincères qu’ait comptés la vertu, soit de nos jours, soit autrefois, ont tous embrassé l’une ou l’autre de ces occupations, la politique ou la philosophie.
Ici la vérité est de haute importance ; car tout individu, s’il est sage, et tout État aussi bien que l’individu, adoptera nécessairement la voie qui lui semblera la meilleure. Dominer ce qui nous entoure est aux yeux de quelques gens une criante injustice, si le pouvoir est exercé despotiquement ; et, quand le pouvoir est légal, s’il cesse d’être injuste, c’est pour devenir un obstacle au bonheur personnel de celui qui l’exerce. Dans une opinion diamétralement opposée, et qui a aussi ses partisans, on prétend que la vie pratique et politique est la seule qui convienne à l’homme, et que la vertu, sous toutes ses formes, n’appartient pas plus aux simples particuliers qu’à ceux qui dirigent les affaires générales de la société.
Les partisans de cette opinion, adversaires de l’autre, persistent et soutiennent qu’il n’y a de félicité possible pour l’État que par la domination et le despotisme ; et de fait, dans quelques états, la constitution elle-même et les lois sont tournées tout entières vers la conquête des peuples voisins. Aussi, au milieu de cette confusion générale que présentent presque partout les matières législatives, si les lois ont un but unique, c’est toujours la domination. C’est ainsi qu’à Lacédémone et en Crète le système de l’éducation publique et la plupart des lois ne sont calculés que pour la guerre. Tous les peuples qui sont en position de satisfaire leur ambition, font le plus grand cas de la valeur guerrière. On peut citer les Perses, les Scythes, les Thraces, les Celtes.
Souvent les lois elles-mêmes encouragent cette vertu. A Carthage, par exemple, on s’honore de porter aux doigts autant d’anneaux qu’on a fait de campagnes. Jadis aussi, en Macédoine, la loi condamnait le guerrier qui n’avait pas tué d’ennemi, à porter un licou. Chez les Scythes, la coupe, dans un certain repas solennel, circulait sans pouvoir être touchée de celui qui n’avait tué personne dans le combat. Enfin, les Ibères, race belliqueuse, plantent, sur la tombe du guerrier, autant de pieux de fer qu’il a immolé d’ennemis. On pourrait rappeler encore chez d’autres peuples bien d’autres usages du même genre, établis par les lois ou sanctionnés par les mœurs.
Il suffit de quelques instants de réflexion pour trouver bien étrange qu’un homme d’état puisse jamais méditer la conquête et la domination des peuples voisins, qu’ils consentent ou non à supporter le joug. Comment l’homme politique, le législateur, devraient-ils s’occuper d’un but qui n’est pas même légitime ? C’est renverser toutes les lois que de rechercher la puissance par tous les moyens, non pas seulement de justice mais d’iniquité ; car le triomphe même peut n’être pas juste.
Les sciences autres que la politique ne nous offrent rien de pareil. Le médecin et le pilote ne songent ni à persuader ni à contraindre, celui-là les malades qu’il soigne, celui-ci les passagers qu’il conduit. Mais on dirait que l’on confond généralement le pouvoir politique et le pouvoir despotique du maître ; et ce qu’on ne trouve ni équitable ni bon pour soi-même, on ne rougit pas de chercher à l’appliquer à autrui ; pour soi, l’on réclame hautement la justice ; on l’oublie complètement à l’égard des autres.
Tout despotisme est illégitime, excepté quand le maître et le sujet le sont l’un et l’autre de droit naturel ; et si ce principe est vrai, il ne faut vouloir régner en maître que sur les êtres destinés au joug d’un maître, et non pas sur tous indistinctement ; de même que pour un festin ou un sacrifice, on va non pas à la chasse des hommes, mais à celle des animaux qu’on peut chasser dans cette vue, c’est-à-dire, des animaux sauvages et bons à manger.
[1325a] Evidemment, un état, si l’on trouvait les moyens de l’isoler de tout autre, pourrait être heureux par lui-même, à la seule condition d’être bien administré et d’avoir de bonnes lois. Dans cette cité-là, la constitution ne sera certainement tournée ni à la guerre ni à la conquête, idées que personne n’y peut même supposer.
Ainsi donc, il est clair que ces institutions guerrières, aussi belles qu’elles soient, doivent être non point le but suprême de l’État, mais seulement des moyens pour l’atteindre. Le vrai législateur ne songera qu’à donner à la cité entière, aux individus divers qui la composent, et à tous les autres membres de l’association, la pari de vertu et de bonheur qui peut leur appartenir, modifiant selon les cas le système et les exigences de ses lois : et si l’état a des voisins, la législation aura soin de prévoir les relations qu’il convient d’entretenir avec eux, et les devoirs que l’on doit remplir à leur égard. Cet objet aussi sera traité plus tard par nous comme il mérite de l’être, quand nous déterminerons quel est le but où doit tendre le gouvernement parfait.
On convient, avons-nous dit, que l’objet qu’on doit rechercher essentiellement dans la vie, c’est la vertu ; mais on ne s’accorde pas sur l’emploi qu’on doit donner à la vie. Examinons les deux opinions contraires. Ici l’on condamne toutes fonctions politiques, et l’on soutient que la vie d’un véritable homme libre, à laquelle on donne une haute préférence, diffère complètement de la vie de l’homme d’État ; là, on met au contraire la vie politique au-dessus de toute autre, parce que celui qui n’agit pas ne peut faire acte de vertu, et que bonheur et actions vertueuses sont choses identiques. Ces opinions sont toutes en partie vraies, en partie erronées. Qu’il vaille mieux vivre comme un homme libre que de vivre comme un maître d’esclaves, cela est vrai ; l’emploi d’un esclave, en tant qu’esclave, n’est pas chose fort noble ; et les ordres d’un maître pour les détails de la vie de chaque jour n’ont rien de commun avec le beau.
Mais c’est une erreur de croire que toute autorité soit nécessairement une autorité de maître. L’autorité sur des hommes libres et l’autorité sur des esclaves, ne diffèrent pas moins que la nature de l’homme libre et la nature de l’esclave ; c’est ce que nous avons assez démontré au début de cet ouvrage. Mais on a grand tort de préférer l’inaction au travail ; car le bonheur n’est que dans l’activité, et les hommes justes et sages ont toujours dans leur actions des fins aussi nombreuses qu’honorables.
Mais, pourrait-on dire, en partant de ces principes mêmes : Une puissance absolue est le plus grand des biens, puisqu’elle permet de multiplier autant qu’on le veut les belles actions. Lors donc qu’on peut s’emparer du pouvoir, il ne faut pas le laisser à d’autres mains ; il faut même au besoin le leur arracher. Relation de fils, de père, d’amis, les uns envers les autres, tout doit être repoussé, sacrifié ; il faut saisir à tout prix le bien suprême, et ici le bien suprême c’est le succès.
[1325b] Cette objection serait vraie, tout au plus, si les spoliations et la violence pouvaient jamais donner le bien suprême ; mais comme il n’est pas possible que jamais elles le donnent, l’hypothèse est radicalement erronée. Pour faire de grandes choses, il faut l’emporter sur ses semblables autant que l’homme l’emporte sur la femme, le père sur les enfants, le maître sur l’esclave ; et celui qui aura d’abord violé les lois de la vertu, ne pourra jamais faire autant de bien qu’il aura premièrement fait de mal. Entre créatures semblables, il n’y a d’équité, de justice, que dans la réciprocité ; c’est elle qui constitue la ressemblance et l’égalité. L’inégalité entre égaux, la disparité entre pairs sont des faits contre nature ; et rien de ce qui est contre nature ne peut être bien. Mais s’il se rencontre un mortel supérieur par son mérite, et par des facultés toutes-puissantes qui le portent sans cesse au bien, c’est celui-là qu’il convient de prendre pour guide, c’est à celui-là qu’il est juste d’obéir. Toutefois la vertu seule ne suffit pas ; il faut encore la puissance de la mettre en action.
Si donc ce principe est vrai, si le bonheur consiste à bien faire, l’activité est, pour l’État en masse aussi bien que pour les individus en particulier, l’affaire capitale de la vie. Ce n’est pas à dire pour cela que la vie active doive nécessairement, comme on le pense en général, se rapporter aux autres hommes, et que les seules pensées vraiment actives soient celles qui ne visent qu’à des résultats positifs, suites de l’action même. Les pensées actives sont bien plutôt les réflexions et les méditations toutes personnelles, qui n’ont pour sujet que de s’étudier elles-mêmes ; bien faire est leur but ; et cette volonté est déjà presque une action ; l’idée d’activité s’applique éminemment à la pensée ordonnatrice qui combine et dispose les actes extérieurs.
L’isolement, lors même qu’il est volontaire, avec toutes les conditions d’existence qu’il amène après lui, n’impose donc pas nécessairement à l’État d’être inactif. Chacune des parties qui composent la cité peut être active, par les relations mêmes qu’elles ont toujours nécessairement entre elles. On en peut dire autant de tout individu pris à part quel qu’il soit ; car autrement Dieu et le monde n’existeraient pas, puisque leur action n’a rien d’extérieur et qu’elle reste concentrée en eux-mêmes.
Ainsi le but suprême de la vie est nécessairement le même pour l’homme pris individuellement, que pour les hommes réunis et pour l’état en général.
Après les considérations préliminaires que nous venons de développer, et celles auxquelles nous nous sommes livrés sur les diverses formes de gouvernements, nous aborderons ce qui nous reste à dire en indiquant quels seraient les principes nécessaires et essentiels d’un gouvernement fait à souhait. Comme cet état parfait ne peut exister sans les conditions indispensables à sa perfection même, il est permis de se les donner toutes, par hypothèse, telles qu’on les désire, pourvu qu’on n’aille point jusqu’à l’impossible ; par exemple, en ce qui concerne le nombre des citoyens et l’étendue du territoire.
Si l’ouvrier en général, le tisserand, le constructeur de navires ou tout autre artisan, doit, préalablement à tout travail, [1326a] avoir la matière première, dont la bonne disposition préparatoire importe tant au mérite de l’exécution, il faut donner aussi à l’homme d’état et au législateur une matière spéciale, convenablement préparée pour leurs travaux. Les premiers éléments qu’exigé la science politique, ce sont les hommes avec le nombre et les qualités naturelles qu’ils doivent avoir, le sol avec l’étendue et les propriétés qu’il doit posséder.
On croit vulgairement qu’un état, pour être heureux, doit être vaste. Si ce principe est vrai, ceux qui le proclament ignorent bien certainement en quoi consiste l’étendue ou la petitesse d’un état ; car ils en jugent uniquement par le nombre de ses habitants. Pourtant il faut bien moins regarder au nombre qu’à la puissance. Tout état a une tâche à remplir ; et celui-là est le plus grand qui peut le mieux s’acquitter de sa tâche. Ainsi, je puis dire d’Hippocrate, non pas comme homme, mais comme médecin, qu’il est beaucoup plus grand qu’un autre homme d’une taille plus élevée que la sienne.
En admettant même qu’on ne dût regarder qu’au nombre, il ne faudrait pas encore confondre tous les éléments qui le forment. Bien que tout l’État renferme à peu près nécessairement une foule d’esclaves, de domiciliés, d’étrangers, il ne faut réellement tenir compte que des membres mômes de la cité, de ceux qui la composent essentiellement ; c’est le grand nombre de ceux-là qui est le signe certain de la grandeur de l’État. La cité d’où sortirait une multitude d’artisans, et peu de guerriers, ne serait jamais un grand État ; car il faut bien distinguer entre un grand État et un État populeux.
Les faits sont là pour prouver qu’il est bien difficile, et peut-être impossible, de bien organiser une cité trop peuplée ; aucune de celles dont on vante les lois n’a renfermé, comme on peut le voir, une population excessive. Le raisonnement vient ici à l’appui de l’observation. La loi est l’établissement d’un certain ordre ; de bonnes lois produisent nécessairement le bon ordre ; mais l’ordre n’est pas possible dans une trop grande multitude. La puissance divine, qui embrasse l’univers entier, serait seule capable de l’y établir.
Le beau résulte ordinairement de l’accord du nombre et de l’étendue ; et la perfection pour l’état sera nécessairement de réunir à une juste étendue un nombre convenable de citoyens. Mais l’étendue des États est soumise à certaines bornes comme tout autre objet, comme les animaux, les plantes, les instruments. Chaque chose, pour posséder toutes les propriétés qui lui sont propres, ne doit être ni démesurément grande ni démesurément petite ; [1326b] car alors, ou elle a perdu complètement sa nature spéciale, ou elle est pervertie. Un vaisseau d’un pouce ne serait pas plus un vaisseau qu’un vaisseau de deux stades. Avec de certaines dimensions, il sera complètement inutile, soit par son exiguïté, soit par sa grandeur.
De même pour la cité : trop petite, elle ne peut suffire à ses besoins, ce qui est cependant une condition essentielle de la cité ; trop étendue, elle y suffit non plus comme cité, mais comme nation. Il n’y a presque plus là de gouvernement possible. Au milieu de cette immense multitude, quel général se ferait entendre ? Quel Stentor y servira de crieur public ? La cité est donc nécessairement formée au moment même où la masse politiquement associée peut pourvoir à toutes les commodités de son existence. Au delà de cette limite, la cité peut encore exister sur une plus grande échelle ; mais cette progression, je le répète, a des bornes. Les faits eux-mêmes nous apprendront sans peine ce qu’elles doivent être. Dans la cité, les actes politiques sont de deux espèces : autorité, obéissance. Le magistrat commande et juge. Pour juger les affaires litigieuses, pour répartir les fonctions suivant le mérite, il faut que les citoyens se connaissent et s’apprécient mutuellement. Partout où ces conditions n’existent pas, élections et sentences juridiques sont nécessairement mauvaises. A ces deux égards, toute résolution prise à la légère est funeste, et elle ne peut évidemment manquer de l’être dans une masse innombrable.
D’autre part, il sera très facile aux domiciliés, aux étrangers, d’usurper le droit de cité, et leur fraude passera sans peine inaperçue au milieu de la multitude assemblée. On peut donc avancer que la juste proportion pour le corps politique, c’est évidemment la plus grande quantité possible de citoyens capables de satisfaire aux besoins de leur existence, mais point assez nombreux cependant pour se soustraire à une facile surveillance.
Tels sont nos principes sur la grandeur de l’État.
Les principes que nous venons d’indiquer pour la grandeur de l’État, peuvent jusqu’à certain point s’appliquer au territoire. Le territoire le plus favorable, sans contredit, est celui dont les qualités assurent le plus d’indépendance à l’État ; et c’est précisément celui qui fournira tous les genres de productions. Tout posséder, n’avoir besoin de personne, voilà la véritable indépendance. L’étendue et la fertilité du territoire doivent être telles que tous les citoyens puissent y vivre dans le loisir d’hommes libres et sobres. Nous examinerons plus tard la valeur de ce principe avec plus de précision, quand nous traiterons en général de la propriété, de l’aisance et de l’emploi de la fortune, questions fort controversées, parce que les hommes tombent souvent dans l’excès : ici, la sordide avarice ; là, le luxe effréné.
La configuration du territoire n’offre aucun embarras. Les tacticiens, dont il faut prendre aussi l’avis, exigent qu’il soit d’un accès difficile pour l’ennemi, et d’une sortie commode pour les citoyens. [1327a] Ajoutons que le territoire, comme la masse de ses habitants, doit être d’une surveillance facile, et qu’un terrain aisé à observer n’est pas moins aisé à défendre. Quant à la position de la cité, si l’on peut la déterminer à son choix, il faut qu’elle soit également bonne et par terre et par mer. La seule condition à exiger, c’est que tous les points puissent s’y prêter un mutuel secours, et que le transport des denrées, des bois et de tous les produits ouvrés du pays, quel qu’ils puissent être, y soit commode.
C’est une grande question de savoir si ce voisinage de la mer est avantageux ou funeste à la bonne organisation de l’état. Ce contact d’étrangers élevés sous des lois toutes différentes, est nuisible au bon ordre ; et la population que forme cette foule de marchands qui vont et qui viennent par mer, est certainement fort nombreuse, mais elle est bien rebelle à toute discipline politique.
En faisant abstraction de ces inconvénients, nul doute qu’en vue de la sûreté et de l’abondance nécessaires à l’État, il ne faille pour la cité et le reste du territoire préférer une position maritime. On soutient mieux une agression ennemie, quand on peut recevoir les secours de ses alliés par terre et par mer à la fois ; et si l’on ne peut faire du mal aux assaillants des deux côtés en même temps, on leur en fera certainement davantage de l’un des deux, quand on peut occuper simultanément l’un et l’autre.
La mer permet encore de satisfaire les besoins de la cité, c’est-à-dire, d’importer ce que le pays ne produit pas et d’exporter les denrées dont il abonde. Mais la cité dans son commerce doit ne penser qu’à elle et jamais aux autres peuples. On ne se fait le marché commercial de toutes les nations que par avidité ; et l’État, qui doit trouver ailleurs l’élément de sa richesse, ne doit jamais se livrer à de semblables trafics. Mais dans quelques pays, dans quelques États, la rade, le port creusé par la nature sont merveilleusement situés par rapport à la ville, qui sans en être fort éloignée, en est cependant séparée et les domine par ses remparts et ses fortifications. Grâce à cette situation, la ville évidemment profitera de toutes ces communications, si elles lui sont utiles ; et si elles peuvent lui être dangereuses, une simple disposition législative pourra la garantir de tout danger, en désignant spécialement les citoyens auxquels cette communication avec les étrangers sera permise ou défendue.
[1327b] Quant aux forces navales, personne ne doute que l’État ne doive dans une certaine mesure être puissant sur mer ; et ce n’est pas seulement en vue de ses besoins intérieurs, c’est aussi par rapport à ses voisins, qu’il doit pouvoir secourir ou inquiéter, selon les cas, par terre et par mer. Le développement des forces maritimes doit être réglé proportionnellement à l’existence même de la cité. Si cette existence est toute de domination et de relations politiques, il faut que la marine de la cité ait des proportions analogues à ses entreprises.
L’État n’a généralement pas besoin de cette population énorme que composent les gens de mer ; ils ne doivent jamais être membres de la cité. Je ne parle pas des guerriers qui montent les flottes, qui les commandent et qui les dirigent ; ceux-là sont des citoyens libres et sont pris dans les troupes de terre. Partout où les gens de la campagne et les laboureurs sont nombreux, il y a nécessairement abondance de marins. Quelques états nous fournissent des preuves de ce fait : le gouvernement d’Héraclée, par exemple, quoique la cité comparée à tant d’autres soit fort petite, n’en équipe pas moins de nombreuses galères.
Je ne pousserai pas plus loin ces considérations sur le territoire de l’état, sur ses ports, ses villes, ses relations avec la mer et ses forces navales.
Nous avons déterminé plus haut les limites numériques du corps politique ; voyons ici quelles qualités naturelles sont requises dans les membres qui le composent. On peut déjà s’en faire quelque idée en jetant les yeux sur les cités les plus célèbres de la Grèce, et sur les diverses nations qui se partagent la terre. Les peuples qui habitent les climats froids, même dans l’Europe, sont en général pleins de courage. Mais ils sont certainement inférieurs en intelligence et en industrie ; aussi conservent-ils leur liberté ; mais ils sont politiquement indisciplinables, et n’ont jamais pu conquérir leurs voisins. En Asie, au contraire, les peuples ont plus d’intelligence, d’aptitude pour les arts ; mais ils manquent de cœur, et ils restent sous le joug d’un esclavage perpétuel. La race grecque, qui topographiquement est intermédiaire, réunit toutes les qualités des deux autres. Elle possède à la fois l’intelligence et le courage. Elle sait en même temps garder son indépendance et former de très bons gouvernements, capable, si elle était réunie eu un seul État, de conquérir l’univers.
Dans le sein même de la Grèce, les divers
peuples présentent entre eux des dissemblances analogues à celles dont nous
venons de parler : ici, c’est une seule qualité naturelle qui prédomine ;
là elles s’harmonisent toutes dans un heureux mélange. On peut dire, sans
crainte de se tromper, qu’un peuple doit posséder à la fois intelligence et
courage, pour que le législateur puisse le guider aisément à la vertu. Quelques
écrivains politiques exigent de leurs guerriers affection pour ceux qu’ils
connaissent, et férocité contre les inconnus ; c’est le cœur qui produit
en nous l’affection, et le cœur est précisément cette faculté de l’âme qui nous
fait aimer.
[1328a] En preuve on pourrait dire que le cœur, quand il croit être dédaigné, s’irrite bien plus contre des amis que contre des inconnus. Archiloque, quand il veut se plaindre de ses amis, s’adresse à son cœur :
mon cœur, n’est-ce pas un ami qui t’outrage ?
Chez tous les hommes, le désir de la liberté et celui de la domination partent de ce même principe : le cœur est impérieux et ne sait point se soumettre. Mais les auteurs que j’ai cités plus haut ont tort d’exiger qu’on soit dur envers les étrangers ; il ne faut l’être avec personne, et les grandes âmes ne sont jamais intraitables qu’envers le crime ; mais, je le répète, elles s’irritent davantage contre des amis, quand elles croient en avoir reçu une injure.
Ce courroux est parfaitement raisonnable ; car ici, outre le dommage qu’on peut éprouver, on croit perdre encore une bienveillance sur laquelle on pouvait avoir le droit de compter. De là ces pensées du poète :
Entre frères la lutte est la plus acharnée
et ailleurs :
Qui chérit à l’excès sait haïr à l’excès.
En spécifiant, à l’égard des citoyens, quels doivent être leur nombre, leurs qualités naturelles, et en déterminant l’étendue et les conditions du territoire, nous nous sommes bornés à des à-peu-près ; mais il ne faut pas exiger, dans de simples considérations théoriques, la même exactitude que dans des observations de faits qui nous sont fournies par les sens.
De même que, dans les autres composés que crée la nature, il n’y a point identité entre tous les éléments du corps entier, quoiqu’ils soient essentiels à son existence, de même on peut évidemment ne pas compter parmi les membres de la cité tous les éléments dont elle a pourtant un besoin indispensable, principe également applicable à toute autre association, qui ne doit se former que d’éléments d’une seule et même espèce. Il faut nécessairement à des associés un point d’unité commune, que leurs portions soient d’ailleurs pareilles ou inégales : les aliments, par exemple, la possession du sol, ou tout autre objet semblable.
Deux choses peuvent être faites l’une pour l’autre, celle-ci comme moyen, celle-là comme but, sans qu’il y ait entre elles rien de commun que l’action produite par l’une et reçue par l’autre. Tel est le rapport, dans un travail quelconque, de l’instrument à l’ouvrier. La maison n’a certainement rien qui puisse devenir commun entre elle et le maçon, et cependant l’art du maçon n’a pas d’autre objet que la maison. Et de même, la cité a besoin assurément de la propriété ; mais la propriété n’est pas le moins du monde partie essentielle de la cité, bien que la propriété renferme comme éléments des êtres vivants. La cité n’est qu’une association d’êtres égaux, recherchant en commun une existence heureuse et facile.
Mais comme le bonheur est le bien suprême, comme il réside dans l’exercice et l’application complète de la vertu, et que, dans l’ordre naturel des choses, la vertu est fort inégalement répartie entre les hommes, car quelques-uns en ont peu et en sont même tout à fait dénués, c’est évidemment là qu’il faut chercher la source des différences et des divisions entre les gouvernements. Chaque peuple, [1328b] poursuivant le bonheur et la vertu par des voies diverses, organise aussi sa vie et l’état, sur des bases qui ne le sont pas moins.
Voyons donc combien d’éléments sont indispensables à l’existence de la cité ; car la cité résidera nécessairement dans ceux à qui nous reconnaîtrons ce caractère.
Enumérons les choses elles-mêmes afin d’éclaircir la question : d’abord les subsistances, puis les arts, tous objets indispensables à la vie, qui a besoin de bien des instruments ; puis les armes, dont l’association ne peut se passer, pour appuyer l’autorité publique dans son propre sein contre les factieux, et pour repousser les ennemis du dehors qui peuvent l’assaillir ; en quatrième lieu, une certaine abondance de richesses, tant pour les besoins intérieurs que pour les guerres ; en cinquième lieu, et j’aurais pu placer ceci en tête, le culte divin ou, comme on l’appelle, le sacerdoce ; enfin, et c’est ici l’objet sans contredit le plus important, la décision des intérêts généraux et des procès individuels.
Telles sont les choses dont la cité, quelle qu’elle soit, ne peut absolument point se passer. L’agrégation qui constitue la cité n’est pas une agrégation quelconque ; mais, je le répète, c’est une agrégation d’hommes pouvant satisfaire à tous les besoins de leur existence. Si l’un des éléments énumérés plus haut vient à manquer, il est dès lors radicalement impossible que l’association se suffise à elle-même. L’état exige impérieusement toutes ces fonctions diverses ; il lui faut donc des laboureurs qui assurent la subsistance des citoyens ; il lui faut des artisans, des guerriers, des gens riches, des pontifes et des magistrats, pour veiller à ses besoins et à ses intérêts.
Après avoir ainsi posé les principes, nous avons encore à examiner si toutes ces fonctions doivent appartenir sans distinction à tous les citoyens. Trois choses ici sont possibles : ou tous les citoyens seront à la fois et indistinctement laboureurs, artisans, juges et membres de l’assemblée délibérante ; ou bien chaque fonction aura ses hommes spéciaux ; ou enfin les unes appartiendront nécessairement à quelques citoyens en particulier, les autres appartiendront à la masse. La promiscuité des fonctions ne peut convenir à tout état indistinctement. Nous avons déjà dit qu’on pouvait supposer diverses combinaisons, admettre et ne pas admettre tous les citoyens à tous les emplois, et qu’on pouvait conférer certaines fonctions par privilège. C’est même là ce qui constitue la dissemblance des gouvernements. Dans les démocraties, tous les droits sont communs ; c’est le contraire dans les oligarchies.
Le gouvernement parfait que nous cherchons est précisément celui qui assure au corps social la plus large part de bonheur. Or le bonheur, avons-nous dit, est inséparable de la vertu ; ainsi, dans cette république parfaite où la vertu des citoyens sera réelle, dans toute l’étendue du mot, et non point relativement à un système donné, ils s’abstiendront soigneusement de toute profession mécanique, de toute spéculation mercantile, travaux dégradés et contraires à la vertu. Ils ne se livreront pas davantage à l’agriculture ; il faut du loisir pour acquérir la vertu [1329a] et pour s’occuper de la chose publique.
Reste encore la classe des guerriers, et la classe qui délibère sur les affaires d’intérêt public et juge les procès. Ces deux éléments-là surtout semblent devoir constituer essentiellement la cité. Les deux ordres de fonctions qui les concernent, seront-ils remis à des mains séparées, ou réunis dans les mêmes mains ? A cette question aussi, la réponse est évidente ; ils doivent être séparés jusqu’à certain point, et jusqu’à certain point réunis : séparés, parce qu’ils se rapportent à des âges différents, et qu’il faut, ici de la prudence, là de la vigueur ; réunis, parce qu’il est impossible que des gens qui ont la force en main et qui peuvent en user, se résignent à une soumission éternelle. Les citoyens armés sont toujours les maîtres de maintenir ou de renverser le gouvernement.
Il n’y a donc qu’à confier toutes ces fonctions aux mêmes mains, mais seulement à des époques différentes de la vie, et comme l’indique la nature elle-même ; puisque la vigueur appartient à la jeunesse, et la prudence à l’âge mûr, qu’on partage les attributions d’après ce principe aussi utile qu’équitable, et qui repose sur la diversité même des mérites.
C’est aussi à ces deux classes que les biens-fonds doivent appartenir ; car nécessairement l’aisance doit être acquise aux citoyens, et ceux-là le sont essentiellement. Quant à l’artisan, il n’a pas de droits politiques, non plus que toute autre classe étrangère aux nobles occupations de la vertu. C’est une conséquence évidente de nos principes. Le bonheur réside exclusivement dans la vertu ; et pour dire d’une cité qu’elle est heureuse, il faut tenir compte non pas de quelques-uns de ses membres, mais de tous les citoyens sans exception. Ainsi, les propriétés appartiendront en propre aux citoyens ; et les laboureurs seront nécessairement ou des esclaves, ou des barbares, ou des serfs.
Enfin parmi les éléments de la cité, reste l’ordre des pontifes, dont la position est bien marquée dans l’état. Un laboureur, un ouvrier ne peut jamais arriver aux fonctions du pontificat ; c’est aux citoyens seuls qu’appartient le service des dieux ; or le corps politique est divisé en deux parties, l’une guerrière, l’autre délibérante ; mais comme il est à la fois convenable et qu’on rende un culte à la Divinité, et qu’on assure le repos aux citoyens épuisés par l’âge, c’est à ceux-là qu’il faut remettre le soin du sacerdoce.
Tels sont donc les éléments indispensables à l’existence de l’État, les parties réelles de la cité. Elle ne peut d’une part se passer de laboureurs, d’artisans et de mercenaires de tout genre ; mais d’autre part, la classe guerrière et la classe délibérante sont les seules qui la composent politiquement. Ces deux grandes divisions de l’état se distinguent encore entre elles, l’une par la perpétuité, l’autre par l’alternative des fonctions.
Ce n’est pas du reste, en philosophie politique, une découverte contemporaine ni même récente, que cette division nécessaire des individus en classes distinctes, [1329b] les guerriers d’un côté, les laboureurs de l’autre. Elle existe encore aujourd’hui en Egypte et en Crète, instituée là, dit-on, par les lois de Sésostris, ici par celles de Minos.
L’établissement des repas communs n’est pas moins antique, et remonte pour la Crète au règne de Minos, et pour l’Italie, à une époque encore plus reculée. Les savants de ce dernier pays assurent que c’est d’un certain Italus, devenu roi de l’Œnotrie, que les Œnotriens ont changé leur nom en celui d’Italiens, et que le nom d’Italie fut donné à toute cette partie des rivages d’Europe comprise entre les golfes Scyllétique et Lamétique, distants l’un de l’autre d’une demi-journée de route.
On ajoute qu’Italus rendit agriculteurs les Œnotriens auparavant nomades, et que, parmi d’autres institutions, il leur donna celle des repas communs. Aujourd’hui même il y a des cantons qui ont conservé cette coutume, avec quelques-unes des lois d’Italus. Elle existait chez les Opiques, habitants des rivages de la Tyrrhénie, et qui portent encore leur ancien surnom d’Ausoniens ; on la retrouve chez les Choniens, qui occupent le pays nommé Syrtis, sur les côtes de l’Iapygie et du golfe Ionique. On sait d’ailleurs que les Choniens étaient aussi d’origine œnotrienne.
Les repas communs ont donc pris naissance en Italie. La division des citoyens par classes vient d’Egypte, et le règne de Sésostris est bien antérieur à celui de Minos. On doit croire du reste que, dans le cours des siècles, les hommes ont dû imaginer ces institutions et bien d’autres, plusieurs fois, ou, pour mieux dire, une infinité de fois. D’abord le besoin même a nécessairement suggéré les moyens de satisfaire les premières nécessités ; et ce fonds une fois acquis, les perfectionnements et l’abondance ont dû, selon toute apparence, se développer dans le même rapport ; c’est donc une conséquence fort logique que de croire cette loi également applicable aux institutions politiques.
Tout à cet égard est bien vieux ; l’Egypte est là pour le prouver. Personne ne contestera sa prodigieuse antiquité, et de tout temps elle a possédé des lois et une organisation politique. Il faut donc suivre nos prédécesseurs partout où ils ont bien fait, et ne songer à l’innovation que là où ils nous ont laissé des lacunes à remplir.
Nous avons dit que les biens-fonds appartenaient de droit à ceux qui possèdent les armes et les droits politiques ; et nous avons ajouté, en déterminant les qualités et l’étendue du territoire, que les laboureurs devaient former une classe séparée de celle-là. Nous parlerons ici de la division des propriétés, du nombre et de l’espèce des laboureurs. Nous avons déjà rejeté la communauté des terres [1330a] admise par quelques auteurs ; mais nous avons déclaré que la bienveillance des citoyens entre eux devait en rendre l’usage commun, pour que tous fussent assurés au moins de leur subsistance. On regarde généralement l’établissement des repas communs comme parfaitement profitable à tout État bien, constitué. Nous dirons plus tard pourquoi nous adoptons aussi ce principe ; mais il faut que tous les citoyens sans exception viennent y prendre place ; et c’est chose difficile que les pauvres, en y apportant la part fixée par la loi, puissent en outre subvenir à tous les autres besoins de leur famille.
Les frais du culte divin sont encore une charge commune de la cité. Ainsi donc, le territoire doit être divisé en deux portions, l’une au public, l’autre aux particuliers ; et toutes deux seront subdivisées en deux autres. La première portion sera subdivisée pour fournir à la fois, et aux dépenses du culte et à celles des repas communs. Quant à la seconde, on la divisera pour que, chaque citoyen possédant quelque chose en même temps, et sur la frontière et aux environs de la cité, soit intéressé également à la défense des deux localités.
Cette répartition, équitable en elle-même, assure l’égalité des citoyens, et leur union plus intime contre les ennemis communs qui les avoisinent. Partout où elle n’est pas établie, les uns s’inquiètent peu des hostilités qui désolent la frontière ; les autres les redoutent avec une honteuse pusillanimité. Aussi, dans quelques États, la loi exclut les propriétaires de la frontière de toute délibération sur les agressions ennemies qui les atteignent, comme trop directement intéressés pour être bons juges. Tels sont les motifs qui doivent faire partager le territoire comme nous venons de le dire.
Quant à ceux qui le doivent cultiver, si l’on a le choix, il faut prendre surtout des esclaves, et avoir soin qu’ils ne soient pas tous de la même nation, et surtout qu’ils ne soient pas belliqueux. Avec ces deux conditions, ils seront excellents pour accomplir leur travail et ne songeront point à s’insurger. Ensuite, à ces esclaves il faut joindre quelques barbares à l’état de serfs, et qui présenteront les mêmes qualités que les esclaves. Sur les terres particulières, ils appartiendront au propriétaire ; sur les terres publiques, ils seront à l’État. Nous dirons plus loin comment il faut agir avec les esclaves, et pourquoi l’on doit toujours leur présenter la liberté comme le prix de leurs travaux.
Nous ne répéterons pas pourquoi la cité doit être à la fois continentale et maritime, et en rapport, autant que possible, avec tous les points du territoire ; nous l’avons dit plus haut. Quant à la position prise en elle-même, quatre choses surtout sont à considérer. La première et la plus importante, c’est la salubrité ; l’exposition au levant et aux vents qui soufflent de ce côté est la plus saine de toutes ; l’exposition au midi vient en second lien, et elle a cet avantage que le froid y est plus supportable durant l’hiver.
Par ailleurs, l’assiette de la ville doit être également choisie en vue des occupations intérieures qu’y ont les citoyens, et des attaques qu’elle peut avoir à supporter. [1330b] Il faut qu’en cas de guerre, les habitants puissent aisément en sortir, et que les ennemis aient autant de peine à y entrer qu’à en faire le blocus. La cité doit avoir dans ses murs des eaux et des sources naturelles en quantité ; et à leur défaut, il convient de creuser de vastes et nombreuses citernes, destinées à garder les eaux pluviales, pour qu’on ne manque point d’eau, dans le cas où, durant la guerre, les communications avec le pays viendraient à être coupées.
Comme la première condition c’est la santé pour les habitants, et qu’elle résulte d’abord de l’exposition et de la situation de la ville telle que nous l’avons dite, et en second lieu de l’usage d’eaux salubres, ce dernier point exige aussi la plus sérieuse attention. Les choses dont l’action s’exerce sur le corps le plus souvent et le plus largement, ont aussi le plus d’influence sur la santé ; et telle est précisément l’action naturelle de l’air et des eaux. Aussi partout où les eaux naturelles ne seront ni également bonnes ni également abondantes, il sera sage de séparer les eaux potables de celles qui peuvent suffire aux usages ordinaires.
Quant aux lieux de défense, la nature et l’utilité de l’emplacement varient suivant les constitutions. Une ville haute convient à l’oligarchie et à la monarchie ; la démocratie préfère une plaine. L’aristocratie rejette toutes ces positions, et s’accommode plutôt de quelques hauteurs fortifiées. Quant à la disposition des habitations particulières, elle paraît plus agréable et généralement plus commode, si elles sont bien alignées à la moderne et d’après le système d’Hippodanius. L’ancienne méthode avait, au contraire, l’avantage d’être plus sûre en cas de guerre ; les étrangers, une fois engagés dans la ville, pouvaient difficilement en sortir, et l’entrée ne leur avait pas coûté moins de peine.
Il faut combiner ces deux systèmes, et l’on fera bien d’imiter ce que nos cultivateurs nomment des quinconces dans la culture des vignes. On alignera donc la ville seulement dans quelques parties, dans quelques quartiers, et non dans toute sa superficie ; et l’on réunira par là l’élégance et la sûreté. Enfin, quant aux remparts, ceux qui n’en veulent point d’autres pour les cités. que la valeur des habitants, sont dupes d’un vieux préjugé, bien que les faits aient sous leurs yeux hautement démenti les cités qui s’étaient fait ce singulier point d’honneur.
Il y aurait peu de bravoure à ne se défendre, contre des ennemis égaux ou peu supérieurs en nombre, qu’à l’abri de ses murailles ; mais ou a vu et l’on peut voir fort bien encore les assaillants arriver en masse, sans que la valeur surhumaine d’une poignée de braves puisse les repousser. Pour se mettre donc en garde contre des revers et des désastres, pour échapper à une défaite certaine, les moyens les plus militaires sont les fortifications les plus inexpugnables, surtout aujourd’hui [1331a] où l’art des sièges, avec ses traits et ses terribles machines, a fait tant de progrès.
Refuser des remparts aux villes serait aussi peu sensé que de choisir un pays ouvert, ou d’en niveler toutes les hauteurs ; autant vaudrait défendre d’entourer de murs les maisons particulières, de peur d’inspirer de la lâcheté aux habitants. Mais il faut bien se persuader que, quand on a des remparts, on peut à volonté s’en servir ou ne s’en servir pas ; et que dans une ville ouverte on n’a pas le choix.
Si nos réflexions sont justes, il faut non seulement entourer la ville de remparts, mais il faut, tout en en faisant un ornement, les rendre capables de résister à tous les systèmes d’attaque, et surtout à ceux de la tactique moderne. L’attaque ne néglige aucun moyen de succès ; la défense de son côté doit chercher, méditer et inventer de nouvelles ressources ; et le premier avantage d’un peuple qui est bien sur ses gardes, c’est qu’on songe beaucoup moins à l’attaquer. Mais comme il faut pour les repas communs partager les citoyens en plusieurs sections, et que les murailles aussi doivent, de distance en distance, et aux endroits les plus convenables, avoir des tours et des corps de garde, il est clair que ces tours seront naturellement destinées à recevoir les réunions de citoyens pour les repas communs.
Tels sont les principes qu’on peut adopter relativement à la position de la cité et à l’utilité des remparts.
Les édifices consacrés aux cérémonies religieuses seront aussi splendides qu’ils doivent l’être, et serviront à la fois aux repas solennels des principaux magistrats et à l’accomplissement de tous les rites que la loi ou un oracle de la Pythie n’a pas rendus secrets. Ce lieu, qu’on apercevra de tous les quartiers environnants, qu’il doit dominer, sera tel que l’exige la dignité des personnages qu’il recevra.
Au bas de l’éminence où sera situé l’édifice, il sera convenable de trouver la place publique, disposée comme celle qu’on nomme en Thessalie la Place de la Liberté. Cette place ne sera jamais souillée de marchandises, et l’entrée en sera défendue aux artisans, aux laboureurs et à tout autre individu de cette classe, à moins que le magistrat ne les y appelle formellement. Il faut aussi que l’aspect de ce lieu soit agréable, puisque c’est là que les hommes d’un âge mûr se livreront aux exercices gymnastiques ; car on doit, même à cet égard, séparer les âges divers. Quelques magistrats assisteront aux jeux de la jeunesse, de même que les hommes mûrs iront assister parfois à ceux des magistrats. Se sentir sous l’œil du magistrat inspire la véritable pudeur, et la crainte qui sied au cœur de l’homme libre. Loin de cette place, et bien séparée d’elle, sera celle qui est destinée au marché ; [1331b] le lieu sera d’un facile accès à tous les transports venant de la mer ou de l’intérieur du pays.
Puisque le corps des citoyens se partage en pontifes et en magistrats, il est convenable que les repas communs des pontifes aient lieu dans le voisinage des édifices consacrés. Quant aux magistrats chargés de prononcer sur les contrats, sur les actions criminelles et civiles, et sur toutes les affaires de ce genre, ou bien chargés de la surveillance des marchés et de ce qu’on nomme la police de la ville, le lieu de leurs repas doit être situé près de la place publique et d’un quartier fréquenté. Le voisinage de la place du marché, où se font toutes les transactions, sera surtout convenable à cet effet. Quant à l’autre place dont nous avons parlé plus haut, elle doit jouir toujours d’un calme absolu ; celle-ci, au contraire, sera destinée à toutes les relations matérielles et indispensables.
Toutes les divisions urbaines que nous venons d’énumérer, devront aussi se répéter dans les cantons ruraux. Là, les magistrats, qu’on les appelle, ou conservateurs des forêts, ou inspecteurs des campagnes, auront aussi des corps de garde pour la surveillance, et des repas communs. Dans les campagnes également, seront répartis quelques temples, consacrés les uns aux dieux, les autres aux héros.
Il est du reste inutile de nous arrêter à des détails plus précis sur cet objet : ce sont là des choses très faciles à imaginer, quoiqu’elles le soient beaucoup moins à mettre en pratique. Pour les dire, il suffit de se laisser aller à son désir ; mais il faut l’appui de la fortune pour les exécuter. Aussi, nous nous contenterons de ce que nous avons exposé sur ce sujet.
Examinons maintenant ce que sera la constitution elle-même, et quelles qualités doivent posséder les membres qui composent la cité pour que le bonheur et l’ordre de l’état soient parfaitement assurés. Le bonheur en général ne s’obtient qu’à deux conditions : l’une, que le but, la fin qu’on se propose, soit louable ; la seconde, qu’on puisse accomplir les actes qui y conduisent. Il est également possible, et que ces deux conditions se rencontrent, et qu’elles ne se rencontrent point. Parfois le but est excellent, et l’on ne possède pas les moyens propres à l’atteindre ; parfois on a toutes les ressources nécessaires pour y arriver, et le but est mauvais ; enfin on peut se tromper tout à la fois sur le but et sur les moyens ; témoin la médecine : tantôt elle ne sait pas juger comme il faut du remède qui doit guérir le mal ; tantôt elle ne possède pas les moyens nécessaires à la guérison qu’elle se propose. Dans tous les arts, dans toutes les sciences, il faut donc que le but et les moyens qui peuvent y conduire soient également bons et forts.
Il est clair que tous les hommes souhaitent la vertu et le bonheur ; mais y atteindre est permis aux uns et interdit aux autres ; et c’est un effet, soit des circonstances, soit de la nature. La vertu ne s’obtient qu’à certaines conditions, faciles à réunir pour les individus heureusement placés, plus difficiles pour les individus moins favorisés ; [1332a] et l’on peut, même avec toutes les facultés requises, s’égarer dans la route dès les premiers pas. Puisque nos recherches ont pour objet la meilleure constitution, source de l’administration parfaite de l’État, et que cette administration parfaite est celle qui assurera la plus grande somme de bonheur à tous les citoyens, il nous faut nécessairement savoir en quoi consiste le bonheur.
Nous l’avons dit dans notre Éthique, si toutefois il nous est permis de croire que cet ouvrage n’est pas dénué de toute utilité : le bonheur est un développement et une application complète de la vertu, non pas relative, mais absolue. J’entends par relative, la vertu appliquée aux besoins nécessaires de la vie ; par absolue, celle qui s’applique uniquement au beau et au bien. Ainsi, en fait de justice humaine, la punition et le juste châtiment du coupable sont des actes de vertu ; mais c’est aussi un acte de nécessité, c’est-à-dire qu’il n’est bon que parce qu’il est nécessaire ; pourtant il serait certainement préférable que les individus et l’État pussent se passer de pénalité. Les actes, au contraire, qui n’ont pour objet que la gloire et le perfectionnement moral, sont beaux dans le sens absolu. De ces deux ordres d’actes, le premier tend simplement à nous délivrer d’un mal ; le second, tout au contraire, prépare et opère directement le bien.
L’homme vertueux peut savoir noblement supporter la misère, la maladie et tant d’autres maux ; mais le bonheur n’en consiste pas moins dans les contraires. Dans la Éthique encore, nous avons défini l’homme vertueux : l’homme qui, par sa vertu, ne prend pour des biens que les biens absolus ; et il n’est pas besoin d’ajouter qu’il doit aussi savoir faire de ces biens-là un emploi absolument beau, absolument honnête. De là même est venue cette opinion vulgaire, que le bonheur dépend des biens extérieurs. Autant vaudrait attribuer un jeu savant sur la lyre à l’instrument lui-même plutôt qu’au talent de l’artiste.
De ce que nous venons de dire, il résulte évidemment que le législateur doit trouver à l’avance certains éléments de son œuvre, mais qu’il peut aussi en préparer lui-même quelques-uns.
Aussi nous a-t-il fallu supposer à l’État tous les éléments dont le hasard seul dispose ; car nous avons admis que le hasard était parfois le seul maître des choses ; mais ce n’est pas lui qui assure la vertu de l’État ; c’est la volonté intelligente de l’homme. L’État n’est vertueux que lorsque tous les citoyens qui font partie du gouvernement sont vertueux ; et l’on sait qu’à notre avis, tous les citoyens doivent prendre part au gouvernement de l’État. Cherchons donc comment on forme les hommes à la vertu. Certes, si cela était possible, il serait préférable de les y former tous en même temps, sans s’occuper des individus un à un : mais la vertu générale n’est que le résultat de la vertu de tous les particuliers.
Quoi qu’il en soit, trois facteurs peuvent rendre l’homme bon et vertueux : la nature, l’habitude et la raison. Ainsi d’abord, il faut que la nature nous fasse naître de la race humaine, et non de telle autre espèce d’animaux ; il faut ensuite qu’elle accorde certaines qualités d’âme et de corps. De plus, les dons de la nature ne suffisent pas ; les qualités naturelles se modifient suivant les mœurs, [1332b] et elles en peuvent recevoir une double influence qui les pervertit ou qui les améliore.
Presque tous les animaux ne sont soumis qu’à l’empire de la nature ; quelques espèces en petit nombre sont encore soumises à l’empire des habitudes ; l’homme est le seul qui joigne la raison aux mœurs et à la nature. Il faut que ces trois choses concordent entre elles ; et souvent la raison combat la nature et les mœurs, quand elle croit meilleur de secouer leurs lois. Nous avons déjà dit à quelles conditions les citoyens peuvent offrir une matière facile à l’œuvre du législateur ; le reste est l’affaire de l’éducation, qui agit par les habitudes et par les leçons des maîtres.
L’association politique étant toujours composée de chefs et de subordonnés, je demande si l’autorité et l’obéissance doivent être alternatives ou viagères. Il est clair que le système de l’éducation devra se rapporter à ces grandes divisions des citoyens entre eux. Si quelques hommes l’emportaient sur les autres hommes autant que, selon la croyance commune, les dieux et les héros peuvent différer des mortels, à l’égard du corps, qu’un coup d’œil suffit pour juger, et même à l’égard de l’âme, de telle sorte que la supériorité des chefs fût aussi incontestable et aussi évidente pour les sujets, nul doute qu’il ne fallût préférer la perpétuité de l’obéissance pour les uns, et du pouvoir pour les autres.
Mais ces dissemblances sont choses fort difficiles à constater ; et il n’en est pas du tout ici comme pour ces rois de l’Inde qui, selon Scylax, l’emportent si complètement sur les sujets qui leur obéissent. Il est donc évident que, par bien des motifs, l’alternative de l’autorité et de la soumission doit nécessairement être commune à tous les citoyens. L’égalité est l’identité d’attributions entre des êtres semblables, et l’État ne saurait vivre contre les lois de l’équité ; les factieux que le pays renferme toujours trouveraient de constants appuis dans les sujets mécontents, et les membres du gouvernement ne sauraient jamais être assez nombreux pour résister à tant d’ennemis réunis.
Cependant, il est incontestable qu’il doit y avoir une différence entre les chefs et les subordonnés. Quelle sera cette différence, et quelle sera la répartition du pouvoir ? Telles sont les questions que doit résoudre le législateur. Nous l’avons déjà dit : c’est la nature elle-même qui a tracé la ligne de démarcation, en créant dans une espèce identique les classes des jeunes et des vieux, les uns destinés à obéir, les autres capables de commander. Une autorité conférée par l’âge ne peut irriter la jalousie, ni enfler la vanité de personne, surtout lorsque chacun est assuré d’obtenir avec les années la même prérogative.
Ainsi, l’autorité et l’obéissance doivent être à la fois perpétuelles et alternatives ; et par suite, l’éducation doit être à la fois pareille et diverse, [1333a] puisque, de l’aveu de tout le monde, l’obéissance est la véritable école du commandement. Or l’autorité, avons-nous dit plus haut, peut être ou dans l’intérêt de celui qui la possède, ou bien dans l’intérêt de celui sur qui elle s’exerce. Dans le premier cas, c’est l’autorité d’un maître sur ses esclaves ; dans le second, c’est une autorité appliquée à des hommes libres.
De plus, les ordres peuvent autant différer par le motif qui les a dictés que par les résultats mêmes qu’ils produisent. Bien des services réputés exclusivement domestiques, sont faits pour honorer les jeunes gens libres qui les accomplissent. Le mérite ou le vice d’une action est bien moins dans cette action elle-même que dans les motifs qui l’inspirent et le but qu’elle poursuit. Nous avons établi que la vertu du citoyen, quand il commande, est identique à la vertu de l’homme parfait, et nous avons ajouté que le citoyen devait d’abord obéir avant de commander ; nous en concluons ici que c’est au législateur de former les citoyens à la vertu, en connaissant et les moyens de les y mener, et le but essentiel de la vie la meilleure.
L’âme se compose de deux parties : l’une qui possède par elle-même la raison, l’autre qui, sans la posséder, est du moins capable de lui obéir ; à l’une et à l’autre, appartiennent les vertus qui constituent l’homme de bien. Cette division une fois admise telle que nous la proposons, on peut dire sans peine laquelle entre ces deux parties de l’âme, renferme le but même que l’on doit poursuivre ; car toujours un objet moins bon est fait en vue d’un objet meilleur ; c’est chose non moins évidente dans les produits de l’art que dans ceux de la nature ; et ici l’objet le meilleur, c’est la partie raisonnable de l’âme.
En adoptant dans cette recherche notre procédé ordinaire d’analyse, on peut diviser la raison en deux autres parties, raison pratique et raison spéculative. Par une conséquence nécessaire, la division que nous appliquons à cette partie de l’âme s’applique également aux actes qu’elle produit ; et si l’on pouvait choisir, il faudrait préférer les actes de la partie naturellement supérieure, soit dans tous les cas, soit dans un cas unique où les deux parties de l’âme seraient en présence ; car en toutes choses il faut toujours préférer ce qui mène au but le plus élevé.
La vie se partage, quelle qu’elle soit, en travail et repos, en guerre et paix. Parmi les actes humains, les uns se rapportent au nécessaire, à l’utile ; les autres se rapportent uniquement au beau. Une distinction toute pareille doit, à ces divers égards, se retrouver nécessairement dans les parties de l’âme et dans leurs actes : la guerre ne se fait qu’en vue de la paix ; le travail ne s’accomplit qu’en vue du repos ; on ne recherche le nécessaire et l’utile qu’en vue du beau.
En tout ceci, l’homme d’État doit régler ses lois sur les deux parties de l’âme et sur leurs actes, mais surtout sur la fin la plus relevée qu’elles puissent toutes deux atteindre. Des distinctions pareilles s’appliquent aux diverses carrières, aux diverses occupations de la vie pratique. Il faut être également prêt au travail et au combat ; mais le loisir [1333b] et la paix sont préférables ; il faut savoir accomplir le nécessaire et l’utile ; cependant le beau est supérieur à l’un et à l’autre. Ce sont donc là des directions qu’il convient de donner aux citoyens, dès leur enfance, et pendant tout le temps qu’ils restent soumis à des maîtres.
Les gouvernements qui semblent aujourd’hui les meilleurs de la Grèce, comme les législateurs qui les ont fondés, ne paraissent point avoir rapporté leurs institutions à une fin supérieure, ni dirigé leurs lois et l’éducation publique vers l’ensemble des vertus ; mais ils ont incliné assez peu noblement à celles qui semblent devoir être utiles et plus capables de satisfaire l’ambition. Des auteurs plus récents ont soutenu à peu près les mêmes opinions ; et ils ont admiré hautement la constitution de Lacédémone, et loué le fondateur qui l’a tournée tout entière vers la conquête et la guerre.
La raison suffit aisément à condamner ces principes, comme les faits eux-mêmes, accomplis sous nos yeux, se sont chargés d’en prouver la fausseté. Partageant le sentiment qui pousse les hommes en général à la conquête, en vue des bénéfices de la victoire, Thibron et tous ceux qui ont écrit sur le gouvernement de Lacédémone, semblent porter aux nues son illustre législateur, parce que, grâce au mépris de tous les périls, sa république a su se faire une vaste domination.
Mais, à cette heure, que la puissance Spartiate est détruite, tout le monde convient que Lacédémone n’est pas heureuse, ni son législateur irréprochable. N’est-il pas extraordinaire, cependant, que conservant les institutions de Lycurgue, et pouvant sans obstacle les suivre à son gré, elle ait perdu toute sa félicité ? Mais c’est qu’on se trompe aussi sur la nature de la puissance que l’homme politique doit s’efforcer de mettre en honneur. Commander à des hommes libres vaut bien mieux, et est bien plus conforme à la vertu, que de commander à des esclaves.
De plus, il ne faut pas croire un État heureux, ni un législateur fort habile, quand ils n’ont songé qu’aux dangereux travaux de la conquête. Avec des principes aussi déplorables, chaque citoyen ne pensera évidemment qu’à usurper le pouvoir absolu dans sa propre patrie, dès qu’il pourra s’en rendre maître ; ce dont pourtant Lacédémone n’a pas manqué de faire un crime au roi Pausanias, que toute sa gloire ne put défendre.
De pareils principes et les lois qu’ils dictent, ne sont pas dignes d’un homme d’état ; ils sont aussi erroné qu’ils sont funestes. Le législateur ne doit déposer dans le cœur des hommes que des sentiments également bons pour le public et pour les particuliers. Si l’on s’exerce aux combats, ce doit être non point en vue de soumettre à l’esclavage des peuples qui ne méritent point ce joug ignominieux ; mais ce doit être d’abord pour n’être point subjugué soi-même ; ensuite, pour ne conquérir le pouvoir que dans l’intérêt des sujets ; [1334a] et enfin, pour ne commander en maître qu’à des hommes destinés à obéir en esclaves.
Le législateur doit surtout faire en sorte que même ses lois sur la guerre, comme le reste de ses institutions, n’aient en vue que la paix et le repos. Et ici les faits viennent joindre leur témoignage à celui de la raison. La guerre, tant qu’elle dure, a fait le salut de pareils États ; mais la victoire, en leur assurant le pouvoir, leur a été fatale ; comme l’acier, ils ont perdu leur trempe dès qu’ils ont eu la paix ; et la faute en est au législateur, qui n’a pas appris la paix à sa cité.
Puisque le but de la vie humaine est le même pour les masses et pour les individus, et puisque l’homme de bien et une bonne constitution se proposent nécessairement une fin pareille, il s’ensuit évidemment que le repos exige des vertus spéciales ; car, je le répète, la paix est le but de la guerre, le repos est le but du travail.
Les vertus qui assurent le repos et le bonheur, sont celles qui sont d’usage dans le repos aussi bien que dans le travail. Le repos ne s’obtient que par la réunion de bien des conditions indispensables pour les premiers besoins. L’État, pour jouir de la paix, doit être prudent, courageux et ferme ; car le proverbe est bien vrai :
Point de repos pour les esclaves.
Quand on ne sait pas braver le danger, on devient la proie du premier attaquant.
Il faut donc courage et patience dans le travail ; il faut de la philosophie dans le loisir, de la prudence et de la sagesse dans l’une et l’autre de ces deux situations, mais surtout au milieu de la paix et du repos. La guerre donne forcément justice et sagesse à des hommes qu’enivrent et pervertissent le succès et les jouissances du loisir et de la paix.
On a surtout besoin de justice et de prudence, quand on est au faîte de la prospérité et qu’on jouit de tout ce qui fait l’envie des autres hommes. Il en est comme des sages que les poètes nous représentent dans les îles Fortunées : plus leur béatitude est complète, au milieu de tous les biens dont ils sont comblés, plus ils doivent appeler à leur aide la philosophie, la modération et la justice. Ces vertus évidemment ne sont pas moins nécessaires au bonheur et à la vertu de l’État. S’il est honteux de ne point savoir user de la fortune, il l’est surtout de ne pas savoir en user au sein du loisir, et de développer son courage et sa vertu durant les combats, pour montrer une bassesse d’esclave pendant la paix et le repos.
Il ne faut pas entendre la vertu comme l’entendait la cité des Lacédémoniens ; ce n’est pas qu’elle ait compris le bien suprême autrement que chacun ne le comprend ; [1334b] mais elle a cru qu’on pouvait surtout l’acquérir par une vertu spéciale, la vertu guerrière. Or, comme il existe des biens supérieurs à ceux que procure la guerre, il est évident aussi que la jouissance de ces biens-là est préférable, sans avoir d’autre objet qu’elle-même, à celle des seconds. Voyons par quelles voies on pourra gagner ces biens inappréciables. Nous avons déjà dit que les influences qui s’exercent sur l’âme sont de trois sortes, la nature, les mœurs et la raison. Nous avons aussi précisé les qualités que les citoyens doivent préalablement recevoir de la nature. Il nous reste à rechercher si l’éducation de la raison doit précéder celle des habitudes ; car il faut que ces deux dernières influences soient dans la plus parfaite harmonie, puisque la raison même peut s’égarer en poursuivant le meilleur but, et que les mœurs ne sont pas sujettes à moins d’erreurs.
Ici, comme dans tout le reste, c’est la génération par laquelle tout commence ; mais la fin delà génération remonte à une source dont l’objet est tout différent. Dans l’homme, la vraie fin de la nature c’est la raison et l’intelligence, seuls objets qu’on doit avoir en vue dans les soins appliqués, soit à la génération des citoyens, soit à la formation de leurs mœurs.
De même que l’âme et le corps, avons-nous dit, sont bien distincts, de même l’âme a deux parties non moins différentes : l’une irrationnelle, l’autre douée de raison ; elles se produisent sous deux manières d’être diverses : pour la première, l’instinct ; pour l’autre, l’intelligence. Si la naissance du corps précède celle de l’âme, la formation de la partie irrationnelle est antérieure à. celle de la partie raisonnable. Il est bien facile de s’en convaincre : la colère, la volonté, le désir se manifestent chez les enfants aussitôt après leur naissance ; le raisonnement, l’intelligence ne se montrent, dans l’ordre naturel des choses, que beaucoup plus tard. Il faut donc nécessairement s’occuper du corps avant de penser à l’âme ; et après le corps, il faut songer à l’instinct, bien qu’en définitive l’on ne forme l’instinct que pour l’intelligence, et que l’on ne forme le corps qu’en vue de l’âme.
Si c’est un devoir du législateur d’assurer dès le principe aux citoyens qu’il élève des corps robustes, ses premiers soins doivent s’attacher aux mariages des parents, et aux conditions de temps et d’individus requises pour les contracter. Ici deux choses sont à considérer, les personnes et la durée probable de leur union, afin que les âges soient toujours dans un rapport convenable, et que les facultés des deux époux ne discordent jamais, le mari pouvant encore avoir des enfants, quand la femme est devenue stérile, ou réciproquement ; car ce sont là, dans les unions, des germes de querelles et de mésintelligence. Ceci importe, en second lieu, pour le rapport des âges entre les parents et les enfants, qui les doivent remplacer. Il ne faut pas qu’il y ait entre les pères et les enfants une excessive différence ; car alors la gratitude des enfants, envers des parents trop âgés, est complètement vaine, et les parents ne peuvent assurer à leur famille les secours dont elle a besoin. Il ne faut pas non plus que cette différence des âges soit trop faible ; car ce sont d’autres inconvénients [1335a] non moins graves. Les enfants alors ne se sentent pas plus de respect pour leurs parents que pour des compagnons d’âge ; et cette égalité peut causer dans l’administration de la famille des discussions peu convenables. Mais revenons à notre point de départ, et voyons comment le législateur pourra former presqu’à son gré les corps des enfants dès qu’ils sont engendrés.
Tout ici à peu près repose sur un seul point auquel il faut donner grande attention. Comme la nature a limité la faculté génératrice à l’âge de soixante-dix ans tout au plus tard pour les hommes, et cinquante pour les femmes, c’est en se réglant sur ces époques extrêmes qu’il faut fixer l’âge où peut commencer l’union conjugale.
Les unions prématurées ne sont pas favorables aux enfants qui en sortent. Dans toutes les races d’animaux, les accouplements entre bêtes trop jeunes produisent des rejetons faibles, le plus ordinairement du sexe féminin et de formes très petites. L’espèce humaine est nécessairement soumise à la même loi. On peut s’en convaincre en voyant que, dans tous les pays où les jeunes gens s’unissent ordinairement de trop bonne heure, la race est débile et de petites proportions. D en résulte un autre danger : les femmes jeunes souffrent bien davantage en couches, et succombent bien plus fréquemment. Aussi, assure-t-on que l’oracle répondit aux Trézéniens qui le consultaient sur les morts multipliées de leurs jeunes femmes, qu’on les mariait trop tôt,
sans penser à la récolte des fruits.
L’union dans un âge plus formé n’est pas moins utile pour assurer la modération des sens. Les femmes qui ont trop tôt senti l’amour, paraissent douées en général d’un excessif tempérament. Pour les hommes, l’usage du sexe durant leur croissance nuit au développement du corps, qui ne cesse d’acquérir de la force qu’à un moment fixé par la nature, au delà duquel il ne peut plus croître.
On peut donc déterminer l’époque du mariage, à dix-huit ans pour les femmes, et à trente-sept ou un peu moins pour les hommes. Dans ces limites, le moment de l’union sera précisément celui de toute la force ; et les époux auront un temps égal pour procréer convenablement, jusqu’à ce que la nature leur ôte la puissance génératrice. Ainsi leur union pourra être féconde, et au moment de toute leur vigueur, si, comme on doit le croire, la naissance des enfants suit immédiatement le mariage, et jusqu’au déclin de l’âge, c’est-à-dire vers soixante-dix ans pour les maris.
Tels sont nos principes sur l’époque et la durée des mariages ; quant au moment précis de l’union, nous partageons l’avis de ceux qui, par leur propre expérience toujours heureuse, croient que l’hiver est le temps le plus propice. Il faut consulter aussi ce que les médecins et [1335b] les naturalistes ont pensé sur la génération. Les premiers pourront dire quelles sont les qualités requises de santé ; et les autres apprendront quels vents il convient d’attendre. En général le vent du nord leur semble préférable à celui du midi.
Nous ne nous arrêterons pas sur les conditions de tempérament les plus favorables dans les parents à la vigueur de leurs fils ; ces détails, si l’on approfondissait les choses, ne trouveraient une place convenable que dans un traité d’éducation. Nous pourrons, ici, aborder ce sujet en quelques mots. Le tempérament n’a pas besoin d’être athlétique, ni pour les travaux politiques, ni pour la santé, ni pour la procréation : il ne faut pas non plus qu’il soit valétudinaire et trop incapable de rudes travaux ; il faut qu’il tienne le milieu entre ces extrêmes. Le corps doit être rompu aux fatigues, sans pourtant que ces fatigues soient par trop violentes. Une doit pas non plus n’être propre qu’à un seul genre d’exercice, comme ceux des athlètes ; il doit pouvoir supporter tous les travaux dignes d’un homme libre. Ces conditions me paraissent également applicables aux femmes et aux hommes.
Les mères, durant la grossesse, veilleront avec soin à leur régime, et se garderont bien d’être inactives et de se nourrir légèrement. Le moyeu est facile, et le législateur n’aura qu’à leur prescrire de se rendre chaque jour au temple, pour implorer l’appui des dieux qui président aux naissances. Mais si leur corps a besoin d’activité, il faudra conserver au contraire à leur esprit le calme le plus parfait. Les enfants ne ressentent pas moins les impressions de la mère qui les porte, que les fruits ne tiennent du sol qui les nourrit.
Pour distinguer les enfants qu’il faut abandonner, et ceux qu’il faut élever, il conviendra de défendre par une loi de prendre jamais soin de ceux qui naîtront difformes ; quant au nombre des enfants, si les mœurs répugnent à l’abandon complet, et qu’au delà du terme formellement imposé à la population, quelques mariages deviennent féconds, il faudra provoquer l’avortement avant que l’embryon ait reçu le sentiment et la vie. Le crime, ou l’innocence de ce fait, ne dépend absolument que de cette circonstance de sensibilité et de vie.
Mais il ne suffit pas d’avoir précisé l’âge où, pour l’homme et la femme, commencera l’union conjugale, il faut encore déterminer l’époque où la génération devra cesser. Les hommes trop âgés comme les jeunes gens ne produisent que des êtres incomplets de corps et d’esprit, et les enfants des vieillards sont d’une faiblesse irrémédiable. Que l’on cesse d’engendrer au moment même où l’intelligence a acquis tout son développement ; et cette époque, si l’on s’en rapporte au calcul de quelques poètes, qui mesurent la vie par septénaires, coïncide généralement avec la cinquantaine. Ainsi, qu’on renonce à procréer des enfants quatre ou cinq ans au plus après ce terme ; et qu’on ne prenne encore les plaisirs de l’amour que par des motifs de santé, ou par des considérations non moins fortes.
Quant à l’infidélité, de quelque part qu’elle vienne, à quelque degré qu’elle soit poussée, il faut en faire un objet de déshonneur, tant qu’on est époux de fait ou de nom ; et si la faute est constatée durant le temps fixé pour la fécondité, [1336a] qu’elle soit punie d’une peine infamante avec toute la sévérité qu’elle mérite.
Les enfants une fois nés, il faut se bien persuader que la nature de l’alimentation qui leur est donnée, a la plus grande influence sur leurs forces physiques. L’exemple même des animaux, ainsi que l’exemple de toutes les nations qui font un cas particulier des tempéraments propres à la guerre, nous prouve que la nourriture la plus substantielle et qui convient le mieux au corps, est le lait, et qu’il faut s’abstenir de donner du vin aux enfants, à cause des maladies qu’il engendre.
Il importe aussi de savoir jusqu’à quel point il convient de leur laisser la liberté de leurs mouvements ; pour éviter que leurs membres si délicats ne se déforment, quelques nations se servent, encore de nos jours, de diverses machines qui assurent à ces petits corps un développement régulier. Il est utile encore, dès la plus tendre enfance, de les habituer à l’impression du froid ; et cet usage n’est pas moins utile pour la santé que pour les travaux de la guerre. Aussi, bien des peuples barbares ont-ils la coutume tantôt de plonger leurs enfants dans l’eau froide, tantôt de ne leur donner qu’un vêtement fort léger ; et c’est ce que font les Celtes.
Pour toutes les habitudes qu’on peut contracter, il vaut mieux s’y prendre dès l’âge le plus tendre, en ayant soin de procéder par degrés ; et la chaleur naturelle des enfants leur fait très aisément affronter le froid. Tels sont à peu près les soins qu’il importe le plus d’avoir pour le premier âge.
Quant à l’âge qui suit celui-là et qui s’étend jusqu’à cinq ans, on ne peut encore en exiger ni une application intellectuelle, ni des fatigues violentes, qui arrêteraient la croissance. Mais on peut lui demander l’activité nécessaire pour éviter une entière paresse de corps. On peut alors provoquer les enfants à l’action par divers moyens, mais surtout par le jeu ; et les jeux qu’on leur donne ne doivent être ni indignes d’hommes libres, ni trop pénibles, ni trop faciles. Surtout que les magistrats chargés de l’éducation et qu’on nomme pédonomes, veillent avec le plus grand soin aux paroles, aux contes qui viendront frapper ces jeunes oreilles. Tout ici doit être fait pour les préparer aux travaux qui plus tard les attendent. Que leurs jeux soient donc en général les ébauches des exercices auxquels ils se livreront dans un âge plus avancé. On a grand tort d’ordonner par des lois de comprimer les cris et les pleurs des enfants ; c’est au contraire un moyen de développement et une sorte d’exercice pour le corps. On se donne une force nouvelle dans un rude effort en retenant son haleine ; et les enfants profitent également de leur contention à crier. Parmi tant d’autres soins, les pédonomes veilleront aussi à ce qu’ils fréquentent le moins possible la société des esclaves ; car jusqu’à sept ans, [1336b] les enfants resteront nécessairement dans la maison paternelle.
Mais malgré cette circonstance, il convient d’épargner à leurs regards et à leurs oreilles tout spectacle, toute parole indignes d’un bomme libre. Le législateur devra sévèrement bannir de sa cité l’indécence des propos, comme il en bannit tout autre vice. Quand on se permet de dire des choses déshonnêtes, on est bien près de se permettre d’en faire ; et l’on doit proscrire, dès l’enfance, toute parole et toute action de ce genre. Si quelque bomme de naissance libre, mais trop jeune pour être admis à l’honneur des repas communs, se permet une parole, une action défendues, qu’on le châtie honteusement, qu’on le frappe ; et s’il est d’un âge déjà mûr, qu’on le punisse comme un vil esclave, par des châtiments convenables à son âge ; car sa faute est celle d’un esclave.
Puisque nous proscrivons les paroles indécentes, nous proscrirons également et les peintures et les représentations obscènes. Que le magistrat veille donc à ce qu’aucune statue, aucun dessin ne rappelle des idées de ce genre, si ce n’est dans les temples de ces dieux à qui la loi elle-même permet l’obscénité. Mais la loi prescrit dans un âge plus avancé de ne pas prier ces dieux-là, ni pour soi, ni pour sa femme, ni pour ses enfants.
La loi doit défendre aux jeunes gens d’assister aux farces satyriques et aux comédies, jusqu’à l’âge où ils pourront prendre place aux repas communs et boire le vin pur. Alors l’éducation les aura tous prémunis contre les dangers de ces réunions.
Nous n’avons fait ici qu’effleurer ce sujet ; mais nous verrons plus tard, en y insistant davantage, s’il ne faut pas pour la jeunesse bannir absolument tout spectacle ; ou bien, en admettant ce principe, comment il faut le modifier. Pour le moment, nous nous sommes bornés aux généralités indispensables.
Théodore, l’acteur tragique, n’avait peut-être pas tort de dire qu’il ne souffrait jamais qu’un comédien, même fort médiocre, parût eu scène avant lui, parce que les spectateurs se faisaient aisément à la voix qu’ils entendaient la première. Ceci est également vrai dans nos rapports, et avec nos semblables, et avec les choses qui nous entourent. La nouveauté est toujours ce qui nous charme le plus. Ainsi, qu’on rende étranger à l’enfance tout ce qui porte une mauvaise empreinte ; et surtout, qu’on en écarte tout ce qui sent le vice ou la malveillance.
De cinq à sept ans, il faut que les enfants assistent pendant deux années aux leçons qui, plus tard, seront faites pour eux. D’ailleurs, l’éducation comprendra nécessairement deux époques distinctes, depuis sept ans jusqu’à la puberté, et depuis la puberté jusqu’à vingt-un ans. On se trompe souvent quand on ne veut compter la vie que par périodes septénaires. Il faut bien plutôt suivre pour cette division la marche même de la nature ; [1337a] car les arts et l’éducation ont uniquement pour but d’en combler les lacunes. Voyons donc en premier lieu s’il convient que le législateur impose une règle à l’enfance. Nous verrons ensuite s’il vaut mieux que l’éducation soit faite en commun par l’état, ou laissée aux familles, comme dans la plupart des gouvernements actuels ; et nous dirons enfin sur quels objets elle doit porter.
On ne saurait donc nier que l’éducation des enfants ne doive être un des objets principaux des soins du législateur. Partout où l’éducation a été négligée, l’État en a reçu une atteinte funeste. C’est que les lois doivent toujours être en rapport avec le principe de la constitution, et que les mœurs particulières de chaque cité assurent le maintien de l’État, de même qu’elles en ont seules déterminé la forme première. Des mœurs démocratiques conservent la démocratie ; oligarchiques, elles conservent l’oligarchie ; et plus les mœurs sont pures, plus l’État est affermi.
Toutes les sciences, tous les arts exigent, pour qu’on y réussisse, des notions préalables, des habitudes antérieures. Il en est évidemment de même pour l’exercice de la vertu. Comme l’État tout entier n’a qu’un seul et même but, l’éducation doit être nécessairement une et identique pour tous ses membres ; d’où il suit qu’elle doit être un objet de surveillance publique et non particulière, bien que ce dernier système ait généralement prévalu, et qu’aujourd’hui chacun instruise ses enfants chez soi par les méthodes et sur les objets qu’il lui plaît. Cependant, ce qui est commun doit s’apprendre en commun ; et c’est une grave erreur de croire que chaque citoyen est maître de lui-même ; ils appartiennent tous à l’État, puisqu’ils en sont tous des éléments, et que les soins donnés aux parties doivent concorder avec les soins donnés à l’ensemble.
A cet égard, on ne saurait trop louer les Lacédémoniens. L’éducation de leurs enfants est commune, et ils y attachent une importance extrême. Pour nous, il est de toute évidence que la loi doit régler l’éducation et que l’éducation doit être publique. Mais il est essentiel de connaître ce que doit être précisément cette éducation, et la méthode qu’il convient d’y suivre. En général, les avis différent aujourd’hui sur les objets qu’elle doit embrasser, et l’on est fort loin de s’entendre unanimement sur ce que les jeunes gens doivent apprendre pour arriver à la vertu et à la vie la meilleure. On ignore même s’il faut s’occuper davantage à former l’intelligence ou à former le cœur.
Le système actuel d’éducation contribue beaucoup à embarrasser la question. On ne sait nullement s’il faut ne diriger l’éducation que vers les choses d’utilité réelle, ou bien en faire une école de vertu ; [1337b] ou si elle doit aussi comprendre des objets de pur agrément. Ces différents systèmes ont trouvé des partisans ; et il n’y a encore rien de généralement accepté sur les moyens de rendre la jeunesse vertueuse. Mais comme les avis sont fort divers sur l’essence même de la vertu, on ne doit pas s’étonner qu’ils le soient également sur la manière de la mettre en pratique.
Un point incontestable, c’est que l’éducation, parmi les choses utiles, doit comprendre celles qui sont d’une absolue nécessité ; mais elle ne doit pas les comprendre toutes sans exception. Toutes les occupations pouvant se distinguer en libérales et en serviles, la jeunesse n’apprendra parmi les choses utiles que celles qui ne tendront point à faire des artisans de ceux qui les pratiquent. On appelle occupations d’artisans toutes les occupations, art ou science, qui sont complètement inutiles pour former le corps, l’âme ou l’esprit d’un homme libre aux actes et à la pratique de la vertu. On donne aussi le même nom à tous les métiers qui peuvent déformer le corps, et à tous les labeurs dont un salaire est le prix ; car ils ôtent à la pensée toute activité et toute élévation.
Bien qu’il n’y ait certainement rien de servile à étudier jusqu’à certain point les sciences libérales, vouloir les pousser trop loin, c’est s’exposer aux inconvénients que nous venons de signaler. La grande différence consiste ici dans l’intention qui détermine le travail ou l’étude. On peut, sans se dégrader, faire pour soi, pour ses amis, ou dans une intention vertueuse, telle chose qui faite ainsi n’est pas au-dessous d’un homme libre, mais qui, faite pour des étrangers, sent le mercenaire et l’esclave.
Les objets qu’embrasse l’éducation actuelle, je le répète, présentent en général ce double caractère, et servent peu à éclaircir la question.
Aujourd’hui l’éducation se compose ordinairement de quatre parties distinctes : les lettres, la gymnastique, la musique et parfois le dessin ; la première et la dernière, comme d’une utilité aussi positive que variée dans la vie entière ; la seconde, comme propre à former le courage. Quant à la musique, on élève des doutes sur son utilité. Ordinairement on la regarde comme un objet de simple agrément ; mais les anciens en avaient fait une partie nécessaire de l’éducation, persuadés que la nature elle-même, comme je l’ai dit si souvent, nous demande non pas seulement un louable emploi de notre activité, mais aussi un noble emploi de nos loisirs. La nature, pour le dire encore une fois ; la nature est le principe de tout.
Si le travail et le repos sont tous deux nécessaires, le dernier est sans contredit préférable ; mais il faut chercher avec grand soin à le remplir comme il convient. Ce ne sera certainement pas par des jeux ; car ce serait / faire du jeu, chose impossible, le but même de la vie. Le jeu est surtout utile au milieu des travaux. L’homme qui travaille a besoin de délassement, et le jeu n’a pas d’autre objet que de délasser. Le travail amène toujours la fatigue et la contention de nos facultés. Il faut donc savoir appeler à propos l’emploi des jeux comme un remède salutaire. Le mouvement que le jeu procure détend l’esprit, et le repose par le plaisir qu’il donne.
[1338a] Le repos aussi semble également nous assurer le plaisir, le bonheur, la félicité ; car ce sont laies biens, non pas de ceux qui travaillent, mais de ceux qui vivent dans le loisir. On ne travaille jamais que pour arriver à un but que l’on n’a pas encore atteint ; et, dans l’opinion de tous les hommes, le bonheur est précisément le but où l’on se repose, loin de tout souci, dans le sein du plaisir. Le plaisir, il est vrai, n’est pas uniforme pour tous ; chacun l’imagine à sa guise, et selon son tempérament. Plus l’individu est parfait, plus le bonheur qu’il rêve est pur et plus la source en est élevée. Ainsi, il faut avouer que pour passer dignement son loisir, on a besoin de connaissances et d’une éducation spéciales ; et que cette éducation, ces études doivent avoir pour but unique l’individu qui en jouit, de même que les études qui ont l’activité pour objet, doivent être considérées comme des nécessités, et n’avoir jamais en vue les étrangers.
Nos pères n’ont, donc point admis la musique dans l’éducation à titre de besoin, car elle n’en est pas un ; ils ne l’y ont \ point admise à titre de chose utile, comme la grammaire, qui est indispensable dans le commerce, dans l’économie domestique, dans l’étude des sciences et dans une foule d’occupations politiques ; non point comme le dessin, qui apprend à mieux juger des ouvrages d’art ; non point comme la gymnastique, qui donne la santé et la vigueur ; car la musique ne possède évidemment aucun de ces avantages. Ils y ont uniquement trouvé un digne emploi du loisir ; et voilà le but vers lequel ils ont essayé d’en diriger la pratique. Car si, selon eux, il est un délassement digne d’un homme libre, c’est la musique. Homère est du même avis, quand il fait dire à l’un de ses héros :
Convions au festin un chantre harmonieux ;
ou quand il dit de quelques autres de ses personnages, qu’ils appellent
Le chantre dont la voix saura tous les charmer ;
et ailleurs, Ulysse dit que le plus doux des plaisirs pour les hommes, quand ils se livrent à la joie,
C’est d’entendre, au festin où tous se sont rangés, Les accents du poète…
Ainsi, l’on doit reconnaître qu’il existe certaines choses qu’il faut enseigner aux enfants, non point comme choses utiles ou nécessaires, mais comme choses dignes d’occuper un homme libre, comme choses qui sont belles. N’existe-t-il qu’une science de cette sorte ? en est-il plusieurs ? quelles sont-elles ? comment doit-on les enseigner ? Voilà ce que nous examinerons plus tard. Tout ce que nous prétendons constater ici, c’est que l’opinion des anciens sur les objets essentiels de l’éducation, témoigne en faveur de la nôtre, et qu’ils pensaient absolument de la musique ce que nous en pensons nous-mêmes. Nous ajouterons encore que, si la jeunesse doit acquérir des connaissances utiles, telles que celle de la grammaire, ce n’est pas seulement à cause de l’utilité spéciale de ces connaissances, mais aussi parce qu’elles facilitent l’acquisition d’une foule d’autres.
On en peut dire autant du dessin. On apprend le dessin bien moins pour éviter les erreurs et les mécomptes dans les achats et les ventes de meubles et d’ustensiles, que pour se former une intelligence [1338b] plus exquise de la beauté des corps. D’ailleurs cette préoccupation exclusive des idées d’utilité ne convient ni aux âmes nobles, ni aux hommes libres.
On a démontré qu’on doit songer à former les habitudes avant la raison, le corps avant l’esprit ; il suit de là qu’il faut soumettre les enfants à l’art du pédotribe et à la gymnastique : à celui-là, pour assurer au corps une bonne constitution ; à celle-ci, pour lui procurer de l’adresse. Dans les gouvernements qui paraissent s’occuper tout particulièrement de l’éducation de la jeunesse, on cherche le plus souvent à former des athlètes ; et l’on nuit également à la grâce et à la croissance du corps. Les Spartiates, en évitant cette faute, en commettent une autre ; à force d’endurcir les enfants, ils les rendent féroces, sous prétexte de les rendre courageux. Mais, je le répète encore une fois, on ne doit point s’attacher exclusivement à un seul objet, et à celui-là moins qu’à tout autre. Si l’on ne songe qu’à développer le courage, on n’atteint même pas ce but. Le courage, dans les animaux non plus que dans les hommes, n’appartient pas aux plus sauvages ; il appartient, au contraire, à ceux qui réunissent la douceur et la magnanimité du lion.
Quelques peuplades des bords du Pont-Euxin, les Achéens, les Hénioques, ont l’habitude du meurtre et sont anthropophages. D’autres nations, plus avant dans les terres, ont des mœurs pareilles, quelquefois même plus horribles encore ; mais ce ne sont que des brigands ; ils n’ont pas de véritable courage. Nous voyons les Lacédémoniens eux-mêmes, qui durent d’abord leur supériorité à des habitudes d’exercices et de fatigues, surpassés aujourd’hui par bien d’autres peuples, à la gymnastique et même au combat ; c’est que leur supériorité reposait bien moins sur l’éducation de leur jeunesse que sur l’ignorance de leurs adversaires en gymnastique.
Il faut donc mettre au premier rang un courage généreux, et non point la férocité. Braver noblement le danger n’est le partage ni d’un loup, ni d’une bête fauve ; c’est le partage exclusif de l’homme courageux. En donnant trop d’importance à cette partie toute secondaire de l’éducation, et en négligeant les objets indispensables, vous ne faites de vos enfants que de véritables manœuvres ; vous n’avez voulu les rendre bons qu’à une seule occupation dans la société, et ils restent, même dans cette spécialité, inférieurs à bien d’autres, comme la raison le dit assez. C’est qu’il faut juger des choses, non sur les faits passés, mais sur les faits actuels ; on a aujourd’hui des rivaux aussi instruits qu’on peut l’être soi-même ; jadis on n’en avait pas.
On doit donc nous accorder, et que l’emploi de la gymnastique est nécessaire, et que les limites que nous lui posons sont les vraies. Jusqu’à l’adolescence, [1339a] les exercices doivent être légers ; et l’on repoussera une alimentation trop substantielle, et des travaux trop pénibles, de peur d’arrêter la croissance du corps. Le danger de ces fatigues prématurées est prouvé par un grave témoignage : c’est à peine si, dans les fastes d’Olympie, deux ou trois vainqueurs, couronnés dans leur enfance, ont plus tard remporté le prix dans l’âge mûr ; les exercices trop violents du premier âge leur avaient enlevé toute leur vigueur.
Trois années, au sortir de l’adolescence, seront donc consacrées à des études d’un autre genre ; et alors on pourra, convenablement, soumettre les années qui suivront aux rudes exercices et au régime le plus sévère. Ainsi, l’on évitera de fatiguer à la fois le corps et l’esprit, dont les travaux produisent, dans l’ordre naturel des choses, des effets tout contraires : les travaux du corps nuisent à l’esprit ; les travaux de l’esprit sont funestes au corps.
Nous avons déjà émis sur la musique quelques principes dictés par la raison ; nous croyons utile de reprendre cette discussion et de la pousser plus loin, afin de fournir quelques directions aux recherches ultérieures que d’autres pourront faire sur ce sujet. On est bien embarrassé de dire quelle en est la puissance, et quelle en est la véritable utilité. N’est-elle qu’un jeu ? N’est-elle qu’un délassement ? Tel que le sommeil, les plaisirs de la table, passe-temps peu nobles en eux-mêmes sans contredit, mais qui, comme l’a dit Euripide,
Nous plaisent aisément et charment nos soucis.
Doit-on mettre la musique au même niveau, et la prendre comme on prend du vin, comme on se laisse aller à l’ivresse, comme on se livre à la danse ? Il y a des gens qui n’en font pas une autre estime.
Mais bien plutôt, la musique n’est-elle pas aussi un des moyens d’arriver à la vertu ? Et ne peut-elle pas, de même que la gymnastique influe sur les corps, elle aussi influer sur les âmes, en les accoutumant à un plaisir noble et pur ? Enfin, en troisième lieu, avantage qu’il faut joindre à ces deux-là, en contribuant au délassement de l’intelligence, ne contribue-t-elle pas aussi à la perfectionner ?
On conviendra sans peine qu’il ne faut point faire un jeu de l’instruction qu’on donne aux enfants. [1339b] On ne s’instruit pas en badinant ; et l’étude est toujours pénible. Nous ajoutons que le loisir ne convient ni à l’enfance, ni aux années qui la suivent : le loisir est le terme d’une carrière ; et un être incomplet ne doit point s’arrêter.
Si l’on dit que l’étude de la musique, dans l’enfance, peut avoir pour but de préparer un jeu à l’âge viril, à l’âge mûr, à quoi bon acquérir personnellement ce talent, et ne pas s’en remettre pour son plaisir et son instruction, aux talents d’artistes spéciaux, comme le font les rois des Perses et des Mèdes ? Les hommes de pratique, qui se sont fait un art de ce travail, n’auront-ils pas toujours nécessairement une exécution bien plus parfaite, que des hommes qui n’y ont donné que le temps strictement indispensable pour le connaître ? Ou si chaque citoyen doit faire personnellement ces longues et pénibles études, pourquoi n’apprendrait-il pas aussi tous les secrets de la cuisine, éducation qui serait parfaitement absurde ?
La même objection n’a pas moins de force si l’on suppose que la musique forme les mœurs. Pourquoi, A même dans ce cas, l’apprendre personnellement ? Ne pourra-t-on pas également en jouir convenablement et en bien juger, en entendant les autres ? Les Spartiates ont adopté cette méthode, et sans avoir de science personnelle, ils peuvent, assure-t-on, juger fort bien du mérite de la musique, et décider si elle est bonne ou mauvaise. Même réponse, si l’on prétend que la musique est le vrai plaisir, le vrai délassement des hommes libres. A quoi bon la savoir soi-même, et ne pas jouir du talent d’autrui ?
N’est-ce pas même là l’idée que nous nous faisons des dieux ? Et les poètes nous ont-ils jamais montré Jupiter chantant et jouant de la lyre ? En un mot, il y a quelque chose de servile à se faire soi-même un artiste de ce genre en musique ; et un homme libre ne se permet cette licence que dans l’ivresse ou par plaisanterie.
Nous aurons peut-être à examiner plus tard la valeur de toutes ces objections.
En premier lieu, la musique doit-elle être comprise dans l’éducation, ou doit-on l’en exclure ? Et qu’est-elle réellement dans la triple attribution qu’on lui donne ? une science, un jeu, ou un simple passe-temps ? On peut hésiter entre ces trois caractères de la musique, car elle les présente également tous les trois. Le jeu n’a pour objet que de délasser ; mais il faut aussi que le délassement soit agréable ; car il doit être un remède aux soucis du travail. Il faut également qu’un passe-temps, tout honnête qu’il est, soit en outre agréable ; car le bonheur n’est qu’à ces deux conditions ; et la musique, tout le monde en convient, est un délicieux plaisir, isolée ou accompagnée du chant.
Musée l’a bien dit :
Le chant, vrai charme de la vie.
Aussi ne manque-t-on pas de la faire entrer dans toutes les réunions, dans tous les divertissements, comme une véritable jouissance. Ce motif-là suffirait donc à lui seul pour la faire admettre dans l’éducation. Tout ce qui procure des plaisirs innocents et purs peut concourir au but de la vie, et surtout peut être un moyen de délassement. Rarement l’homme atteint l’objet suprême de la vie ; mais il a souvent besoin de repos et de jeux ; et ne serait-ce que pour le simple plaisir qu’elle donne, ce serait encore tirer bon parti de la musique que de la prendre comme un délassement.
Les hommes font parfois du plaisir le but capital de leur vie ; le but suprême quand l’homme l’atteint, lui procure bien aussi, si l’on veut, du plaisir ; mais ce n’est pas le plaisir qu’on rencontre à chaque pas ; en cherchant l’un on s’arrête à l’autre, que l’on confond trop aisément avec ce qui doit être l’objet de tous nos efforts. Ce but essentiel de la vie ne doit pas être recherché pour les biens qu’il peut donner ; et comme lui, les plaisirs dont il s’agit ici sont recherchés, non point à cause des résultats qui les doivent suivre, mais seulement à cause de ce qui les a précédés, c’est-à-dire, du travail et des soucis. Voilà même sans doute pourquoi l’on pense trouver le véritable bonheur dans ces plaisirs, qui cependant ne le donnent pas.
Quant à cette opinion commune qui recommande la culture de la musique, non pas pour elle seule, mais comme un moyen fort utile de délassement, [1340a] on peut se demander, tout en l’approuvant, si la musique est véritablement si secondaire, et si l’on ne peut pas lui assigner un plus noble objet que ce vulgaire emploi.
Ne doit-on lui demander que ce plaisir banal qu’elle excite chez tous les hommes ? car on ne peut nier qu’elle ne provoque un plaisir tout physique, qui charme sans distinction tous les âges, tous les caractères. Ou bien ne doit-on pas rechercher encore si elle peut exercer quelque influence sur les cœurs, sur les âmes ? Il suffirait, pour en démontrer la puissance morale, de prouver qu’elle peut modifier nos sentiments.
Or certainement elle les modifie. Qu’on voie l’impression
produite sur les auditeurs par les œuvres de tant de musiciens, surtout par
celles d’Olympus. Qui nierait qu’elles enthousiasment les âmes ? Et qu’est-ce
que l’enthousiasme, si ce n’est une émotion toute morale ? Il suffit même,
pour renouveler les vives impressions que cette musique nous donne, de l’entendre
répéter sans l’accompagnement ou sans les paroles.
La musique est donc une véritable jouissance ;
et comme la vertu consiste précisément à savoir jouir, aimer, haïr comme le
veut la raison, il s’ensuit que rien ne mérite mieux notre étude et nos soins
que l’habitude de juger sainement des choses, et de placer notre plaisir dans
des sensations honnêtes et des actions vertueuses ; or rien n’est plus
puissant que le rythme et les chants de la musique, pour imiter aussi réellement
que possible la colère, la bonté, le courage, la sagesse même et tous ces
sentiments de l’âme, et aussi bien tous les sentiments opposés à ceux-là. Les
faits suffisent à démontrer combien le seul récit de choses de ce genre peut
changer les dispositions de l’âme ; et lorsqu’en face de simples
imitations, on se laisse prendre à la douleur, à la joie, on est bien près de
ressentir les mêmes affections en présence de la réalité. Si, à l’aspect d’un
portrait, on est ému de plaisir, rien qu’à regarder la forme qu’on a sous les
yeux, on sera certainement heureux de contempler la personne même dont l’image
avait d’abord charmé.
Les autres sens, tels que le toucher et le goût, ne produisent en rien des impressions morales ; le sens de la vue les rend avec calme et par degrés, et les images qui sont l’objet de ce sens finissent peu à peu par agir sur les spectateurs qui les contemplent. Mais ce n’est pas là précisément une imitation des affections morales ; ce n’est que le signe revêtu de la forme et de la couleur qu’elles prennent, et s’arrêtant aux modifications toutes physiques qui révèlent la passion. Or, quelque importance qu’on attache à ces sensations de la vue, on ne conseillera jamais à la jeunesse de contempler les ouvrages de Pauson, tandis qu’on pourra lui recommander ceux de Polygnote, ou de tout autre peintre aussi moral que lui.
La musique, au contraire, est évidemment une imitation directe des sensations morales. Dès que la nature des harmonies vient à varier, les impressions des auditeurs changent avec chacune d’elles et les suivent. A une harmonie plaintive, [1340b] comme celle du mode appelé mixolydien, l’âme s’attriste et se resserre ; d’autres harmonies attendrissent le cœur, et celles-là sont les moins graves ; entre ces extrêmes, une autre harmonie procure surtout à l’âme un calme parfait, et c’est le mode dorien, qui semble seul donner cette impression ; le mode phrygien, au contraire, nous transporte d’enthousiasme.
Ces diverses qualités de l’harmonie ont été bien comprises par les philosophes qui ont traité de cette partie de l’éducation, et leur théorie ne s’appuie que sur le témoignage même des faits. Les rythmes ne varient pas moins que les modes : les uns calment l’âme, les autres la bouleversent ; et les allures de ces derniers peuvent être ou plus vulgaires ou de meilleur goût. Il est donc impossible, d’après tous ces faits, de ne pas reconnaître la puissance morale de la musique ; et puisque cette puissance est bien réelle, il faut nécessairement faire entrer aussi la musique dans l’éducation des enfants.
Cette étude même est en parfaite analogie avec les dispositions de cet âge, qui ne souffre jamais patiemment ce qui lui cause de l’ennui, et la musique par sa nature n’en apporte jamais. L’harmonie et le rythme semblent même des choses inhérentes à la nature humaine ; et des sages n’ont pas craint de soutenir que l’âme n’était qu’une harmonie, ou que tout an moins elle était harmonieuse.
Mais doit-on enseigner aux enfants à exécuter eux-mêmes la musique vocale et la musique instrumentale, ou doit-on s’en abstenir ? C’est là une question que nous avons posée plus haut, et nous y reviendrons ici. On ne peut nier que l’influence morale de la musique ne soit nécessairement très différente, selon qu’on exécute personnellement ou qu’on n’exécute pas ; car il est impossible, ou du moins fort difficile, d’être en ce genre bon juge des choses qu’on ne pratique pas soi-même. Il faut en outre à l’enfance une occupation manuelle. La crécelle même d’Archytas n’était pas mal inventée, puisqu’en occupant les mains des enfants, elle les empêchait de rien briser dans la maison ; car l’enfance ne peut se tenir un seul instant en repos. La crécelle est un jouet excellent pour le premier âge ; l’étude de la musique est la crécelle de l’âge qui suit ; et ne serait-ce que par ce motif, il nous semble évident qu’il faut enseigner aussi aux enfants à exécuter eux-mêmes la musique.
Il est facile d’ailleurs de déterminer jusqu’où cette étude doit s’étendre selon les différents âges, pour rester toujours convenable, et de repousser les objections qui prétendent que c’est là une occupation qui ne peut faire que de vulgaires virtuoses. D’abord, puisque, pour bien juger de cet art, il faut le pratiquer soi-même, j’en conclus qu’il faut que les enfants apprennent à exécuter. Plus tard, ils pourront renoncer à ce travail personnel ; mais alors ils seront en état d’apprécier les belles choses et d’en jouir comme il faut, grâce aux études de leur jeunesse.
Quant au reproche qu’on adresse parfois à l’exécution musicale, de réduire l’homme au rôle de simple artiste, il suffit, pour le réfuter, de préciser ce qu’il convient de demander, en fait de talent d’exécution musicale, à des hommes qu’on prétend former à la vertu politique, [1341a] quels chants et quels rythmes on doit leur apprendre, et quels instruments on doit leur faire étudier. Toutes ces distinctions sont fort importantes, puisque c’est en les faisant qu’on peut répondre à ce prétendu reproche ; car je ne nie point que certaine musique ne puisse entraîner les abus qu’on signale.
Il faut donc évidemment reconnaître que l’étude de la musique ne doit nuire en rien à la carrière ultérieure de ceux qui l’apprennent, et qu’elle ne doit point dégrader le corps, et le rendre incapable des fatigues de la guerre ou des occupations politiques ; enfin qu’elle ne doit empêcher ni la pratique actuelle des exercices du corps, ni, plus tard, l’acquisition des connaissances sérieuses. Pour que l’étude de la musique soit véritablement ce qu’elle doit être, on ne doit prétendre, ni à faire des élèves pour les concours solennels d’artistes, ni à enseigner aux enfants ces vains prodiges d’exécution qui de nos jours se sont introduits d’abord dans les concerts, et qui ont passé de là dans l’éducation commune. De ces finesses de l’art, on ne doit prendre que ce qu’il en faut pour sentir toute la beauté des rythmes et des chants, et avoir de la musique un sentiment plus complet que ce sentiment vulgaire qu’elle fait éprouver même à quelques espèces d’animaux, aussi bien qu’à la foule des esclaves et des enfants.
Les mêmes principes servent à régler le choix des instruments dans l’éducation. Il faut proscrire la flûte et les instruments qui ne sont qu’à l’usage des artistes, comme la cithare, et ceux qui s’en rapprochent ; il ne faut admettre que les instruments propres à former l’oreille et à développer généralement l’intelligence. La flûte, d’ailleurs, n’est pas un instrument moral ; elle n’est bonne qu’à exciter les passions, et l’on doit en limiter l’usage aux circonstances où l’on a pour but de corriger plutôt que d’instruire. Ajoutons qu’un autre des inconvénients de la flûte, sous le rapport de l’éducation, c’est d’empêcher la parole pendant qu’on l’étudié. Ce n’est donc pas à tort que, depuis longtemps, on y a renoncé pour les enfants et pour les hommes libres, bien que, dans l’origine, on la leur fît apprendre.
Dès que nos pères purent goûter les douceurs du loisir par suite de la prospérité, ils se livrèrent avec une magnanime ardeur à la vertu ; tout fiers de leurs exploits passés, et surtout de leurs succès depuis la guerre Médique, ils cultivèrent toutes les sciences avec plus de passion que de discernement, et ils élevèrent même Fart de la flûte à la dignité d’une science. On vit à Lacédémone un chorége donner, le ton au chœur en jouant lui-même de la flûte ; et ce goût devint si national à Athènes, qu’il n’était pas d’homme libre qui n’apprît cet art. C’est ce que prouve assez le tableau que Thrasippe consacra aux dieux, quand il fit les frais d’une des comédies d’Ecphantidès.
Mais l’expérience fit bientôt rejeter la flûte, quand on jugea mieux de ce qui peut, en musique, contribuer ou nuire à la vertu. On bannit aussi, plusieurs des anciens instruments, les pectis, les barbitons, et ceux qui n’excitent dans les auditeurs que des idées de volupté, les heptagones, les trigones et les sambuques, [1341b] et tous ceux qui exigent un trop long exercice de la main.
Une vieille tradition mythologique, qui est fort raisonnable, proscrit aussi la flûte, en nous apprenant que Minerve, qui Pavait inventée, ne tarda point à l’abandonner. On a encore spirituellement prétendu que le dépit de la déesse contre cet instrument venait de ce qu’il déformait le visage ; mais on peut croire aussi que Minerve rejetait l’étude de la flûte, parce qu’elle ne sert en rien à perfectionner l’intelligence ; car, de fait, Minerve est à nos yeux le symbole de la science et de l’art.
Nous repoussons donc, en fait d’instrument et d’exécution, ces études qui n’appartiennent qu’aux virtuoses ; et nous entendons par là celles qui ne sont destinées qu’aux concours solennels de musique. On ne s’y livre jamais dans le but de s’améliorer moralement soi-même ; on ne songe qu’au plaisir non moins grossier des futurs auditeurs. Aussi je n’en fais pas une occupation digne d’un homme libre ; c’est un travail de mercenaire, et il n’est propre qu’à faire des artistes de profession. Le but qu’en ceci l’artiste propose à tous ses efforts est mauvais ; il doit abaisser son œuvre à la portée de spectateurs dont souvent la grossièreté avilit ceux qui cherchent à leur plaire, et qui se dégradent même le corps par les mouvements qu’exigé le jeu de leur instrument.
Quant aux harmonies et aux rythmes, doit-on les faire entrer tous indistinctement dans l’éducation, ou doit-on en faire un choix ? N’admettrons-nous, comme font aujourd’hui ceux qui s’occupent de cette partie de l’enseignement, que deux éléments en musique, la mélopée et le rythme ? Ou bien en ajouterons-nous un troisième ? Il importe de connaître bien précisément la puissance de la mélopée et du rythme, sous le rapport de l’éducation. Que doit-on préférer, la perfection de l’une ou la perfection de l’autre ?
Comme toutes ces questions, à notre avis, ont été fort bien discutées par quelques musiciens de profession, et par quelques philosophes qui avaient pratiqué l’enseignement même de la musique, nous renvoyons aux détails très précis de leurs ouvrages tous ceux qui voudraient approfondir ce sujet ; et ne traitant ici de la musique qu’au point de vue du législateur, nous nous bornerons à quelques généralités fondamentales.
Nous admettons la division faite entre les chants par quelques philosophes ; et nous distinguerons comme eux le chant moral, le chant animé, le chant passionné. Dans la théorie de ces auteurs, chacun de ces chants répond à une harmonie spéciale qui lui est analogue. En partant de ces principes, nous pensons que l’on peut tirer de la musique plus d’un genre d’utilité ; elle peut servir à la fois à instruire l’esprit et à purifier l’âme. Nous disons ici, d’une manière toute générale, purifier l’âme ; mais nous reviendrons plus clairement sur ce sujet dans nos études sur la Poétique. [1342a] En troisième lieu, la musique peut être employée comme délassement, et servir à détendre l’esprit et à le reposer de ses travaux. Il faudra faire évidemment un égal usage de toutes les harmonies, mais dans des buts divers pour chacune d’elles. Pour l’étude, on choisira les plus morales ; les plus animées et les plus passionnées seront réservées pour les concerts, où l’on entend de la musique sans en faire soi-même.
Ces impressions, que quelques âmes éprouvent si puissamment, sont senties par tous les hommes, bien qu’à des degrés divers ; tous, sans exception, sont portés par la musique à la pitié, à la crainte, à l’enthousiasme. Quelques personnes cèdent plus facilement que d’autres aces impressions ; et l’on peut voir comment, après avoir entendu une musique qui leur a bouleversé l’âme, elles se calment tout à coup en écoutant les chants sacrés ; c’est pour elles une sorte de guérison et de purification morale.
Ces brusques changements se passent nécessairement aussi dans les âmes qui se sont laissées aller, sous le charme de la musique, à la pitié, à la terreur, ou à toute autre passion. Chaque auditeur est remué selon que ces sensations ont plus ou moins agi sur lui ; mais tous bien certainement ont subi une sorte de purification, et se sentent allégés par le plaisir qu’ils ont éprouvé. C’est par le même motif que les chants qui purifient Pâme nous apportent une joie sans mélange ; aussi faut-il laisser les harmonies et les chants trop expressifs aux artistes qui exécutent la musique au théâtre.
Mais les auditeurs sont de deux espèces : les uns, hommes libres et éclairés ; les autres, artisans et mercenaires grossiers, qui ont également besoin de jeux et de spectacles pour se délasser de leurs fatigues. Comme dans ces natures inférieures, l’âme a été détournée de sa voie régulière, il leur faut des harmonies aussi dégradées qu’elles, et des chants d’une couleur fausse et d’une rudesse qui ne se détend jamais. Chacun ne trouve de plaisir que dans ce qui répond à sa nature ; et voilà pourquoi nous accordons aux artistes qui luttent entre eux le droit d’accommoder la musique qu’ils exécutent aux grossières oreilles qui la doivent entendre.
Mais dans l’éducation, je le répète, on n’admettra que les chants et les harmonies qui portent un caractère moral. Telle est, par exemple, avons-nous dit, l’harmonie dorienne. Il faut accueillir aussi toute autre harmonie que pourraient proposer ceux qui sont versés, soit dans la théorie philosophique, soit dans l’enseignement de la musique. Socrate a d’autant plus tort, dans la République de Platon, de n’admettre que le mode phrygien à côté du dorien, qu’il a proscrit l’étude de la flûte. Dans les harmonies, le mode phrygien est à peu près ce qu’est la flûte parmi les instruments ; [1342b] l’un et l’autre donnent également à l’âme des sensations impétueuses et passionnées.
La poésie elle-même le prouve bien ; dans les chants qu’elle consacre à Bacchus et dans toutes ses productions analogues, elle exige avant tout l’accompagnement de la flûte. C’est particulièrement dans les chants phrygiens que ce genre de poésie trouve à se satisfaire ; par exemple, le dithyrambe, dont personne ne conteste la nature toute phrygienne. Les gens éclairés dans ces matières en citent bien des exemples, entre autres celui de Philoxène, qui, après avoir essayé de composer son dithyrambe, les Fables, sur le mode dorien, fut obligé, par la nature même de son poème, de retomber dans le mode phrygien, qui seul y pouvait convenir.
Quant à l’harmonie dorienne, chacun convient qu’elle a plus de gravité que toutes les autres, et que le ton en est plus mâle et plus moral. Partisan déclaré, comme nous le sommes, du principe qui cherche toujours le milieu entre les extrêmes, nous soutiendrons que l’harmonie dorienne, à laquelle nous accordons ce caractère parmi toutes les autres harmonies, doit évidemment être enseignée de préférence à la jeunesse. Deux choses sont ici à considérer, le possible et le convenable ; car le possible et le convenable sont les principes qui doivent surtout guider tous les hommes ; mais c’est l’âge seul des individus qui peut déterminer l’un et l’autre. Aux hommes fatigués par l’âge, Userait bien difficile de moduler des chants vigoureusement soutenus, et la nature elle-même leur inspire plutôt des modulations molles et douces.
Aussi quelques-uns des auteurs, qui se sont occupés de la musique, ont-ils encore avec raison reproché à Socrate d’avoir banni de l’éducation les molles harmonies, sous prétexte qu’elles ne convenaient qu’à l’ivresse. Socrate a eu tort de croire qu’elles se rapportaient à l’ivresse, dont le caractère est une sorte de frénésie, tandis que celui de ces chants n’est que de la faiblesse. Il est bon, pour l’époque où l’on atteindra l’âge de la vieillesse, d’étudier les harmonies et les chants de cette espèce ; je crois même qu’on pourrait, parmi eux, en trouver un qui conviendrait aussi fort bien à l’enfance, et qui réunirait à la fois la décence et l’instruction ; tel serait, à notre avis, le mode lydien, de préférence à tout autre.
Ainsi, en fait d’éducation musicale, trois choses sont essentiellement requises : c’est d’abord d’éviter tout excès ; c’est ensuite de faire ce qui est possible ; et enfin, ce qui est convenable.