ARISTOTE
LA METAPHYSIQUE
Nouvelle édition
pour Internet
par Sœur Pascale-Dominique Nau, op
[980a] Tous les hommes ont un désir naturel de savoir, comme le témoigne l’ardeur
avec laquelle on recherche les connaissances qui s’acquièrent par les sens. On
les recherche, en effet, pour elles-mêmes et indépendamment de leur utilité,
surtout celles que nous devons à la vue ; car ce n’est pas seulement dans
un but pratique, c’est sans vouloir en faire aucun usage, que nous préférons en
quelque manière cette sensation à toutes les autres ; cela vient de ce qu’elle
nous fait connaître plus d’objets, et nous découvre plus de différences. La
nature a donné aux animaux la faculté de sentir : mais chez les uns, la
sensation ne produit pas la mémoire, chez les autres, elle la produit ; [980b] et c’est pour cela que
ces derniers sont plus intelligents et plus capables d’apprendre que ceux qui n’ont
pas la faculté de se ressouvenir. L’intelligence toute seule, sans la faculté d’apprendre,
est le partage de ceux qui ne peuvent entendre les sons, comme les abeilles et
les autres animaux de cette espèce ; la capacité d’apprendre est propre à
tous ceux qui réunissent à la mémoire le sens de l’ouïe. Il y a des espèces qui
sont réduites à l’imagination et à la mémoire, et qui sont peu capables d’expérience :
mais la race humaine s’élève jusqu’à l’art et jusqu’au raisonnement. C’est la
mémoire qui dans l’homme produit l’expérience ; car plusieurs ressouvenirs
d’une même chose constituent une expérience ; aussi l’expérience
paraît-elle presque semblable à la science et à l’art ; [981a] et c’est de l’expérience
que l’art et la science viennent aux hommes ; car, comme le dit Polus, et
avec raison, c’est l’expérience qui fait l’art, et l’inexpérience le hasard. L’art
commence, lorsque, de plusieurs données empruntées à l’expérience, se forme une
seule notion générale, qui s’applique à tous les cas analogues. Savoir que
Callias étant attaqué de telle maladie, tel remède lui a réussi, ainsi qu’à
Socrate ; et de même à plusieurs autres pris individuellement, c’est de l’expérience ;
mais savoir d’une manière générale que tous les individus compris dans une même
classe et atteints de telle maladie, de la pituite, par exemple, ou de la bile
ou de la fièvre, ont été guéris par le même remède, c’est de l’art. Pour la
pratique, l’expérience ne diffère pas de l’art, et même les hommes d’expérience
atteignent mieux leur but que ceux qui n’ont que la théorie sans l’expérience ;
la raison en est que l’expérience est la connaissance du particulier, l’art
celle du général, et que tout acte, tout fait tombe sur le particulier ;
car ce n’est pas l’homme en général que guérit le médecin, mais l’homme
particulier, mais Callias ou Socrate, ou tout autre individu semblable, qui se
trouve être un homme ; si donc quelqu’un possède la théorie sans l’expérience,
et connaît le général sans connaître le particulier dont il se compose,
celui-là se trompera souvent sur le remède à employer ; car ce qu’il s’agit
de guérir, c’est l’individu. Cependant on croit que le savoir appartient plus à
l’art qu’à l’expérience, et on tient pour plus sages les hommes d’art que les
hommes d’expérience ; car la sagesse est toujours en raison du savoir. Et
il en est ainsi parce que les premiers connaissent la cause, tandis que les
seconds ne la connaissent pas ; les hommes d’expérience en effet, savent
bien qu’une chose est, mais le pourquoi, ils l’ignorent ; les autres, au
contraire, savent le pourquoi et la cause. Aussi on regarde en toute
circonstance les architectes comme supérieurs en considération, en savoir et en
sagesse aux simples manoeuvres, parce qu’ils savent la raison de ce qui se
fait, tandis qu’il en est de ces derniers comme de ces espèces inanimées qui
agissent sans savoir ce quelles font, par exemple, le feu qui brûle sans savoir
qu’il brûle.
[981b] Les êtres insensibles suivent l’impulsion de leur nature ; les
manoeuvres suivent l’habitude ; aussi n’est-ce pas par rapport à la
pratique qu’on préfère les architectes aux manœuvres, mais par rapport à la
théorie, et parce qu’ils ont la connaissance des causes. Enfin, ce qui
distingue le savant, c’est qu’il peut enseigner ; et c’est pourquoi on
pense qu’il y a plus de savoir dans l’art que dans l’expérience ; car l’homme
d’art peut enseigner, l’homme d’expérience ne le peut pas. En outre, on n’attribue
la sagesse à aucune des connaissances qui viennent par les sens, quoiqu’ils
soient le vrai moyen de connaître les choses particulières ; mais ils ne
nous disent le pourquoi de rien ; par exemple, ils ne nous apprennent pas
pourquoi le feu est chaud, mais seulement qu’il est chaud. D’après cela, il
était naturel que le premier qui trouva, au-dessus des connaissances sensibles,
communes à tous, un art quelconque, celui-là fut admiré des hommes, non
seulement à cause de l’utilité de ses découvertes, mais aussi comme un sage
supérieur au reste des hommes. Les arts s’étant multipliés, et les uns se
rapportant aux nécessités, les autres aux agréments de la vie, les inventeurs
de ceux-ci ont toujours été estimés plus sages que les inventeurs de ceux-là,
parce que leurs découvertes ne se rapportaient pas à des besoins. Ces deux
sortes d’arts une fois trouvés, on en découvrit d’autres qui n’avaient plus
pour objet ni le plaisir ni la nécessité, et ce fut d’abord dans les pays où
les hommes avaient du loisir. Ainsi, c’est en Égypte que les mathématiques se
sont formées ; là, en effet, beaucoup de loisir était laissé à la caste
des prêtres. Du reste, nous avons dit dans la Morale en quoi diffèrent l’art et
la science et les autres degrés de connaissance ; ce que nous voulons
établir ici, c’est que tout le monde entend par la sagesse à proprement parler
la connaissance des premières causes et des principes ; de telle sorte
que, comme nous l’avons déjà dit, sous le rapport de la sagesse, l’expérience
est supérieure à la sensation, l’art à l’expérience, l’architecte au manœuvre
et la théorie à la pratique. [982a] Il
est clair d’après cela que la sagesse par excellence, la philosophie est la
science de certains principes et de certaines causes.
Puisque telle est la science que nous cherchons, il
nous faut examiner de quelles causes et de quels principes s’occupe cette
science qui est la philosophie. C’est ce que nous pourrons éclaircir par les
diverses manières dont on conçoit généralement le philosophe. On entend d’abord
par ce mot l’homme qui sait tout, autant que cela est possible, sans savoir les
détails. En second lieu, on appelle philosophe celui qui peut connaître les choses
difficiles et peu accessibles à la connaissance humaine ; or les
connaissances sensibles étant communes à tous et par conséquent faciles, n’ont
rien de philosophique. Ensuite on croit que plus un homme est exact et capable
d’enseigner les causes, plus il est philosophe en toute science. En outre, la
science qu’on étudie pour elle-même et dans le seul but de savoir, paraît
plutôt la philosophie que celle qu’on apprend en vue de ses résultats. Enfin,
de deux sciences, celle qui domine l’autre, est plutôt la philosophie que celle
qui lui est subordonnée ; car le philosophe rie doit pas recevoir des
lois, mais en donner ; et il ne doit pas obéir à un autre, mais c’est au
moins sage à lui obéir.
Telle est la nature et le nombre des idées que nous
nous formons de la philosophie et du philosophe. De tous ces caractères de la
philosophie, celui qui consiste à savoir toutes choses, appartient surtout à l’homme
qui possède le mieux la connaissance du général ; car celui-là sait ce qui
en est de tous les sujets particuliers. Et puis les connaissances les plus
générales sont peut-être les plus difficiles à acquérir ; car elles sont
les plus éloignées des sensations. Ensuite, les sciences les plus exactes sont
celles qui s’occupent le plus des principes. En effet, celles dont l’objet est
plus simple sont plus exactes que celles dont l’objet est plus composé. L’arithmétique,
par exemple, est plus exacte que la géométrie. D’ailleurs, la science la plus
apte à enseigner est celle qui étudie les causes, car enseigner, c’est dire les
causes de chaque chose.
De plus, savoir uniquement pour savoir, appartient
surtout à la science de ce qu’il y a de plus scientifique. En effet, celui qui
veut apprendre dans le seul but d’apprendre, choisira sur toute autre la
science par excellence, c’est-à-dire la science de ce qu’il y a de plus
scientifique ; et ce qu’il y a de plus scientifique, [982b] ce sont les principes
et les causes ; car c’est à l’aide des principes et par eux que nous
connaissons les autres choses, et non pas les principes par les sujets
particuliers. Enfin, la science souveraine, faite pour dominer toutes les
autres, est celle qui connaît pourquoi il faut faire chaque chose ; or, ce
pourquoi est le bien dans chaque chose, et, en général, c’est le bien absolu
dans toute la nature.
De tout ce que nous venons de dire, il résulte que
le mot Philosophie dont nous avons recherché les diverses
significations, se rapporte à une seule et même science. Une telle science s’élève
aux principes et aux causes ; or, le bien, la raison des choses, est au
nombre des causes. Et qu’elle n’a pas un but pratique, c’est ce qui est évident
par l’exemple des premiers qui se sont occupés de philosophie. Ce fut, en
effet, l’étonnement d’abord comme aujourd’hui, qui fit naître parmi les hommes
les recherches philosophiques. Entre les phénomènes qui les frappaient, leur
curiosité se porta d’abord sur ce qui était le plus à leur portée ; puis,
s’avançant ainsi peu à peu, ils en vinrent à se demander compte de plus grands
phénomènes, comme des divers états de la lune, du soleil, des astres, et enfin
de l’origine de l’univers. Or, douter et s’étonner, c’est reconnaître son
ignorance. Voilà pourquoi on peut dire en quelque manière que l’ami de la
philosophie est aussi celui des mythes ; car la matière du mythe, c’est l’étonnant,
le merveilleux. Si donc on a philosophé pour échapper à l’ignorance, il est
clair qu’on a poursuivi la science pour savoir et sans aucun but d’utilité. Le
fait eu fait foi : car tout ce qui regarde les besoins, le bien-être et la
commodité de la vie était déjà trouvé, lorsqu’on entreprit un tel ordre de
recherches. Il est donc évident que nous ne cherchons la philosophie dans aucun
intérêt étranger ; et comme nous appelons homme libre celui qui s’appartient
à lui-même et qui n’appartient pas à un autre, de même la philosophie est de
toutes les sciences la seule libre ; car seule elle est à elle-même son
propre but. Aussi, ne serait-ce pas sans quelque raison qu’on regarderait comme
plus qu’humaine la possession de cette science ; car la nature de l’homme
est esclave à beaucoup d’égards ; la divinité seule, pour parler comme
Simonide, aurait ce privilège, et il ne convient pas à l’homme de ne pas se
borner à la science qui est à son usage. Si donc les poètes disent vrai, et si
la nature divine doit être envieuse, [983a] c’est
surtout au sujet de cette prétention, et tous les téméraires qui la partagent,
eu portent la peine. Mais la divinité ne peut connaître l’envie ; les
poètes, comme dit le proverbe, sont souvent menteurs, et il n’y a pas de
science à laquelle il faille attacher plus de prix. Car la plus divine est
celle qu’on doit priser le plus ; or, celle-ci porte seule ce caractère à
un double titre. En effet, une science qui appartiendrait à Dieu, et qui s’occuperait
de choses divines, serait sans contredit une science divine : et seule,
celle dont nous parlons satisfait à ces deux conditions. D’une part, Dieu est
reconnu de tout le monde comme le principe même des causes ; et de l’autre,
la science des causes lui appartient exclusivement ou dans un degré supérieur.
Ainsi toutes les sciences sont plus nécessaires que la philosophie, mais nulle
n’est plus excellente. Et rien ne diffère plus que la possession de cette
science et son début. On commence, ainsi que nous l’avons dit, par s’étonner
que les choses soient de telle façon ; et comme on s’émerveille en
présence des automates, quand on n’en connaît pas les ressorts, de même nous
nous étonnons des révolutions du soleil et de l’incommensurabilité du diamètre ;
car il semble étonnant à tout le monde qu’une quantité ne puisse être mesurée
par une quantité si petite qu’elle soit. C’est, comme dit le proverbe, par le
contraire et par le meilleur qu’il faut finir, comme il arrive dans le cas que
nous venons de citer, lorsqu’enfin on est parvenu à s’en rendre compte :
car rien n’étonnerait plus un géomètre que si le diamètre devenait
commensurable.
Nous
venons de déterminer la nature de la science que nous cherchons, le but de
cette science et de tout notre travail.
Il est évident qu’il faut acquérir la science des
causes premières, puisque nous ne pensons savoir une chose que quand nous
croyons en connaître la première cause. Or, on distingue quatre sortes de
causes, la première est l’essence et la forme propre de chaque chose ; car
il faut pousser la recherche des causes aussi loin qu’il est possible, et c’est
la raison dernière d’une chose qui en est le principe et la cause. La seconde
cause est la matière et le sujet ; la troisième le principe du mouvement ;
la quatrième, enfin, celle qui répond à la précédente, la raison et le bien des
choses ; car la fin de tout phénomène et de tout mouvement, c’est le bien.
Ces points de vue ont été suffisamment expliqués dans les livres de physique ;
[983b] reprenons cependant les
opinions des philosophes qui nous ont précédés dans l’étude des êtres et de la
vérité. Il est évident qu’eux aussi reconnaissent certaines causes et certains
principes : cette revue peut donc nous être utile pour la recherche qui
nous occupe. Car il arrivera ou que nous rencontrerons un ordre de causes que
nous avions omis, ou que nous prendrons plus de confiance dans la
classification que nous venons d’exposer.
La plupart des premiers philosophes ont cherché
dans la matière les principes de toutes choses. Car ce dont toute chose est, d’où
provient toute génération et où aboutit toute destruction, l’essence restant la
même et ne faisant que changer d’accidents, voilà ce qu’ils appellent l’élément
et le principe des êtres ; et pour cette raison, ils pensent que rien ne
naît et que rien ne périt, puisque cette nature première subsiste toujours.
Nous ne disons pas d’une manière absolue que Socrate naît, lorsqu’il devient
beau ou musicien, ni qu’il périt lorsqu’il perd ces manières d’être, attendu
que le même Socrate, sujet de ces changements, n’en demeure pas moins ; il
en est de même pour toutes les autres choses ; car il doit y avoir une
certaine nature, unique ou multiple, d’où viennent toutes choses, celle-là
subsistant la même. Quant au nombre et à l’espèce de ces déments, on ne s’accorde
pas.
Thalès, le fondateur de cette manière de
philosopher, prend l’eau pour principe, et voilà pourquoi il a prétendu que la
terre reposait sur l’eau, amené probablement à cette opinion parce qu’il avait
observé que l’humide est l’aliment de tous les êtres, et que la chaleur
elle-même vient de l’humide et en vit ; or, ce dont viennent les choses
est leur principe. C’est de là qu’il tira sa doctrine, et aussi de ce que les
germes de toutes choses sont de leur nature humides, et que l’eau est le
principe des choses humides. Plusieurs pensent que dès la plus haute antiquité,
bien avant notre époque, les premiers théologiens ont eu la même opinion sur la
nature : car ils avaient fait l’Océan et Téthys auteurs de tous les
phénomènes de ce monde, et ils montrent les Dieux jurant par l’eau que les
poètes appellent le Styx. [984a] En effet, ce qu’il y a
de plus ancien est ce qu’il y a de plus saint ; et ce qu’il y a de plus
saint, c’est le serment. Y a-t-il réellement un système physique dans cette
vieille et antique opinion ? C’est ce dont on pourrait douter. Mais pour
Thalès on dit que telle fut sa doctrine. Quant à Hippon, sa pensée n’est pas assez profonde pour qu’on puisse le
placer parmi ces philosophes. Anaximène et Diogène prétendaient que l’air est
antérieur à l’eau, et qu’il est le principe des corps simples ; ce
principe est le feu, selon Hippase
de Métaponte et Héraclite d’Éphèse. Empédocle reconnut quatre éléments,
ajoutant la terre à ceux que nous avons nommés ; selon lui, ces éléments
subsistent toujours et ne deviennent pas, mais le seul changement qu’ils
subissent est celui de l’augmentation ou de la diminution, lorsqu’ils s’agrègent
ou se séparent. Anaxagore de Clazomènes, qui naquit avant ce dernier, mais qui
écrivit après lui, suppose qu’il y a une infinité de principes : il
prétend que toutes les choses formées de parties semblables comme le feu et l’eau,
ne naissent et ne périssent qu’en ce sens que leurs parties se réunissent ou se
séparent, mais que du reste rien ne naît ni ne périt, et que tout subsiste
éternellement. De tout cela on pourrait conclure que jusqu’alors on n’avait
considéré les choses que sous le point de vue de la matière.
Quand on en fut là, la chose elle-même força d’avancer
encore, et imposa de nouvelles recherches. Si tout ce qui naît doit périr et
vient d’un principe unique ou multiple, pourquoi en est-il ainsi et quelle en
est la cause ? Car ce n’est pas le sujet qui peut se changer lui-même ;
l’airain, par exemple, et le bois ne se changent pas eux-mêmes, et ne se font
pas l’un statue, l’autre lit, mais il y a quelque autre cause à ce changement.
Or, chercher cette cause, c’est chercher un antre principe, le principe du
mouvement, comme nous disions. Ceux des anciens qui dans l’origine touchèrent
ce sujet, et qui avaient pour système l’unité de substance, ne se tourmentèrent
pas de cette difficulté ; mais quelques-uns de ces partisans de l’unité,
inférieurs en quelque sorte à cette question, disent que l’unité et tout ce qui
est, réel n’admet pas de mouvement, ni pour la génération et la corruption, ni
même pour tout autre changement. [984b] Aussi, de tous ceux qui partent de l’unité
du tout, pas un ne s’est occupé de ce point de vue, si ce n’est peut-être
Parménide, et encore ne le fait-il qu’autant qu’à côté de son système de l’unité,
il admet en quelque sorte deux principes. Mais ceux qui admettent la pluralité
des principes, le chaud et le froid, par exemple, ou le feu et la terre,
étaient plus à même d’arriver à cet ordre des recherches ; car ils attribuaient
au feu la puissance motrice, à l’eau, à la terre et aux autres éléments de
cette sorte, la qualité contraire. Après ces philosophes et de pareils
principes, comme ces principes étaient insuffisants pour produire les choses, la
vérité elle-même, comme nous l’avons déjà dit, força de recourir à un autre
principe. En effet, il n’est guère vraisemblable que ni le feu, ni la terre, ni
aucun autre élément de ce genre, soit la cause de l’ordre et de la beauté qui
règnent dans le monde, éternellement chez certains êtres, passagèrement chez d’autres ;
ni que ces philosophes aient eu une pareille pensée : d’un autre côté,
rapporter un tel résultat au hasard ou à la fortune n’eût pas été raisonnable.
Aussi quand un homme vint dire qu’il y avait dans la nature, comme dans les
animaux, une intelligence qui est la cause de l’arrangement et de l’ordre de l’univers,
cet homme parut seul avoir conservé sa raison au milieu des folies de ses
devanciers. Or, nous savons avec certitude qu’Anaxagore entra le premier dans
ce point de vue ; avant lui Hermotime de Clazomènes paraît l’avoir
soupçonné. Ces nouveaux philosophes érigèrent en même temps cette cause de l’ordre
en principe des êtres, principe doué de la vertu d’imprimer le mouvement.
On pourrait dire qu’avant eux, Hésiode avait
entrevu cette vérité, Hésiode ou quiconque a mis dans les êtres comme principe
l’amour ou le désir, par exemple Parménide. Celui-ci dit, en effet, dans sa
théorie de la formation de l’univers :
Il fit l’amour le premier de tous les dieux.
Hésiode dit de son côté :
Avant toutes choses était le chaos ; ensuite,
La terre au vaste sein...
Puis l’amour, le plus beau de tous les immortels.
Comme s’ils avaient reconnu la nécessité d’une
cause dans les êtres capable de donner le mouvement et le lien aux choses.
Quant à la question de savoir à qui appartient la priorité, qu’il nous soit
permis de la décider plus tard.
Ensuite, comme à côté du bien dans la nature, on
voyait aussi son contraire, non seulement de l’ordre et de la beauté, mais
aussi du désordre et de la laideur, comme le mal paraissait même l’emporter sur
le bien et le laid sur le beau, un autre philosophe introduisit l’amitié et la
discorde, causes opposées de ces effets opposés. Car si l’on veut suivre de
près Empédocle, et s’attacher au fond de sa pensée plutôt qu’à la manière
presqu’enfantine dont il l’exprime, on trouvera que l’amitié est la cause du
bien, et la discorde celle du mal ; de sorte que peut-être n’aurait-t-on
pas tort de dire qu’Empédocle a parlé en quelque manière et a parlé le premier
du bien et du mal comme principes, puisque le principe de tous les biens est le
bien lui-même, et le mal le principe de tout ce qui est mauvais.
Jusqu’ici nous avons vu ces philosophes reconnaître
deux des genres de causes déterminés par nous dans la Physique : la
matière et le principe du mouvement. Mais ils l’ont fait confusément et
indistinctement, comme agissent dans les combats les soldats mal exercés. Ceux-ci
frappent souvent de bons coups dans la mêlée, mais ils le font sans science. De
même nos philosophes paraissent avoir parlé sans bien savoir ce qu’ils
disaient, car l’usage qu’on les voit faire de leurs principes est nul ou peu s’en
faut. Anaxagore se sert de l’intelligence comme d’une machine pour faire le
monde, et quand il désespère de trouver la cause réelle d’un phénomène, il met
en scène l’intelligence. Mais dans tout autre cas, il aime mieux donner aux
faits une autre cause. [985a] Empédocle se sert
davantage, mais d’une manière insuffisante encore, de ses principes, et dans
leur emploi il ne s’accorde pas avec lui-même. Souvent chez lui, l’amitié
sépare, la discorde réunit : en effet, lorsque dans l’univers les éléments
sont séparés par la discorde, toutes les particules de feu n’en sont pas moins
unies en un tout, ainsi que celles de chacun des autres éléments ; et lorsque,
au contraire, c’est l’amitié qui unit tous les éléments, il faut bien pour cela
que les particules de chaque élément se divisent.
Empédocle fut donc le premier des anciens qui
employa en le divisant le principe du mouvement, et ne supposa plus une cause
unique, mais deux causes différentes et opposées. Quant à la matière, il est le
premier qui ait parlé des quatre éléments ; toutefois, il ne s’en sert pas
comme s’ils étaient quatre, mais comme s’ils n’étaient que deux, à savoir, le
feu tout seul, et en opposition au [985b] feu, la terre, l’air et l’eau, ne faisant qu’une
seule et même nature. C’est là du moins ce que ses vers donnent à entendre.
Voilà,
selon nous, la nature et le nombre des principes d’Empédocle. Leucippe et son
ami Démocrite disent que les éléments primitifs sont le plein et le vide, qu’ils
appellent l’être et le non être ; le plein ou le solide, c’est l’être ;
le vide ou le rare, c’est le non-être ; c’est pourquoi ils disent que l’être
n’existe pas plus que le non-être, parce que le corps n’existe pas plus que le
vide : telles sont, sous le point de vue de la matière, les causes des
êtres. De même que ceux qui posent comme principe une substance unique,
expliquent tout le reste par les modifications de cette substance – en donnant
pour principe à ces modifications le rare et le dense – ainsi ces philosophes
placent dans les différences les causes de toutes choses. Ces différences sont
au nombre de trois : la forme, l’ordre et la position. Ils disent, en
effet, que les différences de l’être viennent de la configuration, de l’arrangement
et de la tournure, Or, la configuration c’est la forme, l’arrangement l’ordre, et
la tournure la position. Ainsi, A diffère de N par la forme, AN de NA par l’ordre,
et Z de N par la position. Quant au mouvement, à ses lois et à sa cause, ils
ont traité cette question avec beaucoup de négligence, comme les autres
philosophes. Par conséquent, nos devanciers n’ont pas été plus loin sur ces
deux genres de causes.
Parmi eux et avant eux, ceux qu’on nomme
Pythagoriciens, s’étant occupés des mathématiques, furent les premiers à les
mettre en avant ; et nourris dans cette étude, ils pensèrent que les
principes de cette science étaient les principes de tous les êtres. Comme, par
nature, les nombres sont les premiers des êtres, et ils leur paraissaient avoir
plus d’analogie avec les choses et les phénomènes – comme le feu, l’air ou l’eau,
– que la modification des nombres semblait être la justice, une autre rame et intelligence,
un autre propos, et à peu près ainsi de toutes les autres choses –; comme ils
voyaient de plus dans les nombres les modifications et les rapports de l’harmonie ;
[986a] par
ces motifs joints à ces deux premiers que la nature entière a été formée à la
ressemblance des nombres, et que les nombres sont les premiers de tous les
êtres, ils posèrent les éléments des nombres comme les éléments de tous les
êtres, et le ciel tout entier comme une harmonie et un nombre. Tout ce qu’ils
pouvaient montrer dans les nombres et dans la musique qui s’accordât avec les
phénomènes du ciel, ses parties et toute son ordonnance, ils le recueillirent,
et ils en composèrent un système ; et si quelque chose manquait, ils y
suppléaient pour que le système fût bien d’accord et complet. Par exemple,
comme la décade paraît être quelque chose de parfait et qui embrasse tous les
nombres possibles, ils prétendent qu’il y a dix corps en mouvement dans le
ciel, et comme il n’y en a que neuf de visibles, ils en supposent un dixième qu’ils
appellent antichtone. Mais tout ceci a été déterminé ailleurs avec plus de
soin. Si nous y revenons, c’est pour constater à leur égard comme pour les
autres écoles, quels principes ils posent, et comment ces principes tombent
sous notre classification. Or, ils paraissent penser que le nombre est principe
des êtres sous le point de vue de la matière, en y comprenant les attributs et
les manières d’être ; que les éléments du nombre sont le pair et l’impair ;
que l’impair est fini, le pair infini ; que l’unité tient de ces deux
éléments, car elle est à la fois pair et impair, et que le nombre vient de l’unité ;
enfin que les nombres sont tout le ciel. D’autres pythagoriciens disent qu’il y
a dix principes, dont voici la liste :
Fini et infini,
Impair et pair,
Unité et pluralité,
Droit et gauche,
Mâle et femelle,
Repos et mouvement,
Droit et courbe,
Lumière et ténèbres,
Bien et mal,
Carré et toute figure à côtés inégaux.
Alcméon de Crotone paraît avoir professé une doctrine semblable : il la
reçut des Pythagoriciens ou ceux-ci la reçurent de lui ; car l’époque où
il florissait correspond à la vieillesse de Pythagore ; et son système se
rapproche de celui de ces philosophes. Il dit que la plupart des choses
humaines sont doubles, désignant par là leurs oppositions, mais, à la
différence de ceux-ci, sans les déterminer, et prenant au hasard le blanc et le
noir, le doux et l’amer, le bon et le mauvais, le petit et le grand. Il s’exprima
ainsi d’une manière indéterminée sur tout le reste, [986b] tandis que les Pythagoriciens montrèrent quelles sont ces oppositions
et combien il y en a. On peut donc tirer de ces deux systèmes que les
contraires sont les principes des choses et de l’un deux quel est le nombre et
la nature de ces principes. Maintenant comment est-il possible de les ramener à
ceux que nous avons posés, c’est ce qu’eux-mêmes n’articulent pas clairement ;
mais ils semblent les considérer sous le point de vue de la matière ; car
ils disent que ces principes constituent le fonds dont se composent et sont
formés les êtres. Nous en avons dit assez pour faire comprendre la pensée de
ceux des anciens qui admettent la pluralité dans les éléments de la nature.
Il en est d’autres qui ont considéré le tout comme
étant un être unique, mais ils diffèrent et par le mérite de l’explication et
par la manière de concevoir la nature de cette unité. Il n’est nullement de
notre sujet, dans cette recherche des principes, de nous occuper d’eux ;
car ils ne font pas comme quelques-uns des physiciens qui, ayant posé une substance
unique, engendrent l’être de cette unité considérée sous le point de vue de la
matière ; ils procèdent autrement : les physiciens, en effet, ajoutent
le mouvement pour engendrer l’univers ; ceux-ci prétendent que l’univers
est immobile ; mais nous n’en dirons que ce qui se rapporte à notre sujet.
L’unité de Parménide paraît avoir été une unité rationnelle, celle de Mélisse
une unité matérielle, et c’est pourquoi l’un la donne comme finie, l’autre
comme infinie. Xénophane qui le premier parla d’unité (car Parménide passe pour
son disciple), ne s’est pas expliqué d’une manière précise et paraît étranger
au point de vue de l’un et l’autre de ses deux successeurs ; mais ayant
considéré l’ensemble du inonde, il dit que l’unité est Dieu. Encore une fois,
il faut négliger ces philosophes dans la recherche qui nous occupe – et deux,
surtout, dont les idées sont un peu trop grossières, Xénophane et Mélisse.
Parménide paraît avoir eu des vues plus profondes. Persuadé que, hors de l’être,
le non-être n’est rien, il pense que l’être est nécessairement un, et qu’il n’y
a rien autre chose que lui. C’est un point sur lequel nous nous sommes
expliqués plus clairement dans la Physique. Mais forcé de se mettre d’accord
avec les faits, et, en admettant l’unité par la raison, d’admettre aussi la
pluralité par les sens, Parménide en revint à poser deux principes et deux
causes, le chaud et le froid, par exemple le feu et la terre : il rapporte
[987a] l’un de ces deux principes, le chaud à l’être, et
l’autre au non-être.
Voici
le résultat de ce que nous avons dit, et de tous les systèmes que nous avons
parcourus jusqu’ici : chez les premiers de ces philosophes, un principe
corporel ; car l’eau, le feu et les autres choses de cette nature sont des
corps, principe unique selon les uns, multiple selon les autres, mais toujours
considéré sous le point de vue de la matière ; chez quelques-uns, d’abord
ce principe, et à côté de ce principe, celui du mouvement, unique dans certains
systèmes, double dans d’autres. Ainsi, jusqu’à l’école italique exclusivement,
les anciens philosophes ont parlé de toutes ces choses d’une manière vague, et
n’ont mis en usage, ainsi que nous l’avons dit, que deux sortes de principes,
dont l’un, celui du mouvement, est regardé tantôt comme unique et tantôt comme
double. Quant aux Pythagoriciens, comme les précédents, ils ont posé deux
principes ; mais ils ont en outre introduit cette doctrine qui leur est
propre, savoir : que le fini, l’infini et l’unité, ne sont pas des
qualités distinctes des sujets où ils se trouvent, comme le feu, la terre et
tout autre principe semblable sont distincts de leurs qualités, mais qu’ils
constituent l’essence même des choses auxquelles on les attribue ; de
sorte que le nombre est l’essence de toutes choses. Ils se sont expliqués sur
ces points de la manière que nous venons de dire ; de plus, ils ont
commencé à s’occuper de l’essence des choses et ont proposé une définition. Cependant,
leur essai fut un peu trop grossier. Ils la définissaient superficiellement. Pour
eux, le premier objet auquel semblait convenir la définition donnée, ils le
considéraient comme l’essence de la chose définie – comme si l’on pensait, par
exemple, que le double est la même chose que le nombre deux, parce que c’est
dans le nombre deux que se rencontre en premier lieu le caractère du double ;
mais deux ou double ne sont pas la même chose, autrement l’unité sera multiple,
comme il arrive dans le système Pythagoricien. Voilà ce qu’on peut tirer des
premiers philosophes et de leurs successeurs.
Après
ces différentes philosophies, parut la philosophie de Platon, qui suivit en
beaucoup de points ses devanciers, mais qui eut aussi ses points de doctrine
particuliers, et alla plus loin que l’école italique. Dès sa jeunesse, Platon
se familiarisa dans le commerce de Cratyle avec les opinions d’Héraclite, que
toutes les choses sensibles sont dans un perpétuel écoulement, et qu’il n’y a
pas de science de ces choses ; et dans la suite, il garda ces opinions. [987b] D’une autre part, Socrate s’étant occupé de
morale, et non plus d’un système de physique, et ayant d’ailleurs cherché dans
la morale ce qu’il y a d’universel, et porté le premier son attention sur les
définitions, Platon qui le suivit et le continua fut amené à penser que les
définitions devaient porter sur un ordre d’êtres à part et nullement sur les
objets sensibles ; car comment une définition commune s’appliquerait-elle
aux choses sensibles, livrées à un perpétuel changement ? Or, ces autres
êtres, il les appela Idées, et dit que les choses sensibles existent en dehors
des idées et sont nommées d’après elles ; car il pensait que toutes les
choses d’une même classe tiennent leur nom commun des idées, en vertu de leur
participation avec elles. Du reste, le mot Participation est le seul
changement qu’il apporta ; les Pythagoriciens, en effet, disent que les
êtres sont à l’imitation des nombres, Platon en participation avec les idées.
Comment se fait maintenant cette participation ou cette imitation des idées ?
C’est ce que celui-ci et ceux-là ont également négligé de rechercher. De plus,
outre les choses sensibles et les idées, il reconnaît des êtres intermédiaires
qui sont les choses mathématiques, différentes des choses sensibles en ce qu’elles
sont éternelles et immuables, et des idées en ce qu’elles admettent un grand
nombre de semblables, tandis que toute idée en elle-même a son existence à
part. Voyant dans les idées les raisons des choses, il pensa que leurs éléments
étaient les éléments de tous les êtres. Les principes dans ce système sont donc,
sous le point de vue de la matière, le grand et le petit, et sous celui de l’essence,
l’unité ; et en tant que formées de ces principes et participant de l’unité,
les idées sont les nombres. [988a] Ainsi, en
avançant que l’unité est l’essence des êtres et que rien autre chose que cette
essence n’a le titre d’unité, Platon se rapprocha des pythagoriciens. Comme eux,
il dit que les nombres sont les causes des choses et de leur essence ;
mais faire une dualité de cet infini qu’ils regardaient comme un, et composer l’infini
du grand et da petit, voilà ce qui lui est propre – avec cette supposition que
les nombres existent en dehors des choses sensibles, tandis que les
pythagoriciens disent que les nombres sont les choses mêmes, et ne donnent pas
aux choses mathématiques un rang intermédiaire. Cette existence que Platon
attribue à l’unité et au nombre en dehors des choses, à la différence des
pythagoriciens, ainsi que l’introduction des idées, est due à ses recherches
logiques (car les premiers philosophes étaient étrangers à la dialectique) ;
et il fut conduit à faire une dyade de cette autre nature différente de l’unité,
parce que lés nombres, à l’exception des nombres primordiaux, s’engendrent
aisément de cette dyade, comme d’une sorte de matière. Cependant, les choses se
passent autrement, et cela est contraire à la raison. Dans ce système, on fait
avec la matière un grand nombre d’êtres, et l’idée n’engendre qu’une seule fois ;
mais au vrai, d’une seule matière on ne fait qu’une seule table, tandis que
celui qui apporte l’idée, tout en étant un lui-même, en fait un grand nombre.
Il en est de même du mâle à l’égard de la femelle ; la femelle est
fécondée par un seul accouplement, tandis que le mâle en féconde plusieurs :
or, cela est l’image de ce qui a lieu pour les principes dont nous parlons. C’est
ainsi que Platon s’est prononcé sur ce qui fait l’objet de nos recherches :
il est clair, d’après ce que nous avons dit, qu’il ne met en usage que deux
principes, celui de l’essence et celui de la matière ; car les idées sont
pour les choses les causes de leur essence, comme l’unité l’est pour les idées :
Et quelle est la matière ou le sujet auquel s’appliquent les idées dans les
choses sensibles et l’unité dans les idées ? C’est cette dyade, composée
du grand et du petit : de plus il attribua à l’un de ces deux éléments la
cause du bien, à l’autre la cause du mal, de la même manière que l’ont fait
dans leurs recherches quelques-uns des philosophes précédents, comme Empédocle
et Anaxagore.
Nous,
venons de voir, brièvement et sommairement, il est vrai, quels sont ceux qui se
sont occupés des principes et de la vérité, et comment ils l’ont fait :
cette revue rapide n’a pas laissé de nous faire reconnaître, que de tous les
philosophes qui ont traité de principe et de cause, pas un n’est sorti de la
classification que nous avons établie dans la Physique, et que tous plus ou
moins nettement l’ont entrevue. Les uns considèrent le principe sous le point
de vue de la matière, soit qu’ils lui attribuent l’unité ou la pluralité, soit
qu’ils le supposent corporel ou incorporel ; tels sont le grand et le
petit de Platon, l’infini de l’école italique ; le feu, la terre, l’eau et
l’air d’Empédocle ; l’infinité des homéoméries d’Anaxagore. Tous ont
évidemment touché cet ordre de causes, et de même ceux qui ont choisi l’air, le
feu ou l’eau, ou un élément plus dense que le feu et plus délié que l’air ;
car telle est la nature que quelques-uns ont donnée à l’élément premier.
Ceux-là donc n’ont atteint que le principe de la matière, quelques autres le
principe du mouvement, comme ceux par exemple qui font un principe de l’amitié
ou de la discorde, de l’intelligence ou de l’amour. Quant à la forme et à l’essence,
nul n’en a traité clairement, mais ceux qui l’ont fait le mieux sont les
partisans des idées. [988b] En effet, ils ne
regardent pas les idées et les principes des idées, comme la matière des choses
sensibles, ni comme le principe d’où leur vient le mouvement (car ce seraient
plutôt, selon eux, des causes d’immobilité et de repos) ; mais c’est l’essence
que les idées fournissent à chaque chose, comme l’unité la fournit aux idées.
Quant à la fin en vue de laquelle se font les actes, les changements et les
mouvements, ils mentionnent bien en quelque manière ce principe, mais ils ne le
font pas clans cet esprit, ni dans le vrai sens de la chose ; car ceux qui
mettent en avant l’intelligence et l’amitié, posent bien ces principes, comme
quelque chose de bon, mais non comme un but en vue duquel tout être est ou
devient ; ce sont plutôt des causes d’où leur vient le mouvement. Il eu
est de même de ceux qui prétendent que l’unité ou l’être est cette même nature ;
ils disent qu’elle est la cause de l’essence, mais ils ne disent pas qu’elle
est la fin pour laquelle les choses sont et deviennent. De sorte qu’il leur
arrive en quelque façon de parler à la fois et de ne pas parler du principe du
bien ; car ils n’en parlent pas d’une manière spéciale, mais seulement par
accident. Ainsi, que le nombre et la nature des causes ait été déterminé par
nous avec exactitude, c’est ce que semblent témoigner tous ces philosophes dans
l’impossibilité où ils sont d’indiquer aucun autre principe. Outre cela, il est
clair qu’il faut, dans la recherche des principes, ou les considérer tous comme
nous l’avons fait, ou adopter les vues de quelques-uns de ces philosophes.
Exposons d’abord les difficultés que soulèvent les doctrines de nos devanciers
et la question de la nature même des principes.
Tous
ceux qui ont prétendu que l’univers est un, et qui, dominés par le point de vue
de la matière, ont voulu qu’il y ait une seule et même nature, et une nature
corporelle et étendue, ceux-là sans contredit se trompent de plusieurs manières ;
car ainsi, ils posent seulement les éléments des corps et non ceux des choses
incorporelles, quoiqu’il existe de telles choses. Puis, quoiqu’ils
entreprennent de dire les causes de la génération et de la corruption, et d’expliquer
la formation des choses, ils suppriment le principe du mouvement. Ajoutez qu’ils
ne font pas un principe de l’essence et de la forme ; et aussi, qu’ils
donnent sans difficulté aux corps simples, à l’exception de la terre, un
principe quelconque, sans avoir examiné comment ces corps peuvent naître les
uns des autres ; je parle du feu, de la terre, de l’eau et de l’air,
lesquels naissent, en effet, les uns des autres, soit par réunion, soit par
séparation. Or, cette distinction importe beaucoup pour la question de l’antériorité
et de la postériorité des éléments. D’un côté, le plus élémentaire de tous
semblerait être celui d’où naissent primitivement tous les autres par voie de
réunion ; et ce caractère appartiendrait à celui des corps dont les
parties seraient les plus petites et les plus déliées. C’est pourquoi tous ceux
qui posent comme principe le feu, se prononceraient de la manière la plus
conforme à cette vue. Tel est aussi le caractère que tous les autres s’accordent
à assigner à l’élément des corps. Aussi, aucun philosophe, d’une époque plus
récente, qui admet un seul élément, n’a jugé convenable de choisir la terre,
sans doute à cause de la grandeur de ses parties, tandis que chacun des trois
autres éléments a eu son partisan : les uns se déclarent pour le feu, les
autres pour l’eau, les autres pour l’air ; et pourtant pourquoi n’admettent-ils
pas aussi bien la terre, comme font la plupart des hommes qui disent que tout
est terre ? Hésiode lui-même dit que la terre est le premier des corps ;
tellement ancienne et populaire se trouve être cette opinion. Dans ce point de
vue, ni ceux qui adoptent à l’exclusion du feu un des éléments déjà nommés, ni
ceux qui prennent un élément plus dense que l’air et plus délié que l’eau, n’auraient
raison ; mais si ce qui est postérieur dans l’ordre de formation est
antérieur dans l’ordre de la nature, et que, dans l’ordre de formation, le
composé soit postérieur, l’eau sera tout au contraire antérieure à l’air et la
terre à l’eau. Nous nous bornerons à cette observation sur ceux qui admettent
un principe unique tel que nous l’avons énoncé. Il y en aurait autant à dire de
ceux qui admettent plusieurs principes pareils, comme Empédocle qui dit qu’il y
a quatre corps, matière des choses ; car sa doctrine donne lieu d’abord
aux mêmes critiques, puis à quelques observations particulières. Nous voyons,
en effet, ces éléments naître les uns des autres, de sorte que le feu et la
terre ne demeurent jamais le même corps : nous avons traité de ce sujet
dans la Physique. [989b] Quant à la cause qui fait mouvoir les
choses, et à la question de savoir si elle est une ou double, on doit penser qu’Empédocle
ne s’est prononcé ni tout-à-fait convenablement, ni d’une manière tout-à-fait
déraisonnable. En somme, quand on admet sou système, on est forcé de rejeter
tout changement, car le froid ne viendra pas du chaud ni le chaud du froid ;
car quel serait le sujet qui éprouverait ces modifications contraires, et
quelle serait la nature unique qui deviendrait feu et eau ? C’est ce qu’il
ne dit pas. Pour Anaxagore, si on pense qu’il reconnaît deux éléments, on le
pense d’après des raisons qu’il n’a pas lui-même clairement articulées, mais
auxquelles il aurait été obligé de se rendre, si on les lui eût présentées. En
effet, s’il est absurde de dire qu’à l’origine tout était mêlé, pour plusieurs
motifs – entre autres parce qu’il faut que les éléments du mélange aient existé
d’abord séparés et il n’est pas dans la nature des choses qu’un élément, quel
qu’il soit, se mêle avec tout autre, quel qu’il soit. De plus, les qualités et
les attributs seraient séparés de leur substance ; car ce qui peut être
mêlé peut être séparé. Cependant, quand on vient à approfondir et à développer
ce qu’il veut dire, on lui trouvera peut-être un sens peu commun. Car lorsque
rien n’était séparé, il est clair qu’on ne pouvait rien affirmer de vrai de
cette substance mixte. Par exemple, comme elle n’était ni blanche ni noire, ni
d’aucune autre couleur, elle était de nécessité sans couleur ; autrement,
elle aurait eu quelqu’une des couleurs que nous pouvons citer. Elle était de
même sans saveur, et pour la même raison elle ne possédait aucun attribut de ce
genre ; car elle ne pouvait avoir ni qualité ni quantité ni détermination
quelconque. Autrement quelqu’une des formes spéciales s’y serait rencontrée, et
cela est impossible lorsque tout est mêlé. En effet, pour cela, il y aurait
déjà séparation, et Anaxagore dit que tout est mêlé, excepté l’intelligence,
qui seule est pure et sans mélange. Il faut donc qu’il reconnaisse pour
principes l’unité d’abord ; car c’est bien là ce qui est simple et sans
mélange, et d’un autre côté quelque chose, ainsi que nous désignons l’indéfini
avant qu’il soit défini et participe d’aucune forme. Ce n’est s’exprimer ni
justement, ni clairement ; mais au fond il a voulu dire quelque chose qui
se rapproche davantage des doctrines qui ont suivi et de la réalité. Tous ces
philosophes ne sont familiers qu’avec ce qui regarde la génération, la
corruption et le mouvement, car ils s’occupent à peu près et exclusivement de
cet ordre de choses, des principes et des causes qui s’y rapportent. Mais ceux
qui étendent leurs recherches à tous les êtres, et qui admettent d’un côté des
êtres sensibles, de l’autre des êtres qui ne tombent pas sous les sens, ceux-là
ont dû naturellement faire l’étude de l’une et de l’autre de ces deux classes d’êtres ;
et c’est pourquoi il faut s’arrêter davantage sur ces philosophes pour savoir
ce qu’ils disent de bon ou de mauvais qui puisse éclairer nos recherches. Ceux
qu’on appelle pythagoriciens font jouer aux principes et aux éléments un rôle
bien plus étrange que les physiciens ; la raison en est qu’ils ne les ont
pas empruntés aux choses sensibles. Les êtres mathématiques sont sans
mouvement, à l’exception de ceux dont s’occupe l’astronomie ; et cependant
les pythagoriciens ne dissertent et ne font de système que sur la physique. Ils
engendrent le ciel, [990a] ils observent ce
qui arrive dans toutes ses parties, dans leurs rapports, dans leurs mouvements,
et ils épuisent à cela leurs causes et leurs principes, comme s’ils convenaient
avec les physiciens que l’être est tout ce qui est sensible, et tout ce qu’embrasse
ce qu’or) appelle le ciel. Or, les causes et les principes qu’ils reconnaissent
sont bons pour s’élever, comme nous l’avons dit, à ce qu’il y a de supérieur
dans les êtres, et conviennent plus à cet objet qu’à l’explication des choses
naturelles. Puis, comment pourra-t-il y avoir du mouvement, si on ne suppose d’autres
sujets que le fini et l’infini, le pair et l’impair ? Ils ne le disent
nullement ; ou comment est-il possible que sans mouvement ni changement,
il y ait génération et corruption, et toutes les révolutions des corps célestes ?
Ensuite, en supposant qu’on leur accorde ou qu’il soit démontré que de leurs
principes on tire l’étendue, comment alors même rendront-ils compte de la
légèreté et de la pesanteur ? Car d’après leurs principes et leur
prétention même, ils ne traitent pas moins des corps sensibles que des corps
mathématiques. Aussi n’ont-ils rien dit de bon sur le feu, la terre et les
autres choses semblables, et cela, parce qu’ils n’ont rien dit, je pense, qui
convienne proprement aux choses sensibles. De plus, comment faut-il entendre
que le nombre et les modifications du nombre sont la cause des êtres qui
existent et qui naissent dans le monde, depuis l’origine jusqu’à présent,
tandis que d’autre part il n’y a aucun autre nombre hors celui dont le monde
est formé ? En effet, lorsque pour eux, l’opinion et le sens sont dans une
certaine partie du ciel, et un peu plus haut ou un peu plus bas l’injustice et
la séparation ou le mélange, attendu, selon eux, que chacune de ces choses est
un nombre, et lorsque déjà dans ce même espace se trouvent rassemblées une
multitude de grandeurs, parce que ces grandeurs sont attachées chacune à un
lieu, alors le nombre qu’il faut regarder comme étant chacune de ces choses,
est-il le même que celui qui est dans le ciel, ou un autre outre celui-là ?
Platon dit que c’est un autre nombre ; et pourtant lui aussi pense que les
choses sensibles et les causes de ces choses sont des nombres ; mais pour
lui les nombres qui sont causes, sont intelligibles, et les autres sont des
nombres sensibles.
Laissons maintenant les Pythagoriciens ; [990b] ce que nous en avons dit, suffira. Quant à ceux qui posent pour
principes les idées, d’abord, en cherchant à saisir les principes des êtres que
nous voyons, ils en ont introduit d’autres en nombre égal à celui des premiers,
comme si quelqu’un voulant compter des objets, et ne pouvant le faire, alors
même qu’ils sont en assez petit nombre, s’avisait de les multiplier pour les
compter. Les idées sont presque en aussi grand nombre que les choses pour l’explication
desquelles on a eu recours aux idées. Chaque chose individuelle se trouve avoir
un homonyme, non seulement les existences individuelles, mais toutes celles où
l’unité est dans la pluralité, et cela pour les choses de ce monde et pour les
choses éternelles. En second lieu, de tous les arguments dont on se sert pour
établir l’existence des idées, aucun ne la démontre : la conclusion qu’on
tire des uns n’est pas rigoureuse, et d’après les autres, il y aurait des idées
là même où les Platoniciens n’en admettent pas. Ainsi d’après les
considérations puisées dans la nature de la science, il y aura des idées de
toutes les choses dont il y a science ; et d’après l’argument qui se tire
de l’unité impliquée dans toute pluralité, il y aura des idées des négations
mêmes ; et par ce motif qu’on pense aux choses qui ont péri, il y en aura
des choses qui ne sont plus : car nous nous en formons quelque image. En
outre, on est conduit, en raisonnant rigoureusement, à supposer des idées pour
le relatif dont on ne prétend pourtant pas qu’il forme par lui-même un genre à
part, ou bien à l’hypothèse du troisième homme. Enfin, les raisonnements qu’on
fait sur les idées renversent ce que les partisans des idées ont plus à cœur
que l’existence même des idées : car il arrive que ce n’est plus la dyade
qui est avant le nombre, mais le nombre qui est avant la dyade, que le relatif
est antérieur à l’absolu, et toutes les conséquences en contradiction avec
leurs propres principes, auxquelles ont été poussés certains partisans de la
doctrine des idées. De plus, dans l’hypothèse sur laquelle on établit l’existence
des idées, il y aura des idées non seulement pour les substances, mais aussi
pour beaucoup d’autres choses : car ce ne sont pas les substances seules,
mais les autres choses aussi que nous concevons sous la raison de l’unité, et
toutes les sciences né portent pas seulement sur l’essence, mais sur d’autres
choses encore ; et il y a mille autres difficultés de ce genre. Mais de
toute nécessité, ainsi que d’après les opinions établies sur les idées, si les
idées sont quelque chose dont participent les êtres, il ne peut y avoir d’idées
que des essences : car ce n’est pas par l’accident qu’il peut y avoir
participation des idées ; c’est par son côté substantiel que chaque chose doit
participer d’elles. Par exemple si une chose participe du double en soi, elle
participe de l’éternité, mais selon l’accident : car ce n’est que par
accident que le double est éternel ; en sorte que les idées seront l’essence,
et que dans le monde sensible et au-dessus elles désigneront l’essence ;
ou sinon, que signifiera-t-il de dire qu’il doit y avoir quelque chose de plus
que les choses particulières, à savoir, l’unité dans la pluralité ? Si les
idées et les choses qui en participent, sont du même genre, il y aura entre
elles quelque chose de commun : car pourquoi y aurait-il dans les dualités
périssables et les dualités multiples, mais éternelles, une dualité une et identique,
plutôt que dans la dualité idéale et dans telle ou telle dualité déterminée ?
Si, au contraire, elles ne sont pas du même genre, il n’y aura entre elles que
le nom de commun, et ce sera comme si on donnait le nom d’homme à Callias et à
un morceau de bois, sans avoir vu entre eux aucun rapport.
La plus grande difficulté, c’est de savoir ce que
font les idées aux choses sensibles, soit à celles qui sont éternelles, soit à
celles qui naissent et qui périssent : car elles ne sont causes pour elles
ni d’aucun mouvement, ni d’aucun changement. D’autre part, elles ne servent en
rien à la connaissance des choses, puisqu’elles n’en sont point l’essence :
car alors elles seraient en elles ; elles ne les font pas être non plus,
puisqu’elles ne résident pas dans les choses qui participent d’elles. A moins
qu’on ne dise peut-être qu’elles sont causes, comme serait, par exemple, la
blancheur cause de l’objet blanc, en se mêlant à lui ; mais il n’y a rien
de solide dans cette opinion qu’Anaxagore le premier, et après lui Eudoxe et
quelques autres, ont mise en avant ; et il est facile de rassembler contre
une pareille hypothèse une foule de difficultés insolubles. Ainsi les choses ne
sauraient venir des idées, clans aucun des cas dans lesquels, on a coutume de l’entendre.
Dire que ce sont des exemplaires et que les autres choses en participent, c’est
prononcer de vains mots et faire des métaphores poétiques ; car, qu’est-ce
qui produit jamais quelque chose en vue des idées ? De plus, il se peut qu’il
existe ou qu’il naisse une chose semblable à une autre, sans avoir été modelée
sur elle ; et, par exemple, que Socrate existe ou n’existe pas, il
pourrait naître un personnage tel que Socrate. D’un autre côté, il est
également vrai que, en admettant un Socrate éternel, il faudra qu’il y ait
plusieurs exemplaires et par conséquent plusieurs idées de la même chose ;
de l’homme, par exemple, il y aurait l’animal, le bipède, tout aussi bien que l’homme
en soi. Il faut en outre qu’il y ait des idées exemplaires non seulement pour des
choses sensibles, mais encore pour les idées elles-mêmes, comme le genre en
tant que comprenant des espèces ; de sorte que la même chose sera à la
fois exemplaire et copie. De plus, il semble impossible que l’essence soit
séparée de la chose dont elle est l’essence : si cela est, comment les
idées qui sont les essences des choses, en seraient-elles séparées ? Dans le Phédon, il est dit que les causes de l’être et du devenir sont
les Idées. Pourtant, même en admettant l’existence des Idées, les êtres participants
ne sont pas engendrés sans l’intervention de la cause motrice. Et comme
beaucoup d’autres objets sont produits, par exemple une maison et un anneau,
dont nous disons qu’il n’y a pas d’Idées, il en résulte qu’il est évidemment
possible, pour les autres choses aussi, d’exister et de devenir par des causes
analogues à celles des objets dont nous parlons.
Maintenant, si les idées sont des nombres, comment
ces nombres seront-ils causes ? Sera-ce parce que les êtres sont d’autres
nombres, et que tel nombre par exemple est l’homme, tel autre Socrate, tel
autre Callias ? Mais en quoi ceux-là sont-ils causes de ceux-ci ? Car,
que les uns soient éternels, les autres non, cela n’y fera rien. Si c’est parce
que les choses sensibles sont des rapports de nombres, comme est par exemple
une harmonie, il est évident qu’il y a quelque chose qui est le sujet de ces
rapports ; et si ce quelque chose existe, savoir la matière, il est clair
qu’à leur tour les nombres eux-mêmes seront des rapports de choses différentes.
Par exemple, si Callias est une proportion en nombres de feu, de terre, d’eau
et d’air, cela supposera des sujets particuliers, distincts de la proportion
elle-même ; et l’idée nombre, l’homme en soi, que ce soit un nombre ou
non, n’en sera pas moins une proportion de nombres qui suppose des sujets
particuliers et non pas un pur nombre, et on n’en peut tirer non plus aucun
nombre particulier.
Ensuite,
de la réunion de plusieurs nombres, résulte un nombre unique ; comment de
plusieurs idées fera-t-on une seule idée ? Si on prétend que la somme n’est
pas formée de la réunion des idées elles-mêmes, mais des éléments individuels
compris sous les idées, comme est par exemple une myriade, comment sont les
unités qui composent cette somme ? Si elles sont de même espèce, il s’ensuivra
beaucoup de choses absurdes ; si d’espèce diverse, elles ne seront ni les
mêmes, ni différentes ; car en quoi différeraient-elles, puisqu’elles n’ont
pas de qualités ? Toutes ces choses ne sont ni raisonnables ni conformes
au bon sens. Et puis, il est nécessaire d’introduire un autre genre de nombre
qui soit l’objet de l’arithmétique, et de ce que plusieurs appellent les choses
intermédiaires ; autrement de quels principes viendront ces choses ? Pourquoi doit-il y avoir des intermédiaires entre le monde sensible et
les Idées ? De plus, les unités, dans la Dyade indéfinie, viendront
chacune d’une dyade antérieure, ce qui est pourtant impossible. En outre,
comment [992a] expliquer que le Nombre
idéal, composé d’unités, soit une unités ? Ce n’est pas tout. Si les
unités sont différentes entre elles, on devrait parler comme ceux qui admettent
deux ou quatre éléments, tous entendant par là, non un élément commun, le Corps
en général, par exemple, mais le Feu ou la Terre, que le Corps soit, ou non,
quelque chose de commun. Mais, en réalité, les platoniciens s’expriment comme
si l’Un en soi était, à la façon du Feu ou de l’Eau, une sorte d’élément
homéomère. S’il en est ainsi, les Nombres ne seront pas des substances, mais il
est clair que, si l’Un en soi existe, et qu’il soit principe, l’Un ne recevra
qu’une diversité de dénomination, autrement il y aurait là une impossibilité.
Dans le but de ramener les choses aux principes de
cette théorie, on compose les longueurs du long et du court, c’est-à-dire d’une
certaine espèce de grand et de petit, la surface du large et de l’étroit, le
corps du profond et de son contraire. Or, comment le plan pourra-t-il contenir
la ligne, ou le solide la ligne et le plan ? Car le large et l’étroit sont
une espèce différente du profond et de son contraire. De même donc que le
nombre ne se trouve pas dans ces choses, parce que ses principes, le plus ou le
moins, sont distincts de ceux que nous venons de nommer, il est clair que de
ces diverses espèces, celles qui sont supérieures, ne pourront se trouver dans
les inférieures. Et il ne faut pas dire que le profond soit une espèce du large ;
car alors, le corps serait une sorte de plan. Et les points, d’où viendront-ils ?
Platon combattait l’existence du point, comme étant une pure conception
géométrique ; d’autre part, il l’appelait le principe de la ligne, il en a
fait souvent des lignes indivisibles. Pourtant, il faut que ces lignes aient
une limite ; de sorte que par la même raison que la ligne existe, le point
existe aussi.
Enfin, quand il appartient à la philosophie de
rechercher la cause des phénomènes, c’est cela même que l’on néglige : car
on ne dit rien de la cause qui est le principe du changement ; et on s’imagine
expliquer l’essence des choses sensibles, en posant d’autres essences ;
mais comment celles-ci sont-elles les essences de celles-là ? C’est sur
quoi on ne se paie que de mots, car participer, comme nous l’avons déjà dit, ne
signifie rien. Et ce principe que nous regardons comme la fin des sciences, en
vue duquel agit toute intelligence et tout être ; ce principe que nous
avons rangé parmi les principes premiers, les idées ne l’atteignent nullement. Mais, les Mathématiques sont devenues, pour les modernes, toute la
Philosophie, quoiqu’ils disent qu’on ne devrait les cultiver [992b] qu’en vue du reste.
De plus, cette dyade, dont ils font la matière des choses, on pourrait bien la
regarder comme une matière purement mathématique, comme un attribut et une
différence de ce qui est et de la matière, plutôt que comme la matière même :
c’est comme ce que les physiciens appellent le rare et le dense, ne désignant
par là que les différences premières du sujet ; car tout cela n’est autre
chose qu’une sorte de plus et de moins. Quant à ce qui est du mouvement, si le
grand et le petit renferment le mouvement, il est clair que les idées seront en
mouvement : sinon, d’où est-il venu ? C’en est assez pour supprimer d’un
seul coup toute étude de la nature. Il eût paru facile à cette doctrine de
démontrer que tout est un ; mais elle n’y parvient pas, car, des raisons
qu’on expose, il ne résulte pas que toutes choses soient l’unité, mais
seulement qu’il y a une certaine unité existante, et il reste à accorder qu’elle
soit tout : or cela, on ne le peut, qu’en accordant l’existence du genre
universel, ce qui est impossible pour certaines choses. Pour les choses qui
viennent après les nombres, à savoir, les longueurs, les surfaces et les
solides, on n’en rend pas raison, on n’explique ni comment elles sont et
deviennent, ni si elles ont quelque vertu. Il est impossible que ce soient des
idées ; car ce ne sont pas des nombres, ni des choses intermédiaires, car
ces dernières sont les choses mathématiques, ni enfin des choses périssables ;
mais il est évident qu’elles constituent une quatrième classe d’êtres.
Enfin,
rechercher les éléments des êtres sans les distinguer, lorsque leurs
dénominations les distinguent de tant de manières, c’est se mettre dans l’impossibilité
de les trouver, surtout si on pose la question de cette manière : Quels
sont les éléments des êtres ? Car de quels éléments viennent l’action ou
la passion ou la direction rectiligne, c’est ce qu’on ne peut certainement pas
saisir ; on ne le peut que pour les substances ; de sorte que
rechercher les éléments de tous les êtres ou s’imaginer qu’on les connaît, est
une chimère. Et puis, comment pourra-t-on apprendre quels sont les éléments de
toutes choses ? Évidemment, il est impossible alors qu’on ne possède
aucune connaissance préalable ; car quand on apprend la géométrie, on a
des connaissances préalables, sans qu’on sache d’avance rien de ce que renferme
la géométrie et de ce qu’il s’agit d’apprendre ; et il en est ainsi de
tout le reste ; si donc il y a une science de toutes choses, comme
quelques-uns le prétendent, il n’y a plus de connaissance préalable. Cependant,
toute science, aussi bien celle qui procède par démonstration que celle q ni
procède par définitions, ne s’acquiert qu’à l’aide de connaissances préalables,
totales ou particulières ; car toute définition suppose des données
connues d’avance ; et il en est de même de la science par induction. Mais, d’un autre côté, si la science se trouvait actuellement innée, il
serait étonnant [993a] qu’à notre insu nous
possédions en nous la plus haute des sciences. Et puis, comment
connaîtra-t-on les éléments de toutes choses et comment arrivera-t-on à une
certitude démonstrative ? Car cela est sujet à difficulté ; et on
pourrait douter sur ce point comme on doute au sujet de certaines syllabes :
les uns disent, en effet, que la syllabe ZA est composée des trois
lettres S, D et A ; les autres
prétendent que c’est un autre son, différent de tous ceux que nous connaissons.
Enfin, les choses qui tombent sous la sensation, comment celui qui est dépourvu
de la faculté de sentir, pourra-t-il les connaître ? Pourtant, il le
faudrait si les idées sont les éléments dont se composent toutes choses, comme
des sons composés viennent tous des sons élémentaires.
Ainsi donc, il résulte clairement de tout ce que
nous avons dit jusqu’ici : les recherches de tous les philosophes se
rapportent aux quatre principes déterminés par nous dans la Physique, et qu’en
dehors de ceux-là il n’y en a pas d’autre. Mais ces recherches ont été faites
sans précision ; et si, en un sens, on a parlé avant nous de tous les
principes, on peut dire en un autre qu’il n’en a pas été parlé : car la
philosophie primitive, jeune et faible encore, semble bégayer sur toutes
choses. Par exemple, lorsque Empédocle dit que ce qui fait l’os c’est la
proportion, il désigne par là la forme et l’essence de la chose ; mais il
faut aussi que ce principe rende raison de la chair et de toutes les autres
choses, ou de rien ; c’est donc par la proportion que la chair et l’os et
toutes les autres choses existeront, et non pas par la matière, laquelle est
selon lui feu, terre et eau. Qu’un autre eût dit cela, Empédocle en serait
nécessairement convenu ; mais il ne s’est pas expliqué clairement.
L’insuffisance
des recherches de nos devanciers a été assez montrée. Maintenant, reprenons les
difficultés qui peuvent s’élever sur le sujet, lui-même ; leur solution
nous conduira peut-être à celle des difficultés qui se présenteront ensuite.
La science qui a pour objet la vérité, est difficile sous un point de vue et facile sous un autre. Ce qui le prouve, c’est qu’il est impossible d’atteindre complètement la vérité, et que tous la manque complètement. [993b] Pourtant, chaque philosophe explique quelque secret de la nature. Ce que chacun en particulier ajoute à la connaissance de la vérité n’est rien sans doute ou n’est que peu de chose ; mais la réunion de toutes les idées présente d’importants résultats. De sorte qu’il en est ici, ce nous semble, comme de ce que nous disons dans le proverbe : Qui ne mettrait pas la flèche dans une porte ? Considérée ainsi, cette science est chose facile. Mais l’impossibilité d’une possession complète de la vérité dans son ensemble et dans ses parties, montre tout ce qu’il y a de difficile dans la recherche dont il s’agit. Cette difficulté est double. Toutefois, elle a peut-être sa cause non pas dans les choses, mais dans nous-mêmes. En effet, de même que les yeux des chauves-souris sont offusqués par la lumière du jour, de même l’intelligence de notre âme est offusquée par les choses qui portent en elles la plus éclatante évidence.
Il est donc juste d’avoir de la reconnaissance non-seulement pour ceux dont on partage les opinions, mais pour ceux-là même qui ont traité les questions d’une manière un peu superficielle ; car eux aussi ont contribué pour leur part. Ce sont eux qui ont préparé par leurs travaux l’état actuel de la science. Si Timothée n’avait point existé, nous n’aurions pas toutes ces belles mélodies ; mais s’il n’y avait point eu de Phrynes, il n’eût point existé de Timothée. Il en est de même de ceux qui ont exposé leurs idées sur la vérité. Nous avons adopté quelques-unes des opinions de plusieurs philosophes ; les autres philosophes ont été causes de l’existence de ceux-là.
Enfin c’est à juste titre qu’on nomme la philosophie, la science théorétique de la vérité. En effet, la fin de la spéculation, c’est la vérité ; celle de la pratique, c’est l’œuvre ; et les praticiens, quand ils considèrent le comment des choses, n’examinent pas la cause pour elle-même, mais en vue d’un but particulier, d’un intérêt présent. Or, nous ne savons pas le vrai si nous ne savons la cause. De plus, une chose est vraie par excellence, quand c’est à elle que les autres choses empruntent ce qu’elles ont en elles de vérité ; et, de même que le feu est le chaud par excellence, parce qu’il est la cause de la chaleur des autres êtres ; de même la chose qui est la cause de la vérité dans les êtres qui dérivent de cette chose est aussi la vérité par excellence. C’est pourquoi les principes des êtres éternels sont nécessairement l’éternelle vérité. Car, ce n’est pas dans telle circonstance seulement qu’ils sont vrais ; et il n’y a rien qui soit la cause de leur vérité ; ce sont eux au contraire qui sont causes de la vérité des autres choses. En sorte que tel est le rang de chaque chose dans l’ordre de l’être, tel est son rang dans l’ordre de la vérité.
[994a] Il est évident qu’il y a un premier principe, et qu’il n’existe ni une série infinie de causes, ni une infinité d’espèces de causes. Ainsi, sous le point de vue de la matière, il est impossible qu’il y ait production à l’infini ; que la chair, par exemple, vienne de la terre, la terre de l’air, l’air du feu, sans que cela s’arrête. De même pour le principe du mouvement : on ne dira pas que l’homme a été mis en mouvement par l’air, l’air par le soleil, le soleil par la discorde, et ainsi à l’infini. De même encore, on ne peut, pour la cause finale, aller à l’infini et dire que la marche est en vue de la santé, la santé en vue du bonheur, le bonheur en vue d’autre chose, et que toute chose est toujours ainsi en vue d’une autre. De même enfin pour la cause essentielle.
Toute chose intermédiaire est précédée et suivie d’autre chose, et ce qui précède est nécessairement cause de ce qui suit. Si l’on nous demandait laquelle d’une série de trois choses est la cause, nous dirions que c’est la première. Car ce n’est point la dernière : ce qui est à la fin n’est cause de rien. Ce n’est point non plus l’intermédiaire : elle n’est cause que d’une seule chose. Peu importe ensuite que ce qui est intermédiaire soit un ou plusieurs, infini ou fini. Car toutes les parties de cette infinité de causes, et, en général, toutes les parties de l’infini, si vous partez du fait actuel pour remonter de cause en cause, ne sont également que des intermédiaires. De sorte que si rien n’est premier, il n’y a absolument pas de cause. Mais s’il faut, en remontant, arriver à un principe, on ne peut pas non plus, en descendant, aller à l’infini, et dire, par exemple, que le feu produit l’eau, l’eau la terre, et que la chaîne de la production des êtres se continue ainsi sans cesse et sans fin. En effet, ceci succède à cela, signifie deux choses ; ou bien une succession simple : Après les jeux Isthmiques, les jeux Olympiens ; ou bien un rapport d’un autre genre : L’homme, par l’effet d’un changement, vient de l’enfant, l’air de l’eau. Et voici dans quel sens nous entendons que l’homme vient de l’enfant ; c’est dans le sens où nous disons que ce qui est devenu a été produit par ce qui devenait, ou bien que ce qui est parfait a été produit par l’être qui se perfectionnait ; car, de même que entre l’être et le non-être il y a toujours le devenir, de même aussi entre ce qui n’était pas et ce qui est, il y a ce qui devient. Ainsi, celui qui étudie devient savant, et c’est ce qu’on entend en disant que d’apprenant qu’on était on devient instruit. Quant à cet autre exemple : L’air vient de l’eau ; là, il y a l’un des deux éléments qui périt dans la production de l’autre. Aussi, dans le premier cas n’y a-t-il point de retour de ce qui est produit à ce qui a produit : [994b] d’homme on ne devient pas enfant ; car ce qui est produit ne l’est pas par la production même, mais vient après la production. De même pour la succession simple : le jour vient de l’aurore, uniquement parce qu’il lui succède ; mais par cela même l’aurore ne vient pas du jour. Dans l’autre espèce de production, au contraire, il y a retour de l’un des éléments à l’autre. Mais dans les deux cas il est impossible d’aller à l’infini. Dans le premier, il faut que les intermédiaires aient une fin ; dans le dernier il y a retour perpétuel d’un élément à l’autre, car la destruction de l’un est la production de l’autre. Et puis, il est impossible que l’élément premier, s’il est éternel, périsse comme il le faudrait alors. Car, puisque, en remontant de cause en cause, la chaîne de la production n’est pas infinie, il faut nécessairement que l’élément premier qui, en périssant, a produit quelque chose, ne soit pas éternel. Or, cela est impossible.
Ce n’est pas tout : la cause finale est une fin. Par cause finale on entend ce qui ne se fait pas en vue d’autre chose, mais au contraire ce en vue de quoi autre chose se fait. De sorte que s’il y a ainsi quelque chose qui soit le dernier terme, il n’y aura pas de production infinie : s’il n’y a rien de tel, il n’y a point de cause finale. Ceux qui admettent ainsi la production à l’infini, ne voient pas qu’ils suppriment par là même le bien. Or, y a-t-il quelqu’un qui voudrait entreprendre une chose, s’il ne devait pas arriver à l’achever ? Ce serait l’acte d’un insensé. L’homme raisonnable agit toujours en vue de quelque chose ; et c’est-là une fin, car le but qu’on se propose est une fin. On ne peut pas non plus ramener indéfiniment l’essence à une autre essence. Il faut s’arrêter. Toujours l’essence qui précède est plus essence que celle qui suit ; mais si ce qui précède ne l’est pas encore, à plus forte raison ce qui suit.
Bien plus, ce genre de système rend toute connaissance impossible. On ne peut savoir, il est impossible de rien connaître, avant d’arriver à ce qui est simple et indivisible. Or, comment penser à cette infinité d’êtres dont on nous parle ? Il n’en est pas ici comme de la ligne, qui ne s’arrête pas dans ses divisions : la pensée a besoin de points d’arrêt. Aussi, si vous parcourez cette ligne qui se divise à l’infini, vous n’en pouvez compter toutes les divisions. Ajoutons que nous ne concevons la matière que dans un objet en mouvement. Or, aucun de ces objets n’est marqué du caractère de l’infini. Si ces objets sont réellement infinis, le caractère propre de l’infini n’est pas l’infini.
Et quand bien même on dirait seulement qu’il y a un nombre infini d’espèces de causes, la connaissance serait encore impossible. Car nous croyons savoir quand nous connaissons les causes ; et il n’est point possible que dans un temps fini, nous puissions parcourir une série infinie.
Les auditeurs sont soumis à l’influence de l’habitude. Nous aimons qu’on se serve d’un langage conforme à celui qui nous est familier. Sans cela, les choses ne paraissent plus ce qu’elles nous paraissaient ; il nous semble, par ce qu’elles ont d’inaccoutumé, que nous les connaissons moins, et qu’elles nous sont plus étrangères. Ce qui nous est habituel nous est, en effet, mieux connu. Une chose qui montre bien quelle est la force de l’habitude, ce sont les lois, où des fables et [995a] des puérilités ont plus de puissance, par l’effet de l’habitude, que n’en aurait la vérité même.
Il est des hommes qui n’admettent d’autres démonstrations que celles des mathématiques ; d’autres ne veulent que des exemples ; d’autres ne trouvent pas mauvais qu’on invoque le témoignage d’un poète. Il en est enfin qui demandent que tout soit rigoureusement démontré ; tandis que d’autres trouvent cette rigueur insupportable, ou bien parce qu’ils ne peuvent suivre la chaîne des démonstrations, ou bien parce qu’ils pensent que c’est se perdre dans des futilités. Il y a, en effet, quelque chose de cela dans l’affectation de la rigueur. Aussi quelques-uns la regardent-ils comme indigne d’un homme libre, non-seulement dans la conversation, mais même dans la discussion philosophique.
Il faut donc que nous
apprenions avant tout quelle sorte de démonstration convient à chaque objet
particulier ; car il serait absurde de mêler ensemble et la recherche de
la science, et celle de sa méthode : deux choses dont l’acquisition
présente de grandes difficultés. On ne doit pas exiger en tout la rigueur
mathématique, mais seulement quand il s’agit d’objets immatériels. Aussi la
méthode mathématique n’est-elle pas celle des physiciens ; car la matière
est probablement le fond de toute la nature. Ils ont à examiner d’abord ce que
c’est que la nature. De cette manière, en effet, ils verront clairement quel
est l’objet de la physique, et si l’étude des causes et des principes de la
nature est le partage d’une science unique ou de plusieurs sciences.
Il est nécessaire, dans l’intérêt de la science que nous cherchons, de commencer par exposer les difficultés que nous avons à résoudre dès l’abord. Ces difficultés, ce sont, outre les opinions contradictoires des divers philosophes sur les mêmes sujets, tous les points obscurs qu’ils peuvent avoir négligé d’éclaircir: si l’on veut arriver à une solution vraie, il est utile de se bien poser d’abord ces difficultés. Car la solution vraie à laquelle on parvient ensuite, n’est autre chose que l’éclaircissement de ces difficultés : or, il est impossible de délier un nœud si l’on ne sait pas la manière de s’y prendre. Ceci est évident surtout pour les difficultés, les doutes de la pensée. Douter, pour elle, c’est être dans l’état de l’homme enchaîné: pas plus que lui elle ne peut aller en avant. Il nous faut donc commencer par examiner toutes les difficultés, et pour ces motifs, et aussi parce que chercher sans se les être posées d’abord, c’est ressembler à ceux qui marchent sans savoir vers quel but il faut marcher, c’est s’exposer même à ne point reconnaître si l’on a découvert ou non ce que l’on cherchait. En effet, on n’a point alors de but marqué : le but est marqué au contraire pour celui qui a commencé par se les bien poser. Enfin, on doit nécessairement être mieux à même de juger, quand on a entendu, comme parties adverses en quelque sorte, toutes les raisons opposées. La première difficulté est celle que nous nous sommes déjà proposée dans l’introduction. L’étude des causes appartient-elle à une seule science, ou à plusieurs, et la science doit-elle s’occuper seulement des premiers principes des êtres, ou bien doit-elle embrasser aussi les principes généraux de la démonstration, tels que celui-ci : Est-il possible, ou non, d’affirmer et de nier en même temps une seule et même chose ? Et tous les autres principes de ce genre ? Et si elle ne s’occupe que des principes des êtres, y a-t-il une seule science ou plusieurs pour tous ces principes ? Et s’il y en a plusieurs, y a-t-il entre toutes quelque affinité, on bien les unes doivent-elles être considérées comme des philosophies, les autres non ?
Il est nécessaire encore de rechercher si l’on ne doit reconnaître que des substances sensibles, ou s’il y en a d’autres en dehors de celles-là. Y a-t-il une seule espèce de substance, ou bien y en a-t-il plusieurs ? De ce dernier avis sont, par exemple, ceux qui admettent les idées, et les substances mathématiques intermédiaires entre les idées et les objets sensibles. Ce sont là, disons-nous, des difficultés qu’il faut examiner, et encore celle-ci : Notre étude n’embrasse-t-elle que les essences, ou bien s’étend-elle aussi aux accidents essentiels des substances ?
Ensuite, à quelle science appartient-il de s’occuper de l’identité et de l’hétérogénéité, de la similitude et de la dissimilitude, de l’identité et de la contrariété, de l’antériorité et de la postériorité, et des autres principes de ce genre à l’usage des Dialecticiens, lesquels ne raisonnent que sur le vraisemblable ? Ensuite, quels sont les accidents propres de chacune de ces choses ? Il ne faut pas seulement rechercher ce qu’est chacune d’elles, mais encore si elles sont opposées les unes aux autres.
Sont-ce les genres qui sont les principes et les éléments ; sont-ce les parties intrinsèques de chaque être ? Et si ce sont les genres, sont-ce les plus rapprochés des individus, ou bien les genres les plus élevés ? Est-ce l’animal, par exemple, ou bien l’homme, qui est principe ; et le genre l’est-il plutôt que l’individu ? Une autre question non moins digne d’être étudiée et approfondie est celle-ci : y a-t-il ou non, en dehors de la substance, quelque chose qui soit cause en soi ? Ce quelque chose en est-il ou non indépendant ; est-il un ou multiple ? Est-il ou non en dehors de l’ensemble (et par l’ensemble j’entends ici la substance avec sel attributs ? En dehors de quelques individus et non des autres ; et quels sont alors les êtres en dehors desquels il existe ?
Ensuite, les principes soit formels soit substantiels, sont-ils numériquement distincts ou réductibles à des genres ? [996a] Les principes des êtres périssables et ceux des êtres impérissables sont-ils les mêmes ou différents ; sont-ils tous impérissables, ou bien les principes des êtres périssables sont-ils périssables ? De plus, et c’est là la difficulté la plus grande, la plus embarrassante, l’unité et l’être constituent-ils ou non la substance des êtres, comme le prétendaient les Pythagoriciens et Platon ; ou bien y a-t-il quelque chose qui leur serve de sujet, de substance, comme l’Amitié d’Empédocle, le feu, l’eau, l’air de tel ou tel autre philosophe ? Les principes sont-ils relatifs au général, ou bien aux choses particulières ? Sont-ils en puissance ou en acte ? Sont-ils en mouvement ou autrement ? Ce sont là de graves difficultés. Ensuite, les nombres, les longueurs, les figures, les points, sont-ils ou non des substances ; et, s’ils sont des substances, sont-ils indépendants des objets sensibles, ou existent-ils dans ces objets ? Sur tous ces points, non seulement il est difficile d’arriver à la vérité par une bonne solution, mais il n’est pas même bien facile de se poser nettement les difficultés.
D’abord, comme nous nous le sommes demandé en commençant, appartient-il à une seule science ou à plusieurs, d’examiner toutes les espèces de causes ? Mais comment appartiendrait-il à une seule science de connaître des principes qui ne sont pas contraires les uns aux autres ? Et de plus, il y a un grand nombre d’objets où ces principes ne se trouvent pas tous réunis. Comment, par exemple, serait-il possible de rechercher la cause du mouvement ou le principe du bien dans ce qui est immobile ? En effet, tout ce qui est bien en soi et par sa nature est un but, et par cela même une cause, puisque c’est en vue de ce bien que se produisent, qu’existent les autres choses. Un but, ce en vue de quoi, est nécessairement but de quelque action : or, il n’y a point d’action sans mouvement ; de sorte que dans les choses immobiles on ne peut admettre ni l’existence de ce principe du mouvement, ni celle du bien en soi. Aussi ne démontre-t-on rien dans les sciences mathématiques au moyen de la cause du mouvement. On ne s’y occupe pas davantage du mieux et du pire ; et même aucun mathématicien ne tient compte de ces principes. C’est pour ce motif que quelques sophistes, Aristippe par exemple, repoussaient ignominieusement les sciences mathématiques. Dans tous les arts, disaient-ils, même dans les arts manuels, dans celui du maçon, du cordonnier, on s’occupe sans cesse du mieux et du pire ; [996b] tandis que les mathématiques ne font jamais mention du bien ni du mal.
Mais s’il y a plusieurs sciences des causes, si chacune d’elles s’occupe de principes différents, laquelle de toutes ces sciences sera celle que nous cherchons ; ou, parmi les hommes qui les posséderont, lequel connaîtra le mieux l’objet de nos recherches ? Il est possible qu’un seul objet réunisse toutes ces espèces de causes. Ainsi, dans une maison, le principe du mouvement, c’est l’art et l’ouvrier ; la cause finale, c’est l’œuvre ; la matière, la terre et les pierres ; le plan est la forme. Il convient donc, d’après la définition que nous avons assignée précédemment à la philosophie, de donner ce nom à chacune des sciences qui s’occupent de ces causes. La science par excellence, celle qui dominera toutes les autres, à laquelle les autres sciences devront céder en esclaves, c’est assurément celle qui s’occupe du but et du bien ; car tout le reste n’existe qu’en vue du bien. Mais la science des causes premières, celle que nous avons définie la science de ce qu’il y a de plus scientifique, ce sera la science de l’essence. On peut, en effet, connaître la même chose de bien des manières; mais ceux qui connaissent un objet par ce qu’il est, connaissent mieux que ceux qui le connaissent par ce qu’il n’est pas. Parmi les premiers même nous distinguons des degrés de connaissance : ceux-là en ont la science la plus parfaite, qui connaissent, non point sa quantité, ses qualités, ses modifications, ses actes, mais son essence. Il en est de même aussi de toutes les choses dont il y a démonstration. Nous croyons en avoir la connaissance lorsque nous savons ce en quoi elles consistent : Qu’est-ce, par exemple, que construire un carré équivalent à un rectangle donné ? C’est trouver la moyenne proportionnelle entre les deux côtés du rectangle. Et de même pour tous les autres cas. Pour la production, au contraire, pour l’action, pour toute espèce de changement, nous croyons avoir la science, lorsque nous connaissons le principe du mouvement, lequel est différent de la cause finale, et en est précisément l’opposé. Il paraîtrait donc d’après cela que ce sont des sciences différentes qui doivent examiner chacune de ces causes.
Ce n’est pas tout. Les principes de la démonstration appartiennent-ils à une seule science ou à plusieurs ? C’est encore là une question. J’appelle principe de la démonstration, ces axiomes généraux sur lesquels tout le monde s’appuie pour démontrer ; ceux-ci, par exemple : Il faut nécessairement affirmer ou nier une chose ; Une chose ne peut pas être et n’être pas en même temps; et toutes les autres propositions de ce genre. Hé bien, la science de ces principes est-elle la même que celle de l’essence, ou en diffère-t-elle ? Si elle en diffère, laquelle des deux reconnaîtrons-nous pour celle que nous cherchons ?
Les principes de la démonstration n’appartiennent pas à une seule science, cela est évident : pourquoi la géométrie s’arrogerait-elle, plutôt que toute autre science, le droit de traiter de ces principes ? Si donc toute science quelconque a également ce privilège, et si pourtant elles ne peuvent pas toutes en jouir, l’étude des principes ne dépendra pas plus de la science qui connaît les essences, que de toute autre. Et puis, comment y aurait-il une science des principes ? Nous connaissons de prime abord ce qu’est chacun d’eux ; aussi tous les arts les emploient-ils comme choses bien connues. Tandis que s’il y avait une science démonstrative des principes, il faudrait admettre l’existence d’un genre commun, objet de cette science ; il faudrait d’un côté les accidents du genre, de l’autre des axiomes, car il est impossible de tout démontrer. Toute démonstration doit partir d’un principe, porter sur un objet, démontrer quelque chose de cet objet. Il s’ensuit que tout ce qui se démontre pourrait se ramener à un genre unique. Et en effet, toutes les sciences démonstratives se servent des axiomes. Or, si la science des axiomes est une autre science que la science de l’essence, laquelle des deux sera la science souveraine, la science première ? Les axiomes sont ce qu’il y a de plus général ; ils sont les principes de toutes choses : si donc ils ne font pas partie de la science du philosophe, quel autre sera chargé de vérifier leur vérité ou leur fausseté ?
Enfin, y a-t-il une seule science pour toutes les essences, y en a-t-il plusieurs ? S’il y en a plusieurs, de quelle essence traite la science qui nous occupe ? Qu’il n’y ait qu’une science de toutes les essences, c’est ce qui n’est pas probable. Dans ce cas il y aurait une seule science démonstrative de tous les accidents essentiels des êtres, puisque toute science démonstrative soumet au contrôle de principes communs tous les accidents essentiels d’un sujet donné. Il appartient donc à la même science d’examiner d’après des principes communs seulement les accidents essentiels d’un même genre. En effet, une science s’occupe de ce qui est ; une autre science, soit qu’elle se confonde avec la précédente ou s’en distingue, traite des causes de ce qui est. De sorte que ces deux sciences, ou cette science unique, dans le cas où elles n’en font qu’une, s’occuperont elles-mêmes des accidents du genre qui est leur objet.
Mais, d’ailleurs, la science n’embrasse-t-elle que les essences, ou bien porte-t-elle aussi sur leurs accidents ? Par exemple, si nous considérons comme des essences, les solides, les lignes, les plans, la science de ces essences s’occupera-t-elle en même temps des accidents de chaque genre, accidents sur lesquels portent les démonstrations mathématiques, ou bien sera-ce l’objet d’une autre science ? S’il n’y a qu’une science unique, la science de l’essence sera alors une science démonstrative : or, l’essence, à ce qu’il semble, ne se démontre pas ; et s’il y a deux sciences différentes, quelle est donc celle qui traitera des accidents de la substance ? C’est une question dont la solution est des plus difficiles.
De plus, ne faut-il admettre que des substances sensibles, ou bien y en a-t-il d’autres encore ? N’y a-t-il qu’une espèce de substance, y en a-t-il plusieurs ? De ce dernier avis sont, par exemple, ceux qui admettent les idées, ainsi que les êtres intermédiaires objets des sciences mathématiques. Ils disent que les idées sont par elles-mêmes causes et substances, comme nous l’avons vu, en traitant cette question dans le premier livre. Cette doctrine est sujette à mille objections. Mais ce qu’il y a de plus absurde, c’est de dire qu’il existe des êtres particuliers en dehors de ceux que nous voyons dans l’univers, mais que ces êtres sont les mêmes que les êtres sensibles, à cette seule différence près que les uns sont éternels, les autres périssables : en effet, tout ce qu’ils disent, c’est qu’il y a l’homme en soi, le cheval, la santé en soi ; imitant en cela ceux qui disent qu’il y a des dieux, mais que ces dieux ressemblent aux hommes. Les uns ne font pas autre chose que des hommes éternels ; les idées des autres ne sont de même que des êtres sensibles éternels.
Si, outre les idées et les objets sensibles, l’on veut admettre les êtres intermédiaires, il s’en suit une multitude de difficultés. Car, évidemment, il y aura aussi des lignes intermédiaires entre l’idée de la ligne et la ligne sensible; et de même pour toute espèce de choses. Prenons pour exemple l’Astronomie. Il y aura un autre ciel, en dehors de celui qui tombe sous nos sens, un autre soleil, une autre lune ; et de même pour tout ce qui est dans le ciel. Or, comment croire à leur existence ? Ce nouveau ciel, on ne peut raisonnablement le faire immobile ; et, d’un autre côté il est tout-à-fait impossible qu’il soit en mouvement. Il en est de même pour les objets dont traite l’Optique, et pour les rapports mathématiques des sons musicaux.
Là encore on ne peut admettre, et pour les mêmes raisons, des êtres en dehors de ceux que nous voyons ; car, si vous admettez des êtres sensibles intermédiaires, il vous faudra nécessairement admettre des sensations intermédiaires pour les percevoir, ainsi que des animaux intermédiaires entre les idées des animaux et les animaux périssables. On peut se demander sur quels êtres porteraient les sciences intermédiaires. Car si vous reconnaissez que la Géodésie ne diffère de la Géométrie, qu’en ce que l’une porte sur des objets sensibles, l’autre sur des objets que nous ne percevons point par les sens, il vous faut évidemment faire la même chose pour la Médecine et pour toutes les autres sciences, et dire qu’il y a une science intermédiaire entre la Médecine idéale et la Médecine sensible. Et comment admettre une pareille supposition ? Il faudrait alors dire aussi qu’il y a une santé intermédiaire entre la santé des êtres sensibles et la santé en soi.
Mais il n’est pas même vrai de dire que la Géodésie est une science de grandeurs sensibles et périssables, car, dans ce cas, elle périrait, quand périraient ces grandeurs. L’Astronomie elle-même, la science du ciel qui tombe sous nos sens, n’est pas une science de grandeurs sensibles. Les lignes sensibles ne sont pas les lignes du géomètre, car les sens ne nous donnent aucune ligne droite, aucune courbe, qui satisfasse à la définition. Le cercle ne rencontre pas la tangente en un seul point, mais par plusieurs, comme le remarquait Protagoras, dans ses attaques contre les géomètres. Et les mouvements ne sont pas réels ; les révolutions du ciel ne concordent complètement avec les mouvements et les révolutions que donnent les calculs astronomiques. Enfin les étoiles ne sont pas de la même nature que les points.
D’autres philosophes admettent aussi l’existence de ces substances intermédiaires entre les idées et les objets sensibles ; mais ils ne les séparent point des objets sensibles ; ils disent qu’elles sont dans ces objets mêmes. Il serait trop long d’énumérer toutes les impossibilités qu’entraîne une pareille doctrine. Remarquons cependant que non seulement les êtres intermédiaires, mais que les idées elles-mêmes seront nécessairement aussi dans les objets sensibles ; car les mêmes raisons s’appliquent également dans les deux cas. De plus, on aura ainsi nécessairement deux solides dans un même lieu ; et ils ne seront pas immobiles, puisqu’ils seront dans des objets sensibles en mouvement. En un mot, à quoi bon admettre des êtres intermédiaires, pour les placer dans les objets sensibles ? Les mêmes absurdités que tout à l’heure se reproduiront sans cesse. Ainsi, il y aura un ciel en dehors du ciel qui tombe sous nos sens ; seulement il n’en sera pas séparé, il sera dans le même lieu : ce qui est plus inadmissible encore que le ciel séparé.
Que faut-il décider sur tous ces points, pour arriver ensuite à la vérité ? Il y a là des difficultés nombreuses.
Les difficultés relatives aux principes ne le sont pas moins. Faut-il regarder les genres comme éléments et principes ; ou bien ce titre n’appartient-il pas plutôt aux parties constitutives de chaque être ? Par exemple, les éléments, les principes du mot, paraissent être les lettres qui concourent à la formation de tous les mots, et non pas le mot en général. De même encore nous appelons éléments, dans la démonstration des propriétés des figures géométriques, ces démonstrations qui se trouvent au fond des autres, soit dans toutes, soit dans la plupart. De même enfin pour les corps : et ceux qui n’admettent qu’un élément, et ceux qui en admettent plusieurs, regardent comme principe ce dont le corps est composé, ce dont l’ensemble le constitue. Ainsi, l’eau, le feu, et les autres éléments, sont pour Empédocle les éléments constitutifs des êtres, et non point des genres qui comprennent ces êtres. En outre, si l’on veut étudier la nature d’un objet quelconque, d’un lit par exemple, on cherche de quelles pièces il est composé, quel est l’arrangement de ces pièces, et alors on connaît sa nature. D’après ces considérations, les genres ne seraient pas les principes des êtres. Mais si l’on songe que nous ne connaissons rien que par les définitions, et que les genres sont les principes des définitions, il faut bien aussi que les genres soient les principes des êtres définis. D’ailleurs, s’il est vrai de dire que c’est acquérir la connaissance des êtres que d’acquérir celle des espèces auxquelles les êtres se rapportent, les genres seront encore principes des êtres puisqu’ils sont les principes des espèces. Quelques-uns même de ceux qui regardent comme éléments des êtres l’unité ou l’être, ou le grand et le petit, semblent en faire des genres. Toutefois les principes des êtres ne peuvent pas être en même temps les genres et les éléments constitutifs. L’essence ne comporte pas deux définitions — or, autre serait la définition des principes considérés comme genres ; autre, si on les considérait comme éléments constitutifs.
D’ailleurs, si ce sont surtout les genres qui sont principes, faut-il regarder comme principes les genres les plus élevés, ou ceux immédiatement supérieurs aux individus ? C’est là encore un sujet d’embarras. Si les principes sont ce qu’il y a de plus général, évidemment les genres les plus élevés seront principes, car ils embrassent tous les êtres. On admettra par conséquent comme principes des êtres les premiers des genres ; et alors l’être, l’unité, seront principes et substances ; car ce sont surtout ces genres qui embrassent tous les êtres. D’un autre côté, tous les êtres ne peuvent pas être rapportés à un seul genre, soit à l’unité, soit à l’être.
Il faut nécessairement que les différences de chaque genre soient, et que chacune de ces différences soit une : or, il est impossible que ce qui désigne les espèces du genre désigne aussi les différences propres, il est impossible que le genre existe sans ses espèces. Si donc l’unité ou l’être est le genre, il n’y aura pas de différence qui soit, ni qui soit une. L’unité et l’être ne sont donc pas des genres, et par conséquent ils ne sont pas des principes, puisque ce sont les genres qui sont principes. Ajoutez à cela que les êtres intermédiaires pris avec leurs différences seront des genres jusqu’à ce qu’on arrive à l’individu. Or, les uns sont, il est vrai, des genres, mais d’autres n’en sont pas.
En outre, les différences sont plutôt principes que les genres. Mais si les différences sont principes, il y a en quelque sorte une infinité de principes, surtout si l’on prend pour point de départ le genre le plus élevé. Remarquons d’ailleurs que, bien que l’unité nous paraisse surtout avoir le caractère de principe, l’unité étant indivisible, et ce qui est indivisible l’étant ou bien sous le rapport de la quantité, ou bien sous celui de l’espèce, et ce qui l’est sous le rapport de l’espèce ayant l’antériorité ; enfin les genres se divisant en espèces, l’unité doit être plutôt l’individu : l’homme, en effet, n’est pas le genre des hommes particuliers. D’ailleurs, il n’est pas possible, dans les choses où il y a antériorité et postériorité, qu’il y ait, en dehors d’elles, quelque chose qui soit leur genre. La dyade, par exemple, est le premier des nombres ; il n’y a donc point, en dehors des diverses espèces de nombres, un autre nombre qui soit le genre commun ; il n’y a point non plus dans la géométrie une autre figure en dehors des diverses espèces de figures. Et s’il n’y a point ici de genre en dehors des espèces, à plus forte raison n’y en aura-t-il point dans les autres choses. Car c’est surtout pour les êtres mathématiques qu’il paraît y avoir des genres. Pour les individus il n’y a ni priorité, ni postériorité, et de plus, partout où il y a mieux et pire, le mieux a la priorité ; il n’y a donc pas de genres, principes des individus.
D’après ce qui précède, les individus doivent plutôt être regardés comme les principes des genres. Mais, d’un autre côté, comment concevoir que les individus soient principes ? Il ne serait point facile de le démontrer. Il faut qu’alors la cause, le principe, soit en dehors des choses dont elle est le principe, qu’elle puisse en être séparée. Mais quelle raison a-t-on de supposer qu’il y a un principe de ce genre en dehors du particulier, si ce n’est que ce principe est quelque chose d’universel, et qu’il embrasse tous les êtres ? Or, si l’on se rend à cette considération, ce qu’il y a de plus général doit être plutôt regardé comme principe, et alors les principes seraient les genres les plus élevés.
Il y a une difficulté qui se rattache aux précédentes, difficulté plus embarrassante que toutes les autres, et dont l’examen nous est indispensable ; c’est celle dont nous allons parler. S’il n’y a pas quelque chose en dehors du particulier, et s’il y a une infinité de choses particulières, comment est-il possible d’acquérir la science de l’infinité des choses ? Connaître un objet, c’est, pour nous, connaître son unité, son identité et son caractère général. Or, si cela est nécessaire, et s’il faut qu’en dehors des choses particulières il y ait quelque chose, il y aura nécessairement, en dehors des choses particulières, les genres, soit les genres les plus rapprochés des individus, soit les genres les plus élevés. Mais nous avons trouvé tout à l’heure que cela était possible. Admettons d’ailleurs qu’il y a véritablement quelque chose en dehors de l’ensemble de l’attribut et de la substance, admettons qu’il y a des espèces. Mais l’espèce est-elle quelque chose en dehors de tous les objets, ou est-elle seulement en dehors de quelques objets sans être en dehors de quelques autres, ou enfin n’est-elle en dehors d’aucun ?
Dirons-nous donc qu’il n’y a rien en dehors de choses particulières ? Alors il n’y aurait rien d’intelligible, il n’y aurait plus que des objets sensibles, il n’y aurait science de rien, à moins qu’on ne nomme science, la connaissance sensible. Il n’y aurait même rien d’éternel, ni d’immobile ; car tous les objets sensibles sont sujets à destruction, et sont en mouvement. Or, s’il n’y a rien d’éternel, la production même est impossible. Car il faut bien que ce qui devient soit quelque chose, ainsi que ce qui fait devenir ; et que la dernière des causes productrices soit de tout temps, puisque la chaîne des causes a un terme, et qu’il est impossible que rien soit produit par le non-être. D’ailleurs, là où il y a naissance et mouvement, il y aura nécessairement un terme : aucun mouvement n’est infini, et même tout mouvement a un but. Et puis il est impossible que ce qui ne peut devenir devienne ; mais ce qui devient, existe nécessairement avant de devenir.
De plus, si la substance existe de tout temps, à plus forte raison faut-il admettre l’existence de l’essence au moment où la substance devient. En effet, s’il n’y a ni essence, ni substance, il n’existe absolument rien. Et, comme cela est impossible, il faut bien que la forme et l’essence soient quelque chose, en dehors de l’ensemble de la substance et de la forme. Mais si l’on adopte cette conclusion, une nouvelle difficulté se présente. Dans quels cas admettra-t-on cette existence séparée, et dans quels cas ne l’admettra-t-on point ? Car il est évident qu’on ne l’admettra pas dans tous les cas. En effet, nous ne pouvons pas dire qu’il y a une maison en dehors des maisons particulières.
Ce n’est pas tout. La substance de tous les êtres est-elle une substance unique ? La substance de tous les hommes est-elle unique, par exemple ? Mais cela serait absurde ; car, tous les êtres n’étant pas un être unique, mais un grand nombre d’êtres, et d’êtres différents, il n’est pas raisonnable qu’ils n’aient qu’une seule substance. Et d’ailleurs comment la substance de tous ces êtres devient-elle chacun d’eux ; et comment la réunion de ces deux choses, l’essence et la substance, constitue-t-elle l’individu ?
Voici une nouvelle difficulté relative aux principes. S’ils n’ont que l’unité générique, rien ne sera un numériquement, ni l’unité elle-même, ni l’être lui-même. Et alors, comment la science pourra-t-elle exister, puisqu’il n’y aura pas d’unité qui embrasse tous les êtres ? Admettrons-nous donc leur unité numérique ? Mais si chaque principe n’existe que comme unité, et que les principes n’aient aucun rapport entre eux ; s’ils ne sont pas comme les choses sensibles : en effet, lorsque telle et telle syllabe sont de même espèce, leurs principes sont de même espèce, ces principes n’étant pas réduits à l’unité numérique ; s’il n’en est pas ainsi, si les principes des êtres sont réduits à l’unité numérique, il n’existera rien autre chose que les éléments. Un, numériquement, ou individuel, c’est la même chose, puisque nous appelons individuel ce qui est un par le nombre : l’universel, au contraire, c’est ce qui est dans tous les individus. Si donc les éléments du mot avaient pour caractère l’unité numérique, il y aurait nécessairement un nombre de lettres égal en somme à celui des éléments du mot, n’y ayant aucune identité ni entre deux, ni entre un plus grand nombre de ces éléments.
Une difficulté qui ne le cède à aucune autre et qu’ont également laissée à l’écart et les philosophes d’aujourd’hui et leurs devanciers, c’est de savoir si les principes des choses périssables et ceux des choses impérissables sont les mêmes principes, ou s’ils sont différents. Si les principes sont, en effet, les mêmes, comment se fait-il que parmi les êtres les uns soient périssables et les autres impérissables, et pour quelle raison en est-il ainsi ? Hésiode et tous les Théologiens n’ont cherché que ce qui pouvait les convaincre eux-mêmes, et n’ont pas songé à nous. Des principes ils font des dieux, et les dieux ont produit toutes choses ; puis ils ajoutent que les êtres qui n’ont pas goûté le nectar et l’ambroisie sont destinés à périr. Ces explications avaient sans doute un sens pour eux ; quant à nous, nous ne comprenons même pas comment ils ont pu trouver là des causes. Car, si c’est en vue du plaisir que les êtres touchent à l’ambroisie et au nectar, le nectar et l’ambroisie ne sont nullement causes de l’existence ; si au contraire c’est en vue de l’existence, comment ces êtres seraient-ils éternels, puisqu’ils auraient besoin de nourriture ? Mais nous n’avons pas besoin de soumettre à un examen approfondi, des inventions fabuleuses.
Adressons-nous donc à ceux qui raisonnent et se servent de démonstrations, et demandons-leur comment il se fait que, sortis des mêmes principes, quelques-uns des êtres ont une nature éternelle, tandis que les autres sont sujets à destruction. Or, comme ils ne nous apprennent pas quelle est la cause en question, et qu’il y a contradiction dans cet état de choses, il est clair que ni les principes ni les causes des êtres ne peuvent être les mêmes causes et les mêmes principes. Aussi, un philosophe qu’on croirait parfaitement d’accord avec lui-même dans sa doctrine, Empédocle, est-il tombé dans la même contradiction que les autres. Il pose, en effet, un principe, la Discorde, comme cause de la destruction. Et cependant on n’en voit pas moins ce principe engendrer tous les êtres, hormis l’unité ; car tous les êtres, excepté Dieu, sont produits par la Discorde. Écoutons Empédocle :
Telles furent les causes de ce qui fut, de ce qui est, de ce qui sera dans l’avenir;
Qui firent naître les arbres, et les hommes, et les femmes.
Et les bêtes sauvages, et les oiseaux, et les poissons qui vivent dans les ondes,
Et les dieux à la longue existence.
Et même c’est-là une opinion qui résulte de bien d’autres passages. S’il n’y avait pas dans les choses une Discorde, tout, suivant Empédocle, serait réduit à l’unité. En effet, quand, les choses sont réunies, alors s’élève enfin la Discorde. Il suit de là que la Divinité, l’être heureux par excellence, connaît moins que les autres êtres ; car elle ne connaît pas tous les éléments. Elle n’a pas en elle la Discorde ; et c’est le semblable qui connaît le semblable :
Par la terre, dit Empédocle, nous voyons la terre, l’eau par l’eau ;
Par l’air, l’air divin, et par le feu, le feu dévorant ;
L’Amitié par l’Amitié, la Discorde par la Discorde fatale.
Il est donc manifeste, pour revenir au point d’où nous sommes partis, que la Discorde, chez ce philosophe, est tout autant cause d’être que cause de destruction. De même l’Amitié est tout autant cause de destruction que d’être. En effet, quand elle réunit les êtres, et les amène à l’unité, elle détruit tout ce qui n’est pas l’unité. Ajoutez qu’Empédocle n’assigne au changement lui-même aucune cause ; il dit seulement qu’il en fut ainsi
Alors que la puissante Discorde eut grandi,
Et qu’elle se fut élancée pour s’emparer de ses honneurs, au jour marqué par le temps ;
Le temps, qui se partage alternativement entre la Discorde et l’Amitié ; le temps qui a précédé même le majestueux serment ;
Comme si le changement était nécessaire : mais il n’assigne pas de cause à cette nécessité.
Toutefois Empédocle a été d’accord avec lui-même en ce point, qu’il admet, non pas que parmi les êtres les uns sont périssables, les autres impérissables, mais que tout est périssable, excepté les éléments.
La difficulté que nous nous étions proposée était celle-ci : Pourquoi, si tous les êtres viennent des mêmes principes, les uns sont-ils périssables, les autres impérissables ? Or, ce que nous avons dit précédemment suffit pour montrer que les principes de tous les êtres ne sauraient être les mêmes.
Mais si les principes sont différents, une difficulté se présente : seront-ils impérissables eux aussi, ou périssables ? Car, s’ils sont périssables, il est évident qu’ils viennent nécessairement eux-mêmes de quelque chose, puisque tout ce qui se détruit retourne à ses éléments. Il s’ensuit donc qu’il y aurait d’autres principes antérieurs aux principes mêmes. Or cela est impossible, soit que la chaîne des causes ait une limite, soit qu’elle se prolonge à l’infini. D’ailleurs, si l’on anéantit les principes, comment y aura-t-il des êtres périssables ? Et si les principes sont impérissables, pourquoi, parmi ces principes impérissables, les uns produisent-ils des êtres périssables, et les autres, des êtres impérissables ? Cela n’est pas conséquent ; c’est une chose impossible, ou qui du moins demanderait de longues explications. Enfin, aucun philosophe n’a admis que les êtres eussent des principes différents ; tous ils disent que les principes de toutes choses sont les mêmes. Mais c’est qu’ils passent par-dessus la difficulté que nous nous sommes proposée, et qu’ils la regardent comme un point peu important.
Une question difficile entre toutes à l’examen, et d’une importance capitale pour la connaissance de la vérité, c’est de savoir si l’être et l’unité sont substances des êtres ; si ces deux principes ne sont pas autre chose que l’unité et l’être, chacun de son côté ; ou bien si nous devons nous demander qu’est-ce que l’être et l’unité, supposé qu’ils aient pour substance une nature autre qu’eux-mêmes. Car telles sont, sur ce sujet, les diverses opinions des philosophes : Platon et les Pythagoriciens prétendent, en effet, que l’être ni l’unité ne sont pas autre chose qu’eux-mêmes ; que tel est leur caractère. L’unité en soi et l’être en soi, voilà, selon ces philosophes, ce qui constitue la substance des êtres.
Les Physiciens sont d’un autre avis. Empédocle, par exemple, comme pour ramener son principe à un terme plus connu, explique ce que c’est que l’unité ; car on peut conclure de ses paroles, que l’être c’est l’Amitié ; l’Amitié est donc pour Empédocle la cause de l’unité de toutes les choses. D’autres prétendent que c’est le feu, d’autres que c’est l’air qui est cette unité et cet être, d’où sortent tous les êtres, et qui les a tous produits. Il en est de même de ceux-là encore qui ont admis la pluralité dans les éléments ; car ils doivent nécessairement compter autant d’êtres et autant d’unités qu’ils reconnaissent de principes.
Si l’on n’établit pas que l’unité et l’être soient une substance, il s’ensuit qu’il n’y a plus rien de général, puisque ces principes sont ce qu’il y a de plus général au monde, et que si l’unité en soi, si l’être en soi, ne sont pas quelque chose, à plus forte raison n’y aura-t-il pas d’autre être en dehors de ce qu’on nomme le particulier. De plus, si l’unité n’était pas une substance, il est évident que le nombre même ne pourrait exister comme nature d’êtres séparée. En effet, le nombre se compose de monades, et la monade c’est ce qui est un. Mais si l’unité en soi, si l’être en soi, sont quelque chose, il faut bien qu’ils soient la substance, car il n’y a rien, sinon l’unité et l’être, qui se dise universellement de tous les êtres.
Mais si l’être en soi et l’unité en soi sont quelque chose, il nous sera bien difficile de concevoir comment il pourrait y avoir autre chose en dehors de l’unité et l’être, c’est-à-dire, comment il y aura plus d’un être, puisque ce qui est autre chose que l’être n’est pas. Il s’ensuit donc nécessairement ce que disait Parménide, que tous les êtres se réduisent à un, et que l’unité c’est l’être. Mais c’est là une double difficulté ; car, que l’unité ne soit pas une substance, ou qu’elle en soit une, il est également impossible que le nombre soit une substance : impossible dans le premier cas, nous avons déjà dit pourquoi. Dans le second cas, même difficulté que pour l’être. D’où viendrait, en effet, une autre unité en dehors de l’unité ? car, dans le cas dont il s’agit, il y aurait nécessairement deux unités. Tous les êtres sont, ou un seul être, ou une multitude d’êtres, si chaque être est unité.
Ce n’est pas tout encore. Si l’unité
était indivisible, il n’y aurait absolument rien, et c’est ce que pense Zénon.
En effet, ce qui ne devient ni plus grand quand on lui ajoute, ni plus petit
quand on lui retranche quelque chose, n’est pas, selon lui, un être, car la
grandeur est évidemment l’essence de l’être. Et si la grandeur est son essence,
l’être est corporel, car le corps est grandeur dans tous les sens. Or, comment,
ajoutée aux êtres, la grandeur rendra-t-elle les uns plus grands, sans produire
cet effet sur les autres ? Par exemple, comment le plan et la ligne
grandiront-ils, et jamais le point ni la monade ? Toutefois, comme la
conclusion de Zénon est un peu dure, et que d’ailleurs il peut y avoir quelque
chose d’indivisible, on répond à l’objection que, dans le cas de la monade et
du point, l’addition n’augmente pas l’étendue, mais le nombre. Mais alors,
comment un seul ou même plusieurs êtres de cette nature formeront-ils une grandeur ?
Autant vaudrait prétendre que la ligne se compose de points. Que si l’on admet
que le nombre est, comme le disent quelques-uns, produit par l’unité elle-même,
et par une autre chose qui n’est pas unité, il n’en restera pas moins à
chercher, pourquoi et comment le produit est tantôt un nombre et tantôt une
grandeur ; puisque le non-un, c’est l’inégalité, c’est la même nature dans
les deux cas. En effet, on ne voit pas comment l’unité avec l’inégalité, ni un
nombre avec elle, peuvent produire des grandeurs.
Une difficulté se rattache aux précédentes ; la voici : Les nombres, les corps, les plans et les points sont-ils ou non des substances ?
Si ce ne sont pas des substances, nous ne connaissons bien ni ce que c’est que l’être, ni quelles sont les substances des êtres. En effet, ni les modifications, ni les mouvements, ni les relations, ni les dispositions, ni les proportions ne paraissent avoir aucun des caractères de la substance. On rapporte toutes ces choses comme attributs à un sujet, on ne leur donne jamais une existence indépendante. Quant aux choses qui paraissent le plus porter le caractère de la substance, telles que l’eau, la terre, le feu, qui constituent les corps composés, le chaud et le froid dans ces choses, et les propriétés de cette sorte, sont des modifications, et non des substances. C’est le corps sujet de ces modifications qui seul persiste, comme être, comme substance véritable. Et pourtant le corps est moins substance que la surface ; celle-ci l’est moins que la ligne, et la ligne moins que la monade et le point. C’est par eux que le corps est déterminé, et il est possible, ce semble, qu’ils existent indépendamment du corps ; mais sans eux l’existence du corps est impossible. C’est pourquoi, tandis que le vulgaire, tandis que les philosophes des premiers temps admettent que l’être et la substance, c’est le corps, et que les autres choses sont des modifications du corps, de sorte que les principes des corps sont aussi les principes des êtres, des philosophes plus récents, et qui se sont montrés plus vraiment philosophes que leurs devanciers, admettent pour principes les nombres. Ainsi donc que nous l’avons dit, si les êtres en question ne sont pas des substances, il n’y a absolument aucune substance, ni aucun être, car les accidents de ces êtres ne méritent certainement pas d’être nommés des êtres.
Mais cependant si, d’un côté, l’on reconnaît que les longueurs et les points sont plus des substances que les corps, et si, de l’autre, nous ne voyons parmi quels corps il faudra les ranger – car on ne peut les placer parmi les objets sensibles, puisqu’il n’y aurait aucune substance. En effet, ce ne sont là, évidemment, que des divisions du corps soit en largeur, soit en profondeur, soit en longueur. Enfin, ou bien toute figure quelconque se trouve également dans le solide, ou bien il n’y en a aucune. De sorte que si l’on ne peut dire que l’Hermès existe dans la pierre avec ses contours déterminés, la moitié du cube n’est pas non plus dans le cube avec sa forme déterminée ; il n’y a même dans le cube aucune surface réelle. Car si une surface quelconque y existait réellement, ce qui détermine la moitié du cube y aurait-elle aussi une existence réelle. Le même raisonnement s’applique encore à la ligne, au point et à la monade. Par conséquent, si, d’un côté, le corps est la substance par excellence, si, de l’autre, les surfaces, les lignes et les points le sont plus que le corps même, et si d’ailleurs, ni les surfaces, ni les lignes, ni les points, ne sont des substances, nous ne savons bien, ni ce que c’est que l’être, ni quelle est la substance des êtres.
Ajoutez à ce que nous venons de dire, des conséquences déraisonnables relativement à la production et à la destruction. Dans ce cas, en effet, la substance qui auparavant n’était pas, existe maintenant, celle qui était auparavant, cesse d’exister. N’est-ce pas là, pour la substance, une production et une destruction ? Au contraire, ni les points, ni les lignes, ni les surfaces ne sont susceptibles, ni de se produire ni être détruits ; et pourtant tantôt ils existent, et tantôt n’existent pas. Voyez ce qui se passe dans le cas dé la réunion ou de la séparation de deux corps : s’ils se rapprochent, il n’y a qu’une surface ; s’ils se séparent, il y en a deux. Ainsi une surface, des lignes, des points, n’existent plus, ils ont disparu ; tandis qu’après la séparation, des grandeurs existent, qui n’existaient pas auparavant ; mais le point, objet indivisible, n’a pas été divisé en deux parties. Enfin, si les surfaces sont sujettes à production et à destruction, elles viennent de quelque chose.
Mais il en est des êtres en question à peu près comme de l’instant actuel dans le temps. II n’est pas possible qu’il devienne et périsse; toutefois, comme il n’est pas une substance, il paraît sans cesse différent. Évidemment les points, et les lignes, et les plans, sont dans un pareil cas; car on peut leur appliquer les mêmes raisonnements. Ce ne sont là, aussi bien que l’instant actuel, que des limites ou des divisions.
Une question qu’on doit absolument se poser, c’est de savoir pourquoi il faut, en dehors des êtres sensibles et des êtres intermédiaires, chercher encore d’autres objets, par exemple, ceux qu’on appelle idées. Le motif, dit-on, c’est que si les êtres mathématiques différent par quelque autre endroit des objets de ce monde, ils n’en diffèrent toutefois nullement par celui-ci, qu’un grand nombre de ces sont d’espèce semblable. De sorte que leurs principes ne seront pas bornés à l’unité numérique. Il en sera comme des principes des mots dont nous nous servons, qui se distinguent, non pas numériquement, mais génériquement ; à moins toutefois qu’on ne les compte dans telle syllabe, dans tel mot déterminé, car dans ce cas ils ont aussi l’unité numérique. Les êtres intermédiaires sont dans ce cas. Là aussi les similitudes d’espèce sont en nombre infini. De sorte que s’il n’y a pas, en dehors des êtres sensibles et des êtres mathématiques, d’autres êtres, ceux que quelques philosophes appellent idées, alors il n’y a pas de substance, une en nombre et en genre; et alors les principes des êtres ne sont point des principes qui se comptent numériquement; ils n’ont que l’unité générique. Et si cette conséquence est nécessaire, il faut bien qu’il y ait des idées. En effet, quoique ceux qui admettent leur existence n’articulent pas bien leur pensée, voici ce qu’ils veulent dire, et telle est la conséquence nécessaire de leurs principes. Chacune des idées est une substance, aucune n’est accident. D’un autre côté, si l’on établit que les idées existent, et que les principes sont numériques et non génériques, nous avons dit plus haut quelles impossibilités en résultent nécessairement.
Une recherche difficile se lie aux questions précédentes : Les éléments sont ils en puissance ou de quelque autre manière ? S’ils sont de quelque autre manière, comment y aura-t-il une autre chose antérieure aux principes (car la puissance est antérieure à telle cause déterminée, et il n’est pas nécessaire que la cause qui est en puissance passe à l’acte) ? [1003a] Mais si les éléments ne sont qu’en puissance, il est possible qu’aucun être n’existe. Pouvoir être, c’est n’être pas encore ; puisque ce qui devient, c’est ce qui n’était pas, et que rien ne devient, qui n’a pas la puissance d’être.
Telles sont les difficultés qu’il
faut se proposer relativement aux principes. Il faut se demander encore si les
principes sont universels, ou bien s’ils sont des éléments particuliers. S’ils
sont universels, ils ne sont pas des essences, car ce qui est commun à
plusieurs êtres, indique qu’un être est de telle façon, et non qu’il est
proprement tel être. Or, l’essence, c’est ce qu’est proprement un être. Et si l’universel
est un être déterminé, si l’attribut commun aux êtres peut être posé comme
essence, il y aura dans le même être plusieurs animaux, Socrate, l’homme, l’animal;
puisque dans la supposition, chacun des attributs de Socrate indique l’existence
propre et l’unité d’un être. Si les principes sont universels, voilà ce qui s’ensuit.
Mas s’ils ne sont pas universels, s’ils sont comme de éléments particuliers,
ils ne peuvent être l’objet d’une science puisque toute science porte sur l’universel.
Par conséquent, qu’il devra y avoir d’autres principes antérieurs à eux, et
marqués du caractère de l’universalité, pour qu’il puisse y avoir une science
des principes.
Il
est une science qui considère l’Être en tant qu’Être, et qui considère en même
temps toutes les conditions essentielles que l’Être peut présenter. Cette
science-là ne peut se confondre d’aucune manière avec les autres sciences, qui
ont un sujet particulier, puisque pas une de ces sciences n’étudie d’une
manière universelle l’Être en tant qu’Être ; mais, le découpant dans une
de ses parties, elles limitent leurs recherches aux phénomènes qu’on peut
observer dans cette partie spéciale. C’est ce que font, par exemple, les
sciences mathématiques.
Mais,
quand on ne s’attache, comme nous, qu’aux principes et aux causes les plus
élevées, on voit clairement que ces principes doivent être ceux d’une certaine
nature prise en soi.
Si
donc les philosophes qui ont étudié les éléments des choses étudiaient, eux
aussi, ces mêmes principes, il en résulte nécessairement que les éléments vrais
de l’Être doivent être non pas accidentels, mais essentiels ; et voilà
pourquoi nous, aussi bien que nos devanciers, nous essayons de découvrir les
éléments de l’Être en tant qu’Être.
Le
mot d’Être peut avoir bien des acceptions ; mais toutes ces acceptions
diverses se rapportent à une certaine unité, et à une réalité naturelle, unique
pour toutes ces acceptions. Ce n’est pas un mot simplement homonyme ; mais
il en est du mot Être comme du mot Sain, qui peut s’appliquer à tout ce qui
concerne la santé, tantôt à ce qui la conserve, tantôt à ce qui la produit,
tantôt à ce qui l’indique, et tantôt à l’être qui peut en jouir. [1003b] C’est encore le même rapport que soutient le mot
Médical avec tout ce qui concerne la médecine. Médical peut se dire tout aussi
bien, et de ce qui possède la science de la médecine, et de ce qui est doué de
qualités naturelles pour l’acquérir, et du résultat que la médecine obtient.
Nous pourrions citer bien d’autres mots qui présentent des diversités analogues
à celles-là.
C’est
absolument de cette façon que le mot d’Être peut recevoir des acceptions
multiples, qui toutes cependant se rapportent à un seul et unique principe.
Ainsi, Être se dit tantôt de ce qui est une substance réelle, tantôt de ce qui
n’est qu’un attribut de la substance, tantôt de ce qui tend à devenir une
réalité substantielle, tantôt des destructions, des négations, des propriétés
de la substance, tantôt de ce qui la fait ou la produit, tantôt de ce qui est
en rapport purement verbal avec elle, ou enfin de ce qui constitue des
négations de toutes ces nuances de l’Être, ou des négations de l’Être lui-même.
C’est même en ce dernier sens que l’on peut dire du Non-être qu’il Est le
Non-être.
De
même donc qu’il appartient à une seule science de s’occuper de tout ce qui
regarde la santé, comme nous venons de le dire, de même aussi pour toute autre
chose ; car ce ne sont pas seulement les attributs essentiels d’un seul
être que doit considérer une seule et unique science ; ce sont, de plus,
toutes les relations de cette unique nature ; car, à certains égards, ces
derniers attributs s’appliquent bien aussi à ce seul être. Il faut donc en
conclure que considérer les êtres en tant qu’êtres est l’objet d’une seule et
même science.
En
toutes choses, la science s’occupe principalement du primitif, c’est-à-dire, de
ce dont tout le reste dépend et tire son appellation. Or, si ce primitif est la
substance, le philosophe a le devoir d’étudier les principes et les causes des
substances.
Pour
un genre d’êtres tout entier, quel qu’il soit, il n’y a jamais qu’une seule
manière de les percevoir et une seule science ; et par exemple, la
grammaire, tout en restant une seule et même science, étudie tous les mots du
langage. Si donc c’est à une science génériquement une, d’étudier toutes les
espèces de l’Être, chacune de ces espèces seront étudiées par des espèces
particulières de cette science.
L’Être
et l’Un sont identiques et sont une seule et même réalité naturelle, parce qu’ils
se suivent toujours l’un l’autre, comme principe et comme cause, et non pas
seulement comme étant exprimés par un seul et même mot. Par conséquent, il n’y
a aucun inconvénient à les prendre pour semblables ; et en cela, il y a
plutôt avantage. En effet, c’est bien toujours au fond la même chose de dire :
C’est Un homme, ou bien C’est un être qui Est homme, ou simplement, Il est
homme. On a beau accumuler les mots en les redoublant, on ne dit rien de plus :
Il est un homme, ou Il est homme, ou bien C’est un être qui est homme.
Il
est clair que, dans aucun cas, on ne sépare jamais l’idée de l’Être de l’idée
de l’Unité, ni dans la production, ni dans la destruction. Il en est tout à
fait de même de la notion de l’Un, qu’on ne sépare jamais non plus de la notion
d’Être. Il faut en conclure que l’addition d’un de ces termes a tout-à-fait le
même sens, et que l’Un ne diffère en rien de l’Être. La substance de chacun d’eux
est une, et ne l’est pas accidentellement ; c’est de part et d’autre
également la réalité d’un objet individuel.
Voilà
pourquoi autant il y a d’espèces de l’Un, autant il y en a de l’Être. C’est à
une science génériquement une d’étudier ce que sont toutes ces espèces ;
je veux dire, par exemple, d’étudier ce que c’est que l’Identité, la
Ressemblance, et toutes les autres nuances de cet ordre, en même temps aussi
que les notions qui y sont opposées. Or, presque tous les contraires peuvent se
réduire à ce principe de l’unité et de la pluralité, [1004a] ainsi que nous l’avons expliqué dans notre Choix
des contraires.
On
comprend qu’il y a autant de parties distinctes dans la philosophie qu’il y a
de substances ; et par conséquent, entre ces parties diverses, l’une
viendra la première, tandis que l’autre ne viendra qu’en sous-ordre. Comme ce
qu’on trouve tout d’abord, ce sont les différents genres, qui ont tous l’Un et
l’Être, les sciences doivent se partager de la même manière, en les suivant. Le
philosophe est, à cet égard, dans la situation du mathématicien, ainsi qu’on l’appelle,
puisque les mathématiques ont également diverses parties, et qu’en elles aussi
on peut distinguer une science qui est la supérieure, une autre qui est la
seconde, et d’autres qui ne viennent qu’à leur suite.
Comme
c’est à une même et unique science qu’il appartient de considérer les opposés,
et que l’opposé de l’unité, c’est la pluralité, il s’ensuit qu’il appartient
aussi à une seule et même science de considérer la négation et la privation,
parce qu’on peut étudier, à ce double point de vue, l’Un, auquel la négation,
ou la privation, s’adresse. En effet, ou nous disons d’une manière absolue d’une
chose qu’elle n’existe pas du tout, ou nous disons simplement qu’elle n’est pas
applicable à tel genre.
Seulement,
dans la négation, la différence est jointe à l’objet Un, contrairement à ce que
la négation exprime ; car la négation est la suppression de cette
différence, tandis que, dans la privation, il subsiste toujours une certaine
nature à laquelle la privation doit s’adresser.
Mais,
la pluralité étant l’opposé de l’unité, les termes opposés à ceux que nous
avons mentionnés, c’est-à-dire l’Autre, le Dissemblable, l’Inégal et toutes les
nuances appliquées, soit à ces termes, soit à la pluralité, soit à l’unité,
sont l’objet de la science dont nous nous occupons. L’opposition par contraire
est bien aussi un de ces termes ; car cette opposition est une différence,
et la différence constate l’existence d’une autre chose.
Par
suite, quoique le mot d’Être puisse être pris en plusieurs sens, et que tous
les termes dont nous venons de parler puissent aussi en avoir plusieurs, ce n’en
est pas moins l’objet d’une seule science de les étudier tous. Car ce n’est pas
la pluralité des acceptions qui exige une autre science, mais il en faut une
autre toutes les fois que les définitions ne se rapportent pas directement à un
seul et même objet, oui ne sont pas en quelque relation avec lui.
Mais,
si tout se rapporte au primitif, et si par exemple tout ce qui reçoit le nom d’Un
doit être rapporté à l’Un primitif, cette remarque s’applique également bien à
l’idée du Même, à celle de l’Autre, et à celle des Contraires. C’est là ce qui
fait que, après avoir distingué toutes les acceptions diverses d’un mot, il
faut avoir soin de montrer comment elles s’appliquent au primitif, dans chacune
des catégories. Ainsi, l’une de ces acceptions vient de ce que l’être en
question possède ces qualités ; l’autre, de ce qu’il les produit ;
une troisième, de ce qu’il est exprimé selon tels autres modes analogues à
ceux-là.
Il
est donc clair, comme nous l’avons dit en posant ces questions, que c’est à une
seule science d’étudier toutes ces différences et la substance qu’elles
affectent ; et c’était là un des problèmes signalés par nous.
[1004b] Le devoir du
philosophe, c’est de pouvoir en ceci tout comprendre ; car, si ce n’était
pas lui, quel autre aurait à examiner des questions comme les suivantes :
« Socrate est-il une seule et même chose que Socrate assis ? Telle
unité est-elle contraire à telle autre unité ? Et qu’est-ce que le
contraire ? En combien de sens peut-il être compris ? » Il ya
encore une foule d’autres questions qui ressemblent à celles-là.
Mais,
comme les modes essentiels qu’on vient d’indiquer sont ceux de l’unité, en tant
qu’unité, et ceux de l’Être, en tant qu’Être, et non pas en tant que ce sont
des nombres, des lignes ou du feu, il en résulte évidemment que c’est à cette
science cherchée par nous qu’il appartient de connaître ce que sont ces termes
en eux-mêmes, et ce que sont les relations qui s’y appliquent. Il n’est pas
moins clair qu’on ne peut pas reprocher à ceux qui s’occupent de ces matières
de ne pas les traiter en philosophes ; mais ils se trompent en ce que, la
substance étant antérieure à tout le reste, ils n’en soufflent pas mot.
Or,
de même que le nombre, en tant que nombre, a ses modifications propres – qui
sont d’être impair, d’être pair, d’être proportionnel, égal, plus grand, plus
petit – et que ces propriétés affectent les nombres pris en eux-mêmes ou dans
leurs relations les uns avec les autres, et aussi comme il y a des propriétés
spéciales du solide – qui est immobile ou en mouvement, qui n’a pas de poids ou
en a –, de même aussi L’Être en tant qu’Être a ses propriétés, et c’est
justement à les étudier que le philosophe doit s’appliquer pour découvrir le
vrai.
Ce
qui le prouve bien, c’est que les Dialecticiens et les Sophistes, qui s’affublent
du même vêtement que la philosophie, la Sophistique n’étant qu’une philosophie
factice, et les Dialecticiens ne se faisant pas faute de parler de tout, et par
conséquent aussi de l’Être, qui est le sujet commun de toutes les recherches,
les Sophistes, dis-je, et les Dialecticiens dissertent tous sur ces matières,
parce qu’en effet ces matières-là sont évidemment le domaine de la philosophie
et son domaine propre.
Ainsi,
la Sophistique et la Dialectique tournent dans le même cercle de questions que
la philosophie ; mais la philosophie se distingue, de celle-ci par la
manière dont elle emploie ses forces, et de celle-là par l’intention qu’elle
apporte dans la conduite de la vie. La Dialectique essaie de connaître les
choses que la philosophie connaît à fond ; et, quant à la Sophistique,
elle n’a qu’une apparence sans réalité ; elle semble être, mais elle n’est
pas.
Quoi
qu’il en soit, la privation est la seconde des deux combinaisons que peuvent
présenter les contraires ; tous ils se ramènent à l’Être et au Non-être, à
l’unité et à la pluralité. Ainsi, par exemple, on peut classer l’inertie dans l’unité,
et le mouvement dans la pluralité.
Or,
on est assez généralement d’accord pour admettre que les êtres et la substance
viennent des contraires. Aussi, tous les philosophes reconnaissent-ils que les
principes sont contraires : les uns les voyant dans l’impair et le pair ;
les autres, dans le chaud et le froid ; ceux-ci, dans le fini et l’infini ;
ceux-là, dans l’Amour.et la Discorde ; toutes ces oppositions et tant d’autres
pouvant se réduire à celle de l’unité et de la pluralité.
Supposons
donc qu’en effet elles s’y réduisent, comme l’a démontré l’analyse que nous en
avons faite, [1005a] et que les principes se rangent absolument dans
ces deux classes, comme ils y ont été rangés par nos devanciers. Ces
considérations ne peuvent que nous faire voir une fois de plus que c’est à une
seule et même science d’étudier l’Être ; car toutes les choses, ou sont
elles-mêmes des contraires, ou viennent de contraires, qui les produisent. Or,
les principes des contraires eux-mêmes sont l’unité et la pluralité, objets d’une
même et seule science, soit que ces termes n’aient qu’une acception, soit qu’ils
en aient plusieurs, comme c’est peut-être le cas.
Mais,
bien que l’unité puisse s’entendre en plusieurs sens, tout le reste de ces
acceptions diverses se ramènera à l’acception primitive, ainsi que les
contraires ; et, en supposant même que l’Être et l’Un ne soient pas des
universaux identiques pour toutes choses, ou qu’ils n’existent pas séparément,
comme sans doute ils n’existent point, en effet, de cette façon, il n’en est
pas moins vrai que toutes ces acceptions se rapportent directement à l’unité,
ou qu’elles viennent à sa suite.
C’est
là ce qui fait que ce n’est pas au géomètre d’étudier ce qu’on doit entendre
par le Contraire, le Parfait, l’Un, l’Être, le Même, l’Autre ; ou du
moins, il ne peut les étudier qu’en en supposant préalablement l’existence.
Donc,
en résumé, il appartient certainement à une seule et même science d’étudier l’Être
en tant qu’Être, avec tous les attributs qui lui sont propres, à ce titre. Et
non seulement cette même science doit étudier les substances, mais aussi leurs
conditions essentielles ; et, sans parler de celles que nous avons
indiquées, elle doit analyser également l’Antérieur et le Postérieur, le Genre
et l’Espèce, le Tout et la Partie, et toutes les autres notions qui sont
analogues à celles-là.
Maintenant,
nous devons rechercher si c’est à une seule et même science, ou si c’est à une
science différente, qu’il appartient d’étudier ce que, dans les mathématiques,
on appelle les Axiomes, en même temps que d’étudier la substance.
Pour
nous, il est évident que l’examen des axiomes appartient à une seule et même
science, qui est celle du philosophe. Les axiomes s’appliquent à tous les êtres
sans exception et non point spécialement à tel genre d’êtres, à l’exclusion des
autres. De plus, dans toutes les sciences, on se sert des axiomes, parce qu’ils
concernent l’Être en tant qu’Être, bien que l’objet de chacune d’elles soit
toujours l’Être considéré sous un certain point de vue. Mais elles ne font
usage des axiomes que dans la mesure où il leur convient d’y recourir, c’est à
(lire, selon l’étendue du genre auquel s’adressent leurs démonstrations.
Comme
il est manifeste que les axiomes s’appliquent à tous les êtres en tant qu’êtres,
puisque c’est là leur caractère commun, il en résulte que les étudier revient
de droit à celui-là même qui considère l’Être en tant qu’il Est purement et
simplement. Aussi, parmi ceux qui consacrent leurs recherches à un genre d’êtres
partiels, personne ne pense-t-il à dire un mot des axiomes, pour savoir s’ils
sont vrais ou faux, pas plus le géomètre que l’arithméticien.
Il
n’y a que les Physiciens qui parfois y ont songé ; et ce n’était pas
absolument sans raison pour eux, puisqu’ils se persuadaient qu’ils étaient les
seuls à s’occuper de la nature considérée dans son ensemble, et à s’occuper de
l’Être. Mais il y a une étude plus haute encore que l’étude de la nature,
puisque après tout la nature n’est qu’un genre particulier de l’Être, et l’étude
de ces matières supérieures regarde la science qui considère l’universel, et ne
s’attache qu’à la première substance.
[1005b] Sans doute, la
Physique est bien aussi une philosophie d’un certain genre ; mais ce n’est
pas la philosophie première ; et tout ce que les Physiciens se sont
quelquefois hasardés à dire de la vérité et des moyens de la reconnaître,
prouve de reste leur complète ignorance des principes mêmes de l’analyse ;
car il faut de longues préparations pour en arriver à comprendre de telles
questions, et ce n’est pas à des écoliers qu’il appartient de les approfondir.
On
le voit donc : c’est au philosophe et à celui qui étend son regard sur la
substance entière, telle qu’elle est dans la nature, de s’enquérir également
des principes sur lesquels le raisonnement s’appuie. Mais, de même qu’en chaque
science celui qui la connaît le mieux est capable d’indiquer aussi les
principes les plus solides du sujet dont il s’occupe, de même celui qui étudie
l’Être en tant qu’Être a également sur tous les êtres les principes les plus
fermes ; et celui-ci, c’est le philosophe.
Or,
le plus inébranlable de tous les principes est le principe sur lequel il est
absolument impossible de se tromper. Un tel principe doit être le plus notoire
de tous les principes, puisqu’on ne se trompe jamais que sur les choses qu’on
ne connaît pas, et il doit être pur de toute hypothèse. Mais le principe qu’il
faut nécessairement admettre pour comprendre quoi que ce soit à la réalité, ce
principe là n’a rien d’hypothétique ; et la notion que l’on doit posséder
nécessairement, pour connaître quoi que ce puisse être à un degré quelconque,
est un accompagnement nécessaire de tous les pas qu’on fait.
Qu’un
tel principe soit le plus incontestable de tous les principes, c’est ce que
chacun doit voir. Mais quel est-il précisément ? Après ce qui précède,
nous pouvons l’énoncer en disant que le voici : « Il est impossible
qu’une seule et même chose soit, et tout à la fois ne soit pas, à une même
autre chose, sous un même rapport. »
Si
nous ajoutions quelques développements à cette définition, ce serait uniquement
pour répondre aux objections, toutes logiques, qu’on pourrait y opposer ;
mais ce principe n’en est pas moins le plus certain de tous sans contredit, et
il a bien le caractère que nous lui attribuons.
Personne,
en effet, ne peut jamais penser qu’une même chose puisse être et n’être pas,
comme on prétend quelquefois que le disait Héraclite. Il est vrai qu’il n’est
pas nécessaire de penser tout ce qu’on dit. Mais, s’il ne se peut jamais qu’une
seule et même chose reçoive les contraires, proposition que nous pourrions
appuyer de toutes les considérations qu’on y joint d’ordinaire, et si une
pensée est contraire à une autre pensée quand elle la contredit, il s’ensuit
évidemment qu’un même esprit ne peut point penser tout ensemble que la même
chose est et n’est point ; car celui qui commettrait cette grossière
erreur devrait avoir en un seul et même instant des pensées contraire.
Aussi,
toutes les fois qu’on fait une démonstration, s’appuie-t-on en définitive sur
ce principe que nous venons de poser, et qui, par la nature même des choses,
est le point de départ obligé de tous les autres axiomes.
Ainsi
que nous l’avons dit, il y a des philosophes qui prétendent qu’il est possible
que la même chose soit et ne soit pas, [1006a] et que l’esprit peut avoir la pensée simultanée
des contraires. Bon nombre de Physiciens aussi admettent cette possibilité.
Mais, quant à nous, nous affirmons qu’il ne se peut jamais qu’en même temps une
même chose soit et ne soit pas ; et c’est en vertu de cette conviction que
nous avons déclaré ce principe le plus incontestable de tous les principes.
Ceux
qui essaient de démontrer ce principe lui-même ne le font que faute de lumières
suffisantes ; car c’est manquer de lumières que de ne pas discerner les
choses qu’on doit chercher à démontrer, et celles qu’on ne doit pas démontrer
du tout. Il est bien impossible qu’il y ait démonstration de tout sans
exception, puisque ce serait se perdre dans l’infini, et que, de cette façon,
il n’y aurait jamais de démonstration possible.
Mais,
s’il y a des choses qu’on ne doit pas vouloir démontrer, nos contradicteurs
seraient bien embarrassés de dire quel principe mériterait cette exception
mieux que le nôtre. On pourrait essayer, il est vrai, de démontrer, sous forme
de réduction à l’absurde, que ce principe est impossible. Mais il faudrait tout
au moins que celui qui le combattrait voulût bien seulement dire quelque chose
d’intelligible ; et, s’il est hors d’état de rien dire, il serait assez
plaisant de chercher à parler raison avec quelqu’un qui ne donne aucune raison sur
le sujet même où ce quelqu’un est si peu raisonnable. Un tel homme, en se
conduisant ainsi, n’a guère plus de rapport avec nous que n’en a une plante.
A
mon sens, démontrer quelque chose par voie de réduction à l’absurde est fort
différent de démontrer par la voie ordinaire. Celui qui essaierait de démontrer
directement la fausseté du principe établi par nous, paraîtrait bien vite faire
une pétition de principe. Mais, si c’est un autre, si c’est l’adversaire qui
est cause de cette faute, c’est une simple réduction à l’absurde, et ce n’est
plus là une démonstration. Pour répondre à toutes les objections de ce genre,
le vrai moyen n’est pas de demander à l’adversaire de déclarer si la chose est
ou n’est pas ; car on verrait sans peine qu’on fait une pétition de
principe ; mais c’est de lui demander une énonciation quelconque qui soit
intelligible pour lui et pour l’autre interlocuteur. C’est là, en effet, une
condition nécessaire du moment qu’il parle ; autrement, il ne se
comprendrait pas plus lui-même qu’il ne serait compris d’autrui.
Dès
que l’adversaire a fait cette concession, la démonstration devient possible,
puisqu’on a dès lors un sujet précis. qu’on peut discuter. Mais ce n’est pas
celui qui démontre qui a provoqué ce résultat, c’est celui qui accepte la
discussion ; car, tout en détruisant le raisonnement par sa base, il n’en
accepte pas moins qu’on raisonne avec lui.
Un
premier point qui est en ceci de toute clarté, c’est qu’on ne peut pas exprimer
le nom d’une chose sans dire que la chose est ou n’est point telle chose ;
d’où il suit qu’il ne se peut pas pour une chose quelconque qu’elle soit de
telle façon, et en même temps ne soit pas de cette façon.
De
plus, si ce mot Homme, par exemple, exprime un certain être individuel, et que
sa définition soit, si l’on veut, Animal-bipède, quand je dis que ce mot
représente un certain être individuel, j’entends que, si telle chose est homme,
en supposant qu’il s’agisse de l’homme, cette chose aura tous les attributs de
l’homme. Peu importe d’ailleurs qu’on prétende qu’un mot peut désigner
plusieurs êtres, pourvu seulement que ces êtres soient en nombre défini. [1006b] En effet, on pourrait alors imposer un nom différent
à chaque signification particulière. Par exemple, si l’on nie que le mot Homme
n’ait qu’un sens, et si l’on prétend qu’il en a plusieurs, il y en aura
toujours un qui, pris isolément, serait celui d’Animal-bipède.
En
supposant aussi qu’il peut y avoir pour l’homme bien d’autres définitions que
celle-là, le nombre en est limité ; et à chacune d’elles on peut attribuer
un nom différent et spécial. Si on ne le fait pas, et si l’on croit que les
significations d’un mot peuvent être en nombre infini, alors il n’y a plus de
langage possible. Ne pas exprimer quelque chose d’un et d’individuel, c’est ne
rien exprimer du tout ; et, du moment que les mots ne signifient plus
rien, il n’est plus possible aux humains de s’entendre entre eux ; et, à
dire vrai, il sera tout aussi impossible de s’entendre avec soi-même, puisqu’on
ne peut jamais penser qu’à la condition de penser quelque chose d’individuel.
Or, dès qu’on peut penser à quelque chose de précis, on peut donner un nom
précis à cette chose.
Reconnaissons
donc, ainsi que nous l’avons dit au début, qu’un mot a toujours une
signification et qu’il signifie une seule et unique chose. Il ne se peut certes
pas qu’être homme signifie la même chose que n’être pas homme, du moment que le
mot Homme signifie non pas seulement l’attribut d’un être, mais bien une seule
et même nature et un être individuel. C’est que l’attribut d’un être Un ne doit
pas être considéré par nous comme signifiant cet être lui-même ; car, s’il
en était ainsi, les attributs de Blanc, de Musicien, et le substantif Homme
exprimeraient alors une seule et même chose, un seul et même être.
Par
suite, tous ces attributs sans exception seraient l’individu, puisqu’ils sont
synonymes, et que la même chose ne peut jamais tout ensemble être et n’être
pas, si ce n’est par simple homonymie, comme si l’être appelé par nous du nom d’Homme
recevait des autres l’appellation de Non-homme. Mais la question n’est pas de
savoir si le mot peut à la fois être et n’être pas Homme, mais si la chose, si
l’être réel, le peut. Si le mot Homme et le mot Non-homme ne signifient pas des
choses différentes, il est clair que n’être pas Homme a aussi le même sens qu’être
Homme, et que réciproquement être homme se confond avec n’être pas homme. Ce ne
serait alors qu’un seul et même être.
Or,
être une seule et même chose signifie que la définition est identique et une,
comme pour les deux mots de Vêtement et d’Habit. Mais si c’était ici une seule
et même chose qui fût exprimée, être homme se confondrait avec ne pas être
homme. Or, nous venons de démontrer que les deux sens sont tout différents l’un
de l’autre.
C’est
donc une nécessité, si toutefois cette définition est la véritable, qu’être
homme, c’est être Animal-bipède ; car le mot d’Homme n’avait pas un autre
sens ; et si c’est là une conclusion nécessaire, il ne se peut plus dès
lors qu’il ne soit pas un animal bipède ; car la nécessité d’être homme
implique l’impossibilité de ne l’être pas. Donc, il ne se peut point que le
même être soit et ne soit pas homme, en un même temps.
Le
raisonnement est le même si l’on dit que le mot en question est Non-homme ;
[1007a] car être Homme et être Non-homme sont des
expressions différentes, aussi évidemment qu’être blanc est tout autre chose qu’être
Homme. Même en ceci, l’opposition est beaucoup plus forte, de façon que le sens
est encore plus différent. Mais, si l’on va jusqu’à soutenir que le blanc et l’individu
qui est blanc sont une seule et même chose, nous répondrons, en répétant ce que
nous avons déjà dit, à savoir que tout alors sans exception se confond en une
seule unité, et que ce ne sont même plus seulement les opposés qui se
confondent ainsi.
Mais,
comme cela ne se peut pas, notre objection conserve toute sa force, pourvu qu’on
veuille bien ne répondre qu’à ce qu’on demande. A une interrogation simple et
absolue, si l’on répond en ajoutant tout ce qui n’est pas l’objet dont il s’agit,
ce n’est plus là répondre à la question ; car rien n’empêche que l’être ne
soit tout ensemble homme, blanc, et mille choses de ce genre. Mais, quand on
vous demande s’il est vrai que telle chose spéciale soit ou ne soit pas Homme,
il faut ne répondre que par un terme qui indique une seule chose, et ne point
ajouter que l’objet est blanc ou qu’il est grand ; car, les attributs
accidentels étant innombrables, il serait bien impossible de les parcourir
tous. Or, il faut, ou s’occuper de tous sans exception, ou ne s’occuper d’aucun.
De
même aussi, quoi qu’une même chose puisse être des milliers de fois Homme et
Non-homme, il ne faut pas répondre, quand on vous demande si tel être est
Homme, qu’il est Non-homme en même temps, puisqu’il n’est pas possible d’énumérer
tout au long, dans la réponse qu’on fait, tout ce que l’homme est ou n’est pas ;
et si, par hasard, on se laisse aller à cette énumération, il n’y a plus moyen
de discuter.
Soutenir
de tels principes, c’est complètement détruire la substance ; c’est
détruire ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est. Dans ce système, tout se
réduit nécessairement à de purs accidents ; la réalité de l’homme et celle
de l’animal cessent d’être et disparaissent également. Car, si l’homme est
quelque chose de réel, il n’est pas possible que ce quelque chose soit le
Non-homme, ou qu’il ne soit pas l’homme ; et ce sont là cependant les
seules négations possibles de l’homme. L’être que cette notion désignait était
un et individuel ; et c’était bien là exprimer l’essence d’un certain
être.
Affirmer
l’essence d’une chose revient à dire que cette chose ne peut pas être autre
chose que ce qu’elle est. Mais si cette chose est tout ensemble l’homme, et
aussi le Non-homme, ou la négation de l’homme, alors elle est une chose tout
autre. Par conséquent, les partisans de cette théorie seront forcés de dire qu’il
ne peut jamais y avoir une définition essentielle de quoi que ce soit, mais qu’il
n’y a que des accidents et des attributs.
En
effet, voici la différence de la substance et de l’attribut. Par exemple, la
blancheur n’est qu’un accident et un attribut de l’homme, parce que l’homme
peut avoir la blancheur, c’est-à-dire peut être blanc ; mais sa substance
n’est pas la blancheur.
Si
l’on ne peut jamais exprimer que des accidents et des attributs, alors il n’y a
plus de primitif auquel l’attribut puisse s’adresser. Si l’accident indiqué
toujours une attribution à un sujet, selon la catégorie, [1007b] on se perd nécessairement dans l’infini. Mais il
est bien impossible de parcourir l’infini, puisque la combinaison ne peut aller
ici au-delà de deux, et qu’il ne se peut jamais que l’attribut soit attribué à
un autre attribut, à moins que tous les deux ne soient les attributs d’une
seule et même chose. Prenons, par exemple, les attributs Blanc et Musicien ;
je puis dire que le musicien est blanc ou que le blanc est musicien, parce que
l’un et l’autre sont des attributs possibles de l’homme. Mais on ne peut pas
dire de Socrate qu’il soit musicien en telle sorte que ces deux termes soient l’un
et l’autre les attributs de quelque être différent de lui.
Donc,
puisqu’il y a des attributs de ces deux choses, les uns de cette façon et les
autres de la façon opposée, tous ceux qui le sont dans le sens où l’on dit que
Blanc est un attribut de Socrate, ne peuvent être en nombre infini dans la
série remontante ; et, par exemple, Socrate blanc ne peut recevoir encore
un autre attribut, parce que de l’ensemble de ces attributs accumulés, il ne
pourrait jamais se former une unité individuelle quelconque. A plus forte
raison, l’attribut Blanc ne pourrait-il avoir un autre attribut, Musicien, si l’on
veut ; car le premier n’est pas plus l’attribut du second que le second ne
l’est du premier.
Nous
avons fait remarquer en même temps qu’il y a des attributs de ce genre, mais qu’il
y en a aussi comme l’attribut de Musicien appliqué à Socrate. Pour ceux-ci, ce
ne sont pas des attributs attribués à des attributs ; mais les autres ne
sont que cela. Par conséquent, tout n’est pas accident et attribut, comme on le
dit ; et il y aura un terme aussi pour désigner l’être en tant que
substance.
Or,
s’il en est ainsi, on a démontré par cela même que les contradictoires ne
peuvent jamais être attribuées simultanément à une seule et même chose. Si les contradictoires
étaient toutes également vraies relativement à la même chose, tout dès lors
serait confondu avec tout. Ce serait une seule et même chose qu’une trirème, un
mur, un homme, si l’on peut indifféremment ou tout affirmer ou nier tout, comme
sont forcés de le soutenir les partisans de la théorie de Protagoras. Si quelqu’un
trouve que l’homme n’est pas une trirème, l’homme évidemment n’est pas une
trirème ; mais il l’est, si la contradictoire est également vraie.
On
retombe alors aussi dans la doctrine d’Anaxagore : « Toutes choses
sont confondues les unes avec les autres » ; et, par cela même, il n’y
a plus rien qui soit réellement existant. Mais c’est là, il nous semble, ne
parler que de l’indéterminé ; et ces philosophes, tout en croyant parler de
l’Être, ne parlent que du Non-être uniquement ; car ce qui n’est qu’à l’état
de simple possibilité, et non point à l’état de réalité complète, c’est ce qu’on
doit précisément appeler l’indéterminé.
On
n’en doit pas moins, pour toutes choses, exprimer l’affirmation ou la négation ;
car il serait absurde de soutenir que, si chaque être peut recevoir sa propre
négation, il ne peut pas aussi recevoir la négation d’un autre être, qui n’est
pas lui. Je veux dire, par exemple, que, s’il est vrai de nier de l’homme qu’il
soit homme, il est encore plus clair qu’il n’est pas une trirème. Si donc on
prétend que l’affirmation d’un objet différent est vraie, la négation ne l’est
pas moins nécessairement. Mais, si l’affirmation n’est pas vraie, la négation d’un
objet différent sera vraie du premier objet plus encore que la sienne propre. [1008a] Si donc cette dernière lui est applicable, celle
de la trirème le lui sera aussi ; et, si cette négation de la trirème est
exacte, l’affirmation l’est également.
Voilà
les conséquences où sont réduits ceux qui soutiennent cette théorie, et qui
avancent que ce n’est jamais une nécessité, ou de nier, ou d’affirmer. S’il est
vrai que tel être soit Homme et aussi Non-homme indifféremment, il n’y a plus
réellement ni Homme ni Non-homme, puisque, pour les deux, il y a aussi deux
négations égales ; et si, d’une part, les deux assertions se confondent en
une seule, d’autre part, l’assertion opposée sera une assertion unique aussi.
Ajoutez
que, ou bien il en est ainsi pour toutes les propositions sans exception :
par exemple, une chose est blanche et n’est pas blanche, une chose est et n’est
pas, et de même pour toutes les autres affirmations et négations ; ou
bien, il n’en est pas ainsi, et l’observation s’applique aux unes tandis qu’elle
ne s’applique pas aux autres. Si elle ne s’applique pas à toutes, c’est qu’on
passe condamnation sur celles auxquelles l’observation ne s’applique pas ;
et si elle s’applique à toutes, alors encore on peut nier tout ce qu’on a
affirmé et affirmer tout ce qu’on a nié, ou bien nier ce qu’on a affirmé, sans
pouvoir réciproquement affirmer tout ce qu’on a nié.
Si
ce dernier cas a lieu, l’existence du Non-être devient indirectement certaine.
Dès lors, on a un principe assuré, et, du moment que le Non-être est quelque
chose d’assuré et de connu, l’affirmation opposée l’est encore davantage. Si l’on
peut également affirmer tout ce qu’on a nié, alors il faut nécessairement, ou
qu’on soit dans le vrai en divisant les propositions, et en disant, par exemple :
« Ceci est blanc » ; et à l’inverse : « Ceci n’est pas
blanc » ; ou bien, on n’est pas dans le vrai. Mais, si l’on n’est pas
dans le vrai, même en faisant cette division, c’est que l’adversaire ne peut
plus soutenir aucune de ces assertions, et qu’il n’y a plus rien à discuter. Et
comment des êtres qui ne sont pas, pour raient-ils encore parler et penser ?
Tout
alors se confond et se réduit à l’unité, comme je le disais tout à l’heure ;
et ce sera une même chose que l’homme, Dieu, une trirème, ainsi que les
contradictions de ces termes. Si, pour chaque cas, les assertions
contradictoires sont également acceptables, une chose ne diffère plus d’une
autre ; ou, si elle en diffère, ce sera cette différence qui sera vraie,
et qui sera propre à la chose en question. Si l’on croit que, par la division
des deux assertions, on peut arriver à la vérité, notre objection a toujours la
même force.
Ajoutez
qu’alors tout le monde est dans le vrai, tout le monde est dans le faux ;
et l’adversaire lui-même doit convenir qu’il est aussi dans l’erreur. Il n’est
pas moins clair qu’avec lui on ne peut plus engager de discussion sur un sujet
quelconque ; car ce qu’il dit n’a pas la moindre valeur. Il ne se
prononce, ni de cette façon, ni de la façon contraire ; mais il admet tout
à la fois les deux façons de se prononcer. Puis, de nouveau, il nie les deux
assertions, ne disant, ni que la chose est ainsi, ni qu’elle n’est pas ainsi ;
et, s’il ne commettait pas cette équivoque, il y aurait sur-le-champ une
assertion précise.
Autre
objection. Si, quand l’affirmation est vraie, la négation est fausse, et
réciproquement si, quand la négation est vraie, c’est l’affirmation qui cesse
de l’être, il en résulte qu’il est impossible d’être également dans le vrai en
affirmant et en niant en même temps la même chose. [1008b] Mais peut-être nos adversaires nous répondraient-ils
que c’est là précisément ce qui est en question.
Cependant,
si celui qui prétend que la chose est ou qu’elle n’est pas de telle façon est
dans le faux, comment celui qui soutient les deux assertions à la fois peut-il
avoir raison ? S’il a la vérité pour lui, que peut alors signifier le
dicton que l’on répète si souvent que telle est la nature des choses ? S’il
n’a pas pour lui la vérité, et que celui qui croit au contraire que les choses
ont une nature spéciale, ait davantage raison, c’est qu’alors les êtres sont,
en effet, d’une certaine minière déterminée. Cette assertion est donc vraie, et
il n’est pas possible qu’en même temps elle ne le soit pas. Mais, si les deux
interlocuteurs disent également vrai et également faux, l’adversaire n’a plus à
souffler mot et à rien dire, puisqu’il avance dans une seule et même phrase que
telles choses sont et qu’elles ne sont pas. Si son esprit ne s’arrête à rien,
et s’il croit et ne croit pas, à titre pareil, ce qu’il dit, en quoi un tel
homme se distingue-t-il d’un végétal ?
Mais
voici quelque chose qui fera voir, de la façon la plus manifeste, que personne
n’est sérieusement dans cette disposition d’esprit, ni parmi le reste des
hommes, ni même parmi ceux qui soutiennent cette théorie. D’où vient que cet
homme est en route pour se rendre à Mégare, au lieu de rester chez lui
tranquillement, en s’imaginant qu’il est en marche ? Pourquoi, en sortant,
un beau matin, ne va-t-il pas tout droit tomber dans un puits, ou dans un trou,
qui se rencontre sous ses pas ? Et pourquoi au contraire lui voit-on
prendre mille précautions, comme un homme qui ne juge pas du tout qu’il soit
également bon ou mauvais de tomber, ou de ne pas tomber, dans un précipice ?
Il est clair comme le jour qu’il juge l’une des deux alternatives meilleure, et
qu’il ne trouve pas du tout que ce soit l’autre qui vaille mieux.
Si
cela est incontestable, il est nécessairement vrai aussi qu’il croit que tel
être est un homme, et que tel autre n’est pas un homme ; et que telle
chose est douce et agréable, et que telle autre ne l’est pas. On ne traite pas
toutes choses sur un pied d’égalité, ni dans ses actes, ni dans sa pensée ;
et quand on croit qu’il vaut mieux boire de l’eau pour apaiser sa soif, ou voir
quelqu’un dont on a besoin, on se donne la peine de rechercher et de découvrir
l’un et l’autre. Il faudrait cependant rester dans la plus parfaite
indifférence, si l’Homme et le Non-homme étaient réellement une seule et même
chose. Mais, encore une fois, il n’y a personne qui, dans les cas que nous
venons d’indiquer, ne mette la plus grande attention à rechercher ceci ou à
éviter cela.
On
peut donc assurer, à ce qu’il semble, que tout le monde croit à quelque chose d’absolu,
si ce n’est sur toutes matières sans exception, du moins en ce qui fait la
distinction du meilleur et du pire. Que si l’on ne sait pas précisément les
choses de science certaine, et si l’on n’en a qu’une opinion vague, c’est une
raison de plus pour apporter â la recherche de la vérité infiniment davantage
de soin, de même que le malade s’occupe, avec bien plus de sollicitude, de la
santé que celui qui se porte bien. En effet, comparativement à l’homme qui sait
les choses, celui qui ne s’en forme qu’une vague opinion n’est pas dans une
santé parfaite par rapport â la vérité.
En
supposant même, à toute force ; que les choses peuvent être tout à la fois
de telle façon et n’être pas de cette façon, il existe certainement du plus et
du moins dans la nature des êtres. Ainsi ; on ne dirait jamais avec une
vérité égale que deux et trois sont des nombres pairs ; et ce n’est pas
non plus une égale erreur de croire que quatre valent cinq, ou de croire qu’ils
valent mille. Si l’erreur n’est pas la même des deux parts, il est clair que l’un
se trompe moins que l’autre, et par suite qu’il est davantage dans le vrai.
Comme ce qui est plus vrai se rapproche plus de la vérité, il faut donc aussi
qu’il y ait une vérité absolue, [1009a] dont se rapproche davantage ce qui est plus
vrai. Et même en supposant qu’il n’y ait pas d’absolu, il y a tout au moins
quelque chose qui est plus solide et plus ferme que le reste ; et cela
suffit pour nous débarrasser de cette théorie intempérante, qui nous
interdisait de penser quoi que ce soit de déterminé et de précis.
La
théorie de Protagoras s’appuie sur le même fondement que la précédente ;
et nécessairement, c’est à titre égal que toutes les deux sont vraies, ou qu’elles
sont fausses. Si tout ce qu’on pense, si tout ce qu’on aperçoit est vrai, alors
tout est à la fois vrai et faux ; car il ne manque pas de gens pour penser
le contraire les uns des autres ; et la plupart des hommes se figurent qu’on
est dans l’erreur du moment qu’on ne partage pas leur opinion.
Par
une conséquence nécessaire, il en résulte que la même chose est et n’est pas ;
et, s’il en est ainsi, il n’est pas moins nécessaire que tout ce qu’on pense
soit vrai, puisque ceux qui se trompent et ceux qui ont pour eux la vérité, se
contredisent dans leur façon de voir. Si les choses ne sont réellement que
cela, tout le monde aura la vérité pour soi.
Mais,
si les deux théories sont évidemment animées du même esprit, ce n’est pas de la
même façon qu’on doit les combattre l’une et d’autre. Avec les uns, c’est la
persuasion qui suffit ; mais il faut imposer aux autres la force d’arguments
irrésistibles. Ceux qui ont été conduits à cette doctrine par un examen des
difficultés de la question, peuvent être sans trop de peine guéris de leur
ignorance ; car, pour les convaincre, ce n’est pas à ce qu’ils disent qu’il
faut s’adresser ; c’est à ce qu’ils pensent. Pour ceux, au contraire, qui
ne parlent ainsi que pour parler, le moyen de les guérir, c’est de réfuter leur
langage et les mots dont ils se servent.
Ceux
qui ont étudié la question sérieusement ont pu tirer leur opinion du spectacle
des choses sensibles ; et s’ils ont adopté cette opinion, à savoir que les
contradictoires et les contraires peuvent coexister, c’est en observant que les
contraires peuvent sortir d’une seule et même source. Si donc il est impossible
que ce qui n’est pas se produise, il fallait qu’une certaine chose existât
antérieurement, et fût les deux contraires tout ensemble, dans le sens où
Anaxagore, et aussi Démocrite, ont dit que « Tout était mêlé à tout ».
Car, pour ce dernier, le vide et le plein se trouvent également dans une partie
quelconque de la matière ; et à ses yeux, le plein représente l’Être, de
même que le Non-être est représenté par le vide.
Quant
à ceux qui sont arrivés à leur système par la route que nous venons de
rappeler, nous leur dirons qu’à un certain point de vue ils ont raison, et qu’à
un autre ils se trompent. Le mot Être peut être pris dans deux acceptions
diverses ; et, selon l’une, il est possible qu’il sorte quelque chose du
Non-être ; selon l’autre acception, c’est impossible. Si une même chose
peut tout ensemble être et n’être pas, ce n’est pas du moins dans le même sens.
En puissance, une même chose peut être les deux contraires ; mais, en
absolue réalité, elle ne le peut pas.
Du
reste, nous croyons ne pas nous tromper en supposant que ces philosophes aussi
admettent une autre essence des choses, qui n’est soumise absolument, ni au
mouvement, ni à la destruction, ni à la production. [1009b] C’est encore par un motif semblable que, en
parlant des faits sensibles, quelques philosophes en sont venus à croire à la
vérité de tous les phénomènes que nous percevons. Selon eux, ce n’est pas par
le nombre plus ou moins grand des témoignages qu’il convient de juger de la
vérité dans les choses. Le même aliment flatte le goût des uns et révolte le
goût des autres ; de telle sorte que, si tout le monde était malade ou
insensé, et que deux ou trois personnes seulement fussent en santé ou dans leur
bon sens, ce seraient elles qui passeraient pour malades ou pour folles, tandis
que le reste passerait pour sain et parfaite ment raisonnable.
Ajoutez
qu’il est une foule d’animaux qui sentent tout autrement que nous les mêmes
objets que nous sentons ; et que chacun de nous ne juge pas toujours de la
même manière une même chose perçue par lui. Dans toutes ces perceptions, où est
la vérité, où est l’erreur ? C’est ce qui reste profondément obscur ;
car l’un n’est pas plus vrai que l’autre, et les deux le sont également.
Aussi,
Démocrite prétendait-il, ou qu’il n’y a rien de vrai pour l’homme, ou bien que,
s’il y a de la vérité, nous ignorons ce qu’elle est. D’une manière générale, on
peut dire que ces philosophes ont été amenés à regarder tout phénomène de
sensation pour vrai, parce qu’ils ont confondu la sensibilité et la raison, et
que la sensation leur a paru un changement. C’est là la voie qui a conduit
aussi Empédocle comme Démocrite, et tous les autres, pour ainsi dire, à se
jeter dans de si fausses doctrines.
Ainsi
Empédocle avance que, quand notre disposition vient à changer, notre pensée
change aussitôt avec elle :
Le
présent est toujours maître de notre esprit.
Et
dans un autre passage, il dit encore :
Car
plus les changements se produisaient en eux, plus aussi les pensées
leur surgissaient nombreux.
Parménide
ne s’exprime pas non plus d’une autre manière :
C’est
le tempérament qui règle nos esprits,
Et
fait cette raison, dont l’homme est tant épris.
Pour
tous et pour chacun, c’est notre corps qui pense,
Et qui dispose en
nous de notre intelligence.
On
se rappelle également le propos qu’on prête à Anaxagore, disant à quelques-uns
de ses amis que « Pour chacun d’eux les choses ne seraient que ce que leur
jugement voudrait bien les faire ».
On
va même parfois jusqu’à trouver une pensée semblable dans Homère, parce qu’il
nous montre Hector, sous le coup qu’il vient de recevoir,
Étendu
sur le sol, l’esprit bouleversé.
Comme
si Homère eût cru que les hommes qui ont le délire continuent de penser, mais
pensent autre chose que les gens de sang-froid. Il en résulterait évidemment
que, si ; de part et d’autre, il y a toujours de la pensée, les êtres ne
peuvent tout à la fois être de telle façon et ne pas être de cette même façon.
Mais
voici une conséquence bien autrement grave qui ressort de tout cela. Si ceux
qui ont le plus profondément entrevu la vérité qu’il nous est permis d’atteindre,
et ce sont les gens qui la recherchent et qui l’aiment avec le plus de passion,
s’en sont fait des idées si fausses, et l’ont si singulièrement interprétée,
comment ceux qui débutent dans l’étude de la philosophie, ne seraient-ils pas
absolument découragés ? Rechercher la vérité, ne serait-ce donc que
poursuivre des oiseaux qui s’envolent ?
[1010a] Ce qui a causé l’erreur
des partisans de cette théorie, c’est que, tout en étudiant sincèrement la
vérité, ils ne voyaient d’êtres réels que dans les choses sensibles
exclusivement. Or, dans les choses que nos sens nous révèlent, c’est en grande
partie l’indétermination qui domine, et cette nature spéciale de l’Être, que
nous venons d’indiquer. Aussi, l’opinion de ces philosophes pouvait bien être
assez vraisemblable ; mais, au fond, ce n’était pas la vérité. Cependant
il valait mieux encore parler comme eux que comme Épicharme, dans ses critiques
contre Xénophane.
Mais
je le répète, c’est en voyant que cette nature tout entière, que nous avons
sous les yeux, est incessamment livrée au mouvement, et qu’il est impossible de
savoir la vérité sur ce qui change sans cesse, que les philosophes ont été poussés
à croire que l’homme ne peut jamais conquérir la vérité, au milieu de ce
bouleversement perpétuel et général.
C’est
là l’hypothèse qui fit fleurir la plus extrême de toutes les doctrines que nous
venons de citer : celle des soi-disant disciples d’Héraclite, parmi
lesquels il faut compter Cratyle, qui en était enfin arrivé à ce point de
croire qu’il ne devait même pas proférer une seule parole, qui se contentait de
remuer le doigt, et qui faisait un crime à Héraclite d’avoir osé dire :
« Qu’on ne pouvait jamais se baigner deux fois dans la même eau
courante » ; car, pour lui, il pensait qu’on ne pouvait pas même dire
qu’on s’y baignât une seule fois.
Nous
reconnaissons très volontiers, en faveur de cette doctrine, qu’il y a bien
quelque raison de refuser de croire à l’existence d’un objet qui change, au
moment même où il subit le changement ; quoique cependant ce point même
soit discutable, puisque le permutant retient quelque chose du permuté, et que
déjà aussi il existe nécessairement quelque chose de ce qui se produit et
devient. Généralement parlant, si un être périt, c’est qu’antérieurement il
aura été quelque chose : et s’il devient, il faut bien de toute nécessité
qu’il y ait un être d’où il vienne et qui l’engendre, sans que d’ailleurs cette
génération puisse remonter à l’infini.
Mais,
écartant ces considérations, nous nous bornons à affirmer que ce n’est pas la
même chose de changer de quantité et de changer de qualité. En fait de
quantité, nous accordons que l’être peut ne pas subsister tel qu’il est ;
mais il subsiste par l’espèce, à l’aide de laquelle nous connaissons toujours
les choses.
Une
autre critique très fondée contre ce système, c’est que les philosophes qui le
soutiennent, tout en voyant que, même parmi les objets sensibles, c’est de
beaucoup le moindre nombre d’entre eux qui est sujet au changement, n’en ont
pas moins étendu leurs explications à l’ensemble de l’univers. Il est bien vrai
que ce lieu du sensible qui nous environne, est soumis incessamment à la
production et à la destruction ; mais il est seul à y être assujetti, et c’est
une parcelle qui ne compte pour rien, à vrai dire, dans l’univers entier, ou
pour presque rien. Vraiment, nos philosophes auraient été cent fois plus justes
d’absoudre notre monde par l’univers plutôt que de condamner l’univers aux
conditions de notre monde.
Évidemment
aussi, nous pourrons répéter contre eux les objections que nous avons déjà
faites si souvent ; et il faut leur apprendre et leur persuader qu’il
existe une certaine nature immuable et immobile. Toutefois ceux qui disent que
les choses peuvent tout ensemble être et n’être pas, devraient incliner
davantage à les croire en repos plutôt qu’en mouvement ; car, alors, il n’existe
rien en quoi la chose puisse changer, puisque tout est à tout.
[1010b] Pour s’assurer de
cette vérité que tout ce qui nous apparaît n’est pas vrai à ce seul titre, on
peut se convaincre d’abord que la sensation ne nous trompe jamais sur son objet
propre ; mais la conception que nous tirons de la sensation ne doit pas
être confondue avec elle.
On
peut s’étonner aussi non moins justement d’entendre encore demander – comme le
font nos philosophes – si les grandeurs et les couleurs sont bien dans la
réalité ce qu’elles paraissent à ceux qui les regardent de loin, ou ce qu’elles
paraissent à ceux qui les regardent de près ; si les choses sont ce qu’elles
semblent aux gens bien portants plutôt qu’aux gens malades ; si les corps
ont plus de pesanteur, selon que ce sont des gens faibles ou des gens forts qui
les portent ; en un mot, si c’est la vérité qu’on voit quand on dort
plutôt que ce qu’on voit durant la veille.
Évidemment,
sur tout cela, nos philosophes n’ont pas le plus léger doute. Personne, en se
supposant dans son sommeil être à Athènes, bien qu’il soit en Afrique, ne va se
mettre en route pour l’Odéon. Dans une maladie, comme le remarque Platon, l’opinion
du médecin sur l’issue qu’elle doit avoir, et l’opinion d’une personne qui
ignore la médecine, ne sont pas d’un poids pareil, quand il s’agit de savoir si
le malade guérira ou s’il ne guérira pas.
Bien
plus, entre les sens eux-mêmes, le témoignage d’un sens sur un objet qui lui
est étranger, ne vaut pas son témoignage sur un objet qui lui est propre. Le
témoignage d’un sens voisin ne vaut pas celui du sens lui-même. C’est la vue,
ce n’est pas le goût qui juge de la couleur ; c’est le goût qui juge de la
saveur, et ce n’est pas la vue. Il n’est pas un sens qui, dans le même moment
et relativement à la même chose, vienne nous dire tout à la fois que cette
chose est et n’est pas de telle ou telle façon.
Même
dans un moment différent, le sens ne se trompe point sur la qualité actuelle,
bien qu’il puisse se tromper sur l’objet qui présente cette qualité. Par
exemple, le même vin, soit qu’il change directement lui-même, ou bien que ce
soit le corps qui change, semble tantôt être agréable au goût et tantôt ne l’être
pas. Mais pour cela, la saveur agréable, telle qu’elle est quand elle est, ne
change jamais. La sensation est toujours véridique à cet égard ; et toute
saveur qui devra être agréable, comme celle du vin, est nécessairement soumise
à la même condition.
Ce
sont là des faits que méconnaissent toutes ces théories ; et de même qu’elles
suppriment la réalité de la substance pour toutes choses, elles nient de même
qu’il y ait rien de nécessaire au monde. En effet, ce qui est de toute
nécessité ne peut pas être à la fois de telle façon et d’une façon contraire ;
et du moment qu’il y a quelque chose qui est nécessaire, ce quelque chose ne
peut pas être et n’être pas, tel qu’il est.
En
un mot, s’il n’y avait au monde que le sensible, il n’y aurait plus rien dès qu’il
n’y aurait plus d’êtres animés, puisqu’il n’y aurait pas non plus de sensation.
Il peut être vrai que, dans ce cas, il n’y aurait plus ni objets sentis, ni
sensation ; puisque, pour tout cela, il faut toujours l’intervention d’un
être sentant qui éprouve cette modification. Mais il serait impossible que les
objets qui causent la sensation n’existassent pas, sans même qu’aucune
sensation eût lieu. La sensibilité ne relève pas seulement d’elle-même ;
mais il y a en dehors de la sensation quelque chose de différent d’elle, et qui
lui est nécessairement antérieur. [1011a] Ainsi, par exemple, le moteur est par nature
antérieur à l’objet qu’il meut ; et cette vérité n’en est pas moins
certaine, bien que ces deux termes puissent s’appliquer réciproquement l’un à l’autre.
Quelques-uns
de nos philosophes élèvent ici une question, aussi bien ceux qui sont
convaincus sincèrement de leur doctrine, que ceux qui ne la soutiennent que
pour les besoins de leur cause. Ils demandent qui jugera de la santé de l’être
qui sent ; et, d’une manière générale, quel sera, dans chaque cas, le juge
vraiment compétent. Mais soulever de telles questions, c’est absolument se
demander si, dans le moment où nous parlons, nous sommes endormis ou éveillés.
Au
fond, toutes ces difficultés si gratuites n’ont qu’une même valeur ; ces
philosophes se figurent qu’il faut rendre raison de tout, et cherchant un
principe, ils veulent l’obtenir par démonstration. Mais ce qui prouve bien qu’ils
ne sont pas très convaincus de cette prétendue possibilité de tout démontrer, c’est
la manière même dont ils agissent et se conduisent. Du reste, nous avons déjà
dit que c’était là leur erreur ; ils s’appliquent à rendre raison de
choses pour lesquelles il n’y a pas de raison à donner, puisque le principe de
la démonstration ne saurait être une démonstration.
Ces
philosophes pourraient assez aisément se convaincre de leur méprise ; car
il n’est pas difficile de voir d’où elle vient. Mais ceux qui, dans la
discussion, ne cherchent qu’à violenter leurs interlocuteurs, courent après l’impossible ;
car, tout en demandant qu’on les contredise, ils commencent par se contredire
eux-mêmes, dès leur premier mot. Si tout dans le monde n’est pas relatif, et s’il
y a des choses qui existent en soi et par elles-mêmes, il s’ensuit que tout ce
qui nous apparaît n’est pas indistinctement vrai. Ce qui paraît doit
nécessairement paraître à quelqu’un ; et prétendre que tous les phénomènes
sont vrais sans exception, c’est prétendre que tout au monde est relatif.
Aussi
ceux qui ne trouvent de force convaincante que dans les mots, et qui veulent
engager la discussion, doivent ici bien prendre garde que ce n’est pas toute apparence
qui est vraie, mais qu’elle est vraie seulement pour celui à qui elle apparaît,
pour le moment, dans la mesure et sous le jour où elle lui apparaît. Ils
auraient beau engager la discussion, s’ils ne l’engagent pas en faisant cette
concession, ils seront bien vite forcés de soutenir les contraires. Une même
chose, en effet, peut à la vue sembler être du miel, et n’en être pas pour le
goût ; et, comme nous avons deux yeux, il est bien possible que les choses
ne semblent pas les mêmes à l’un et à l’autre oeil, si la vision y est inégale.
A
ceux qui soutiennent que toute apparence est vraie, en s’appuyant sur les
motifs que nous avons naguère indiqués, et que, par conséquent, tout est
également faux et vrai tout ensemble, on peut accorder que les apparences ne
sont pas les mêmes pour tout le monde, qu’elles ne sont pas même toujours
identiques pour la même personne, et que souvent elles semblent toutes
contraires dans un seul et même instant. Ainsi, le toucher, par la
superposition des doigts, nous atteste deux objets là où la vue n’en montre qu’un.
Mais les choses ne sont les mêmes, ni pour le même sens appliqué au même objet,
ni pour ce sens agissant de la même façon, ni dans un seul et même moment ;
donc la théorie serait assez exacte.
[1011b] Mais c’est là
peut-être aussi pour ceux qui soutiennent cette doctrine, non en vertu de
doutes sérieux, mais uniquement en vue de la discussion, une nécessité de
modifier leur système, et de convenir que l’apparence n’est pas vraie pour tout
le monde, mais seulement pour celui qui la perçoit. Et alors, nous le répétons,
ils doivent nécessairement aussi affirmer qu’il n’y a au monde que du relatif,
et subordonner tout à la pensée individuelle et à la sensation. Par conséquent,
dans leur système, rien n’a été, rien ne sera qu’à la condition que quelqu’un l’ait
préalablement pensé ; mais si quelque chose a été dans le passé ou doit
être dans l’avenir, sans qu’on y ait préalablement pensé, c’est donc que tout
ne se rapporte pas à la pensée et à l’apparence exclusivement.
De
plus, du moment qu’une chose est une, elle se rapporte à un être qui est un
aussi, c’est-à-dire à un être déterminé ; et une même chose a beau être,
tout ensemble, double de celle-ci et égale à celle-là, ce n’est pas du moins
relativement au double qu’elle est égale. Si l’on admet que, relativement à l’être
qui pense, l’homme qu’on pense et la pensée qu’on en a sont une seule et même
chose, du moins l’homme pensé n’est pas l’être qui pense, puisque c’est la
chose que l’on pense. Mais, si chaque chose n’existe que dans son rapport avec
l’être pensant, alors l’être pensant sera quelque chose dont les espèces seront
en nombre infini.
Ainsi,
en résumé, nous avons établi comme le principe le plus assuré de tous les
principes, que jamais les deux assertions opposées ne peuvent être vraies à la
fois ; et nous avons fait voir, d’une part, les conséquences où l’on est
entraîné quand on prétend qu’elles sont vraies toutes deux, et, d’autre part,
les motifs de cette erreur. Or, du moment qu’il est impossible que les deux
assertions opposées soient vraies de la même chose en même temps, il est clair
également que les contraires ne peuvent pas coexister davantage dans une même
chose ; car, entre les contraires, l’un n’exprime pas moins que l’autre la
privation. Mais la privation appliquée à la substance n’est que la négation d’un
certain genre déterminé. Si donc il ne se peut pas que l’affirmation et la
négation soient vraies tout ensemble, les contraires ne peuvent pas davantage
coexister, à moins que tous les deux n’existent que d’une certaine manière, ou
bien que l’un existe avec cette restriction, tandis que l’autre existe d’une
manière absolue.
Il
n’est pas possible davantage qu’entre deux propositions contradictoires, il y
ait jamais un terme moyen ; mais il y a nécessité absolue, ou d’affirmer,
ou de nier une chose d’une chose. Pour rendre ceci parfaitement clair, il nous
suffira de définir tout d’abord ce que c’est que le vrai et le faux. Dire de ce
qui est qu’il n’est pas, et de ce qui n’est pas dire qu’il est, voilà le faux ;
dire de ce qui est qu’il est, et de ce qui n’est pas dire qu’il n’est pas,
voilà le vrai ; de telle sorte qu’en exprimant qu’une chose est ou n’est
pas, on n’est ni dans le vrai ni dans le faux ; mais alors on ne dit pas
de l’Être, ni qu’il ne soit pas ni qu’il soit, pas plus qu’on ne le dit du
Non-être.
Si
l’on admet qu’il y a un terme moyen entre les deux membres de la contradiction,
ou cet intermédiaire sera comme le gris, qui est un terme moyen entre le noir
et le blanc ; ou bien, il ne sera ni l’un ni l’autre des deux termes,
comme le terme moyen entre l’homme et le cheval est ce qui n’est ni l’un ni l’autre.
Mais, s’il en était ainsi, il n’y aurait plus de changement ; car une
chose qui n’est pas bonne subit un changement pour devenir bonne, comme elle
change aussi pour devenir mauvaise, de bonne qu’elle était. C’est là ce qu’on
voit sans cesse, puisqu’il n’y a de changement possible que dans les opposés et
dans les intermédiaires. Mais, s’il y a un intermédiaire dans le sens neutre
que nous avons dit, alors il serait possible qu’une chose devînt blanche sans
avoir dû préalablement n’être pas blanche ; or, c’est là ce qui ne se voit
pas.
[1012a] D’autre part, la
pensée affirme, ou nie, tout ce qu’elle pense, ou tout ce qu’elle comprend ;
et la définition donnée plus haut fait voir clairement quand la pensée est dans
la vérité, et quand elle est dans l’erreur. Lorsque la pensée combine les
choses d’une certaine manière, elle est dans le vrai, soit qu’elle affirme,
soit qu’elle nie ; elle est dans le faux, quand elle les combine de telle
autre façon.
Il
faudrait en outre que toutes les contradictions eussent un terme moyen, si l’on
ne veut pas se borner en ceci à de vains mots. Alors, il se pourrait tout à la fois
qu’on ne fût ni dans le vrai ni dans le faux ; il y aurait un
intermédiaire qui ne serait ni l’Être ni le Non-être ; et, par conséquent,
il pourrait y avoir aussi un changement des choses qui ne serait ni de la
production ni de la destruction.
Bien
plus, il y aurait un intermédiaire, même dans les cas où la négation implique
nécessairement le contraire ; comme si, dans les nombres, par exemple, il
y avait un prétendu nombre qui ne fût ni pair ni impair ; ce qui est
cependant bien impossible, d’après la définition même du nombre.
Ajoutez
que c’est se perdre dans l’infini ; car il ne faudra pas se borner à ces
demi-êtres ; il faudra les multiplier sans fin, puisqu’on pourra toujours
nier ce terme moyen, par rapport à l’affirmation et à la négation primitives ;
et c’est même à ce titre qu’il sera quelque chose, puisque sa substance doit
être différente des deux autres termes. Enfin, quand on demanderait à quelqu’un
si telle chose est blanche, et qu’il répondrait qu’elle ne l’est pas, il ne
ferait encore que nier l’Être ; or, n’être pas est une négation, ce n’est
pas un terme moyen.
Cette
doctrine erronée est entrée dans l’esprit de quelques philosophes, par la même
raison qui a donné cours à tant d’autres opinions paradoxales. Quand on se sent
hors d’état de repousser des arguties captieuses, on cède au raisonnement de l’adversaire,
et l’on accepte pour vraie la conclusion régulière qu’il en tire. Les uns n’ont
pas d’autre motif de parler comme ils font ; et les autres commettent
cette erreur, parce qu’ils cherchent à se rendre raison de tout.
Le
vrai moyen de les éclairer les uns et les autres consiste à partir d’une
définition. Or la définition résulte de la nécessité même où ils sont d’exprimer
quelque chose ; et la pensée, dont les mots sont les signes, devient la
définition même de la chose. Mais, si l’on peut dire qu’Héraclite, en
prétendant que tout est et n’est pas, inclinait à faire croire que tout est
vrai, Anaxagore, en admettant qu’il y a un terme moyen possible pour toute
contradiction, porte plutôt à croire que tout est faux ; car, lorsque le
bien et le mal sont mêlés, le mélange n’est ni bon ni mauvais ; et il est
impossible d’en dire rien qui soit vrai.
Après
tout ce qui précède, on doit voir que ces assertions appliquées à un seul cas,
et celles qui s’appliquent à tout, sont insoutenables au sens où les
comprennent ceux qui les défendent ; les uns affirmant que rien n’est
vrai, puisque, selon eux, il se peut fort bien que toutes les ;
propositions soient fausses, comme celle où l’on avancerait que la diagonale
est commensurable au côté ; les autres affirmant au contraire que tout est
vrai. Ce sont là des théories qui se rapprochent beaucoup des opinions d’Héraclite
et se confondent presque avec elles. En effet, celui qui prétend que tout est
vrai et que tout est faux, maintient aussi chacune de ces assertions prises à
part ; et par conséquent si, considérées séparément, elles sont fausses, [1012b] elles le sont également quand on les considère
ensemble.
D’ailleurs,
il y a évidemment des contradictoires qui ne peuvent pas être vraies toutes les
deux à la fois, mais qui ne peuvent pas non plus être à la fois toutes les deux
fausses, bien que cette dernière alternative pût paraître plus possible que l’autre,
d’après les théories qu’on vient d’exposer.
Mais,
pour réfuter toutes ces doctrines, il faut, ainsi que nous l’avons déjà indiqué
un peu plus haut, demander à son adversaire, non pas de dire si la chose est ou
si elle n’est pas, mais il faut le sommer d’exprimer et de préciser une pensée
quelconque ; de manière qu’on puisse la discuter, en s’appuyant sur la définition
même de ce que c’est que le vrai et de ce que c’est que le faux. Si la vérité n’est
pas autre chose que d’affirmer le le vrai et de nier le faux, il est dès lors
impossible que tout soit faux, puisqu’il y a nécessité absolue que l’une des
deux parties de la contradiction soit vraie.
D’autre
part, si pour toute chose quelconque il faut nécessairement ou l’affirmer ou la
nier, il est impossible que les deux parties soient fausses, puisque, dans la
contradiction, il n’y en a jamais qu’une seule qui le soit.
Le
malheur commun de toutes ces belles théories, c’est, comme on l’a répété cent
fois, de se réfuter elles-mêmes. Et en effet, quand on avance que tout est
vrai, on rend vraie par cela même l’assertion opposée à celle qu’on défend ;
et, par conséquent, on rend fausse la sienne propre, puisque l’assertion
contraire nie que vous soyez dans le vrai. Également, quand on dit que tout est
faux, on se condamne du même coup soi-même.
Que
si l’on veut faire des exceptions, et dire que l’opinion contraire à celle qu’on
soutient est la seule à n’être pas vraie, et que celle qu’on embrasse soi-même
est la seule à n’être pas fausse, on n’en suppose pas moins alors un nombre
infini d’assertions vraies et fausses ; car, lorsqu’on dit de telle
assertion vraie qu’elle est vraie, on sous-entend toujours que celui qui dit qu’elle
est vraie est dans le vrai ; et ces répétitions pourraient aller à l’infini.
Il
est d’ailleurs évident que ceux qui prétendent que tout est en repos, ne sont
pas plus dans le vrai que ceux qui prétendent que tout est en mouvement. Si
tout est en repos, alors les mêmes choses seront éternellement vraies et
éternellement fausses. Mais le changement en ce monde est de toute évidence ;
et votre interlocuteur lui-même doit se dire qu’il fut un temps où il n’existait
pas, et qu’il y aura bientôt un temps où il n’existera plus. Mais, si tout est
en mouvement, rien ne sera vrai ; tout sera faux. Or nous avons démontré
que c’était là une impossibilité absolue.
Enfin,
c’est l’être qui doit nécessairement changer, puisque le changement n’est que
le passage d’un état à un autre état. Mais certainement les choses ne sont pas
toutes en repos ou en mouvement ; elles n’y sont qu’à certains moments
donnés ; aucune n’y est éternellement. Ce qui est vrai, c’est qu’il existe
un principe qui meut éternellement tout ce qui est mû ; et que le moteur
premier est lui-même immobile.
Principe.
Ce
mot s’entend d’abord du point d’où quelqu’un peut commencer le mouvement de la
chose qu’il fait. Par exemple, pour une longueur qu’on parcourt ou pour un
voyage qu’on entreprend, le principe c’est précisément le point d’où l’on part ;
et il y a, par contre, l’autre point analogue en sens opposé.
[1013a]
Principe s’entend encore du moyen qui fait que la chose est du mieux qu’elle
peut être. Ainsi, quand on apprend une chose, le principe par où l’on doit
commencer n’est pas toujours le primitif et le principe véritable de cette chose ;
c’est bien plutôt la notion par laquelle il faut débuter, pour apprendre la
chose avec la facilité la plus grande.
Principe
signifie aussi l’élément intrinsèque et premier de la chose. Par exemple, le
principe d’un navire, c’est la quille ; le principe d’une maison, c’est le
fondement sur lequel elle repose ; le principe des animaux, c’est le cœur
selon les uns, c’est le cerveau selon les autres, ou tel autre organe chargé
arbitrairement de ce rôle selon d’autres hypothèses.
Principe
veut dire encore la cause initiale qui fait naître une chose, sans en être un
élément intrinsèque, et ce dont sort primitivement et naturellement le
mouvement de la chose, ou son changement. C’est ainsi que l’enfant vient du
père et de la mère, et qu’une rixe a pour principe une insulte.
Le
Principe est encore l’être dont la volonté fait mouvoir ce qui est mû et fait
changer ce qui change ; tels sont, par exemple, dans les États, les
principes qui les régissent, gouvernements, dynasties, royautés, tyrannies.
Les
arts, chacun en leur genre, sont appelés des Principes ; et ceux-là
surtout sont considérés comme principes qui commandent à d’autres arts
subordonnés.
Enfin,
on entend par Principe ce qui donne la connaissance initiale de la chose ;
et c’est là précisément ce qui s’appelle le principe de cette chose. C’est en
ce sens que les prémisses sont les principes des conclusions qu’on en tire par
démonstration.
Le
mot Cause a autant d’acceptions que le mot Principe, attendu que
toutes les causes sont des principes aussi.
Un
caractère commun de tous les principes, c’est d’être le primitif qui fait qu’une
chose est, ou qu’elle se produit, ou qu’elle est connue.
Entre
les principes, les uns sont intrinsèques et dans la chose même ; les
autres sont en dehors d’elle ; et c’est en ce sens qu’on dit que la nature
est un principe, comme on le dit de l’élément d’une chose, de la pensée, de la
volonté, de la substance des choses, et du but final, pour lequel elles sont
faites ; car, dans une foule de cas, le bien et le beau sont les principes
qui nous font savoir et qui nous font agir.
Cause.
En
un premier sens, Cause signifie l’élément intrinsèque dont une chose est
faite ; c’est en ce sens qu’on peut dire de l’airain qu’il est cause de la
statue dont il est la matière ; de l’argent, qu’il est cause de la coupe
qui en est faite ; et de même pour tous les cas de ce genre.
En
un autre sens, la cause est la forme et le modèle des choses, c’est-à-dire leur
raison d’être, qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont, avec toutes les variétés
de genres que les choses présentent. Par exemple, la raison d’être de l’octave
c’est le rapport de deux à un ; et d’une manière générale, c’est le
nombre, avec les parties différentes qui composent le rapport.
La
cause est encore le principe initial d’où vient le changement des choses, ou
leur repos. C’est en ce sens que celui qui a conçu une résolution est la cause
des suites qu’elle a eues ; que le père est la cause de l’enfant ; en
un mot, que ce qui agit est la cause de l’acte, et que ce qui change une chose
est cause du changement qu’elle subit.
Une
autre acception du mot Cause, c’est le but des choses et leur pourquoi. Ainsi,
la santé est le but de la promenade. Pourquoi un tel se promène-t-il ? C’est,
répondons-nous, afin de se bien porter. Et, dans cette réponse, nous croyons
avoir indiqué la cause. En ce sens, on nomme également causes tous les
intermédiaires qui, après l’impulsion d’un autre moteur, mènent au but
poursuivi. [1013b] Par exemple, on appelle
cause de la santé le jeûne, les purgations, les remèdes qu’ordonne le médecin,
et les instruments dont il se sert ; car tout cela n’est fait qu’en vue du
but qu’on poursuit ; et l’on ne peut faire d’autres distinctions entre
toutes ces choses, sinon que les unes sont des instruments, et que les autres
sont des actes du médecin.
Telles
sont donc à peu près toutes les acceptions du mot Cause.
Mais
ce mot Cause ayant tous ces sens divers, il en résulte que, pour une
seule et même chose, il peut y avoir plusieurs causes, qui ne soient pas des
causes purement accidentelles. Ainsi, la statue a tout à la fois pour cause et
l’art du sculpteur et l’airain dont elle est faite, sans que ces causes aient d’autre
rapport avec elle si ce n’est qu’elle est statue. Il est vrai que le mode de
causalité n’est pas identique ; car ici c’est la cause matérielle ;
et là, c’est la cause d’où vient le mouvement, qui a produit la statue.
Parfois,
les causes sont réciproquement causes les unes des autres. Ainsi l’exercice est
cause de la bonne disposition du corps ; et la bonne disposition du corps
est cause de l’exercice, qu’elle permet. Seulement, ici encore, le mode de la
cause n’est pas identique ; d’un côté, elle agit comme but ; et de l’autre,
elle agit comme principe du mouvement.
Parfois
aussi, une seule et même chose est cause des contraires. Ainsi, telle chose
qui, par sa présence, est cause de tel effet nous paraît, par son absence,
mériter que nous l’accusions d’être la cause d’un effet tout contraire. Par
exemple, l’absence du pilote est la cause de naufrage, tandis que sa présence
eût été une cause de salut. Du reste, présence et absence du pilote sont toutes
les deux des causes de mouvement.
Toutes
les causes énumérées jusqu’ici tombent sous ces quatre classes, qui sont les
plus évidentes. Ainsi, les lettres dans les syllabes dont se composent les
mots, la matière pour les objets que façonne la main de l’homme, le feu, la
terre, et tous les corps analogues, les parties qui forment un tout, les
prémisses d’où sort la conclusion, ce sont là autant de causes d’où les choses
peuvent provenir.
Et
parmi ces causes, les unes sont causes comme sujet matériel, ainsi que sont les
parties d’un tout ; les autres le sont comme notion essentielle de la
chose. C’est ainsi que sont le tout, la combinaison des parties, et leur forme.
Les
causes telles que la semence d’une plante, le médecin qui guérit, le conseiller
qui a suggéré un projet, en un mot, tout agent quelconque, sont autant de
causes d’où part l’initiative du mouvement ou du repos.
D’autres
causes sont des causes en tant que but des choses, et en tant que bien de tout
le reste. Le pourquoi dans toutes les choses est pour elles le bien par
excellence, et vise à être pour tout le reste la véritable fin, que d’ailleurs
ce bien soit un bien réel, ou qu’il ne soit qu’apparent ; différence qui
est ici sans intérêt.
Telles
sont les diverses espèces de causes, et tel est leur nombre. Leurs nuances
doivent sembler très multipliées ; mais, en les résumant, on peut encore
les réduire. Ainsi, même pour des causes d’espèce analogue, le mot Cause
a des acceptions diverses selon que telle cause est antérieure, ou postérieure,
à telle autre cause. Par exemple, la cause de la guérison, c’est bien le
médecin ; mais c’est aussi l’ouvrier qui a fait l’instrument dont le
médecin s’est servi ; la cause de l’octave, c’est bien le rapport du
double ; mais c’est aussi le nombre ; et toujours les causes qui en
enveloppent d’autres sont postérieures aux causes particulières.
Parfois
encore, la cause n’est qu’indirecte, avec toutes les espèces que l’accident
peut avoir. Par exemple, la cause de la statue, c’est bien, en un sens,
Polyclète ; mais c’est aussi, d’une manière différente, le statuaire,
parce qu’indirectement Polyclète se trouve être statuaire. [1014a] On peut encore aller plus loin, et considérer
comme cause tout ce qui enveloppe et contient l’accident. Ainsi, l’homme se
rait la cause de la statue ; et plus généralement encore ce serait l’être
animé, puisque Polyclète est un homme et que l’homme est un être animé. Parmi
les causes accidentelles ainsi considérées, les unes sont plus éloignées, et
les autres plus proches ; et l’on pourrait aller jusqu’à prétendre que c’est
le Blanc et le Musicien qui est cause de la statue, et que ce n’est pas
seulement Polyclète ou l’homme.
Toutes
les causes qui sont des causes proprement dites, ou qui ne sont que des causes
accidentelles et indirectes, se distinguent encore selon qu’elles peuvent agir,
ou qu’elles agissent effectivement. Ainsi, la cause de la construction, c’est
le maçon qui est en état de construire ; mais c’est aussi le maçon qui est
effectivement occupé à construire.
Des
nuances pareilles à celles que nous venons d’indiquer, pourront également s’appliquer
aux objets dont les causes sont directement causes : à cette statue, par
exemple, en tant que statue, ou d’une manière générale en tant que portrait ;
à cet airain en tant qu’airain, ou d’une manière générale en tant que l’airain
est la matière de quelque chose. Et enfin, elles pourront s’appliquer d’une
manière identique aux causes accidentelles elles-mêmes.
Parfois
aussi, on réunit, les unes aux autres, les causes directes et les causes
indirectes ; et par exemple, on peut ne pas isoler Polyclète et l’on peut
dire que la cause de la statue, c’est Polyclète le statuaire.
Quoi
qu’il en puisse être, toutes ces nuances sont au nombre de six, qui peuvent
chacune être prises en un double sens. Ce sont la chose individuelle ou son
genre ; ce sont l’accident ou le genre de l’accident ; ce sont la
combinaison des termes ou leur isolement. Enfin ces six espèces peuvent être
considérées comme agissant réellement, ou simplement comme pouvant agir.
Quant
à ces deux dernières nuances, il y a cette différence entre elles que les
causes actuelles, et les causes particulières, sont, ou cessent d’être, en même
temps que les choses dont elles sont les causes. - Ainsi, par exemple, le
médecin qui soigne actuellement un malade est, et cesse d’être, en même temps
que ce malade qu’il soigne ; le maçon qui construit une maison, est, et
cesse d’être, en même temps que cette construction qu’il fait. Mais les causes
qui ne sont qu’en simple puissance ne soutiennent pas toujours ce rapport,
puisque la maison et le maçon qui peut la construire ne disparaissent pas en
même temps.
Élément.
On
nomme Élément d’une chose ce qui, composant primitivement et intrinsèquement
cette chose, ne peut plus être divisé spécifiquement en une espèce autre que la
sienne. Par exemple, les éléments d’un mot, ce sont les parties dont ce mot est
formé, et dans lesquelles il est divisé définitivement, de telle façon que ces
parties dernières ne puissent plus se diviser en sons d’une espèce différente
de la leur.
En
supposant même que la division soit possible dans certains cas, les parties
sont alors d’espèce identique ; et par exemple, une particule d’eau est de
l’eau, tandis que la partie d’une syllabe n’est plus une syllabe.
C’est
de la même manière que les philosophes qui se sont livrés à ces études,
définissent les éléments des corps, en disant que ce sont les particules
dernières dans lesquelles les corps se décomposent, sans que ces particules
elles-mêmes puissent se diviser en d’autres corps d’espèce différente. C’est là
ce qu’ils entendent par Éléments, que d’ailleurs ils reconnaissent, ou un seul
élément, ou des éléments multiples.
C’est
dans le même sens à peu près qu’on parle aussi des Éléments des figures
géométriques, et, d’une manière plus générale, des éléments des démonstrations ;
car les démonstrations premières, qui se retrouvent ensuite dans plusieurs
démonstrations subséquentes, [1014b] sont ce
qu’on appelle les éléments des démonstrations. Tels sont, par exemple, les
syllogismes premiers tirés des trois propositions, à l’aide d’un seul terme
moyen.
En
partant de ces considérations, et par une déviation de sens, on appelle encore
Élément tout ce qui, étant individuel et petit, se trouve employé pour une
foule de choses. Ainsi, tout ce qui est petit, simple, indivisible, est
qualifié d’Élément.
Voilà
encore ce qui fait que les termes généraux les plus universels passent pour des
éléments, attendu que chacun de ces termes, étant par lui-même un et simple, se
retrouve dans beaucoup d’autres termes, et si ce n’est dans tous, au moins dans
le plus grand nombre. C’est ainsi qu’on a pris quelquefois pour éléments l’unité
et le point.
Les
genres, comme on les appelle, étant donc universels et indivisibles, car ils n’ont
pas de définition possible, ont été quelquefois considérés comme des Éléments,
plutôt que la différence. C’est que le genre est plus universel que ne l’est la
différence, attendu que ce qui a la différence a aussi le genre à la suite, et
que ce qui a le genre n’a pas toujours la différence.
Un
caractère commun de toutes ces acceptions du mot Élément, c’est que, pour
chaque chose, l’élément est la partie première et intrinsèque de cette chose.
Nature.
En
un premier sens, on entend par Nature la production de tout ce qui naît et se
développe naturellement ; mais dans ce cas l’U du mot grec qui signifie
Nature est long.
En
un autre sens, la Nature est le principe intrinsèque par lequel se développe
tout ce qui se développe.
Nature
signifie encore le mouvement initial qui se retrouve dans tous les êtres
naturels, et qui réside dans chacun d’eux, en tant que chacun est
essentiellement ce qu’il est ; car on dit des êtres qu’ils se développent
naturellement, quand ils reçoivent leur croissance de quelque autre être, soit
qu’ils tiennent par contact à cet être, soit qu’ils empruntent leur
développement à leur connexion intime avec lui, soit qu’ils y adhèrent à la
manière des embryons. Il y a d’ailleurs cette différence entre la connexion et
le contact, que, dans le contact, il n’y a, entre les deux êtres, rien
absolument que le contact seul, tandis que, entre les êtres connexes, il existe
une certaine unité qui est identique pour les deux, et qui fait que, au lieu de
se toucher simplement, ils se pénètrent, et ne sont qu’un seul et même être
comme étendue et quantité, bien que leur qualité puisse être différente.
La
Nature est encore cette matière primordiale qui fait que tous les êtres de la
nature sont ou deviennent ce qu’ils sont, matière inorganisée, et qui, par sa
seule force, est incapable de se modifier, elle-même. C’est en ce sens que l’airain
est appelé la Nature de la statue et de tous les ustensiles faits de ce métal ;
que le bois est appelé la Nature de tout ce qui est fait en bois. Et de même
pour tout le reste des choses ; car on dit de chacune des choses qu’elle
est faite de ses éléments, tant que subsiste cette matière initiale.
C’est
encore en ce même sens que l’on dit que les éléments sont la Nature de tous les
êtres physiques. Selon quelques philosophes, cette Nature, c’est le feu ;
pour d’autres, c’est la terre ; pour ceux-ci, c’est l’air ; pour
ceux-là, c’est l’eau ; pour d’autres encore, c’est tel autre élément ;
les uns ne combinant que quelques-unes de ces substances, tandis que les autres
les combinent toutes ensemble.
A
un autre point de vue, la Nature est la substance des êtres physiques, au sens
où l’on dit que la Nature est l’organisation primordiale des êtres, [1015a] quoiqu’Empédocle soutienne qu’il n’y a pas
à proprement parler de Nature pour un être quelconque :
Mais
ce n’est que mélange ou séparation
D’Éléments
mélangés ; la vague notion
De
ce qu’on croit Nature est un rêve de l’homme.
Aussi,
même pour les êtres qui existent naturellement, ou qui se développent, en ayant
préalablement la matière d’où doit venir pour eux le développement ou l’existence,
nous ne disons pas qu’ils aient leur nature propre, tant qu’ils n’ont pas
revêtu leur espèce et leur forme. Tout être est naturel, en effet, quand il est
composé de l’une et de l’autre, la forme et l’espèce ; et tels sont par
exemple les animaux, et les parties diverses qui les composent.
Nature
peut signifier aussi la matière première des choses. Ces mots mêmes de Matière
première peuvent recevoir un double sens. D’abord, Première peut s’entendre, ou
relativement à l’objet même, ou d’une manière absolue et générale. Par exemple,
pour des objets en airain, l’airain est Premier en ce qui regarde directement
ces objets ; mais, d’une manière absolue et générale, il est possible que
ce soit le liquide qui, en ceci, soit le terme premier, si l’on admet que tous
les corps fusibles soient du liquide. En second lieu, la matière première est
encore la forme et l’essence des choses, puisque c’est là aussi l’objet final
de tout ce qui se produit et se développe.
Par
extension métaphorique et d’une manière générale, toute substance est appelée
Nature, par analogie avec cette acception du mot Nature que nous définissons
ici, et qui, elle également, est une sorte de substance.
D’après
tout ce qui précède, la Nature, comprise en son sens premier, et en son sens
propre, est la substance essentielle des êtres qui ont en eux-mêmes le principe
du mouvement, en tant qu’ils sont ce qu’ils sont ; car, si la matière est
appelée Nature, c’est uniquement parce qu’elle est susceptible de recevoir ce
principe de mouvement, de même que toute production et tout développement
naturel sont appelés Nature, parce que ce sont des mouvements qui dérivent de
ce principe intérieur. Mais le principe du mouvement, pour tous les êtres de la
nature, est précisément celui qui leur est intrinsèque en quelque façon, soit
qu’il reste à l’état de simple puissance, soit qu’il se montre en une complète
réalité.
Nécessaire.
Nécessaire
signifie d’abord ce dont la coopération est absolument indispensable pour qu’un
être puisse vivre. Par exemple, la respiration et la nutrition sont nécessaires
à l’animal, puisque, sans ces fonctions diverses, il ne saurait exister.
Nécessaire
signifie encore ce sans quoi le bien qu’on poursuit ne saurait avoir lieu et se
produire, ou ce sans quoi le mal ne pourrait être évité ou rejeté. Ainsi, il
est nécessaire de boire une médecine pour prévenir la maladie, et de faire le
voyage d’Égine pour recouvrer l’argent qu’on y doit toucher.
Nécessaire
signifie de plus ce qui est forcé, la force qui nous contraint, c’est-à-dire ce
qui nous empêche et ce qui nous retient malgré notre désir et notre volonté :
Ce qui est forcé s’appelle Nécessaire, et de là vient qu’aussi la nécessité est
très pénible ; car, ainsi que le dit Évenus :
Tout
acte nécessaire est un acte pénible.
Et
la force est bien encore une sorte de nécessité, comme le dit Sophocle :
La
Force me contraint à, faire tout cela.
Aussi,
la nécessité a-t-elle le caractère de quelque chose d’inflexible ; et c’est
avec raison qu’on s’en fait cette idée, puisqu’elle est contraire a notre
mouvement, soit spontané, soit réfléchi.
Quand
une chose ne peut pas être autrement qu’elle n’est, nous déclarons qu’il est
nécessaire qu’elle soit ce qu’elle est ; et, à dire vrai, c’est d’après le
Nécessaire pris en ce sens qu’on qualifie tout le reste de nécessaire. Ainsi, l’idée
de la force et de la contrainte, soit qu’on les emploie, soit qu’on les
subisse, s’applique, en effet, [1015b] dans
tous les cas où l’on ne peut pas agir selon sa volonté, parce qu’on est sous le
coup de la contrainte, la contrainte étant alors regardée comme une nécessité
qui fait qu’il n’en peut pas être autrement.
Cette
nuance du Nécessaire s’applique également à tout ce qui coopère à faire vivre
et à assurer le bien de la chose ; car, s’il n’est pas possible, ici, que
le bien soit accompli, et là, que la vie et l’existence continuent sans certaines
conditions, ces conditions sont dites nécessaires ; et la cause entendue
en ce sens est bien aussi une sorte de nécessité.
A
un autre point de vue, la démonstration doit être rangée parmi les choses
nécessaires, parce qu’il n’est pas possible, quand une chose a été absolument
démontrée, qu’elle soit autrement qu’on ne l’a démontrée ; et la raison en
est que les propositions initiales d’où sort le syllogisme ne peuvent pas être
elles-mêmes autrement qu’elles ne sont.
Il
y a des choses qui ne sont nécessaires que grâce à d’autres, tandis qu’au
contraire certaines choses n’ont besoin d’aucun intermédiaire, et que c’est
elles qui donnent au reste le caractère de nécessité.
Par
conséquent, le Nécessaire premier et proprement dit, c’est le Nécessaire pris
en un sens absolu ; car l’absolu ne peut avoir plusieurs manières d’être.
Par suite, il ne peut pas non plus être de diverses façons, les unes opposées
aux autres, puisque dès lors il faudrait qu’il y eût des manières d’être
multiples.
Si
donc il est des choses éternelles et immobiles, il n’y a jamais pour elles de
force qui puisse les contraindre ni violenter leur nature.
Un.
Un
se dit d’abord dans un sens accidentel, puis dans un sens essentiel et en soi.
Par exemple, c’est une unité accidentelle que celle qui se forme des deux mots
séparés, Coriscus et Instruction, quand on dit en les réunissant :
Coriscus instruit. Car c’est une seule et même chose de dire Coriscus et
Instruction, et de dire Coriscus instruit ; ou de réunir encore
Instruction et Justice, et de dire Coriscus instruit et juste. Toutes ces
locutions n’expriment qu’une unité purement accidentelle. D’une part, l’instruction
et la justice forment une unité, parce qu’elles appartiennent accidentellement
à une seule individualité substantielle ; et, d’autre part, l’instruction
et Coriscus forment aussi quelque chose d’Un, parce que ce sont
accidentellement les attributs l’un de l’autre.
De
même encore, on peut aller jusqu’à dire que Coriscus
instruit ne fait qu’un avec Coriscus, parce que l’une des deux parties de l’expression
se rapporte à l’autre comme attribut, c’est-à-dire que le terme d’instruit est
l’attribut de Coriscus ; de même que Coriscus instruit ne fait qu’un avec
Coriscus juste, parce qu’une partie des deux expressions est l’attribut
accidentel d’un seul et même sujet, qui est Un. Et en effet, il n’y a pas de
différence à dire que l’instruction est l’attribut de Coriscus, ou que le
second terme est, à l’inverse, l’attribut du premier.
Il
en est de même aussi quand l’accident est l’attribut du genre, ou d’un des
termes généraux. Par exemple, l’homme est la même chose et le même être que l’homme
instruit ; soit parce que l’homme qui est une substance Une, a pour
attribut l’instruction, soit parce que ces deux termes, homme et instruction,
sont attribués à un seul individu, qui est, si l’on veut, Coriscus. Toutefois,
on peut remarquer que les deux termes ne sont pas alors attribués de la même
manière l’un et l’autre ; car l’un est attribué, si l’on veut, en tant que
genre et comme inhérent à la substance, tandis que l’autre n’est qu’un état, ou
une simple qualité, de la substance individuelle. Voilà donc en quel sens il
faut entendre le mot Un, toutes les fois qu’il s’agit d’unité
accidentelle.
Quant
à tout ce qui est Un essentiellement et en soi, on dit d’une chose qu’elle est
Une, uniquement à cause de sa continuité matérielle. Ainsi, grâce au lien qui
attache le fagot, on dit que le fagot est Un ; la colle forte qui
rassemble les morceaux de bois fait qu’ils sont Uns. [1016a]
C’est encore ainsi que la ligne, même quand elle est courbe, est dite Une,
parce qu’elle est continue, comme dans le corps humain un membre est Un à la
même condition, la jambe, par exemple, ou le bras. Mais, sous ce rapport, il y
a plus d’unité dans les objets continus de la nature que dans les objets qui
sont le produit de l’art.
D’ailleurs,
on entend par continu tout ce qui, essentiellement et en soi, n’a qu’un seul et
unique mouvement, sans pouvoir en avoir d’autre. Le mouvement Un est celui qui
est indivisible ; et je veux dire, indivisible selon le temps. Les choses
qui sont essentiellement continues sont celles dont l’unité ne tient pas
simplement au contact. Vous auriez beau placer des bouts de bois de manière à
ce qu’ils se touchassent entre eux, vous ne pourriez pas dire pour cela qu’ils
forment une unité, ni comme bois ni comme corps, ni qu’ils aient non plus telle
autre espèce de continuité.
Les
choses absolument continues sont Unes, même quand elles ont une courbure, mais,
à plus forte raison, quand elles n’en ont pas. Ainsi, la jambe, ou la cuisse,
est plus Une que le membre tout entier, parce que le mouvement de la jambe
entière, cuisse et jambe, peut n’être pas Un. Par la même raison, une ligne
droite est plus Une que ne l’est une ligne courbe. Une ligne qui est courbe, et
qui a des angles, peut être considérée tout à la fois comme étant Une, ou n’étant
pas Une, parce que le mouvement peut tout aussi bien, ou en être simultané, ou
ne pas l’être. Mais, pour la ligne droite, le mouvement est toujours simultané,
attendu que, parmi ses parties, ayant quelque étendue, aucune ne peut, celle-ci
être en repos et celle-là se mouvoir, comme cela se peut pour la ligne courbe.
En
un autre sens, une chose peut être considérée comme Une, par cela seul que le
sujet en question ne présente pas de différence spécifique. Les sujets sont
sans différence spécifique, quand l’observation sensible n’y découvre pas de
division d’espèce. Par sujet, on entend ici, soit le terme primitif, soit le
terme dernier, le plus rapproché de la fin de l’espèce même. Par exemple, on
dit du vin qu’il est Un, et de l’eau qu’elle est Une, parce que spécifiquement
ils sont indivisibles l’un et l’autre. Tous les liquides aussi peuvent être
considérés comme formant une unité, l’huile, le vin et tous les corps
liquéfiables, parce que pour tous les liquides le sujet dernier est le même, je
veux dire, l’eau et l’air, dont tous sont formés.
On
dit encore de certaines choses qu’elles sont Unes, toutes les fois que, le
genre de ces choses restant Un, elles n’offrent néanmoins que des différences
opposées. Alors, tous les objets que le genre renferme forment une unité, parce
que le genre soumis à ces différences est Un et le même. Par exemple, le
cheval, l’homme, le chien forment cette sorte d’unité, en tant qu’ils sont tous
des animaux. Et en effet, tout cela se rapproche et se confond, de même que
leur matière est Une.
Parfois,
ce sont les espèces comme celles-là qui forment une unité ; d’autres fois,
c’est le genre supérieur qui est considéré comme identique ; c’est-à-dire
que quand les espèces sont les dernières du genre, c’est le genre qui est
au-dessus d’elles. Ainsi, par exemple, le triangle isocèle et le triangle
équilatéral sont une seule et même figure, en tant que ce sont des triangles ;
mais ce ne sont pas les mêmes triangles.
On
attribue encore l’idée d’unité à toutes les choses dont la définition
essentielle, c’est-à-dire la définition expliquant que la chose est ce qu’elle
est, ne peut être séparée d’une autre définition, qui exprime aussi la
véritable essence de la chose et la fait ce qu’elle est ; car toute
définition prise en elle-même est divisible et séparable.
C’est
ainsi que l’être qui se développe et l’être qui dépérit sont cependant un seul
et même être, parce que la définition reste Une, de même que la définition
spécifique reste Une aussi pour toutes les surfaces, puisqu’elles ont toujours
longueur et largeur.
[1016b]
En général, on appelle éminemment Unes toutes les choses dont la pensée, s’appliquant
à leur essence, est indivisible, et ne peut jamais en séparer quoi que ce soit,
ni dans le temps, ni dans l’espace, ni en notion. Cette idée d’unité ainsi
comprise s’adresse surtout aux substances. Ainsi, les termes généraux sont
appelés Uns en tant qu’ils n’ont pas de division possible. Par exemple, l’homme
est Un, parce qu’il est indivisible en tant qu’homme ; l’animal est Un,
parce qu’il est indivisible en tant qu’animal ; la grandeur est Une, parce
qu’elle est également indivisible en tant que grandeur.
Le
plus souvent, les choses sont appelées Unes, parce qu’elles produisent quelque
autre chose en commun, ou qu’elles la souffrent, ou qu’elle la possèdent, ou
parce qu’elles ont une unité relative et indirecte. Mais au sens primordial du
mot, les choses sont Unes quand leur substance est identique et Une. Or, la
substance est Une, soit par la continuité, soit par la forme, soit par la
définition ; car nous attribuons la pluralité numérique aux choses qui ne
sont pas continues, ou dont la forme n’est pas la même, ou la définition n’est
pas identique et Une.
Parfois
encore, nous disons d’une chose quelconque qu’elle est Une, par cela seul que
cette chose a une certaine quantité, et qu’elle est continue. Mais parfois cela
même ne suffit pas, et il faut en outre que cette chose compose un tout ;
en d’autres termes, il faut qu’elle ait une forme qui soit Une. Par exemple,
nous ne dirions pas également d’une chaussure qu’elle est Une, par cela seul
que nous en verrions les diverses parties posées dans un ordre quelconque, ces
parties fussent-elles même continues ; mais la chaussure n’est Une à nos
yeux que si les diverses parties représentent, en effet, une chaussure, et qu’elles
aient une forme Une et convenable. C’est là ce qui fait que, parmi les lignes
de divers genres, c’est celle du cercle qui est la plus Une, parce que cette
ligne est entière et complète.
C’est
la notion de l’unité qui est le principe du nombre, parce que c’est la mesure
primordiale qui est le principe. Dans chaque genre de choses, c’est ce qui fait
primitivement connaître la chose qui est la mesure première de ce genre. Or, le
principe qui nous fait tout d’abord connaître les choses, c’est l’unité dans
chacune d’elles. Seulement, l’unité n’est pas la même dans tous les genres sans
distinction. En musique, l’unité est le quart de ton ; en grammaire, c’est
la voyelle ou la consonne. Pour le poids, l’unité est autre, comme elle est
différente aussi pour le mouvement.
Mais,
dans tous les cas, l’unité est indivisible soit en espèce, soit en quantité. Ce
qui est indivisible en quantité et en tant que quantité, et est indivisible en
tous sens, mais sans avoir de position, c’est l’unité numérique, la monade. Ce
qui est indivisible en tous sens, mais qui a une position, c’est le point. La
ligne n’est divisible qu’en un sens ; la surface l’est en deux sens ;
et le corps est divisible dans tous les sens, c’est-à-dire dans les trois
dimensions. Et en descendant selon l’ordre inverse, ce qui est divisible en
deux sens, c’est la surface ; ce qui l’est en un seul, c’est la ligne ;
ce qui est absolument indivisible sous le rapport de la quantité, c’est le
point, et l’unité ou monade, la monade n’ayant pas de position, et le point en
ayant une dans l’espace.
On
peut dire encore que l’unité dans les choses tient, soit à leur nombre, soit à
leur espèce, soit à leur genre, soit à leur proportion relativement à d’autres.
L’unité numérique résulte de ce que la matière est Une ; l’unité d’espèce,
de ce que la définition est Une et la même ; l’unité de genre, de ce que
les choses sont comprises sous la même forme d’attribution ou de catégorie ;
l’unité de proportion résulte de ce que les choses sont avec d’autres dans une
relation pareille.
D’ailleurs,
les termes postérieurs sont toujours contenus dans les. termes précédents et à
leur suite. Ainsi, tout ce qui est Un en nombre est Un aussi en espèce, bien
que réciproquement tout ce qui est Un en espèce ne le soit pas toujours
numériquement. Tout ce qui est Un en espèce est Un aussi en genre ; [1017a] mais tout ce qui est Un en genre n’est pas
Un en espèce, si ce n’est proportionnellement et par analogie ; et tout ce
qui est Un par proportion relative n’est pas toujours Un en genre.
Enfin,
il est bien clair que la pluralité est l’opposé de l’unité. Ainsi, la pluralité
pour les choses résulte, tantôt de ce qu’elles ne sont pas continues, tantôt de
ce que leur matière spécifique, soit primordiale, soit dernière, est divisible,
et tantôt de ce qu’il y a pour elles des définitions différentes, pour exprimer
leur essence et ce qu’elles sont en elles-mêmes.
Être.
Le
mot d’Être peut être pris en un sens indirect et relatif, ou en un sens
essentiel et en soi. Un sens indirect d’Être, c’est quand on dit, par exemple,
que le juste est instruit et que l’homme est instruit, ou quand on dit l’être
instruit est homme, s’exprimant en ceci à peu près comme on le fait quand on
dit que l’homme instruit bâtit une maison, parce que l’architecte de la maison
a la qualité indirecte d’être instruit, ou parce que l’homme instruit a la
qualité indirecte d’être architecte. Car dire qu’une chose est telle chose,
cela revient à dire que cette seconde chose est l’attribut de la première.
On
voit qu’il en est ainsi pour les exemples que nous venons de citer ; car,
lorsque nous disons que l’homme est instruit, ou quand nous disons que l’être
instruit est homme, et encore quand nous disons que l’homme blanc est instruit,
ou que l’homme instruit est blanc, c’est que, dans ce second cas, les deux
termes sont les attributs ou accidents d’un seul et même être, et que, dans le
premier cas, l’attribut s’applique à l’être directement. Quand on dit que l’homme
est instruit, c’est que Instruit est son attribut. C’est encore ainsi que l’on
dit que le Non-blanc est quelque chose, parce que la chose à laquelle on joint
cet attribut a, en effet, l’existence actuelle qu’on lui prête.
Ainsi,
les choses qui ne sont qu’indirectement et auxquelles on n’accorde qu’un rôle d’attributs,
sont exprimées sous cette forme, soit parce que les deux attributs
appartiennent au même être, soit parce qu’ils sont attribués séparément à cet
être, soit parce que l’être dans lequel ils existent est précisément celui qui
leur est attribué.
L’Être
est en soi et est essentiellement dans toutes les nuances où l’expriment les
diverses formes de catégories ; car autant il y a de classes de
catégories, autant de fois elles expriment l’Être. Ainsi, parmi les catégories,
les unes expriment l’existence de la chose ; les autres expriment sa
qualité ; d’autres encore, sa quantité ; celles-ci, sa relation ;
celles-là, son action et sa passion ; d’autres, le lieu où elle est ;
d’autres enfin, le temps. L’Être a la même acception dans chacune d’elles ;
car il n’y a pas la moindre différence à dire que l’homme Est bien portant, ou
que l’homme se porte bien ; pas plus qu’il n’y en a à dire que l’homme Est
en marche, qu’il Est occupé à couper quelque chose, ou bien à dire qu’il marche
ou qu’il coupe. Même observation pour les autres catégories.
A
un autre point de vue, l’idée d’Être, l’idée qu’une chose Est, signifie que
cette chose est vraie. Dire qu’une chose n’Est pas, c’est dire aussi qu’elle n’est
pas vraie et qu’elle est fausse. L’affirmation et la négation sont ici sur le
même pied. Par exemple, on dit que Socrate est instruit, parce que cela est
vrai ; ou que Socrate est Non blanc, ce qui est également vrai. Mais quand
on dit que la diagonale est commensurable, cela n’Est pas, parce que c’est
faux.
[1017b]
Enfin, quand on dit d’une chose qu’elle Est, qu’on la dit être, cette
expression peut signifier tout à la fois que les objets dont il est question
sont en puissance, qu’ils peuvent être, ou bien qu’ils sont en pleine et
entière réalité. Ainsi, quand nous disons d’un être qu’il voit, cela peut
vouloir dire tout aussi bien que cet être a la puissance de voir, ou qu’il voit
effectivement. De même Savoir peut signifier tout ensemble pouvoir se servir de
la science, ou s’en servir actuellement et en réalité. De même encore, on dit d’une
chose qu’elle est en repos, soit que cette chose soit déjà en repos réel, soit
qu’elle puisse y être. La même distinction pourrait s’appliquer également à
toutes les réalités. Ainsi, l’on dit que la statue de Mercure Est dans le
marbre, où elle sera taillée, que la moitié Est dans la ligne, où elle sera
prise ; et l’on parle du froment, même quand il n’est pas encore mûr.
Du
reste, nous dirons plus tard les différents cas où la chose est en puissance,
et ceux où elle n’y est pas.
Substance.
Substance
se dit des corps simples, tels que la terre, le feu, l’eau et tous les éléments
analogues à ceux-là ; ce mot se dit des corps en général, et des animaux
qui en viennent, ou des corps célestes, et des parties dont ils sont formés.
Tous ces êtres sont appelés des substances, parce qu’ils ne peuvent jamais être
pris pour attributs d’un sujet, et qu’au contraire ils sont les sujets auxquels
tout le reste est attribué.
Dans
un autre sens, on entend par Substance ou essence, tout ce qui est la cause
intrinsèque de l’existence, dans les êtres qui ne sont pas faits pour être
jamais les attributs d’un sujet quelconque. C’est ainsi qu’on dit de l’âme qu’elle
est la substance, ou l’essence, de l’être animé.
Substance
signifie encore toutes les parties qui, dans les êtres comme ceux dont :nous
venons de parler, définissent et expriment ce que ces êtres sont en eux-mêmes,
et dont la suppression entraîne la suppression de l’être total. Par exempte, la
surface étant anéantie, le corps est anéanti en même temps, comme le disent
quelques philosophes ; et la surface disparaît, si la ligne vient à
disparaître. Aussi, et d’une manière plus générale encore, a-t-on dit qu’il en
est de même du nombre ; car, le nombre étant anéanti, il ne reste plus
rien, c’est à dire que le nombre est considéré comme tenant cette place et
déterminant toutes choses.
Enfin,
on appelle substance, dans chaque chose, ce qui la fait ce qu’elle est, et ce
dont l’explication constitue la définition essentielle de cette chose.
En
résumé, il y a deux acceptions de ce mot Substance : d’abord, c’est
le sujet dernier, qui n’est plus l’attribut de quoi que ce soit, et qui est un
être spécial, séparé de tout autre ; en d’autres termes, c’est
précisément, dans chaque être individuel, sa forme et son espèce.
Identité.
Les
choses sont dites identiques entre elles en un premier sens, qui est indirect.
Par exemple, on peut dire que le Blanc et l’Instruit sont choses identiques,
parce que ce sont les attributs d’un même être identique. On peut dire aussi
que Homme et Instruit sont identiques, parce que l’un de ces termes est
réciproquement l’attribut de l’autre. De même, on dit que l’être instruit est
homme, parce que l’instruction est l’attribut de l’homme. Instruit peut être à
l’un et à l’autre séparément, de même que chacun de ces termes peut-être l’attribut
d’Instruit. En effet, l’homme et l’être instruit sont dits identiques à l’homme
instruit ; et l’homme instruit est identique aux deux autres termes
séparés.
Aussi,
aucune de ces expressions ne peuvent-elles jamais être employées d’une manière
générale ; car il ne serait pas exact de dire que tout Homme sans
exception et Instruit soient identiques. C’est que les termes généraux existent
en soi et d’une existence propre, tandis que les attributs accidentels n’existent
pas en eux-mêmes, [1018b] et qu’ils ne
peuvent être attribués absolument qu’à des êtres particuliers et individuels.
Si Socrate peut bien être pris pour identique à Socrate instruit, c’est que le
terme de Socrate n’est pas applicable à plusieurs êtres, et que l’on ne dit pas :
Tout Socrate comme on dit : Tout homme. Il y a donc des choses qu’on
appelle identiques dans le sens qu’on vient d’exposer.
Mais
il y a aussi des choses identiques en soi et essentiellement, ainsi qu’il y a
des choses qui sont Unes en soi ; car pour tous les êtres dont la matière
est une en espèce ou en nombre, on dit qu’ils sont identiquement les mêmes,
comme on le dit des choses dont la substance est une et identique.
Il
s’ensuit qu’évidemment l’identité est une sorte d’unité d’existence, soit qu’il
s’agisse de plusieurs êtres distincts, soit qu’il s’agisse d’un être unique, qu’on
regarde comme plusieurs. C’est ainsi qu’on dit, par exemple, qu’un seul et même
être est identique à lui- même ; et alors, on considère cet être unique
comme s’il était deux êtres au lieu d’un.
On
dit des choses qu’elles sont Autres quand leurs espèces sont multiples, ou
quand c’est leur matière ou leur définition essentielle qui le sont. D’une
manière générale, Autre est une expression opposée à celle d’Identique.
On
dit des choses qu’elles sont Différentes, lorsqu’elles sont Autres, tout en
étant d’ailleurs identiques sous un certain point de vue, pourvu seulement que
ce ne soit pas en nombre, mais que ce soit en espèce, ou en genre, ou par une
analogie proportionnelle.
On
appelle encore Différentes les choses dont le genre est autre, et les choses
qui sont contraires entre elles ; en un mot, toutes celles qui, dans leur
substance, renferment la diversité qui les fait Autres,
On
appelle Semblables les choses qui éprouvent complètement la même modification,
et celles qui éprouvent plus de modifications identiques que de modifications
différentes. Les choses sont Semblables encore quand elles ont une seule et
même qualité ; et dans les cas où les choses peuvent changer de contraires
en contraires, la chose qui peut en subir aussi le plus, ou du moins en subir
les principaux, est semblable à la chose qu’on lui compare.
Les
choses dissemblables sont dites par opposition aux choses semblables.
Opposé.
On
appelle Opposés les deux termes de la contradiction, les Contraires, les
Relatifs, la Privation et la Possession, et les états, soit primordiaux d’où
sortent les êtres, soit derniers dans lesquels ils se dissolvent, c’est-à-dire,
leurs productions et leurs destructions. Pour les attributs qui ne peuvent
appartenir simultanément au même sujet, incapable d’ailleurs de les recevoir
tous les deux l’un après l’autre, on dit qu’ils sont Opposés, soit qu’on les
considère eux-mêmes, soit qu’on regarde aux principes d’où ils sont sortis.
Ainsi, par exemple, le brun et le blanc n’appartiennent jamais à la fois au
même objet ; et voilà pourquoi les principes d’où ils sortent sont
également opposés entre eux.
On
entend par Contraires les termes qui, étant de genres différents, ne peuvent se
rencontrer simultanément dans un seul et même sujet ; les termes qui dans
un même genre diffèrent le plus possible entre eux ; les termes qui
diffèrent le plus possible dans un seul et même sujet, capable de les recevoir
tour à tour ; les termes qui diffèrent le plus possible, tout en ayant la
même puissance ; enfin, les termes dont la différence est la plus grande
possible, soit absolument, soit en genre, soit en espèce.
Les
Contraires autres que ceux-là sont appelés aussi de ce nom, tantôt parce qu’ils
ont les mêmes contraires que ceux qu’on vient de dire, tantôt parce qu’ils sont
susceptibles de les recevoir, tantôt parce qu’ils peuvent les faire ou les
souffrir, tantôt parce qu’ils les font ou les souffrent effectivement, tantôt
parce qu’ils les perdent ou les acquièrent, les possèdent ou en sont privés.
L’Un
et l’Être étant pris en plusieurs acceptions, c’est une conséquence nécessaire que
tout ce qui leur est attribué ait tout autant d’acceptions diverses. Ainsi, le
Même ou l’Identique, l’Autre, le Contraire sont pris dans des sens aussi
nombreux ; et par suite, le sens d’Autre est différent, selon chacune des
catégories.
On
appelle Autres, sous le rapport de l’espèce, toutes les choses qui, faisant
partie du même genre, ne sont pas cependant subordonnées les unes aux autres ;
[1018b] toutes celles qui, étant du même
genre, offrent une différence entre elles ; enfin, toutes celles qui sont
contraires en substance.
Les
Contraires sont spécifiquement Autres aussi les uns à l’égard des autres, soit
tous sans exception, soit du moins les contraires primitifs, soit lorsque,
étant dans la dernière espèce du genre, les choses comportent des définitions
Autres. Tels sont, par exemple, l’homme et le cheval, dont le genre est
indivisible, mais dont cependant les définitions sont différentes.
Enfin,
on appelle Contraires toutes les choses qui, étant dans la même substance, ont
néanmoins une différence.
Les
choses sont spécifiquement les Mêmes, quand elles sont exprimées d’une manière
opposée à celles qu’on vient d’analyser.
Antérieur et Postérieur.
Antérieur
et Postérieur ne s’appliquent aux diverses choses que parce qu’on suppose, dans
chaque genre, un certain primitif, et un certain principe, qui sert de point de
départ ; et alors, l’Antérieur est ce qui se rapproche le plus du
principe, qui est déterminé ou absolument et par la nature, ou qui est relatif,
ou qui est dans certains lieux, ou qui est sous certaines conditions. Ainsi,
pour ce qui regarde le lieu, les choses sont antérieures, parce qu’elles sont
plus rapprochées d’un certain lieu déterminé, soit par la nature, comme le
milieu par exemple, ou l’extrémité, soit d’un lieu pris arbitrairement. Ce qui
en est plus éloigné est Postérieur.
A
la place du lieu, ce peut être le temps, qui détermine l’Antériorité et la
Postériorité. L’Antérieur, en ce cas, est ce qui est plus éloigné de l’instant
présent, quand il est question du passé. Ainsi, la guerre de Troie est
antérieure à la guerre Médique, parce qu’elle est beaucoup plus loin du moment
où l’on parle. Parfois, les choses sont dites Antérieures dans le temps, parce
qu’elles sont au contraire plus rapprochées du moment où l’on est, comme c’est
le cas pour les choses de l’avenir. Ainsi, les Jeux Néméens sont Antérieurs aux
Jeux Pythiques, parce qu’ils sont plus près de l’instant actuel, cet instant étant
pris comme principe et point de départ primitif.
D’autres
fois, l’Antérieur se rapporte au mouvement ; et alors, Antérieur signifie
ce qui se rapproche davantage du premier moteur. C’est ainsi que l’enfant est
Antérieur à l’homme ; et, dans ce cas, le principe qu’on adopte est
considéré comme une sorte de principe absolu.
D’autres
fois encore, l’Antérieur s’entend de la puissance ; et alors, l’Antérieur
est ce qui a une puissance prépondérante, ce qui est plus puissant. Par là, on
entend une chose qu’une autre chose doit suivre, de toute nécessité, dans ses
tendances diverses, cette seconde chose ne venant qu’après l’autre, de telle
sorte que, si la première ne donne pas le mouvement, la seconde ne l’a pas ;
et que, si la première au contraire le donne, la seconde est mue à son tour.
Or, c’est la tendance de la première chose qui est ici le principe.
L’Antérieur
se rapporte encore à l’ordre et à la position ; et ce sens d’Antérieur s’applique
partout où les choses ont une distance proportionnelle par rapport à un objet
donné. Par exemple, le suivant du Coryphée est Antérieur à l’homme du troisième
rang, de même que l’avant-dernière corde est Antérieure à la dernière. Ici c’est
le Coryphée qui sert de principe ; et là, c’est la corde moyenne.
Voilà
donc une première nuance du mot Antérieur, pour les choses dont on vient de
parler.
Dans
une autre nuance, l’Antérieur se rapporte à la connaissance ; et c’est
aussi un Antérieur absolu. Pour ce genre d’Antériorité, les choses diffèrent
selon que la connaissance s’adresse à la raison ou à la sensibilité. Dans l’ordre
de la raison, c’est l’universel qui est Antérieur ; pour la sensibilité, c’est
l’individuel. En raison, l’attribut est Antérieur au tout que forment l’attribut
et le sujet, réunis. Par exemple, Instruit est Antérieur à Homme instruit ;
car la notion totale n’est pas possible sans la partie, quoique Instruit ne
puisse pas exister seul, s’il n’y a pas quelqu’un qui soit instruit.
Antérieur
s’applique encore aux qualités des choses qui sont antérieures ; et c’est
ainsi que la rectitude d’une ligne peut être dite Antérieure au poli d’une
surface ; car l’une est une qualité essentielle de la ligne, tandis que l’autre
ne concerne que la surface simplement.
[1019a]
C’est bien là ce qu’on entend par Antérieur et Postérieur. Mais, en nature et
en essence, les Antérieurs sont les choses qui peuvent exister indépendamment d’autres
choses, tandis que ces autres choses ne peuvent pas exister sans elles,
distinction établie déjà par Platon.
Mais,
comme le mot d’Être peut s’entendre en plusieurs sens, c’est le sujet d’abord
qui est Antérieur à tout ; et voilà comment aussi la substance est
Antérieure au reste. Puis, à un autre point de vue, il faut distinguer ici les
simples possibilités et les réalités. Il y a des choses qui sont Antérieures en
puissance ; d’autres qui le sont en réalité. Par exemple, en puissance la
moitié de la ligne est Antérieure à la ligne entière ; la partie est
Antérieure au tout, et la matière l’est à la substance. Mais en réalité, elle
est postérieure ; car il faut que d’abord l’actualité ait disparu pour que
la puissance existe à son tour.
A
certain égard, toutes les choses qu’on appelle Antérieures et Postérieures
rentrent dans ces dernières nuances ; car, en fait de production, les unes
peuvent être sans les autres, le tout, par exemple, pouvant être sans les
parties, tandis qu’en fait de destruction, la partie peut être détruite sans
que le tout soit détruit. Et ainsi du reste.
Puissance.
Puissance
désigne d’abord le principe du mouvement, ou du changement quelconque, dans un
autre être, en tant qu’il est autre. Par exemple, la puissance de construire ne
se trouve pas dans le bâtiment qui est construit ; et si la puissance de
guérir peut se trouver dans l’être qui est guéri, ce n’est pas du moins en tant
qu’il est guéri.
Si
donc, généralement parlant, la puissance est le principe du mouvement, ou du
changement, dans un autre en tant qu’il est autre, elle peut être aussi pour l’être
lui-même la puissance d’être mû par un autre en tant qu’autre. C’est la
Puissance qui fait qu’un être qui souffre, souffre une certaine action. Tantôt
nous employons cette expression générale, parce que la chose peut souffrir une
affection quelconque ; et tantôt, cette expression ne s’applique pas à
toute affection indistinctement, mais aux seules affections qui améliorent.
Parfois
encore, la puissance exprime la faculté d’achever une chose comme il convient,
ou selon la libre volonté qu’on en a. C’est ainsi, en effet, que, de gens qui n’ont
fait que venir ou que parler, mais qui ne l’ont pas bien fait, ou qui même
seulement ne l’ont pas fait selon leur gré, nous disons qu’ils n’ont pas pu
venir ou parler. Même remarque s’il s’agissait de la. passion au lieu de l’action.
On
appelle encore Puissances tous les états dans lesquels les choses sont, ou
absolument impossibles, ou immuables, ou tout au moins très peu susceptibles d’un
mouvement qui puisse les détériorer ; car lorsqu’une chose est brisée,
broyée, tordue, en un mot lorsqu’elle est détruite, ce n’est pas apparemment
parce qu’elle peut, c’est au contraire parce qu’elle ne peut pas, et qu’il lui
manque quelque chose. Sous ce rapport, on appelle impassibles les choses qui
souffrent à peine, ou qui ne souffrent qu’à la longue, à cause de la puissance
qu’elles possèdent, ou de la puissance qu’elles exercent, ou de l’état dans
lequel elles se trouvent.
Comme
le mot Puissance a tous les sens différents qu’on vient de voir, on dira
aussi d’une chose qu’elle est Possible dans des acceptions diverses : l’une
d’abord, quand la chose a son principe de mouvement, ou de changement
quelconque, dans un autre en tant qu’autre ; car ce qui produit le repos
est bien aussi une puissance d’un certain genre.
En
second lieu, quand c’est une autre partie d’elle-même qui a cette puissance.
[1019b] Enfin, dans une troisième acception, quand la chose a cette
puissance de changer, d’une manière quelconque, soit en bien, soit en mal ;
car ce qui est détruit semble bien avoir la puissance d’être détruit, ou du
moins il n’aurait pas été détruit s’il avait été dans l’impossibilité de l’être.
Mais cet être qui peut être détruit doit bien avoir maintenant un certain état,
un principe, une cause, qui fait qu’il souffre ce qu’il souffre.
Parfois,
la chose semble être possible comme elle l’est, parce qu’elle a et possède
certaines conditions ; d’autres fois, parce qu’elle en est privée. Mais si
la privation, de son côté, est aussi une sorte de possession, alors tout ce qui
est possible l’est sans exception par les propriétés qu’il possède. Dans ce
cas, l’Être est homonyme ; et par suite, on dit d’une chose qu’elle est
possible tout à la fois, parce qu’elle a telle disposition et tel principe, et
aussi parce qu’elle en est privée, si toutefois on peut dire qu’on a une chose
quand on en est privé.
En
un autre sens, on dit d’une chose qu’elle est possible, quand elle n’a pas la
puissance de détruire une chose, ou qu’elle n’a pas dans un autre, ou en tant
qu’autre, le principe de destruction.
On
dit encore de toutes les choses qu’elles sont possibles par cela seul qu’il
leur arrive, ou de se produire, ou de ne pas se produire absolument, ou de se
produire bien. Même dans les choses inanimées, on retrouve une puissance de ce
genre : et par exemple, pour des instruments dont l’homme se sert ;
car, en parlant d’une lyre, on dit de celle-ci qu’elle peut donner des sons, et
de celle-là qu’elle ne le peut pas, par cela seul que les sons qu’elle rend ne
sont pas tout ce qu’ils devraient être.
L’Impuissance
est la privation de la Puissance ; et la disparition, quelle qu’elle soit,
du principe en question, disparition qui a lieu, ou d’une manière absolue, ou
dans l’être qui devrait naturellement avoir la puissance, ou bien à l’époque où
il devrait naturellement déjà la posséder. Par exemple, en partant de l’impuissance
à engendrer, on ne peut pas mettre sur la même ligne, et l’enfant, et l’homme,
et l’eunuque.
Chacune
des deux espèces de puissance a une impuissance qui lui est opposée soit que
cette puissance soit cause d’un simple mouvement, soit qu’elle produise un
mouvement qui mène la chose au bien.
On
dit des choses qu’elles sont Impuissantes dans le sens qu’on vient d’indiquer.
Mais l’Impuissance se prend encore en un autre sens, je veux dire, le sens de
Possible et d’Impossible. On entend par Impossible tout ce dont le contraire
est nécessairement vrai ; et c’est ainsi qu’il est Impossible que la
diagonale soit commensurable au côté, parce que cette proposition est essentiellement
fausse. Et ce n’est pas seulement, parce que le contraire est vrai, mais c’est
encore parce qu’il est nécessaire. Ici, par exemple, la diagonale est
nécessairement incommensurable. Donc, supposer qu’elle est commensurable, ce n’est
pas simplement faux ; mais c’est nécessairement faux.
Le
contraire de cet Impossible, c’est le Possible dans le cas où le contraire n’est
pas nécessairement faux. Ainsi, l’on dit qu’il est Possible que telle personne
soit assise ; car il n’est pas nécessairement faux qu’elle ne soit pas
assise.
Le
mot Possible signifie donc, d’une façon, et comme on vient de le dire,
ce qui n’est pas nécessairement faux ; d’une autre façon, ce qui est vrai ;
et enfin, ce qui peut être vrai.
Ce
n’est que par métaphore qu’on parle de Puissance en géométrie.
En
résumé, tous ces Possibles ne se rapportent pas à l’idée vraie de Puissance.
Mais tous les Possibles qui s’y rapportent réellement, sont relatifs à la
notion première et unique de puissance indiquée plus haut, [1020a] et celle-là c’est le principe qui cause le
changement dans un autre en tant qu’autre. Tous les autres Possibles sont ainsi
dénommés, les uns, parce que quelque autre partie d’eux-mêmes a une puissance
de ce genre ; d’autres, au contraire, parce qu’ils ne l’ont pas ; d’autres
enfin, parce qu’ils la possèdent dans telle ou telle mesure.
Mêmes
remarques pour les Impossibles ; et par conséquent, on peut conclure que
la définition principale de la Puissance première est celle-ci : « Le
principe qui produit le changement en un autre en tant qu’autre. »
Quantité.
Quantité
s’entend de tout ce qui est divisible dans les parties qui le composent, et
dont les deux parties, ou chacune des parties forment naturellement une
certaine unité et quelque chose d’individuel.
La
quantité est un nombre, quand elle se compte ; c’est une grandeur, quand
elle se mesure. On entend par nombre ce qui peut se diviser en parties non
continues ; et par grandeur, ce qui est divisible en parties qui tiennent
les unes aux autres. Quand la grandeur n’est continue qu’en un seul sens, on l’appelle
longueur. Quand c’est en deux, on l’appelle largeur ; et en trois, c’est
profondeur.
Entre
ces différents termes, la pluralité qui est délimitée et finie, c’est le nombre ;
la longueur, c’est la ligne ; la largeur, c’est la surface ; la
profondeur, c’est le corps.
De
plus, il y a des quantités qui sont ainsi dénommées en soi et par elles-mêmes ;
d’autres, qui ne le sont qu’indirectement. Ainsi, la ligne est en soi une
quantité ; l’instruction ne peut être une quantité qu’indirectement.
Parmi
les quantités en soi, les unes sont des quantités par leur substance propre.
Ainsi, la ligne est par sa propre substance une quantité ; car dans la
définition qui explique ce qu’est la ligne, on fait entrer l’idée de quantité.
Les autres espèces de quantités en soi ne sont que les modifications et les
qualités de la substance de ce genre : par exemple, le beaucoup et le peu,
le long et le court, le large et l’étroit, le haut et le bas, le lourd et le
léger, et toutes les nuances de cette sorte.
Le
grand et le petit, le majeur et le moindre, qu’on les prenne, soit en eux-mêmes
soit dans leurs rapports réciproques, sont des modifications essentielles de la
quantité, bien que d’ailleurs ces mots puissent, par métaphore, s’appliquer
aussi à d’autres choses que la quantité. Quant aux quantités qui ne sont
appelées ainsi qu’indirectement, les unes reçoivent ce nom comme l’instruction,
dont on parlait plus haut, et qui n’est une quantité, ainsi que la blancheur
peut l’être, que parce que l’objet où elles sont est lui-même une quantité.
D’autres,
au contraire, sont des quantités comme le mouvement et le temps. En effet, le
temps et le mouvement sont des quantités d’un certain genre et sont des
continus, par cela même que ce dont ils sont les affections est divisible. Et l’idée
de division s’applique, non pas au corps qui est mis en mouvement, mais à l’espace
parcouru ; car c’est parce que cet espace est une quantité que le
mouvement en est une ; et le temps est une quantité, parce que le
mouvement en est une aussi.
Qualité.
Le
mot Qualité, en un premier sens, indique la différence essentielle. Par
exemple, l’homme est un animal doué d’une certaine qualité ; il est
bipède, tandis que le cheval est quadrupède. Le cercle est une figure
géométrique qui a une qualité particulière, celle de n’a voir point d’angle ;
et c’est là la différence essentielle qui constitue sa qualité. Ainsi, dans ce
premier sens, la qualité peut être définie la différence essentielle.
[1020b]
En un autre sens, le mot Qualité s’applique aux êtres immobiles, aux
êtres mathématiques ; et c’est de cette façon que les nombres peuvent
avoir certaine Qualité. Tels sont, par exemple, les nombres multiples, ceux qui
ne sont pas pris une seule et unique fois, mais qui ont quelque chose de la
surface et du solide, comme sont les nombres multipliés une fois, ou deux fois,
par eux-mêmes. La Qualité représente, en ce sens, ce qui subsiste dans l’essence
du nombre après la quantité ; car l’essence de chaque nombre, c’est de n’être
pris qu’une seule fois en lui-même. Soit, si l’on veut, le nombre six ;
son essence n’est pas d’être pris deux fois, trois fois ; mais c’est d’être
pris une seule fois ; six est une seule et unique fois six.
On
entend, en un second sens, par Qualités les modifications des substances mises
en mouvement : je veux dire, la chaleur, le froid, la blancheur, la
noirceur, la légèreté et la pesanteur, et toutes ces variations qui font qu’on
peut dire des corps, qui changent, qu’ils deviennent autres qu’ils n’étaient.
La Qualité s’entend encore de la vertu et du vice, et, d’une manière plus
générale, du bien et du mal.
Voilà
donc, on peut dire, deux sens du mot Qualité ; et l’un de ces sens est le
principal : la Qualité, dans son acception primordiale, est la différence
de la substance. La Qualité, dans les nombres, fait partie aussi de la qualité
ainsi entendue ; car là encore, c’est une sorte de différence des
substances ; seulement, ce sont des substances qui ne se meuvent pas, ou
qui du moins sont considérées en tant qu’elles ne sont pas mues.
Dans
le second sens, le mot Qualité exprime les modifications des choses qui
se meuvent, en tant qu’elles se meuvent, et aussi, les différences des
mouvements.
La
vertu et le vice peuvent également être rangés parmi les modifications de ce
genre ; car le vice et la vertu expriment des différences de mouvement et
d’action, qui indiquent que les êtres en mouvement font, ou souffrent, le bien
ou le mal. En effet, ce qui peut être mû ou agir de telle manière est bon ;
ce qui agit de telle autre façon, et d’une façon contraire, est mauvais.
D’ailleurs,
ce sont surtout le bien ou le mal qui déterminent la Qualité dans les êtres
animés, et, parmi ces êtres, dans ceux-là principalement qui sont doués de
libre arbitre.
Relatifs.
Par
relatifs, on entend, par exemple, le double et la moitié, le triple et le
tiers, et, d’une manière générale, le multiple et le multiplié, le surpassant
et le surpassé.
Ce
sont encore des relatifs que le corps qui échauffe et le corps échauffé, le
corps qui coupe et le corps qui est coupé, en un mot, ce qui agit et ce qui
souffre l’action.
Ce
sont enfin des Relatifs que l’objet mesuré et la mesure, l’objet qui est su et
la science qui le sait, l’objet qui est senti et la sensation qui le perçoit.
Les
premiers relatifs, énoncés plus haut, sont des Relatifs numériques, entendus
soit d’une façon absolue, soit d’une façon déterminée dans les rapports des
nombres entre eux, ou par rapport à une certaine unité. Ainsi, le nombre Deux rapporté
à Un est un nombre défini ; mais le multiple, s’il se rapporte encore
numériquement à une unité, ne se rapporte plus à un nombre défini, comme serait
tel ou tel nombre spécifié. [1021a] La
relation de la moitié en sus à la moitié en moins, numériquement exprimée, s’applique
à un nombre défini ; mais, quand on parle d’une partie en sus relativement
à une partie en moins, c’est tout aussi indéterminé que le double relativement
à l’unité, ou que le surpassant l’est relativement au surpassé ; car le nombre
est commensurable, tandis que ces rapports ne se fondent pas sur un nombre
commensurable. Le surpassant est d’abord le surpassé ; puis, il est
quelque chose de plus ; et ce quelque chose d’excédant est absolument
indéterminé, puisque, selon le hasard des cas, ce quelque chose peut être égal,
ou peut n’être pas égal, au nombre surpassé.
Ainsi
donc, tous ces Relatifs, dans leur expression verbale, se rapportent au nombre
et à ses modifications possibles. L’Égal, le Pareil, l’Identique, sont bien
encore des Relatifs, quoique la nuance en soit autre, puisque tous ces termes
se rapportent aussi à une unité. Ainsi, on appelle Identiques les êtres dont la
substance est une et même substance ; on appelle Pareils, ceux qui ont une
même qualité ; de même qu’on appelle Égaux ceux qui ont une même quantité.
Or, c’est l’unité qui est le principe et la mesure du nombre, de telle sorte
que tous ces termes sont aussi des Relatifs numériques, sans que ce soit d’ailleurs
au même point de vue.
Quant
à tout ce qui produit une action et à tout ce qui en souffre une, ce sont
encore là des Relatifs, qui se rapportent à la puissance de faire et de
souffrir, et à toutes les manifestations de ces puissances. Telle est, par
exemple, la relation de ce qui peut échauffer à ce qui peut être échauffé,
parce qu’il y a là une certaine puissance. Telle est aussi la relation de ce
qui échauffe actuellement à ce qui est actuellement échauffé ; de ce qui
coupe à ce qui est actuellement coupé, parce qu’il y a là une réalité effective
et actuelle.
Pour
les Relatifs numériques, il n’y a rien d’actuel, si ce n’est au sens que nous
avons dit ailleurs ; mais il n’y a point pour eux d’actes, ni de réalités
de mouvement.
Les
Relatifs de puissance sont aussi des Relatifs de temps. Par exemple, ce qui a
fait est relatif à ce qui a été fait, ce qui fera est relatif à ce qui sera
fait. C’est encore à ce point de vue du temps que le père est appelé père
relativement à son fils ; car, d’un côté, il y a ce qui a fait, et, de l’autre,
ce qui a été fait et a souffert l’action.
D’autres
Relatifs, au contraire, le sont par la privation de la. puissance ; Par
exemple, l’Impossibilité est un Relatif de ce genre, ainsi que toutes les
choses exprimées sous la même forme ; et, par exemple, l’invisible est ce
qui n’a pas la puissance d’être vu.
Tous
les Relatifs de nombre et de puissance sont constamment Relatifs en ce sens que
ce qu’ils sont essentiellement est dit d’une autre chose, et non pas, parce que
réciproquement cette autre chose peut leur être appliquée. Par exemple, ce qui
est mesuré, ce qui est su, ce qui est intelligible, sont appelés des Relatifs,
parce que c’est une autre chose qui est mise en rapport avec eux. Ainsi, le mot
d’Intelligible signifie qu’il y a intelligence de la chose à laquelle ce mot s’applique.
Mais l’intelligence n’est pas un Relatif de la chose dont elle est l’intelligence ;
car ce serait répéter deux fois la même chose. De même encore, la vue est la
vue de quelque chose ; mais ce n’est pas de ce dont elle est la vue. Il
est exact cependant de dire que la vue est un Relatif ; mais c’est par
rapport à la couleur, ou à telle autre chose de ce genre. Autrement et de l’autre
façon, on ne ferait que se répéter, en disant que la vue est la vue de l’objet
dont elle est la vue.
[1021b]
Les Relatifs qui sont des relatifs par eux-mêmes, le sont donc de la manière qu’on
vient de dire, et aussi, quand les genres auxquels ils appartiennent sont
également des relatifs. Par exemple, on dit de la médecine qu’elle est un
Relatif, parce que le genre auquel elle appartient, à savoir la science, est
aussi un relatif.
On
appelle encore Relatifs tous les objets qui font que les choses qui les ont
sont aussi nommées des Relatifs. Ainsi, l’égalité est un Relatif, parce que l’Égal
en est un ; la ressemblance en est un, parce que le semblable est un
Relatif, au même titre.
Il
y a enfin des Relatifs purement indirects ; et c’est ainsi que l’homme
peut être appelé un Relatif, parce qu’accidentellement il peut être considéré
comme double, et que le double est un Relatif ; ou bien encore, le blanc
peut être pris comme Relatif, quand le même objet est, accidentellement et tout
à la fois, double et blanc.
Parfait.
Parfait
se dit d’une chose en dehors de laquelle il n’est plus possible de rien trouver
qui lui appartienne, fût-ce même la moindre parcelle. Ainsi, pour une chose,
quelle qu’elle soit, le temps qu’elle doit durer est Parfait, quand, en dehors
de ce temps régulier, il n’est pas possible de saisir un temps quelconque qui
soit une partie de celui qu’elle doit avoir.
Parfait
se rapporte encore au mérite et au bien, qui ne peut plus être surpassé dans un
genre donné. C’est ainsi qu’on dit d’un médecin qu’il est Parfait, ou d’un
joueur de flûte qu’il est Parfait, quand rien ne leur manque du mérite qui leur
est spécialement propre.
Par
métaphore inverse, on applique le mot Parfait même à ce qui est mal, et
l’on dit : « Voilà un Parfait sycophante ; Voilà un Parfait
voleur, » tout aussi bien que parfois on dit de pareilles gens qu’on les
trouve excellemment bons : « C’est un excellent sycophante ; c’est
un excellent voleur. »
La
vertu est aussi une sorte de perfectionnement ; car pour toute chose, pour
toute substance, on la dit Parfaite, lorsque, dans le genre de vertu qui lui
convient, il ne lui manque rien de ce qui doit en constituer l’étendue
naturelle.
On
appelle encore Parfaites les choses qui parfont et atteignent une bonne fin ;
car elles sont Parfaites, par cela seul qu’elles parfont cette fin. Une
conséquence de ceci, c’est que, la fin des choses étant une extrême et dernière
limite, on transporte métaphoriquement le mot Parfait aux choses les
plus mauvaises, et que l’on dit d’une chose qu’elle est Parfaitement perdue, qu’elle
est Parfaitement détruite, quand il ne manque plus rien à la ruine et au mal,
et qu’on est absolument au bout. C’est ainsi qu’en parlant de la mort, on dit,
la fin dernière, parce que la fin des choses et la mort sont l’une et l’autre
des extrêmes, de même que la fin et le pourquoi des choses sont des extrêmes
également.
En
résumé, les choses dites Parfaites essentiellement et en soi, sont ainsi
dénommées selon les différents sens qu’on vient de voir : les unes, parce
que, en fait de bien, rien ne leur manque, et qu’elles n’ont en bien, ni aucun
excès, ni aucun défaut ; les autres, parce que, d’une manière générale,
elles ne peuvent être surpassées en leur genre, et qu’il n’y a plus rien à
demander en dehors de ce qu’elles sont.
[1022a]
Quant aux autres choses qu’on appelle Parfaites, c’est par rapport à celles-là
qu’on les nomme ainsi, soit parce qu’elles sont, ou qu’elles présentent,
quelque chose d’analogue au Parfait, soit parce qu’elles s’accordent avec
elles, soit parce qu’elles soutiennent tel ou tel autre rapport avec les choses
qui sont primitivement appelées Parfaites.
Terme.
Le
Terme d’une chose quelconque, c’est son point extrême, en dehors duquel il n’y
a plus rien à prendre du primitif, et en deçà duquel se trouve tout l’essentiel.
Le
Terme est aussi la forme limitée d’une grandeur, ou de ce qui a une grandeur
quelconque. C’est enfin le but de chaque chose ; et par là, j’entends le
point où aboutit le mouvement et l’action, par opposition au point d’où il
part.
Parfois
cependant, le mot Terme a les deux significations, et il exprime tout
ensemble, et le point de départ et le point d’arrivée, le pourquoi ou le but
final de la chose, sa substance, et ce qui la fait être essentiellement ce qu’elle
est. C’est là, en effet, le Terme et le but de la connaissance ; et si c’est
le Terme de la connaissance, ce doit être aussi le Terme de la chose. Ainsi
évidemment, toutes les significations que peut avoir le mot Principe, le
mot Terme les a en nombre égal.
On
peut même dire qu’il en a davantage ; car le principe est une sorte de
Terme, tandis qu’un Terme n’est pas toujours un Principe.
En soi.
L’expression
de En soi peut avoir plusieurs acceptions diverses. Un premier sens, est la
forme et la substance essentielle de chaque chose : Bon En soi, par
exemple le bien En soi.
En
un autre sens, En soi désigne le primitif ou une chose se trouve naturellement :
la couleur, par exemple, est dans un primitif, qui est la surface des corps.
Ainsi,
la chose à laquelle s’applique primordialement l’expression de En soi, c’est la
forme ou l’espèce ; puis, en second lieu, En soi, signifie la matière et
le sujet primordial de chaque chose.
L’expression
de En soi a d’ailleurs autant de nuances que celle de Cause pourrait en avoir.
Ainsi, quand on parle de l’objet En soi pour lequel telle personne est venue,
cela signifie la cause qui l’a fait venir. Le sujet En soi sur lequel telle
personne a eu tort ou a eu raison, dans une discussion, est la cause qui a
rendu son raisonnement faux ou victorieux.
En
soi peut s’appliquer encore à la position qu’on a prise, et l’on dit : En
tant qu’il se tient debout, En tant qu’il marche, pour indiquer, dans toutes
ces expressions, la situation et le lieu qu’on occupe essentiellement.
Par
conséquent, l’expression de En soi se prend nécessairement en des acceptions
diverses. En soi exprime d’abord pour chaque chose ce qu’elle est
essentiellement : par exemple, Callias est Callias En soi, c’est-à-dire il
est ce qu’est essentiellement Callias.
En
second lieu, En soi exprime tout ce qui entre dans l’essence d’un être. Ainsi,
Callias est En soi un être animé ; car la notion d’animal entre dans la
définition de Callias, puisqu’il est un animal d’une certaine espèce, un être
animé.
En
soi s’entend encore de ce qui se trouve primitivement dans l’objet, ou dans une
de ses parties. Par exemple, la surface est blanche En soi ; l’homme est
En soi un animal, un être vivant, puisque l’âme est une partie de l’homme, et
que c’est en elle que se trouve primitivement la vie dont il est animé.
On
entend encore par l’expression En soi ce dont une autre chose n’est pas cause.
L’homme peut avoir, si l’on veut, bien des causes, l’animal, le bipède, etc. ;
mais néanmoins l’homme En soi est homme.
Enfin,
on appelle En soi tout ce qui appartient à l’être seul, et en tant que lui seul
possède la qualité en question. C’est en ce sens que tout ce qui est séparé est
dit être En soi.
Disposition.
[1022b]
On appelle Disposition, dans une chose qui a des parties, l’ordre qu’elles
présentent, soit relativement au lieu, soit relativement à la puissance, soit
relativement à l’espèce.
C’est
qu’il y a là une sorte de position, comme le mot même de Disposition le fait
assez entendre.
Possession.
En
un premier sens, on doit entendre par Possession une sorte d’acte réciproque de
ce qui possède et de ce qui est possédé : par exemple, un phénomène
intérieur ou un mouvement ; car, lorsque l’un fait et que l’autre est
fait, il y a, comme intermédiaire entre l’un et l’autre, l’action qui fait la
chose. Ainsi, entre celui qui porte ou possède un vêtement, et entre le
vêtement qui est possédé ou porté, il y a l’intermédiaire du port et de la
Possession.
Il
est évident, d’ailleurs, qu’on ne peut pas posséder cette Possession ; car
alors la série irait à l’infini, si l’on pouvait dire qu’on possède la
Possession de ce qui est possédé.
En
un autre sens, Possession peut signifier la disposition d’après laquelle on dit
d’un être, qu’il est en bon ou mauvais état, soit en lui-même, soit par rapport
à une autre chose. C’est en ce sens que la santé est une Possession d’un
certain genre ; car elle est une disposition toute spéciale.
Pour
employer ce mot Possession, il suffit même qu’il y ait une partie
seulement de la chose qui ait cette disposition ; et voilà comment le
mérite de simples parties constitue. une certaine Possession pour la chose
entière.
Passion.
En
un premier sens, Passion signifie la qualité qui fait dire d’un être qu’il peut
devenir autre qu’il n’était. Ainsi, le blanc et le noir, le doux et l’amer, la
pesanteur et la légèreté, et toutes les qualités analogues, sont des affections
ou Passions des corps.
En
un autre sens, Passion signifie encore les actes mêmes de ces qualités, et les
changements effectifs des unes aux autres. Parmi ces changements et mouvements
divers, c’est surtout aux changements et aux mouvements mauvais que le mot Passion
s’applique, et très particulièrement à tous ceux qui sont pénibles ou
dangereux.
Enfin,
on applique ce mot Passion, d’affection, de souffrance, aux plus grandes
infortunes et aux plus grands chagrins.
Privation.
Le
mot Privation s’emploie, en un premier sens, pour dire d’une chose qu’elle
n’a point les qualités qui lui seraient naturelles. Il y a aussi Privation,
même quand la nature n’a pas voulu que l’être eût cette qualité ; et c’est
ainsi qu’on peut dire d’une plante qu’elle est privée de la vue.
En
un autre sens, Privation signifie que la chose n’a pas la qualité qu’elle
devrait avoir, soit qu’elle-même, ou au moins son genre, dût posséder cette
qualité. Par exemple, on dit d’un homme aveugle qu’il est privé de la vue, tout
autrement qu’on ne le dit de la taupe ; car, pour la taupe, c’est le genre
qui est frappé de cette Privation ; pour l’homme, c’est l’individu pris en
lui seul.
On
emploie le mot Privation quand la chose n’a pas ce qui lui est naturel,
au moment où elle devrait l’avoir. Ainsi, la cécité est bien une Privation de
certain genre ; mais on ne dit pas d’un être, quel que soit son âge, qu’il
est aveugle ; on le dit seulement quand il n’a pas la vue à l’âge où il
devrait l’avoir naturellement.
De
même, on dit qu’il y a Privation quand l’être n’a pas la qualité que la nature
lui attribue, soit dans le lieu, soit dans la relation, soit dans la condition,
soit de la manière où la nature voudrait qu’il possédât cette qualité.
L’ablation
violente d’une chose quelconque s’appelle aussi Privation.
Toutes
les expressions de négation qui se forment par des particules privatives,
composent autant de Privations correspondantes. Ainsi, on appelle inégal ce qui
n’a pas l’égalité que naturellement il devrait avoir ; on appelle
invisible ce qui n’a pas du tout de couleur, ou ce qui n’a qu’une couleur
insuffisante ; de même qu’on appelle apode, ou ce qui n’a pas du tout de
pieds, ou ce qui n’en a que de mauvais.
Parfois,
la Privation, c’est de n’avoir la chose qu’en petite quantité ; et c’est
ainsi qu’on dit d’un fruit qu’il n’a pas de noyau, parce que son noyau est très
petit ; [1203a] ce qui revient à dire
qu’à un égard quelconque la chose est défectueuse.
Parfois
encore, la Privation consiste en ce que la chose ne se fait pas aisément, ou en
ce qu’elle se fait mal. Ainsi, l’on dit d’une chose qu’elle est indivisible,
non pas seulement parce qu’elle n’est pas divisée, mais encore parce qu’elle ne
peut pas l’être aisément, ou qu’elle l’est de travers.
Parfois,
la Privation veut dire que la chose n’a rien absolument de la qualité en
question. Ainsi, on ne dit pas d’un borgne qu’il est aveugle ; mais on le
dit de celui dont les deux yeux ont perdu la vue. Voilà encore comment tout le
monde n’est pas bon ou méchant, juste ou injuste, mais que l’on a aussi des
qualités moyennes se fait mal.
Avoir.
Avoir
peut se prendre en plusieurs sens. Premièrement, cette expression peut
signifier que la chose agit selon sa nature propre, ou selon son penchant.
Ainsi, l’on dit que la fièvre A son empreinte sur le visage de telle personne,
que les tyrans ont la domination des cités, que les gens enveloppés d’un habit
ont cet habit.
Avoir
s’applique aussi à la chose dans laquelle se trouve une autre chose, comme en
son réceptacle. Ainsi, l’on dit que l’airain A la forme de la statue, et que le
corps A la fièvre.
En
un autre sens, Avoir se dit du contenant où se trouvent les choses contenues ;
car, en parlant d’un objet contenu, on dit que le contenant l’A dans sa
contenance. Par exemple, nous disons que le vase A telle capacité de liquide,
que la ville A tant d’habitants, et que le navire A tant de matelots ; et
c’est encore ainsi que le tout A telles et telles parties.
On
dit encore d’une chose, qui en empêche une autre de se mouvoir, ou d’agir selon
sa tendance, qu’elle A telle influence sur cette seconde chose. Ainsi, l’on dit
des colonnes qu’elles Ont la force de soutenir les masses énormes qu’elles
supportent. C’est de même encore que les poètes imaginent qu’Atlas A le poids
du ciel sur les épaules, de peur sans doute que le ciel ne tombe sur la terre,
comme se le figurent certains philosophes parmi ceux qui étudient la nature.
C’est
aussi de cette manière qu’on dit, de ce qui retient les choses, qu’il A la
force de les retenir, comme si, sans cette force de cohésion, toutes les parties
allaient se séparer les unes des autres, chacune selon son impulsion propre.
Il
est d’ailleurs évident que l’expression « Être dans quelque chose, »,
a des acceptions analogues et consécutives à celle du mot avoir.
Provenir.
Provenir
de quelque chose se dit, en un sens, d’une chose qui sort d’une autre, comme de
sa matière ; et en ceci, il peut y avoir encore deux nuances du mot Matière :
l’une, où la matière est le genre primordial ; l’autre, où elle est l’espèce
dernière. Mais exemple, on peut dire que tous les liquides ou fusibles
Proviennent de l’eau, c’est la première nuance ; ou que la statue Provient
de l’airain, c’est la seconde.
En
une autre signification, Provenir s’applique au principe d’où est venu le
mouvement initial. Par exemple : D’où est Provenue cette rixe ? D’une
insulte ; car c’est l’insulte qui a été le point de départ de la rixe qui
a eu lieu.
Parfois,
Provenir se rapporte au composé, à l’assemblage de la matière et de la forme. C’est
ainsi qu’on dit des parties qu’elles Proviennent d’un tout, qu’on dit d’un vers
qu’il Provient de l’Iliade, et que telles pierres Proviennent de telle maison.
C’est que la forme des choses est leur fin ; et tout ce qui a atteint sa
fin spéciale est fini et parfait.
Quelquefois,
on entend le mot Provenir en ce sens où l’on dit que l’espèce Provient
de la partie. Ainsi, l’on pourrait dire que l’homme Provient du bipède, et que
la syllabe Provient de la lettre, bien que d’ailleurs ce soit en un autre sens.
C’est encore ainsi que l’on dit que la statue Provient de l’airain ; [1023b] car la substance composée Provient d’une
matière sensible ; mais l’espèce Provient de la matière de l’espèce.
Voilà
déjà divers sens du mot Provenir ; mais il suffit qu’une de ces nuances
existe seulement dans une partie de l’être, pour qu’on emploie ce mot. Ainsi, l’on
dit que l’enfant Provient du père et de la mère, que les plantes Proviennent de
la terre, parce que l’enfant et les plantes Proviennent de quelque partie
spéciale de la terre et des parents.
En
un autre sens, Provenir n’indique que la succession dans le temps. Par exemple,
on dit que la nuit Provient du jour, que l’orage Provient du beau temps, parce
que l’un Vient après l’autre. Parfois, l’on emploie cette expression pour des
choses qui peuvent se changer. l’une dans l’autre, comme celles qu’on vient de
citer. D’autres fois, on l’emploie quand il n’y a qu’une des choses qui puisse
succéder chronologiquement à l’autre. Ainsi, on dit d’un voyage sur mer qu’il
Part de l’équinoxe, parce que c’est après l’équinoxe qu’il a eu lieu ; de
même qu’on dit des Thargélies qu’elles comptent à partir des Dionysiaques,
parce qu’elles Viennent après.
Partie.
Dans
un premier sens, le mot Partie veut dire ce en quoi une quantité peut
être divisée, de quelque manière que ce soit ; car toujours ce qu’on
enlève à une quantité en tant que quantité est une Partie ; et c’est ainsi
qu’on dit que Deux est une certaine partie de Trois.
D’autres
fois, on n’applique le mot Partie qu’à ce qui peut mesurer exactement la
quantité. C’est ainsi qu’on peut dire que si, en un sens, Deux est une Partie
de Trois, il ne l’est pas en un autre sens.
Dans
une acception différente, on entend par Parties ce en quoi le genre pourrait se
diviser sans aucune intervention de quantité ; ce sont là ce qu’on appelle
les Parties du genre ; et c’est en ce sens que les espèces sont les
Parties du genre qui les comprend.
Partie
signifie encore ce en quoi un tout se divise, ou ce dont le tout est composé,
que ce soit d’ailleurs, ou l’espèce elle-même, ou la chose qui a l’espèce. Par
exemple, l’airain peut être appelé Partie de la sphère d’airain, du cube d’airain,
parce que l’airain est la matière où réside la forme. C’est encore ainsi qu’un
angle est une Partie de la figure.
Enfin,
on peut appeler Parties d’un tout les éléments qui entrent dans la définition
essentielle expliquant de chaque chose ce qu’elle est. C’est ainsi que le genre
même peut être considéré comme faisant Partie de l’espèce, bien que, à un autre
point de vue, l’espèce fasse aussi Partie du genre.
Tout.
Le
mot Tout se dit d’une chose à laquelle il ne manque aucune des parties qui la
constituent dans sa totalité naturelle ; et aussi du contenant, qui
enveloppe les choses contenues, de telle sorte que ces choses forment une
certaine unité.
Ceci
encore peut s’entendre de deux manières : ou bien chacune des choses
contenues est une unité individuelle ; ou bien l’unité ne résulte que de l’ensemble
de ces choses. Ainsi, l’universel, et en général ce qui est exprimé comme formant
un tout, est universel, en ce sens qu’il renferme plusieurs termes à chacun
desquels il peut être attribué, et que tous ces termes n’en sont pas moins
chacun une unité individuelle : par exemple, un homme, un cheval, un dieu,
parce qu’on peut dire de tous qu’ils sont des êtres animés.
Dans
le second sens, le mot Tout s’applique au continu et au fini, quand l’unité
résulte de plusieurs parties intégrantes qui existent tout au moins en
puissance dans le continu, lorsqu’elles n’y sont pas absolument réelles. Et
ici, cette nuance du mot Tout se trouve bien plutôt dans les choses que crée la
nature que dans les produits de l’art. Déjà, nous l’avons fait remarquer plus
haut à propos de l’Un, quand nous avons dit que la totalité d’une chose est une
sorte d’unité.
[1024a]
En un autre sens, comme la quantité a un commencement, un milieu et une fin, on
emploie le mot Tout au sens numérique là où la position des parties, que
les choses peuvent avoir, ne fait aucune différence ; mais on le prend au
sens de Totalité là où la position fait une différence.
Dans
les cas où ces deux conditions à la fois sont possibles, on applique aux choses
le mot Tout pris, soit numériquement, soit dans le sens de totalité. Les deux
nuances du mot Tout sont possibles toutes les fois que le déplacement ne change
rien à la nature de la chose qui reste la même, et qui ne change que de forme,
comme il arrive pour de la cire, ou pour un vêtement. On peut dire également de
ces choses Tout, soit au sens numérique, soit au sens de Totalité ; car
elles ont ces deux caractères.
Mais
en parlant de l’eau, des liquides ou du nombre, on emploie le mot Tout
au sens numérique ; mais on ne dit pas Tout le nombre, Toute l’eau, dans
le sens de totalité, si ce n’est par métaphore.
On
dit Tous au pluriel numériquement, quand il s’agit d’objets auxquels le mot Tout
peut s’appliquer au singulier, pour qu’ils forment une unité ; et le mot
Tout s’y applique, parce qu’on les considère comme des objets séparés. Par
exemple, Tout ce nombre, Toutes ces unités.
Mutilé.
Le
mot Mutilé, ou Incomplet, ne s’applique pas à toutes les quantités au
hasard et indistinctement ; il s’applique seulement à celles qui peuvent
être divisées, et qui forment un tout. Ainsi, le nombre Deux n’est jamais
appelé un nombre Mutilé, quand on lui retranche une quelconque de ses deux
unités, puisque jamais la mutilation, dans son sens vrai, ne peut être égale à
ce qui reste.
D’ailleurs,
on ne peut pas appliquer absolument à un nombre, quelqu’il soit, l’idée de
Mutilation ; car il faut, pour qu’il y ait Mutilation, que l’essence de la
chose demeure. Par exemple, pour dire d’une coupe qu’elle est Mutilée, il faut
encore qu’il subsiste une coupe ; mais, pour le nombre, il cesse d’être le
même.
Il
faut de plus, pour qu’on puisse appeler les choses Mutilées, qu’elles aient des
parties diverses. Et encore ne peut-on pas le dire de toutes choses ; car
on ne peut pas le dire du nombre, par exemple, bien qu’il puisse avoir des
parties dissemblables ; et c’est ainsi que Cinq se compose de Deux et de
Trois.
D’une
manière générale, on n’applique jamais l’idée de Mutilé aux choses où la
position des parties est tout à fait indifférente, comme l’eau et le feu ;
mais, pour que cette idée s’applique, il faut que la position des parties
importe à l’essence même de la chose.
Il
faut en outre que les choses soient continues, pour qu’on puisse voire qu’elles
sont Mutilées. Ainsi, par exemple, l’harmonie se forme de parties
dissemblables, qui ont une certaine position ; et cependant on ne dit
jamais d’une harmonie qu’elle est Mutilée.
Même
pour les choses qui forment une totalité, on ne dit pas qu’elles sont Mutilées,
parce qu’une de leurs parties quelconques en a été retranchée ; car il ne
faut pas que ce soient des parties essentielles, ni des parties placées d’une
façon quelconque. Ainsi, une coupe n’est pas Mutilée, parce qu’on y fait un
trou ; mais elle l’est, si on lui a brisé une anse ou un bord. L’homme n’est
pas Mutilé, parce qu’on lui â ôté un peu de chair, ou la rate ; mais il l’est,
s’il a perdu une de ses extrémités, et non pas même une extrémité quelconque,
mais une extrémité qui ne peut plus revenir une fois qu’elle a été enlevée tout
entière. Et voilà pourquoi l’on ne dit pas des gens chauves qu’ils sont
Mutilés.
Genre.
Genre s’entend de la
génération successive et continue d’êtres qui sont de la même espèce. Ainsi l’on
dit : Tant que le Genre humain existera, pour dire : Tant que
continuera la génération successive des hommes.
On
entend aussi par Genre, ou Race, l’origine d’où certains êtres ont reçu le
mouvement initial qui les a amenés à la vie. C’est ainsi que l’on dit, de
ceux-ci qu’ils sont de race Hellénique, de ceux-là, qu’ils sont de race
Ionienne, parce que les uns viennent d’Hellen, et les autres, d’Ion, considéré
comme leur premier auteur. L’idée de Genre se tire plutôt du générateur qu’elle
ne se tire de la matière ; ce qui n’empêche pas qu’elle puisse se
rapporter aussi à un auteur féminin ; et c’est ainsi qu’on parle de la
race de Pyrrha.
[1024b]
Genre a encore le sens qu’on lui donne quand on dit que la surface, parmi les
figures de géométrie, est le Genre de toutes les surfaces, que le solide est le
Genre de tous les solides, attendu que chacune des figures est telle ou telle
surface, et que tout solide est également tel ou tel solide particulier ;
et c’est toujours le genre qui est le sujet où se manifestent les différences.
Dans
les définitions, on entend encore par Genre le primitif intégrant, qui exprime
essentiellement ce qu’est la chose, et dont les qualités sont ce qu’on appelle
les différences.
Telles
sont donc les diverses acceptions du mot Genre. En un sens, il exprime la
génération continue et successive de la même espèce ; en un autre sens, il
exprime le moteur initial qui produit le semblable en espèce ; et enfin,
il exprime la matière ; car ce qui reçoit la différence et la qualité est
précisément le sujet que nous appelons la matière.
On
dit des choses qu’elles sont autres en Genre, quand leur sujet primitif est
autre, que l’une des deux choses ne se réduit pas à l’autre, ou que toutes deux
ne se réduisent pas à une troisième. C’est ainsi que la forme et la matière
sont d’un Genre différent.
Les
choses diffèrent encore de Genre quand elles appartiennent à une autre forme de
catégorie de l’Être. On sait que, parmi les catégories, les unes se rapportent
à l’essence de la chose, les autres à la qualité, ou à telle autre des
divisions que nous avons antérieurement indiquées ; car alors elles ne se
résolvent, ni les unes dans les autres, ni dans une unité quelconque, où elles
se confondraient.
Faux.
Faux se prend d’abord en
ce sens où l’on dit d’une chose qu’elle est fausse ; et une chose peut
être fausse de deux manières, soit parce que la combinaison des mots qui l’expriment
n’est pas d’accord avec la réalité, soit parce qu’elle est impossible. Ainsi,
il est faux que le diamètre soit commensurable, ou que vous soyez actuellement
assis ; car de ces deux assertions, l’une est toujours fausse ; l’autre
ne l’est qu’à un certain moment ; mais, dans ces conditions, ni l’une ni l’autre
ne sont vraies.
D’autres
choses, bien qu’elles soient réelles, sont appelées fausses, parce qu’elles
paraissent, à cause de leur nature propre, ou autrement qu’elles ne sont, ou ce
qu’elles ne sont pas : telle est, par exemple, une peinture ; tel est
un rêve. La peinture et le rêve sont certainement quelque chose ; mais ce
ne sont pas les objets mêmes dont ils donnent une idée tout imaginaire.
Ainsi
donc, on dit des choses qu’elles sont fausses, soit qu’elles-mêmes n’existent
pas, soit qu’elles donnent l’image de quelque chose qui n’est point.
Une
définition est fausse, en tant qu’elle s’applique, dans sa fausseté, à des
choses qui ne sont pas. C’est ainsi que toute définition est fausse du moment
qu’elle s’applique à une chose autre que celle dont elle est vraie : et,
par exemple, la définition du cercle serait fausse pour le triangle.
D’ailleurs,
pour chaque chose, il n’y a qu’une définition, qui tantôt est unique, et alors
c’est celle qui s’adresse à l’essence de l’être ; ou tantôt, multiple.
Mais c’est toujours un être identique qui est considéré, d’abord en lui-même,
et ensuite, considéré dans les modifications qu’il présente. Tel est, par
exemple, d’abord Socrate ; et ensuite, Socrate instruit et savant.
A
vrai dire, la définition fausse n’est la définition de rien ; aussi
Antisthène était-il assez naïf, quand il soutenait qu’on ne peut jamais
appliquer à une chose que sa définition propre, une pour une, sans pouvoir en
dire autre chose. D’où la conséquence nécessaire qu’on ne peut contredire quoi
que ce soit, et qu’il y a presque impossibilité à rien dire de faux. Le fait
est qu’il est possible, pour chaque chose, de lui appliquer sa définition
propre, ou la définition d’une autre chose, cette seconde définition étant, ou
absolument Fausse, ou pouvant être vraie aussi à certains égards, comme Huit
peut être appelé le double de quelque chose, au point de vue de la définition
du double.
[1025a]
Voilà donc diverses acceptions du mot Faux, pour les choses.
En
l’appliquant aux personnes, on dit que tel homme est Faux, ou menteur, quand il
accepte aisément, ou qu’il invente de son plein gré, des propos de ce genre,
sans autre motif que leur Fausseté même, et qu’il essaie de les faire croire à
autrui. Il en est de lui comme des choses dont nous disons qu’elles sont
fausses, quand elles provoquent dans l’esprit une fausse idée.
Aussi,
est-ce une grande erreur dans l’Hippias de soutenir que le même homme est tout
à la fois menteur et véridique ; car on y appelle Faux et menteur l’homme
qui peut débiter des faussetés et des mensonges. Or, le vrai menteur est celui
qui sait les choses et qui se rend compte de son mensonge. C’est par une erreur
pareille qu’on soutient encore que l’homme qui est méchant parce qu’il le veut,
est supérieur à celui qui est bon sans le vouloir. Mais c’est là une idée
complètement fausse, à laquelle conduit une induction qui ne l’est pas moins.
Car, dit-on, boiter parce qu’on le veut bien, vaut mieux que de boiter sans le
vouloir. Mais ici l’on prend le mot boiter dans le sens de faire
semblant de boiter, puisque celui qui se rendrait réellement boiteux par un
effet de sa libre volonté, pourrait être pire, en effet, comme, par exemple,
sous le rapport de la moralité, on est plus méchant quand on l’est
volontairement ; et c’est là le cas du menteur.
Accident.
Accident s’entend d’une
chose qui est attribuée à une autre, dont elle est dite avec vérité, sans que
ce soit cependant, ni une nécessité, ni même le cas le plus ordinaire. Par
exemple, si quelqu’un vient à trouver un trésor en creusant un trou pour y
planter un arbre, c’est un pur accident de rencontrer un trésor en creusant une
fosse ; car il n’y a pas la moindre nécessité que cette découverte soit
produite par cet acte, ni qu’elle en soit la conséquence ; et ce n’est pas
davantage un fait ordinaire que de trouver un trésor en faisant un trou pour
planter un arbre.
C’est
également un simple accident qu’un homme instruit soit en même temps de couleur
blanche ; et nous disons que c’est une qualité accidentelle, puisqu’il n’y
a pas là non plus la moindre nécessité, et que ce n’est pas davantage un cas
ordinaire.
Ainsi
donc, quand une chose est réelle et qu’elle est attribuée à une autre, et que,
selon les cas, elle existe dans tel lieu, ou dans tel instant, c’est un
accident qui est bien réel sans doute, mais qui ne se produit pas néanmoins,
parce que telle autre chose a été préalablement, soit dans tel temps, soit dans
tel lieu. L’Accident n’a jamais une cause déterminée ; c’est une cause
fortuite qui l’amène, et une telle cause est absolument indéterminée.
C’est
un pur Accident, par exemple, d’aborder à Égine, lorsqu’on y est arrivé sans
avoir du tout l’intention de s’y rendre, mais qu’on y a été jeté par la
tourmente, ou qu’on y a été conduit par des pirates qui vous ont pris. Sans
doute, l’Accident, en ce cas, s’est produit, et il n’est que trop réel ;
mais il n’existe pas en soi, et il n’existe que par une autre chose. C’est la
tempête, en effet, qui est la seule cause qu’on ne soit pas allé où l’on
voulait, et que le terme du voyage ait été l’île d’Égine.
Le
mot d’Accident a encore un autre sens, et il s’applique à tout attribut d’une
chose quelconque qui ne fait pas partie de son essence, mais qui ne lui en
appartient pas moins. Par exemple, c’est un attribut Accidentel pour le
triangle d’avoir ses trois angles égaux à deux droits. Les Accidents de ce
dernier genre peuvent être éternels, tandis que les autres ne le sont jamais.
Mais c’est ailleurs que nous étudierons cette question.
[1025b] Nous cherchons les principes et
les causes des êtres, mais, évidemment, des êtres en tant qu’êtres. Il y a une
cause qui produit la santé et le bien-être ; les mathématiques ont aussi
des principes, des éléments, des causes ; et, en général, toute science
intellectuelle ou qui participe de l’intelligence par quelque point, porte sur
des causes et des principes, plus ou moins rigoureux, plus ou moins simples.
Mais toutes ces sciences n’embrassent qu’un objet déterminé, traitent
uniquement de ce genre, de cet objet, sans entrer dans aucune considération sur
l’être proprement dit, ni sur l’être en tant qu’être, ni sur l’essence des
choses. Elles partent de l’être, les unes de l’être révélé par les sens, les
autres de l’essence admise comme fait fondamental ; puis, abordant les
propriétés essentielles au genre d’être dont elles s’occupent, elles tirent des
principes, des démonstrations plus ou moins absolues, plus ou moins probables.
Il est clair qu’il ne sort d’une telle induction, ni une démonstration de la
substance, ni une démonstration de l’essence : c’est une autre méthode de
démonstration qu’il faut pour arriver à ce résultat. Par la même raison elles
ne disent rien de l’existence ou de la non-existence du genre d’êtres dont
elles traitent ; car, montrer ce que c’est que l’essence, et prouver l’existence,
dépendent de la même opération intellectuelle.
La Physique est la science d’un genre d’êtres
déterminé ; elle s’occupe de cette substance qui possède en elle le
principe du mouvement et du repos. Évidemment elle n’est ni une science
pratique, ni une science créatrice. Le principe de toute création, c’est, dans
l’agent, ou l’esprit, ou l’art, ou une certaine puissance. La volonté est dans
l’agent le principe de toute pratique : c’est la même chose qui est l’objet
de l’action et celui du choix. Si donc toute conception intellectuelle a en vue
ou la pratique, ou la création, ou la théorie, la Physique sera une science
théorétique, mais la science théorétique des êtres qui sont susceptibles de
mouvement, et la science d’une seule essence, celle dont la notion est
inséparable d’un sujet matériel.
Mais il ne faut pas qu’on ignore ce que c’est que
forme déterminée, la notion essentielle des êtres physiques ; chercher la
vérité sans cette connaissance, c’est faire de vains efforts. Pour la
définition, pour l’essence, on distingue deux cas ; prenons pour exemples
le camus et le retroussé. Ces deux choses diffèrent en ce que le camus ne se
conçoit qu’avec la matière : le camus, c’est le nez retroussé ;
tandis qu’au contraire le retroussé se conçoit indépendamment de toute matière
sensible.
[1026a] Or, si tous les sujets physiques
sont dans le même cas que le camus – ainsi le nez, l’œil, la face, la chair, l’os,
et enfin l’animal, la feuille, la racine, l’écorce, et enfin la plante ;
car la notion de chacun de ces objets est toujours accompagnée de celle du
mouvement, et toujours ils ont une matière –, on voit alors comment il faut
chercher et définir la forme essentielle des objets physiques. On comprend
aussi pourquoi le physicien doit s’occuper de cette âme qui n’existe pas
indépendamment de la matière.
Il est évident, par ce qui précède, que la Physique
est une science théorétique. La Science mathématique est théorétique aussi ;
mais les objets dont elle s’occupe sont-ils réellement immobiles et
indépendants ? C’est ce que nous ne savons point encore ; ce que nous
savons toutefois, c’est qu’il est des êtres mathématiques qu’elle considère en
tant qu’immobiles, et en tant qu’indépendants. Or, s’il y a quelque chose de
réellement immobile, d’éternel, d’indépendant, c’est évidemment à la science
théorétique qu’en appartient la connaissance. Et certes, cette connaissance n’est
pas le partage de la Physique, car la Physique a pour objets des êtres
susceptibles de mouvement ; elle ne revient pas non plus à la Science
mathématique, mais à une science supérieure à l’une et à l’autre. La Physique
étudie des êtres inséparables de la matière, et qui peuvent être mis en
mouvement ; quelques-uns de ceux dont traite la Science mathématique sont
immobiles, il est vrai, mais inséparables peut-être de la matière, tandis que
la Science première a pour objet l’indépendant et l’immobile. Toutes les causes
sont nécessairement éternelles ; les causes immobiles et indépendantes le
sont par excellence, car elles sont les causes des phénomènes célestes.
Il y a donc trois sciences théorétiques, la Science
mathématique, la Physique et la Théologie. En effet, si Dieu existe quelque
part, c’est dans la nature immobile et indépendante qu’il faut le reconnaître.
Et d’ailleurs, la science par excellence doit avoir pour objet l’être par
excellence. Les sciences théorétiques sont à la tête des autres sciences ;
mais celle dont nous parlons est à la tête des sciences théorétiques
On
peut se demander si la philosophie première est une science universelle, ou
bien si elle traite d’un genre unique et d’une seule nature. Il n’en est pas de
cette science comme des sciences mathématiques. La Géométrie et l’Astronomie
ont pour objet une nature particulière, tandis que la première philosophie
embrasse sans exception l’étude de toutes les natures. S’il n’y avait pas,
outre les substances qui ont une matière, quelque substance d’une autre nature,
la Physique serait alors la science première. Mais s’il y a une substance
immobile, c’est cette substance qui est antérieure aux autres, et la science
première est la philosophie. Cette science, a titre de science première, est
aussi la science universelle, et c’est à elle qu’il appartiendra d’étudier l’être
en tant qu’être, l’essence, et les propriétés de l’être en tant qu’être.
L’être
proprement dit s’entend dans plusieurs sens. Il y a d’abord l’être accidentel,
puis l’être qui désigne la vérité, et, en regard, le non-être qui désigne le
faux ; de plus, chaque forme de l’attribution est une manière d’envisager
l’être : on le considère sous le rapport de l’essence, de la qualité, de
la quantité, du lieu, du temps et sous les autres points de vue analogues ;
[1026b] enfin il y a l’être en puissance et l’être en
acte.
Puisqu’il
s’agit des diverses acceptions qu’on donne à l’être, nous devons remarquer
avant tout qu’il n’y a aucune spéculation qui ait pour objet l’être accidentel ;
et la preuve, c’est qu’aucune science, ni pratique, ni créatrice, ni
théorétique, ne tient compte de l’accident. Celui qui fait une maison ne fait
pas les accidents divers dont cette construction est le sujet, car le nombre de
ces accidents est infini. Rien n’empêche que la maison construite paraisse
agréable aux uns, désagréable aux autres, utile à ceux-ci, et revête, pour
ainsi dire, toute sorte d’êtres divers, dont aucun n’est le produit de l’art de
bâtir. De même aussi le géomètre ne s’occupe ni des accidents de ce genre dont
les figures sont le sujet, ni de la différence qu’il peut y avoir entre le
triangle réalisé et le triangle qui a la somme de ses trois angles égale à deux
angles droits. Et c’est avec raison qu’on en use ainsi : l’accident n’a,
en quelque sorte, qu’une existence nominale.
Ce
n’est donc pas à tort, sous un point de vue, que Platon a rangé dans la classe
du non-être l’objet de la Sophistique. C’est l’accident, en effet, que les
sophistes ont pris, de préférence à tout, si je puis dire, pour le texte de
leurs discours. Ils se demandent s’il y a différence ou identité entre musicien
et grammairien, entre Coriscus musicien et Coriscus, si tout ce qui est, mais n’est
pas de tout temps, est devenu ; et, par suite, si celui qui est musicien
est devenu grammairien, ou celui qui est grammairien, musicien ; et toutes
les autres questions analogues. Or, l’accident semble quelque chose qui diffère
peu du non-être, comme on le voit à de pareilles questions. Il y a bien pour
tous les êtres d’une autre sorte, devenir et destruction, mais non pas pour l’être
accidentel.
Nous
devons dire toutefois, autant qu’il nous sera possible, quelle est la nature de
l’accident, et quelle est sa cause d’existence : peut-être verra-t-on par
cela même pourquoi il n’y a pas de science de l’accident.
Parmi
les êtres, les uns restent dans le même état, toujours et nécessairement, non
pas de cette nécessité qui n’est que la violence, mais de celle qu’on définit l’impossibilité
d’être autrement ; tandis que les autres n’y restent ni nécessairement, ni
toujours, ni ordinairement : voilà le principe, voilà la cause de l’être
accidentel. Ce qui n’est ni toujours, ni dans le plus grand nombre de cas, c’est
ce que nous nommons accident. Fait-il grand vent et froid dans la canicule,
nous disons que c’est accidentel ; nous nous servons d’un autre terme s’il
fait alors de la chaleur et de la sécheresse. C’est qu’ici c’est ce qui a
toujours lieu, ou du moins ordinairement, et que là c’est le contraire. C’est
un accident que l’homme soit blanc, car il ne l’est ni toujours, ni
ordinairement ; mais ce n’est point accidentellement qu’il est animal. Que
l’architecte produise la santé, ce n’est qu’un accident non plus : [1027a] il n’est pas dans la nature de l’architecte,
mais dans celle du médecin de produire la santé ; c’est accidentellement
que l’architecte est médecin. Et le cuisinier, tout en ne visant qu’au plaisir,
peut bien composer quelque mets utile à la santé ; mais ce résultat ne
provient point de l’art culinaire : aussi disons-nous que c’est un
résultat accidentel ; le cuisinier quelquefois y arrive, mais non pas
absolument.
Il
est des êtres qui sont les produits de certaines puissances : les
accidents ne sont, au contraire, les produits d’aucun art, ni d’aucune
puissance déterminée. C’est que ce qui est ou devient accidentellement, ne peut
avoir qu’une cause accidentelle. Il n’y a pas nécessité ni éternité pour tout
ce qui est ou devient : la plupart des choses ne sont que souvent ;
il faut donc qu’il y ait un être accidentel. Ainsi, le blanc n’est musicien ni
toujours, ni ordinairement. Or, cela arrive quelquefois ; cela est donc un
accident ; sinon, tout serait nécessaire. De sorte que la cause de l’accidentel,
c’est la matière, en tant que susceptible d’être autre qu’elle n’est
ordinairement.
De
deux choses l’une : ou bien il n’y a rien qui soit ni toujours, ni
ordinairement, ou bien cette supposition est impossible. Il y a donc quelque
autre chose, les effets du hasard et les accidents. Mais n’y a-t-il que le
souvent dans les êtres, et nullement le toujours, ou bien y a-t-il des êtres
éternels ? C’est un point que nous discuterons plus tard.
On
voit assez qu’il n’y a pas de science de l’accident. Toute science a pour objet
ce qui arrive toujours ou d’ordinaire. Comment sans cela ou apprendre soi-même,
ou enseigner aux autres ? Il faut, pour qu’il y ait science, la condition
du toujours ou du souvent. Ainsi : L’hydromel est ordinairement bon pour
la fièvre. Mais on ne pourra marquer l’exception, et dire quand il ne l’est
pas, à la nouvelle lune, par exemple ; car, même à la nouvelle lune, il
est bon ou bien dans tous les cas, ou bien dans le plus grand nombre des cas.
Or, c’est l’accident qui est l’exception.
Voilà
pour la nature de l’accident, pour la cause qui le produit, et pour l’impossibilité
d’une science de l’être accidentel.
Il
est clair que les principes et les causes des accidents se produisent et se
détruisent, sans qu’il y ait réellement, dans ce cas, ni production, ni
destruction. S’il n’en était pas ainsi, si la production et la destruction de l’accident
avaient nécessairement une cause non-accidentelle, alors tout serait
nécessaire.
Telle
chose sera-t-elle ou non ? Oui, si telle chose a lieu ; sinon, non.
Et cette chose aura lieu, si une autre a lieu elle-même. En poursuivant de la
sorte, et en retranchant toujours du temps d’un temps fini, évidemment on
arrivera à l’instant actuel. [1027b] Ainsi donc, tel homme mourra-t-il de maladie, ou
de mort violente ? De mort violente s’il sort de la ville : il
sortira s’il a soif, il aura soif à une autre condition. De cette façon on
arrive à un fait actuel, ou à quelque fait accompli déjà. Par exemple, il
sortira s’il a soif : il aura soif s’il mange des mets salés ; ce
dernier fait est ou n’est pas. C’est donc nécessairement que cet homme mourra
ou ne mourra pas de mort violente. Si l’on remonte aux faits accomplis, le même
raisonnement s’applique encore ; car il y a déjà dans l’être donné la
condition de ce qui sera : à savoir, le fait qui s’est accompli. Tout ce
qui sera, sera donc nécessairement. Ainsi, c’est nécessairement que l’être qui
vit, mourra ; car il y a déjà en lui la condition nécessaire, par exemple,
la réunion des éléments contraires dans le même corps. Mais mourra-t-il de
maladie ou de mort violente ? La condition nécessaire n’est pas encore
remplie ; elle ne le sera que si telle chose a lieu.
Il
est donc évident que l’on remonte ainsi à un principe, lequel ne se ramène plus
à aucun autre. C’est là le principe de ce qui arrive d’une manière indéterminée :
ce principe, aucune cause ne l’a produit lui-même. Mais à quel principe, et à quelle
cause amène une telle réduction ; est-ce à la matière, à la cause finale
ou à celle du mouvement ? C’est ce qu’il nous faudra examiner avec le plus
grand soin.
Sur
l’être accidentel, tenons-nous-en à ce qui précède : nous avons
suffisamment déterminé quels sont ses caractères. Quant à l’être en tant que
vrai, et au non-être en tant que faux, ils ne consistent que dans la réunion et
la séparation de l’attribut et du sujet, en un mot, dans l’affirmation ou la
négation. Le vrai, c’est l’affirmation de la convenance du sujet et de l’attribut,
la négation de leur disconvenance. Le faux est la contrepartie de cette
affirmation et de cette négation. Mais comment se fait-il que nous concevions
ou réunis ou séparés l’attribut et le sujet (et quand je parle de réunion ou de
séparation, j’entends une réunion qui produise, non pas une succession d’objet,
mais un être un) ? C’est ce dont il ne s’agit point présentement. Le faux
ni le vrai ne sont point dans les choses, comme, par exemple, si le bien était
le vrai, et le mal, le faux. Ils n’existent que dans la pensée ; encore,
les notions simples, la conception des pures essences, ne produisent-elles rien
de semblable dans la pensée.
Nous
aurons plus tard à nous occuper de l’être et du non-être en tant que vrai et faux.
Qu’il nous suffise d’avoir remarqué que la convenance ou la disconvenance du
sujet et de l’attribut existe dans la pensée et non dans les choses, et que l’être
en question n’a pas d’existence propre ; car, ce que la pensée réunit au
sujet ou en sépare, peut être ou bien l’essence, ou bien la qualité, ou bien la
quantité, ou tout autre mode de l’être : laissons donc de côté l’être en
tant que vrai, comme nous avons fait pour l’être accidentel. En effet, la cause
de celui-ci est indéterminée ; celle de l’autre n’est qu’une modification
de la pensée. [1028a] L’un et l’autre ont pour objets les divers
genres de l’être, et ils ne manifestent, ni l’un ni l’autre, quelque nature
particulière d’être. Passons-les donc tous les deux sous silence, et
occupons-nous de l’examen des causes et des principes de l’être lui-même en
tant qu’être ; et rappelons-nous qu’en déterminant le sens des termes de
la philosophie, nous avons établi que l’être se prend sous plusieurs
acceptions.
Ce
mot d’Être peut recevoir plusieurs acceptions, comme l’a montré l’analyse que
nous en avons faite antérieurement, en traitant des sens divers de ce mot. Être
peut signifier, d’une part, la substance de la chose et son existence
individuelle ; d’autre part, il signifie qu’elle a telle qualité, telle
quantité, ou tel autre des différents attributs de cette sorte.
Du
moment que l’Être peut s’énoncer sous tant de formes, il est clair que l’Être
premier entre tous est celui qui exprime ce qu’est la chose, c’est-à-dire son
existence substantielle. Ainsi, quand nous voulons désigner la qualité d’une
chose, nous disons qu’elle est bonne ou mauvaise ; et alors nous ne disons
pas plus que sa longueur est de trois coudées que nous ne disons qu’elle est un
homme. Tout au contraire, si nous voulons exprimer ce qu’est la chose
elle-même, nous ne disons plus qu’elle est blanche, ou chaude, ou de trois
coudées ; nous disons simplement que c’est un homme, ou un Dieu.
Toutes
les autres espèces de choses ne sont appelées des êtres que parce que les unes
sont des quantités de l’Être ainsi conçu ; les autres, des qualités ;
celles-ci, des affections ; celles-là, telle autre modification analogue.
Aussi,
l’on peut se demander si chacune de ces façons d’être, qu’on désigne par ces
mots Marcher, Se bien porter, S’asseoir, sont bien de l’Être ou n’en sont pas ;
et la même question se représente pour toutes les autres classes qu’on vient d’énumérer.
Aucun de ces êtres secondaires n’existe naturellement en soi, et ne peut être
séparé de la substance individuelle ; et ceci doit paraître d’autant plus
rationnel que l’Être réel, c’est ce qui marche, c’est ce qui se porte bien, c’est
ce qui est assis. Et ce qui fait surtout que ce sont là des êtres, c’est qu’il
y a sous tout cela un être déterminé, qui leur sert de sujet.
Ce
sujet, c’est précisément la substance et l’individu, qui se montre clairement
dans la catégorie qui y est attribuée. Sans cette première condition, on ne
pourrait pas dire que l’être est bon, ou qu’il est assis.
Ainsi
donc, il est bien clair que c’est uniquement grâce à cette catégorie de la
substance, que chacun des autres attributs peut exister. Et par conséquent, l’Être
premier, qui n’est pas de telle ou telle manière particulière, mais qui est
simplement l’Être, c’est la substance individuelle. Le mot Premier peut,
il est vrai, être pris lui-même en plusieurs sens ; mais la substance n’en
est pas moins le premier sens de l’Être, qu’on le considère d’ailleurs sous
quelque rapport que ce soit, la définition, la connaissance, le temps, et la
nature. Pas un seul des autres attributs de l’Être ne peut exister séparément ;
il n’y a que la substance toute seule qui le puisse.
D’abord,
c’est bien cela qu’est le primitif sous le rapport de la définition ; car
de toute nécessité, dans la définition d’une chose quelconque, la définition
même de la substance est toujours implicitement comprise. Ajoutez que, quel que
soit l’être dont il s’agit, nous ne croyons le connaître que quand nous savons,
par exemple, que c’est un homme, ou que c’est du feu. [1028b] Et alors, nous le connaissons bien plus que
quand nous savons seulement qu’il a telle qualité, ou telle quantité, ou qu’il
est dans tel lieu. Pour ces notions mêmes, nous les comprenons d’autant mieux
que nous savons quel est l’être qui a telle quantité, ou telle qualité.
On
le voit donc : cette question agitée depuis si longtemps, agitée encore
aujourd’hui, cette question toujours posée, et toujours douteuse de la nature
de l’Être, revient à savoir ce qu’est la substance. Les uns prétendent que l’Être,
c’est l’unité ; pour les autres, c’est la pluralité ; pour ceux-ci,
les êtres sont limités ; pour ceux-là, ils sont infinis. Mais quant à
nous, notre recherche principale, notre recherche première, et nous pourrions
presque dire, notre unique recherche, c’est de savoir ce qu’est l’Être
considéré sous le point de vue que nous avons indiqué.
C’est
surtout aux corps que la substance individuelle semble appartenir le plus
évidemment. Or, c’est ainsi que l’on qualifie de Substances, les animaux, les
plantes, leurs différentes parties, et aussi les corps de la nature, tels que
le feu, l’eau, la terre, et tous les autres éléments de ce genre, avec tout ce
qui en fait partie, ou tout ce qui en est composé, soit qu’on les considère à l’état
de fraction, soit à l’état de totalité : par exemple, le ciel et les
parties du ciel, étoiles, lune, soleil.
Sont-ce
bien là les seules substances ? Y en a-t-il d’autres encore ? Ou bien
ne sont-ce même pas du tout des substances ? Les vraies substances ne
sont-elles pas toutes différentes ? C’est ce qu’il faut examiner.
Des
philosophes ont pensé que les limites du solide, surface, ligne, point, unité,
sont des substances véritables, et qu’elles en sont plus réellement que le
corps lui-même et le solide. D’autres ont cru qu’en dehors des choses
sensibles, il n’y a rien qu’on puisse appeler substance ; d’autres, au
contraire, ont supposé qu’il y a en outre bien des substances, et qui le sont
même d’autant plus qu’elles sont éternelles.
Ainsi,
Platon a fait des Idées et des Êtres mathématiques deux substances, et il n’a
placé qu’au troisième rang la substance des corps sensibles. Speusippe a
également admis plusieurs substances, en commençant par l’unité ; il
supposait des principes pour chaque espèce de substance, un principe des
nombres, un principe des grandeurs, un principe de l’âme ; et c’est de
cette façon qu’il multiplie les substances.
D’autres
philosophes encore ont soutenu que les Idées et les nombres sont de même
nature, et que tout le reste ne fait qu’en dériver, les lignes et les sur
faces, et même jusqu’à la substance du ciel et jusqu’aux choses sensibles.
Pour
éclaircir toutes ces questions, il nous faut examiner ce qu’il y a d’exact ou d’erroné
dans ces systèmes, quelles sont les vraies substances, s’il y a ou s’il n’y a
pas de substances en dehors des substances sensibles ; et alors, nous nous
demanderons ce qu’elles sont. Puis en supposant qu’il existe quelque substance
séparée, pourquoi et comment elle l’est. Enfin, nous rechercherons s’il n’y a
aucune substance possible en dehors des substances que nos sens nous révèlent.
Mais auparavant, il nous faut esquisser ce que c’est que la substance.
Le
mot Substance peut présenter tout au moins quatre sens principaux, si ce
n’est davantage. Ainsi, dans chaque chose, la notion de substance semble s’appliquer
à l’essence, qui fait que la chose est ce qu’elle est, à l’universel, au genre,
et, en quatrième lieu, au sujet.
Par
Sujet, on doit entendre ce à quoi tout le reste est attribué, sans qu’il soit
jamais réciproquement l’attribut d’une autre chose. C’est donc du sujet qu’il
faut tout d’abord noua occuper. [1029a] Le sujet, en effet, semble être plus
particulièrement substance. Sous ce rapport, on l’appelle d’abord la matière ;
puis à un autre point de vue, on l’appelle la forme ; et en troisième et
dernier lieu c’est le composé que constituent, toutes deux réunies, la forme et
la matière.
La
matière, c’est par exemple l’airain ; la forme, c’est la figure que revêt
la conception de l’artiste ; et l’ensemble qu’elles produisent en se
réunissant, c’est, en fin de compte, la statue. Par conséquent si la forme, qui
donne l’espèce, est antérieure à la matière, et si elle est davantage de l’Être,
par la même raison elle doit être antérieure au composé, qui sort de la réunion
des deux.
Nous
avons donc maintenant un aperçu de ce qu’est la substance ; et nous savons
qu’elle n’est jamais l’attribut de quoi que ce soit, et qu’au contraire c’est à
elle que se rapportent tous les attributs divers. Mais nous ne devons pas nous
contenter de cette esquisse, qui n’est pas tout à fait suffisante.
Elle
est d’abord assez obscure en elle-même ; et de plus, c’est alors la
matière qui devient la substance ; car, si la matière n’est pas la substance
même, on ne voit plus quelle autre substance il pourrait y avoir. Tout le reste
a disparu, et il n’y a plus rien absolument qui subsiste.
Tout
le reste, en effet, ne représente que les affections des corps, leurs actions,
leurs puissances. Longueur, largeur, profondeur, ce ne sont que des quantités ;
ce ne sont pas des substances ; car la quantité et la substance ne se
confondent pas ; et, loin de là, la substance est bien plutôt le sujet
primordial auquel toutes ces modifications appartiennent. Si l’on retranche
successivement longueur, largeur, profondeur, nous ne voyons pas qu’il reste
quoi que ce soit, si ce n’est précisément l’objet que limitaient et
déterminaient ces trois dimensions.
Ainsi,
en se mettant à ce point de vue, il n’y a plus que la matière toute seule qui
puisse être prise pour la substance. Mais quand je dis Matière, c’est la
matière en soi, celle qui n’est, ni un objet individuel, ni une quantité, ni
aucun des modes qui servent à déterminer l’Être. Il faut bien qu’il y ait
quelque chose à quoi s’appliquent tous ces attributs, et dont la façon d’être
soit tout à fait différente de chacune des catégories.
En
effet, tout le reste est attribué à la substance, qui elle-même est l’attribut
de la matière ; et par conséquent, ce terme dernier n’est en soi, ni un
individu, ni une quantité, ni rien de pareil. Ce sont encore moins les
négations de tout cela ; car les négations n’ont qu’une existence
indirecte et accidentelle.
On
voit donc qu’en adoptant ces théories, on arrive à reconnaître la matière pour
la substance. Mais cette théorie est insoutenable, puisque le caractère éminent
de la substance, c’est d’être séparée, et d’être quelque chose de distinct et d’individuel.
Aussi, à ce point de vue, la forme et le composé que constituent la forme et la
matière, sembleraient avoir plus de droit que la matière à représenter la
substance. Cependant, il faut laisser de côté la substance formée de ces deux
éléments, je veux dire, le résultat que composent la matière et la forme
combinées. Cette substance est postérieure, et elle n’a rien d’obscur ; la
matière est à peu près aussi claire ; mais c’est à la troisième substance,
celle de la forme, qu’il faut nous attacher ; car elle est la plus
difficile à comprendre.
Mais,
comme on est d’accord pour reconnaître que, parmi les choses sensibles, il y en
a qui sont des substances, c’est à celles-là que nos recherches vont s’adresser
tout d’abord.
[1029b] Au début, nous
avons indiqué tous les sens où le mot Substance peut être pris ; et
l’un de ces sens nous a semblé être celui où Substance veut dire que la
chose est ce qu’elle est. C’est cette dernière question qu’il faut étudier, en
cherchant à arriver ensuite à quelque chose de plus notoire.
La
science, en effet, s’acquiert toujours en partant de notions qui, de leur
nature, sont moins notoires, pour s’élever à des notions qui, par leur nature,
le sont davantage. C’est qu’il en est de la science comme de la conduite dans
la vie pratique, où, partant du bien des individus, on doit faire que le bien
général devienne aussi le bien de chaque particulier. De même ici, nous partons
de notions qui nous sont personnellement plus connues, pour atteindre des
notions qui, étant notoires par leur nature, finissent par le devenir aussi
pour nous. Mais les connaissances qu’on a personnellement, et tout d’abord,
sont souvent bien légères et bien peu nettes ; elles n’ont que peu ou
point de réalité. Et cependant, c’est en partant de ces connaissances si
insuffisantes, mais qui nous sont personnelles, qu’on doit tâcher d’atteindre à
la connaissance absolue des choses, où l’on ne peut parvenir qu’en prenant le
point de départ que nous venons d’indiquer.
D’abord,
disons quelques mots, à un point de vue tout rationnel, pour faire comprendre
que l’essence propre de chaque chose, et ce qui la fait être ce qu’elle est, c’est
ce qu’elle est dite En soi. Ainsi, vous êtes éclairé et instruit ; mais ce
n’est pas précisément être Vous ; car ce n’est pas en vous-même que vous
êtes instruit. Ce que vous êtes essentiellement, c’est en vous seul que vous l’êtes.
Mais
ceci n’est pas applicable à tous les cas. Être en soi, selon cette acception,
ce n’est pas être à la manière que la surface est blanche, puisque l’Être de la
surface n’est pas du tout l’Être du blanc. L’essence n’est pas non plus le
composé des deux termes réunis : la surface blanche. Et pourquoi ? C’est
que la surface, qui est à définir, est comprise dans sa définition.
Ainsi,
la définition essentielle où la chose définie elle-même ne figure pas, c’est là
vraiment la définition, qui explique pour chaque chose ce qu’elle est En soi.
Si donc être une surface blanche était la même chose qu’être une surface polie,
il s’ensuivrait que le Blanc et le Poli seraient absolument identiques, et ne
seraient qu’une seule et même chose.
Mais
il y a également des composés dans les autres catégories ; car, dans
chacune, il y a toujours un sujet ; et, par exemple, il y a un sujet pour
la qualité, pour le temps, pour le lieu, pour le mouvement. Dès lors, il faut
voir si la définition de l’essence, telle qu’on l’applique a chacun de ces
sujets, se retrouve aussi dans les composés. Par exemple, si l’on définit l’Homme
blanc, il faut voir s’il y a une définition essentielle de ce composé : l’Homme
blanc.
Représentons,
si nous voulons, cette définition, par le mot Manteau. Mais alors qu’est-ce
que c’est que d’être un manteau ? Ce composé d’Homme blanc n’est pas
certainement non plus une de ces choses dont on peut dire qu’elles sont en
elles-mêmes, et par elles-mêmes. Ou bien, l’expression de N’être pas En soi ne
peut-elle pas avoir un double sens ? Dans l’un, on fait une addition à la
chose à définir, tandis que, dans l’autre, on ne fait pas cette addition. Ici,
le défini ne s’énonce qu’en étant adjoint à une chose autre que lui ; et
par exemple, si l’on avait à définir le blanc, ce serait commettre cette faute
que de donner la définition d’Homme blanc. Là au contraire, le défini est
accompagné d’un autre terme, qui est ajouté ; et si, comme nous venons de
le dire, Manteau signifiait Homme blanc, on définirait le manteau, comme si l’on
avait simplement le Blanc. L’Homme blanc est bien quelque chose dans le blanc ;
[1030a] mais sa définition essentielle n’est pas d’être
blanc.
L’essence,
dans le cas où la définition d’Homme blanc est Manteau, est-elle quelque chose
de réel, quelque chose d’absolu ? Ou bien n’y a-t-il pas la d’essence ?
L’essence d’une chose, c’est d’être ce qu’elle est. Mais quand une chose est l’attribut
d’une autre, c’est qu’elle n’est pas quelque chose d’individuel et d’indépendant.
Ainsi, l’Homme blanc n’est pas une chose individuelle, puisque cette
individualité indépendante appartient uniquement aux substances.
Par
conséquent, il n’y a d’essence individuelle que pour les choses dont l’explication
est une définition. Or, il n’y a pas de définition par cela seul que le nom de
la chose aurait le même sens qu’elle. Autrement toutes les appellations
nominales seraient autant de définitions, puisque le nom d’une chose se
confondrait alors avec l’explication qu’on en donnerait ; et, à ce compte,
le mot seul d’Iliade serait une définition tout entière.
Mais
la définition n’est réelle que si elle s’adresse à un primitif. Et les
primitifs sont toutes les choses qu’on peut désigner, sans que la chose en
question soit attribuée à une autre. Aussi, la définition essentielle,
exprimant que le primitif est ce qu’il est, n’appartiendra à aucune des espèces
qui ne font pas partie du genre ; elle n’appartiendra qu’aux seules
espèces qui y sont comprises ; car, dans la désignation de ces espèces, on
n’a besoin d’impliquer, ni leur participation à un autre être, ni une
modification quelconque, ni une attribution accidentelle. Mais même, pour
chacune des autres catégories, l’appellation indiquera ce qu’elles expriment,
du moment que le nom indique que telle chose est à. telle autre, ou bien, si, à
la place d’une appellation simple, il y en a une plus exacte et plus complète.
Mais il n’y aura là, ni définition, ni explication, de ce qu’est
essentiellement la chose.
C’est
que le mot Définition aussi bien que celui d’Essence peut avoir
plusieurs acceptions. En effet, ce qu’est la chose peut, en un sens, signifier
la substance, et aussi tel ou tel objet individuel ; mais, en un autre
sens, il exprime indistinctement chacune des attributions : quantité,
qualité, et le reste.
De
même que l’Être appartient à toutes ces catégories, sans leur appartenir d’une
manière semblable, puisqu’il est primitif dans l’une, et qu’il n’est que
consécutif dans les autres ; de même ce qu’est la chose, l’essence, ne s’applique
d’une manière absolue qu’à la substance ; mais elle peut aussi, sous
certains rapports, s’appliquer au reste des catégories. C’est qu’en effet on
peut aussi demander, pour la qualité, par exemple, ce qu’elle est ; et la
qualité devient alors de l’Être, sans qu’elle en soit absolument. Et de même
pour le Non-être, on dit quelquefois logiquement qu’il Est, sans que ce soit d’une
manière absolue, mais seulement en tant que Non-être. De même encore, pour la
qualité.
Il
faut donc, pour chaque chose, bien voir le nom qu’on doit lui donner ;
mais il faut voir, avec non moins d’attention, ce qu’est réellement la chose.
Et comme ici ce dont on parle est fort clair, on peut dire que l’Être
appartiendra également à tous ces termes ; mais il appartiendra
premièrement et absolument à la substance ; et en sous-ordre, il
appartiendra au reste, de même que l’existence individuelle appartiendra au
reste aussi, non pas d’une manière absolue, mais en tant qu’elle peut
appartenir à la qualité et à la quantité.
Il
faut, en effet, que tout cela, ou ne soit de l’Être que par homonymie, ou bien
que ce ne soit de l’Être qu’autant qu’on y ajoute, ou qu’on en retranche
quelque chose, de même que l’inintelligible est encore de l’intelligible. Le
vrai en ceci est de ne considérer l’Être de ces choses, ni comme une simple
homonymie, ni comme un même être ; mais il faut le prendre comme on le
fait pour le mot Médical, qui se rapporte bien à une seule et même
chose, mais qui n’a pas un seul et même sens, et qu’on ne confond pas sous une
vague homonymie. [1030b] Ainsi, un corps, une opération, un instrument, s’appellent
Médical ; mais ce n’est pas là une homonymie ; ce n’est pas là non
plus une seule et même chose ; mais c’est à une seule et même notion que
tout cela se rapporte.
Du
reste, il n’y a guère d’importance à se servir ici de l’expression qu’on
voudra. Ce qu’il y a d’évident, c’est que la définition qui explique la chose d’une
manière primitive et absolue, et qui dit ce qu’elle est essentiellement, ne s’adresse
qu’aux substances ; et que, si la définition s’applique aussi aux autres
catégories, ce n’est pas primitivement.
En
effet, cela même étant admis, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il y ait
définition par cela seul que l’explication donnée signifie la même chose. Il
faut encore que ce soit une explication d’un certain genre ; c’est-à-dire,
qu’il faut que l’explication s’applique à une chose qui soit Une, non pas
simplement Une en tant que continue, comme l’est l’Iliade, par exemple, ou
comme le sont des choses qui se tiennent entre elles, par un lien commun, mais
à une chose qui soit Une dans tous les sens où l’Un se comprend ; et l’Un
a autant d’acceptions que l’Être peut en avoir. Or, l’Être désigne un objet
substantiel ; mais il désigne encore la quantité, la qualité, etc. ;
et voilà comment on peut tout à la fois donner une explication et une
définition de ce que signifient ces deux mots réunis, Homme, Blanc ; et qu’à
un autre point de vue, on peut expliquer et définir séparément le Blanc, et la
Substance Homme.
Si
l’on nie que l’explication complexe d’une chose soit une véritable définition,
il est bien difficile de savoir dans quels cas la définition est possible, pour
les termes qui ne sont pas simples, mais qui sont accouplés deux à deux. Car
nécessairement on doit expliquer la chose avec le développement qu’on y a joint.
Je
prends pour exemples le Nez et la Courbure, et le Camus, qui se forme de la
combinaison des deux termes Nez et Courbure, puisque Camus est une certaine
chose dans une autre chose. Or, la Courbure et le Camus ne sont pas des
attributs accidentels du nez ; mais ils se rapportent au nez
essentiellement et en soi.
lls
ne sont pas au nez comme la blancheur est à Callias, ou à l’homme, parce que
Callias, qui a pour attribut indirect d’être homme, est blanc. Mais ils sont au
nez comme la notion de mâle se rapporte à celle d’Animal, comme l’égal se
rapporte à la notion de quantité, et comme sont toutes les attributions dont on
dit qu’elles sont essentiellement En soi.
Les
attributs essentiels sont ceux dans lesquels se trouve comprise l’explication,
ou le nom, de la chose dont les attributs sont les modes, et qu’on ne peut
expliquer séparément de l’objet lui-même. La blancheur peut être exprimée sans
l’idée d’homme, tandis qu’il est bien impossible d’exprimer l’idée de Femelle
ou de Mâle sans l’idée d’Animal. Ainsi, pour ces attributs complexes, ils n’ont,
ni essence, ni définition ; ou s’ils en ont, c’est tout autrement, ainsi
que nous l’avons dit antérieurement.
Mais
ici se présente une autre difficulté. Si un nez Courbé et un nez Camus sont la
même chose, dès lors Camus et Courbé sont également identiques. Mais si l’on
nie cela, parce qu’il est impossible de soutenir que le Camus existe en soi et
sans la chose dont il est une affection, et si l’on soutient, au contraire, que
le Camus est la courbure du nez, alors, ou il n’est pas possible de jamais dire
que le nez est Camus ; ou, si on le dit, on s’expose à répéter deux fois
la même idée Nez-nez courbé, puisque Nez Camus signifiera Nez-nez courbé.
Il
est donc absurde de soutenir que ces attributs ont une définition essentielle ;
et si l’on suppose qu’ils en ont une, ce sera se perdre dans l’infini ;
car Nez-nez courbé pourra aussi avoir un autre attribut.
[1031a] Il faut donc en
conclure qu’il n’y a vraiment de définition que pour la substance. S’il y en a
pour les autres catégories, c’est uniquement par voie d’addition, comme on le
voit quand on veut définir la qualité ou l’impair. Il est impossible, en effet,
de définir l’impair sans l’idée du nombre, pas plus qu’on ne définit l’idée de
femelle sans l’idée d’animal. Par Voie d’addition, j’entends les cas où, comme
dans ceux qu’on vient de citer, l’on répète deux fois la même chose. Si cela
est vrai, il n’y aura pas davantage de définition pour les termes accouplés,
comme ils le sont quand on dit le : Nombre impair, au lieu de dire
simplement l’Impair. Mais on ne prend pas garde que les expressions dont on se
sert sont inexactes.
S’il
y a des définitions même pour ces termes combinés, les conditions en sont du
moins toutes différentes. Ou bien, comme nous l’avons dit, il faut reconnaître
que le mot Définition peut se prendre en plusieurs acceptions, ainsi que
le mot d’Essence. Par conséquent, dans un sens, il n’y aura de définition pour
aucun de ces termes, et il n’y aura de définition essentielle absolument que
pour les seules substances ; mais dans un autre sens, il pourra y en
avoir.
En
résumé, la définition est évidemment l’explication de l’essence indiquant que
la chose est ce qu’elle est ; et l’essence ainsi comprise appartient aux
substances, ou exclusivement, ou du moins, à titre supérieur, primitivement et
absolument.
L’essence
d’une chose, l’essence qui fait que la chose est ce qu’elle est, et la chose
elle-même, sont-elles toujours identiques, ou sont-elles différentes ? C’est
une question que nous avons à examiner, et qui nous sera de quelque utilité
dans notre étude de la substance. Il ne semble pas qu’une chose puisse jamais
différer de sa substance propre, et l’essence qui fait que chaque chose est ce
qu’elle est, s’appelle sa substance.
Mais,
pour les attributions qui ne sont qu’accidentelles, on peut croire que la
substance et l’essence sont différentes ; car l’Homme-blanc, par exemple,
est autre chose que l’essence de l’homme qui est blanc. Mais, si Homme et Homme
blanc sont la même chose, l’être de l’Homme et l’être de l’Homme blanc seront
la même chose aussi, puisque, dit-on, Homme se confond avec Homme blanc, de
telle sorte qu’être Homme blanc et être Homme sont des choses identiques.
Mais
ne peut-on pas soutenir qu’il n’est pas du tout nécessaire que les attributs
accidentels soient identiques avec l’essence ? En effet, les extrêmes ne s’identifient
pas toujours avec l’essence de la même façon ; mais on peut croire que, s’ils
peuvent s’identifier, c’est au moins d’une manière accidentelle ; comme,
par exemple, être blanc serait la même chose qu’être instruit ; or cela n’est
pas soutenable.
Mais
pour les choses considérées en elles-mêmes, est-il nécessaire que l’essence et
la substance soient toujours identiques, en supposant, par exemple, qu’il
existe des substances qui soient antérieures à toutes les autres substances et
à toutes les autres natures, dans le genre de ces substances que quelques
philosophes ont appelées des Idées ? Si l’on veut distinguer l’essence du
bien du bien réel, l’essence de l’animal de l’animal réel, l’essence de l’Être
de l’Être réel, [1031b] alors il y a d’autres substances et d’autres
Idées que celles dont on nous parle ; et ces autres substances seront les
premières, si l’essence ne s’applique vraiment qu’à la substance.
Si
les essences sont distinctes et indépendantes des substances, alors il n’y a
plus de science possible pour les unes ; et les autres ne sont plus des
êtres réels. Quand je dis Indépendantes et Distinctes, j’entends que l’essence
du bien n’est pas le bien réel, et que le bien réel n’est pas davantage l’essence
du bien. La science d’un objet quelconque consiste à savoir quelle en est l’essence,
qui fait que l’objet est ce qu’il est. Le bien et toutes les choses sans
exception sont dans le même cas ; et si le bien en soi n’est pas le bien,
l’Être en soi non plus n’est plus l’Être, l’unité en soi cesse d’être l’unité.
De deux choses l’une : ou toutes les essences sont soumises à la même
règle, ou il n’y en a pas une qui le soit ; et, par une conséquence
forcée, du moment que l’Être en soi n’est plus l’Être, tout le reste cesse du
même coup de pouvoir être identique. Ajoutez encore que, dans cette
supposition, ce qui n’a pas l’essence du bien n’est pas bon.
Dès
lors, il faut nécessairement que le bien et l’essence du bien soient une seule
et unique chose, que le beau soit identique à l’essence du beau, comme en un
mot toutes les choses qui ne peuvent jamais être les attributs d’une autre
chose, mais qui sont en soi les premières. Cette identité suffit du moment qu’elle
existe, quand bien même il n’y aurait pas d’Idées, et, à bien plus forte raison
peut-être, s’il y en a.
Il
n’est pas moins clair que, s’il existe des Idées du genre de celles qu’on
suppose, le sujet dès lors cesse d’être une substance ; car ce sont les
Idées qui sont nécessairement les substances, et elles ne sont jamais les
attributs d’un sujet, puisqu’alors elles n’existeraient que par simple
participation.
De
toutes ces considérations, on peut conclure que la chose réelle et l’essence de
la chose forment une unité et une identité qui n’a rien d’accidentel ; et
que savoir une chose quelconque, c’est savoir ce qu’est son essence. L’exposition
que nous venons de faire prouve bien que l’une et l’autre ne sont absolument qu’une
même chose.
Quant
à l’accidentel, tels, par exemple, que les attributs de Blanc et d’Instruit, il
est impossible de dire avec vérité que, dans ce cas, la chose et son essence se
confondent et ne font qu’un, parce que le mot d’Accidentel peut se prendre en
un double sens ; car pour le Blanc, par exemple, il y a d’une part le
sujet auquel cet accident est attribué ; et, d’autre part, il y a cet
accident lui-même. Par conséquent, ici la chose et son essence sont identiques
en un sens ; et en un autre sens, elles ne le sont pas. Être Homme et être
Homme-blanc ne sont pas des choses identiques, et il n’y a identité que par l’affection
spéciale du sujet.
On
verrait d’ailleurs aisément combien cette assertion est absurde, si l’on
donnait à chacune de ces prétendues essences, sujet et attribut, un nom
particulier ; car, à côté de cette essence-là, il y en aurait une autre ;
et, par exemple, s’il s’agissait de l’essence du cheval, il y en aurait aussi
une tout autre.
Cependant,
qui empêche que, dans ce cas aussi, les essences ne soient immédiatement
identiques à la substance, puisqu’on admet que l’essence est une substance ?
Mais non seulement il y a ici unité de la substance et de l’essence ; mais
la notion de l’une et de l’autre est absolument la même, comme le fait bien
voir ce qu’on vient d’en dire ; [1032a] car il n’y a rien d’accidentel à ce que l’essence
de l’unité et l’unité soient identiques.
Si
l’on supposait une différence entre la substance et l’essence, ce serait se
perdre dans l’infini ; car il faudra toujours avoir, d’une part, l’essence
de l’unité, et d’autre part, l’unité ; et par conséquent, pour ces autres
termes également, le raisonnement serait encore le même.
Il
est donc évident que, quand il s’agit de primitifs et de choses en soi, l’essence
de la chose et la chose elle-même sont absolument une seule et unique notion.
Les objections sophistiques qu’on peut élever contre cette thèse, se
réfuteraient de la même manière qu’on démontre que Socrate et l’essence de
Socrate sont tout-à-fait des choses identiques ; car il n’y a ici aucune
différence à mettre entre les interrogations que peuvent poser des Sophistes,
et les solutions qu’on peut opposer victorieusement à devaines objections.
En
résumé, nous avons fait voir dans quel sens on peut dire que l’essence se
confond avec la substance, et en quel sens on peut dire qu’elle ne se confond
pas avec elle.
Parmi
les phénomènes qui viennent à se produire, il y en a qui sont produits par la
nature ; d’autres sont le produit de l’art ; d’autres enfin sont
spontanés et l’effet du hasard. D’ailleurs, tout phénomène, qui se produit, est
nécessairement produit par quelque chose ; il vient de quelque chose, et
il est telle ou telle chose. Quand je dis Quelque chose, ce terme peut s’appliquer
également à toutes les catégories : ici la substance, là la quantité, la
qualité, le lieu, etc.
Parmi
les phénomènes qui se produisent, ceux qu’on appelle naturels sont précisément
ceux dont la production vient de la nature. Ce dont est faite la chose qui se
produit, c’est ce que nous nommons sa matière ; la cause par laquelle la
chose est produite est un des êtres qui existent déjà naturellement. Un
quelconque de ces êtres pris individuellement, c’est un homme, une plante, ou
telle autre chose de ce genre, que nous regardons éminemment comme des
substances.
Tout
ce que produit la nature, ou tout ce que l’art produit, a une matière, parce qu’en
effet chacun des produits de l’art et de la nature peut être ou n’être pas ;
et c’est là précisément ce qu’est la matière dans chacun d’eux. D’une manière
générale, on appelle également du nom de Nature, et l’origine d’où l’être vient
à sortir, et la forme qu’il revêt ; car tout être qui se produit a une
certaine nature, comme la plante ou l’animal ; et la cause par laquelle
cet être est produit, c’est sa nature, qui, sous le rapport de l’espèce et de
la forme, est identique à l’être qu’elle produit ; seulement cette cause
est alors dans un autre être. C’est ainsi que l’homme engendre et produit l’homme.
Tels
sont donc tous les phénomènes qui viennent de la nature. Quant aux autres, ce
ne sont, à vrai dire, que des phénomènes produits par l’homme ; et tous
les produits de ce genre viennent de l’art, ou d’une certaine faculté que l’homme
possède, ou de son intelligence. Enfin, il y a des choses qui sont spontanées
et qui viennent du hasard, à peu près comme certains phénomènes de la nature ;
car, dans le domaine de la nature, les mêmes êtres naissent d’un germe, ou
naissent sans germe. Mais ce sont là des considérations que nous aborderons
plus tard.
[1032b] Les produits de l’art
sont les choses dont la forme est dans l’esprit de l’homme ; et par forme,
j’entends ici l’essence qui fait de chaque chose qu’elle est ce qu’elle est, et
sa substance première. Car, à un certain point de vue, les contraires eux-mêmes
ont une forme identique ; la substance opposée est la substance de la
privation ; et, par exemple, la santé est l’opposé de la maladie ;
car l’absence de la santé révèle et constitue la maladie. La santé, c’est la
notion qui est dans l’esprit du médecin, et qui est selon la science. La
guérison, qui rend la santé, ne se produit que si le médecin se dit d’abord
dans sa pensée : « Puisqu’il s’agit de rendre la santé, il
« faut nécessairement que telle chose se fasse pour que la santé soit
rendue ; par exemple, il faut rétablir l’équilibre des humeurs, et si je l’obtiens,
je rétablirai la chaleur. » Et c’est en allant toujours ainsi de pensée en
pensée, que le médecin arrive à l’acte dernier qu’il doit réaliser lui-même.
Le
mouvement qui vient de ces pensées successives et qui vise à guérir le malade,
s’appelle une opération, un produit de l’art. Ainsi, à un certain égard, on
peut dire que la santé vient de la santé, comme la maison vient de la maison,
celle qui est matérielle venant de celle qui ne l’est pas. C’est que la
médecine et l’architecture sont l’idée et la forme, ici de la santé, et là de
la maison. Or, ce que j’appelle la substance sans matière, c’est précisément l’essence
qui fait que la chose est ce qu’elle est.
De
ces produits et de ces mouvements, l’un se nomme la pensée ; l’autre se
nomme l’exécution. C’est du principe et de l’idée que part la pensée ; et
le mouvement qui part du point extrême où la pensée peut atteindre, c’est l’exécution.
Cette observation s’appliquerait également à tous les autres intermédiaires ;
et, par exemple, pour que le malade guérisse, il faut qu’il retrouve l’équilibre
des humeurs. Mais qu’est-ce que retrouver l’équilibre ? C’est telle ou
telle chose ; et le malade arrivera à cet état, s’il rétablit sa chaleur.
Et qu’est-ce encore que la chaleur ? C’est telle ou telle chose. Or, il
est possible, d’une certaine façon, de rétablir la chaleur ; et voilà l’opération
dernière qui dépend du médecin.
Ce
qui agit ici et ce qui est le point de départ du mouvement de guérison, quand
la guérison vient de l’art du médecin, c’est l’idée qu’il a dans l’esprit ;
et si la guérison est spontanée, elle ne peut venir évidemment que de ce qui
aurait été le principe d’action pour le médecin, agissant selon les règles de l’art.
Dans l’exemple de guérison indiqué par nous, c’est la chaleur qui peut être
considérée comme le principe ; or, c’est par la friction qu’on produit la
chaleur nécessaire. Ainsi donc, c’est la chaleur, rétablie dans le corps, qui
est un élément direct de la santé, ou qui est suivie d’une succession plus ou
moins longue de conséquences heureuses, dont la santé a besoin. C’est là le
terme dernier, celui qui agit, et qui à ce titre est une partie, ou de la
santé, ou de la maison, comme en font partie les pierres ; ou qui fait
partie de toute autre chose.
On
le voit donc, il est impossible que rien puisse se produire ainsi qu’on l’a
dit, s’il n’y a pas quelque chose de préexistant. De toute évidence, c’est
quelque partie de la chose qui doit préexister ; or, la matière est une
partie de la chose ; et tout ensemble, elle lui est intrinsèque, et c’est
elle qui devient quelque chose.
[1033a] Mais la matière
fait-elle partie de la définition ? En est-elle un élément ? Si nous
avons, je suppose, à parler de cercles d’airain, nous pouvons de deux manières
dire ce qu’ils sont. En parlant de leur matière, nous disons qu’ils sont d’airain ;
puis, en parlant de leur forme, nous disons qu’ils ont telle ou telle figure ;
et c’est là le genre dans lequel le cercle rentre primitivement. Ainsi, le
cercle d’airain implique nécessairement la matière dans sa définition.
Par
rapport à ce dont comme matière vient la chose, cette chose, quand elle se
produit, ne prend pas le nom même de cette matière, mais on dit qu’elle en est
faite ; et, par exemple, on ne dit pas d’une statue qu’elle est marbre,
mais bien, qu’elle est de marbre. De même, l’homme qui guérit ne reçoit pas le
nom de l’état d’où il vient ; et la raison de ceci, c’est qu’il vient de
la négation privative, et du sujet même que nous appelons la matière.
Mais
on peut dire tout à la fois que c’est l’homme et le malade qui reviennent à la
santé. Cependant, on dit plutôt que c’est de la privation que vient le guéri ;
c’est-à-dire que le guéri vient du malade, plutôt qu’il ne vient de l’homme.
Aussi, ne peut-on pas dire du malade qu’il est bien portant ; mais on le
dit de l’homme et de l’homme bien portant.
Dans
les cas où la privation est incertaine et n’a pas de nom spécial, comme pour l’airain,
par exemple, quand on ignore la forme quelconque qu’il doit recevoir, ou pour
la maison quand on ignore le plan que formeront les pierres et les poutres,
dans ces cas-là il semble que les choses se produisent ; comme on vient de
dire que la santé se produit en venant de la maladie. Aussi, de même que, plus
haut, la chose ne prenait pas précisément le nom de celle d’où elle sortait, de
même la statue, par exemple, si elle est en bois, n’est pas appelée bois ;
mais, par une dénomination un peu détournée, on dit qu’elle est de bois ;
comme on dit qu’elle est d’airain et non pas qu’elle est airain ; ou
encore, qu’elle est de marbre, et non pas qu’elle est marbre ; et pour la
maison, qu’elle est de briques, et non pas qu’elle est briques. Mais, si l’on
veut y regarder de près, on ne peut pas même dire que la statue est de bois, ou
que la maison est de briques ; c’est là une expression absolue qu’on ne
saurait employer, puisqu’il faut que la chose d’où se forme l’autre chose
subisse un changement ; et qu’elle ne peut rester ce qu’elle est. C’est de
là que vient la locution dont on est obligé de se servir.
Tout
ce qui se produit est produit par quelque chose, que j’appelle le point de
départ et le principe de la production. En même temps, tout ce qui se produit
vient de quelque chose, laquelle chose n’est pas la privation, mais la matière,
dans le sens que nous avons déjà expliqué. Et enfin, tout ce qui se produit
devient une certaine chose, sphère, cercle, ou tel autre objet analogue, quel
qu’il puisse être.
De
même qu’on ne peut pas faire le sujet matériel qui est l’airain, de même on ne
fait pas davantage la sphère, si ce n’est indirectement, et en tant que la
sphère d’airain est en réalité une sphère. C’est que faire une chose
particulière et individuelle, c’est la faire en la tirant absolument du sujet.
Je m’explique : rendre rond un morceau d’airain, par exemple, ce n’est
faire, ni la rondeur, ni la sphère ; c’est faire quelque autre chose ;
en d’autres termes, si l’on veut, c’est donner cette forme de sphère à il un
objet différent. Si l’on faisait la sphère, on ne pourrait la faire apparemment
qu’en la tirant d’une autre chose également. [1033b] Ainsi, dans l’exemple cité, on se proposait de
faire une boule d’airain, c’est-à-dire de faire de ceci, qui est de l’airain,
cela qui est une sphère. Si donc on faisait aussi la forme, on ne pourrait la
faire que de la même manière ; et dès lors, la série des productions
successives se perdrait nécessairement dans l’infini.
Il
est donc évident qu’on ne produit pas et qu’on ne fait pas la forme, ni la
figure que revêt l’objet sensible, quel que soit le nom qu’on doive lui donner.
Il n’y a pas de production possible de la forme, pas plus qu’il n’y en a pour l’essence,
qui fait que la chose est ce qu’elle est ; car la forme est ce qui est
produit dans une autre chose, que d’ailleurs cette forme provienne, ou de la
nature, ou de l’art, ou de toute autre faculté de l’homme. Ici, l’on fait qu’il
existe une sphère d’airain, c’est-à-dire que l’on compose cet objet nouveau, et
de l’airain, et de la forme de la sphère. Alors, on fait que telle forme soit
donnée à telle chose ; et il se trouve que la chose nouvelle est une
sphère d’airain.
Mais
si l’on admet que c’est une production absolue qui donne naissance à la sphère,
alors il faudra encore que la chose soit faite d’une certaine autre chose ;
car nécessairement ce qui se produit devra toujours être divisible, et que d’une
part il y ait ceci, et que, d’autre part, il y ait cela ; je veux dire qu’il
faudra qu’il y ait d’un côté la matière, et de l’autre côté, qu’il y ait la
forme.
Si
donc la sphère est bien une figure où tous les points de la surface sont
également éloignés du centre, on pourra y distinguer deux parties, l’une qui
sera ce dans quoi l’on fait ce qu’on fait, l’autre qui sera dans la première ;
et le produit dans sa totalité sera la sphère d’airain.
Ce
qu’on vient de dire fait donc bien voir que ce qu’on appelle la forme, ou la
substance, ne se produit pas, à proprement parler ; que tout ce qui se
produit, c’est la rencontre des deux éléments qui en recevront leur appellation ;
que, dans tout phénomène qui vient à se produire, il y a préalablement de la
matière, et que le résultat total se compose, partie de matière, et partie, de
forme.
Se
peut-il donc qu’il existe une sphère en dehors des sphères que nous voyons, une
maison en dehors des matériaux qui la composent ? Si l’être réel devait
exister à cette condition, il ne pourrait jamais exister, parce que l’espèce,
ou la forme, n’exprime qu’une qualité. Elle n’est pas l’objet particulier et
déterminé ; mais de tel objet qui existe, elle fait et produit tel autre
objet doué de certaine qualité ; et, une fois que cet objet a été produit,
il est doué d’une qualité qu’il n’avait pas auparavant. L’ensemble, ou le Tout
composé de la matière et de la forme, est Callias ou Socrate, tout aussi bien
qu’existe cette sphère d’airain que nous avons sous les yeux. L’homme et l’animal
sont absolument au même titre que la sphère d’airain.
Ainsi
donc, il est clair que les causes des espèces, nom que quelques philosophes
appliquent aux Idées, en admettant même qu’il puisse y avoir quoi que ce soit
en dehors des individus, sont parfaitement inutiles pour expliquer les
phénomènes qui se produisent, et pour expliquer les substances. Il n’est pas
moins clair que les Idées ne pourraient jamais être des substances par
elles-mêmes et en soi.
Dans
certains cas, il est tout aussi évident que l’être qui engendre est pareil à l’être
engendré, sans cependant qu’ils soient numériquement un seul et même être.
Entre eux, il n’y a qu’une unité d’espèce, comme ou le voit pour les êtres que
produit la nature ; et c’est ainsi qu’un homme engendre et produit un
homme. Ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait parfois des phénomènes contre nature :
par exemple, un cheval produisant un mulet. Et encore, dans ces cas, les choses
se passent à peu près de même ; car le genre le plus proche qui pourrait
être commun au cheval et à l’âne, n’a pas reçu de nom spécial, et ces deux
animaux pourraient bien avoir quelque chose qui tint du mulet.
[1034a] En résumé, on doit
reconnaître qu’il n’est nullement besoin de faire de l’Idée, ou espèce, une
sorte de modèle et d’exemplaire. C’est surtout pour les êtres du genre de ceux
qu’on vient de nommer qu’il en faudrait, puisque ce sont eux surtout qui sont
des substances. Mais pour eux, il suffit que l’être générateur agisse, et qu’il
devienne cause de la forme déposée dans la matière. Le composé total n’est que
telle ou telle forme réalisée dans les chairs et les os, qui forment, ou
Callias, ou Socrate. Le composé est autre matériellement, puisque la matière
est autre dans chacun d’eux ; mais, en espèce, le composé est le même,
puisque l’espèce est indivisible.
C’est
une question de savoir comment il se fait que certaines choses peuvent à la
fois être produites par l’art, et être spontanées : par exemple, la santé,
tandis que d’autres choses ne le peuvent pas : par exemple, la maison. En
voici la cause. Dans les produits de l’art, soit que l’art les fasse, soit
simplement qu’il les transforme, la matière qui domine et commence la
production, et qui est toujours une partie intrinsèque de la chose, est tantôt
capable de se mouvoir par elle seule, et tantôt n’en est pas capable.
Même
la matière qui se meut peut tantôt se donner tel mouvement spécial, et tantôt
ne peut pas se le donner. Ainsi, bien des choses qui peuvent se mouvoir
spontanément ne peuvent pas cependant se donner tel autre mouvement
particulier, comme serait de se mouvoir en cadence. De là vient que, toutes les
fois que la matière est de la même nature que celle des pierres, par exemple,
qui forment la maison, il est impossible que les choses aient une certaine
espèce de mouvement, à moins qu’elles ne le reçoivent du dehors. Mais elles
peuvent néanmoins avoir un mouvement d’une autre espèce et se mouvoir, par exemple,
comme le feu.
C’est
là ce qui fait que certaines choses ne pourraient se produire sans l’aide de l’artiste
qui les fait, tandis que d’autres peuvent s’en passer ; car elles seront
mises en mouvement par des êtres qui n’ont pas le moindre rapport avec l’art,
et qui peuvent être mus eux-mêmes, ou par d’autres êtres auxquels l’art est
également étranger, ou être mus dans une de leurs parties quelconque, si ce n’est
dans leur totalité.
Ce
qu’on vient de dire doit nous faire voir qu’en un sens toutes les choses qui se
produisent, viennent de choses qui leur sont homonymes, comme cela se passe
pour les êtres naturels, ou d’une partie homonyme, comme la maison vient de la
maison, ou de l’intelligence de l’artiste, puisque l’art c’est la forme, ou d’une
partie quelconque de la chose, ou d’un être qui possède cette partie, à moins
que les choses ne se produisent accidentellement.
La
cause première de l’action de l’art est toujours une partie essentielle de la
chose. Ainsi, la chaleur déployée par le mouvement de friction produit dans le
corps la chaleur, qui est elle-même la santé, ou une partie de la santé, ou qui
du moins a pour conséquence une partie de la santé, ou la santé tout entière.
Et voilà comment on peut dire que ce qui fait la santé est ce qui a la chaleur
pour conséquence, ou pour attribut.
Ainsi
donc, de même que, dans les syllogismes, c’est la définition substantielle qui
est le principe de tout le reste, puisque les syllogismes doivent toujours
partir de l’essence réelle des choses, de même ici toutes les productions de l’art
partent d’un certain principe. Les êtres que produit la nature sont absolument
dans le même cas. Ainsi, le germe agit dans les choses naturelles tout à fait
comme l’artiste dans les choses de l’art. Le germe renferme en puissance l’espèce ;
[1034b] et l’être d’où vient le germe lui-même, est en
quelque sorte homonyme à celui qui en sort. Si je dis En quelque sorte, c’est
que les choses ne se passent pas toujours comme elles se passent quand un homme
vient d’un homme, puisque d’un homme peut venir aussi une femme ; et c’est
là ce qui fait qu’un mulet ne peut venir d’un mulet. Il n’y a d’exception que
si l’être en question est incomplet et infirme.
Toutes
les choses qui se produisent spontanément agissent comme on vient de le voir ;
et ce sont toutes celles dont la matière peut se donner à elle-même un
mouvement propre, analogue à celui que le germe lui-même détermine. Quand les
choses ne sont pas dans ce cas, elles ne peuvent jamais être produites que par
une cause extérieure à elles.
Non
seulement la discussion que nous venons d’établir, en ce qui regarde la
substance, nous démontre que la forme ne peut pas être produite ; mais le
même raisonnement s’applique également à tous les primitifs, je veux dire, la
quantité, la qualité et toutes les autres catégories. De même qu’on produit
bien la sphère d’airain, mais qu’on ne peut produire ni la sphère ni l’airain,
puisque c’est après l’airain que la sphère est produite, et qu’il faut toujours
nécessairement que la matière et la forme préexistent, de même il se passe
précisément quelque chose de pareil pour la substance, pour la qualité, pour la
quantité, et en un mot pour toutes les catégories sans exception.
En
effet, ce n’est pas précisément la qualité qui est produite ; mais c’est
le bois, par exemple, qui reçoit telle qualité. Ce n’est pas la quantité qui
est produite davantage ; mais c’est le bois, ou l’animal, qui acquiert tel
volume, ou telle quantité.
Seulement,
ceci peut faire voir quelle est la condition propre de la substance ; c’est
que toujours il faut nécessairement qu’il existe, avant elle, une autre
substance complète et réelle, qui la fasse ce qu’elle est, comme l’animal fait
l’animal, si c’est un animal qui est produit, tandis que cette condition n’est
pas nécessaire pour la quantité ou la qualité, qui n’ont besoin que d’être en
simple puissance.
Toute
définition est une explication d’une certaine chose, et toute explication a des
parties diverses. Mais comme l’explication est à la chose totale, qu’elle fait
connaître, dans le même rapport qu’une de ses parties est à une partie de cette
chose, on s’est demandé s’il faut nécessairement que l’explication des parties
se retrouve dans l’explication du Tout, ou s’il n’y a là rien de nécessaire.
On
peut répondre que, pour certains cas, il semble bien que la définition des
parties est comprise dans la définition du Tout ; pour certains autres,
cela n’est pas. Ainsi, la définition du cercle ne contient pas celle de ses
segments, tandis que la définition de la syllabe implique celle des lettres qui
la forment. Cependant, le cercle se divise en segments, tout aussi bien que la
syllabe se divise en ses lettres.
Autre
question encore. Si les parties sont antérieures au Tout, l’angle aigu, étant
une partie de l’angle droit, comme le doigt est une partie de l’animal, il s’ensuivrait
que l’angle aigu est antérieur à l’angle droit, dont il est une partie ;
et le doigt, antérieur à l’homme, à qui il appartient.
Mais
il semble que ce sont au contraire l’homme et l’angle droit qui sont antérieurs ;
car c’est d’eux qu’est tirée l’explication de leurs parties ; et les
choses sont toujours antérieures, quand elles n’ont pas réciproquement besoin
des autres.
Mais
le mot Partie ne peut-il pas être pris en plusieurs sens divers ?
La partie, prise en une première acception, c’est ce qui sert à mesurer la
quantité. Mais je laisse ce premier sens de côté ; et je considère plutôt
ce que sont les parties dont la substance peut se composer.
[1035a] Si, dans la
substance, on distingue la matière, puis la forme, et en troisième lieu, le
composé total qu’elles constituent, si la matière est de la substance, tout
aussi bien que le sont la forme et le composé des deux, la matière est un
certain point de vue une partie de la chose ; à un autre point de vue,
elle ne l’est pas ; et les parties ne sont que des éléments d’où sort la
définition de la forme. Par exemple, la chair n’est pas une partie de la
définition de la courbure ; car elle est précisément la matière où a lieu
cette courbure ; mais elle est une partie de la Camusité
du nez. L’airain est bien aussi une partie de la statue totale et réelle ;
mais il n’est pas une partie de la statue considérée dans sa forme spécifique.
En
effet, c’est la forme qu’on doit exprimer ; et chaque chose est dénommée
en tant qu’elle a telle ou telle forme. La matière, au contraire, ne peut
jamais être exprimée en soi. C’est là ce qui fait que la définition du cercle n’implique
pas celle des segments, tandis que la définition de la syllabe implique celle
des lettres, parce que les lettres, élément du langage, sont ici des parties de
la forme et n’en sont pas la matière. Au contraire, les segments sont des
parties matérielles des cercles sur lesquels on les prend, bien qu’ils soient
plus voisins de la forme que l’airain ne peut l’être, quand la rondeur vient à
s’y produire.
Il
y a des cas néanmoins où les lettres ne feront pas même toujours partie de la
définition de la syllabe : par exemple, on n’y pourrait faire entrer les
lettres tracées sur la cire, ni les lettres articulées dans l’air. Les lettres
alors ne sont des parties de la syllabe que parce qu’elles en sont la matière
sensible.
C’est
que la ligne, tout en cessant d’être ce qu’elle était, si elle est divisée en
deux moitiés, l’homme, en cessant d’être homme si on le divise en os, muscles
et chairs, ne se composent pas cependant de ces éléments divers comme parties
intégrantes de leur substance, mais seulement comme parties de leur matière.
Ces éléments sont bien des parties du composé que constituent la forme et la
matière réunies ; mais ce ne sont pas précisément des parties de la forme
et du défini ; et c’est là ce qui fait qu’ils n’entrent pas dans les
définitions de la forme.
Ainsi
donc, la définition des parties de ce genre entrera quelquefois dans la
définition de la chose ; d’autres fois, elle ne devra pas y entrer, là où
ce n’est pas la définition du composé qu’on donne. C’est là ce qui fait que
certaines choses sont formées des principes mêmes dans lesquels elles se
dissolvent, et que certaines autres ne s’en forment pas. Tous les éléments qui,
réunis dans le composé, sont de la forme et de la matière, comme le Camus, ou
la sphère d’airain, se dissolvent et se perdent dans ces éléments mêmes ;
et la matière en est une partie. Mais toutes les choses qui ne sont pas
impliquées dans la matière, et qui sont immatérielles en tant qu’elles sont les
définitions de la forme, celles-là ne se résolvent et ne se perdent jamais dans
leurs parties, ou du moins ne s’y résolvent pas de cette manière.
Ainsi,
pour ces choses, les éléments subordonnés sont des principes et des parties du
composé ; mais ils ne peuvent être ni principes ni parties de la forme.
Voilà comment la statue d’argile se résout en argile, la sphère d’airain se
résout en airain, et Callias se résout en chair et en os. Voilà comment encore
le cercle se résout et disparaît dans ses segments, parce qu’il a en lui
quelque chose qui est impliqué dans la matière ; [1035b] car le cercle, soit qu’on le prenne d’une
manière absolue, soit qu’il s’agisse des cercles considérés chacun dans sa
réalité, est dénommé par simple homonymie, puisque les cercles particuliers et
individuels n’ont pas un nom qui leur soit spécial.
Ce
que nous avons dit jusqu’ici suffit à faire voir le vrai. Cependant nous allons
revenir sur nos pas pour rendre ceci encore plus net.
Toutes
les parties de la définition et les éléments dans lesquels la définition se
divise, toutes ces parties, ou du moins quelques-unes, soient antérieures à la
forme et au Tout. La définition de l’angle droit ne se divise pas dans la
définition de l’angle aigu ; mais c’est au contraire la notion de l’angle
aigu qui emprunte la notion de l’angle droit, puisque, pour définir l’angle
aigu, il faut nécessairement employer la définition de l’angle droit, et qu’on
dit, en effet, que l’angle aigu est plus petit que l’angle droit.
C’est
là également le rapport du cercle au demi-cercle, le demi-cercle se définit par
le cercle, comme le doigt se définit par le corps total auquel il appartient,
puisque le doigt n’est qu’une certaine partie de l’homme.
Par
conséquent, tout ce qui fait partie d’une chose comme matière, et tous les
éléments matériels dans lesquels les choses se divisent, sont autant d’éléments
postérieurs ; mais tout ce qui entre dans la définition, et dans la
substance que la définition détermine, tout cela ou presque tout cela est
ultérieur.
Prenons
pour exemple l’âme dans les animaux. Elle est l’essence de l’être animé ;
et, pour le corps où elle réside, elle est la substance qui entre dans sa
définition ; elle est la forme du corps, et l’essence qui fait qu’il est
ce qu’il est. De là vient qu’on ne peut pas définir convenablement une partie
quelconque du corps, sans définir aussi la fonction de l’âme, qui, d’ailleurs,
n’existe pas sans la sensibilité. Ainsi, toutes les parties de l’âme, ou du
moins quelques-unes, sont antérieures au composé tout entier, qui est l’animal ;
et il en est de même pour tout autre cas.
Mais
le corps et les parties du corps sont postérieures à la substance de l’âme ;
et ce n’est pas du tout cette substance, c’est le composé de l’âme et du corps,
qui se divise en ces parties, qui en sont la matière. Ainsi, en un sens, ces
parties matérielles sont antérieures au composé ; et, en un autre sens,
elles ne le sont point. C’est qu’elles ne peuvent pas exister séparément de lui ;
car un doigt n’est pas en tout état de cause le doigt d’un être animé ;
et, par exemple, le doigt d’un cadavre n’est pas un doigt, si ce n’est par
simple homonymie.
Il
y a néanmoins des parties qui coexistent avec l’âme ; ce sont les parties
maîtresses, et celles où résident primitivement la définition de l’être et sa
substance. C’est, par exemple, le coeur et le cerveau, si toutefois ils jouent
ce rôle, bien qu’il importe peu d’ailleurs que ce soit l’un ou l’autre. L’homme,
le cheval, et toutes les entités de même ordre n’existent que dans les
individus ; la substance réelle n’est pas un universel ; ce qui
existe réellement, c’est un Tout qui se compose de telle notion ou de telle
matière, et qu’on prend comme universel. L’individu, par exemple Socrate, est
formé de l’extrême matière ; et tous les individus sont dans le même cas.
Ainsi donc, la forme aussi a des parties, j’entends la
forme considérée comme essence, exprimant que la chose est ce qu’elle est. Le
Tout réel, composé de la forme et de la matière même, a des parties également ;
mais il n’y a que les parties de la forme qui soient des parties de la définition
et de la notion ; or, la notion s’applique à l’universel. [1036a] L’essence du cercle et le cercle, l’essence de l’âme
et l’âme, sont la même chose et se confondent. Mais le composé, par exemple, ce
cercle individuel et particulier, que j’ai sous les yeux, ce cercle soit réel
et sensible, soit purement intelligible, et par intelligibles j’entends les
cercles mathématiques, comme par sensibles j’entends les cercles d’airain ou de
bois, ces composés réels et individuels ne sont pas connus par définition ;
on ne les connaît que par la pensée, ou par le. témoignage des sens. Une fois
que nous sortons de la réalité actuelle, nous ne savons plus au juste s’ils
existent ou n’existent pas ; mais nous pouvons toujours les dénommer et
les connaître, si nous le voulons, par leur notion universelle.
En
soi, la matière dernière est inconnue ; mais l’on peut y distinguer la
matière sensible et la matière intelligible. La matière sensible, c’est de l’airain,
du bois, en un mot, toute matière qui peut être mue. La matière intelligible
est celle qui se trouve bien dans les objets sensibles, mais non point en tant
que sensibles ; et ce sont, par exemple, les entités mathématiques.
On
vient de voir ce que nous disons des rapports du Tout et de la partie, de ce qu’il
y a d’antérieur et de postérieur dans l’un et dans l’autre. Si l’on vient à
nous demander, pour la ligne droite, pour le cercle, pour l’animal, s’ils sont
antérieurs aux parties dans lesquelles ils se divisent et qui les composent,
nous répondrons qu’il n’y a ici rien d’absolu. Si le mot d’âme, en effet, signifie
la forme de l’être animé, si l’âme de chaque individu est la forme de chaque
individu, si le cercle est la même chose que la forme du cercle, si l’angle
droit est la même chose que la forme de l’angle droit et la substance de l’angle
droit, il faut répondre qu’il y a ici quelque chose de postérieur ; et il
faut dire à quoi c’est postérieur. Le Tout est postérieur, par exemple, aux
éléments de la définition et aux éléments de tel angle droit matériel ;
car l’angle droit matériel, c’est l’angle en airain, l’angle droit, tout aussi
bien que celui qui est formé de lignes particulières de chaque triangle. Mais l’angle
immatériel est postérieur aux éléments qui entrent dans la définition, tandis
qu’il est antérieur aux parties dont se compose un angle droit particulier ;
absolument parlant, il ne l’est pas.
Si,
au contraire, l’âme est autre chose que l’être animé et n’est pas l’être animé,
il faut répondre alors que quelques-unes de ses parties sont antérieures à l’animal,
et que d’autres ne le sont pas, ainsi que nous l’avons exposé.
On
fait bien de se demander quelles sont ici les parties de la forme, et quelles
sont celles qui se rapportent non à la forme, mais au composé. Tant que ce
point n’est pas éclairci, il n’est pas possible de définir exactement quoi que
ce soit, puisque la définition ne s’adresse qu’à l’universel et à la forme
spécifique.
Il
en résulte qu’à moins de voir clairement quelles parties sont matérielles et
quelles parties ne le sont pas, il est impossible aussi d’avoir une notion
claire de la chose qu’on veut définir. Toutes les fois que la forme peut s’adjoindre
à des choses d’espèce différente, comme le cercle qui peut s’adjoindre
indifféremment à l’airain, à la pierre ou au bois, la solution est évidente,
attendu que, ni l’airain, ni la pierre, ne font partie de l’essence du cercle,
puisque le cercle peut en être séparé. Même quand cette séparation ne serait
pas aussi visible que dans ce cas, rien n’empêcherait qu’il n’en fût encore
tout à fait ainsi ; et, par exemple, alors même que les cercles qu’on
verrait seraient tous en airain, [1036b] l’airain ne ferait pas pour cela partie de la
forme.
Il
est vrai qu’il est difficile à notre esprit de faire cette abstraction ;
et, par exemple, la forme de l’homme se présente toujours à nous accompagnée de
chairs, d’os et de parties analogues. Sont-ce là aussi des parties de la forme
et de la définition de l’homme ? Ou ne faut-il pas dire qu’elles n’en sont
pas des parties, mais seulement la matière, et que, comme ces parties ne s’appliquent
pas à un autre être que l’homme, nous sommes impuissants à les en séparer ?
Néanmoins
cette séparation semble possible ; et le seul point obscur, c’est de
savoir dans quels cas elle l’est. Aussi, il y a des philosophes qui soulèvent
une objection, et qui prétendent qu’il ne faut pas définir le cercle et le
triangle par des lignes et par la continuité de la surface, mais qu’il faut
considérer tout cela absolument comme on considère les chairs et les os dans l’homme ;
l’airain et la pierre, dans le cercle. Ces philosophes réduisent donc tout à
des nombres ; et pour eux, la définition de la ligne se confond avec celle
du nombre Deux.
C’est
que, parmi les partisans des Idées, les uns soutiennent que le nombre Deux
représente la ligne en soi ; d’autres disent seulement que le nombre Deux,
c’est l’Idée de la ligne ; car, selon eux, il y a parfois identité entre l’Idée
et l’objet de l’Idée. Et ici, par exemple, Deux et l’Idée de Deux sont la même
chose. Mais ce n’est plus le cas pour la ligne. Il résulte certainement de
cette théorie qu’une multitude de choses, dont l’espèce est évidemment
différente, n’ont plus alors qu’une seule Idée ; et c’est là aussi l’erreur
des Pythagoriciens. On peut tout aussi bien ne faire qu’une seule Idée pour
toutes choses ; il n’y a plus d’Idées distinctes ; et, grâce à ce
procédé, tout finit par se réduire à l’unité.
Nous
avons donc montré les difficultés que présente la théorie des définitions, et
nous en avons exposé la cause. Aussi, n’avons-nous que faire de réduire ainsi
tous les êtres et de supprimer la matière. Évidemment, il y a des choses qui ne
sont que des qualités dans un sujet ; et d’autres sont des substances qui
existent de telle ou telle façon. La comparaison relative à l’animal, dont le
jeune Socrate se servait habituellement, n’est pas très juste. Il dévie du
vrai, et il donne à supposer que l’homme pourrait exister sans les parties qui
le forment, comme le cercle existe sans l’airain.
Mais,
pour l’homme, le cas n’est pas du tout pareil. L’animal est quelque chose qui
tombe sous nos sens ; et il serait bien impossible de le définir sans la
notion du mouvement, et, par conséquent, sans des parties qui aient une
certaine disposition. Ainsi, la main, absolument parlant, n’est pas une partie
de l’homme ; elle est uniquement la main en tant qu’elle est animée, et qu’elle
peut remplir la fonction qui lui est propre ; si elle n’est pas animée et
vivante, ce n’est plus une partie de l’homme.
Mais,
dans les Mathématiques, pourquoi les définitions des parties n’entrent-elles
pas dans la définition du Tout ? Et, par exemple, pourquoi les
demi-cercles ne sont-ils pas des parties de la définition du cercle ? C’est
que les demi-cercles ne sont pas des objets qui tombent sous l’observation
sensible. Ou bien, n’est-ce pas là une circonstance indifférente ? Car il
y a matière même pour certaines choses qui ne sont pas perçues par les sens ;
[1037a] et, en général, tout ce qui n’est pas l’essence
de la chose en est la matière. On ne doit pas admettre qu’il y ait des parties
pour le cercle pris au sens universel ; il n’y en a que pour les cercles
considérés individuellement, ainsi que nous l’avons antérieurement indiqué. Car
la matière, avons-nous dit, est sensible ou intelligible.
Donc,
évidemment aussi, l’âme est la substance première, et le corps est la matière.
L’homme, ou l’être composé des deux, c’est-à-dire de l’âme et du corps, est
universel. Socrate ou Coriscus, si l’âme est ce qu’on vient de dire, se
présente sous un double aspect : on peut le considérer, ou comme une âme,
ou comme le composé de l’âme et du corps. Si on veut le considérer d’une
manière absolue et en soi, il y a, d’un côté telle âme, et, d’un autre côté,
tel corps, dans la relation de l’universel au particulier.
Quant
à savoir si, en dehors de la matière de ces substances, il y a encore une
substance différente, et s’il convient de chercher quelle est cette substance
autre que celles-là, les nombres, par exemple, ou quelque chose d’analogue, c’est
une question qu’on étudiera plus loin. C’est pour éclaircir cette question que
nous essayons de définir même les substances sensibles, bien que, dans une
certaine mesure, l’étude des substances, telles que nos sens nous les montrent,
fasse partie de la Physique et de la Philosophie seconde. C’est qu’en effet ce
n’est pas seulement la matière que le physicien doit étudier ; c’est
encore, et à plus juste titre, la matière telle que la définition nous la
donne.
Or,
pour les définitions, il lui importe de savoir comment les éléments dont la
définition se forme, sont des parties de la chose, et comment la définition en
arrive à représenter une notion unique. Évidemment, la chose à définir
elle-même est Une ; mais ce qui fait qu’elle est Une, tout en ayant des
parties, c’est ce que nous rechercherons plus tard. Ainsi donc, nous avons expliqué
ce qu’est l’essence qui fait que la chose est ce qu’elle est, d’une manière
générale, pour tous les cas ; nous avons également montré ce que c’est qu’être
En soi et pour soi ; et comment, dans certains cas, la définition de l’essence
renferme les parties du défini, et comment, dans d’autres cas, elle ne les
renferme pas. Enfin, nous avons établi que, dans la définition de l’essence, ne
peuvent pas figurer les parties qui y seraient comprises comme matière ;
car alors ce ne sont plus les parties de l’essence substantielle, mais bien les
parties du composé résultant de l’union de la matière et de la forme.
On
peut, pour le composé, soutenir tout à la fois qu’il y a, et qu’il n’y a pas,
de définition. Quand la substance est réunie à la matière, il n’y a pas moyen
de la définir, puisque la matière est indéterminée ; mais pour la
substance première, la définition est possible ; et c’est ainsi que la
définition de l’âme est celle de l’homme. La substance est la forme intrinsèque
qui, en s’unissant à la matière, produit la substance totale et composée, comme
est, par exemple, la courbure du nez. C’est, en effet, de cette courbure et du
nez que résulte le nez camus, et ce qu’on appellerait la Camusité ; mais l’idée
de nez se trouve impliquée deux fois dans cette expression : « Le nez
camus. »
Dans
la substance combinée comme est le nez camus, ou comme est Callias, il y a bien
aussi de la matière intégrante ; l’essence et l’individualité se
confondent dans quelques cas, [1037b] comme on le voit pour les substances premières :
par exemple, pour la courbure et l’idée de la courbure, si toutefois la
courbure est une substance première. Par substance première, j’entends celle
qui n’est pas appelée ainsi, parce qu’une autre chose est dans une autre chose,
qui est son sujet et sa matière. Mais toutes les fois que l’on ne considère que
la matière, ou une combinaison quelconque de la matière, le composé ne peut
être identifié à la substance, à moins que ce ne soit par une unité tout
accidentelle : comme, par exemple, on peut confondre Socrate et la qualité
de savant que Socrate peut avoir ; car il n’y a là qu’une identité toute
indirecte.
D’abord,
complétons ici tout ce que nous avons pu omettre dans les Analytiques, en ce
qui concerne la définition, et réparons nos lacunes. La question, que nous
avons discutée dans cet ouvrage, intéresse de très près nos études sur la
substance : je veux dire, cette question qui consiste à rechercher comment
il se peut que le défini, dont l’explication nous est fournie par la
définition, forme une unité. Prenons, par exemple, la définition de l’homme, et
supposons que cette définition soit : « Animal bipède ».
Comment
cette expression est-elle Une ? Et comment ne se dédouble-t-elle pas en
animal et en bipède ? Quand on parle d’Homme et de Blancheur, il y a là
une pluralité, si l’un de ces termes n’est pas à l’autre ; mais il y a une
unité du moment que l’un est à l’autre, et que le sujet Homme reçoit une
modification quelconque En ce cas, l’unité s’accomplit, et l’on dit :
« L’homme blanc ». Mais ici au contraire, l’un des deux termes ne
participe pas de l’autre ; car le genre ne peut pas participer jamais aux
différences, puisque, si cela était, le même objet recevrait à la fois les
contraires, les différences qui affectent le genre étant contraires entre
elles.
Mais
en supposant même que le genre pût participer aux différences, la question
resterait toujours la même, du moment que les différences sont multiples, comme
celles-ci : terrestre, bipède, sans ailes. Comment tous ces Termes
peuvent-ils former une unité, et non une pluralité ? Ce n’est certes pas
parce qu’ils sont des attributs de l’être en question ; car à ce compte
tous les termes accumulés, quels qu’ils fussent, constitueraient une unité.
Mais
il n’en faut pas moins que tout ce qui entre dans la définition forme un tout
unique, puisque la définition est une explication qui est Une et qui exprime
une substance. Par conséquent, cette explication ne doit s’appliquer qu’à un
seul et même être, puisque la substance, ainsi que nous l’avons dit, désigne
une seule chose et une chose individuelle.
Occupons-nous
d’abord des définitions qui procèdent par divisions successives. Il n’y a dans
la définition absolument rien autre que le genre primordial dont il s’agit, et
que ses différences ; les autres termes ne sont que des genres
subordonnés, composés du genre premier avec les différences qu’on y adjoint.
Supposons que le genre premier soit l’animal ; le second genre à la suite,
c’est l’animal bipède ; puis l’animal bipède, sans ailes.
Et
ainsi de suite, en multipliant les genres tant qu’on voudra. [1038a] Au fond, le nombre des termes n’importe guère,
que ce nombre soit grand ou petit, ou bien seulement qu’ils se réduisent à
deux. De ces deux termes, l’un sera le genre, l’autre sera la différence ;
et ainsi, dans Animal Bipède, Animal sera le genre ; Bipède sera la
différence, qui y est jointe.
Si
donc le genre ne peut point absolument exister en dehors des espèces dans
lesquelles il se divise, ou même s’il existe en dehors d’elles, mais uniquement
comme leur matière ; car, par exemple, le langage est tout ensemble genre
et matière, et ses différences forment ses espèces diverses et les éléments
divers qui le composent, il est clair que la définition n’est que l’explication
qui ressort des différences. C’est qu’il faut diviser, avec le même soin, la
différence de la différence ; et par exemple, en supposant qu’une
différence de l’animal soit qu’il est « Pourvu de pieds », il faut
bien voir, en outre, quelle est la différence de l’animal Pourvu de pieds, en
tant que pourvu de pieds. Par conséquent, il ne faudrait pas dire que la
différence de l’animal pourvu de pieds, c’est d’avoir des ailes ou de ne pas
avoir d’ailes, distinction qui est exacte sans doute, mais qu’on ne fait
cependant que par simple incapacité de faire autrement. Ce que l’on
recherchera, c’est si l’animal Pourvu de pieds a le pied divisé, ou s’il est
solipède ; car ce sont là les différences du pied, puisque la division du
pied est une manière d’être que les pieds peuvent présenter.
Il
faut donc continuer toujours à procéder de cette façon jusqu’à ce qu’on arrive
à ne plus trouver de différences. Alors les espèces du pied sont aussi
nombreuses que le sont les différences elles mêmes ; et le nombre des
espèces d’animaux pourvus de pieds est égal à celui des différences trouvées.
Si tout cela est bien exact, on doit voir que la dernière différence sera bien
l’essence de la chose et sa définition.
En
définissant, il faut prendre garde aux répétitions qu’on peut commettre et qui
seraient fort inutiles. C’est cependant ce qui arrive quelquefois ; et
quand on dit, par exemple, que l’animal Pourvu de pieds est bipède, cela
revient tout à fait à dire que l’animal qui a des pieds a deux pieds ; et,
quoique la division soit dans ce cas fort exacte, on se répète plusieurs fois,
et autant de fois qu’il y a de différences. S’il n’y a qu’une seule différence
de la différence, c’est la dernière qui est l’espèce et l’essence de la chose.
Mais si l’on fait des divisions avec de purs accidents, et qu’on divise, par
exemple, l’animal Pourvu de pieds en blanc et en noir, alors il y a autant de
différences que de sections diverses.
On
peut donc conclure que la définition d’une chose est la notion de cette chose
tirée de ses différences ; et parmi ces différences, c’est la notion tirée
de la dernière, en supposant toujours qu’on suive la ligne directe. C’est ce
dont on se convaincrait, en essayant d’intervertir l’ordre où se succèdent ces
définitions, et qu’on dit, par exemple, que la définition de l’homme c’est
Animal à deux pieds, pourvu de pieds. L’indication de Pourvu de pieds serait
bien superflue après qu’on aurait déjà dit : A deux pieds.
D’ailleurs,
dans la substance, il n’y a pas d’ordre ; car comment imaginer en elle que
telle partie est postérieure, et telle autre antérieure ?
Nous
bornons ici les premières considérations que nous voulions exposer sur les
définitions par divisions successives.
[1038b] Puisque nous nous
proposons d’étudier la substance, reprenons les choses d’un peu plus haut. De
même que le sujet est appelé du nom de substance, de même ce nom désigne encore
l’essence, qui fait que la chose est ce qu’elle est ; il désigne aussi le
composé résultant de la matière et de la forme, et enfin, l’universel.
Déjà
nous avons expliqué les deux premiers de ces termes, l’essence et le sujet ;
et nous avons dit que le sujet peut être considéré sous deux points de vue, ou
comme tel être individuel, par exemple, l’être animé, qui est le sujet des
modifications qu’il subit ; ou comme la matière, qui est dans la réalité
actuelle et complète que la chose représente.
Pour
quelques philosophes, c’est surtout l’universel qui a le caractère de cause ;
et, à leurs yeux, l’universel est le véritable principe. Occupons-nous donc
aussi de l’universel.
Selon
nous, il est impossible qu’aucun universel puisse jamais être une substance. En
effet, la substance première de tout être, quel qu’il soit, est celle qui ne
peut appartenir à aucun autre que lui, tandis que l’universel est au contraire
un terme commun, puisqu’on appelle précisément Universel ce qui, de sa nature,
peut appartenir à plusieurs.
De
quoi donc l’universel pourrait-il être la substance ? Il ne peut être que
la substance de tous les êtres subordonnés, ou n’être la substance d’aucun. De
tous, ce n’est pas possible ; et s’il l’est d’un seul, tout le reste sera
ce même être également, puisque les êtres dont la substance est Une et dont l’essence
est Une, sont aussi un seul et même être. D’autre part, on a défini la
substance : « Ce qui n’est jamais l’attribut d’un sujet » ;
mais l’universel est toujours l’attribut d’un sujet. Il ne peut pas être dans l’objet
comme y est l’essence ; mais il peut y être impliqué comme l’animal est
implicitement compris dans l’homme, dans le cheval, etc. Par conséquent, on
doit voir qu’il aura pour l’universel une sorte de définition.
Peu
importe, d’ailleurs, que l’on ne mentionne pas tous les éléments qui entrent
dans la substance. Animal n’en sera pas moins la substance de quelque chose,
comme l’homme est la substance de cet homme individuel dans lequel il se
trouve. Cela revient donc tout à fait au même, l’universel sera substance ;
et comme l’Animal, il sera la substance de l’espèce dans laquelle il se trouve,
en tant qu’il lui appartient en propre.
Il
est, en outre, impossible et absurde qu’une chose qui est tel être individuel
et telle substance, si elle se compose de certains éléments, ne vienne pas de
substances, ou qu’elle vienne non pas de la catégorie de l’essence, mais de la
catégorie de la qualité ; car alors la qualité, qui n’est pas substance,
serait antérieure à la substance, et à l’individuel. Or, cela est bien
impossible, puisque, ni en notion, ni en temps, ni en production, il ne se peut
pas que les modes soient antérieurs à la substance qui les éprouve ;
autrement, les modes seraient séparables du sujet.
Autre
argument. Dans Socrate, par exemple, qui est déjà une substance, il y aurait
une autre substance, de telle sorte qu’il serait la substance de deux êtres à
la fois. Si l’Homme est une substance, et si tous les termes employés comme celui-là
sont des substances, il en résulte qu’aucun des éléments qui entrent dans la
définition, ne peut plus être substance de quoi que ce soit, ni exister en
dehors des individus, ni se trouver dans un autre être que les individus. Je
veux dire, par exemple, qu’il n’y a pas d’Animal en dehors des animaux
individuels, pas plus que n’existe séparément aucun des éléments qui font
partie des définitions.
En
se plaçant à ce point de vue, on doit reconnaître qu’aucun des termes pris
universellement n’est de la substance, qu’aucun attribut commun ne représente
telle chose particulière, [1039a] et qu’il ne représente que telle qualité. Sinon,
c’est soulever une foule d’objections, et spécialement l’objection du Troisième
homme.
Voici
encore un argument qui prouve bien ce que nous disons. Il est impossible qu’une
substance se compose de substances qui seraient en elle à l’état d’actualité
complète, à l’état d’Entéléchie. Ainsi, deux choses, qui actuellement sont
complètement réelles, ne peuvent jamais être une seule et même chose
effectivement et actuellement. Mais si elles ne sont deux qu’en puissance,
elles pourront être une seule et même chose ; par exemple, le double se
compose bien de deux moitiés ; mais c’est seulement en puissance, puisque
l’actualité réelle et complète des moitiés les isolerait dans des êtres
différents.
Il
en résulte que, si la substance est Une, elle ne peut se composer de substances
qui seraient en elle ; et c’est en ce sens que Démocrite a parfaitement
raison de soutenir qu’il est impossible que jamais deux choses deviennent une
seule chose, ni qu’une seule chose en devienne deux, puisque, dans son système,
ce sont les grandeurs indivisibles, les atomes, qui sont les substances.
Il
est de toute évidence qu’il en sera de même encore pour le nombre, si le
nombre, comme le prétendent quelques philosophes, n’est qu’une collection d’unités ;
car, ou bien Deux n’est pas Un, ou bien Un n’est pas actuellement et réellement
dans Deux.
Mais
cette conclusion même ne laisse pas que de présenter des difficultés. Si, en
effet, il est impossible que la substance se compose jamais d’universaux, parce
que les universaux n’expriment qu’une qualité et non point une chose
particulière et individuelle, et si jamais non plus une substance ne peut être
composée de substances réelles et effectives, il s’ensuit que toute substance
est indécomposable, et que, par suite, il ne peut y avoir non plus de
définition pour une substance quelconque. Tout le monde convient cependant, et
il y a bien longtemps qu’on l’a dit, que la définition ne s’adresse qu’à la
substance seule, ou, tout au moins, s’adresse surtout à la substance. Et voilà
maintenant qu’on démontre que ce n’est pas même à la substance que la
définition s’applique ; avec cette théorie, il n’y aurait plus définition
de rien. Ou bien ne doit-on pas plutôt dire qu’il y aura définition de la
substance en un sens, et qu’en un autre sens il n’y en aura pas ? C’est ce
qui s’éclaircira davantage par ce qui va suivre.
Toute
la discussion précédente fait voir clairement où en arrivent les philosophes
qui, prenant les Idées pour les substances, les regardent comme séparées des
choses, et qui en même temps cependant soutiennent que l’espèce vient du genre
et des différences.
Si,
en effet, les Idées existent, et, si l’animal, par exemple, est dans l’homme et
dans le cheval, de deux choses l’une : ou l’animal est, dans l’un et dans
l’autre, Cheval et Homme, une seule et même chose numériquement, ou c’est une
chose différente. Mais la définition de ces deux êtres prouve clairement que c’est
une seule et même chose, puisqu’en expliquant l’animal, soit dans le cheval,
soit dans l’homme, on en donne absolument la même explication. Si donc il y a
un homme qui existe en soi et à l’état de séparation absolue, il faut
nécessairement aussi que les deux éléments dont il se compose, Animal et
Bipède, expriment un être réel, qu’ils soient également séparés, et qu’ils
soient des substances. Il s’ensuit que l’Animal sera aussi une substance.
Si
l’Animal est identique dans le cheval et dans l’homme, identique de cette
identité que vous avez de vous-même à vous-même, comment alors l’animal
sera-t-il Un dans des êtres absolument séparés ? [1039b] Et comment cet animal ne sera-t-il pas séparé
aussi de lui-même ?
D’autre
part, si l’animal est du genre bipède et polypède, il en résulte une
conséquence insoutenable : c’est qu’alors il aura simultanément les
contraires, tout en restant un seul et même être. Si l’animal ne participe pas
du bipède, comment alors comprend-on qu’on puisse dire de lui qu’il est bipède
ou terrestre ? Si l’on prétend que tout cela se combine, que tout cela se
touche et se confond, on peut affirmer que ce sont là autant d’impossibilités
manifestes.
Peut-être,
dira-t-on encore, que l’animal est différent dans chaque individu. Alors, il s’ensuit
qu’il y aura, sans exagération, un nombre infini d’êtres dont l’animal sera la
substance, puisque ce n’est pas indirectement et par accident que l’homme se
compose de l’animal. Dès lors, l’animal en soi serait une foule d’êtres ;
car l’animal qui est dans chaque individu serait une substance, puisque l’individu
n’est pas l’attribut d’un autre. Si cela n’est pas, l’homme alors viendrait de
cet autre être, et cet autre être serait le genre de l’homme.
Par
suite aussi, tous les éléments dont l’homme se compose seraient autant d’Idées ;
mais il est bien impossible d’être à la fois l’Idée de tel être, et la
substance de tel autre être. Ainsi, l’animal en soi sera chaque animal contenu
dans les animaux particuliers. Mais alors d’où viendront ces animaux
particuliers, et comment pourront-ils venir de l’animal en soi ? Comment
comprendre que ce même animal, qui sera substance particulière, pourra exister
en dehors de l’animal en soi ?
Toutes
ces difficultés se représentent pour les choses sensibles ; et même, elles
y sont encore bien plus grandes. Si donc il est impossible qu’il en soit ainsi,
il est clair qu’il n’y a pas, pour les choses que nos sens perçoivent, une
Idée, à la façon que supposent certains philosophes.
La
substance se présente sous deux aspects différents : le composé qui la
constitue, et la notion qui l’explique. J’entends par là qu’il y a, d’une part,
la substance qui est la notion même de l’objet combinée avec la matière ;
et, d’autre part, cette notion seule, prise d’une manière absolue. Toutes les
substances du premier genre sont sujettes à périr, parce qu’elles se produisent
à un certain moment ; mais la pure et simple notion ne peut jamais être
détruite, par la raison qu’elle ne se produit jamais d’une manière générale et
essentielle. Ainsi, la maison ne se produit pas ; ce qui se produit, c’est
une maison particulière.
Les
substances de cette espèce sont, ou ne sont pas, sans qu’il y ait pour elles ni
production ni destruction. Ainsi qu’on l’a démontré, personne ne les engendre,
ni ne les fait. C’est là encore ce qui explique comment, pour les substances
sensibles et individuelles, il n’y a ni définition ni démonstration possible,
attendu qu’elles renferment une matière dont la nature propre est de pouvoir
être ou n’être pas. Aussi, toutes les choses individuelles et particulières
sont-elles périssables.
Si
donc la démonstration ne s’adresse qu’à des choses nécessaires, si la
définition doit toujours être scientifique. Il en résulte que, de même que la
science ne peut pas être tantôt science et tantôt ignorance, et que c’est la
simple opinion qui peut seule présenter de telle alternatives, et que, de même
qu’il n’y a ni science ni définition, mais uniquement opinion de ce qui peut
être autrement qu’il n’est ; [1040a] de même évidemment,
il n’y a ni définition ni démonstration pour les substances sensibles.
La
raison en est que, du moment où les objets qui périssent viennent à échapper à
la sensation, ils restent parfaitement inconnus de ceux mêmes qui en ont la
science ; et les notions qui les concernent ont beau rester les mêmes dans
l’esprit, il n’y a plus moyen, ni de les définir, ni de les démontrer. Aussi,
faut-il bien se dire, quand on veut définir un objet individuel, que la
définition qu’on en essaie peut toujours être contestée, parce qu’il est
impossible de le définir.
Certes,
on ne peut pas non plus définir aucune Idée. L’Idée, prétend-on, est chose
individuelle, et elle est séparée. Pour elle aussi, il est nécessaire que la
notion qu’on en donne se compose de mots. Or ces mots ne sont pas l’oeuvre de
celui qui fait la définition ; car alors ils seraient inintelligibles. Les
mots reçus sont des termes communs à tous les êtres qu’ils désignent ; et,
nécessairement, ils s’appliquent à d’autres êtres qu’à l’être en question. Par
exemple, si, pour vous définir, on allait dire que vous êtes maigre, que vous
êtes blanc ou que vous êtes de telle ou telle façon, tout cela pourrait tout
aussi bien s’appliquer à un autre qu’à vous.
Que
si l’on objecte que tous ces attributs, pris séparément, peuvent bien s’appliquer
à plusieurs êtres différents, mais que, réunis, ils ne s’appliquent qu’à tel
être seul, on peut répondre d’abord qu’il y en a toujours au moins deux
auxquels ils peuvent s’appliquer, et que, par exemple, Animal bipède s’applique
à la fois aux deux êtres, à l’Animal d’abord, et ensuite au Bipède. Mais il en
est également ainsi des Idées, qu’on fait éternelles, et même il y a nécessité
que, pour elles, il en soit ainsi, puisqu’elles sont antérieures au composé
total, et qu’elles en font partie. Bien plus, elles en sont séparées, si l’on
admet que l’Homme est séparé aussi. Ou bien aucun des deux termes n’est séparé,
ou bien ils le sont tous les deux. Si aucun n’est séparé, il n’y aura plus de
genre en dehors des espèces ; et, s’ils sont séparés, la différence le
sera comme eux.
En
outre, les Idées éternelles sont antérieures en existence, et elles ne
disparaissent pas en même temps que les êtres périssables. On peut dire encore
qu’il y aura des Idées venant d’autres Idées ; et comme celles d’où
sortent les premières sont les plus simples, il faudra que les termes d’où
vient l’Idée puissent être les attributs d’une foule de choses ; par
exemple, Animal et Bipède seront de ces attributs. Autrement, comment les êtres
seront-ils connus ? Et alors, on arrivera à une Idée qui ne pourra plus
être l’attribut que d’un seul être. Mais ce n’est pas là du tout la théorie ;
et, tout au contraire, n’y a pas d’Idée qui ne se communique.
Répétons-le
donc : l’erreur vient de ce qu’il n’y a pas de définition possible, quand
il s’agit de choses éternelles, surtout de celles qui sont uniques en leur
genre : le soleil et la lune, par exemple. En ceci on se trompe de deux
manières : d’abord, en ajoutant, à la définition du soleil, des épithètes
qui peuvent être omises sans que le soleil cesse, pour cela, d’être ce qu’il
est, comme lorsqu’on dit de lui « qu’il fait le tour de d’une terre »
ou « qu’il se cache pendant la nuit ». Car, d’après cette théorie, il
n’y aurait donc plus de soleil, si le soleil venait à s’arrêter, ou à
resplendir pendant la nuit. Or, c’est une conception absurde de croire qu’il ne
puisse plus y avoir de soleil, puisque le mot Soleil exprime une
substance. En second lieu, on se trompe encore en prenant des attributs qui
peuvent s’appliquer aussi à un corps autre que le soleil ; car, s’il y
avait un autre soleil que le nôtre, qui eût les mêmes attributs, il serait
évidemment aussi un soleil. La définition serait donc commune à plusieurs êtres
à la fois ; [1040b] or le soleil était supposé un être individuel,
tout aussi bien que le sont Cléon ou Socrate.
Mais
pourquoi, parmi les partisans des Idées, n’en est-il pas un qui se hasarde à
donner la définition de l’Idée ? S’ils tentaient de le faire, ils
sentiraient bien vite la vérité de ce que nous venons de dire.
On
doit voir aussi que, de toutes ces prétendues substances, la plupart n’existent
guère qu’à l’état de simples possibilités, comme sont, par exemple, les parties
des animaux, qui ne peuvent jamais exister séparément de l’animal entier. Que
si on les en sépare, elles n’existent plus dès lors que comme matière, terre,
feu, air, etc.. Aucune de ces parties ne forme à elle seule un tout, et c’est
absolument comme est un tas de minerai avant qu’il ne soit fondu, et avant qu’il
ne se forme une unité de tous les fragments qui le composent.
Ce
seraient surtout les parties des êtres animés, et les parties de l’âme, qui
pourraient sembler tout près d’être à la fois, et en réalité actuelle, et en
puissance, quand elles ont en elles les principes du mouvement partant d’un
certain point de leurs flexions ; et l’on sait qu’il y a des animaux qui
vivent encore après qu’on les a divisés. Mais cependant toutes ces parties ne
sont encore qu’en puissance, quand elles appartiennent à un Tout, qui est
naturellement Un et continu, et sans que cette unité soit le résultat d’une
violence ou d’une connexion factice ; car alors cette contrainte n’est
plus qu’une sorte de mutilation.
Mais
comme l’Un se confond absolument avec l’Être, et comme la substance de l’un est
Une aussi, et que les choses dont la substance est numériquement Une forment
une unité numérique, il s’ensuit évidemment que ni l’Un ni l’Être ne peuvent
être la substance des choses, de même qu’ils ne peuvent pas être davantage, ni
un élément ni un principe. Or, ce que nous voulons dans nos recherches, c’est
précisément de remonter jusqu’à ce principe, afin de le ramener à quelque chose
de plus connu.
Toutefois,
l’Être et l’Un seraient la substance des choses plutôt encore qu’ils ne
seraient leur principe, leur élément et leur cause. Mais l’Un et l’Être ne
peuvent pas être la substance, par cette autre raison que la substance ne peut
jamais être rien de commun. La substance n’appartient à quoi que ce soit, si ce
n’est à elle-même, et à ce qui la possède, en tant qu’elle en est la substance.
Ajoutez
que l’Un, s’il est en plusieurs lieux, ne peut pas du moins y être
simultanément, tandis que ce qui est commun peut être à tous dans une foule de
lieux à la fois.
Ceci
démontre donc clairement qu’aucun des universaux ne peut exister séparément des
individus, et que les partisans des Idées ont en partie raison, quand ils les
font séparées, attendu que ce sont des substances, et qu’en partie ils ont
tort, quand ils soutiennent que l’Un est l’Idée dans une pluralité. Leur erreur
vient de ce qu’ils ne sont pas en état d’expliquer ce que sont leurs substances
impérissables, en dehors des substances sensibles et particulières.
Sous
le rapport de l’espèce, ils les font absolument pareilles aux êtres
périssables, aux substances que nous connaissons, et quand ils disent :
« L’homme même, le cheval même… », ils ne font qu’ajouter ce mot même
aux êtres que la sensation nous fait connaître. Cependant, quand bien même nous
n’aurions pas vu les Astres, [1041a] je me figure qu’ils n’en seraient pas moins des
substances éternelles, indépendamment de celles que nous aurions connues. Par
conséquent, ici non plus nous n’avons pas besoin de savoir ce que sont les
Astres pour affirmer qu’il est absolument nécessaire qu’il en existe.
En
résumé, on voit clairement qu’aucun terme universel ne peut être une substance,
et qu’il est impossible qu’une substance, qui est Une, puisse se composer d’autres
substances.
Essayons
maintenant de prendre en quelque sorte un point de vue nouveau, et faisons
comprendre comment on doit exprimer la substance et expliquer ce qu’elle est.
Peut-être ce que nous disons éclaircira- aussi ce qu’on doit penser de cette
substance spéciale, qui est séparée des substances sensibles.
La
substance étant un principe et une cause, ce sera là notre point de départ.
Quand on cherche le pourquoi des choses, on le cherche toujours sous cette
forme de savoir pourquoi telle chose est à telle autre chose. Si, en effet, on
se demandait pourquoi l’homme instruit est un homme instruit, ce serait, ou
rechercher précisément ce qu’on vient de dire, pourquoi l’homme est instruit,
ou est telle autre chose.
Chercher
pourquoi la chose elle-même est ce qu’elle est, c’est une bien vaine recherche,
puisqu’il faut toujours préalablement connaître avec pleine évidence ce qu’est
la chose, et qu’elle est. Et, par exemple, il faut savoir tout d’abord qu’il y
a une éclipse de lune. Or, pour l’éclipse même, il n’y a de possible qu’un
simple énoncé affirmant qu’elle est ce qu’elle est, et une seule cause
applicable à tous les cas ; par exemple, on dit que l’homme est homme, et
que l’instruit est instruit. C’est que toute chose, on peut dire, est indivisible
par rapport à elle-même ; et c’est précisément ce que nous entendions
quand nous disions qu’elle est Une. Il est vrai que cette réponse peut s’appliquer
à tout, et elle est par trop concise.
Mais
ce qu’on peut justement se demander, c’est pourquoi l’homme est telle espèce d’être.
Évidemment, si l’on ne peut pas rechercher pourquoi cet homme est homme, on
peut rechercher pourquoi telle chose est à telle autre chose. Quant au fait
même que la chose est à telle chose, il doit être évident ; et sans cette
condition, il n’y a pas de recherche possible. Ainsi, l’on se demande :
« Pourquoi tonne-t-il ? » et l’on répond : « Parce qu’il
y a du bruit dans les nuages. » Et, de cette façon, ce qu’on cherche, c’est
une chose attribuée à une autre chose ; et l’on dit pourquoi des objets
tels que des poutres et des pierres deviennent une maison.
Il
est évident que ce qu’on cherche alors, c’est la cause ; en d’autres
termes, c’est l’essence, pour parler comme le veut la raison. Dans certains
cas, la cause qu’on cherche, c’est la fin, ou le but, en vue duquel la chose
est faite, comme on peut se le demander pour une maison, pour un lit ;
dans d’autres cas, la cause est le principe initial du mouvement ; car ce
principe peut être aussi une cause.
Ce
dernier genre de cause est celui qu’on cherche, surtout quand il s’agit de la
production et de la destruction des choses, tandis que l’autre s’applique aussi
à leur existence. La recherche est surtout obscure, quand ce ne sont pas des
termes dont l’un est l’attribut de l’autre ; par exemple, si l’on se
demande : [1041b] « Qu’est-ce que l’homme ? »,
parce qu’alors l’énonciation est absolue, et qu’on n’ajoute pas que l’homme est
telle ou telle chose.
Mais
il faut rectifier et préciser la question ; ou sinon, c’est ne rien
rechercher que de rechercher dans ces conditions ce que devient la chose. Comme
on doit connaître l’existence de la chose, qui est une condition préalable, il
est clair que l’on cherche uniquement pourquoi la matière est faite de telle ou
telle façon. On se demande, par exemple, pourquoi telles ou telles choses
forment une maison. Pourquoi est-ce là une maison ? C’est parce que la
chose a tout ce qui constitue essentiellement une maison. Pourquoi est-ce un
homme ? Parce qu’il a le corps constitué de telle manière.
Ainsi,
cela revient à rechercher la cause de la matière, c’est-à-dire, la forme qui
fait que la chose est ce qu’elle est, en d’autres termes, l’essence. Il s’ensuit
que, pour les êtres pris au sens absolu, il n’y a rien à rechercher, ni rien à
apprendre ; mais qu’il y a une tout autre voie pour arriver à les
connaître.
L’être
est ici composé de telle manière que le tout forme une complète unité, non pas
comme le tas de minerai en forme une, mais à la façon de la syllabe ; car
la syllabe n’est pas seulement les lettres qui la forment ; BA ne se
confond pas avec les lettres B et A, qui la composent, non plus que la chair ne
se confond pas avec le feu et la terre, qui la constituent. Ce qui le prouve
bien, c’est que, quand les composés viennent à se dissoudre, il y a des choses
qui cessent d’être, par exemple, la chair et la syllabe, tandis que les
lettres, le feu et la terre, subsistent toujours. La syllabe est donc quelque
chose de spécial ; elle n’est pas seulement les lettres, voyelle et
consonne ; mais elle est autre chose encore. La chair n’est pas uniquement
le feu et la terre, le chaud et le froid combinés ; elle est quelque chose
de plus.
Si
l’on admet qu’il faut nécessairement que ce quelque chose lui-même soit, ou un
élément, ou un composé d’éléments, on voit qu’en le supposant d’abord un
élément, le raisonnement qu’on vient de faire reste le même ; et, par
suite, la chair se formera de ce quelque chose, plus, du feu et de la terre, et
encore de quelque autre élément ; et l’on irait ainsi à l’infini. Que si,
au lieu d’être un élément, ce quelque chose vient d’un élément, il est clair qu’il
ne vient pas d’un seul élément, mais d’un plus grand nombre d’éléments que n’en
a la chose en question ; et l’on ferait alors le même raisonnement que
nous venons de faire sur la chair et sur la syllabe. Il semblerait donc qu’il y
a quelque chose de ce genre, qui n’est pas un élément, mais qui est cause qu’ici
c’est de la chair qui se forme, et là une syllabe ; et de même ainsi pour
tout autre objet. Or, c’est là précisément la substance pour chaque chose ;
c’est la première cause de son être.
Mais
comme, parmi les choses, les unes ne sont pas des substances, et qu’il n’y a de
vraies substances que celles que la nature forme et constitue selon ses lois,
on pourrait bien croire, avec quelques philosophes, que c’est la nature même de
la chose qui en est la substance, et que la substance n’est pas un élément,
mais un principe. Quant à l’élément, c’est la matière intrinsèque dans laquelle
la chose se dissout, comme A et B sont les éléments de la syllabe BA.
[1042a] Maintenant, il faut
tirer les conséquences de tout ce que nous avons exposé, et, après en avoir
résumé les parties principales, mettre fin à cette étude.
L’objet
de nos investigations, avons-nous dit, ce sont les causes, les principes et les
éléments des substances. Parmi les substances il en est sur l’existence
desquelles tout le monde est d’accord ; il en est d’autres, au contraire,
qui ne figurent que dans quelques systèmes particuliers. Les substances que
tout le monde admet, ce sont les substances naturelles, telles que le feu, la
terre, l’eau et les autres corps simples ; puis, les plantes et leurs
parties ; puis encore, les animaux et les parties des animaux ; et enfin,
le ciel et les parties du ciel. Les substances simples, que quelques
philosophes reconnaissent, ce sont les Idées et les entités mathématiques ;
mais, à ne consulter que la raison, il y a encore certainement d’autres
substances, qui sont l’essence et le sujet.
C’est
aussi, en se plaçant à un autre point de vue, que le genre peut sembler être
plus substance que les espèces, et l’universel l’être plus que les individus.
Or, les Idées elles-mêmes rentrent dans l’universel et dans le genre ; car
c’est au même titre qu’on peut les prendre pour des substances.
Mais
comme l’essence, qui fait que la chose est ce qu’elle est, peut en être
regardée comme la substance, et que l’explication de l’essence, c’est la
définition, nous avons dû, pour ce motif, étudier la définition et analyser ce
que veut dire être En soi. Puis, comme la définition n’est qu’une explication,
et que toute explication a des parties, il nous a été également nécessaire d’examiner
ce que c’est que la partie, et quelles parties doivent entrer dans la
substance, quelles parties n’y entrent pas ; et si les parties qui sont
dans la substance doivent se retrouver également dans la définition. C’est à la
suite que nous avons démontré que, ni l’universel, ni le genre, ne sont de la
substance.
Quant
aux Idées et aux entités mathématiques, c’est plus tard que nous nous en
occuperons, puisqu’il y a des philosophes qui soutiennent qu’elles existent en
dehors des substances sensibles. Pour le moment, nous n’étudierons que les
substances qui ne sont contestées par personne.
Ce
sont les substances sensibles ; et toutes les substances sensibles ont de
la matière. La substance, c’est le sujet, le support des qualités. A un point
de vue, c’est la matière ; et à un autre point de vue. c’est la notion.
Quand je dis la Matière, j’entends cette partie des êtres qui, n’étant pas
actuellement telle chose individuelle et déterminée, l’est cependant en
puissance. Et d’autre part, la notion de l’objet, et sa forme, c’est ce qui,
étant une réalité particulière, est séparable pour la raison.
En
troisième lieu, il faut distinguer le Tout, que compose la réunion de la
matière et de la forme ; il n’y a que lui qui soit susceptible de
production et de destruction, et qui soit absolument séparable ; car,
parmi les substances que la raison conçoit, les unes sont séparables, et les
autres ne le sont pas.
Il
est évident que la matière est de la substance, puisque, dans tous les
changements opposés les uns aux autres, il faut toujours un sujet qui supporte
ces changements. Par exemple, s’agit-il du changement de lieu, il faut un
sujet, qui soit tantôt ici, et tantôt ailleurs, et en un autre point. S’il s’agit
d’un changement d’accroissement, il faut un sujet qui ait, tantôt telle
dimension, et qui ensuite devienne, ou plus petit, ou plus grand. S’agit-il d’un
changement par altération, il faut un sujet qui puisse être actuellement en
santé, et, plus tard, être malade. [1042b] Enfin, la même observation s’applique à la
substance ; il y faut un sujet qui maintenant se produise et qui plus tard
disparaisse, un sujet qui soit actuellement sujet en tant qu’être réel et
spécial, et qui, plus tard, soit sujet par privation.
Les
autres changements sont la suite de ce dernier genre de changement ; mais
celui-là n’est la conséquence, ni d’un seul, ni de deux des autres changements ;
car il n’y a pas de nécessité, parce qu’un objet a une matière qui change de
lieu, qu’il ait aussi, et par cela seul, une matière qui puisse, et se
produire, et périr.
C’est
du reste dans la Physique qu’a été expliquée la différence d’une
production absolue à une production qui n’est pas absolue.
Puisqu’on
est d’accord pour reconnaître qu’une certaine substance est sujet et matière ;
et que cette substance n’existe qu’en puissance, nous n’avons plus qu’à exposer
ce qu’est la substance effective et réelle des choses sensibles.
Démocrite
semble croire qu’il n’y a que trois différences possibles dans les choses.
Selon lui, en effet, le corps, qui est le sujet, est, sous le rapport de la
matière, un et identique ; mais les différences que le corps présente sont
l’Arrangement, en d’autres termes, la forme ; la Tournure, en d’autres
termes, la position ; et enfin, le Contact, en d’autres termes, l’ordre.
Quant
à nous, il nous semble qu’il y a, bien d’autres différences que celles-là.
Ainsi, les choses se distinguent, tantôt par la combinaison de la matière,
comme toutes celles qui viennent d’un mélange, ainsi qu’en vient l’hydromel ;
tantôt par une jointure, comme pour un coffre ; tantôt par un lien, comme
pour le faisceau ; tantôt par un collage, comme pour le livre ;
tantôt les choses diffèrent par plusieurs de ces conditions réunies.
Quelquefois, c’est la position seule qui les distingue, comme le seuil de la
porte et son chevet, qui n’ont absolument que la position de différente. D’autres
fois, c’est le temps qui est différent, comme il l’est pour le dîner et pour le
déjeuner. D’autres fois encore, c’est le lieu, comme pour les vents qui
soufflent de différents points.
Les
choses diffèrent aussi par certaines modifications que subissent les objets
sensibles : dureté, mollesse ; densité, rareté ; sécheresse,
humidité. Les unes n’ont entre elles qu’un petit nombre de ces différences ;
les autres les ont toutes. Les unes les ont en excès ; les autres les ont
en défaut.
Par
suite, il est évident que l’existence, ou l’Être, s’exprime sous autant d’aspects
divers. En effet, telle pierre est un seuil, parce qu’elle est posée à telle
place ; et pour elle, Être signifie simplement qu’elle est placée de telle
manière ; Être de la glace, ce n’est qu’avoir telle densité. Pour
certaines choses, leur être est déterminé par toutes ces différences, quand ces
choses sont, ou mélangées, ou combinées, ou reliées entre elles, ou
solidifiées, ou qu’elles se distinguent mutuellement par les autres différences
qu’on vient d’énumérer, comme se distinguent la main et le pied.
Il
faut donc bien saisir les genres divers des différences ; car ce sont
elles qui deviennent les principes de l’Être. Ainsi, les choses qui se
distinguent par le plus et le moins, par les qualités de dense et de rare, et
par toutes les autres conditions analogues, ne sont toutes en définitive qu’excès
ou défaut. Si une chose se distingue par sa forme, par sa surface, qui peut
être rude ou polie, toutes ces conditions spéciales se rapportent au droit ou
au courbe. Pour d’autres choses, l’Être ne consistera que dans le mélange ;
et alors, le Non-être consistera pour elles dans un état opposé à celui-là.
[1043a] Il ressort
clairement de ceci que, la substance étant, pour chaque chose, la cause qui
fait qu’elle existe, c’est dans ces différences qu’il faut chercher quelle est
la cause qui donne à chaque chose sa façon d’être. La substance n’est
proprement aucune de ces différences, ni même la réunion de deux ou de
plusieurs. Cependant il y a, dans chacune d’elles, quelque chose qui correspond
à la substance.
Et
de même que, dans les substances particulières, c’est l’attribut qui détermine
la matière qui est l’acte même de la chose, sa réalité actuelle, de même, et à
plus forte raison, en est-il ainsi dans les autres définitions. Par exemple, si
c’est un seuil de porte qu’on veuille définir, on dira que c’est du bois ou de
la pierre posés de telle façon ; si c’est une maison, on dira que ce sont
des briques et des bois disposés selon tel arrangement. Mais ne définit-on pas
aussi certaines choses par le but auquel elles doivent servir ? Si c’est
de la glace qu’on définit, on dit qu’elle est de l’eau prise, ou solidifiée, de
telle manière ; s’il s’agit d’un accord musical, on dit que c’est une
certaine combinai son de l’aigu et du grave. Même remarque pour toute autre
définition.
Ceci
montre bien évidemment que, pour une matière différente, l’acte est différent
aussi, de même que la définition. Ici combinaison, là mélange, ou telle autre
des différences dont il vient d’être parlé. Aussi, lorsque, voulant définir ce
qu’est une maison, on dit que ce sont des pierres, des briques, des bois, on ne
fait là que parler de la maison en puissance, puisque tout cela n’est que de la
matière ; mais quand on définit la maison en disant qu’elle est un abri
destiné à couvrir les choses et les personnes, ou en ajoutant tel autre détail
analogue, on définit l’acte môme de la maison, son existence actuelle. Si l’on
réunit les deux définitions, c’est-à-dire l’acte et la matière, on définit la
troisième substance composée de l’union de l’un et de l’autre.
La
définition qui procède ainsi par les différences, semble donc la définition de
la forme et de l’acte ; celle qui procède, au contraire, par l’énumération
des éléments intrinsèques de la chose, est plutôt la définition de la matière.
Telles
étaient les définitions qu’approuvait Archytas ; c’est-à-dire, celles qui
se composent des deux procédés réunis. Par exemple, qu’est-ce qu’un temps
serein ? C’est le calme dans la masse de l’air. D’une part, l’air est la
matière ; et d’autre part, le calme est l’acte et l’état substantiel. Qu’est
ce que la bonace ? C’est la tranquillité de la mer tout unie. Le sujet en
tant que matière, c’est la mer ; l’acte et la forme, c’est l’égalité du
niveau des eaux.
On
doit voir, d’après ce qui précède, ce que c’est que la substance sensible, et
de quelle façon elle existe : ici la matière ; et là, la forme, quand
il s’agit de l’acte de la chose ; enfin, la troisième substance, qui est
le composé des deux premières, à savoir de la forme et de la matière.
Il
faut prendre garde que, dans quelques cas, on ne voit pas bien si le nom de la
chose exprime la substance composée de la forme et de la matière, ou s’il
exprime l’acte et la forme. Par exemple, on ne voit pas si le mot Maison
signifie, en commun et tout ensemble, un abri formé de briques, de bois et de
pierres, arrangés dans telle disposition ; ou si ce mot signifie seulement
l’acte et la forme, c’est-à-dire que la maison est un abri. Pour la ligne, il y
aurait de même à savoir si ce mot représente Deux en longueur, ou s’il
représente simplement Deux. Enfin, pour le mot d’Animal, il faut savoir s’il
doit signifier une âme dans un corps, ou simplement une âme ; car c’est l’âme
qui est la substance et l’acte d’un corps.
Le
mot d’Animal peut s’appliquer également aux deux, non pas comme exprimant une
seule notion, mais comme se rapportant à une seule et même chose. Ces
distinctions peuvent, à d’autres points de vue, n’être pas sans importance.
Mais elles n’ont aucun intérêt pour notre étude sur la substance sensible ;
[1043b] car l’essence, qui fait que la chose est ce qu’elle
est, ne consiste que dans la forme et dans l’acte.
En
effet, l’âme et l’essence de l’âme, c’est la même chose ; mais l’essence
de l’homme et l’homme ne sont pas identiques, à moins qu’on ne veuille donner à
l’âme le nom d’homme ; et alors l’identité serait vraie à certain égard ;
et à certain autre, elle ne le serait pas. C’est qu’à y regarder de près, on ne
peut pas trouver que la syllabe se compose seulement de lettres et d’une
combinaison de lettres, de même que la maison n’est pas seulement un nombre de
briques et un certain arrangement de ces briques. Et l’on a raison de penser
ainsi ; car la combinaison elle-même et le mélange lui-même ne sont pas formés
des matériaux dont on fait la combinaison ou le mélange.
Il
en est absolument de même pour tous les autres cas, où les choses ne se
confondent pas davantage. Ainsi, un seuil de porte est ce qu’il est par sa
position ; mais la position ne vient pas du seuil ; c’est bien plutôt
le seuil qui vient d’elle. L’homme n’est pas non plus l’Animal et le Bipède ;
mais comme ce n’est là que de la matière, il doit y avoir encore quelque autre
chose en dehors de tout cela, qui ne soit pas un élément, et qui ne vienne pas
non plus d’un élément quelconque. C’est là précisément la substance, et l’on
désigne ce quelque chose quand on retranche la matière.
Si
donc c’est là réellement la cause de l’Être et que ce soit bien sa substance,
il faut que nos philosophes appellent du nom de substance ce quelque chose.
Cette substance doit être éternelle, ou du moins elle doit être périssable sans
périr, et se produire sans être produite. Ailleurs, nous avons démontré que l’on
ne peut jamais créer l’espèce, que l’espèce n’est pas engendrée, mais qu’elle
est mise dans telle ou telle chose ; et qu’il n’y a de production
véritable que pour le Tout, qui est composé de l’union de la matière et de la
forme.
Quant
à savoir si les substances des êtres périssables peuvent en être séparées, c’est
une question qui demeure encore obscure. Tout ce qu’on peut affirmer
clairement, c’est que cet isolement est impossible pour certaines Idées, et,
par exemple, pour toutes celles qui ne peuvent exister en dehors des êtres
particuliers, comme est une maison, comme est un vase. Mais peut-être doit-on
dire aussi que ce ne sont pas là des substances, et que ces deux objets n’en
sont pas plus que toutes les choses que la nature ne fait pas ; car la
nature seule, on peut le soutenir avec vérité, est vraiment la substance dans
les choses périssables.
De
là, on peut tirer une réponse décisive à la question que soulevaient les
disciples d’Antisthène, et des esprits aussi peu éclairés que les leurs, quand
ils prétendaient qu’il est impossible de définir l’essence des choses, parce
que la définition n’est qu’une dénomination un peu plus longue, et qu’on ne
peut tout au plus qu’indiquer la qualité de la chose. C’est ainsi, par exemple,
qu’on définit l’argent en disant ce qu’il n’est pas, et en l’assimilant au
plomb.
Il
y a donc une substance qu’on peut définir et déterminer ; c’est la
substance composée et concrète, qu’elle soit d’ailleurs sensible ou
rationnelle. Mais il n’est pas possible de définir les primitifs dont cette
substance est formée, puisque l’énoncé de la définition exprime toujours que
telle chose est attribuée à telle chose ; et que, par suite, il faut que,
d’un côté, il y ait la matière, et que de l’autre côté, il y ait la forme.
Ceci
nous montre encore comment, si les substances sont des nombres, elles ne
peuvent l’être que de cette façon, et non comme des collections d’unités, ainsi
que le prétendent certains philosophes. La définition, en effet, est un nombre,
si l’on veut, puisqu’elle est divisible, et qu’elle se réduit en éléments
indivisibles, les explications ne pouvant pas être infinies ; le nombre
est aussi dans ces conditions.
On
peut dire encore que, de même que, si l’on retranche, ou si l’on ajoute, la
parcelle la plus petite possible aux éléments dont le nombre est formé, le
nombre cesse aussitôt d’être ce qu’il était, pour devenir autre ; [1044a] de même, la définition et l’essence cessent
également d’être ce qu’elles étaient, pour peu qu’on leur enlève, ou qu’on leur
ajoute, quoi que ce soit.
Il
faut, en outre, qu’il y ait, dans le nombre, quelque chose qui lui donne son
unité ; mais on ne nous dit pas ce qui donne cette unité au nombre, bien
qu’on la lui reconnaisse. Ou, en effet, le nombre n’a pas d’unité, ou il n’en a
que comme en a un monceau d’objets réunis ; or si le nombre a de l’unité,
il faut nous dire la cause qui, de cette pluralité, fait une unité.
De
même aussi, la définition est Une ; mais nos philosophes ne nous disent
pas davantage pour elle ce qui constitue son unité incontestable. Du reste, on
conçoit sans peine leur embarras ; car c’est par la même raison que, pour
le nombre ; et la substance est Une aussi de la même manière. Mais elle n’est
pas, ainsi qu’ils le prétendent, une sorte de monade ou de point ; loin de
là, son unité consiste en ce qu’elle est une réalité complète et une nature
individuelle.
Et
de même encore que le nombre n’est, ni plus, ni moins, ce qu’il est, de même
non plus la substance, considérée dans sa forme, n’est ce qu’elle est, ni plus,
ni moins ; et si elle a du moins et du plus, ce n’est que quand elle est
mêlée à la matière.
Pour
le moment, nous nous bornerons à ce que nous venons de dire sur la production
et la destruction de ce qu’on appelle les substances, nous contentant d’avoir
montré comment la production et la destruction sont, ou ne sont pas, possibles,
et quels sont les rapports du nombre et de la définition.
Pour
ce qui regarde la substance matérielle, il faut bien remarquer que, même en
supposant que tout vienne d’un même élément primitif, ou des mêmes éléments
considérés comme primitifs, et qu’une même matière soit le principe de tous les
phénomènes qui se produisent, néanmoins chaque chose a sa matière propre. Par
exemple, la matière première du phlegme, ce sont les particules douces ou
grasses ; la matière première de la bile, ce sont les particules amères,
ou telles autres particules de ce genre.
Mais
il se peut aussi que ces éléments divers viennent d’une seule et même source.
Il peut y avoir, pour un seul et même objet, plus d’une matière, à condition
que l’une des deux matières vienne de l’autre. Par exemple, le phlegme pourrait
venir du doux et du graisseux, si la graisse elle-même vient du doux ;
mais l’on ne dit du phlegme qu’il vient de la bile, que si le phlegme peut se
résoudre dans la bile, comme en sa matière première.
C’est
qu’en effet, quand on dit qu’une chose vient d’une autre, cette expression peut
avoir deux sens et signifier, ou que la chose vient immédiatement de l’autre,
ou qu’elle en vient seulement après que cette seconde chose a été dissoute en
son principe. Il est possible encore que, la matière restant une et la même,
les choses deviennent tout autres sous l’influence de la cause qui les met en
mouvement : ainsi, d’un morceau de bois, on peut faire un lit ou un
coffre. Pour certaines choses, la matière est nécessairement autre, parce que
les choses sont autres aussi. Par exemple, une scie ne peut jamais être faite
de bois, et la cause motrice qui fait la scie y serait bien impuissante ;
car jamais avec de la laine, ou du bois, on ne pourra faire une scie qui coupe.
Si
donc on peut faire la même chose avec une matière autre, il est clair que l’art
ou le principe qui crée alors le mouvement doit être aussi le même ; car
si la matière est différente, ainsi que le moteur, il faut que le produit soit
également différent.
Quand
on recherche la cause d’une chose, comme le mot Cause a plusieurs
acceptions diverses, il faut énumérer toutes les causes qui peuvent être celles
de l’objet en question. Par exemple, quelle est la cause qui, en tant que
matière, produit l’homme ? Ce sont les flux mensuels de la mère. Quelle
cause, en tant que cause motrice, produit l’homme ? C’est la semence du
père. Quelle cause, en tant que cause formelle ? C’est sa forme et son
espèce. Quelle cause, en tant que cause finale ? C’est son but. Il est
possible, d’ailleurs, que ces deux dernières causes se réunissent et n’en
fassent qu’une.
[1044b] Il ne faut en outre
recourir qu’aux causes les plus prochaines. Si l’on demande quelle est la
matière de l’homme, il ne faut pas répondre : la terre ou le feu ;
mais il faut indiquer la matière propre et spéciale à l’être dont on s’occupe.
Voilà
donc bien la méthode qu’il faut suivre, en ce qui concerne les substances qui
sont naturelles, et celles qui sont produites, si l’on veut procéder
régulièrement, puisque ce sont là les diverses espèces de causes, et que
toujours ce sont les causes qu’il nous faut connaître. Mais quand les
substances, tout en étant naturelles, sont éternelles aussi, la question est
toute différente. Il y a, en effet, de ces êtres qui probablement n’ont pas de
matière, ou dont la matière n’est pas comme celle que nous voyons, mais est
simplement soumise au mouvement dans l’espace.
Les
phénomènes qui, tout en étant produits par la nature, n’ont pas cependant de
substance, n’ont pas non plus de matière ; ou plutôt, dans ces phénomènes,
c’est le sujet même du phénomène qui en est la substance. Par exemple, en
cherchant la cause de l’éclipse, on demande quelle est sa matière ? Mais
là, il n’y a pas de matière ; il n’y a là que la lune subissant ce
phénomène. La cause qui met ici la lumière en mouvement et qui la dérobe, c’est
la terre ; et quant au pourquoi du phénomène, il n’y en a peut-être pas.
Enfin, en ce qui concerne la cause formelle, c’est la définition de l’objet qui
la donne. Mais cette définition elle-même reste obscure, tant qu’on n’y joint
pas l’indication précise de la cause. Qu’est-ce donc que l’éclipse ? C’est
la disparition de la lumière. Si l’on ajoute que cette occultation vient de l’interposition
de la terre entre le soleil et la lune, cette explication alors renferme la
cause du phénomène qu’on étudie.
On
ignore, dans le phénomène du sommeil ; quelle est la partie qui est
primitivement affectée. Sans doute, on sait bien ce que c’est que l’animal qui
l’éprouve ; soit ; mais l’animal, dans laquelle de ses parties est-il
affecté ? Quelle est cette partie qui est affectée la première ?
Est-ce le cœur, ou un autre organe ? Mais encore, par quoi cet organe
est-il affecté ? Puis, quelle est l’affection propre de cet organe, qui n’est
pas l’affection de l’animal tout entier ? Dira-t-on que le sommeil est une
immobilité d’un certain genre ? C’est vrai ; mais cette immobilité
même n’a lieu qu’autant que la partie première souffre elle-même une certaine
affection.
On
a vu qu’il y a des choses qui sont ou qui ne sont pas, sans qu’il n’y ait
cependant pour elles, ni production, ni destruction : tels sont, par exemple,
les points mathématiques, si toutefois on peut dire que les points existent. D’une
manière générale, les espèces et les formes sont dans le même cas, puisqu’en
effet ce n’est pas le Blanc lui-même qui devient, mais que c’est le bois qui
devient blanc. Or, comme tout ce qui devient vient de quelque chose et devient
quelque chose, il s’ensuit que tous les contraires ne peuvent pas sans
exception venir les uns des autres. Et ainsi, c’est d’une façon toute
différente que de noir l’homme devient blanc, et que le blanc vient du noir.
Il
n’y a pas non plus de matière pour toute espèce de choses ; mais il n’y en
a que pour les choses qui peuvent se produire et se changer les unes dans les
autres, tandis que, pour celles qui sont, ou ne sont pas, sans éprouver de
changement, il n’y a pas de matière.
En
ceci, une question assez difficile se présente : c’est de savoir comment,
en ce qui regarde les contraires, se comporte la matière de chaque objet. Par
exemple, si le corps se porte bien en puissance et que la maladie soit le
contraire de la santé, est-ce que les deux, santé et maladie, sont en puissance
dans le corps ? Est-ce que l’eau est en puissance vinaigre et vin ?
Ou bien, l’eau est-elle la matière de l’un, selon son état naturel et sa forme
spécifique, tandis qu’elle n’est la matière de l’autre que par privation, et
par destruction contre nature ?
Mais
on peut se demander aussi pourquoi le vin n’est pas la matière du vinaigre, ni
même le vinaigre en puissance, bien que ce soit du vin que vienne le vinaigre.
Peut-on dire encore que le vivant soit un mort en puissance ? Ou bien ne l’est-il
pas ? Mais les destructions ne sont-elles pas toujours accidentelles ?
[1045a] La matière de l’être vivant devient-elle, par la
destruction, la puissance et la matière du mort, comme l’eau devient celle du
vinaigre ? Car l’un vient de l’autre, comme du jour vient la nuit.
Toutes
les choses qui se changent ainsi les unes dans les autres doivent revenir à
leur matière ; et, par exemple, si le vivant vient du mort, il faut d’abord
que le mort retourne à sa matière pour devenir ensuite un être animé ; et
le vinaigre doit se changer en eau, qui, à son tour, devient du vin.
Mais,
pour revenir à la question que nous avons soulevée sur les définitions et sur
les nombres, à quelle cause tient leur unité ? En effet, pour toutes les
choses composées de plusieurs parties, et où le Tout qu’elles forment n’est pas
simplement un amas, mais où il y a un total qui est quelque chose
indépendamment des parties, il faut bien qu’il y ait une cause à l’unité qu’elles
présentent. Ainsi, dans les corps, c’est tantôt le contact qui fait leur unité ;
tantôt, c’est leur viscosité, ou telle autre condition analogue.
Quant
à la définition, l’unité de l’explication qu’elle fournit ne consiste pas dans
l’enchaînement fies parties, comme y consiste l’Iliade ; mais cette explication
est une, parce qu’elle s’adresse à un seul et unique objet. Quelle est, par
exemple, la cause qui fait l’unité de l’homme, qui fait qu’il est un et non
plusieurs, comme le seraient l’Animal et le Bipède ? Question qui peut
surtout se poser, s’il est vrai, comme le prétendent quelques philosophes, qu’il
y ait un Animal en soi, et un Bipède en soi.
Pourquoi,
en effet, l’homme ne serait-il pas ces deux choses à la fois, puisque les
individus hommes doivent l’être aussi par participation ? Et pourquoi ne
viendrait-il pas, non d’un seul être en soi, mais de deux, l’Animal en soi et
le bipède en soi ? L’homme alors ne serait plus un ; mais il serait
plusieurs, bipède et animal tout ensemble.
Il
est donc clair qu’avec cette méthode, habituelle à nos philosophes, de définir
les choses et de les exprimer, il n’est pas possible de répondre à la question
et de la résoudre. Mais s’il faut distinguer, comme nous le soutenons, la
matière et la forme d’une part, et d’autre part la puissance et l’actualité, la
question que nous cherchions à résoudre n’offre plus de difficulté sérieuse.
En
effet, la difficulté est absolument la même que si l’on allait définir un
vêtement en disant que c’est de l’airain arrondi, puisque le nom même
représenterait la définition de la chose ; et que la question serait
également de savoir ce que serait l’unité de la rondeur et de l’airain. Mais il
n’y a plus de difficulté quand on dit que l’un est la matière, et que l’autre
est la forme.
Quelle
est donc la cause qui fait que ce qui était en puissance passe à l’acte, si ce
n’est l’agent qui a réalisé la chose, dans les cas où la production est
possible ? Il n’y a pas d’autre cause ici que celle qui fait que la sphère
qui est en puissance devient une sphère en acte, une sphère réelle ; et c’est
là uniquement, comme nous l’avons vu, l’essence propre de l’un et de l’autre,
de l’homme et de la sphère.
C’est
qu’en fait de matière, il faut distinguer la matière intelligible et la matière
sensible ; et dans toute définition, il y a d’un côté la matière, et, de l’autre
côté, il y a l’acte, comme dans cette définition : « Le cercle est
une figure plane, etc. » Mais pour les choses qui n’ont pas de matière, ni
intelligible ni sensible, on a immédiatement l’unité que chacune d’elles
représente essentiellement, [1045b] c’est-à-dire, un être substantiel et
particulier, une qualité, une quantité.
Et
voilà comment on ne fait jamais entrer dans les définitions, ni l’Être, ni l’Un.
On y donne immédiatement l’essence de la chose, qui la fait être ce qu’elle est ;
et l’on y fait entrer son unité tout aussi bien que son existence réelle. Il n’y
a donc, pour toutes ces choses, aucune autre cause qui en constitue l’unité, ni
aucune autre qui leur confère l’existence ; chacune d’elles est
immédiatement un être réel et une unité, sans que, pour elles, l’existence et l’unité
consistent seulement dans le genre, et sans qu’elles soient séparées et
indépendantes des individus.
Pour
résoudre cette même question, il y a des philosophes qui nous parlent de
participation, sans d’ailleurs nous expliquer la cause de cette participation,
ni même nous dire ce qu’ils entendent par ce mot. D’autres nous parlent de l’association
de l’âme, comme Lycophron, qui nous dit que la science est l’association du
savoir et de l’âme ; comme d’autres nous assurent que la vie est la
combinaison et l’enchaînement de l’âme avec le corps.
La
même explication pourrait s’appliquer â tout ; et, par exemple, se bien
porter serait l’association, ou l’enchaînement, ou la combinaison, de l’âme et
de la santé ; un triangle d’airain serait la combinaison de l’airain et du
triangle ; un objet blanc serait la combinaison de la surface et de la
blancheur.
Ce
qui produit cette erreur, c’est que nos philosophes veulent trouver une
définition qui unifie la puissance et l’acte, et qu’ils cherchent en même temps
une différence entre les deux. Mais, ainsi que nous l’avons dit, la matière
dernière et la forme des choses se confondent ; seulement, l’une est en
puissance, et l’autre est en acte. C’est tout à fait la même recherche que de
demander la cause de l’être qui est Un, et de demander la cause qui le fait
être Un. Toute chose est Une ; et, à un certain point de vue, l’être en
puissance et l’être en acte n’en font également qu’un.
En
résumé, il n’y a donc pas d’autre cause de l’unité que la cause motrice, qui
fait passer l’être de la puissance à l’acte. Mais pour toutes les choses qui n’ont
pas de matière, elles sont toujours absolument et simplement ce qu’elles sont.
[1045b] Nous avons
antérieurement traité de l’Être compris au sens primordial de ce mot, c’est-à-dire
de la substance, à laquelle se rapportent toutes les autres catégories de l’Être.
C’est, en effet, par leur rapport à la substance que toutes les autres espèces
d’êtres, quantité, qualité et tous les modes dénommés de la même manière, sont
appelés aussi du nom d’Êtres. Tous ils impliquent la notion de la substance,
ainsi que nous l’avons établi dans nos premières études.
Mais
comme l’Être est, d’une part, tantôt un objet individuel, tantôt une qualité ou
une quantité, et que, d’autre part, l’Être peut exister aussi, ou en simple
puissance, ou en réalité complète et actuelle, il nous faut analyser ce que c’est
que la puissance et la parfaite réalité, ou Entéléchie.
Nous
nous occuperons d’abord de cette sorte de puissance qui mérite éminemment ce
nom, bien qu’en ce moment, il ne soit peut-être pas très utile de l’étudier
pour le but que nous nous proposons ; [1046a] car la puissance et l’acte s’étendent fort
au-delà de ces êtres qui ne sont considérés que comme soumis au mouvement. Mais
en traitant de cette espèce de puissance dans les définitions que nous allons
donner de l’actualité, nous nous expliquerons aussi sur les autres espèces de
puissance.
Nous
avons déjà montré ailleurs que les mots de Puissance et de Pouvoir se prennent
en plusieurs sens ; mais nous laisserons ici à côté toutes ces puissances
qui ne sont ainsi animées que par pure homonymie ; car il y en a qui ne
reçoivent cette dénomination que par suite d’une certaine ressemblance :
par exemple, les Puissances en géométrie ; et l’on dit en parlant des
choses qu’elles sont, géométriquement, possibles ou impossibles, par cela seul
qu’elles sont ou ne sont pas d’une certaine façon.
Mais
toutes les puissances qui se rapportent à la même espèce sont toutes aussi des
principes ; et leur dénomination se rattache à une seule notion première
de puissance qui peut être définie : « Le principe du changement dans
un autre en tant qu’autre. » Ainsi, d’une part, la puissance de souffrir
quelque chose est celle qui, dans l’être même qui souffre, est le principe du
changement qu’un autre lui fait subir en tant qu’autre. Mais d’autre part, il y
a aussi, dans l’être, un état d’impossibilité qui fait qu’il n’est point altéré
en pire, et n’est pas détruit par un autre en tant qu’autre, qui agit sur lui
comme principe du changement. On voit qu’en effet, dans toutes ces définitions,
se trouve impliquée la notion de la puissance, au sens premier de ce mot.
D’ailleurs,
ces puissances mêmes sont ainsi dénommées, soit parce que l’être fait
simplement quelque chose ou souffre quelque chose, soit parce que c’est en bien
qu’il agit ou qu’il souffre l’action. Par conséquent, dans la notion de ces
dernières puissances, se trouve, on peut dire, implicitement comprises les
notions des puissances antérieures.
Il
est donc évident que, en un sens, ce n’est qu’une seule et unique puissance que
celle d’agir et de souffrir ; car on peut dire d’une chose qu’elle est
douée de puissance, soit qu’elle puisse elle-même souffrir une action, soit qu’elle
puisse agir sur une autre, en lui faisant souffrir une action quelconque. Mais,
en un autre sens, on peut dire aussi que cette puissance d’agir et de souffrir
est différente.
L’une
de ces puissances, en effet, est dans l’être qui souffre ; car cet être
souffre ce qu’il souffre, soit parce qu’il a en lui un certain principe, soit
parce que sa matière même est un certain principe de sujétion ; de plus,
il souffre différemment selon les êtres différents qui agissent sur lui. Ainsi,
la graisse même peut devenir inflammable, et une matière molle peut être
écrasée ; et l’on pourrait citer de ces exemples en foule.
L’autre
puissance est dans l’agent ; et, par exemple, la chaleur est dans ce qui
échauffe ; l’art de la construction est dans l’artiste qui construit.
Aussi, jamais un être, tant qu’il reste dans la nature qui lui est propre, ne
peut rien souffrir lui-même de lui-même, attendu qu’il est Un nécessairement,
et qu’il n’est pas autre.
L’Impuissance
et l’Impuissant, c’est la privation, qui est le contraire de la puissance,
telle que nous venons de l’analyser ; et par suite, la puissance et l’impuissance
se disent toujours de la même chose et sous le même rapport.
D’ailleurs,
la privation se prend en plusieurs acceptions diverses. Elle s’applique à l’être
qui n’a pas une certaine qualité ; à l’être qui ne l’a pas lorsque par
nature il devrait l’avoir, qui ne l’a pas du tout, ou ne l’a pas au temps où sa
nature devrait la lui assurer, ou qui ne l’a pas d’une certaine manière ;
et, par exemple, qui ne l’a pas du tout, ou qui ne l’a que d’une façon
insuffisante, à quelque degré que ce soit. Enfin, dans certains cas, on dit
aussi que les êtres éprouvent une privation, quand c’est une force majeure qui
leur ravit les propriétés que naturellement ils devraient avoir.
Comme,
parmi les principes du genre de ceux dont nous venons de parler, les uns se
trouvent dans des êtres sans vie, et que les autres se trouvent dans des êtres
animés, en leur âme, et dans cette partie de l’âme qui possède la raison, [1046b] il s’ensuit évidemment que, parmi les puissances
aussi, les unes sont irraisonnables, et que les autres sont douées de raison.
C’est
là ce qui fait qu’on appelle puissances, ou facultés, tous les arts et toutes
les sciences qui produisent quelque chose ; car ce sont là aussi des
principes qui déterminent le changement dans un autre en tant qu’autre. Les
puissances douées de raison restent toutes identiquement les mêmes par rapport
aux deux contraires. Mais les puissances irrationnelles n’en produisent
absolument chacune qu’un seul ; ainsi la chaleur ne fait qu’échauffer,
tandis que l’art de la médecine peut s’appliquer tout à la fois à la maladie et
à la santé. La cause en est que la science est une notion rationnelle, et que c’est
la même notion qui nous fait connaître, et la chose, et sa privation. Seulement
ce n’est pas tout à fait sous le même aspect. En un sens, la notion s’applique
aux deux à la fois ; mais, en un autre sens aussi, elle s’applique
davantage à ce qui est son objet propre.
Il
en résulte nécessairement que ces sortes de sciences font également connaître
les deux contraires ; mais elles s’appliquent en soi et directement à l’un
des deux, tandis que ce n’est pas en soi qu’elles se rapportent à l’autre. Ici
donc, on a la notion essentielle de l’un des contraires, tandis que, pour l’autre,
la notion n’est en quelque sorte qu’accidentelle et indirecte- C’est par
négation et par ablation qu’alors la science nous montre le contraire, puisque
la privation primordiale, c’est précisément le contraire de la chose ; c’est-à-dire,
l’ablation et la disparition de l’autre contraire.
C’est
que les contraires ne peuvent jamais coexister dans le même objet, tandis que
la science est une puissance, parce qu’elle a la raison en partage, et que l’âme
a le principe du mouvement. Loin de là : un objet sain, par exemple, ne
produit exclusivement que la santé ; le chaud ne produit exclusivement que
la chaleur ; le froid ne produit que le refroidissement. Mais, quand on
sait les choses, on produit à son gré l’un ou l’autre contraire. La notion des
deux se trouve dans l’âme, qui a l’initiative du mouvement, bien qu’elle ne s’y
trouve pas de la même manière.
Par suite, l’âme, en réunissant les deux contraires dans le même centre, les mettra l’un et l’autre en mouvement, par la vertu du même principe. Voilà comment les puissances qui agissent par raison, font tout l’opposé des puissances irrationnelles, parce que les contraires sont alors contenus dans un seul principe, qui est la raison. Il est également évident que la puissance de faire bien, suppose toujours la puissance simple de faire, ou de souffrir, tandis que cette dernière ne suppose pas toujours l’autre ; car nécessairement pour faire bien, il faut aussi, tout d’abord, faire ; tandis que, quand on fait simplement, il n’y a pas de nécessité absolue qu’on fasse bien.
Il
y a quelques philosophes qui prétendent, comme les Mégariques, que l’on n’a de
puissance absolument qu’au moment où l’on agit ; et que là où l’on n’agit
pas, on n’a pas non plus de puissance. Ils soutiennent, par exemple, que celui
qui ne construit pas ne peut pas construire, mais que celui qui construit est
le seul qui ait la puissance de construire, au moment où il construit. Et de
même, pour tout le reste.
Il
n’est pas difficile de voir toutes les conséquences insoutenables de cette
théorie. En effet, il s’ensuivrait évidemment qu’il n’y a plus de constructeur,
du moment que le constructeur ne construit pas. Et cependant, on entend
toujours par Constructeur celui qui est en état de pouvoir construire. La même
remarque s’appliquerait également à tout autre art. Si donc il est impossible
de posséder les arts de ce genre quand on ne les a pas appris, de soi-même ou
de quelqu’un, [1047a] et s’il n’est pas moins impossible de ne plus
les posséder sans qu’on ne les ait perdus, ou par un simple oubli, ou par une
affection quelconque, ou par l’effet du temps, car ce n’est pas que la chose
elle-même ait disparu puisque l’art subsiste toujours, il faudrait en conclure
que, dès que l’artiste cesserait de pratiquer l’art, il ne le posséderait plus.
Mais
alors, par quelle acquisition soudaine peut-il tout à coup se mettre à
travailler et à construire ? Même objection pour ce qui regarde les choses
inanimées. Par exemple, à ce compte, ni le froid, ni le chaud, ni le doux, en
un mot aucun objet sensible, n’existeraient plus du moment que nous ne les
sentirions plus. Ainsi, c’est au système de Protagoras qu’en reviennent nos
philosophes.
Par
la même raison, aucun être sensible n’aura la faculté de sentir, quand il ne sent
pas, et qu’il n’agit pas actuellement. Mais si l’on appelle aveugle l’être qui
n’a pas la vue, dont la nature a doué sa race, et qui ne l’a pas à. l’époque où
la nature voudrait qu’il l’eût, il s’ensuivra, d’après cette théorie, que les
mêmes hommes pourront plusieurs fois par jour être aveugles ou sourds.
Autre
objection. Si l’on entend par Impossible ce qui a été privé de sa puissance, il
en résulte que ce qui n’a pas été produit sera impuissant à se produire jamais.
Mais dire que ce qui ne peut pas se produire est ou sera, c’est une énorme
erreur, puisque le mot d’Impossible ne signifiait que cette impossibilité.
Par
conséquent, ces théories suppriment le mouvement et la production des choses.
Par exemple, ce qui a été assis restera toujours assis ; 2 ne se relèvera
plus une fois qu’il se sera assis, attendu que ce qui ne peut actuellement se
relever est dans l’impuissance de se relever jamais.
Mais
si ce sont là des doctrines qu’on ne peut défendre, il est clair que la
puissance et l’acte sont des choses très différentes, tandis que ces systèmes
les identifient et les confondent. Ce n’est pas une distinction de petite
importance qu’ils risquent ainsi d’effacer.
Ce
qui est très concevable, c’est qu’une chose, qui peut être, ne soit pas, et qu’une
chose, qui peut ne pas être, soit cependant. De même encore, dans toutes les
autres catégories ; et, par exemple, un être qui est capable de marcher
peut ne marcher pas, et un être qui est capable de ne pas marcher peut, au
contraire, marcher fort bien.
Or,
l’on dit d’un être qu’il a une certaine puissance, ou faculté, s’il n’y a pour
lui aucune impossibilité d’agir, quand la puissance qu’on lui attribue doit
passer réellement à l’acte. Voici ce que je veux dire : c’est que, si, par
exemple, quelqu’un a la faculté de s’asseoir, et s’il a l’occasion de le faire,
il n’y ait pour lui aucune impossibilité à s’asseoir effectivement. Même
remarque, s’il s’agit d’être mû ou de mouvoir, de se tenir debout ou de mettre
quelque chose debout, d’être ou de n’être pas, de se produire ou de ne pas se
produire.
Le mot d’Acte, appliqué à la réalisation complète d’une chose, a été emprunté surtout des mouvements, pour être transporté de là à tout le reste, attendu que c’est surtout le mouvement qui paraît être un acte réel. Voilà pourquoi on n’attribue jamais le mouvement aux choses qui ne sont pas, bien qu’on leur attribue d’autres catégories. Ainsi, l’on dit bien, des choses qui ne sont pas, qu’elles sont intelligibles, ou qu’elles sont désirables ; mais on ne dit jamais d’elles qu’elles sont en mouvement ; et cela, parce que, n’existant pas en fait, elles seraient en fait de cette manière. C’est que, parmi les choses qui ne sont pas, quelques-unes sont en puissance ; [1047b] mais on ne peut pas dire qu’elles sont, parce qu’elles ne sont pas complètement en acte, en Entéléchie.
Si
donc le possible, tel que nous l’entendons, n’est possible qu’en tant que, par
la suite, il pourrait se réaliser, il est évident qu’on ne peut pas dire avec
vérité d’une chose qu’on regarde comme possible, qu’elle ne se réalisera
jamais, puisque alors la notion véritable de l’impossible nous échapperait. Je
cite un exemple, et je dis que c’est comme si l’on soutenait que la diagonale
peut être mesurée, mais que cependant elle ne le sera pas ; et qu’on
pensât qu’il n’y a rien d’impossible en cela, attendu que rien n’empêche, en
effet, qu’une chose qui peut être, ou qui peut se produire, ne soit point, ou
ne se produise jamais.
Or
des données que nous venons de poser, c’est-à-dire en admettant cette hypothèse
qu’une chose qui n’est pas mais peut être, est, en effet, ou s’est produite, il
n’en résulte pas nécessairement la moindre impossibilité. Mais évidemment il
est de toute impossibilité de prétendre que la diagonale est commensurable,
puisque mesurer la diagonale est chose absolument impossible.
L’explication
de ceci, c’est qu’il ne faut pas confondre l’erreur et l’impossibilité. Si je
dis, en effet, que vous vous tenez actuellement debout, ce peut bien être une
erreur ; mais il n’y a là rien d’impossible. On voit non moins clairement
que, si A étant, B doit nécessairement être, du moment où A est possible, B
doit nécessairement être possible aussi ; car s’il n’y avait pas nécessité
qu’il fût possible, rien n’empêcherait qu’il fût impossible.
Soit
donc A possible. Dès qu’il est possible que A existe, si l’on admet que A est
en effet, il n’en résulte aucune impossibilité. Mais il faut alors
nécessairement que B existe aussi ; or, on le supposait impossible.
Admettons, puisqu’on le veut, qu’il soit impossible. Si B est impossible, A
doit l’être nécessairement ; et il est nécessaire également que B le soit.
Mais A était supposé possible ; et, par conséquent, B l’était ainsi que
lui. Si donc A est possible, B ne peut pas manquer de l’être, puisque A et B
étaient dans cette relation que, A étant, B devait être nécessairement.
Si A et B ont ce rapport entre eux, il est impossible que B soit comme on le dit. Il s’ensuit que A et B ne se rapportent pas non plus l’un à l’autre de la manière qu’on le prétendait. Et si A étant possible, il s’ensuit que B doit nécessairement l’être comme lui, du moment que A existe, il faut nécessairement que B existe pareillement. En effet, ce qu’on voulait dire en affirmant qu’il y avait nécessité que B fût possible du moment que A était possible, c’est qu’il suffit que A soit possible, qu’il le soit à. un certain moment et d’une certaine manière, pour que B le soit nécessairement aussi, au même moment et de la même manière que l’est A.
De
toutes les puissances, ou facultés, que nous pouvons posséder, les unes sont
naturelles et innées, comme les facultés des sens ; les autres viennent de
l’exercice et de l’habitude, comme le talent du joueur de flûte ; d’autres
encore résultent d’un apprentissage, comme les arts qu’on acquiert par l’étude.
Pour les facultés qui sont le fruit de l’habitude et de la réflexion, il faut
nécessairement, pour les acquérir, que les êtres aient été antérieurement en
acte. Mais pour celles qui ne viennent pas de cette source, comme pour celles
qui ne sont pas passives, cette disposition antérieure n’est pas nécessaire.
[1048a] Le possible est
toujours possible relativement à une certaine chose, dans un certain moment, d’une
certaine façon, c’est-à-dire, avec toutes les circonstances que comporte sa
définition entière. Or, il y a des êtres doués de raison qui ont l’initiative
du mouvement ; et les facultés de ceux-là s’exercent rationnellement. Mais
il y a aussi des êtres privés de raison ; et leurs facultés, ou
puissances, s’exercent sans que la raison intervienne. Les premières de ces
facultés sont de toute nécessité dans un être animé ; les autres peuvent
exister à la fois, soit dans les êtres animés, soit dans les êtres sans vie.
Pour
les êtres sans vie, il y a nécessité, du moment que le patient et l’agent se
rencontrent, comme ils le peuvent, que l’un agisse et que l’autre souffre. Mais
pour les facultés rationnelles, ce n’est pas une condition nécessaire. En
effet, toutes les facultés irraisonnables ne sont faites que pour produire,
chacune, l’action unique qui leur est propre, tandis que les facultés
rationnelles sont capables des contraires.
Cependant,
on ne peut pas dire que, par suite, ces facultés iront jusqu’à produire les
deux contraires à la fois, puisque c’est d’une absolue impossibilité. Mais il y
aura toujours nécessairement un des principes qui l’emportera, et qui restera
le maître : je veux dire que ce sera, ou le désir, ou la préférence
réfléchie. Quel que soit donc l’objet du désir, on le satisfera toujours
souverainement, quand on sera en mesure de le pouvoir, et qu’on sera à portée
du patient qui doit souffrir l’action. Par conséquent, pour tout être qui peut
agir rationnellement, il y a nécessité qu’il fasse la chose qu’il désire, du
moment qu’il a la puissance de la faire, et qu’il la fasse dans la mesure où il
a cette puissance.
Or,
on a la puissance d’agir, dès que le patient est présent, et qu’il est dans les
conditions voulues. Si toutes ces conditions ne se rencontrent pas. on ne
pourra point faire la chose. Il est bien entendu, d’ailleurs, sans qu’on ait
besoin de l’ajouter, qu’il faut aussi qu’il n’y ait aucun empêchement extérieur ;
car l’être a la puissance de faire dans la mesure même où cette puissance
existe. Ce n’est pas un pouvoir absolu qu’il possède ; mais ce pouvoir
dépend de certaines circonstances, parmi lesquelles sont compris aussi les
obstacles que le dehors peut opposer, puisque ces obstacles suppriment, pour la
chose, quelques-unes des conditions essentielles de sa définition.
Aussi, on aurait beau vouloir tout à la fois les deux choses et désirer les faire, on n’en fera pas deux simultanément, pas plus qu’on ne fera les contraires ; car ce n’est pas de cette façon qu’on en a la puissance simultanée ; il n’existe pas de puissance qui soit en état de les faire toutes deux à la fois, puisqu’on ne fait jamais les choses que comme on a la puissance de les faire.
Après
avoir étudié la puissance qui est relative au mouvement, analysons l’acte
lui-même ; et montrons ce que nous entendons par l’Acte, et ce qu’il est
dans ses modifications diverses. Ces divisions,, en effet, ; nous feront voir
clairement, et du mime coup, que le possible n’est pas simplement, pour nous,
ce qui naturellement peut mouvoir une autre chose ou être mû par elle, soit
absolument, soit clans une certaine mesure, mais aussi que le mot Possible
a, selon nous, une seconde signification. Aussi bien, dans nos études,
avons-nous déjà touché ces sujets.
L’acte
d’une chose veut dire qu’elle n’est pas dans cet état où nous disons d’elle qu’elle
est en simple puissance. Or, nous disons d’une chose qu’elle est en puissance,
quand nous disons, par exemple, que la statue d’un Hermès est dans le bois,
comme la moitié d’une ligne est dans la ligne entière, parce qu’elle pourrait
en être tirée. On dit de même de quelqu’un qu’il est savant, même lorsqu’il ne pratique
pas actuellement la science, mais parce qu’il pourrait la pratiquer à un
certain moment.
Le
sens que nous voulons donner au mot d’Acte deviendra manifeste par l’induction
appliquée aux exemples particuliers, sans, d’ailleurs, qu’on puisse prétendre
arriver en tout cela à une définition très spéciale, et sans vouloir plus que
des analogies générales. L’acte, c’est, par exemple, le rapport de l’ouvrier
qui construit effectivement à celui qui peut construire ; [1048b] le rapport de l’homme qui est éveillé à celui
qui dort ; le rapport de l’homme qui regarde à celui qui ferme les yeux,
tout en ayant le sens de la vue. C’est encore le rapport de l’objet tiré de la
matière à la matière elle-même ; enfin, c’est le rapport de ce qui est
travaillé à ce qui ne l’est pas.
Des
deux membres de cette différence, que l’un soit, pour nous, l’Acte tel que nous
le définissons, et que l’autre soit simplement le Possible. Du reste, toutes
choses ne sont pas en acte de la même manière, et elles ne le sont quelquefois
que proportionnellement, comme lorsqu’on dit que, de même que telle chose est
dans telle chose ou relativement à telle chose, de même une seconde chose est
dans telle autre, ou relativement à telle autre. Car tantôt l’acte, c’est le
mouvement selon la puissance ; tantôt, c’est l’existence, par rapport à
une matière quelconque.
Quant
à l’infini et au vide, et aux choses de cet ordre, on leur applique les mots d’Acte
et de Puissance Dans un autre sens qu’à la plupart des êtres, quand, par
exemple, on dit d’un être qu’il voit, ou qu’il marche, ou qu’il est vu. Ces
choses, en effet, peuvent être vraies, ou d’une manière absolue, ou seulement à
un moment donné. On dit d’une chose, tantôt qu’elle est visible, parce qu’elle
est vue effectivement ; et tantôt, on le dit parce qu’elle pourrait être
vue.
Mais
on ne dit pas de l’infini qu’il est en puissance parce qu’il pourrait avoir
effectivement une existence séparée et individuelle, mais seulement parce qu’il
peut être conçu comme tel par la pensée. En effet, c’est parce que la division
de l’infini ne peut jamais s’arrêter qu’on admet qu’un acte de ce genre est en
puissance ; mais ce n’est pas parce qu’il est séparé réellement.
Jamais
les actions qui ont une limite ne sont elles-mêmes un but ; elles sont
seulement des moyens pour arriver au but poursuivi. Par exemple, quand on
cherche à se faire maigrir, c’est la maigreur qui est le but. Mais, si les
choses qui font maigrir sont bien alors dans une sorte de mouvement, elles ne
sont pas cependant la fin que le mouvement doit atteindre ; cette tendance
à la maigreur n’est pas une action ; ou du moins, ce n’est pas une action
complète, parce que cette action n’est pas le but.
Le
but véritable, c’est l’action où est implicitement comprise la fin qu’on se
propose. L’action est complète, par exemple, quand on dit : « Il
voit, ou il a vu » ; elle l’est aussi quand on dit : « Il
réfléchit, il pense, il a pensé. » Elle ne l’est pas quand on dit :
« Il apprend, ou il a appris, » pas plus qu’elle ne l’est quand on
dit : « Il se guérit, ou il s’est guéri ; il est heureux, ou il
a été heureux ; il est bien, ou il a été bien. »
S’il
n’en était pas ainsi, il faudrait qu’on cessât d’être ce qu’on est, comme cela
a lieu quand on maigrit. Mais ici ce changement ne se produit pas ; on vit
actuellement heureux, et l’on a vécu heureux antérieurement. Aussi faut-il
appeler ces phénomènes, les uns des mouvements, les autres des actes.
Tout
mouvement est incomplet, comme le sont l’amaigrissement, l’étude, la marche, la
construction. Ce sont là néanmoins autant de mouvements ; mais ces
mouvements sont incomplets ; car ce n’est pas dans un seul et même moment
qu’on marche et qu’on a marché, qu’on bâtit et qu’on a bâti, qu’on devient
quelque chose et qu’on est devenu, qu’on meut ou qu’on a mû soi-même.
Évidemment, c’est un autre être qui meut, et un autre qui est mû.
Au
contraire, c’est la même chose qu’on peut tout à la fois voir et avoir vue, qu’on
pense et qu’on a pensée. Ici, c’est ce que j’appelle un acte ; et là, ce
que j’appelle un mouvement.
D’après tout ce que nous venons de dire, et ce qu’on pourrait encore y ajouter, on doit se rendre assez bien compte de ce que c’est que d’être en acte, d’être actuellement.
Essayons
de préciser les cas où l’on peut dire d’une chose qu’elle est en puissance, et
les cas où elle n’y est pas ; car elle ne peut pas y être à un moment
quelconque indifféremment. [1049a] Par
exemple, l’élément de la terre est-il ou n’est-il pas en puissance un homme ?
La question pourrait surtout être faite quand l’élément de la terre est changé
déjà en liqueur prolifique ; mais, même dans ce cas, on ne saurait nier qu’il
n’y ait tel moment où cette transformation ne puisse pas encore avoir lieu. Il
en est en ceci comme en médecine. Tout être sans exception ne peut pas être
guéri par le médecin, pas plus qu’il ne l’est au hasard ; mais il y a tel
être qui peut guérir, et l’on dit alors que cet être est guéri en puissance.
Pour
tout ce que la pensée peut faire passer de la simple puissance à la réalité
actuelle et complète, on peut dire qu’il suffit de le vouloir, pourvu toutefois
qu’aucun obstacle extérieur ne s’y oppose. Mais ici, pour reprendre l’exemple
de l’être qui est guéri, il faut que ce soit en lui qu’il n’y ait absolument
rien qui s’oppose à sa guérison.
Même
remarque quand on dit d’une maison qu’elle est en puissance. Cela signifie qu’elle
se réalisera, s’il n’y a rien, dans celui qui l’a conçue, ni dans la matière
dont elle sera faite, qui s’oppose à ce que la maison se produise ; et s’il
n’y a rien, ni à ajouter, ni à retrancher, ni à changer, pour que la maison
soit en puissance. On peut en dire encore autant de toutes les choses qui ont
en dehors d’elles-mêmes le principe de leur production, et également de celles
qui, ayant ce principe intérieurement en elles, se réalisent, s’il n’y a pas d’obstacle
extérieur qui les en empêche.
Ainsi,
la liqueur prolifique n’est pas encore en puissance, puisque auparavant il faut
qu’elle soit déposée dans un autre être, et qu’elle y subisse un changement. C’est
seulement lorsque, tout en conservant le même principe, elle est dans le lieu
où elle doit être, qu’elle est alors réellement en puissance ; et, pour qu’il
en soit ainsi, il est besoin pour elle d’un autre principe. On peut également
dire de la terre qu’elle n’est pas encore la statue en puissance, puisqu’il
faut que préalablement elle se change en airain.
L’objet
que nous dénommons n’est pas, on peut dire, la chose même ; mais il est
fait de cette chose ; et, par exemple, le coffre n’est pas bois, mais il
est de bois ; de même le bois n’est pas terre, mais il est de terre. Si la
terre à son tour n’est pas, au même titre, un objet différent, et si elle est
elle-même dénommée d’après un objet d’où elle sort, c’est toujours cet objet
ultérieur qui est absolument en puissance. Ainsi, le coffre n’est pas en terre ;
il n’est pas terre non plus ; mais il est en bois. C’est qu’en effet le
bois est coffre, en puissance ; il est la matière absolue du coffre pris
lui-même absolument ; de même aussi que tel bois particulier est la
matière de tel coffre particulier.
S’il
y a un terme primitif, qui ne soit plus dénommé par dérivation d’après une
autre chose, et qui ne soit plus fait en cette chose, c’est qu’on est arrivé à
la matière première. Si, par exemple, on dit que la terre est d’air, et que l’air
ne soit pas le feu, mais qu’il soit fait de feu, le feu est alors la matière
première, en tant qu’il est tel objet individuel et telle substance.
Précisément,
ce qui fait la différence entre l’universel et le sujet, c’est que l’un est un
objet particulier, et que l’autre ne l’est pas. Ainsi, par exemple, le sujet qui
subit les modifications, c’est l’homme, son corps, son âme ; et la
modification, c’est l’instruction, la blancheur, etc. L’instruction pénétrant
dans le sujet, on ne dit pas que le sujet est l’instruction, mais on dit qu’il
est instruit. On ne dit pas davantage que l’homme est la blancheur ; on
dit qu’il est blanc ; pas plus qu’on ne dit qu’il est la marche et le
mouvement ; mais on dit qu’il marche et qu’il se meut, comme on disait
tout à l’heure que l’objet est de telle ou telle chose.
Dans
tous les cas de ce genre, le terme dernier, c’est la substance ; dans tous
ceux qui ne sont pas de la substance, mais où il s’agit d’une certaine forme,
et où il y a un attribut spécial, le terme dernier est la matière et la
substance matérielle. C’est que l’on a bien raison de déterminer l’objet, dont
on dit qu’il est fait de telle chose, par la matière qui le compose et par les
qualités qu’il a ; car la matière et les qualités qu’elle peut avoir [1049b] sont indéterminées.
En résumé, nous avons exposé dans quels cas il faut dire qu’une chose est en puissance, et dans quels cas elle n’y est pas.
D’après
ce que nous avons dit plus haut, sur les acceptions diverses du mot d’Antérieur,
on doit bien voir que l’acte est antérieur à la puissance. Et quand je dis
Puissance, je n’entends pas parler uniquement de cette puissance déterminée que
nous avons appelée le principe du changement dans un autre en tant qu’autre ;
mais je veux parler, en général, de tout principe quelconque de mouvement, ou d’inertie.
La
nature en est aussi au même point ; car elle appartient au même genre que
la puissance ; et elle aussi est un principe de mouvement. Seulement, ce n’est
pas dans un autre ; c’est dans l’être lui-même, en tant qu’il est ce qu’il
est. Pour toute puissance ainsi entendue, l’acte est antérieur, à la fois, pour
la raison et substantiellement. Sous le rapport du temps, l’acte est tantôt
antérieur, et tantôt, il ne l’est pas.
Il
est facile de voir que, au point de vue de la raison, l’acte est antérieur à la
puissance ; car l’idée première de puissance s’attache exclusivement à ce
qui est en état de passer à l’acte. En effet, on n’appelle Constructeur que
celui qui est en état de pouvoir construire ; on n’appelle Voyant que
celui qui peut voir ; Visible, que ce qui peut être vu ; et ainsi de
même pour tout le reste. Par conséquent, la notion rationnelle de l’acte est
nécessairement antérieure à celle de puissance ; et la connaissance de l’acte
est nécessairement aussi antérieure à la connaissance du possible.
Sous
le rapport du temps, voici comment l’acte est antérieur à la puissance ; c’est
que l’être qui produit un autre être, identique en espèce, si ce n’est
numériquement, est antérieur à cet être. Je veux dire que, relativement à cet
homme individuel qui existe actuellement, relativement à ce pain que j’ai sous
les yeux, relativement à ce cheval, relativement à cet être qui voit, la
matière, le blé et l’être capable de voir sont chronologiquement antérieurs.
Les éléments qui, en puissance, sont déjà l’homme, le pain et l’être voyant, n’existent
pas encore en acte et en fait.
Mais
il y a d’autres êtres actuels d’où ils sont sortis et qui, sous le rapport du
temps, doivent les avoir précédés ; car, si toujours c’est de l’être en
puissance que vient l’être en acte, ce n’est que grâce à l’influence préalable
d’un être qui lui-même est en acte également. Ainsi, un homme vient d’un homme,
le musicien vient du musicien, quelque agent primitif étant toujours la cause
du mouvement, et le moteur devant toujours exister antérieurement en acte.
Dans
nos études sur la substance, il a été démontré que tout phénomène, qui se
produit, vient de quelque chose sous l’action de quelque chose, et que la chose
produite doit être d’une espèce identique à la cause d’où elle sort. C’est là
ce qui fait qu’il semble impossible d’être constructeur, si l’on n’a déjà rien
construit, d’être joueur de lyre, si l’on n’a déjà joué de la lyre, puisque
celui qui apprend à jouer de la lyre apprend à en jouer en en jouant. Et de
même pour tous les artistes.
De
là, est venue cette assertion sophistique, à savoir qu’il n’est pas besoin de
posséder une science pour faire tout ce que cette science doit enseigner ;
car, dit-on, celui qui apprend une chose ne la possède point. Sans doute ;
mais comme, pour tout phénomène qui se produit, il faut un phénomène qui l’ait
précédé, et comme, pour tout ce qui se meut, en général il y a un mouvement
antérieur, principe qui a été prouvé dans notre Traité du Mouvement, [1050a] il s’ensuit que, même lorsqu’on apprend une
chose, on la sait déjà en partie nécessairement.
Ainsi
donc, ces considérations nous montrent encore qu’à ce point de vue l’acte est
antérieur à la puissance, sous le rapport de la génération et du temps.
Mais
il ne l’est pas moins sous le rapport de la substance. D’abord, on peut
remarquer que les êtres qui sont postérieurs en génération sont, au contraire,
antérieurs par l’espèce et par la substance. Ainsi, l’homme fait est antérieur
à l’enfant ; l’homme est antérieur au germe d’où il vient ; car l’un
a la forme, que l’autre n’a pas encore.
C’est
que tout phénomène qui se produit tend, et se dirige, vers un principe et vers
une fin. Le principe, c’est le pourquoi de la chose, et la production n’a lieu
qu’en vue de la fin poursuivie. Or, cette fin, c’est l’acte ; et la
puissance n’est compréhensible qu’en vue de l’acte. C’est qu’en effet ce n’est
pas pour avoir la vue que les animaux voient ; mais, au contraire, ils ont
la vue afin de voir. De même, on ne possède la faculté de construire que pour
construire effectivement ; on n’a la faculté de spéculer scientifiquement
que pour se livrer à la spéculation ; mais on ne spécule pas la faculté de
spéculer, à moins qu’on n’en soit encore à s’exercer. Or, de ceux même qui s’exercent
à la spéculation scientifique, on ne peut pas dire encore qu’ils spéculent, si
ce n’est d’une certaine façon ; et ils n’ont pas même besoin de spéculer
pour se livrer à leur étude.
Quant
à la matière, elle est aussi en puissance, puisqu’elle peut arriver à la forme ;
mais lorsqu’elle est en acte, c’est qu’elle est déjà douée de la forme qu’elle
doit avoir. De même encore pour toutes les autres choses, même pour celles dont
la fin propre est un mouvement.
Aussi,
la nature agit-elle absolument comme ces maîtres qui, après s’être assurés que
leurs élèves sont effectivement savants, pensent avoir atteint leur but. Si les
choses, en effet, ne se passaient point ainsi, on retrouverait ici l’Hermès de
Pauson ; et pas plus pour la science que pour cette statue, on ne saurait
si elle est dedans ou dehors. C’est l’œuvre qui est ici la fin ; et l’acte,
c’est l’œuvre même, l’œuvre actuelle.
Voilà
comment le mot même d’Acte est tiré de l’action qui exécute l’œuvre, et qu’il
exprime la tendance à la réalisation complète de la chose. Il y a des cas où la
fin dernière est l’usage ; et c’est ainsi que la fin de la vue, c’est la
vision, l’organe de la vue n’ayant pas d’autre fonction possible que la vision
même. Dans d’autres cas, il y a quelque chose de produit en dehors de l’acte ;
ainsi, pour la faculté de construire, il se produit la maison, outre l’acte
même qui la construit.
Dans
le cas de la vision, il n’y en a pas moins une fin ; mais dans le cas de
la maison édifiée, la fin est plus marquée que la puissance. Ainsi, l’action de
construire se manifeste dans la chose construite ; cette action se
produit, et elle existe, en même temps que la maison. Donc, toutes les fois qu’il
se produit quelque réalité, en dehors même de l’usage de la faculté, l’acte se
montre dans la chose qui a été faite, comme l’acte de bâtir se montre dans le
bâtiment, comme le tissage se montre dans le tissu. Il en est de même pour une
foule d’autres choses, et l’on peut dire, d’une manière générale, que le
mouvement se montre dans le mobile qui est mû.
Mais, pour les choses où il ne se produit pas une oeuvre
qui subsiste en dehors de l’acte même, l’acte est tout entier dans les êtres
exclusivement. C’est ainsi que la vision est dans celui qui voit ; la
spéculation est dans l’esprit de celui qui spécule, comme la vie est dans Pûmes
On peut même en dire autant du bonheur ; [1050b] car il est aussi une vie, et une vie d’un
certain genre.
Par conséquent, il est de toute évidence que la substance
et la forme sont une sorte d’acte. Mais ce qu’il faut conclure non moins
clairement de ces considérations, c’est que substantiellement l’acte est antérieur
à la puissance, et qu’ainsi que nous l’avons démontré, il y a toujours un acte
qui chronologiquement est antérieur à un autre, jusqu’à ce qu’on arrive enfin à
l’acte même du moteur premier et éternel.
Ce
qui prouve peut-être encore mieux la vérité de ce que nous disons sur la
supériorité de l’acte, c’est que les choses éternelles sont, sous le rapport de
la substance, antérieures aux choses périssables, et que rien de ce qui est
éternel n’est en puissance. Et en voici la raison. Toute puissance comprend à
la fois les deux termes de la contradiction ; car ce qui ne peut pas être
ne saurait appartenir à quoi que ce soit. Mais tout ce qui est possible peut
aussi n’être pas en acte. Donc, ce qui est simplement possible peut être ou n’être
pas ; et, de cette manière, une même chose peut être et ne pas être. Dès
lors, il est très possible que ce qui peut ne pas être ne soit point. Or, ce
qui peut n’être point est périssable, ou d’une manière absolue, ou de cette
façon où nous disons de lui qu’il peut ne pas être, ou relativement au lieu, ou
à la quantité, ou à la qualité. Mais il est périssable absolument lorsqu’il est
périssable dans sa substance même.
Ainsi,
il n’y a jamais de chose absolument impérissable qui puisse être absolument en
puissance ; mais rien ne s’oppose à ce qu’elle soit en puissance à
certains égards, par exemple, sous le rapport de la qualité ou du lieu. Toutes
les choses éternelles sont donc actuelles. Quant aux choses nécessaires, elles
ne peuvent pas non plus être en puissance, puisque ce sont là les principes
premiers, et que si les principes n’existaient pas, rien ne pourrait exister
sans eux.
A plus forte raison, le mouvement n’a-t-il pas la puissance
d’être ou de n’être pas, s’il s’agit d’un mouvement éternel ; et s’il s’agit
d’un mobile qui soit éternellement mû, ce n’est pas non plus en puissance qu’il
est mû, si ce n’est pour le point d’où il part, et pour celui où il se dirige.
Rien n’empêche d’ailleurs que sa matière ne soit en puissance. C’est ainsi que
le soleil, les astres et le ciel entier sont toujours en acte ; et il n’est
pas à craindre que ce mouvement doive s’arrêter jamais, comme le redoutent les
philosophes de la nature. Ces grands corps ne se fatiguent pas de leur action ;
car, pour eux, le mouvement n’est pas, comme pour les êtres périssables,
subordonné à la possibilité de la contradiction, qui pourrait leur rendre
fatigante la continuité de leur mouvement.
C’est,
en effet, quand la substance d’une chose est matière et puissance, et qu’elle n’est
pas en acte, que cette défaillance peut avoir lieu. Mais les corps même qui
sont sujets au changement, comme la terre et le feu, se rapprochent des corps
impérissables, et ils les imitent. En effet la terre et le feu sont toujours en
acte, parce qu’ils ont en soi, et par eux-mêmes, le mouvement qui les anime.
Quant aux autres puissances, elles supposent toutes, d’après ce que nous en
avons dit, l’alternative des contraires ; car ce qui peut produire telle
sorte de mouvement peut aussi ne pas le produire. C’est là ce qui se passe dans
les cas où la raison peut intervenir ; mais, quant aux puissances
irrationnelles, il faut qu’elles soient présentes, ou ne le soient pas, pour
déterminer l’un ou l’autre contraire, tout en restant les mêmes.
Si
donc il y avait des natures, ou des substances, du genre de celles qu’imaginent
les partisans par trop logiques des Idées, il y aurait un être possédant la
science plutôt qu’il n’y aurait de science en soi ; il existerait un être
qui serait mû plutôt qu’il n’y aurait de mouvement en soi ; car ces êtres
seraient alors bien davantage des actes et des réalités, [1051a] tandis que la science et le mouvement n’en
seraient que des puissances.
Concluons donc que l’acte est évidemment antérieur à la puissance, et à tout principe qui peut produire un changement quelconque.
L’acte
d’une puissance louable et bonne est toujours meilleur et plus louable qu’elle ;
voici ce qui le prouve. Tout ce qui n’est qu’à l’état de simple puissance peut
réaliser égarement les contraires. Ainsi, l’être dont on dit qu’il peut être en
santé, est aussi le même être qui peut être malade ; et il a ces deux
possibilités à la fois ; car c’est une seule et même puissance que celle
de se bien porter ou d’être malade, d’être en repos ou en mouvement, de bâtir
la maison ou de l’abattre, d’être bâtie ou d’être abattue.
Ainsi,
la faculté de pouvoir les contraires est simultanée. Mais ce qui est
impossible, c’est que les contraires eux-mêmes le soient. Les actes ne peuvent
pas coexister davantage, attendu qu’on ne peut pas, par exemple, être tout à la
fois malade et bien portant. Il y a donc nécessité que l’un de ces contraires
soit le bien ; mais la puissance s’applique indifféremment aux deux à la
fois, ou ne s’applique même à aucun des deux. L’acte est donc au-dessus de la
puissance.
Par
une suite nécessaire, quand il s’agit du mal, l’accomplissement de la chose et
l’acte valent moins que la simple puissance ; car le pouvoir comprend à la
fois les deux contraires. Le mal n’existe donc pas indépendamment des choses
réelles ; car le mal est par sa nature postérieure à la puissance. Aussi,
dans les choses de principes comme dans les choses éternelles, n’y a-t-il point
de mal, point de faute, point de corruption ; car la corruption fait
certainement partie du mal.
C’est
aussi par l’actualité et la réalisation qu’on trouve les propriétés des figures
géométriques, puisque c’est en divisant ces figures qu’on arrive à comprendre
leurs propriétés. Si elles étaient toujours décomposées, elles seraient
toujours d’une pleine évidence ; mais, quand elles ne sont pas
décomposées, elles ne sont évidentes qu’en puissance. Par exemple, pourquoi le
triangle a-t-il ses angles égaux à deux droits ? C’est que tous les angles
faits d’un seul côté d’une même ligne équivalent à deux droits. Si l’on élève
une droite sur un côté du triangle, il suffit d’un coup d’œil pour que
sur-le-champ la démonstration soit de toute évidence. Pourquoi l’angle inscrit
dans le demi-cercle est-il toujours un angle droit ? C’est que, dès qu’on
remarque que les trois lignes sont égales, deux qui sont la base et une
perpendiculaire élevée du centre, on voit immédiatement la solution, pour peu
qu’on sache de géométrie.
Par conséquent, il est de toute évidence que c’est en réalisant les choses qui ne sont qu’en puissance, qu’on arrive à les comprendre ; et cela tient à ce que la pensée est un acte de réalisation. Donc, en résumé, la puissance vient de l’acte ; et c’est pour cela qu’on connaît les choses en les faisant. L’acte considéré numériquement est, d’ailleurs, postérieur à la puissance, sous le point de vue de la production.
Parmi
les acceptions diverses où l’on prend l’Être et le Non-être, exprimés, tantôt
selon les formes des catégories, et tantôt selon la puissance ou l’acte de ces
formes, ou selon les contraires, [1051b] l’Être, pris dans son acception éminente, c’est
le vrai ou le faux.
Or,
la vérité, ou l’erreur, pour les choses ne consiste qu’à les réunir, ou à les
diviser. On est dans le vrai, si l’on pense que de qui est divisé est divisé,
que ce qui est réuni est réuni ; on est dans le faux, quand on a une
pensée qui est le contraire de ce que les choses sont, ou ne sont pas ; et
ce qu’on dit alors est vrai ou faux.
Expliquons
ce que nous entendons par là. Ce n’est pas, parce que nous croyons sincèrement
que vous êtes blanc, que vous l’êtes ; au contraire, parce que vous êtes
réellement blanc, en l’affirmant nous sommes dans le vrai. Comme il y a évidemment
des choses qui sont toujours réunies et ne peuvent être séparées, que d’autres
sont toujours séparées et ne peuvent être réunies, que d’autres encore peuvent
être les deux contraires, Être, c’est être composé et être Un ; N’être
pas, c’est ne pas être composé et être plusieurs.
Il
s’ensuit que, pour les choses qui peuvent être, ou ne pas être, le même
jugement devient vrai ou faux ; la même énonciation le devient également ;
et à cet égard, on est indifféremment, tantôt dans le vrai, tantôt dans le
faux. Mais pour les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont, il n’y
a pas, tantôt vérité, tantôt erreur ; les jugements concernant ces
choses-là sont toujours vrais et toujours faux.
Quant
à celles qui ne sont pas combinées, qu’entend-on pour elles par être, ou n’être
pas ? Pour elles, qu’est-ce que le vrai et le faux ? Le composé n’existant
pas, il n’est plus possible de dire que la chose est, quand il y a combinaison,
et qu’elle n’est pas, quand il y a séparation, comme on dit que le bois est
blanc, ou que le diamètre est incommensurable.
C’est
que, pour les choses de ce genre, le vrai et le faux ne sont plus ce qu’ils
sont pour les autres. Mais ne peut-on pas croire que, de même que la vérité est
différente pour ses choses, l’Être varie également ? Il n’en est pas moins
certain que là aussi, d’un côté est le vrai, et de l’autre côté, est le faux.
Mais percevoir ces choses et les énoncer, voilà le vrai dans ce cas ; car
il ne faut pas confondre l’affirmation et la simple énonciation ; et ne pas
les percevoir, c’est les ignorer. ici, il ne peut pas y avoir d’erreur sur l’existence
de la chose, si ce n’est indirectement.
Il
en est absolument de même pour les substances non combinées ; à leur
égard, il n’y a pas d’erreur possible, puisqu’elles sont toutes en acte et non
pas en puissance. Autrement, elles pourraient se produire et se détruire ;
mais, en ce moment, l’être même ne se produit pas et il ne périt pas non plus,
parce que alors il devrait venir de quelque autre être.
Ainsi,
pour les choses qui existent individuellement et actuellement, il n’y a pas de
chance possible d’erreur. Seulement, on les pense, ou on ne les pense pas ;
pour elles, on examine uniquement ce qu’elles sont, c’est-à-dire si elles sont,
ou ne sont pas, telles ou telles choses. Quand l’Être est pris pour le vrai et
que le Non-être est pris pour le faux, il y a, d’une part, vérité, si l’on
réunit convenablement les choses ; il y a erreur, si on ne les réunit pas
convenablement. Mais quant à l’être Un, s’il est, il est telle chose ; ou
s’il n’est pas telle chose, c’est qu’il n’est pas du tout. [1052a] La vérité, c’est la pensée qu’on en a ;
mais le faux n’est pas possible non plus que l’erreur ; c’est une pure
ignorance, qui ne ressemble pas d’ailleurs à la cécité ; car, pour que ce
fût de la cécité, il faudrait qu’on ne possédât même pas la faculté de l’entendement.
Il est encore évident que, pour les choses qui sont immobiles, il ne peut jamais y avoir une erreur de temps, du moment qu’on admet leur immobilité. Ainsi, on ne s’imaginera jamais, à moins qu’on ne suppose au triangle la possibilité de changer, que tantôt il a, et tantôt n’a pas, ses angles égaux à deux droits, puisque alors il faudrait qu’il changeât. Tout ce qu’on peut croire de la chose immobile, c’est qu’elle est ou qu’elle n’est pas. Par exemple, on croira que jamais aucun nombre pair ne peut être premier ; ou bien, on croira que tels nombres pairs sont premiers, et que tels autres ne le sont pas. Mais cette incertitude n’est pas même possible pour l’être qui est Un numériquement, puisque ici l’on ne peut plus penser qu’une partie existe, et que l’autre partie n’existe pas. On sera seulement, ou dans le vrai, ou dans le faux, dès qu’il s’agit d’une chose qui reste toujours ce qu’elle est.
Dans
ce que nous avons dit plus haut des acceptions diverses de certains mots, nous
avons établi que le mot d’Unité a des significations multiples. Parmi ces
significations diverses, il est quatre nuances que nous avons particulièrement
distinguées, comme exprimant l’unité d’une manière primordiale et essentielle,
et non d’une façon accidentelle et indirecte.
Ainsi,
l’on appelle Un tout ce qui est continu, ou d’une manière absolue, ou qui du
moins l’est éminemment par sa nature propre, et non point seulement par un
simple contact ou par un simple lien. Parmi les continus eux-mêmes, celui-là
est plus Un et est antérieur aux autres continus, dont le mouvement est le plus
indivisible et le moins complexe. On appelle encore Un, et à plus juste titre,
ce qui compose un tout, et présente une certaine forme et une certaine figure,
surtout si l’être a cette totalité par sa nature particulière, et qu’il ne l’ait
pas forcément, comme le ferait un collage, un clou, un nœud, mais qu’il porte
en lui-même la cause de sa continuité.
Pour
qu’il en soit ainsi, il faut que le mouvement de ce continu soit unique et
indivisible, dans l’espace et dans le temps. Par conséquent, quand un objet a
naturellement en lui-même la cause première de son mouvement premier, par
exemple, en fait de translation, la cause d’un mouvement circulaire, il est
clair que cet objet-là est une grandeur Une, dans l’acception primordiale de ce
mot.
Ainsi
donc, il y a des choses qui sont Unes à la façon dont nous venons de parler, ou
comme continu, ou comme tout ; mais il y a aussi des choses qui sont Unes,
parce qu’elles reçoivent une seule et même définition. Or, les choses qui ont
une définition identique sont celles dont la notion rationnelle est Une, c’est-à-dire,
dont la notion est indivisible ; et il n’y a de notion indivisible que
pour ce qui est indivisible en espèce ou en nombre. L’indivisible numérique est
l’être particulier individuel ; l’indivisible en espèce est ce qui est
indivisible dans l’objet connu, et pour la science qui le connaît. Donc, l’unité
première peut se définir précisément : Ce qui, dans les êtres substantiels,
est cause de l’unité qu’ils présentent.
Voilà
donc les acceptions principales du mot d’Unité. C’est d’abord le continu, qui l’est
par sa nature propre ; puis, c’est le Tout ; puis encore, c’est l’individu,
et enfin l’universel. Pour que toutes ces unités soient bien des unités, il
faut, pour les unes, que leur mouvement soit indivisible, et, pour les autres,
que ce soit leur notion, ou leur définition, qui ne puisse pas être divisée.
[1052b] On remarquera, d’ailleurs,
qu’on ne doit jamais confondre les objets qu’on appelle Uns avec l’essence même
de l’unité et sa définition. L’Un a toutes les acceptions que nous avons
énumérées ; et tout être est appelé Un, du moment qu’on peut lui appliquer
une de ces nuances. Mais l’essence, ou définition, de l’unité s’applique,
tantôt à une des nuances énumérées plus haut, tantôt à tout autre objet qui se
rapprocherait encore davantage du mot d’Unité, tandis que les autres ne sont
Uns qu’en puissance.
Il
en est ici comme des mots d’Élément et de Cause, selon qu’on s’étudie, soit à
définir les choses réelles qui sont des causes ou des éléments, soit, à définir
simplement ces deux noms. Ainsi, en un sens le feu est un élément ; et
peut-être l’infini, ou quelque chose d’analogue, est-il aussi l’élément en soi ;
mais, en un autre sens, le feu n’est pas l’élément. En effet, l’essence du feu
et l’essence de l’élément ne sont pas identiques. Le feu est un élément, en
tant qu’il est une certaine chose réelle et une certaine nature ; mais le
nom même d’Élément signifie que le feu reçoit cet attribut, parce que le feu en
est composé, comme de son primitif intrinsèque.
Même
observation pour les mots de Cause, d’Unité, et tous autres mots analogues. C’est
là ce qui fait qu’on peut dire qu’être essentiellement Un, c’est être
indivisible, c’est être un objet réel, inséparable, soit à l’égard du lieu,
soit à l’égard de la forme, soit par la pensée, soit même comme formant un tout
et un être défini.
Mais,
par-dessus tout, l’Unité est ce qui constitue la mesure première des choses en
chaque genre, et éminemment, dans le genre de la quantité ; car c’est de
là que la notion d’Unité s’est étendue à tout le reste, puisque c’est par la
mesure que la quantité se révèle. La quantité, en tant que quantité, se fait
connaître, soit par l’unité, soit par le nombre ; et c’est par l’unité qu’un
nombre quelconque est connu. Par conséquent, toute quantité, en tant que
quantité, est appréciée au moyen de l’unité ; et le primitif qui fait
connaître la quantité est précisément l’unité même. Voilà pourquoi c’est l’unité
qui est le principe du nombre, en tant que nombre.
De
là vient aussi que, dans toutes les autres choses, on appelle mesure ce qui les
fait primitivement connaître ; et la mesure de chaque chose en particulier
est l’unité, soit en longueur, soit en largeur, en profondeur, en poids, en
vitesse. Le poids et la vitesse s’appliquent indifféremment aux contraires,
attendu que chacun de ces termes peut avoir deux sens. Pesant, par exemple,
signifie tout à la fois, et ce qui a de la pesanteur d’une façon générale, et
ce qui a une plus grande pesanteur. De même aussi, la vitesse est appliquée à
ce qui a un mouvement de vitesse quelconque, et à ce qui a un mouvement de plus
grande vitesse. C’est qu’en effet le corps qui a un mouvement plus lent a
encore quelque vitesse, et que le plus léger des corps a néanmoins aussi
quelque pesanteur.
Dans
tout cela, la mesure, ou le principe, est toujours quelque chose qui est Un et
indivisible. Et, par exemple, dans les mesures linéaires, c’est le pied qui est
considéré comme insécable, parce qu’en toutes espèces de choses, la mesure qu’on
cherche est une chose Une et indivisible ; en d’autres termes, une chose
simple et absolue, soit en qualité, soit en quantité. La mesure à laquelle il
paraît qu’il n’y a rien à enlever, rien à ajouter, voilà la mesure exacte.
Aussi
est-ce particulièrement la mesure du nombre qui est de la plus grande
exactitude, [1053a] puisqu’on admet que l’unité numérique est
absolument indivisible à tous les points de vue ; et que, dans tout le
reste, on ne fait guère qu’imiter et reproduire l’unité de nombre. En effet,
sur la longueur d’un stade, sur le poids d’un talent, et généralement sur une
quantité plus grande, une addition ou un retranchement peuvent se dissimuler
bien mieux que sur une quantité moindre. Ainsi, l’on prend toujours pour mesure
ce à quoi on ne peut primitivement, ni rien ôter, ni rien ajouter, sans qu’aussitôt
les sens ne s’en aperçoivent, soit pour les matières liquides, soit pour les
matières sèches, soit pour les poids, soit pour les étendues ; et l’on ne
croit connaître la quantité d’une chose que quand ou la connaît par cette
mesure évidente.
Il
en est encore de même pour le mouvement. On le mesure par le mouvement absolu,
c’est-à-dire, celui qui est le plus rapide possible, attendu que c’est ce
mouvement qui a la moindre durée. Aussi, en astronomie, cette unité est-elle le
principe et la mesure qu’on emploie. On y suppose que le mouvement du ciel est
uniforme, et qu’il est le plus rapide de tous les mouvements ; et c’est d’après
celui-là qu’on juge ensuite tous les autres. En musique, c’est le dièse qui est
la mesure, parce que c’est le plus petit intervalle possible ; et dans les
mots du langage, c’est la lettre. Dans tous ces cas, l’unité n’est pas quelque
terme commun à tous ; mais c’est l’unité telle que nous l’avons expliquée.
Cependant,
la mesure n’est pas toujours une unité numérique ; elle est parfois
multiple. Par exemple, deux dièses sont la mesure en musique, non pas qu’on
puisse les entendre ; mais ils sont nécessaires en théorie ; de même,
dans le langage, il faut plusieurs sons qui nous servent de mesure. Le
diamètre, le côté, et toutes les grandeurs se mesurent également par deux. L’unité
est donc la mesure de toutes choses, parce que nous connaissons de quoi se
compose la substance en la divisant, en quantité, ou en espèce.
Ce
qui rend l’unité indivisible, c’est que le primitif est indivisible en toutes
choses. Mais tout ce qui est indivisible ne l’est pas de la même manière,
témoin le pied et la monade. Ainsi, la monade est absolument indivisible,
tandis que le pied se partage en indivisibles, qui finissent par échapper à
notre perception, ainsi que nous l’avons déjà expliqué ; car on peut dire
que tout continu est divisible.
D’ailleurs,
la mesure est toujours du même genre que les objets qu’elle sert à mesurer. C’est
une grandeur qui mesure les grandeurs ; et, si l’on veut descendre dans le
détail, une largeur est la mesure de la largeur, une longueur de la longueur,
un son des sons, un poids du poids, une monade des monades. C’est bien de cette
façon qu’il faut entendre les choses, et il ne faudrait pas croire que ce soit
un nombre qui est la mesure des nombres. Cependant, on semblerait pouvoir le
dire, du moment que la mesure est semblable à l’objet mesuré. Mais au fond la
ressemblance n’existe pas ici ; et ce serait se tromper, autant que si l’on
allait prétendre que ce sont des monades, et non pas la monade, qui sont la
mesure des monades, puisque le nombre lui-même est déjà une somme de monades.
C’est
par la même méprise que nous disons que la science et la sensation sont la
mesure des choses. Il est bien vrai que nous connaissons les choses par leur
intermédiaire ; mais la sensation et la science sont mesurées plutôt qu’elles
ne mesurent. En ceci, il nous arrive précisément de savoir les choses comme
nous savons quelle est la taille que nous avons, lorsqu’une autre personne
venant nous mesurer, elle a porté tant de fois la coudée sur notre corps. C’est
Protagoras qui prétend que l’homme est la mesure universelle des choses ;
mais quand il dit l’homme, cela revient à dire l’homme qui sait, l’homme qui
sent ; [1053b] et il les désigne tous deux, parce que l’un a la
science, et l’autre, la sensation, que nous prenons pour la mesure des objets.
En ne disant rien au fond, il semble cependant que ce soit là énoncer quelque
vérité extrêmement merveilleuse.
En résumé, on peut voir clairement que l’unité, si l’on se borne à considérer le nom qui la définit, est surtout une sorte de mesure, et que cette mesure s’applique éminemment à la quantité, et ensuite à la qualité. Pour remplir ce rôle, la mesure doit être indivisible, ici en quantité, et là en qualité. L’unité est donc indivisible, soit d’une manière absolue, soit tout au moins en tant qu’elle est l’unité.
Quant
à l’essence et à la nature de l’unité, il nous faut reprendre la recherche que
nous avons effleurée plus haut dans nos Questions, et nous demander ce qu’est l’unité
en elle-même, et quelle est l’idée que nous devons nous en faire. L’unité
est-elle par elle-même une substance réelle, comme l’ont cru les Pythagoriciens
d’abord, et comme Platon le crut après eux ? Ou bien plutôt, n’y a-t-il
pas une nature servant de support à l’unité ? Et ne faut-il pas, pour
parler plus clairement de l’unité, se rapprocher davantage des philosophes
physiciens, pour qui l’unité est tantôt l’Amour, tantôt l’Air, et tantôt l’Infini ?
S’il
est impossible que jamais un universel quelconque soit une substance réelle,
ainsi que nous l’avons démontré dans nos études sur la Substance et sur l’Être ;
s’il n’est pas possible non plus que l’universel soit une substance, en ce sens
qu’il formerait une sorte d’unité en dehors de la pluralité, puisque l’universel
n’est qu’un terme commun ; et si, enfin, il n’est qu’un simple attribut,
il est tout aussi clair que l’unité ne peut pas être non plus une substance ;
car l’Être et l’Un sont, de tous les attributs, ceux qui sont les plus
généraux.
Il
s’ensuit que les genres ne sauraient être des natures, et des substances
séparées de tout le reste, et que l’unité ne peut pas davantage être un genre ;
et cela, par les mêmes raisons qui font que l’Être, non plus que la substance
universelle, n’en est pas un davantage. On peut ajouter que ceci doit s’appliquer
de même à tout nécessairement. L’Être et l’Un ont autant d’acceptions diverses
l’un que l’autre ; et de même que, dans l’ordre des qualités, tout aussi
bien que dans l’ordre des quantités. l’Un est une certaine chose, et qu’il y a
en outre une certaine nature, il est évident aussi qu’il faut, d’une manière
générale, étudier l’Un comme on étudie l’Être, sans se contenter de dire, d’une
manière insuffisante, que la nature de l’Un est d’être ce qu’elle est.
Certainement,
pour les couleurs, l’Un est une couleur ; et, par exemple, c’est le blanc,
si l’on admet que c’est du blanc et du noir que se forment toutes les autres
couleurs, le noir étant la privation du blanc, comme l’obscurité est la
privation de la lumière ; car l’obscurité n’est que cela. Par exemple, si
les êtres étaient des couleurs, les êtres formeraient aussi un certain nombre.
Mais un nombre de quoi ? Évidemment un nombre de couleurs ; et l’unité
serait alors une unité de certaine espèce ; ce serait, par exemple, le
blanc. De même encore, si les êtres étaient des sons, ils seraient toujours un
nombre ; mais ce serait un nombre de dièses ou d’intervalles musicaux, et
leur essence ne serait pas le nombre. L’unité serait, dans ce cas, quelque
chose dont l’essence ne serait pas d’être une unité, mais d’être un dièse. [1054a] De même encore, si les articulations du langage
étaient les éléments des choses, les êtres seraient encore un nombre de sons,
et l’unité serait une lettre, une voyelle ou une consonne. Si c’étaient des
figures rectilignes qui formassent les êtres, l’être serait un nombre de
figures, et l’Un serait le triangle. Même raisonnement pour tous les autres
genres.
On
le voit donc : quoique, dans les modifications que les choses peuvent
offrir, qualités, quantités, mouvement, il y ait des nombres, et que, dans
toutes aussi, il y ait une certaine unité, on y distingue cependant leur nombre
et l’unité de chacune d’elles, sans que d’ailleurs ce nombre soit la substance
de la chose. Il en résulte qu’il doit en être absolument de même pour la
catégorie des substances, puisque c’est là une condition qui s’étend à tout.
Ainsi, dans tout genre quelconque, l’unité est bien une nature d’une certaine
espèce, sans que cependant l’unité soit jamais à elle seule la nature de quoi
que ce soit. Mais, de même que, dans l’ordre des couleurs, l’unité qu’on y peut
chercher est aussi une couleur, qui est Une et particulière, de même aussi,
pour l’ordre de la substance, on ne peut chercher dans la substance qu’une
substance Une aussi, et individuelle ; et c’est là toute l’unité
elle-même.
Ce qui prouve bien qu’à certains égards l’Être et l’Un se confondent, c’est d’abord que l’unité accompagne et suit, toujours les catégories diverses tout comme l’Être, et qu’elle n’est cependant non plus dans aucune, ni dans la catégorie qui exprime ce qu’est substantiellement la chose, ni dans celle qui exprime sa qualité, mais que l’Un y est absolument comme y est l’Être. En second lieu, ce qui prouve l’identité de l’Être et de l’Un, c’est qu’on n’ajoute absolument aucun attribut de plus à l’homme en disant Un homme, de même que le mot Être n’ajoute rien à la substance, à la qualité, à la quantité ; et que être Un revient tout à fait à dire que l’Être est particulier et individuel.
Il
y a plusieurs nuances d’opposition entre l’unité et la pluralité ; et l’une
de ces nuances est celle où l’unité et la pluralité sont opposées l’une à l’autre.,
comme le sont l’indivisible et le divisible ; et c’est ainsi qu’on appelle
pluralité ce qui est divisé ou est divisible, tandis qu’on appelle unité ce qui
est indivisible ou n’est pas divisé.
Or,
les oppositions étant au nombre de quatre, et l’Unité et la Pluralité ne
pouvant être considérées comme privation l’une de l’autre, l’unité et la
pluralité ne peuvent être contraires entre elles, ni comme la contradiction, ni
comme les termes appelés Relatifs. Mais l’unité s’exprime et se démontre par
son contraire, l’indivisible par le divisible, attendu que la pluralité est
plus accessible à nos sens, comme le divisible l’est plus aussi que l’indivisible.
Par suite, la pluralité est, par sa notion, antérieure à l’indivisible, à cause
de la perception que nous en avons.
Quant
à l’unité, ses caractères sont, ainsi que nous les avons décrits dans la Classification
des Contraires, l’égalité, la similitude et l’identité ; ceux de la
pluralité sont, la diversité, la dissemblance et l’inégalité. Le mot d’Identité
peut présenter plusieurs nuances ; et la première de de ces nuances, c’est
l’identité numérique, comme nous la nommons quelquefois. Puis, il y a l’identité
de ce qui est Un, à la fois sous le rapport de la notion et du nombre. Et c’est
ainsi, par exemple, que vous êtes Un et identique à vous-même ; c’est l’identité
de ce qui est Un spécifiquement et matériellement.
En
troisième lieu, les choses sont identiques encore quand la définition de leur
substance première est Une et la même. [1054b] Par exemple, toutes les lignes droites égales
sont appelées identiques, de même que le sont entre eux les quadrangles égaux,
à angles égaux, quoique d’ailleurs ils puissent être aussi nombreux qu’on le
voudra. Dans tous ces cas, c’est leur égalité qui constitue leur unité.
On
appelle Semblables les choses qui, sans être identiquement les mêmes, et tout
en ayant entre elles une différence quant à leur substance constitutive, sont
de la même espèce. Par exemple, un quadrangle plus grand est semblable à un
plus petit ; et les droites inégales sont semblables entre elles ;
mais si elles sont semblables, elles ne sont pas cependant tout à fait
identiques et les mêmes. On nomme encore Semblables les choses d’espèce
identique, et qui, susceptibles de plus et de moins, ne présentent cependant ni
de moins ni de plus. Les choses sont encore appelées Semblables quand elles ont
une même qualité, et qu’elles sont en outre d’une seule et même espèce. Par
exemple, de deux objets dont l’un est très blanc et l’autre moins blanc, on dit
qu’ils sont semblables par cela seul que l’espèce de leur couleur est Une et
même.
On
appelle encore Semblables des choses qui ont plus de points d’identité que de
différence, soit d’une manière absolue, soit du moins dans l’apparence qu’on a
sous les yeux. Ainsi, l’on dit que l’étain est semblable à l’argent, et que l’or
ressemble au feu, par sa couleur jaune et rougeâtre.
Par
une conséquence évidente, les expressions d’Autre et de Dissemblable ont
également plusieurs acceptions. L’Autre est opposé au Même, parce que tout
relativement à tout est, ou le même, ou autre. L’expression d’Autre s’emploie
encore lorsque entre deux choses la matière n’est pas la même, mais que la
définition est pareille. C’est ainsi que vous êtes Autre que votre voisin, et
que votre voisin est Autre que vous. Il y a de plus une troisième acception du
mot Autre à l’usage des Mathématiques. Ainsi, toutes les fois qu’on peut
appliquer l’appellation d’Un et d’Être, on peut appliquer de la même manière l’appellation
d’Autre ou d’Identique, pour tout dans son rapport avec tout.
Car
il n’y a pas précisément de contradiction entre Même et Autre. Aussi cette
expression d’Autre ne peut-elle pas s’appliquer à des choses qui ne sont pas,
et qu’on nie, puisque de celle-là on dit seulement qu’elles ne sont pas les
mêmes. Mais le mot d’Autre s’applique toujours à ce qui est, parce que l’Un et
l’Être ne peuvent de leur nature qu’être Un, ou n’être pas Un. Voilà donc
comment les expressions d’Autre et de Même peuvent être opposées entre elles.
Il
ne faut pas d’ailleurs confondre Différent et Autre. L’Autre et l’objet
relativement auquel il est autre, ne sont nécessairement Autres qu’en un seul
point particulier, puisque l’objet est dans tout ce qu’il est Autre ou
Identique. Au contraire, un objet qui est Différent de quelque autre objet en
diffère à un certain égard ; et il y a, par conséquent, un certain même
point relativement auquel les deux objets offrent de la différence. Ce point d’identité
est, ou le genre, ou l’espèce. C’est qu’en effet ce qui est différent ne peut
jamais différer que par le genre ou l’espèce : par le genre, quand les
deux objets n’ont pas une matière commune, et qu’il n’y a pas entre eux
possibilité de génération réciproque de l’un par l’autre ; comme, par
exemple, tous les objets qui appartiennent à une autre classe de catégorie ;
par l’espèce, pour les objets qui ont le même genre. On entend ici par le genre
ce en quoi les objets qui diffèrent, reçoivent, sous le rapport de la
substance, la même appellation. Les contraires sont différents, et l’opposition
par contraires n’est qu’une sorte de différence.
Que tout ce que nous venons d’exposer soit exact, c’est ce dont on peut se convaincre par l’induction. Toutes les choses qui sont différentes entre elles paraissent aussi être les mêmes à certains égards ; et non seulement elles sont Autres d’une manière générale, mais tantôt elles sont Autres par le genre, tantôt elles sont dans la même classe de catégorie, [1055a] de telle sorte qu’elles sont à la fois Autres dans le même genre et les Mêmes par le genre. Mais nous avons expliqué ailleurs à quelles conditions les choses sont d’un même genre, ou d’un genre Autre.
Comme
les choses qui diffèrent entre elles peuvent offrir plus ou moins de
différence, il doit dès lors y avoir une différence qui soit la plus grande
différence possible. Celle-là, je l’appelle la Contrariété, l’opposition des
contraires. On peut s’assurer par l’induction que c’est bien là, en effet, la
plus grande de toutes les différences possibles. C’est que les choses qui sont
de genre différent n’ont pas moyen de marcher les unes vers les autres ;
elles ont toujours de plus en plus de distance entre elles, et elles ne sont
jamais susceptibles de se rencontrer. Mais, quand les choses ne diffèrent qu’en
espèces, elles peuvent naître et venir des contraires, qui sont les points
extrêmes. Or, la distance des extrêmes est la plus grande qu’on puisse imaginer ;
et c’est précisément celle que les contraires nous présentent.
Ce
qu’il y a de plus grand dans chaque genre peut être regardé comme parfait et
fini. Car le plus grand est ce qui ne peut être surpassé ; et le parfait,
le fini, c’est ce en dehors de quoi il n’y a plus rien à concevoir. La
différence parfaite et finie atteint une fin, de même que l’on dit, de tout ce
qui atteint sa fin, qu’il est fini et parfait. En dehors de la fin, il n’y a
plus rien ; car en toute chose, la fin est le dernier ternie ; elle
comprend et renferme tout le reste. Aussi, n’y a-t-il plus rien en dehors de la
fin ; et le fini, le parfait, n’a-t-il plus besoin de quoi que ce soit.
Ceci
donc montre bien que la contrariété est une différence finie et parfaite. Mais,
comme le mot Contraires peut être entendu dans plusieurs acceptions
diverses, la différence sera conséquemment parfaite dans la mesure où le sont
les contraires eux-mêmes. Ceci posé, il est évident qu’un seul et unique
contraire ne peut avoir plusieurs contraires. C’est qu’en effet il n’est pas
possible qu’il y ait quelque chose de plus extrême que l’extrême. Il n’est pas
davantage possible qu’une seule et unique distance ait plus de deux extrémités.
D’une manière générale, si la contrariété est une différence, comme toute
différence ne peut avoir que deux ternies, il s’ensuit que la différence
parfaite et finie doit également n’en avoir que deux.
Il
faut, en outre, que toutes les autres définitions des contraires s’appliquent aussi
avec vérité à cette différence, puisque la différence parfaite et finie est
celle qui diffère le plus. Or, il ne peut pas y avoir d’autres différences que
celles du genre et de l’espèce, puisqu’il a été démontré qu’il n’y a pas de
différence possible pour des choses qui sont hors du genre. Ainsi, la
différence la plus grande possible est précisément dans le genre ; et les
termes qui, dans un même genre, diffèrent le plus, ce sont les contraires ;
leur plus grande différence est la différence parfaite et finie. Les choses
qui, dans un même sujet capable de les recevoir, diffèrent le plus, sont
contraires entre elles ; car les contraires ont une seule et même matière.
On
appelle encore contraires les choses qui diffèrent le plus dans la même
puissance, dans la même possibilité d’être ; car il n’y a qu’une seule et
unique science pour un seul et unique genre, dans les choses où la différence
parfaite est la plus grande possible.
La
première des Contrariétés, c’est celle de la possession et de la privation. Mais
il ne faut pas entendre ici toute privation sans exception ; car ce mot a
bien des sens ; il ne faut comprendre que la privation parfaite et finie.
C’est de ces deux contraires, privation et possession, que tous les autres
tirent leur appellation : les uns, parce qu’ils possèdent telle ou telle
qualité ; les autres, parce qu’ils agissent ou tendent à agir ; d’autres
enfin, parce qu’ils acquièrent, ou perdent, les contraires en question, ou des
contraires différents.
Si
l’on comprend sous le nom d’Opposés, la contradiction, la privation, la
contrariété et les relatifs, [1055b] la première de toutes ces oppositions, c’est la
contradiction ; car il n’y a pas d’intermédiaire possible pour la
contradiction, tandis qu’il put y en avoir pour les contraires ; et c’est
par là évidemment que la contradiction doit être distinguée des contraires.
Quant à la privation, elle est bien une sorte de contradiction ; car,
lorsqu’un objet ne peut jamais avoir une certaine qualité, ou qu’étant fait
naturellement pour l’avoir, il ne l’a pas, il en est privé, soit d’une manière
absolue, soit d’une certaine manière, qui limite la privation qu’il subit.
Ici
aussi, les acceptions du mot Privation sont nombreuses, comme nous l’avons
démontré ailleurs. Par conséquent, la privation est une contradiction, ou une
impuissance, de certaine espèce déterminée, ou impliquée dans le sujet même qui
la subit. Il n’y a donc pas de moyen terme dans la contradiction. Loin de là,
il est possible qu’il y en ait dans certains cas de privation. Ainsi, tout est
égal, ou n’est pas égal ; mais tout n’est pas égal ou inégal, l’égalité ou
l’inégalité n’ayant lieu que dans l’objet qui est d’abord susceptible d’égalité.
Si
donc les productions matérielles des choses viennent des contraires, et si
elles viennent toujours, soit de l’espèce et de la possession effective de l’espèce,
soit d’une certaine privation de l’espèce et de la forme, il en résulte
évidemment que toute Contrariété est bien une sorte de privation, mais que
cependant toute privation n’est pas absolument une Contrariété.
Cette
distinction tient à ce que le mot Privé, appliqué à un objet, peut avoir
de nombreuses acceptions. Les termes extrêmes d’où viennent les changements
sont des contraires proprement dits ; et c’est ce dont on peut s’assurer
par l’induction. Toute opposition par contraires présente la privation de l’un
des deux contraires ; mais tous les cas ne sont pas identiques. Ainsi, l’inégalité
est la privation de l’égalité ; la ressemblance est la privation de la
dissemblance, comme le vice est la privation de la vertu. Mais voici la
différence, que nous avons déjà signalée. Tel objet est simplement et
absolument privé de telle ou telle qualité ; tel autre n’en est privé qu’à
un certain moment, et à un certain égard, par exemple, à un certain âge, ou
dans une partie maîtresse, ou dans toutes les parties.
Voilà
comment, dans certains cas, il y a des intermédiaires possibles : l’homme,
par exemple, pouvant n’être, ni bon, ni mauvais ; et comment, dans
certains cas, il ne peut pas y avoir aucun intermédiaire : par exemple, il
faut nécessairement qu’un nombre soit pair, ou impair. Enfin, il y a aussi des
contraires qui ont un sujet déterminé, et d’autres qui n’en ont pas.
En résumé, on voit que toujours l’un des deux contraires est énoncé sous forme de privation de l’autre. Cela suffit quand il s’agit des primitifs et des genres des contraires, tels que sont l’unité et la pluralité ; et c’est à ceux-là que se ramènent définitivement tous les autres.
Comme
c’est toujours un seul contraire qui est opposé à un seul contraire, on peut se
demander comment l’unité peut être opposée à la pluralité, et comment l’égal
est opposé au grand et au petit. Dans une opposition, on énonce toujours
laquelle des deux qualités la chose possède : par exemple, on dit que la
chose est blanche, ou noire ; qu’elle est blanche, ou qu’elle n’est pas
blanche. Mais nous ne disons pas que l’objet est un homme, ou qu’il est blanc,
à moins que nous ne le disions dans une hypothèse particulière, comme, par
exemple, quand on demande si Cléon est venu, ou si c’est Socrate.
Cette
dernière forme d’interrogation n’est nécessaire dans aucun genre d’opposition ;
mais voici d’où elle est venue. Il n’y a que les opposés qui ne puissent pas
coexister ; et c’est là ce qu’on admet aussi dans la forme d’expression qu’on
emploie, quand on demande lequel des deux est venu ; [1056a] car s’il se pouvait qu’ils vinssent tous les
deux à la fois, la question ne serait que ridicule. Mais si effectivement ils
ont pu venir tous deux en même temps, ou, retombe alors également dans l’antithèse
de l’unité et de la pluralité, et l’on demande par exemple :
« Sont-ils venus tous les deux ? Ou est-ce un seul des deux qui est
venu ? »
Ainsi,
dans les opposés, il s’agit toujours d’une alternative qu’on examine entre deux
termes ; mais ce terme cherché peut être plus grand, ou plus petit, ou
égal. Ceci admis, quelle est la nature de l’opposition de l’Égal relativement
aux deux termes de plus Grand et de plus Petit ? L’égal ne peut pas être
contraire à l’un des deux seulement, et il ne peut pas l’être davantage aux
deux à la fois. Pourquoi, en effet, serait-il contraire plutôt au plus grand,
ou plutôt au plus petit ?
Mais,
en outre, l’égal est encore contraire à l’inégal ; de telle sorte qu’il
aurait de cette façon plusieurs contraires, au lieu d’un seul. Mais si l’inégal
a le même sens à la fois par rapport aux deux, c’est qu’il est opposé aussi aux
deux. Cette solution alors vient à l’appui des philosophes qui prétendent que l’inégal
est le nombre Deux. Mais il en résulte que, de cette façon, une seule et unique
chose serait contraire à deux choses, ce qui est impossible.
D’un
autre côté, on pourrait croire que l’égal est l’intermédiaire du grand et du
petit. Mais une contrariété ne peut évidemment jamais être un intermédiaire, et
il suffit pour s’en convaincre de consulter la définition. En effet, la
contrariété ne saurait être parfaite et finie, si elle est l’intermédiaire
entre deux choses ; et c’est plutôt elle-même qui contiendrait un
intermédiaire.
Reste
donc à dire que cette opposition de l’égalité est, ou une négation, ou une
privation. Il est clair que cette opposition ne peut avoir lieu relativement à
l’un des deux seulement ; car pourquoi serait-elle applicable plutôt au grand
qu’au petit ? Elle est donc la négation privative des deux à la fois.
Voilà pourquoi l’alternative doit toujours être posée pour les deux, et jamais
pour l’un des deux séparément. Et par exemple, on ne dira pas : L’objet
est-il plus grand, ou est-il égal ? Est-il égal, ou est-il plus petit ?
Mais il faudra toujours énoncer les trois termes. Toutefois, ce n’est pas là
une privation absolument nécessaire ; car ce qui n’est, ni plus grand, ni
plus petit, n’est pas toujours égal ; mais cette égalité n’a lieu que dans
les choses qui sont capables par leur nature d’être grandes ou petites. Ainsi,
l’égal est ce qui n’est, ni grand, ni petit, lorsque naturellement il devrait
être l’un ou l’autre ; et c’est alors qu’il est opposé aux deux, comme
leur négation privative.
De
là vient aussi qu’il est bien un intermédiaire, comme ce qui n’est, ni bon, ni
mauvais, est l’intermédiaire du mauvais et du bon ; mais on n’a pas créé
là de nom spécial. C’est que chacun des deux termes a plusieurs acceptions
différentes, et que le sujet qui les reçoit n’est pas Un. On dit bien plutôt
alors que le sujet n’est, ni blanc, ni noir. Même en ceci, il n’y a pas un
intermédiaire unique ; mais les couleurs auxquelles s’applique
privativement cette négation, sont, à certains égards, déterminées, puisque
nécessairement la couleur est brune, jaune, ou de telle autre nuance de ce
genre, déterminée précisément.
Par conséquent, ce n’est pas une objection sérieuse que de dire que, à ce compte, tout pourrait également être qualifié d’intermédiaire, et qu’ainsi on pourrait soutenir, par exemple, qu’entre une chaussure et une main, il y a un intermédiaire qui n’est, ni main, ni chaussure, de même que ce qui n’est, ni bon, ni mauvais, est l’intermédiaire du bien et du mal ; et l’on en conclurait que tout peut avoir, de la même façon, un intermédiaire quelconque. Mais cette conséquence n’a rien de nécessaire, puisque la négation simultanée des opposés n’a lieu que pour les choses où il y a un intermédiaire véritable, et un certain intervalle naturel. [1056b] Or il n’y a pas cette différence entre une main et une chaussure ; les deux objets dont on fait ici des négations simultanées, sont dans des genres différents ; et, par suite, ils n’ont pas un seul et même sujet.
On
peut se poser les mêmes questions en ce qui concerne l’unité et la pluralité ;
car si l’on admet que la pluralité soit opposée à l’unité d’une façon absolue,
on s’expose à quelques difficultés insurmontables. Alors l’unité deviendrait le
Peu, ou le petit nombre, puisque la pluralité est opposée aussi au petit
nombre. Puis, le nombre Deux deviendrait une pluralité, puisque le double est
plusieurs fois l’Un ; et que c’est là ce qui fait que l’on dit que Deux
est le double.
Ainsi,
l’unité devient le Peu ; car relativement à quoi, si ce n’est relativement
à l’Un et au Peu, le nombre Deux serait-il une pluralité ? Pourrait-il l’être
relativement à autre chose, puisqu’il n’y a rien de plus petit que Un et Deux ?
De plus, si le rapport du long et du court, dans les étendues, est le même que
le rapport du Beaucoup et du Peu, dans les nombres, ce qui est Beaucoup est
également un grand nombre, de même qu’un grand nombre est pareillement du
Beaucoup. Si donc on laisse de côté la différence que peut présenter un continu
indéterminé, on doit dire que le Peu deviendra comme une sorte de pluralité.
Par conséquent, l’unité deviendrait aussi une pluralité d’un certain genre,
puisqu’elle aussi est du Peu.
C’est
là une conséquence nécessaire, du moment que Deux est considéré comme une
pluralité. Mais il se peut fort bien que parfois l’on confonde le grand nombre
et le Beaucoup, et que parfois aussi on les distingue : par exemple, en
parlant de l’eau, on peut dire qu’il y en a beaucoup ; mais on ne peut pas
dire qu’elle est en grand nombre. Dans toutes ces choses, quand elles sont
divisibles, on dit, en un premier sens, qu’elles sont Beaucoup, s’il y en a une
quantité plus considérable, soit absolument parlant, soit d’une manière
relative ; et de même, le Peu désigne, dans les mêmes conditions une
quantité, qui est moindre. Mais en un second sens, le Beaucoup est numérique,
et alors le Beaucoup n’est jamais opposé qu’à l’unité.
C’est
que nous établissons entre l’unité et la pluralité le même rapport qu’on
établit entre l’unité et les choses Unes, entre le blanc et les choses
blanches, les objets mesurés, ou mesurables, et la mesure qu’on leur applique.
De cette même façon, on peut dire du multiple qu’il est une pluralité ;
car tout nombre quelconque est une pluralité aussi, parce qu’il est composé d’unités ;
et que, tout nombre ayant l’unité pour mesure, on doit le considérer comme l’opposé
de l’unité, et non pas comme l’opposé du Peu.
C’est
donc encore de la même manière que Deux est une pluralité ; mais il n’est
pas pluralité en tant qu’il serait une quantité supérieure, soit relativement,
soit absolument ; seulement Deux est la première pluralité. Absolument
parlant, Deux est Peu, c’est à dire un petit nombre, puisque c’est la première
pluralité qui est la moindre pluralité possible.
Aussi,
Anaxagore s’écarte-t-il de la vérité quand il dit que « Toutes choses
étaient confondues, infinies en nombre, infinies en petitesse ». Au lieu
de dire « Infinies en petitesse », il aurait dû dire : «En
nombre infiniment petit ;» car alors les choses ne sont pas infinies,
puisque le Peu, le petit nombre, ne s’entend pas de l’unité, comme on l’affirme
quelquefois, mais du nombre Deux. L’unité et la pluralité dans les nombres, l’unité
et la multiplicité, s’opposent l’un à l’autre comme la mesure s’oppose à l’objet
mesurable ; et leur opposition est comme celle des relatifs, qui ne sont
pas des relatifs en soi et essentiellement.
Nous
avons exposé, ailleurs, que les relatifs peuvent être relatifs de deux manières :
d’abord, ils peuvent être pris comme contraires ; puis, ils peuvent être
dans le même rapport que la science soutient avec l’objet su, c’est-à-dire,
parce qu’une autre chose tire son appellation du rapport qu’elle a avec eux.
[1057a] Mais rien ne s’oppose
à ce que l’unité ne soit plus petite que quelque autre chose, par exemple, que
le nombre Deux ; car une chose, pour être plus petite qu’une autre, n’est
pas Peu par cela seul. La multiplicité est comme le genre du nombre, puisque le
nombre n’est qu’une multiplicité, dont l’unité est la mesure. En un sens, l’unité
et le nombre sont opposés, non pas à la façon des contraires, mais à la façon
que nous venons d’exposer pour certains relatifs ; ils sont opposés en
tant que l’un est la mesure, et que l’autre est le mesurable. C’est là ce qui
fait que tout ce qui peut être Un n’est pas nombre pourtant : par exemple,
s’il s’agit de quelque chose d’indivisible.
Toutefois,
le rapport de la science à l’objet su, dont on vient de parler, ne répond pas
tout à fait à celui de l’unité et de la pluralité ; car la science peut
sembler une mesure, et l’objet su peut représenter l’objet mesuré. Mais si
toute science évidemment est l’objet su, tout objet su n’est pas réciproquement
la science, attendu que, en un certain sens, la science est mesurée par l’objet
su.
Mais quant à la pluralité, elle n’est pas le contraire de Peu ; car le contraire de Peu, c’est Beaucoup, comme une pluralité qui en surpasse une autre, est le contraire de la pluralité surpassée. La pluralité n’est pas non plus absolument le contraire de l’unité ; seulement, la pluralité s’oppose à l’unité, ainsi qu’on l’a déjà dit, parce qu’elle est divisible, tandis que l’unité est indivisible ; et la pluralité est le relatif de l’unité, comme la science est le relatif de l’objet su, quand on la considère comme un nombre ; mais c’est l’objet su qui est l’unité et la mesure.
Comme
il peut y avoir un intermédiaire entre les contraires, et qu’il y en a réellement
pour quelques-uns, il faut nécessairement que les intermédiaires viennent des
contraires, puisque, toujours, les intermédiaires et les choses dont ils sont
les intermédiaires sont dans le même genre. Par intermédiaires, nous entendons
toutes les modifications par lesquelles doit, de toute nécessité, passer d’abord
le changement de ce qui change. Ainsi, par exemple, quand on veut monter de la
note la plus basse à la plus haute, quelque peu de temps qu’on y mette, il faut
passer d’abord par les sons intermédiaires. Il en est de même s’il s’agit des
couleurs, ou, pour aller du blanc au noir, il faut préalablement passer par le
rouge brun et le gris, avant d’arriver au noir. Même observation pour tous les
autres intermédiaires.
On
ne pourrait pas, d’ailleurs, changer d’un genre à un autre, si ce n’est d’une
manière indirecte ; et, par exemple, changer du genre de la couleur au
genre de la figure. Il s’ensuit qu’il faut que les intermédiaires soient dans
le même genre les uns que les autres, et dans le même genre que les choses dont
ils sont les intermédiaires. Ceci n’empêche pas que les intermédiaires ne
soient toujours intermédiaires entre certains termes opposés ; car c’est
seulement entre des opposés que le changement, pris en soi, peut avoir lieu.
Il
n’est donc pas possible qu’il y ait des intermédiaires s’il n’y a pas d’opposés,
puisqu’alors il y aurait un changement qui ne viendrait pas d’opposés. Or,
parmi les opposés, la contradiction n’a pas d’intermédiaires possibles ;
car la contradiction n’est pas autre chose qu’une antithèse, ou opposition,
dont l’une des deux parties s’applique nécessairement à l’objet quelconque dont
il s’agit, sans qu’il y ait aucun intermédiaire possible entre les deux,
puisque l’une dit Oui, et que l’autre dit Non.
Quant
aux autres Opposés, ce sont, ou les relatifs, ou les privatifs, ou les
contraires. Les relatifs, quand ils ne sont pas des contraires entre eux, n’ont
pas d’intermédiaires non plus ; et le motif, c’est qu’ils ne sont pas
alors dans le même genre. [1057b] En effet, quel intermédiaire pourrait-on
découvrir entre la science et l’objet su ? Mais il y a des intermédiaires
entre le grand et le petit.
Que
si les Intermédiaires sont dans un seul et même genre, comme nous l’avons
établi, et s’ils sont placés entre des contraires, il faut nécessairement aussi
qu’ils soient composés de ces mêmes contraires. En effet, ou les contraires
relèveront d’un genre supérieur, ou il n’y a pas de genre au-dessus d’eux. S’il
existe un genre qui soit tel qu’il y ait quelque chose d’antérieur aux
contraires, les différences contraires antérieures seront celles qui auront
formé les contraires comme espèces du genre, puisque les espèces viennent du
genre et des différences. Supposons, par exemple, que les contraires soient le
blanc et le noir. Le blanc est la couleur qui fait discerner les objets ;
le noir est celle qui les fait confondre ; donc ces différences, de faire
discerner ou de faire confondre les objets, seront les premières de toutes ;
et ce seront là aussi les premiers de tous les contraires, opposés les uns aux
autres.
D’ailleurs,
les contraires qui diffèrent ainsi entre eux, sont les plus contraires de tous.
Quant aux autres contraires et aux intermédiaires, ils se composeront du genre
et des différences. Ainsi, pour reprendre l’exemple des couleurs, toutes celles
qui sont intermédiaires entre le blanc et le noir, doivent tirer leur
appellation du genre, qui est ici le genre Couleur, et de certaines
différences. Mais ces nouvelles différences ne seront pas les premiers
contraires. Autrement, chaque couleur intermédiaire ne serait que, ou blanche,
ou noire. Donc, ces différences sont autres ; et elles seront
intermédiaires entre les premiers contraires. Or, ici les premières différences
sont, ou la propriété de faire discerner les objets, ou la propriété de les
faire confondre. Ainsi, il faut rechercher, entre ces premiers contraires, qui
ne sont pas contraires en genre, de quel genre est celui d’entre eux d’où
viennent leurs intermédiaires.
C’est
que, en effet, il faut nécessairement que les choses comprises dans le même
genre, soient formées de parties qui ne peuvent se composer génériquement des
contraires, ou qu’elles ne puissent elles-mêmes en être composées. Or, les
contraires ne peuvent jamais se composer les uns des autres réciproquement ;
et, c’est là ce qui en fait des principes. Quant aux intermédiaires, ou ils
sont tous hors d’état de se composer les uns des autres, ou ils peuvent tous s’en
composer. Mais il peut sortir des contraires quelque élément nouveau ; et,
par conséquent, le changement passera par ce quelque chose d’intermédiaire,
avant d’arriver aux contraires. Ce quelque chose tiendra plus ou moins de l’un
des deux contraires quelconque ; et c’est là ce qui eu fera aussi l’intermédiaire
obligé de ces contraires. Donc, tous les intermédiaires subséquents seront
composés des contraires aussi ; car ce qui est plus l’un, ce qui est moins
l’autre, doit être composé jusqu’à certain point des éléments mêmes dont on dit
qu’il participe plus on moins.
En résumé, comme, dans un même genre, il n’y a point de termes qui puissent être antérieurs aux contraires, il en résulte que toujours les intermédiaires doivent provenir des contraires. Par conséquent, tous les termes inférieurs, les contraires aussi bien que les intermédiaires, descendent des contraires primordiaux. Donc, on doit voir que les intermédiaires sont toujours dans le même genre, qu’ils sont des intermédiaires de contraires, et que tous ils sont composés des contraires sans exception.
L’être
qui est autre en espèce l’est relativement à un certain être, dans une certaine
relation ; et cette relation doit être commune aux deux êtres comparés.
Par exemple, s’il s’agit d’un animal qui soit autre en espèce, il faut que les
deux êtres soient des animaux. Ainsi, il y a nécessité que les êtres qui
diffèrent en espèce soient dans le même genre. Ce que je nomme Genre est
précisément ce qui fait qu’on appelle d’un nom identique les deux êtres que l’on
compare c’est ce qui reçoit la différence essentiellement et non par accident, [1058a] soit qu’on le considère comme matière, soit qu’on
le considère de toute autre façon.
D’ailleurs,
il ne faut pas seulement que le caractère commun se retrouve dans les deux
êtres, et que, par exemple, ils soient tous deux des animaux ; il faut en
outre, que, dans chacun d’eux, ce même animal, tout en restant ce qu’il est,
soit autre ; par exemple, d’une part le cheval, et d’autre part, l’homme.
C’est grâce à cette qualité commune que les deux êtres différeront l’un de l’autre,
sous le rapport de l’espèce ; pris en soi, l’un sera tel animal, et l’autre,
tel animal aussi ; et je le répète, d’un côté le cheval, de l’autre côté l’homme.
Ce
sera donc nécessairement cette différence qui constituera la variété autre du
genre ; et je donne à cette différence du genre le nom de Variété, parce
que c’est elle qui fait que ce même genre varie et qu’il est autre. Cette
différence est donc une contrariété, une opposition par contraires ; et l’on
peut s’en convaincre au moyen de l’induction. Toutes les choses, en effet, se
divisent en des termes opposés ; et il a été également démontré que les
contraires sont dans le même genre, puisque nous avons dit que la contrariété
est !a différence parfaite et finie. Or, la différence spécifique est toujours
la relation d’une chose à une autre, de telle sorte que cette même relation de
différence et le genre se retrouvent dans les deux êtres.
De
là vient que les contraires sont toujours dans la même classe de catégorie,
parce que, différents en espèce, mais non en genre, ils sont éloignés le plus
possible l’un de l’autre ; leur différence est parfaite, et elle ne peut
appartenir simultanément à l’un et à l’autre. Donc, la différence est une
contrariété ; car être autre en espèce veut dire simplement que des
espèces individuelles, qui sont dans le même genre, sont à titre de contraires
opposées entre elles, Mais l’on dit que deux êtres sont d’espèce identique,
lorsque, pris individuellement, ils n’ont pas entre eux d’opposition à titre de
contraires. En effet, les oppositions par contraires se produisent dans la
division et dans les intermédiaires, avant d’en arriver aux individus.
Par
suite, il est évident que, relativement à ce qu’on appelle le genre, aucune des
espèces qui conviennent en genre, ne peuvent, ni lui être identiques, ni
différer de lui spécifiquement. La matière, en effet, est exprimée par la
négation ; mais le genre est la matière de la chose dont on dit qu’il est
le genre, non pas genre au sens de race, comme on le dit en parlant des
Héraclides, mais comme ce qui fait partie de la nature de la chose.
Il ne peut non plus y avoir, ni identité, ni différence d’espèce, pour les choses qui ne sont pas dans le même genre ; elles sont alors dans un genre différent. Or ce sont les choses de genre identique qui peuvent différer en espèce ; car il faut nécessairement que la différence soit une contrariété relativement à ce qui diffère d’espèce ; et cette différence ne se trouve jamais que dans les choses comprises sous le même genre.
On
pourrait se demander comment il se fait que la femme ne diffère pas
spécifiquement de l’homme, bien que cependant le féminin et le masculin soient
contraires, et que la différence ici soit une contrariété. On peut aussi se
demander, d’une manière générale, pourquoi, dans les animaux, le mâle et la
femelle ne sont pas différents d’espèce, quoique cette différence de sexe soit
essentielle dans l’animal, et qu’elle n’y soit pas accidentelle, comme la
couleur noire ou blanche, mais que ce soit en tant qu’animal que l’animal est
mâle ou femelle.
Cette
question revient à peu près à celle-ci : Comment se fait-il que telle
contrariété produise pour les êtres une différence d’espèce, et que telle autre
contrariété n’en produise pas ? Ainsi, l’animal qui marche sur terre, et l’animal
qui vole, sont autres en espèce, tandis que la couleur blanche ou noire ne
constitue pas une espèce différente. Cela vient-il de ce que, dans un cas, il s’agit
des modifications propres du genre, tandis que, dans l’autre cas, ces
modifications y sont beaucoup moins intéressées ? Puis, comme il faut
distinguer, d’une part, la définition de la chose, et d’autre part, sa matière,
[1058b] ne pourrait-on pas dire que les contrariétés qui
sont comprises dans la définition, produisent une différence d’espèce, et que
celles qui ne sont comprises que dans l’ensemble matériel, n’en produisent pas ?
Aussi,
la couleur blanche, ou la couleur noire, de l’homme ne produit-elle pas une
différence spécifique ; et il n’y attrait pas de différence d’espèce de l’homme
blanc à l’homme noir, quand bien même on donnerait à chacun d’eux un nom
séparé. En effet, la matière ici, c’est l’homme ; mais la matière ne
produit pas de différence ; car les hommes individuels ne sont pas des
espèces de l’homme. C’est que les chairs et les os qui forment tel ou tel
individu ont beau être différents, le composé est autre sans doute, mais ce n’est
pas en espèce qu’il est autre, attendu que, dans la définition des individus,
il n’y a point de contrariété ; c’est seulement un autre individu. Le nom
de Callias est l’appellation attribuée à la matière ; et si l’on dit de l’homme
qu’il est blanc, c’est parce que Callias est blanc. Donc l’homme n’est blanc qu’accidentellement.
De même encore, un cercle en airain et un triangle en bois, non plus qu’un
triangle en airain et un cercle en bois, ne diffèrent pas d’espèce à cause de
leur matière ; mais ils diffèrent entre eux, parce qu’il y a une
contrariété dans leur définition essentielle.
Mais
n’est-ce pas la matière, qui, à certains égards étant autre, tantôt ne fait pas
que les êtres aussi soient autres en espèce, et qui tantôt le fait ?
Pourquoi tel cheval est-il d’une espèce différente que tel homme ?
Cependant, de part et d’autre, la matière est également comprise dans les
définitions de ces êtres. Est-ce parce qu’il y a contrariété dans leur définition ?
Car il est bien vrai qu’il y a une contrariété entre l’homme blanc et le cheval
noir. Mais la véritable contrariété est dans l’espèce de tous deux, et non pas
parce que l’un est blanc et que l’autre est noir ; car, fussent-ils blancs
l’un et l’autre, ils n’en seraient pas moins certainement d’espèce différente.
Quant
au sexe, mâle ou femelle, ce sont là des affections propres de l’animal ;
mais ces affections ne touchent pas l’essence ; elles ne sont que dans la
matière et dans le corps. Le même germe produit les deux sexes ; et c’est
une simple modification qui, de tel être, fait un mâle, et de tel autre, une
femelle.
En résumé, nous avons exposé ce que c’est qu’être d’une autre espèce, et comment tels êtres diffèrent d’espèce, et comment tels autres êtres ne présentent pas cette différence.
Comme
les contraires sont autres en espèce, et comme le périssable et l’impérissable
sont des contraires, puisque la privation est une impuissance définie, il faut
nécessairement que le périssable et l’impérissable soient de genres différents.
Nous ne les avons considérés jusqu’à présent que comme des appellations
universelles ; et dès lors, il pourrait sembler que ce n’est pas une
nécessité que tout impérissable et que tout périssable soient spécifiquement
autres, pas plus qu’il n’est nécessaire que le blanc et le noir soient d’espèces
différentes. Le même être, en effet, peut à la fois être fun et l’autre, tant qu’il
s’agit de termes universels ; et, par exemple, l’homme peut être tout
ensemble blanc et noir ; et même pour ce qui concerne les individus, un
seul et même homme peut être, mais non pas à la fois, noir et blanc.
Le
blanc et le noir n’en sont pas moins contraires l’un à l’autre. Or, parmi les
contraires, les uns n’appartiennent qu’accidentellement à certains êtres, comme
les contraires dont nous venons de parler, et bon nombre d’autres. Mais il en
est d’autres aussi qui ne peuvent pas être de simples accidents ; et c’est
de ceux-là que font partie le périssable et l’impérissable. [1059a] Rien, en effet, n’est périssable par simple
accident, attendu que l’accident peut également être, ou ne pas être, tandis
que la qualité de périssable est un attribut absolument nécessaire de toutes
les choses auxquelles cette qualité est attribuée. Autrement, le même être
serait périssable et impérissable, si le périssable peut aussi ne pas lui être
attribué.
Ainsi,
le périssable, dans chacun des êtres qui doivent périr, est l’essence de ces
êtres, ou fait nécessairement partie de leur essence. Même raisonnement pour l’impérissable.
L’un et l’autre sont des nécessités au même titre ; et par suite, en tant
que primitifs, le périssable et l’impérissable offrent l’antithèse qu’on
signale entre eux. Il faut donc absolument qu’ils soient de genres différents.
Une conséquence non moins claire de ceci, c’est qu’il n’est pas possible d’admettre les idées, ou espèces, au sens où les admettent quelques philosophes ; car alors, d’une part, l’homme serait périssable, et de l’autre, l’homme serait impérissable. Pourtant, on soutient que les Idées, ou espèces, sont spécifiquement identiques aux individus, et qu’elles ne sont pas simplement homonymes avec eux. Mais la différence de genre sépare les êtres plus que la différence d’espèce.
Que
la philosophie soit précisément la science des principes, c’est une vérité qui
ressort de ce que nous avons dit, en discutant les théories relatives aux
principes que d’autres philosophes ont exposées. Mais on peut se demander si la
philosophie est une science unique, ou si plutôt elle ne se forme pas de
plusieurs sciences. Si elle ne forme qu’une seule science, on doit se rappeler
qu’il n’y a jamais qu’une seule et unique science pour les contraires. Or, les
principes ne sont pas contraires entre eux. D’un autre côté, si la philosophie
ne forme pas une seule et unique science, quelles sont les sciences dont elle
se compose ?
Une
autre question, c’est de savoir si c’est à une seule science, ou à plusieurs
sciences, qu’il appartient d’étudier les principes de la démonstration. Si c’est
l’affaire d’une seule et même science, pourquoi celle-ci plutôt que toute autre ?
Si c’est le fait de plusieurs, quelles sont ces sciences diverses ?
Autre
question encore : Cette unique science s’adresse-t-elle à toutes les substances,
ou ne s’y adresse-t-elle pas ? Si ce n’est pas à toutes qu’elle s’adresse,
il est bien difficile de déterminer celles auxquelles elle s’adresse
particulièrement. D’autre part, si, étant unique, elle s’applique à toutes les
substances, on a peine à comprendre comment une seule et même science pourrait
s’appliquer à des substances si multiples.
En
outre, on peut se demander si cette science se borne aux substances mêmes, ou
si elle s’étend jusqu’à leurs accidents ; car, s’il y a démonstration pour
les accidents, il n’y en a pas pour les substances. S’il y a là deux sciences
différentes, qu’est-ce que chacune d’elles ? Et laquelle des deux est la
philosophie ? La philosophie démonstrative est celle qui s’occupe des
accidents, tandis que la philosophie des principes s’occupe des substances.
Mais ce n’est pas non plus, sur les causes énumérées par nous dans la Physique,
que devra porter la science que nous cherchons ici. Ainsi, elle ne considère
pas le pourquoi des choses. Ce pourquoi, c’est le bien ; et on ne trouve
manifestement le bien que dans les choses pratiques, et dans les êtres doués de
mouvement. C’est le bien qui est le premier moteur. C’est ainsi précisément qu’agit
la fin ; et le premier moteur ne peut pas se rencontrer dans les
immobiles.
En
un mot, il s’agit de voir si la science que nous cherchons s’applique, ou ne s’applique
pas, aux substances sensibles, et à quelles autres elle pourrait s’appliquer. [1059b] Si c’est à d’autres substances qu’elle s’applique,
ce ne peut être qu’à des Idées, ou à des êtres mathématiques. Mais il est de
toute évidence que les Idées n’existent point ; et si, par hasard, on veut
en admettre l’existence, on n’en a pas moins à rechercher comment il n’en est
pas des autres choses, pour lesquelles il y a des Idées, comme il en est pour
les entités mathématiques. Je veux dire que l’on place les êtres mathématiques
entre les Idées et les choses sensibles, et qu’on en fait une sorte de
troisième ordre d’êtres, entre les Idées et les choses qui frappent ici-bas nos
sens. Mais le troisième homme n’existe pas ; le troisième cheval n’existe
pas, outre l’Idée du cheval en soi et outre les individus chevaux que nous
voyons.
Mais
s’il n’en est pas à cet égard ainsi qu’on le prétend, à quel objet s’adressent
alors les études du mathématicien ? Certes ce n’est pas aux choses
sensibles ; car aucune des choses perceptibles à nos sens n’est comme
celles dont s’occupent les sciences mathématiques. On ne peut pas dire
davantage que la science cherchée par nous s’occupe des êtres mathématiques,
puisque pas un de ces êtres n’est isolé de la matière. Mais elle ne s’occupe
pas non plus des substances sensibles, puisqu’elles sont périssables.
D’une
manière générale, on peut se demander à quelle science il appartient de
rechercher quelle est la matière des choses mathématiques. Ce n’est pas à la
Physique, puisque toutes les recherches du Physicien se bornent à étudier les
êtres qui ont en eux le principe de leur mouvement, ou de leur inertie. Ce n’est
pas davantage l’objet de la science qui étudie la démonstration et la théorie
de la science, puisque ce sont là exclusivement les matières dont elle s’occupe.
Reste donc que ce soit la philosophie telle que nous l’entendons, qui étudie la
matière des Mathématiques.
Une
question qu’on peut également soulever, c’est de savoir si la science ici
cherchée, en s’occupant des principes, s’occupe aussi de ce que quelques
philosophes appellent les éléments ; et tous les philosophes admettent que
les éléments se trouvent dans les composés qu’ils forment.
Ce
qui paraît le plus probable, c’est que notre science est la science des
universaux ; car toute définition, toute science, repose sur des termes
universaux, et ne descend pas jusqu’aux termes derniers. A ce point de vue,
notre science s’appliquerait donc aux genres primordiaux. Or, ces genres ce
sont l’Être et l’Un. C’est que, en effet, ce sont ces deux genres primordiaux
qu’on peut surtout regarder comme embrassant tous les êtres, et comme
représentant surtout des principes, puisque, par leur nature, ils sont les
primitifs. Eux une fois détruits, tout le reste disparaît en même temps qu’eux,
puisque tout, sans exception, est Être et est Un.
Mais
si l’on en fait des genres, il y a nécessité que les différences doivent en
participer aussi ; or, il n’est pas de différence qui puisse participer du
genre ; et, considérés de cette façon, l’Être et l’Un ne peuvent plus du
tout passer pour des genres, ni pour des principes.
Ajoutez
que ce qui est plus simple est plus principe que ce qui est moins simple ;
et les derniers termes, dans chaque genre, sont plus simples que les genres
mêmes, attendu que ces termes derniers sont des individus, et que les genres se
divisent toujours en espèces multiples et différentes. Il semblerait donc que les
espèces sont des principes plutôt que les genres. Mais, en tant que les espèces
disparaissent à la suite des genres, ce sont les genres qui devraient plutôt
être considérés comme des principes ; car on doit regarder comme principe
ce qui entraîne avec soi la perte de tout le reste.
[1060a] Voilà les questions qu’on peut se poser, sans en compter encore bien d’autres, qui sont analogues à celles-là.
Une
question qu’on doit agiter aussi, c’est de savoir s’il y a, ou s’il n’y a pas,
d’autres êtres que les individus, et si c’est des individus que s’occupe la
science que nous cherchons ici. Mais les individus sont en nombre infini. En
dehors d’eux, il n’y a plus que les genres et les espèces. Or, les espèces et
les genres ne constituent, ni les uns, ni les autres, la science que nous
demandons ; et nous avons déjà dit pourquoi il est impossible qu’ils
soient l’objet de cette science. C’est que, en effet, nous avons à nous
demander si, à côté et en dehors des substances que nous révèlent nos sens, il
existe une substance isolée de toutes celles que nous voyons ; ou bien, si
ce ne sont pas plutôt les substances sensibles qui sont seules des réalités, et
les objets de la philosophie.
Nous
semblons bien, en effet, chercher une autre substance que les choses sensibles ;
et le but que nous nous proposons, c’est de voir s’il n’existe pas quelque
chose qui soit essentiellement séparé des choses sensibles, et n’appartienne à
aucune d’elles. Mais si, à côté des substances perceptibles à nos sens, il
existe quelque substance différente de celles-là, il reste à savoir en dehors
de quelles substances sensibles il faut la placer. Pourquoi, par exemple,
faudrait-il la supposer en dehors des hommes plutôt qu’en dehors des chevaux,
ou de tels autres animaux, ou même en dehors de telles choses sans vie ?
Certes,
admettre qu’à côté des substances sensibles et périssables, il y ait d’autres
substances, qui sont en nombre égal et qui sont éternelles, c’est tomber dans
une erreur qui brave toute raison. Mais si, d’autre part, le principe que nous
cherchons à cette heure n’est pas isolé des corps, quel autre principe
mériterait d’être adopté mieux que la matière ? La matière, en effet, n’existe
pas en acte ; elle n’existe qu’en puissance. Il est bien vrai aussi que l’espèce
et la forme sembleraient être un principe plus particulièrement encore que la
matière ; mais l’espèce et la forme peuvent périr. Donc, il semblerait qu’il
ne se peut pas absolument qu’il y ait une substance éternelle qui soit isolée,
et qui existe en soi.
Mais
c’est une impossibilité qu’il n’y en ait pas ; car tout le monde, y
compris même les philosophes les plus distingués, admet qu’il y a un principe
et une substance de ce genre. Et comment y aurait-il un ordre quelconque dans
les choses, s’il n’y avait pas quelque chose d’éternel, de séparé et de
permanent ? D’un autre côté, s’il existe une substance et un principe qui
ait la nature que nous signalons ici, et que ce principe unique s’applique à
tout, aux choses périssables aussi bien qu’aux choses éternelles, il s’agit de
comprendre comment, ce principe universel, étant identique pour tout, il se
peut que, parmi les choses placées sous le même principe, les unes soient
éternelles et les autres ne le soient pas. C’est là quelque chose d’incompréhensible.
Mais
s’il y a un principe différent pour les choses périssables, et un principe
différent pour les choses éternelles, nous pouvons nous demander, avec un égal
embarras, si le principe des êtres périssables est éternel comme l’autre.
Comment, en effet, le principe même n’étant pas éternel, les êtres qui relèvent
de ce principe pourraient-ils être éternels ? Si le principe est
périssable, il y a dès lors un autre principe, puis un troisième après ce
second, et ainsi de suite à l’infini.
D’un
autre côté, si l’on admet pour principes ceux qui semblent être plus
particulièrement des principes immobiles, je veux dire l’Un et l’Être, on peut
se demander d’abord [1060b] comment, si chacun d’eux n’est pas un être
déterminé et une substance, ces principes pourront être séparés et exister en
soi. Or, ce sont précisément des principes de ce genre, éternels et premiers,
que nous cherchons. Mais si l’Un et l’Être expriment tous les deux quelque
individualité et une substance, alors tous les êtres sans exception sont des
substances, puisque l’Être est un attribut de tous, et que l’Un est l’attribut
d’un certain nombre. Mais prétendre que tous les êtres sont des substances, c’est
une erreur.
D’autre
part, quand on prend l’unité pour le premier principe, qui est alors une
substance, et quand, de l’unité et de la matière, on fait d’abord sortir le
nombre, auquel on accorde d’être la substance des choses, comment peut-on s’imaginer
que cette théorie soit vraie ? Comment concevoir que l’unité soit dans la
Dyade, et dans chacun des nombres composés ? Sur ce point difficile, on se
tait ; et il faut convenir qu’il n’est pas aisé d’en dire quelque chose.
Que
si l’on prend pour principes les lignes et ce qui dérive des lignes, je veux
dire les surfaces les plus simples qu’elles forment, on s’expose à cette
objection, que les lignes ne sont pas des substances isolées, que ce sont des
sections et des divisions, les lignes étant des divisions de surfaces, les
surfaces des divisions de corps, comme les points sont des divisions de lignes ;
ce sont en outre des limites de toutes ces mêmes choses, corps, surfaces, etc.
Mais tout cela est dans d’autres êtres, et il n’y a jamais là de substances
séparées.
Et
puis, comment concevoir l’unité et le point à l’état de substances ? Pour
toute substance, il y a génération et devenir ; pour le point, il n’y en a
pas, puisque le point n’est qu’une division.
Une
autre cause de doute, c’est que toujours la science s’appuie sur des universaux
et sur telle qualité précise, tandis que la substance n’est pas un universel,
et qu’elle est bien plutôt quelque chose d’individuel et de séparé. Par
conséquent, s’il est vrai que la science s’applique aux principes, comment le
principe peut-il être substance ? On peut demander encore :
Existe-t-il, ou n’existe-t-il pas, quelque chose en dehors de l’ensemble du
composé matériel ? Par Ensemble, j’entends la matière et ce qui l’accompagne.
S’il n’y arien en dehors de l’ensemble, alors tous les êtres qui sont matériels
sont destinés à périr ; et s’il y a quelque chose qui subsiste, ce ne peut
être que l’espèce et la forme. Pour quels êtres cette séparation est-elle
possible, pour quels êtres ne l’est-elle pas, c’est ce qu’il est bien difficile
de déterminer ; car il y a des choses où manifestement la forme ne peut
pas être séparée : par exemple, s’il s’agit de la forme d’une maison.
Autre question encore : Les principes sont-ils les mêmes en espèce et en nombre ? S’ils se réduisent à un seul en nombre, alors tous les êtres sont identiques entre eux.
La
science qu’étudie le philosophe est donc la science de l’Être en tant qu’Être,
de l’Être entendu dans toute sa généralité, et non pas partiellement. Or, le
mot d’Être a bien des sens divers, et il ne se prend pas en une seule
acception. Si c’est une simple homonymie, et s’il n’y a point quelque qualité
commune, alors l’Être ne peut se ranger sous une seule et même notion
scientifique ; car il n’y a point, dans ce cas, de genre unique pour des
êtres ainsi rapprochés ; mais ils sont l’objet d’une seule et même
science, si l’appellation d’Être s’applique à quelque chose de commun.
Il
en est, ce semble, des acceptions diverses du mot Être comme de celles des mots
Médical et Hygiénique. Chacun de ces termes a des nuances très diverses. [1061a] Tous deux on les emploie, tantôt pour exprimer
quelque chose qui est relatif à la médecine ou à l’hygiène, tantôt pour un
autre point de vue, Mais chacun d’eux se rapporte toujours à la même chose.
Ainsi, l’on dit d’un argument qu’il est médical, comme on le dit d’un bistouri,
parce que l’un est tiré de la science de la médecine, et que l’autre lui est
utile. Même remarque sur le mot d’Hygiénique, qui signifie, tantôt ce qui
manifeste la santé, tantôt ce qui la procure.
Il
en est aussi de même pour tous les autres mots ; et le mot d’Être s’applique
également à tout, avec les nuances qu’on vient d’indiquer. Ainsi, il suffit qu’une
chose quelconque soit une affection, une qualité, une disposition, un
mouvement, ou tout autre attribut analogue, de l’Être en tant qu’Être, pour qu’on
dise do cette chose qu’elle Est, et pour qu’on l’appelle Être. De même que,
pour toutes ces espèces d’Être, les dénominations diverses peuvent se ramener à
une seule acception commune, de même toutes les contrariétés se ramèneront aux
différences primordiales et aux oppositions de l’Être, soit qu’on prenne le
nombre et l’unité, soit qu’on prenne la ressemblance et la dissemblance, pour
les différences fondamentales de l’Être, soit qu’on en choisisse encore d’autres.
Admettons
que ce soient les différences qui ont été indiquées par nous. Il importe peu, d’ailleurs,
que l’on ramène toutes ces nuances de ce qui est, à l’Être ou à l’Un, puisque l’Être
et l’Un, s’ils ne sont pas identiques et s’ils sont autres, peuvent du moins se
prendre réciproquement l’un pour l’autre. L’Être, en effet, est Un à certains
égards, et l’Un est aussi l’Être.
Comme
il n’y a toujours qu’une seule et même science pour comprendre les contraires,
il s’ensuit que l’appellation de chacun d’eux se fait par privation.
Cela
n’empêche pas, d’ailleurs, que l’on se demande avec raison comment la privation
est possible, pour certains contraires qui ont des intermédiaires : par
exemple, pour l’injuste et le juste. C’est que, pour tous les contraires de ce
genre, il ne faut pas appliquer la privation à la notion tout entière, mais
seulement à la dernière espèce. Par exemple, si l’homme juste est celui qui est
disposé à obéir docilement aux lois, l’injuste ne sera pas absolument privé de
la notion totale de justice ; mais, comme il ne manquera aux lois qu’à
certains égards, c’est aussi dans cette mesure que la privation lui sera
applicable.
Le
raisonnement serait le même pour tout autre cas. C’est comme le mathématicien,
qui ne considère, dans ses théories, que des abstractions, puisque c’est en
retranchant toutes les conditions sensibles qu’il étudie les choses. Ainsi, il
ne tient compte, ni de la légèreté, ni de la dureté des corps, ni des qualités
contraires à celles-là ; il néglige également la chaleur, le froid, et les
autres oppositions que nos sens perçoivent. Il ne conserve que la quantité et
le continu, ici en une seule dimension, là en deux, ailleurs en trois, et les
affections propres de ces entités, en tant qu’elles sont quantitatives et
continues ; il ne regarde absolument rien d’autre. Tantôt, il compare les
natures et les positions respectives de ces choses, les unes à l’égard des
autres, et leurs attributs spéciaux ; [1061b] tantôt, il en étudie la commensurabilité et l’incommensurabilité ;
tantôt, il considère leurs rapports proportionnels.
Nous
n’en disons pas moins que la géométrie est la seule et unique science qui s’occupe
de toutes ces diverses questions. Nous en faisons tout autant pour l’Être. En
étudier les accidents en tant qu’Être, étudier les oppositions qu’il peut
présenter en tant qu’Être, c’est le fait d’une seule science, qui n’est pas
autre que la philosophie. Ainsi, l’on peut affirmer que les études de la
Physique ne s’appliquent pas aux choses en tant qu’elles existent, mais bien
plutôt en tant qu’elles sont soumises au mouvement. De même encore, la
Dialectique et la Sophistique s’occupent bien de certains accidents des choses
et des êtres, mais non pas en tant qu’êtres, et elles n’étudient pas l’Être
lui-même en tant qu’Être, 2 n’y a donc en résumé que le philosophe qui
considère les choses, que nous venons de dire, en tant qu’elles sont.
Par conséquent, l’Être, quelque multiples que soient ses acceptions, s’applique toujours à quelque chose d’Un et de commun, comme s’y appliquent également les contraires, puisqu’ils se réduisent toujours aux premières oppositions et aux premières différences de l’Être. Ainsi, il est possible de comprendre toutes ces notions sous une seule science ; et de cette façon, se trouve résolue la question que nous avions soulevée dès le principe, c’est-à-dire, la question de savoir comment une seule et unique science pouvait comprendre tant de choses si nombreuses et de genres si différents.
Comme
on le voit, le mathématicien se sert des notions communes, pour son point de
vue particulier ; mais le rôle de la Philosophie première, c’est de
remonter jusqu’aux principes de ces notions. En effet, quand on dit que, si de
quantités égales on retranche une quantité égale, les restes sont encore égaux,
c’est là un axiome qui s’applique à toutes les quantités sans exception. Mais
les Mathématiques admettent, cet axiome sans examen ; et elles y appuient
leurs théories, concernant une partie quelconque de la matière qui leur est
propre : et, par exemple, les lignes, les angles, les nombres, ou telles
autres quantités de ce genre. Ce n’est pas en tant qu’êtres que la science
mathématique les étudie, mais c’est en tant que chacune d’elles est continue,
dans une, deux ou trois dimensions.
Quant à la Philosophie, elle ne considère pas les nuances particulières de l’Être, ni les accidents qui s’y rapportent ; elle ne considère, dans chacune de ces entités, que l’Être en tant qu’Être. La Physique en est absolument au même point que la science mathématique ; si elle étudie les affections et les principes des êtres, c’est en tant qu’ils se meuvent, et non pas en tant qu’ils sont des êtres. Mais nous avons dit que la science première des êtres est celle qui les étudie en tant qu’êtres et substances, et non pas en tant qu’ils sont encore autre chose. Par conséquent, la Physique et les Mathématiques ne sont que des parties de la Philosophie.
Il
y a, dans les choses, un principe sur lequel on ne peut se tromper jamais, et
qui nécessairement fait toujours le contraire, c’est-à-dire, qui est toujours
essentiellement vrai. Ce principe, c’est qu’une seule et même chose ne peut
jamais, en un seul et même moment donné, être et n’être pas ; [1062a] et cette vérité s’applique à
tout ce qui présente des oppositions de cette forme.
Pour
les axiomes de cet ordre, il n’y a pas absolument de démonstration possible, si
ce n’est pour réfuter celui qui les nie ; car il ne serait pas possible de
faire remonter le raisonnement à un principe plus certain que celui-là. Il le
faudrait, cependant, pour que l’on fît une démonstration véritable et absolue.
Mais, pour réfuter celui qui soutient que les deux membres de la contradiction
sont également vrais, et pour lui démontrer qu’il se trompe, il faudra prendre
une proposition qui, au fond, sera identique à celle-ci, que la même chose ne
peut pas dans le même temps être et n’être point, et choisir cette seconde
proposition, de manière qu’elle ne paraisse pas tout d’abord être identique. C’est
seulement ainsi qu’on pourra réfuter celui qui soutiendrait que les deux termes
de la contradiction sont également vrais d’un seul et même objet.
Or,
quand on cherche à tomber d’accord sur quelque raisonnement commun, il faut
bien qu’on se comprenne mutuellement en un certain point ; car, sans cette
condition, comment serait-il possible de se communiquer réciproquement ce qu’on
pense ? Ainsi, il faut d’abord que chacun des mots dont on se sert ait un
sens connu, que ce mot exprime une seule et unique chose, et non plusieurs à la
fois, au lieu d’une seule, et que, s’il a par hasard plusieurs sens, on sache
précisément celui dont on entend se servir. Or, celui qui soutient que telle
chose est et n’est pas tout à. la fois, celui-là nie précisément ce qu’il
affirme ; et, par conséquent, il nie que le mot qu’il emploie signifie ce
qu’il signifie ; ce qui est complètement impossible et absurde.
Ainsi,
puisque dire que telle chose est Cela signifie quelque chose, il est de toute
impossibilité que la contradiction puisse être vraie de cette même chose. Bien
plus, si le mot a un sens et que l’assertion soit vraie, il faut nécessairement
que la chose existe aussi. Or, quand une chose est nécessaire, elle ne peut
plus n’être point. Donc, les affirmations et les négations opposées ne peuvent
pas être vraies de la même chose. Ajoutez que, si l’affirmation n’est pas plus
vraie que la négation, on n’est pas plus dans le vrai quand on dit que tel être
est un homme, que quand on dit qu’il n’est pas un homme. On ne paraît pas même
être, ni plus, ni moins dans la vérité, quand on dit que l’homme n’est pas un
cheval, que quand on dit qu’il n’est pas un homme. Par conséquent, on dira
également la vérité en soutenant que le cheval est identique à l’homme, du
moment que l’on a admis que les propositions opposées sont également vraies. Il
en résulte que le même être est homme et cheval à la fois, ou tel autre animal
quelconque.
On
peut donc affirmer qu’il n’y a pas de démonstration absolue contre de telles
propositions, bien qu’on puisse faire une démonstration contre celui qui
soutient de telles doctrines.
En
interrogeant Héraclite lui-même par cette méthode, on l’aurait bien vite réduit
à avouer que jamais les propositions opposées ne peuvent être vraies à la fois
des mêmes choses ; et c’est parce qu’il ne comprenait pas très bien ses
propres assertions qu’il avait adopté cette opinion étrange. Mais si la maxime
qu’il soutenait est vraie, l’opinion même qu’il défendait ne peut plus l’être :
[1062b] à savoir que la même chose peut, dans un seul et
même moment, être et n’être pas. En effet, de même que, en divisant les
propositions, l’affirmation n’est pas plus vraie que la négation, de même, pour
les deux propositions réunies et assemblées, de manière à ce que le composé ne
fasse en quelque sorte qu’une seule affirmation, la négation n’est pas plus
vraie que l’ensemble mis sous forme affirmative.
Enfin, si l’on ne peut rien affirmer avec vérité, c’est une erreur manifeste d’affirmer qu’il n’est pas possible de faire une seule affirmation vraie. Si cela est exact, c’est une manière de résoudre la difficulté que soulèvent ceux qui font de telles objections, et qui rendraient toute discussion absolument impossible.
Le
système de Protagoras ne s’éloigne pas beaucoup de celui qu’on vient de
réfuter, quand il soutient que l’homme est la mesure de toutes choses ;
car ceci revient à dire que les choses sont réellement ce qu’elles paraissent à
chacun de nous. S’il en est ainsi, c’est dire, sous une autre forme, que les
mêmes choses sont et ne sont pas, qu’elles sont à la fois bonnes et mauvaises,
et que, à tous égards, les affirmations les plus opposées sont identiques, puisque
bien souvent ce qui paraît bon à ceux-ci paraît mauvais à ceux-là, et que la
mesure des choses est, dit-on, le jugement individuel de chacun de nous.
Il
serait facile de résoudre cette difficulté en remontant à l’origine même d’une
pareille doctrine. Tantôt, on a cru qu’elle venait de celle des philosophes
Naturalistes ; tantôt, on en a trouvé la source dans cette observation, à
savoir, que tout le monde ne sent pas les choses de la même manière, et que,
par exemple, telle chose est douce au goût des uns, et est tout le contraire au
goût des autres. Il est certain, en effet, qu’une opinion commune à presque
tous les philosophes Naturalistes, c’est que rien ne vient de rien, et que tout
vient de quelque chose qui existe déjà. Ainsi donc, une chose ne devient pas
blanche si elle est déjà complètement blanche, et si elle n’a rien du tout qui
ne soit blanc. Mais quand nous voyons qu’un objet est devenu blanc, il doit,
selon eux, venir de ce qui n’est pas blanc, pour pouvoir devenir blanc. Par
conséquent, selon ces philosophes, il viendrait quelque chose du Non Être, si l’on
n’admettait pas que le Blanc et le Non-blanc sont une seule et même chose.
Il
n’est pas très difficile de répondre à cette objection. En se reportant à ce
qui a été dit dans la Physique, on peut voir comment toutes les choses qui se
produisent viennent du Non-être, et comment elles viennent de l’Être. Ce serait
une naïveté de prêter une égale attention aux deux opinions, et aux arguments
qu’enfante l’imagination des uns et des autres, dans ces discussions. Il est d’abord
de toute évidence que les uns, ou les autres, doivent être dans l’erreur
nécessairement. Et il suffit pour s’en convaincre d’observer les faits qui
frappent nos sens. Jamais, en effet, la même chose ne saurait paraître, telle à
ceux-ci, et le contraire à ceux-là, [1063a] que quand, chez les uns ou chez les autres, l’organe
qui perçoit les saveurs qu’on vient d’indiquer, a subi quelque altération, ou
est atteint de quelque infirmité. S’il en est ainsi, il faut bien admettre que
les uns sont alors la mesure des choses, et que les autres ne sauraient l’être.
J’en
dis tout autant du bien et du mal, du beau et du laid, et de toutes les notions
de même ordre. Il en est de ceci comme il en est lorsqu’on se met le doigt sous
le globe de l’oeil, et que, au lieu d’un seul objet, on en voit deux, Il y a
donc deux objets, puisqu’il en paraît deux, en effet, ; mais, l’instant d’après,
il n’y en a plus qu’un, puisqu’en réalité, si l’on ne presse pas l’organe, l’objet
paraît unique, comme il l’est effectivement.
D’ailleurs,
il est souverainement absurde de prétendre fonder le jugement de la vérité sur
des objets qui sont soumis à un changement perpétuel, sous nos regards, et qui
ne demeurent jamais un seul instant dans le même état. On ne doit chercher à
trouver la vérité que dans les choses qui sont éternellement les mêmes, et qui
ne subissent jamais le moindre changement. Tels sont, par exemple, les corps
célestes. Ils ne sont pas, tantôt d’une façon, et tantôt d’un aspect différent
et variable ; ils sont éternellement les mêmes, et ils ne subissent jamais
la loi du changement.
D’autre
part, si le mouvement existe, et si le mobile qui est mû doit passer toujours d’un
point, d’où il part, à un point où il arrive, il faudrait, d’après ces
doctrines, que le mobile fût encore dans le point d’où il se meut, et qu’en
même temps il n’y fût plus ; il faudrait qu’il se mût vers un point, et qu’en
même temps il y fût déjà arrivé.
Mais
ces philosophes eux-mêmes doivent reconnaître que les deux parties de la
contradiction ne peuvent pas être vraies à la fois ; et si les choses de
ce monde sont dans un flux perpétuel, et dans un mouvement incessant, sous le
rapport de la quantité, et qu’on admette ce système tout faux qu’il est,
pourquoi les choses ne seraient-elles pas immobiles sous le rapport de la
qualité ? En effet, leur argument principal pour affirmer que les deux
parties de la contradiction peuvent s’appliquer également à la même chose, est
tiré de cette supposition que la quantité n’est pas permanente dans les corps,
et qu’un même corps peut avoir quatre coudées, et, ensuite, ne les avoir plus.
Mais la substance des choses se rapporte à leur qualité, qui est d’une nature
définie, tandis que la quantité est indéterminée de sa nature,
Autre
objection. Pourquoi, quand le médecin leur prescrit tel aliment, le
prennent-ils volontiers ? Car, selon eux, où serait la raison de croire
que ce soit du pain, plutôt que de croire le contraire ? Par suite, il
leur devrait être indifférent de manger, ou de ne pas manger. Et cependant, ils
prennent bien la nourriture que le médecin leur prescrit, parce qu’ils croient
qu’ils sont dans le vrai, quoiqu’ils dussent se garder de le faire, si, comme
ils le prétendent, il n’y a pas dans les choses sensibles une nature qui
persiste absolument, et si elles sont toutes livrées à un mouvement et à un
flux perpétuels.
D’ailleurs,
si nous-mêmes nous changeons sans cesse, et si nous ne restons jamais les mêmes
un seul instant, pourquoi s’étonner que les choses ne nous semblent jamais les
mêmes, ainsi qu’elles ne le semblent pas non plus aux malades ? [1063b] Quand on est malade, comme la disposition, où l’on
est varie sans cesse, avec l’état de la santé, les objets que perçoit la
sensibilité n’apparaissent plus de la même manière. Pourtant, ce n’est pas un
motif pour que les objets eux-mêmes éprouvent le plus léger changement ;
seulement, ils causent aux malades des sensations différentes, et qui ne sont
plus du tout les mêmes.
Il
en est peut-être nécessairement encore ainsi, pour le mouvement dont nous
parlons ici, quand nous le ressentons. Mais si nous ne changions pas
personnellement et si nous restions les mêmes, il y aurait dès lors quelque
chose de permanent pour nous.
Quant
aux philosophes qui soulèvent, d’une façon toute gratuite, ces difficiles
questions, on ne peut guère les réfuter du moment qu’ils ne posent pas un
principe, dont ils ne demandent plus la raison ; car c’est à cette seule
condition qu’il peut y avoir raisonnement et démonstration. En ne posant aucun
principe, comme ils le font, on empêche toute discussion et tout raisonnement
quelconque. Il n’y a donc point à raisonner avec de tels adversaires. Mais
quant à ceux qui élèvent des doutes sérieux, il est assez aisé de répondre aux
difficultés qui causent l’incertitude dans leur esprit.
On
peut tirer la réponse à leur faire de ce que nous avons déjà dit ; car ce
qui résulte clairement de nos explications antérieures, c’est que jamais les
affirmations opposées ne peuvent être vraies d’une même chose, dans un seul et
même moment, non plus que les contraires, puisqu’ils s’expriment sous forme
privative. C’est ce qui est de toute évidence, quand on prend la peine d’analyser
à fond la théorie des contraires. Par la même raison, il ne se peut pas que
jamais les intermédiaires puissent n’être appliqués qu’à un seul et même terme.
Par exemple, si l’objet est blanc, et que nous disions qu’il n’est, ni blanc,
ni noir, nous sommes dans le faux ; car il en résulterait que le même
objet serait blanc, et qu’il ne le serait pas. Il n’y a qu’une seule des deux
assertions accouplées qui soit vraie de l’objet ; et c’est la
contradiction du blanc.
Ainsi,
il est également impossible d’être dans le vrai, soit qu’on suive Héraclite,
soit qu’on suive Anaxagore. Si l’on s’en tient à leur doctrine, on est amené à
attribuer les contraires à un seul et même objet. Quand on dit, en effet, que
tout est dans tout, en partie du moins, on n’affirme pas plus d’une chose qu’elle
est douce que l’on n’affirme qu’elle est amère, ou qu’on ne lui prête telle
autre qualité contraire, de quelque ordre que ce soit. La conséquence est
inévitable, du moment que tout est dans tout, non pas seulement en puissance,
mais en réalité actuelle et parfaitement distincte.
Par la même raison, il n’est pas possible que toutes les assertions soient fausses, ni qu’elles soient toutes vraies. D’abord, on vient de voir toutes les difficultés qu’entraîne cette doctrine, et que nous avons énumérées. Ensuite, si toutes les assertions sont fausses sans exception, cette assertion elle-même qu’on énonce n’est pas plus vraie que les autres ; et enfin, si toutes les assertions sont vraies, celui qui dit qu’elles sont toutes fausses ne peut pas non plus être dans le faux.
Toute
science s’applique à rechercher des principes et des causes, en ce qui concerne
les objets qui rentrent dans son domaine. [1064a] C’est ce que font la médecine, la gymnastique,
et toutes les autres sciences, soit les sciences productrices, soit les
sciences mathématiques. Chacune d’elles sans exception, après s’être tracé un
cadre relatif à un certain genre d’objets, s’occupe de son objet propre, en
admettant que cet objet existe, et qu’il est réel. Mais elle ne l’étudie pas en
tant qu’Être, attendu qu’il y a une science spéciale qui, en dehors des autres
sciences, s’occupe de cette question. Chacune des sciences qu’on vient d’indiquer,
acceptant à un certain point de vue l’existence de son objet, dans chaque genre
particulier, essaie ensuite de montrer, avec plus ou moins d’exactitude, toutes
les autres conditions de cet objet.
Les
unes acceptent l’existence de l’objet, en s’en rapportant au témoignage des
sens ; les autres supposent cette existence d’après certaines hypothèses ;
et cette simple induction suffit pour faire voir qu’elles ne donnent point de
véritable démonstration, ni de la substance, ni de l’existence réelle.
Quant
à la science de la nature, on reconnaît évidemment qu’elle n’est, ni une
science pratique, ni une science qui arrive à produire telles ou telles choses.
Pour la science qui produit quelque chose, le principe du mouvement est dans l’agent
producteur, et non dans le résultat produit ; et alors, c’est un art d’une
certaine espèce, ou telle autre faculté de produire. De même non plus pour la
science pratique, le mouvement n’est pas dans l’objet pratiqué ; il est
plutôt dans les êtres qui pratiquent. Mais la science du physicien s’applique à
des êtres qui ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement ; et cela
seul suffit à montrer que la Physique, la science de la nature, n’est point une
science pratique, ni une science productrice, mais qu’elle est simplement
théorique et observatrice ; car il faut nécessairement qu’elle soit dans
une de ces trois classes.
Mais
comme il n’y a pas de science qui ne connaisse, dans une certaine mesure, l’existence
de son objet, et qui ne s’en serve comme de son principe, il faut se bien fixer
sur la manière dont le physicien doit envisager cette existence, et se demander
s’il doit la considérer, ou comme on considère la notion de Camus, ou comme on
considère la notion de Creux. La notion de Camus implique toujours, quand on la
définit, la matière de la chose, tandis que la notion de Creux est indépendante
de la matière. La qualité de Camus ne peut, en effet, s’appliquer jamais qu’à
un nez ; et la définition de cette qualité comprend. toujours la notion de
nez, puisque le Camus n’est qu’un nez creusé d’une certaine façon. Il est donc
évident que, quand on parle de la chair, de l’oeil, ou de telles autres parties
du corps, on fait toujours entrer l’idée de la matière dans la définition qu’on
en donne.
Mais
comme il y a une science qui étudie l’Être en tant qu’Être, et séparé de la
matière, il nous faut voir si cette science est identique à la science de la
nature, ou si plutôt elle n’en est pas différente. Comme on vient de le dire,
la Physique s’occupe des êtres qui ont en eux-mêmes le principe de leur
mouvement. La science mathématique est bien aussi une science d’observation
théorique ; mais les êtres qu’elle étudie, s’ils sont immobiles, ne sont
pas cependant séparés de la matière. Il faut donc qu’il y ait une autre
science, distincte de ces deux-là, qui étudie l’Être immobile et indépendant, si
toutefois il existe une substance de ce genre. J’entends par là une substance
isolée et immobile, telle que nous essaierons de la prouver ; et s’il
existe au inonde une nature de ce genre, c’est en elle aussi que sera le divin ;
en d’autres termes, c’est le premier principe, le principe souverain.
[1064b] On le voit donc, il
y a trois genres principaux de sciences d’observation théorique : la
Physique, les Mathématiques et la Théologie. Ainsi, les sciences théoriques
sont les plus hautes de toutes les sciences ; et parmi celles qui viennent
d’être indiquées, la plus haute encore, c’est la dernière nommée, attendu qu’elle
s’applique à ce qu’il y a de plus grand parmi les êtres. Une science est
supérieure, ou inférieure, selon l’objet propre de ses études.
C’est une question de savoir si la science de l’Être en tant qu’Être est, ou n’est pas, une science universelle. Parmi les sciences mathématiques, chacune s’attache à un genre d’êtres déterminé ; la science universelle doit s’appliquer à tous les êtres sans exception. Si donc les substances physiques étaient les premières parmi les êtres, il s’ensuivrait que la Physique serait aussi la première des sciences. Mais s’il y a une autre substance, une autre nature, séparée et immobile, il faut nécessairement que la science qui étudie cette substance, soit antérieure à la Physique, et antérieure en tant qu’universelle.
Comme
le mot d’Être, exprimé d’une manière absolue, peut recevoir plusieurs
acceptions, dont l’une s’applique à l’Être pris en un sens accidentel, il nous
faut tout d’abord étudier l’Être qui n’est Être que de cette dernière façon.
Un
premier point qui est évident, c’est qu’il n’est pas une seule des sciences,
reconnues pour telles, qui s’occupe de l’accident. Ainsi, par exemple, l’architecture,
dont l’objet est de construire nos maisons, ne se préoccupe pas de savoir si
les habitants de la maison qu’elle a construite y éprouveront de la douleur ou
du plaisir. L’art du tisserand, l’art du corroyeur, l’art du cuisinier même, n’ont
pas davantage de ces préoccupations, qui ne les regardent pas.
Chacune
de ces sciences ne doit exclusivement songer qu’à son objet propre. C’est là
leur fin spéciale. Elles n’ont pas à considérer, par exemple, comment l’individu
est à la fois musicien et grammairien ; pas plus qu’elles n’ont à
considérer si, étant musicien d’abord, il est devenu grammairien ensuite, pour
posséder à la fois ces deux qualités, qu’il n’avait pas antérieurement ;
car lorsqu’une chose existe sans, exister toujours, c’est qu’elle est devenue
telle qu’elle est ; et voilà comment l’individu a pu devenir tout ensemble
musicien et grammairien.
Ce
sont là des recherches auxquelles ne se livre aucune des sciences véritables ;
et ces questions n’occupent guère que la Sophistique, qui est la seule, en
effet, à appliquer son attention à l’accident. Aussi, Platon n’a–t-il pas tort,
quand il dit que la Sophistique perd son temps à s’occuper du Non-être, en d’autres
termes, de ce qui n’est pas.
Pour
se convaincre qu’il n’y a pas de science possible de l’accident, on n’a qu’à
prendre la peine de voir ce que c’est réellement que l’accident.
Nous
avons reconnu que, parmi les choses, il y en a qui sont toujours et de toute
nécessité ; et je n’entends pas ici cette nécessité qui n’est que le
résultat d’une violence, mais celle que nous faisons intervenir dans les choses
de démonstration. Il y a aussi des choses qui ne sont que dans la plupart des
cas, ou qui même, sans être dans la pluralité des cas, ne sont, ni toujours, ni
nécessairement, mais comme le veut le hasard.
Par
exemple, il peut faire froid dans le temps de la Canicule ; mais le froid
dans cette, saison n’est pas d’une nécessité constante ; il n’est pas même
ordinaire à cette époque de l’année ; seulement, il peut parfois s’y
produire.
[1065a] Donc l’accident est
ce qui n’est, ni toujours, ni nécessairement, ni même dans les cas les plus
fréquents.
Du
moment que l’accident est bien ce qu’on vient de dire, on voit nettement
pourquoi il n’y a pas de science possible de l’accident. Toute science s’applique
à quelque chose qui est, ou toujours, ou le plus ordinairement ; et l’accident
n’est, ni d’une façon, ni de l’autre.
Par
suite ; il n’est pas moins clair qu’il n’y a, pour l’Être par accident, ni
les mêmes principes, ni les mêmes causes que pour l’Être en soi ; car
alors tout sans exception serait nécessaire. Il est facile de le voir. En
effet, si, telle chose étant, telle autre chose est, et que, cette seconde
étant, une troisième soit aussi, non pas arbitrairement, mais de toute
nécessité, la chose dont la première était cause sera également de toute
nécessité ; et ainsi de suite, jusqu’à la chose qui sera regardée comme
étant causée la dernière. Or on supposait qu’elle n’était qu’un accident.
Ainsi,
tout ne serait que nécessité ; et, par conséquent, tout ce qui peut être d’une
façon, ou d’une autre, tout ce qui peut indifféremment se produire, ou ne pas
se produire du tout, serait retranché du nombre des choses possibles. Cette
conclusion est inévitable, en supposant même que la cause ne soit pas encore
réellement, mais qu’elle soit simplement en voie de se produire ; car tout
alors deviendra encore absolument nécessaire.
Supposons,
par exemple, qu’une éclipse doive avoir lieu demain, si tel phénomène se
produit après un autre qui le précède, et si cet autre encore se produit après
un troisième. Ceci admis, si, d’un temps déterminé, on retranche le temps qui
doit s’écouler, depuis l’instant où l’on est jusqu’au lendemain, on arrive à un
fait présent et actuel ; et comme celui-là existe bien réellement, tout ce
qui doit venir après lui devient nécessaire aussi ; tout alors est soumis
à une absolue nécessité.
L’Être
pris comme étant vrai, et comme étant accidentel, a deux aspects : ou il
vient d’une combinaison de la pensée, dans laquelle il n’est qu’une
modification ; et par cela même, il n’y a pas à chercher ses principes,
puisqu’on ne recherche des principes que pour l’Être qui est en dehors de la
pensée et séparé d’elle ; ou bien, l’Être n’est pas nécessaire, mais il
est indéterminé ; et j’entends ici parler de l’Être qui n’est accidentel
que dans la minorité des cas.
Pour
l’Être ainsi compris, les causes sont sans ordre et sans nombre. Mais pour les
choses de la nature, ou pour celles qui viennent de l’intelligence, il y a toujours
un pourquoi ; et il n’y a de hasard que quand une de ces choses vient à se
produire accidentellement. De même, en effet, que l’Être est, ou en soi, ou
accidentel, de même la cause a aussi ces deux caractères. Le hasard est cause
accidentelle dans les choses où peut agir notre préférence, en vue d’une
certaine fin. Et voilà comment l’intelligence et le hasard s’appliquent au même
objet, puisque, sans intelligence, il n’y a pas de préférence possible.
Aussi,
les causes d’où peuvent sortir les choses de hasard sont-elles indéfinies. Le
hasard échappe, et reste obscur, au calcul de l’homme ; et il n’est cause
qu’accidentellement ; absolument parlant, il n’est cause de rien. Le
hasard est bon ou mauvais, selon que ce qui en résulte est bon ou mauvais. C’est
un malheur, c’est une infortune, selon l’importance des cas.
[1065b] Mais comme jamais ce qui est accidentel ne peut être antérieur à ce qui est en soi, les causes ne le sont pas davantage. Si donc l’on admet que c’est le hasard, et même le spontané, qui sont les causes du ciel, on peut affirmer que la cause antérieure, c’est l’intelligence et la nature.
On
peut distinguer ce qui est exclusivement en acte, ce qui est en puissance, et,
en troisième lieu, ce qui est tout ensemble en puissance et en acte. On peut
appliquer ces distinctions à l’Être, à la quantité, et à tout le reste.
Mais
il n’y a pas de mouvement possible en dehors des choses ; car le
changement ne peut avoir lieu que dans les catégories de l’Être ; et il n’y
a rien de commun entre elles, pas plus que le changement n’a lieu dans une
seule et même catégorie. Chacune d’elles peut s’appliquer à toutes les choses
de deux façons : par exemple, dans l’Être, on peut distinguer sa forme et
sa privation ; dans la qualité, on peut distinguer, par exemple, le blanc
et le noir ; dans la quantité, le complet et l’incomplet ; dans la
translation, le haut et le bas ; ou, sous un autre point de vue, le léger
et le lourd. Par conséquent, il y a, pour le mouvement et le changement, autant
d’espèces qu’il y en a pour l’Être lui-même.
L’Être
se divisant dans chacun de ses genres, ici en puissance, et là en acte parfait,
en Entéléchie, j’appelle mouvement l’acte du possible en tant que possible. Que
ce soit là une définition exacte, voici ce qui le prouve. Qu’il s’agisse, par
exemple, d’une chose à construire, en tant qu’elle peut se construire, nous
disons que cette chose est en acte du moment qu’elle est construite ; c’est
précisément la construction. Même observation pour l’étude des choses qu’on
apprend ; pour la guérison d’une maladie, pour la rotation des corps, pour
la marche, pour le saut, pour la vieillesse, et pour la maturité de vigueur que
l’âge viril peut donner.
Il
y a donc mouvement quand l’Entéléchie est la même que la puissance, et le
mouvement n’existe, ni auparavant, ni après. L’Entéléchie de l’Être en puissance,
de l’être possible, qui devient par cette Entéléchie un être actuel, soit qu’il
se meuve lui-même, soit qu’il devienne autre en tant que mobile, c’est ce qu’on
nomme le mouvement.
Par
cette expression « En tant que », voici ce que j’entends. L’airain,
par exemple, est en puissance la statue ; et cependant, ce n’est pas parce
qu’il y a Entéléchie de l’airain en tant qu’airain, qu’il y a mouvement. Ce n’est
pas la même chose d’être de l’airain, ou d’avoir une certaine puissance,
puisque, si c’était la même chose absolument, d’après notre définition, l’Entéléchie
de l’airain serait un mouvement. Pour se bien convaincre que ce n’est pas la
même chose, on n’a qu’à regarder aux contraires. On accorde bien que pouvoir
être en santé et pouvoir être malade, ce n’est pas du tout la même chose ;
autrement, être en santé ou être malade, ce serait tout un. Ce qui est vrai, c’est
que le sujet qui est bien portant, ou qui est malade, que ce soit par la lymphe
ou par le sang, reste identique et qu’il est Un ; mais, comme ce n’est pas
la même chose, pas plus que la couleur n’est identique à l’objet qu’elle rend
visible, la réalisation du possible en tant que possible, c’est le mouvement.
On
voit donc clairement que cette réalisation est bien le mouvement, et qu’il y a
mouvement quand cette réalisation se produit, en tant qu’elle est ce qu’elle
est, et qu’il n’y a de mouvement, ni avant, ni après. Toute chose, en effet,
peut, tantôt être en acte, et tantôt n’y être pas.
[1066a] Considérons, par
exemple, une chose à construire, en tant qu’elle est à construire. L’acte de la
chose qui peut être construite, en tant qu’elle peut être construite, c’est la
construction. Or, la construction, c’est, ou l’acte lui-même, ou la maison.
Mais, du moment que la maison est faite, la chose à construire n’est plus,
puisque ce qui était à construire est construit. Donc nécessairement, la
construction, c’est l’acte ; et la construction est bien un mouvement.
On
appliquerait la même définition à toutes les autres espèces de mouvements. Ce
qui montre bien que cette définition du mouvement est exacte, ce sont les
théories que d’autres en ont essayées, et c’est aussi la difficulté de le
définir autrement que nous ne le faisons. D’abord, ou ne saurait placer le
mouvement dans un autre genre que celui où nous le mettons nous-mêmes ;
et, sur ce point, nous en appelons aux systèmes qu’on a tentés.
Les
uns font du mouvement une hétérogénéité, une inégalité, ou le Non-être Mais,
dans tout cela, le mouvement n’est pas nécessaire ; et le changement ne
tend pas plus vers ces termes, ou n’en vient pas plus que des contraires. Ce
qui a pu donner à. croire que le mouvement se trouve dans ces notions, c’est
que le mouvement fait l’effet de quelque chose d’indéterminé. Les principes de
la série correspondante sont indéterminés également, parce qu’ils sont
privatifs ; car aucun de ces principes n’est, ni substance, ni qualité,
non plus qu’il n’est aucune des autres catégories.
Ce
qui fait que le mouvement doit nous paraître indéterminé, c’est qu’on ne
saurait le placer, ni dans la puissance, ni dans la réalité actuelle des choses ;
la quantité en simple puissance ne paraît pas avoir le mouvement, pas plus que
la qualité en acte.
Le
mouvement cependant doit bien être un acte ; mais c’est un acte incomplet.
Cela tient à ce que le possible est l’incomplet lui-même, relativement à la
chose en acte. Voilà comment il est si difficile de se rendre un compte précis
du mouvement.
Il
faut donc classer le mouvement, ou dans la privation, ou dans la puissance, ou
dans l’acte pur et simple. Mais aucune de ces solutions ne paraît acceptable ;
et il ne reste qu’à répéter ce qu’on vient de dire, que le mouvement est bien
un acte, mais non pas l’acte tel qu’on le définit d’ordinaire, difficile sans
doute à discerner, mais néanmoins pouvant être réel.
Il
est évident, de plus, que le mouvement a lieu dans le mobile qui est mû, puisqu’il
est l’acte de la chose à mouvoir, par la chose capable de donner le mouvement ;
et que l’acte de cette chose motrice n’est pas différent, puisqu’il faut
nécessairement que le mouvement soit l’Entéléchie, ou l’acte, des deux à la
fois. Être capable de mouvoir, c’est une simple puissance ; mouvoir
effectivement, c’est un acte. Le moteur agit sur la chose à mouvoir. Par
conséquent, il n’y a également pour les deux qu’un acte unique, de même qu’il n’y
a qu’un même intervalle d’Un à Deux, et de Deux à Un, comme entre la montée et
la descente, et de la descente à la montée. Seulement, la manière d’être n’est
pas unique, ni la même. C’est là tout à fait le rapport qui existe entre le
moteur, et le mobile qui est mû.
L’infini
est d’abord ce qui ne peut pas du tout être parcouru, attendu que c’est, par sa
nature, qu’il ne peut pas l’être, de même que, par nature, la voix est
invisible. Ou bien, l’infini est ce dont le cours est sans terme, ou ce dont on
ne trouve le terme qu’à grande peine, ou ce qui, devant avoir un terme naturel,
n’a cependant en fait, ni terme, ni limite ; enfin, l’infini peut être
infini, soit par addition, soit par retranchement, ou par les deux à la fois.
[1066b] L’infini peut bien
être quelque chose de séparé ; et pourtant, il échappe absolument à la
perception sensible. Si, en effet, il n’est, ni grandeur, ni nombre, et que son
essence soit d’être l’infini, sans que ce soit là pour lui un simple accident,
dés lors il sera indivisible, puisque le divisible est toujours nécessairement
un nombre, ou une grandeur. S’il est indivisible, il n’est pas infini, à moins
que ce ne soit à la façon dont on dit de la voix qu’elle est invisible. Mais ce
n’est pas ordinairement ainsi qu’on l’entend ; nous-mêmes nous ne le
considérons pas ainsi ; et nous ne le concevons que comme ne pouvant
jamais être parcouru tout entier.
Mais
comment l’infini peut-il exister en soi, sans qu’il y ait une grandeur ni un
nombre, dont l’infini soit une affection et un mode ? D’autre part, si l’infini
n’existe que comme accident, il ne saurait être un élément des êtres en tant qu’infini,
pas plus que l’invisible n’est un élément de la voix, bien que cependant la
voix soit réellement invisible.
Ce
qui n’est pas moins évident, c’est que l’infini ne saurait jamais être actuel ;
car la partie qu’on en détacherait, quelle qu’elle fût, serait infinie, puisque
faire partie de l’infini ou être infini, c’est la même chose, du moment que l’infini
est une substance, et n’est jamais attribuable à un sujet.
Ainsi,
l’infini est indivisible ; ou s’il est divisible et partageable, il l’est
à l’infini. Mais il est impossible que plusieurs infinis soient un même et seul
infini. De même que l’air est une partie de l’air, de même l’infini est une
partie de l’infini, si l’infini est une substance et un principe. Donc, l’infini
est impartageable et indivisible. Mais il est impossible que rien de ce qui est
actuel et en Entéléchie soit infini ; car alors, l’infini serait
nécessairement une quantité. Donc, l’infini n’existe qu’accidentellement. Or,
nous avons vu qu’un principe ne peut jamais être un accident ; mais ce qui
est principe alors, c’est l’être même dont il est une qualité accidentelle :
l’air, par exemple, ou le nombre pair.
Jusqu’à
présent, notre étude sur l’infini est restée toute générale ; maintenant,
il faut montrer que l’infini ne peut faire partie des choses que nos sens
perçoivent.
Si
la définition du corps est exacte, quand on dit que le corps est ce qui est
limité par des surfaces, il s’ensuit qu’il ne peut pas y avoir de corps, ni
sensible, ni intelligible, qui soit infini, pas plus qu’il ne peut y avoir de
nombre séparé et infini ; car un nombre, ou ce qui a un nombre, peut
toujours se compter.
Au
point de vue physique, la démonstration est la même. L’infini ne peut être, ni
composé, ni simple. Il n’est pas composé, puisque les éléments sont en nombre
limité ; les éléments contraires doivent se faire équilibre, et l’un des
deux ne saurait être infini, sans que celui des deux éléments dont la puissance
serait moindre en quoi que ce fût, ne fût à l’instant détruit par l’autre, qui
serait infini et absorberait le fini. Mais il n’est pas moins impossible que
les deux éléments du composé soient infinis, puisque le corps est précisément
ce qui a des dimensions en tous sens, et que l’infini est sans dimensions
finies ; de telle sorte que, si l’infini était un corps, il devrait être
infini en tous sens.
D’un
autre côté, l’infini ne saurait être davantage un corps Un et simple, ni être,
comme on le prétend quelque fois, en dehors des éléments, qu’on en fait
cependant sortir. Évidemment, il ne peut pas y avoir de corps de ce genre en
dehors des éléments, puisque les corps se résolvent dans l’élément, ou dans les
éléments, d’où ils sortent. Or, il ne semble pas qu’en dehors des éléments
simples, il puisse exister un pareil corps, qui serait, [1067a] ou le feu, ou tel autre élément ; car, à
moins que l’un d’eux ne soit infini, il ne se peut pas que le tout, fût-il
fini, soit, ou devienne, un de ces éléments, comme Héraclite prétend que l’univers
entier devient feu.
Mêmes
objections contre l’Unité, que les Physiciens admettent en dehors des éléments ;
car tout changement vient du contraire ; et par exemple, le froid vient du
chaud.
De
plus, le corps sensible doit être en un lieu quelconque ; et le lieu est
le même pour la partie, et pour le tout auquel elle appartient, pour la terre
entière, ou pour une motte de terre. Par conséquent, si la partie est homogène
au Tout, ou elle sera immobile, ou elle sera toujours poussée et en mouvement.
Mais c’est là une chose impossible ; car pourquoi irait-elle en haut
plutôt qu’en bas ? En tel lieu, plutôt qu’en tel autre ? Une motte de
terre, par exemple, où ira-t-elle ? Dans quel lieu restera-t-elle en repos ?
Car le lieu du corps qui lui est homogène est partout. Donc elle occupera aussi
le lieu tout entier. Mais comment ? Qu’est-ce que son inertie et son
mouvement ? Ou bien, sera-t-elle partout en repos ? Et alors elle ne
pourra jamais se mouvoir. Ou bien, sera-t-elle partout en mouvement ?
Alors, elle ne sera jamais en repos.
Si
la partie est hétérogène, les lieux le sont aussi. D’abord, en ce cas, le corps
du Tout n’est plus Un, si ce n’est par la contiguïté des parties. De plus, les
parties seront finies ou infinies en espèces. Mais elles ne peuvent être
finies. Les unes seront donc infinies ; les autres ne le seront pas,
puisque le Tout est infini, que d’ailleurs ce soit du feu, ou que ce soit de l’eau.
Mais c’est alors la destruction des contraires. Si les parties sont infinies et
simples, les lieux seront infinis également ; et alors, les éléments
seront infinis comme eux. Mais si c’est impossible et que les lieux soient
finis, le Tout le sera nécessairement aussi.
En un mot, il ne se peut pas que le corps soit infini, non plus que le lieu des corps, si tout corps sensible doit avoir pesanteur, ou légèreté. En effet, le corps sera porté au centre ou en haut ; mais il est impossible que l’infini soit affecté, soit en entier, soit dans une moitié, soit dans une de ses parties quelconque. En effet, comment le diviser ? Où seront dans l’infini le haut, le bas, l’extrémité, le milieu ? Ajoutez que tout corps perceptible a un lieu, et que le lieu n’a que six espèces. Or, il est impossible qu’elles se trouvent dans un corps infini ; et d’une manière générale, si le lieu ne peut être infini, il ne se peut pas davantage que le corps le soit non plus, puisque le corps est nécessairement quelque part. Mais, « Quelque part » signifie, ou en haut, ou en bas, ou telle autre des positions connues ; et elles ont toutes une limite finie. D’ailleurs, l’infini n’est pas identique, ni en grandeur, ni en mouvement, ni en temps, comme si c’était une seule nature. Le postérieur ne se comprend que par sa relation avec l’antérieur ; et par exemple, le mouvement ne se comprend que par rapport à une grandeur, dans laquelle l’être change de lieu, s’altère, ou s’accroît et le temps ne se mesure que par le mouvement.
[1067b] Tout ce qui vient à
changer change, tantôt d’une façon accidentelle et indirecte, comme lorsqu’on
dit d’un musicien qu’il marche ; tantôt, c’est en un sens absolu qu’on dit
d’une chose qu’elle change, quand une de ses parties seulement vient à changer
en elle. Cette dernière nuance s’applique, par exemple, à tout ce qui se divise
en parties différentes. Et c’est ainsi que l’on dit de tout notre corps, qu’il
va bien, par cela seul que notre œil est guéri.
Mais
il existe un mobile qui se meut primitivement et par lui-même ; c’est ce
qu’on peut appeler le mobile en soi. Les mêmes nuances peuvent s’appliquer au
moteur. Ainsi, tel moteur ne meut que par accident ; tel autre meut
partiellement ; tel autre enfin meut en soi. Il y a aussi un moteur
premier ; et il y a également un premier mobile, qui est met dans un
certain temps, partant d’un certain point et se dirigeant vers tel autre point.
Quant aux espèces, aux modes, et au lieu vers lesquels se dirige tout ce qui
est mû, ce sont là des termes immobiles, tout comme sont immobiles aussi la
science et la chaleur. Ce n’est pas la chaleur même qui est un mouvement ;
c’est l’échauffement.
Le
changement, qui n’est pas accidentel, ne se trouve pas en toutes choses ;
il n’est précisément que dans les contraires, dans les intermédiaires, et dans
la contradiction. On peut s’en convaincre par l’induction et l’analyse. Ainsi,
l’objet qui est soumis au changement change en passant d’un sujet à un sujet,
de ce qui n’est pas sujet à ce qui n’est pas sujet non plus, de ce qui n’est
pas sujet à ce qui est sujet, et enfin de ce qui est sujet à ce qui n’est pas
sujet. Le sujet que je veux indiquer ici, c’est ce qui est exprimé par l’affirmation.
Il
en résulte qu’il n’y a nécessairement que trois changements possibles, parce qu’il
ne peut pas y avoir changement de ce qui n’est pas sujet à ce qui n’est pas
sujet ; car alors il n’y a là, ni contraire, ni contradiction, puisqu’il n’y
a pas lieu à une opposition quelconque. Le changement de ce qui n’est pas sujet
en un sujet contradictoire est une génération absolue, si le changement est
absolu ; partielle, si le changement est partiel. Le changement d’un sujet
en ce qui n’est pas sujet, est une destruction absolue, si le changement est
absolu ; partielle, si le changement est partiel.
Si
le Non-être peut s’entendre en plusieurs sens, et si ce qui est composé ou
divisé par la pensée ne peut se mouvoir, ce qui n’est qu’en puissance ne le
peut pas davantage. En effet, ce qui est en puissance est l’opposé de ce qui
est d’une manière absolue ; car le Non-blanc, le Non-bon peuvent bien
encore avoir un mouvement accidentel, puisque l’être qui n’est pas blanc
pourrait être un homme ; mais ce qui, absolument parlant, n’est pas telle
ou telle chose réelle, ne peut pas non plus se mouvoir de quelque façon que ce
soit. C’est qu’il est impossible que le Non-être se meuve. Par suite, et si
cela est vrai, il devient impossible aussi de dire que la génération soit un
mouvement, puisque c’est le Non-être qui s’engendre et devient. Mais si le plus
souvent le Non-être ne devient qu’accidentellement, il n’en est pas moins exact
de dire que le Non-être s’applique à ce qui devient d’une manière absolue. On
peut faire les mêmes observations concernant le repos du Non-être.
Ce
sont là les difficultés qui se présentent ici ; et il faut y ajouter cette
autre difficulté que tout ce qui est mû est dans un lieu, tandis que le Non-être
n’a pas de lieu possible, puisque alors il existerait quelque part.
La destruction n’est pas davantage un mouvement ; car le contraire d’un mouvement, c’est un autre mouvement ou le repos, tandis que la destruction est le contraire de la génération. [1068a] Mais, comme tout mouvement est un changement de certaine espèce, et que les changements sont au nombre de trois, ainsi qu’on l’a vu, et comme les changements relatifs à la destruction et à la génération ne sont pas des mouvements, et qu’ils ne sont que les termes de la contradiction, il résulte de tout ceci qu’il n’y a de changement possible que d’un sujet à un sujet ; et les sujets ne sont que des contraires, ou des intermédiaires. Ajoutez qu’on peut prendre la privation pour un contraire, quoiqu’elle puisse s’exprimer aussi sous forme affirmative, comme dans ces mots, par exemple : Nu, Édenté, Noir.
Si
les catégories se divisent en substance, qualité, lieu, action, souffrance,
relation, quantité, il n’y a nécessairement de mouvement que dans trois d’entre
elles : qualité, quantité, lieu. Il n’y en a pas pour la substance, parce
qu’il n’y a rien de contraire à la substance. Il n’y en a pas non plus pour la
relation ; car, l’un des deux relatifs ne changeant point, il peut n’être
pas vrai que l’autre ne change pas non plus. Donc, dans les relatifs, le
mouvement n’est qu’accidentel.
Il
n’y a pas davantage de mouvement dans les catégories de l’action et de la
souffrance, ni dans le moteur et le mobile, parce qu’il n’y a pas de mouvement
de mouvement, ni génération de génération ; en un mot, il n’y a pas
changement de changement.
Cette
expression « Mouvement de mouvement » peut s’entendre de deux
manières. Et d’abord, le mouvement pourrait alors s’appliquer à un sujet, comme
on dit d’un homme qu’il est mû lorsqu’il change du blanc au noir. Ce serait en
ce même sens qu’on pourrait dire du mouvement qu’il change, qu’il s’échauffe,
qu’il se refroidit, qu’il se déplace, qu’il s’accroît. Mais cela est impossible ;
car le changement ne peut pas être pris pour un sujet. En second lieu, le
changement de changement pourrait s’entendre dans ce sens que le sujet serait
changé par le changement en une autre espèce ; de même que l’homme peut
changer de la maladie à la santé. Mais cela même n’est alors possible qu’accidentellement.
En
effet, tout mouvement n’est qu’un changement d’un état en un autre état, comme
cela est pour la production et pour la destruction ; seulement, les
changements entre les opposés ne sont pas des mouvements. C’est donc en même
temps que l’on change de la santé à la maladie ; et de ce changement même
en un autre. Il est, par suite, évident, que si l’on a été malade, c’est qu’auparavant
on aura éprouvé un changement quelconque ; car on peut être aussi en
repos.
Et
ce n’est pas toujours un changement quelconque qu’on subit ; ce changement
aussi tend à aller d’un certain état vers un autre état. Ce serait donc la
guérison qui serait opposée à la maladie, mais uniquement parce qu’elle est
accidentelle. C’est ainsi qu’on change en passant du souvenir à l’oubli, parce
que le sujet, en qui sont l’oubli et la maladie, change pour arriver, ici à la
science ; et là, à la santé.
Mais
ce serait se perdre dans l’infini s’il y avait changement de changement,
production de production. Quand un mouvement ultérieur a lieu, il faut
nécessairement que le mouvement antérieur ait eu lieu aussi. Par exemple, si
une production absolue a eu lieu de quelque façon que ce soit, l’être qui
devient d’une manière absolue s’est produit ; et [1068b] par conséquent, si l’être qui devient d’une
manière absolue n’était pas encore, il était du moins quelque chose qui se
produisait, ou qui était antérieurement produit. Or, si ce dernier être venait
à se produire, c’est que ce qui se produisait alors existait déjà auparavant.
Mais
comme dans les choses infinies, il n’y a pas de terme premier, il n’y en aura
pas ici ; et il n’y aura pas davantage de ternie subséquent. Il est donc
impossible que quelque-chose se produise, que quelque-chose se meuve, que quelque-chose
puisse changer. Ajoutez que, pour un même objet, il y aurait alors un mouvement
contraire, et aussi le repos, la génération et la destruction. Et par
conséquent, au moment même où ce qui naît vient de naître, il est détruit ;
car il ne se produit, ni à ce moment, ni plus tard, puisqu’il faut être d’abord
pour être détruit.
Il
faut, de plus, qu’il y ait une matière pour ce qui se produit et pour ce qui
change. Quelle sera donc cette matière ? Et de même que ce qui s’altère
est, ou un corps, ou une âme, de même la chose qui se produit ici sera-t-elle
un mouvement ou une production ? Quel est le point où tend le mouvement ?
Car il faut que le mouvement de telle chose, partant de tel point pour se
diriger vers tel autre point, soit quelque chose et ne soit pas le mouvement.
Mais
comment tout cela est-il possible ? Il n’y aura point, par exemple, étude
d’étude, pas plus qu’il n’y a génération de génération, Puis donc que le
mouvement n’appartient, ni à la substance, ni à la relation, ni à l’action, ni
à la souffrance, il ne reste plus qu’à le placer dans la qualité, dans la
quantité, et dans le lieu ; car dans chacune de ces catégories, il y a
opposition par contraires. Quand je parle de qualité, je n’entends pas la
qualité qui se trouve dans la substance, ni la qualité dans la différence, mais
je veux parler de la qualité affective, celle qui fait qu’on dit d’un être qu’il
est affecté de telle façon, ou qu’il ne l’est pas.
On
entend par immobile, ou ce qui ne peut pas absolument être mis en mouvement, ou
ce qui n’y est mis qu’à grand-peine, en beaucoup de temps, ou ce qui ne s’y met
que très lentement, ou enfin ce qui, étant fait de sa nature pour se mouvoir,
ne peut se mouvoir cependant, ni comme la nature le veut, ni dans le lieu qu’elle
veut, ni de la façon qu’elle veut. La seule chose vraiment immobile est ce que
j’appelle le repos. En effet, le repos est le contraire du mouvement ; et
il est la privation du mouvement pour la chose qui peut le recevoir.
On
dit que les choses ont ensemble un seul et même lieu, quand elles sont dans un
même lieu primitif ; et l’on dit qu’elles ont un lieu séparé, quand elles
sont dans un lieu différent. Les choses sont dites se toucher, quand leurs
extrémités sont assemblées. L’intermédiaire est le point où naturellement doit
passer d’abord ce qui change, avant d’arriver au terme dernier, où change ce
qui naturellement change d’une manière Continue. Par contraire, en fait de
lieu, on entend ce qui est le plus éloigné en ligne droite.
Une
chose est dite consécutive à une autre, quand, venant après le point de départ
et le principe, soit par sa position, soit par son espèce, ou par telle autre
détermination, elle n’a aucun intermédiaire entre elle et les choses comprises
dans le même genre. La chose est dite encore consécutive, quand elle vient à la
suite sans interruption : par exemple, les lignes suivent la ligne, les unités
suivent l’unité, la maison suit la maison. Rien n’empêche d’ailleurs qu’il n’y
ait un autre intermédiaire ; car ce qui vient ensuite vient à la suite de
quelque chose, et est un terme postérieur à quelque chose. Ainsi, Un ne vient
pas après Deux, et la nouvelle lune ne vient pas après le second quartier du
mois. [1069a] On dit d’une chose qu’elle est contiguë, quand
elle vient à la suite des choses qu’elle touche sans intermédiaire.
Mais
comme tout changement se passe dans les opposés, comme les opposés sont les,
contraires et la contradiction, et comme il n’y a pas de terme moyen dans la
contradiction, il est évident que l’intermédiaire doit être compris parmi les
contraires. Le continu est quelque chose de contigu, et qui touche à la chose.
On dit d’une chose qu’elle est continue, lorsque les extrémités de chacune des
deux choses qui se touchent, et se suivent, deviennent une seule et même chose.
Par conséquent, on voit que le continu n’est possible que pour les choses qui
peuvent naturellement former, par le contact, un tout unique. On voit aussi que
le premier de ces termes est le conséquent ; car ce qui ne fait que venir
ensuite ne touche pas, tandis qu’au contraire ce qui est conséquent et continu
touche la chose. Mais il ne suffit pas de toucher pour être continu.
Pour
les choses où il n’y a pas de contact possible, il n’y a pas non plus de
combinaison ; et c’est là ce qui fait que le point n’est pas identique à l’unité.
Pour les points, il y a contact ; il n’y en a pas pour les unités ;
pour elles, il y a seulement succession. Aussi, il y a des intermédiaires pour
les points ; il n’y en a pas de possible pour les unités.
La
substance est l’objet de nos études, puisque ce sont les principes et les
causes des substances que nous recherchons. Si, en effet, l’on considère une
chose quelconque formant un tout, la première partie dans ce tout est la
substance ; et si l’on considère l’ordre de succession, c’est la substance
encore qui est la première, quand on se place à cet autre point de vue. La
qualité et la quantité ne viennent qu’après elle ; et même, à parler d’une
manière absolue, la qualité et la quantité ne sont pas même des êtres ; ce
ne sont que des qualifications et des mouvements, qui n’ont pas plus de réalité
que n’en peuvent avoir le Non-blanc ou le Non-droit. Nous disons néanmoins de
la qualité et de la quantité qu’elles Sont, comme nous le disons aussi du
Non-blanc.
Il
faut ajouter que, à part la substance, rien de tout le reste n’est séparé ;
et les théories des anciens philosophes nous le font bien voir, puisqu’ils
recherchaient les principes de la substance, ses éléments et ses causes. De nos
jours, les philosophes prennent plus particulièrement les universaux pour des
substances ; car ce sont des termes universels que les genres, qu’ils
regardent surtout comme des principes et des substances, parce que leurs
doctrines sont purement logiques. Les anciens, au contraire, adoptaient de
préférence pour principes les substances particulières, le feu, la terre, par
exemple, sans s’occuper de trouver un corps commun.
Or,
il y a trois substances : l’une sensible ; et, dans celle-ci, on
distingue la substance éternelle et la substance périssable. Tout le monde est
d’accord sur cette dernière, qui comprend, par exemple, les plantes et les
animaux. L’autre est la substance éternelle, pour laquelle il faut savoir si
elle n’a qu’un élément unique, ou si ses éléments sont multiples. Enfin, il
existe une autre substance immobile ; et quelques philosophes soutiennent
qu’elle est séparée. Les uns la partagent en deux ; d’autres n’y voient qu’une
nature unique, comprenant les espèces et les entités mathématiques ;
tandis que d’autres encore n’admettent absolument, comme substances, que les
seuls êtres mathématiques.
Les deux premières substances relèvent de la Physique, attendu qu’elles sont sujettes au mouvement. [1069b] Mais la dernière appartient à une autre science, puisque elle n’a aucun principe commun avec le reste.
La
substance sensible est soumise au changement ; or, le changement vient
toujours, soit d’opposés, soit de termes intermédiaires. Il ne vient pas,
cependant, de tous les opposés sans exception ; car on ne peut pas dire du
son qu’il soit blanc ; mais le changement vient du contraire. Il faut donc
nécessairement qu’il existe quelque chose qui change, pour passer d’un
contraire à l’autre, puisque ce ne sont pas les contraires eux-mêmes qui
peuvent changer.
Remarquons,
en outre, que ce quelque chose demeure et subsiste, tandis que le contraire ne
subsiste pas. Ainsi, il doit y avoir, outre les contraires, un troisième terme,
qui n’est autre que la matière. Mais nous avons vu que les changements sont au
nombre de quatre, selon qu’ils se passent dans la substance, dans la qualité,
dans la quantité, ou dans le lieu.
La
production absolue, ou la destruction, est le changement relatif à la substance ;
l’accroissement et le décroissement se rapportent à la quantité ; la
modification se rapporte à la qualité ; et enfin, le changement relatif au
lieu est le déplacement. Donc, les changements se font toujours entre les
contraires, dans chaque genre.
Ainsi,
ce qui change, c’est nécessairement la matière, qui est susceptible d’être l’un
ou l’autre des contraires indifféremment. Mais, l’Être se présentant sous deux
aspects, tout changement est le passage de l’Être en puissance à l’Être actuel ;
et, par exemple, c’est le passage de ce qui est blanc en puissance à ce qui est
blanc effectivement. Même remarque pour l’accroissement et le dépérissement.
Par conséquent, non seulement toutes choses peuvent venir accidentellement du Non-être ;
mais en outre, on peut dire que toutes viennent de l’Être, avec cette nuance
toutefois que c’est de l’Être qui est en puissance, et qui n’est pas actuel.
Voilà
ce que signifie l’Unité d’Anaxagore ; et c’est là la meilleure
interprétation de son axiome, à savoir que « Tout était confondu ».
Voilà ce que signifie le Mélange d’Empédocle et d’Anaximandre ; ou, comme
le dit Démocrite, « Tout était confondu en puissance, mais non pas
effectivement ». Ainsi, tous ces philosophes touchaient de bien près. à la
théorie de la matière. Donc, tout ce qui change a une matière ; mais c’est
une matière autre que celle des choses éternelles, qui ne sont point
engendrées, et qui ont un mouvement de simple translation. Cette matière, non
sujette à la génération, va d’un lieu à un autre.
On
peut d’ailleurs se demander de quelle sorte de Non-être peut venir la génération,
puisque le Non-être peut s’entendre de trois manières. Il y a d’abord le Non-être
en puissance, qui, du reste, ne peut pas indifféremment produire la première
chose venue, mais seulement l’un venant de l’autre. Il ne suffit pas de dire
que toutes choses étaient ensemble et confondues ; car elles diffèrent par
leur matière, et l’on peut se demander : Comment sont-elles devenues
infinies, au lieu de se réduire à l’unité ? Et c’eût été facile, puisque l’Intelligence
aussi était Une. Par conséquent, si la matière est Une, il n’a pu se produire
en acte que l’Être dont la matière était d’abord en puissance.
Ainsi, il y a trois causes, de même qu’il y a trois principes ; deux d’entre eux forment l’opposition des contraires : d’une part, la définition avec l’espèce ; d’autre part, la privation ; le troisième principe est la matière.
Après
ce qui précède, il nous faut dire que, ni la matière, ni la forme, ne peuvent
être produites ; je veux dire, la matière et la forme dernière. En effet,
tout changement change quelque chose, par quelque chose, et en quelque chose :
[1070a] Par quelque chose, c’est le premier moteur ;
Quelque chose, c’est la matière ; et En quelque chose, c’est la forme. Le
devenir se perdrait dans l’infini, si ce n’est pas seulement l’airain qui
devient sphérique, et qu’il faille encore que la forme sphérique devienne
aussi, et que l’airain lui-même ait à devenir. Il faut donc nécessairement un
point d’arrêt.
Puis,
il est certain que toute substance vient d’une substance qui porte le même nom
qu’elle, soit dans les choses que produit la nature et qui sont des substances,
soit dans une foule d’autres choses ; car les choses sont le produit, ou
de l’art, ou de la nature, ou du hasard, ou de leur propre spontanéité. L’art
est un principe qui agit dans un objet autre que lui ; la nature, au
contraire, est un principe dans l’objet même ; et c’est ainsi qu’un homme
produit un homme. Quant aux autres causes, ce sont les privations de celles-là.
On
peut distinguer trois substances : d’abord la matière, qui est quelque
chose de distinct, apparaissant à nos sens ; car tout ce qui est Un au
contact, sans que ce soit une simple connexion, est matière ou sujet ;
ensuite, la nature à laquelle aboutit le changement, qui est la forme spéciale
de l’Être et sa manière d’être quelconque ; enfin, la troisième substance
formée des deux premières, et qui est la substance individuelle, comme, par
exemple, Socrate, Callias.
Dans
certains cas, la forme n’existe pas en dehors de la substance composée, qui la
revêt. Ainsi, la forme de la maison n’existe pas en dehors de la maison, si ce
n’est dans l’art qui la construit. Pour les choses de cet ordre, il n’y a, ni
production, ni destruction possible ; et c’est d’une autre manière que les
choses sont, ou ne sont pas, comme la maison sans la matière qui la forme, la
santé, et tout autre produit de l’art.
Mais
si la production et la destruction ont lieu quelque part, c’est dans les choses
de la nature. Aussi, Platon ne se trompe-t-il pas quand il dit qu’il y a autant
d’Idées qu’il y a de choses dans la nature, si, toutefois, il y a des Idées
différentes pour des choses telles que le feu, la chair, la tête, etc. Tout est
matière dans le monde ; et la matière dernière est la matière de la
substance par excellence.
Les
causes motrices doivent donc être considérées comme antérieures à ce qu’elles
meuvent. Mais les causes qui ne sont que des définitions sont simultanées à l’objet
défini. Par exemple, du moment que l’homme est sain et bien portant, la santé
existe aussi ; et la figure de la boule d’airain est simultanée à la boule
elle-même.
Y
a-t-il, sous tout cela, quelque chose de permanent, c’est ce qu’il faut voir ;
car c’est une chose très possible dans certains cas ; et, par exemple, on
peut croire que l’âme est quelque chose de ce genre, si ce n’est l’âme tout
entière, du moins cette partie de l’âme qui est l’entendement ; car
peut-être l’âme tout entière ne peut-elle avoir cette propriété.
Il est donc bien clair que, pour ces choses-là, l’existence des Idées n’a rien de nécessaire, puisque l’homme produit l’homme, et que l’individu produit l’individu. On peut faire une remarque pareille pour les choses que les arts produisent, puisque l’art de la médecine est la définition même et la notion de la santé.
Les causes et les principes sont, en un sens, différents pour les différents objets ; et en un sens, ils ne le sont pas, si l’on se borne à parler des causes d’une manière générale, et qu’on admette que c’est, par simple analogie, que les principes sont identiques pour tous les êtres. Ainsi, l’on pourrait se demander si, en effet, les principes sont autres, ou s’ils sont les mêmes pour les substances et pour les relatifs, et appliquer à chacune des autres catégories des considérations semblables. Mais, en ceci, il serait insensé de croire à l’identité des principes pour toutes les choses, puisqu’on arriverait à dire que les relatifs et la substance viennent de principes tout pareils.
[1070b] En ce cas, comment l’identité serait-elle possible ? En dehors de la substance et des autres catégories, il n’y a rien qui puisse être commun. Or, l’élément est antérieur aux objets dont il est l’élément Mais la substance ne saurait être l’élément des relatifs, pas plus qu’aucun des relatifs ne peut être l’élément de la substance Encore une fois, comment pourrait-il se faire que les éléments de toutes choses fussent les mêmes, puisqu’il est de tout point impossible que jamais aucun des éléments puisse s’identifier avec le composé, que forment les éléments mêmes ? Ainsi, les lettres B et A ne sont pas identiques à la syllabe BA, qu’elles forment
Parmi les choses purement intelligibles, il n’y en a pas davantage qui puissent être des éléments, comme seraient, par exemple, l’Un ou l’Être, puisque l’Être et l’Un se retrouvent dans tous les composés Aucune des choses intelligibles ne peut être, ni substance, ni relation ; et cependant, il faudrait nécessairement qu’elles le fussent
Donc, les éléments ne sont pas les mêmes pour toutes choses ; ou plutôt, ainsi que nous venons de le dire, ils sont en partie les mêmes, et en partie ils ne le sont pas lis peuvent bien, par exemple, être les mêmes pour les corps sensibles, où la forme est, tantôt le chaud, et, en un autre sens, le froid, c’est-à-dire la privation du chaud. La matière est ce qui, en puissance, est primitivement en soi le froid et le chaud. Mais le chaud et le froid sont des substances, ainsi que les composés qui en viennent, et dont ils sont les principes. Et si du froid et du chaud, il sort quelque chose qui soit Un, comme la chair et l’os, qui en viennent, il faut nécessairement que le produit que forment le chaud et le froid, soit différent d’eux.
Ainsi, pour ces corps, les éléments et les principes sont les mêmes. Mais pour d’autres corps, ils sont différents. Il est donc impossible de dire en ce sens que les principes sont identiques pour tous les corps. Mais il y a entre eux une analogie pareille à celle qui fait dire que les principes sont au nombre de trois : la forme, la privation et la matière, bien que chacun de ces trois termes varie dans chaque genre particulier : par exemple, dans la couleur, c’est le blanc :, le noir et la surface ; c’est la lumière, l’obscurité et l’air, dont les composés sont la nuit et le jour.
Mais comme les causes ne sont pas seulement internes, et que, en outre, elles peuvent être extérieures aux objets, comme l’est le moteur, il est évident qu’il y a une différence entre le principe et l’élément. Tous les deux sont également des causes ; et le mot Principe peut avoir les diverses acceptions que nous venons d’indiquer. Mais ce qui produit le mouvement ou le repos, est bien aussi un principe et une substance. Ainsi, par analogie, on peut compter trois éléments, et quatre causes, ou principes différents, dans les différents êtres ; et la cause première, telle que le moteur, peut varier d’un objet à un autre Santé, maladie, corps ; dans cet ordre d’idées, le moteur, c’est la médecine ; arrangement, désordre d’un certain genre, pierres de taille, le moteur, c’est l’art de l’architecte.
Telles sont les nuances d’acception qu’on peut distinguer dans le mot Principe. Mais comme le moteur, pour les hommes qui existent dans la nature, c’est l’homme, et que, pour les hommes purement intelligibles, le moteur, c’est la forme ou le contraire de la forme, il y a trois causes, si l’on veut, quoiqu’on puisse aussi en compter quatre. En effet, la santé, à certains égards, se confond avec la médecine ; la forme de la maison se confond avec l’architecture, qui la construit ; l’homme produit l’homme. Puis, en dehors de ces objets, et comme étant le premier de tous ces moteurs, il y a le moteur qui met tout en mouvement dans l’objet entier.
Comme,
parmi les choses, les unes peuvent avoir une existence séparée, et que les
autres ne le peuvent pas, ce sont les premières qui sont les substances ; [1071a] et ce qui fait que les substances sont les
causes de tout le reste, c’est que, sans les substances, les modes des choses
et leurs mouvements ne sauraient exister. Il se peut ensuite que les substances
soient l’âme avec le corps, ou l’intelligence et le désir, ou le corps tout
seul.
Sous
un autre point de vue, les principes sont les mêmes par analogie : tels
sont l’acte et la puissance ; ce qui n’empêche pas que l’acte et la
puissance ne soient différents, selon les différents objets, et qu’ils ne s’y
comportent différemment. Ainsi, dans certains cas, c’est la même chose qui est,
tantôt en acte, et tantôt en puissance ; et ces diversités peuvent se
retrouver, par exemple, pour le vin, pour la chair, pour l’homme. Ceci rentre
alors dans les causes énumérées par nous. Ainsi, la forme est en acte, quand il
existe un être qui peut être séparé, ou quand existe le composé qui résulte des
deux. La privation, c’est l’obscurité, ou c’est la maladie. La matière n’est qu’en
puissance, puisqu’elle n’est que ce qui peut devenir indifféremment l’un ou l’autre
des contraires.
L’acte
et la puissance diffèrent encore d’une autre manière, dans les choses dont la
matière n’est pas la même, et quand leur forme, au lieu d’être la même, est
différente aussi. Par exemple, la cause qui produit l’homme, ce sont les
éléments, c’est-à-dire le feu et la terre, en tant qu’ils sont la matière ;
c’est, en outre, sa forme propre ; et aussi, tel autre être extérieur,
notamment le père qui l’a engendré. Mais, outre ces causes, on peut dire encore
que la cause de l’homme, c’est le soleil et le cercle oblique que le soleil
décrit. Ce ne sont là, ni la matière, ni la forme de l’homme, ni la privation,
ni rien qui lui soit homogène ; mais ce sont ses principes moteurs.
Il
faut remarquer encore qu’il y a des causes qui peuvent recevoir une appellation
universelle, et d’autres auxquelles une telle appellation ne s’applique pas.
Ainsi, les premiers principes de toutes choses, ce sont le primitif actuel et
la forme ; à un autre égard, c’est ce qui est en puissance, ou le
possible. Mais les universaux ne sont pas des principes, attendu que l’individuel
seul peut être le principe des individus. Homme est bien l’universel de l’homme,
mais ce n’est jamais tel ou tel homme ; tandis que c’est Pélée qui est
réellement le principe d’Achille ; c’est votre père qui est votre principe ;
et c’est tel B qui est le principe de telle syllabe BA ; si B est
universel et absolu, BA l’est également.
De
plus, les espèces sont les principes des substances. C’est que les causes et
les éléments diffèrent, ainsi qu’on l’a dit, pour les choses qui ne sont pas
dans le même genre : les couleurs et les sons, par exemple, ou bien aussi
la substance et la quantité. Les principes ne se confondent que par analogie.
Ils sont encore différents même pour des choses qui sont de la même espèce ;
non pas qu’alors ils diffèrent spécifiquement, mais ils diffèrent en ce sens qu’il
y a un principe distinct pour chaque individu. Et, par exemple, la matière dont
vous êtes fait, votre forme et votre moteur, ne sont, ni ma matière, ni ma
figure, ni mon moteur. On ne pourrait les identifier que par leur définition
générale.
Quant
à savoir quels sont les principes et les éléments des substances, des relatifs,
des qualités, et s’ils sont différents ou s’ils sont identiques, il est évident
que, si l’on ne consulte que leurs acceptions multiples, ils peuvent être les
mêmes pour chaque chose ; mais que, si l’on y fait les distinctions
nécessaires, ils ne sont plus les mêmes, et qu’ils sont autres. Ils ne sont
identiques qu’en ce sens qu’ils sont les principes de tout, ou le sont au moins
par analogie, en tant qu’ils sont la matière, la forme, la privation, et le
moteur en toutes choses.
En
un autre sens encore, on peut regarder les causes des substances comme les
causes de tout, puisque tout est détruit dès que les substances sont détruites.
La cause aussi est le primitif en acte, en Entéléchie. C’est encore de cette
façon que se présentent les autres primitifs, tels, que les contraires, qui ne
peuvent être pris, ni comme des genres, ni en plusieurs acceptions. Enfin, les
matières, dans toutes les choses, peuvent être considérées également comme des
causes.
[1071b] Nous avons donc
expliqué ce que sont les principes des choses sensibles. et quel en est le
nombre ; et nous avons dit aussi comment ils sont les mêmes, et comment
ils sont différents.
Nous
avons reconnu qu’il y a trois substances, dont deux sont physiques, et dont la
troisième est immobile. Maintenant nous allons démontrer, pour cette dernière,
que, de toute nécessité, il n’y a qu’une substance éternelle qui puisse être
immobile. Les substances, en effet, sont les premiers des êtres ; et si
toutes les substances étaient périssables, tout absolument serait périssable
comme elles. Mais il est impossible que le mouvement naisse, ou qu’il périsse,
puisqu’il est éternel, ainsi que nous l’avons établi. Le temps ne peut pas
davantage commencer ni finir, puisqu’il ne serait pas possible qu’il y eût, ni
d’Avant, ni d’Après, si le temps n’existait pas.
Ajoutons
que le mouvement est continu de la même manière que le temps peut l’être aussi ;
car, ou le temps se confond identiquement avec le mouvement, ou il est un de
ses modes. Or, le mouvement ne peut être continu que dans l’espace ; et le
seul mouvement qui, dans l’espace, puisse être continu, c’est le mouvement
circulaire.
Mais
l’être capable de mouvoir, ou capable de faire quelque chose, a beau exister, s’il
n’agit pas actuellement dans une certaine mesure, il ne peut pas y avoir de
mouvement, puisqu’il se peut fort bien que ce qui a la puissance d’agir n’agisse
pas. Il serait donc bien inutile de supposer des substances éternelles, et nous
nous abstiendrions de le faire, comme d’autres supposent, les Idées, s’il ne
devait pas y avoir un principe qui fût en état de produire le changement. Mais
ce principe lui-même, non plus que toute autre substance, qu’on supposerait en
dehors des Idées, ne suffit pas ; car, si cette substance n’agit pas, le
mouvement sera impossible. Et même elle agirait, que ce n’est encore rien, si
sa substance n’est qu’en puissance ; car alors, le mouvement ne sera pas
éternel, puisque ce qui n’est qu’en puissance peut aussi n’être pas.
Il
doit donc exister un principe dont l’essence soit d’être en acte. De plus, il
faut que de telles substances soient sans matière ; car ce sont les
substances sans matière qui doivent être éternelles, s’il y a quelque chose d’éternel
au monde. Donc, elles sont en acte.
Mais
ici on soulève un doute, et l’on dit : « Il semble que tout ce qui
est en acte doit être aussi en puissance, tandis que tout ce qui est possible n’est
pas toujours actuel. Par conséquent, la puissance est antérieure à l’acte. »
Que si l’on admet cela, pas un seul être ne pourra plus exister ; car il
est très concevable que quelque chose ait la puissance d’être, sans être
cependant encore. Mais, si comme le disent les Théologues, c’est de la Nuit que
tout vient, ou si, avec les Naturalistes, nous supposons qu’au début toutes
choses étaient confondues ensemble, l’impossibilité est la même ; car, d’où
pourra venir le mouvement, s’il n’y a pas actuellement de cause qui le produise ?
Certes, ce n’est pas la matière qui se donne à elle-même le mouvement ; c’est,
par exemple, l’art de l’architecte, qui le lui communique. Ce ne sont pas
davantage les menstrues, ce n’est pas la terre qui donneront non plus le
mouvement ; mais c’est la liqueur séminale et le germe.
De
là vient que quelques philosophes ont affirmé que l’acte est éternel, comme
Leucippe et Platon, attendu, disent-ils, qu’il faut que le mouvement subsiste
toujours. Mais ces philosophes ne nous apprennent pas pourquoi le mouvement a
lieu, ni quel il est ; ils ne nous apprennent pas non plus comment il est
ce qu’il est, et ils ne remontent pas davantage jusqu’à sa cause. Rien, en
effet, ne se meut au hasard ; mais il faut qu’il y ait quelque chose qui
subsiste éternellement ; de même qu’il y a, sous nos yeux, des choses qui
sont mises en mouvement par leur nature, ou qui sont mues toujours par force de
telle ou telle manière, ou qui le sont par l’intelligence de l’homme, ou par
tel autre principe que nous pouvons observer.
On
peut se demander aussi : Quel est le premier de tous les mouvements ?
C’est là un point d’une importance incalculable. Et pourtant, Platon lui-même ne
peut dire que ce soit le principe qui, comme il l’affirme quelquefois, [1072a] se donne le mouvement à lui-même. Car, à l’entendre,
l’âme est postérieure au Ciel, ou contemporaine du Ciel.
Mais
supposer que la puissance est antérieure à l’acte, c’est une opinion qui est
juste à certains égards, et qui, à certains égards, ne l’est pas. Nous en avons
expliqué la raison. Que l’acte soit antérieur à la puissance, c’est ce que
croit Anaxagore, puisque l’Intelligence, telle qu’il la conçoit, est en acte. C’est
ce que croit aussi Empédocle, avec sa doctrine de l’Amour et de la Discorde ;
c’est ce que pensent, enfin, ceux qui, comme Leucippe, affirment l’éternité du
mouvement. Par conséquent, le Chaos ou la Nuit n’ont pas subsisté durant un
temps infini. Or, les choses sont éternellement les mêmes qu’elles sont, soit
qu’elles aient des périodes régulières, soit qu’elles aient toute autre
organisation, du moment qu’on admet que l’acte est antérieur à la puissance.
Mais si l’univers, dans sa périodicité, reste toujours le même, il faut qu’il y
ait quelque chose de permanent et d’éternel, qui agisse toujours de la même
manière. Enfin, pour qu’il y ait production et destruction des choses, il faut
qu’il existe un autre principe qui puisse agir éternellement, soit dans un
sens, soit dans l’autre.
Donc,
il y a nécessité que ce principe agisse en soi directement, et qu’il agisse
aussi sur un autre que lui. Il faut, par conséquent, qu’il agisse, ou sur l’autre
principe, ou sur le primitif. Or, nécessairement, c’est sur ce dernier ;
car, à son tour, le primitif est à la fois cause pour lui-même et pour l’autre.
Le primitif est donc supérieur ; car c’est lui, comme nous l’avons vu, qui
est cause de l’uniformité éternelle des choses, tandis que l’autre principe est
cause de leur diversité. Mais, évidemment, ce sont les deux ensemble qui sont
causes de leur diversité éternelle.
Voilà ce que sont les mouvements ; et à quoi bon, dès lors, chercher d’autres principes ?
Comme
il peut en être ainsi qu’on vient de le dire, et comme, s’il n’en était pas
ainsi, tout viendrait de la Nuit, ou de la confusion primitive de toutes
choses, ou même du Néant, du Non-être ; nous pouvons affirmer que ces
difficultés sont résolues pour nous. Oui, il existe quelque chose qui est
éternellement mû, d’un mouvement qui ne s’arrête jamais ; et ce mouvement
est circulaire. Cette vérité n’est pas évidente seulement pour la raison ;
elle est, en outre, évidemment prouvée par les faits eux-mêmes.
Donc,
le premier ciel est éternel ; donc, il existe aussi quelque chose, qui lui
donne le mouvement. Mais, comme le mobile intermédiaire est mû et meut à son
tour, il faut concevoir quelque chose qui meut sans être mû, quelque chose d’éternel,
qui est substance et qui est acte. Or, voici comment il meut : c’est comme
le désirable et l’intelligible, qui meut sans être mû. De part et d’autre, pour
l’intelligible et le désirable, les primitifs sont les mêmes. L’objet désiré
est ce qui nous paraît être bien ; et le primitif de la volonté, c’est le
bien même. Nous le souhaitons, parce qu’il nous paraît souhaitable, bien plutôt
qu’il ne nous paraît souhaitable parce que nous le souhaitons ; car, en
ceci, c’est l’intelligence qui est le principe. Or, l’intelligence n’est mue
que par l’intelligible.
L’intelligible
est l’autre série, qui existe par elle-même ; c’est en elle qu’est la substance
première, et c’est en celle-ci qu’existent la substance absolue et la substance
en acte. Mais l’Un et l’Absolu ne se confondent pas ; l’Un exprime la
mesure ; l’Absolu exprime la manière d’être de la chose. Toutefois, le
bien et le préférable en soi, sont dans la même série ; et c’est le
primitif qui est toujours, ou le meilleur, ou ce qui est analogue au meilleur. [1072b] Pour se convaincre que le pourquoi des choses
est dans les immobiles, il suffit de faire la division suivante : Le
pourquoi s’applique à un objet ; et de ces deux termes, le pourquoi est
dans les immobiles ; l’objet n’y est pas. Le pourquoi détermine le
mouvement, en tant qu’il est animé ; et, une fois mû, il meut tout le
reste.
Si
donc une chose est mue, c’est qu’elle peut aussi être autrement qu’elle n’est.
Par conséquent, si la translation est le premier des mouvements, et si elle est
un acte en tant qu’elle est mue, il faut aussi qu’elle puisse être autrement qu’elle
n’est, au moins relativement au lieu, si ce n’est dans sa substance. Mais, du
moment qu’il existe une chose qui donne le mouvement, en étant elle-même
immobile et en étant actuelle, cette chose-là ne peut absolument point être
autrement qu’elle n’est ; car la translation est le premier des
changements ; la première des translations est la translation circulaire ;
et c’est elle que produit le premier moteur.
Donc,
de toute nécessité, ce principe existe ; en tant que nécessaire, il est
parfait tel qu’il existe ; et c’est à ce titre qu’il est le principe. D’ailleurs,
le nécessaire peut s’entendre avec diverses nuances : nécessité de
violence qui contraint notre penchant ; nécessité de ce qui est
indispensable à la réalisation du bien ; enfin, nécessité de ce qui ne
peut pas être autrement qu’il n’est, et est absolu. C’est à ce principe,
sachons-le, qu’est suspendu le monde, et qu’est suspendue la nature. Cette vie,
dans toute la perfection qu’elle comporte, ne dure qu’un instant pour nous.
Mais lui, il en jouit éternellement, ce qui pour nous est impossible ; sa
félicité suprême, c’est l’acte de cette vie supérieure.
Et
voilà comment aussi pour l’homme, veiller, sentir, penser, c’est le comble du
bonheur, avec les espérances et les souvenirs qui se rattachent à tous ces
actes.
L’intelligence
en soi s’adresse à ce qui est en soi le meilleur ; et l’intelligence la
plus parfaite s’adresse à ce qu’il y a de plus parfait. Or, l’intelligence
arrive à se penser elle-même, en se saisissant intimement de l’intelligible ;
elle devient intelligible, en se touchant elle-même, et en se pensant, de telle
sorte que l’intelligence et l’intelligible se confondent. En effet, ce qui peut
être à la fois l’intelligible et la substance, c’est l’intelligence ; et
elle est en acte, quand elle les possède en elle-même. Par conséquent, ce que l’intelligence
semble avoir de divin appartient plus particulièrement encore à ce principe ;
et la contemplation est ce qu’il y a, dans l’intelligence, de plus délicieux et
de plus relevé.
Si
donc Dieu jouit éternellement de ce suprême bonheur, que nous, nous ne goûtons
qu’un moment, c’est une chose déjà bien admirable ; mais, s’il y a plus
que cela, c’est encore bien plus merveilleux. Or, il en est bien ainsi ;
et la vie appartient certainement à Dieu, puisque l’acte de l’intelligence, c’est
la vie même, et que l’intelligence n’est pas autre chose que l’acte. Ainsi, l’acte
en soi est la vie de Dieu ; c’est la vie la plus haute qu’on puisse lui
attribuer ; c’est sa vie éternelle ; et voilà comment nous pouvons
affirmer que Dieu est l’être éternel et l’être parfait. Donc, la vie, avec une
durée continue et éternelle, est son apanage ; car Dieu est précisément ce
que nous venons de dire.
On
méconnaît la vérité, quand on suppose, comme le font les Pythagoriciens et
Speusippe, que le bien et le beau parfaits ne sont pas dans le principe des
choses, par cette raison que, si, dans les plantes et les animaux, leurs
principes aussi sont des causes, le beau et le parfait ne se trouvent,
cependant, que dans les êtres qui proviennent de ces principes. C’est là une
erreur, puisque le germe provient lui-même d’êtres parfaits qui lui sont
antérieurs ; car le primitif, ce n’est pas le germe ; c’est l’être
complet qui l’a produit. [1073a] Sans doute, on peut bien dire que l’homme est
antérieur au germe ; mais l’homme antérieur n’est pas l’homme qui est venu
du germe, c’est, au contraire, cet autre homme d’où le germe est venu.
Ce
qui précède suffit pour démontrer l’existence d’une substance éternelle,
immobile, séparée de tous les autres êtres que nos sens peuvent percevoir. Il a
été démontré aussi qu’une substance de cet ordre ne peut pas avoir une grandeur
quelconque, mais qu’elle est sans parties et sans divisions possibles. Car elle
produit le mouvement pendant le temps infini ; or, aucun être fini ne peut
avoir une puissance infinie ; et comme toute grandeur est, ou infinie, ou
finie, ce principe ne peut être, ni une grandeur finie, d’après ce qu’on vient
de dire, ni une grandeur infinie, parce que nulle grandeur ne peut être
infinie, quelle qu’elle soit. Enfin, ce principe doit également être, et
impassible, et inaltérable, puisque tous les autres mouvements ne viennent qu’après
le mouvement de locomotion.
Ces considérations doivent faire voir clairement que les choses sont bien ainsi que nous venons de les exposer.
Quant
à savoir si cette substance éternelle est unique, ou s’il y en a plusieurs, et
combien il y en a, c’est une question qu’il faut étudier ; et l’on ne doit
point négliger même les opinions des autres philosophes, quoique, sur le nombre
de ces substances, ils n’aient rien dit qui offre quelque clarté.
Le
système des Idées n’a pas essayé, relativement à ce point, de discussion
spéciale. Les partisans de cette doctrine nous disent bien que les Idées sont
des nombres ; mais, en ce qui touche les nombres mêmes, parfois ils en
parlent comme s’il y en avait une infinité ; et, d’autres fois, ils les
supposent strictement limités à la Décade. D’où vient cette quantité précise de
nombres, on ne nous en apprend pas la cause, avec le soin qu’exige une
démonstration. Nous allons donc, pour notre part, traiter cette question, en
partant des faits, et des considérations que nous avons développées.
Le
principe des choses, l’être premier est immobile ; il l’est en soi, et il
l’est aussi par accident. Le mouvement qu’il produit, c’est le mouvement
premier, c’est le mouvement éternel ; et ce mouvement est unique. Or,
nécessairement, le mobile est mû par quelque chose, et le moteur premier doit
nécessairement être immobile en soi. De plus, le mouvement éternel ne peut être
produit que par un éternel moteur ; et le mouvement unique, par un moteur
qui est unique aussi.
Mais,
à coté de la simple et absolue translation de l’univers, que détermine selon
nous la substance première et immobile, nous pouvons observer d’autres
translations, celles des planètes, qui sont également éternelles ; car le
corps qui se meut circulairement est éternel, et il est sans repos, ainsi que
nous l’avons démontré dans la Physique.
Il
en résulte qu’il y a nécessité que chacune de ces translations diverses soient
aussi produites isolément, par quelque substance immobile éternelle. C’est que,
en effet, la nature des astres est également une sorte de substance éternelle ;
le moteur doit en être éternel, et il doit être antérieur au mobile mû par lui,
de même que ce qui est antérieur à la substance ne peut être non plus qu’une
substance.
Donc,
il est évident qu’il faut nécessairement qu’il y ait autant de substances que
de planètes, et que ces substances soient, par leur nature, éternelles,
immobiles, en soi, sans étendue ni grandeur, d’après les raisons que nous en
avons précédemment données. [1073b] Il est clair, par suite, que les Planètes sont
des substances ; et l’on comprend quelle est la première, quelle est la
seconde d’entre elles, d’après l’ordre même que présentent les translations des
astres.
Quant
au nombre de ces translations, il n’y a qu’à le demander à cette partie des
sciences mathématiques qui se rapproche le plus de la philosophie, c’est-à-dire,
à l’astronomie. En effet, l’astronomie observe et étudie une substance
sensible, mais éternelle, tandis que les autres sciences mathématiques n’étudient
point de substance, témoin l’arithmétique et la géométrie.
Que
le nombre des mouvements dont ces corps sont animés soit plus considérable que
le nombre de ces corps mêmes, c’est ce dont on peut s’assurer avec la moindre
attention, puisque chacun des astres qui errent clans l’espace a plus d’un
mouvement. Quel est précisément le nombre de ces mouvements divers ? C’est
ce que nous allons, à notre tour, essayer d’éclaircir, afin de faire mieux
comprendre les assertions de quelques mathématiciens, et de fournir à l’esprit
un nombre déterminé, auquel il puisse se fixer avec quelque précision.
Du
reste, tantôt nous donnerons nos propres recherches, tantôt nous ferons des
emprunts à ceux qui se livrent à des recherches analogues ; et, si,
parfois, leurs observations sont en opposition avec celles que nous allons
exposer ici, l’on devra nous en savoir bon gré aux uns et aux autres, tout en
ne s’en rapportant qu’aux plus exacts.
Eudoxe
a cru que le soleil et la lune faisaient chacun leur révolution dans trois
sphères distinctes. La première de ces sphères, selon lui, est celle des
étoiles fixes ; la seconde est celle qui passe par le milieu du zodiaque ;
et la troisième, celle qui se dirige obliquement dans la largeur du zodiaque.
Seulement, d’après Eudoxe, le cercle que décrit la lune est plus oblique que le
cercle décrit par le soleil.
Quant
aux planètes, Eudoxe leur assignait à chacune quatre sphères. De ces quatre
sphères, la première et la seconde étaient les mêmes que pour la lune et le
soleil ; car, l’une est la sphère des étoiles fixes, qui emporte, selon
Eudoxe, toutes les sphères sans exception ; et l’autre est la sphère
placée au-dessous de celle-là, et qui, avant son mouvement par le milieu du
zodiaque, est commune à toutes. Quant à la troisième sphère, elle a ses pôles
sur la ligne qui passe par le milieu du zodiaque. La quatrième, enfin, a son
mouvement et ses cercles obliques sur le milieu de la troisième. Eudoxe ajoute
que les pôles de la troisième sphère sont aussi les pôles des autres ;
mais ceux de Vénus et de Mercure se confondent.
Callippe donnait aux sphères la même position que leur donnait
Eudoxe, c’est-à-dire qu’il les classait de même pour l’ordre des distances.
Quant au nombre de ces sphères, il en accordait le même nombre qu’Eudoxe à
Jupiter et à Saturne ; mais il prétendait qu’il fallait ajouter deux
sphères à celles de la lune et du soleil, pour bien représenter les phénomènes.
Il n’en ajoutait qu’une seule pour chacune des autres planètes.
En
outre, pour que toutes les sphères réunies rendissent bien compte des
phénomènes observés, il croyait qu’il était nécessaire [1074a] qu’à chaque planète il y eût d’autres sphères en
nombre égal, moins une, allant en sens inverse, et rétablissant la première
sphère dans sa même position, relativement à l’astre toujours placé au-dessous.
C’était à cette seule condition, suivant lui, que le mouvement des planètes
pouvait s’expliquer complètement.
Si
donc les sphères, dans lesquelles tous ces astres se meuvent, sont, d’une part,
au nombre de huit, et d’autre part, au nombre de vingt-cinq, les seules d’entre
elles qui ne doivent point se mouvoir en sens inverse, sont celles où se meut l’astre
placé au plus bas. Il y en aura donc six qui iront en sens contraire des deux
premières ; et il y en aura seize qui iront en sens contraire des quatre
autres. Le nombre de toutes ces sphères, tant de celles qui ont le mouvement
régulier que de celles qui vont en sens opposé, sera en tout de cinquante-cinq.
Mais, si l’on n’ajoute pas à la lune et au soleil les mouvements dont nous
avons parlé, toutes les sphères réunies ne seront plus qu’au nombre de
quarante-sept.
Voilà
donc quel est le nombre des sphères ; et il paraît tout à fait rationnel
de supposer que les substances, et les principes immobiles et sensibles, sont
en nombre égal. Quant à démontrer que ce soit là ce qui est nécessairement
vrai, nous laissons ce soin à de plus forts que nous. Mais, s’il est impossible
qu’un mouvement puisse avoir lieu sans contribuer au mouvement d’un astre, et
si l’on est forcé de croire que toute nature et toute substance immuable et en
soi, atteint toujours la meilleure fin possible, il faut affirmer que, en
dehors des substances dont il s’agit, il n’y a pas d’autre nature possible, et
que le nombre des substances qui vient d’être indiqué est absolument
nécessaire.
Si,
en effet, il en existait d’autres, elles produiraient des mouvements, en tant
qu’elles seraient la fin et le but d’un mouvement produit. Or, il est
impossible qu’il y ait d’autres mouvements, en dehors de ceux que nous avons
énumérés. C’est là ce qu’on peut conjecturer d’après les corps mêmes qui sont
en mouvement ; car, si tout ce qui meut est naturellement fait pour ce qui
est mû, et si tout mouvement a lieu en vue d’un mobile quelconque, il s’ensuit
que jamais un mouvement n’a lieu pour lui-même, ni pour un autre mouvement,
mais uniquement pour les astres.
Que
si, en effet, un mouvement avait lieu en vue d’un mouvement, celui-ci devrait
aussi avoir lieu en vue de quelques autres mouvements ; mais, comme il ne
se peut pas qu’on aille ainsi à l’infini, il faut que la fin et le but de tout
mouvement soit un de ces corps divins qui se meuvent dans le ciel. Or, il est
de toute évidence qu’il n’y a qu’un seul ciel de possible ; car s’il y
avait plusieurs cieux, tout comme il y a plusieurs hommes, il pourrait bien y
avoir un seul principe spécifiquement applicable à chacun d’eux, mais,
numériquement, les principes seraient multiples. Or, tout ce qui est multiple
en nombre a nécessairement une matière. La définition est unique et la même
pour des êtres multiples, comme est la définition de l’homme ; et, par
exemple, Socrate est bien Un ; mais le primitif, l’essence, qui fait qu’une
chose est ce qu’elle est, ne comporte pas de matière, puisque c’est l’acte
même, l’Entéléchie, ce qui a en soi sa propre fin,
Ainsi
donc, rationnellement et numériquement, le premier moteur est unique et
immobile ; et ce qu’il meut éternellement et continuellement est unique
aussi. Donc, il n’y a qu’un seul et unique ciel. [1074b] Une tradition qui nous est venue de l’antiquité
la plus haute, et qui a été transmise à la postérité sous le voile de la fable,
nous apprend que les astres sont des Dieux, et que le divin enveloppe la nature
tout entière. Tout ce qu’on a pu ajouter de fabuleux à cette tradition n’a eu
pour but que de persuader la multitude, afin de rendre plus facile l’application
des lois et de servir l’intérêt commun. C’est ainsi qu’on a prêté aux Dieux des
formes humaines, et même parfois aussi des figures d’animaux, et qu’on a
imaginé tant d’autres inventions, qui étaient la suite et la reproduction de
celles-là. Mais si l’on dégage de tout cela ce seul principe, que les hommes
ont cru que les substances premières sont des Dieux, on peut trouver que ce
sont là réellement des croyances vraiment divines, et qu’au milieu des
alternatives où, tour à tour, et selon qu’il a été possible, les arts et les
sciences philosophiques ont été, suivant toute apparence, découverts et perdus
plus d’une fois, ces doctrines de nos ancêtres ont été conservées jusqu’à nos
jours, comme de vénérables débris.
C’est là du moins dans quelle mesure restreinte nous apparaissent, avec quelque clarté, la croyance de nos pères et les traditions des premiers humains.
En
ce qui regarde l’intelligence éternelle, on peut soulever plus d’une question.
Elle est bien certainement le plus divin de tous les phénomènes ; mais
quelles conditions doit-elle remplir pour avoir cette supériorité ? C’est
là un point qu’il est bien difficile d’éclaircir. Si elle ne pense actuellement
à rien, et qu’elle soit comme serait un homme plongé dans un profond sommeil,
où est la dignité qui lui appartient ? Si elle pense, mais que sa pensée
dépende d’un autre principe supérieur, le principe, qui fait la substance de l’Intelligence
divine, n’étant plus alors la pensée en acte, mais une simple puissance de
penser, il s’ensuit que l’Intelligence divine n’est plus la substance la plus
relevée ; car sa dignité tout entière ne consiste qu’à penser.
D’ailleurs,
que sa substance soit l’intelligence seule, ou que cette substance soit l’acte
même de l’intelligence, à quel objet l’Intelligence éternelle peut-elle s’appliquer ?
Ou l’Intelligence se pense elle-même, ou elle pense une autre chose qu’elle. Si
c’est une autre chose, ou cette autre chose qu’elle pense est toujours la même,
ou bien c’est une variété de choses qui se succèdent. Mais importe-t-il, ou n’importe-t-il
en rien, de penser au bien tout seul, ou de penser à un objet quelconque ?
Et n’y a-t-il pas même des objets auxquels il serait absurde de croire que l’Intelligence
divine pût penser ? Donc, évidemment, le principe le plus divin pense à ce
qu’il y a de plus haut dans le monde, et il ne change pas ; car le
changement ne pourrait qu’être une infériorité ; et un mouvement, quel qu’il
fût, serait déjà quelque chose d’inférieur.
En
premier lieu donc, si l’Intelligence divine n’est pas l’acte de la pensée même,
et si elle est simplement la faculté de penser, il est rationnel de supposer
que la continuité de la pensée sera pour elle une fatigue. En second lieu, il n’est
pas moins clair qu’il y aurait alors quelque chose de plus noble que l’Intelligence
divine ; et ce serait l’intelligible conçu par elle ; car la faculté
de penser et l’acte de penser subsistent toujours dans l’intelligence, même
quand on pense à ce qu’il y a de pis. Mais c’est là une dégradation à fuir, et
il est des choses qu’il vaut mieux ne voir pas plutôt que de les voir.
Dans
ces conditions, l’Intelligence divine cesserait d’être ce qu’il y a de plus
parfait au monde. Donc, cette Intelligence se pense elle-même, puisqu’elle est
ce qu’il y a de plus parfait ; et l’Intelligence divine est l’intelligence
de l’intelligence. La science, la sensation, l’opinion, la réflexion semblent
toujours s’adresser à quelque objet extérieur, et elles ne s’adressent à
elles-mêmes qu’indirectement.
Mais,
si penser et être pensé sont choses différentes, sous lequel de ces deux
rapports la perfection appartient-elle à l’Intelligence divine ? Sans
doute, la pensée et l’objet qu’elle pense n’ont pas une existence identique.
Mais, dans quelques cas, la science et son objet ne peuvent-ils pas se
confondre ? [1075a] Dans les sciences qui ont pour but de produire
quelque chose, c’est la substance et l’essence immatérielle qui se con fondent
avec l’objet. Dans les sciences spéculatives, la définition et la pensée de la
chose sont la chose même. Donc, la chose pensée et l’intelligence qui la pense
n’étant point différentes, toutes les fois qu’il n’y a pas de matière, il y a
alors identité ; c’est-à-dire que l’intelligence ne fait qu’un avec l’objet
qu’elle pense.
Reste, cependant, la question de savoir ce qu’il en est quand l’objet pensé est complexe ; car, la Pensée divine aurait alors à éprouver un changement, en s’appliquant aux diverses parties de l’ensemble de cet objet. Ou bien tout ce qui est immatériel, n’est-il pas indivisible ? Et. n’en est-il pas ici de même que pour l’intelligence de l’homme ? Elle aussi s’applique à des composés ; et cependant, elle peut être durant quelques instants dans cette heureuse disposition ; le bien n’est pas toujours pour elle dans telle ou telle partie de l’objet ; mais le mieux qu’elle poursuit, et qui est tout autre, se réalise dans un certain ensemble. C’est ainsi que l’Intelligence divine, se contemplant elle-même, se possède, et subsiste, durant l’éternité tout entière.
Une
autre recherche que nous avons à faire aussi, c’est de savoir comment la nature
de l’univers jouit du bien et de la perfection. Est-ce quelque chose qui serait
séparé de lui, et qui existerait en soi et pour soi uniquement ? Est-ce
simplement l’ordre qui éclate dans les choses ? Est-ce l’un et l’autre à
la fois, ainsi qu’on l’observe dans l’organisation d’une armée ? Pour une
armée, en effet, le bien consiste dans le bon ordre. Mais le bien pour elle, c’est
aussi son général ; et même son général est son bien plus que tout le
reste, attendu que ce n’est pas l’ordre qui fait le général, et que c’est, au
contraire, le général qui constitue l’ordre.
Tout
dans l’univers est soumis à un ordre certain, bien que cet ordre ne soit pas
semblable pour tous les êtres, poissons, volatiles, plantes. Les choses n’y
sont pas arrangées de telle façon que l’une n’ait aucun rapport avec l’autre.
Loin de là, elles sont toutes en relations entre elles ; et toutes, elles
concourent, avec une parfaite régularité, à un résultat unique. C’est qu’il en
est de l’univers ainsi que d’une maison bien conduite. Les personnes libres n’y
ont pas du tout la permission de faire les choses comme bon leur semblé ;
toutes les choses qui les regardent, ou le plus grand nombre du moins, y sont
coordonnées suivant une règle précise, tandis que, pour les esclaves et, les
animaux, qui ne coopèrent que faiblement à la fin commune, on les laisse agir
le plus souvent selon l’occasion et le besoin.
Pour
chacun des êtres, le principe de leur action constitue leur nature propre ;
je veux dire que tous les êtres tendent nécessairement à se distinguer par
leurs fonctions diverses ; et, en général, toutes les choses qui
contribuent, chacune pour leur part, à un ensemble quelconque, sont soumises à
cette même loi.
Tout
autre système mène à des erreurs et à des impossibilités, dont il est bon de se
rendre compte, afin de voir quelles sont, dans tout ceci, les théories les plus
acceptables, et celles qui prêtent le moins à la critique. Ainsi, tous les
philosophes s’accordent à faire naître toutes les choses de leurs contraires.
« Toutes les choses», ce n’est pas exact ; « Des contraires», ce
ne l’est pas davantage ; et pour les cas même où il y a réellement des
contraires, on ne nous explique pas comment c’est des contraires que les choses
peuvent venir, puisque les contraires ne sauraient agir les uns sur les autres.
Pour
nous, la solution est toute simple, parce que nous admet, tons un troisième
terme. Certains philosophes prétendent que la matière est l’un des contraires,
ainsi que d’autres soutiennent que l’inégal est le contraire de l’égal, et que
la pluralité est le contraire de l’unité. Cette difficulté se résout, selon
nous, de la même manière. La matière, qui est unique, n’est contraire à quoi
que ce soit ; et de plus, tout à sa part du mal, à l’exception de l’unité,
puisque le mal lui-même est un des deux éléments.
Il
est d’autres philosophes qui n’admettent pas que le bien et le mal soient des
principes, quoiqu’en toutes choses, cependant, le bien soit un principe
éminent. D’autres reconnaissent, avec toute raison, que le bien est un principe ;
mais ils ne nous apprennent pas de quelle façon il peut l’être, soit comme fin,
soit comme moteur, soit comme forme.
[1075b] Empédocle commet
aussi cette erreur, quand il place le bien dans l’Amour. L’Amour est, dès lors,
un principe et un moteur, puisque, selon Empédocle, il rassemble et il réunit
les choses. Il est, en outre, un principe matériel, puisqu’il fait partie du
Mélange. Mais si, en effet, le même être peut tout à la fois être principe
matériel, et principe moteur, sa manière d’être n’est pas du moins la même dans
les deux cas. Or, quelle est-elle pour l’Amour
Il
est également faux d’avoir fait la Discorde impérissable, puisque la nature de
la Discorde est précisément d’être le mal.
Quant
à Anaxagore, il voit dans le bien le principe moteur des choses ; car l’Intelligence
produit le mouvement. Mais, comme elle le produit en vue de quelque chose, il s’ensuit
que ce quelque chose est autre que l’Intelligence, à moins qu’Anaxagore ne
confonde les deux, et ne dise, comme nous, qu’a certains égards la médecine,
qui guérit le malade, se confond avec la santé, qu’elle lui rend. Anaxagore se
trompe également, quand il ne donne de contraire, ni au bien, ni à l’Intelligence.
Mais
pas un des philosophes qui admettent les contraires ne sait s’en servir, à
moins qu’on ne les mette d’accord ; et pas un d’eux ne nous apprend
pourquoi telles choses sont périssables, et pourquoi telles autres sont
impérissables, puisqu’ils font venir tout des mêmes principes. D’autres font
naître les choses du néant ; d’autres encore, pour n’en être pas réduits à
cette nécessité, confondent tout dans une unité obscure. Un autre oubli non
moins général dans tous les systèmes, c’est qu’on ne nous dit jamais comment la
production des choses peut être éternelle, et quelle est la cause de la
production.
Pour
les philosophes qui reconnaissent deux principes, il leur en faut nécessairement
un troisième, qui soit plus puissant que les deux autres. Les partisans mêmes
des Idées doivent supposer un autre principe qui leur soit supérieur ; car
d’où vient que les choses ont participé aux Idées, ou qu’elles y participent ?
Les
autres philosophes sont nécessairement amenés à croire que la sagesse et la
science la plus haute doivent avoir des contraires. Mais quant à nous, nous ne
sommes pas obligés à cette conclusion ; car rien ne peut être contraire au
premier de tous les principes. Tous les contraires, en effet, ont une matière ;
et en puissance, ils sont identiques : par exemple, l’ignorance contraire
passe à son contraire ; mais il n’y a pas de contraire possible pour le
principe premier.
Ajoutons
que, s’il n’y a pas au monde d’autres choses que les choses sensibles, dès lors
il n’y a plus ni principe, ni ordre, ni production des choses, ni harmonie
céleste. Dès lors, il faut toujours qu’un principe vienne d’un autre principe
antérieur, comme le soutiennent tous les Théologues et tous les Physiciens. Si
les Idées et les Nombres existent encore, ce ne sont plus du moins les causes
de rien ; ou si ce sont encore les causes de quelque chose, ce ne sont
certainement pas les causes du mouvement.
D’autre
part, comment est-il possible que, de choses sans grandeur, puissent sortir une
grandeur et un continu ? Car le Nombre ne peut jamais produire la
continuité, ni comme moteur, ni comme forme. Il n’y a pas non plus un contraire
qui puisse jamais servir, ni à faire, ni à mouvoir quoi que ce soit, puisque ce
contraire pourrait ne pas être ; et que faire quelque chose ne vient qu’après
la puissance de le faire. Donc, les êtres ne seraient pas éternels ; et
cependant, il y en a qui le sont. Par conséquent, il y a quelque chose à
retrancher à ces systèmes, et nous avons dit comment.
Autre
oubli. Aucun de ces philosophes ne nous explique comment les nombres peuvent
former une certaine unité, ni comment l’âme ne fait qu’un avec le corps, en un
mot comment la forme et la chose peuvent composer un tout unique. Il est
certain que la réponse à cette question est impossible pour tous ces
philosophes, à moins qu’ils ne disent, avec nous, que c’est le principe moteur
qui fait l’unité des choses. Quant à ceux qui prennent le nombre mathématique
pour principe premier, et qui composent toujours de cette manière toute autre
substance, venant à la suite de ce premier principe, en donnant à chacune des
principes différents, [1076a] ils ne font de la substance de l’univers entier
qu’une succession d’épisodes, puisque aucune substance, qu’elle soit ou qu’elle
ne soit pas, ne peut avoir la moindre influence sur une autre, et ils
reconnaissent par là plusieurs principes divers. Mais les choses ne veulent pas
être mal gouvernées :
Tant
de chefs sont un mal ; il ne faut qu’un seul chef.
Nous
avons expliqué ce qu’est la substance des choses sensibles, d’abord dans notre
discussion de la Physique sur la matière, et ensuite quand nous avons
traité de la substance en acte. Mais, comme maintenant nous voulons rechercher
s’il existe, ou s’il n’existe pas, une substance immobile et éternelle, en
dehors des substances sensibles, et comme aussi nous voulons, s’il existe une
telle substance, connaître quelle est sa nature, nous ferons bien de voir d’abord
les opinions que d’autres ont émises avant nous. Grâce à cette méthode, si les
autres se sont trompés à quelques égards, nous ne serons pas exposés à
commettre les mêmes erreurs ; et si nous avons quelque doctrine qui nous
soit commune avec eux, nous ne serons pas seuls à être atteints par la
critique. Il est toujours, assez agréable de parler des choses mieux que les
autres, ou, tout au moins, de pouvoir se dire qu’on n’en a pas parlé plus mal.
Sur
ce point donc, il y a deux doctrines. D’abord, on reconnaît comme substances
les êtres mathématiques, c’est-à-dire, les nombres, les lignes, ou les entités
analogues à celles-là ; et d’autre part, on admet que les Idées sont aussi
des substances. Mais, comme les uns font deux genres distincts, des Idées et
des Nombres mathématiques, et comme les autres ne reconnaissent qu’une seule
nature pour les deux, tandis que même d’autres encore n’admettent comme
substances que des substances mathématiques, ce sont les êtres mathématiques
que nous devrons tout d’abord étudier. Nous éviterons de nous occuper d’aucune
autre nature que de la leur : et, par exemple, nous nous abstiendrons de
rechercher s’il y a, ou s’il n’y a pas, des Idées, et si elles sont les
principes et les essences des choses, ou bien, si elles ne le sont pas, de
quelque manière que ce soit. Nous nous bornerons à étudier exclusivement les
êtres mathématiques, pour savoir s’il y en a, ou s’il n’y en a pas ; et si
nous trouvons qu’il y en ait, nous nous demanderons alors ce qu’ils sont
précisément.
Ce
n’est qu’après cette recherche que nous nous occuperons séparément des Idées
elles-mêmes, soit d’une manière absolue, soit dans la mesure où nous en avons
besoin ici ; car déjà nous en avons dit à peu près tout ce qu’on en peut
dire dans nos Traités Exotériques. D’ailleurs, nous entrerons, pour la
présente discussion, dans des développements plus étendus, en recherchant si
les Nombres et les Idées sont, en effet, les substances et les principes des
êtres ; car, après la théorie des Idées, c’est là une troisième et
dernière question qui se présente à nous.
Si
les êtres mathématiques existent réellement, ils sont nécessairement, ou dans
les choses sensibles, comme on l’affirme quelquefois ; ou bien, ils sont
séparés des choses que nos sens nous font connaître, comme d’autres philosophes
le prétendent aussi. Enfin, dans le cas où il serait prouvé que les êtres
mathématiques ne sont, ni dans les choses sensibles, ni hors de ces choses,
alors, ou ils n’existent pas du tout, ou bien, ils existent d’une autre façon ;
et, par conséquent, notre investigation portera, non plus sur leur existence en
général, mais sur le mode de cette existence particulière.
En
posant certaines Questions énoncées plus haut, nous avons établi que les êtres
mathématiques ne peuvent pas se trouver dans les choses sensibles ; et
nous avons prouvé que c’est là une pure fiction, parce qu’il est impossible que
deux solides occupent simultanément le même lieu. [1076b] Nous pourrions dire encore que, en vertu du même
raisonnement, on en arriverait à affirmer que toutes les autres puissances,
toutes les autres natures, n’existent que dans les êtres sensibles, et qu’aucune
n’en est séparée. Voilà ce que nous avons démontré plus haut.
Mais,
outre ces démonstrations indiscutables, il n’est pas moins évident qu’un corps
quelconque ne pourrait plus alors être divisible. En effet, le corps se
divisera par la surface ; la surface se divisera par la ligne ; et la
ligne, parle point. Mais, s’il est impossible de diviser le point, il le sera
également de diviser la ligne ; et, s’il est impossible de diviser la
ligne, il y aura la même impossibilité pour tout le reste. Où est donc la
différence à soutenir que le point, la ligne, la surface, sont des natures
indivisibles de ce genre, ou à soutenir que, ne l’étant point directement
elles-mêmes, il y a cependant en elles des natures douées de ces qualités ?
Au
fond, le résultat est le même, puisque, si les choses sensibles sont
divisibles, les êtres mathématiques le sont aussi ; ou bien, les choses
sensibles ne sont pas divisibles non plus.
Mais
une impossibilité tout aussi certaine, c’est que les natures de ce genre, les
natures mathématiques, ne peuvent être isolées des choses. Supposons, par
exemple, qu’en dehors des solides sensibles, il y ait d’autres solides qui en
soient séparés et différents, et qui leur soient antérieurs, il est bien clair
qu’il y aura, nécessairement aussi, dans ces solides, des surfaces, des points,
des lignes, qui seront également séparés des choses réelles ; c’est la
conséquence forcée de ce même raisonnement. Puis, s’il en est ainsi, il y aura
encore des surfaces, des lignes, des points, séparés et différents du solide
mathématique lui-même, puisque les choses indécomposables sont antérieures aux
choses composées.
Mais,
si les corps non-perceptibles à nos sens sont antérieurs aux corps sensibles,
par la même raison, les surfaces qui existent en soi doivent être antérieures
aussi aux surfaces qui se trouvent dans les solides immobiles. Par conséquent,
ce seraient d’autres surfaces, et d’autres lignes, que celles qui se trouvent
en même temps dans les solides séparés. Les unes seraient donc simultanées aux
solides mathématiques ; les autres seraient antérieures à ces solides.
Mais,
ces solides mathématiques, à leur tour, auront des lignes, lesquelles lignes
par le même motif auront nécessairement d’autres lignes, d’autres points, qui
leur seront antérieurs. Puis, dans ces lignes antérieures elles-mêmes, il y
aura d’autres points antérieurs encore, qui ne devraient plus en avoir d’antérieurs
à eux. Or, c’est là une accumulation insensée ; car, s’il n’y a qu’un seul
solide en dehors du solide sensible, on compté trois surfaces en dehors des surfaces
que nos sens perçoivent : d’abord, les surfaces en dehors des surfaces
sensibles ; puis, les surfaces dans les solides mathématiques ; et,
en troisième lieu, les surfaces en dehors même de ces dernières. Les lignes
sont de quatre espèces, et les points sont de cinq. Auxquels de tous ces termes
s’appliqueront les sciences mathématiques ? Ce n’est pas certainement aux
surfaces, aux lignes et aux points, qui se trouvent dans le solide immobile,
puisque la science ne peut jamais s’occuper que des termes premiers.
Le
même raisonnement s’applique tout aussi bien aux nombres ; car, outre
chacun des points, il y aurait encore des unités différentes. Il y en aurait
pour chacun des êtres réels ; il y en aurait pour les êtres intelligibles,
de telle sorte que les genres des nombres mathématiques pourraient être
infinis.
Puis,
comment répondre aux doutes que nous avons soulevés dans nos Questions ? [1077a] Car les faits dont s’occupe l’Astronomie sont
alors en dehors des choses sensibles, aussi bien que ceux dont s’occupe la
Géométrie. Comment, alors, concevoir l’existence du ciel, de ses différentes
parties, ou de tout autre objet qui a du mouvement ? Même remarque pour la
science de l’Optique, et pour celle de l’Harmonie musicale. Alors, la voix et
la vue sont également en dehors des choses sensibles et individuelles.
Il
est donc évident qu’il en serait de même pour toutes nos sensations, et pour
toutes les choses sensibles ; car pourquoi les unes plutôt que les autres ?
S’il en est ainsi, il y aura des animaux séparés des animaux sensibles, puisque
les sensations que nous éprouvons le sont aussi.
Mais,
outre ces substances, les mathématiciens reconnaissent et décrètent encore
quelques universaux. Ainsi, il y aurait, suivant eux, quelque autre substance
intermédiaire, qui, séparée des Idées et des termes moyens, ne serait, ni
nombre, ni point, ni grandeur, ni temps. Mais, si cette substance est
impossible, il est évident qu’il ne se peut pas non plus que les êtres
mathématiques soient isolés des choses sensibles. En un mot, quand on pose les
êtres mathématiques comme des natures indépendantes, on arrive à contredire les
opinions les plus habituellement reçues ; car nécessairement, quand on
leur donne cette existence séparée, on les suppose antérieurs aux grandeurs
sensibles, tandis que, en réalité, ils leur sont postérieurs.
La
grandeur incomplète est antérieure, si l’on veut, en origine ; mais,
substantiellement, elle est postérieure, de même que l’être inanimé ne vient qu’après
l’être animé.
Et
puis, par quelle cause et à quel moment les grandeurs mathématiques en
arriveront-elles à former une unité et un tout ? Les corps que nous voyons
autour de nous sont amenés à l’unité, soit par l’action de l’âme, ou d’une
partie de l’âme, soit par tout autre agent propre à ce rôle, tandis que, en l’absence
de cette action, les grandeurs ne peuvent que se décomposer en se multipliant.
Mais pour les êtres mathématiques, divisés comme ils le sont et représentant
des quantités, quelle cause pourra leur conférer l’unité et l’y maintenir ?
D’autre
part, les générations des choses ne prouvent pas moins ce que nous disons.
Ainsi, les choses se forment, d’abord, en longueur, puis en largeur, enfin en
profondeur ; et alors, elles sont complètes. Si donc ce qui est ultérieur
en génération est antérieur en substance, le corps solide serait antérieur à
la. surface et à la longueur ; et il serait même d’autant plus complet, et
d’autant plus entier, qu’il deviendrait un corps animé. Mais comment concevoir
une ligne animée, une surface animée ? Du moins, une supposition de ce
genre dépasse nos sens, qui ne peuvent la vérifier.
Ajoutez
que, si le corps est une espèce de certaine substance, c’est qu’il a déjà toute
la perfection qu’il comporte. Or comment des lignes seraient-elles des
substances ? Elles ne sont, ni la forme, ni la figure des choses, dans le
sens où l’on peut croire que l’âme remplit cette fonction. Elles n’en sont pas
non plus la matière, comme le corps solide doit l’être, puisqu’on ne voit pas
qu’un être quelconque puisse se composer uniquement de lignes, de surfaces, ni
de points. Si, cependant, les êtres mathématiques étaient des substances
matérielles, il semble qu’ils devraient alors pouvoir présenter ce phénomène.
Ils
seront donc, si l’on veut, antérieurs logiquement ; [1077b] mais tout ce qui est antérieur logiquement n’est
pas, pour cela, substantiellement antérieur. Les choses sont antérieures
substantiellement toutes les fois que, en étant séparées, elles n’en continuent
pas moins à exister ; elles sont logiquement antérieures, toutes les fois
que leur notion logique se compose d’autres notions purement logiques. Mais ces
deux conditions d’antériorité logique et d’antériorité substantielle, ne se
rencontrent jamais ensemble. Si les modes ne sont pas indépendants des
substances, par exemple, le mouvement et la blancheur, la blancheur peut bien
logiquement être antérieure à l’homme ; mais, substantiellement, elle ne
peut pas lui être antérieure ; car la blancheur ne peut pas exister
séparément. Elle existe toujours en même temps que le composé ; et, par le
composé, je veux désigner ici l’homme qui est blanc.
Par
conséquent, on voit que, ni le terme abstrait n’est antérieur, ni le terme
concret n’est postérieur ; car c’est une expression concrète quand on dit,
par addition de l’idée de blancheur, que l’homme est blanc. Donc, les êtres
mathématiques ne sont pas des substances plus que les corps, et ils ne sont pas
par leur existence antérieurs aux choses sensibles ; ils ne le sont que
logiquement, et il est impossible qu’ils en soient jamais séparés. Ce que nous
avons dit suffit à le prouver. Mais comme il n’est pas possible, non plus, que
les êtres mathématiques soient dans les choses sensibles, il est manifeste, ou
qu’ils n’existent pas du tout, ou qu’ils existent d’une manière spéciale, et qu’ainsi
ils n’existent pas absolument ; car on se rappelle que le mot d’Être
présente toutes ces acceptions et ces nuances diverses.
De
même que, dans les Mathématiques, les axiomes universels ne s’appliquent pas à
des choses qui soient séparées, et en dehors des grandeurs et des nombres
réels, mais qu’ils s’appliquent aux nombres et aux grandeurs, sans que ce soit
en tant qu’ils peuvent être des grandeurs sensibles, ou qu’ils peuvent être
divisibles ; de même, il est évident qu’on peut établir aussi des
discussions, et des démonstrations, relatives aux grandeurs sensibles, non pas
en tant que sensibles, mais en tant que grandeurs.
En
effet, ainsi qu’on peut discuter de bien des manières sur les corps susceptibles
de mouvement, en les considérant uniquement sous ce rapport, sans s’occuper de
la nature spéciale de chacun d’eux et de leurs modifications diverses, et qu’il
n’est pas, pour cela, nécessaire de supposer que le mobile soit séparé des
objets sensibles, ou qu’il constitue dans ces objets une nature particulière et
déterminée ; de même, on peut faire aussi l’étude et la science des corps
susceptibles de mouvement, non pas en tant qu’ils sont mus, mais uniquement en
tant que ce sont des corps, ou en tant qu’ils sont de simples surfaces, ou de
simples longueurs, ou bien en tant qu’ils sont divisibles ou indivisibles, et
avec une certaine position, ou enfin en tant qu’ils sont exclusivement
indivisibles.
Par
conséquent, puisqu’on peut dire avec vérité non seulement des choses séparées
qu’elles existent absolument, mais qu’on le dit aussi des choses qui ne sont
pas séparées – comme, par exemple, celles qui sont susceptibles de mouvement –
on peut affirmer, avec autant de vérité, l’existence des êtres mathématiques,
et admettre que cette existence est bien ce qu’en disent les mathématiciens ;
et, de même que les autres sciences expriment la vérité sur le sujet
particulier qui les occupe, et non sur les accidents de ce sujet, ne parlant
pas de la blancheur d’un objet, par exemple, quand l’objet sain est blanc, si
elles ne l’étudient qu’en tant qu’il est sain, mais ne parlant chacune, dans
leur espèce, que de leur objet propre, [1078a] de la santé si c’est la santé, de l’homme, si c’est
l’homme ; de même, la géométrie ne s’occupe pas des choses qu’elle étudie,
si ce sont des choses accidentellement sensibles, en tant qu’elles sont
sensibles ; et les sciences mathématiques en général n’auront pas
davantage à s’occuper des objets en tant qu’ils tombent sous nos sens.
Mais
on ne peut pas dire non plus qu’elles s’occupent d’un objet qui serait séparé
de tout le reste. Il y a une foule d’accidents essentiels qui sont dans les choses,
en tant que chacun d’eux remplit cette condition. C’est ainsi, par exemple,
que, quoique l’animal soit mâle ou femelle, et que ce soient là des
modifications qui lui sont propres, cependant il n’existe pas quelque chose qui
soit femelle, ou mâle, indépendamment des animaux, et qui en serait séparé.
Par
conséquent, les Mathématiques peuvent considérer uniquement les choses en tant
que longueurs, en tant que surfaces ; et plus les objets étudiés sont
essentiellement primitifs et simples, plus la science est exacte et précise.
C’est
là effectivement ce qu’est le simple ; ce qui est sans grandeur peut être
plus précis que ce qui a de la grandeur, et ce qui est sans mouvement est plus
précis encore que tout le reste. S’il s’agit de mouvement, c’est le mouvement
premier qui est le plus précis, parce qu’il est le plus simple ; et dans
le mouvement premier, c’est le mouvement uniforme qui est le plus précis de
tous les mouvements possibles.
Même
observation pour l’Harmonie et pour l’Optique ; ni l’une ni l’autre n’étudient
la vue en tant que vue, la voix en tant que voix, mais seulement en tant que la
voix et la vue peuvent être réduites à des lignes et à des nombres, bien que
ces nombres et ces lignes soient des modifications propres de la voix et de la
vue. Même remarque encore pour la Mécanique.
Lors
donc que l’on sépare certains accidents, et qu’on les considère en tant que
séparés de cette façon, l’on n’est pas plus dans le faux, que, quand traçant
une ligne sur le sol, on dit qu’elle a un pied de long, quoique, de fait, elle
n’ait pas cette dimension. L’erreur n’est jamais dans les propositions de ce
genre ; et la manière la plus parfaite de considérer les choses avec
exactitude, c’est d’isoler ce qui n’est pas isolé, ainsi que le pratiquent l’arithméticien
et le géomètre. Par exemple, l’homme, en tant qu’homme, est un et indivisible.
Si donc on admet, d’abord, que l’homme est un et indivisible, on peut voir
ensuite si, en tant qu’indivisible, l’homme ne présente pas quelque condition
particulière. Mais le géomètre ne considère pas l’homme en tant qu’il est
homme, pas plus qu’il ne le considère en tant qu’indivisible ; il
considère uniquement l’homme en tant qu’il est un solide.
Car,
pour les attributs que l’homme pourrait avoir sans être même indivisible, évidemment
l’homme n’en a aucun besoin pour devenir tout ce qu’il peut être. Ainsi, les
géomètres ont pleine raison quand ils soutiennent qu’ils étudient des êtres, et
que ces êtres existent positivement ; car l’Être a deux aspects : il
est actuel, et il est matériel.
Quant
au bien et au beau, qui diffèrent l’un de l’autre, en ce que le bien suppose
toujours l’action, tandis que le beau peut se trouver même dans les immobiles,
c’est se tromper que de reprocher aux sciences mathématiques de négliger
absolument le beau et le bien. Loin de là, elles s’en occupent beaucoup ;
et ce sont elles qui les démontrent le mieux. Si elles ne les nomment pas
expressément, elles en constatent les effets et les rapports ; et l’on ne
peut pas dire qu’elles n’en parlent point. Les formes les plus frappantes du
beau sont l’ordre, la symétrie, la précision ; [1078b] et ce sont les sciences mathématiques qui s’en
occupent éminemment.
Et
comme ces qualités, je veux dire l’ordre et la précision, sont causes d’une
foule d’autres choses, il est évident que les sciences mathématiques doivent
traiter aussi d’une cause qui, comme le beau, peut avoir tant de conséquences.
Mais nous aurons ailleurs l’occasion d’approfondir ces questions. En attendant,
nous avons prouvé ici que les objets traités par les Mathématiques sont des
êtres ; nous avons expliqué quelle sorte d’êtres ils sont, et montré dans
quel sens on peut dire qu’ils ne sont pas antérieurs, ou qu’ils sont
antérieurs.
Pour
ce qui concerne les Idées, nous aurons, d’abord, à considérer cette théorie
relativement à son idée même, sans la confondre en rien avec la nature
particulière des nombres, et telle que la prenaient ceux qui ont été les
premiers à en soutenir l’existence. La doctrine des Idées a été inspirée à ceux
qui les défendent, par la persuasion où ils étaient de la vérité des opinions d’Héraclite,
sur le flux perpétuel de toutes choses. Ils en concluaient que, si la science
de quoi que ce soit et la compréhension des choses sont possibles, il faut de
toute nécessité que, à côté des natures que nos sens nous attestent, il y en
ait d’autres qui soient permanentes et stables, puisqu’il ne peut pas y avoir
de science de ce qui s’écoule et fuit sans cesse.
Socrate
s’était occupé surtout de l’analyse des vertus morales ; et il avait été
le premier à en chercher des définitions générales. Avant lui, Démocrite n’avait
guère touché, et encore d’assez loin, qu’à des questions de Physique ; et
ses définitions ne s’étendaient tout au plus qu’au chaud et au froid. Les
Pythagoriciens, antérieurement à Démocrite, s’étaient appliqués à définir un
petit nombre de notions, qu’ils essayaient de rattacher à leur théorie des
Nombres : par exemple, ils avaient, de cette façon, défini l’Occasion, la
Justice, le Mariage. Mais Socrate recherchait ce que les choses sont en
elles-mêmes essentiellement ; et il faisait bien en cela, puisqu’il
voulait se rendre un compte rationnel des réalités, et que tout raisonnement
doit s’appuyer sur la nature de la chose en soi. De son temps, la Dialectique n’était
pas encore assez avancée pour qu’on pût étudier les contraires, indépendamment
même de l’essence, et se demander si les contraires sont connus d’un seul et
même coup.
Du
reste, il y a deux mérites qu’on doit hautement reconnaître à Socrate, si l’on
veut être juste envers lui : il a su faire des raisonnements inductifs, et
donner des définitions générales. Ce sont là les deux fondements véritables de
la science. Mais Socrate n’admettait pas que les universaux, non plus que les
définitions, pussent être séparés des choses, tandis qu’au contraire d’autres
philosophes les en ont séparés, et que ce sont les entités de cette espèce qu’ils
ont nommées des Idées.
En
suivant le fil de ce même raisonnement, ces philosophes furent amenés à
reconnaître presque autant d’Idées qu’il y a de termes universels ; et en
cela, ils faisaient à peu près la même faute que si, voulant compter un certain
nombre de choses, et n’y pouvant parvenir, même sur un nombre moindre, on s’imaginait
de multiplier la quantité de ces choses, afin de les compter plus aisément. C’est
que, en effet, on peut dire qu’on suppose plus d’Idées qu’il n’y a d’êtres
sensibles ; [1079a] et pourtant, c’était en cherchant à comprendre
les causes de ces êtres que nos philosophes en étaient arrivés à cette doctrine
extrême. D’abord, pour chaque objet, on reconnaît une Idée de même nom, et
indépendante des substances réelles ; puis, il y a l’idée qui reste Une,
quelque grande que soit la foule de ces objets, tout aussi bien pour les choses
ordinaires d’ici-bas que pour les choses éternelles.
Ajoutez
qu’aucune des méthodes employées pour démontrer l’existence des Idées n’est
vraiment démonstrative. Tantôt, le syllogisme qu’on emploie n’a aucun caractère
de nécessité ; tantôt, on voit surgir des Idées de choses auxquelles nos
philosophes eux-mêmes ne songent pas à en accorder. Ainsi, d’après les
raisonnements qu’on emprunte aux sciences, on croit qu’il doit y avoir des
Idées pour toutes les choses dont la science est possible. En vertu de l’argument
de l’unité de l’Idée dans la pluralité des objets, on aurait des Idées même
pour des négations ; et, comme on peut avoir l’Idée d’une chose qui a
péri, il y aurait des Idées pour les choses périssables, puisqu’on peut se
faire aussi de ces choses une certaine représentation.
Les
discussions les plus approfondies de ce système font, tantôt, des Idées pour
les Relatifs, qui cependant, d’après ces philosophes, n’ont pas d’existence en
soi ; et, tantôt, elles en arrivent à affirmer le Troisième homme. En un
mot, ces théories sur les Idées détruisent précisément le principe, auquel
leurs partisans tiennent plus encore qu’à l’existence des Idées elles-mêmes. C’est-à-dire
qu’ils en viennent à prendre pour principe non plus la Dyade, mais le nombre et
à considérer le relatif comme antérieur au nombre même, et aussi comme
antérieur à ce qui existe en soi. Ainsi ils sont tombés, par cette confusion,
dans toutes les contradictions de leurs propres principes, où se sont
embarrassés quelques-uns des philosophes qui ont suivi le système des Idées.
Que
si l’on adopte l’hypothèse qui leur a fait croire aux Idées et à leur
existence, il y aura des Idées non seulement pour les substances, mais aussi
pour une foule d’autres choses ; car la pensée peut unifier non pas seulement
des substances, mais aussi des choses qui ne sont pas des substances réelles ;
et la science alors ne reposera plus sur la substance exclusivement. On
pourrait encore signaler des milliers de conséquences analogues à celles-là.
Ainsi, de toute nécessité et en s’en tenant à leurs opinions sur les Idées, on
peut affirmer que, si les Idées sont susceptibles de participation, il ne doit
y avoir d’Idées que pour les substances. Or, ce n’est pas l’accident qui peut y
participer ; mais ce sont les seuls objets qui ne peuvent être les
attributs d’un sujet, qui participent aux Idées.
Je
dis, par exemple, que, si un objet quelconque participe à l’Idée du Double, il
participe aussi à l’idée de l’éternel ; mais ce n’est que par accident,
parce que le double n’est éternel qu’accidentellement. Donc, les Idées sont la
substance ; et elles désignent la substance dans notre monde, tout comme
dans le monde des Idées. Ou autrement, que voudrait-on dire quand on soutient
que, outre les choses réelles, il existe de plus l’unité dans la pluralité ?
Si
les Idées sont de même espèce que les choses qui y participent, il y aura
quelque chose de commun aussi entre les choses qui participent et les Idées.
Car, pourquoi la Dyade serait-elle une et identique pour les Dyades périssables
que nous voyons, et pour les Dyades multiples, mais éternelles, plutôt que pour
la Dyade même et une Dyade réelle et particulière ? Si l’espèce n’est pas
la même, [1079b] alors les Idées et les choses ne sont qu’homonymes ;
et c’est tout aussi peu sérieux que si l’on allait donner le nom d’homme, tout
ensemble, à Callias et à un morceau de bois, sans d’ailleurs pouvoir rien
découvrir de commun entre les deux.
Si
nous admettons que, sous tous les rapports, les définitions des choses
sensibles sont communes aux Idées auxquelles elles s’appliquent également bien,
et que, par exemple, dans le cercle idéal, on retrouve la forme, la surface et
toutes les autres parties de la définition du cercle sensible, et qu’on doit
ajouter seulement à l’Idée le nom de l’objet auquel elle se rapporte, prenons
bien garde que tout cela ne soit absolument vain. En effet, à quelle partie de
la définition devra-t-on ajouter ce nom ? Est-ce au point central du
cercle ? Est-ce à la surface, ou à l’ensemble des éléments de la
définition ? Car tous les éléments qui entrent dans la substance sont déjà
des Idées, comme le sont les attributs d’Animal et de Bipède, dans la
définition de l’homme.
Enfin,
il est clair que, nécessairement, l’Idée doit être elle-même, comme la surface,
une nature particulière, qui se retrouvera, à titre de genre, dans toutes les
espèces.
Le
doute le plus grave qu’on puisse soulever ici, c’est de savoir en quoi les
Idées peuvent servir aux choses sensibles, soit à celles qui sont éternelles ;
soit à celles qui se produisent et qui périssent. C’est qu’en effet les Idées ne
peuvent être, pour les choses sensibles, ni des causes de mouvement, ni des
causes d’un changement quelconque.
Mais
les Idées ne peuvent pas aider davantage à la connaissance des autres choses.
Elles ne sont pas la substance des choses sensibles ; car, alors, elles
devraient être en elles. Elles ne contribuent pas non plus à leur être, puisqu’elles
ne sont pas dans les choses qui en participent. Tout au plus, pourrait-on
croire qu’elles sont les causes des choses, comme le blanc qui vient se mêler à
une chose déjà blanche. Mais il est trop facile de répondre à cet argument qu’Anaxagore
a exposé le premier, qu’Eudoxe a répété plus tard avec le même embarras, et que
d’autres ont adopté après lui ; car, on pourrait sans peine accumuler bien
d’autres impossibilités contre cette doctrine.
Les
choses sensibles ne peuvent venir des Idées, d’aucune des manières où l’on
entend d’ordinaire cette expression. Prétendre que les Idées sont des
exemplaires, et que tout le reste des choses en participent, ce ne sont là que
des mots vides de sens et des métaphores poétiques. Que veut-on dire en
affirmant que l’artiste ne peut rien faire qu’en ayant les yeux fixés sur les
Idées ? Tout peut exister, tout peut se produire, sans qu’on ait besoin de
copier un modèle. Que Socrate existe ou n’existe pas, on peut toujours former
un dessin qui lui ressemble. Et ce n’est pas moins évident, Socrate fût–il
éternel.
Puis,
il y aura plusieurs modèles pour une même chose ; et, par suite, plusieurs
Idées. Pour l’homme, par exemple, les modèles seraient l’animal, le bipède, l’homme
en soi, etc. Ajoutez que les Idées seraient des modèles, non pas seulement pour
les choses sensibles, mais pour les Idées mêmes. Ainsi, le genre serait le
modèle des espèces qui sont rangées sous le genre ; et par conséquent, une
même chose serait tout ensemble modèle et copie.
On
peut encore trouver impossible que la substance soit isolée de ce dont elle est
la substance. [1080a] Et, alors comment concevoir que les Idées, qui
sont les substances des choses, peuvent néanmoins en être isolées ? Dans
le Phédon, il est dit en propres termes que les Idées sont les causes de
l’existence et de la production des choses. Mais les Idées ont beau exister,
les choses ne se produisent pas, s’il n’y a point de moteur qui puisse les
produire. D’autre part, il se produit une foule de choses pour lesquelles on n’a
pas l’air cependant d’admettre qu’il y ait d’Idées, telles qu’une maison, un anneau,
etc. ; et ceci montre bien que les choses dont on dit qu’il y a des Idées,
existent et se produisent par les mêmes causes qui, sous nos yeux, produisent
bien les choses dont nous venons de parler, sans que, cependant, il y ait des
Idées pour les produire.
Ainsi,
en poursuivant cette discussion sur les Idées, on pourrait, par des arguments
encore plus réguliers et plus pressants, accumuler contre ce système une
multitude d’objections, du genre de celles que nous venons de présenter.
Après
avoir discuté ces matières, nous ferons bien de revenir à la théorie des
nombres, pour faire voir les conséquences où l’on aboutit, quand on considère
les nombres comme des substances séparées, et qu’on les prend pour les causes
premières des choses.
Si
le nombre est une nature particulière, et que la substance du nombre ne soit
pas autre chose que cette nature même, ainsi qu’on l’avance quelquefois, il y a
nécessité qu’il y ait un nombre qui soit le premier, puis un second, qui vient
à la suite du premier, chacun d’eux étant d’une espèce différente. Ceci s’applique,
ou directement aux unités, et alors, une unité, quelle qu’elle soit, ne peut
pas se combiner avec une autre unité quelconque ; ou bien, toutes les
unités, quelles qu’elles puissent être, se combinent successivement avec des
unités quelconques, ainsi qu’on le suppose pour le nombre mathématique, puisqu’en
effet, dans le nombre mathématique, une unité ne présente point de différence
avec une autre unité, en quoi que ce soit.
Ou
bien encore, certaines unités se combinent entre elles, tandis que d’autres ne
se combinent pas. Par exemple, Deux est le premier nombre après Un, Trois après
Deux, et ainsi de suite pour toute la série des nombres. Mais, dans chaque
nombre, les unités pourraient se combiner entre elles : et, par exemple,
dans la première Dyade, les deux unités qui la forment se combinent entre
elles, de même que, dans la première Triade, les unités qui la forment se
combinent également ; et ainsi de suite, pour le reste des nombres. Mais
les unités qui sont dans le nombre Deux lui-même, peuvent ne pas se combiner
avec les unités du nombre Trois. Et de même, pour tous les nombres subséquents.
Aussi,
le nombre mathématique se compte Deux après Un, en ajoutant une unité nouvelle
à celle qu’on a déjà ; Trois se forme en ajoutant une autre unité aux deux
précédentes ; et ainsi de suite, par le même procédé. Au contraire, dans
le nombre idéal, après Un, Deux est un autre nombre, qui n’emprunte rien à la
première unité ; Trois est également séparé de Deux, auquel il n’emprunte
rien non plus ; et ainsi de suite, pour tout autre nombre.
Ou
bien enfin, il faut dire que, parmi les nombres, l’un est comme la première espèce
de nombre dont nous avons parlé ; l’autre est le nombre comme le
comprennent les mathématiciens ; et le troisième est celui dont il vient d’être
question en dernier lieu.
Autre
considération. Ou, il faut que les nombres soient séparés des choses ; [1080b] ou bien, ils n’en sont pas séparés, et ils sont
dans les objets sensibles ; non pas tout à fait au sens où nous l’avons
expliqué d’abord, mais comme si les choses sensibles étaient formées des
nombres qui sont en elles. On peut dire encore que, parmi les nombres, l’un est
séparé des choses, et que l’autre ne l’est pas, ou bien que tous le sont.
Telles
sont nécessairement les seules manières de comprendre l’existence des nombres.
Aussi, les philosophes même qui font de l’unité le principe, la substance et l’élément
de toutes choses, et qui tirent le nombre de l’unité et de quelque autre
élément, ont-ils adopté presque tous une de ces solutions, excepté celle où l’on
affirme que les unités ne peuvent se combiner entre elles. Et cela est tout
simple, puisqu’il n’y a pas d’autre point de vue possible, en dehors de ceux
que nous avons indiqués.
Ainsi
donc, les uns disent que ces deux sortes de nombres existent simultanément, à
savoir le nombre qui a antériorité et postériorité, en d’autres termes, les
Idées, et le nombre mathématique, qui est à la fois en dehors des Idées et des
choses sensibles ; ces deux espèces de nombres étant, d’ailleurs, séparées
également des choses que peuvent percevoir nos sens. D’autres philosophes
soutiennent que le nombre mathématique tout seul est la première de toutes les
entités, et qu’il est séparé des choses sensibles.
Quant
aux Pythagoriciens, ils ne reconnaissent qu’un seul nombre, le nombre
mathématique. Ils ne le séparent pas des choses, il est vrai ; mais ils
prétendent en composer toutes les substances sensibles. Et en effet, ils
constituent le ciel tout entier avec des nombres, lesquels, nous le
reconnaissons, ne sont pas composés d’unités ; mais ils supposent que les
unités peuvent avoir de la grandeur. Toutefois, ils ne semblent pas en état de
nous apprendre comment la première unité a pu se former, en ayant une grandeur
quelconque. Enfin, il y a tel autre philosophe qui n’admet, pour premier
nombre, que le seul nombre idéal ; et quelques-uns prétendent que ce même
nombre est précisément le nombre mathématique.
Des
dissentiments pareils se produisent, en ce qui regarde la théorie des
longueurs, des surfaces et des solides. Tantôt, on distingue les grandeurs
mathématiques des grandeurs idéales. Mais parmi ceux qui ne font pas cette
distinction, les uns admettent les grandeurs mathématiques et n’en parlent que
mathématiquement, et ce sont tous ceux qui ne veulent pas que les Idées soient
des nombres et qui nient même l’existence des Idées. Les autres admettent bien
les grandeurs mathématiques ; mais ils n’en parlent pas comme de vrais
mathématiciens, puisqu’ils affirment que toute grandeur ne peut pas se diviser
en grandeurs, et que toutes les unités quelconques ne peuvent pas
indifféremment composer une Dyade.
Tous
les philosophes qui reconnaissent l’unité pour l’élément, et le principe, de
toutes choses, conviennent que les nombres sont composés d’unités. Il faut
cependant faire exception pour les Pythagoriciens, qui veulent que les éléments
des choses aient une grandeur, ainsi qu’on l’a dit plus haut.
D’après
ce qui précède, on doit voir quels sont tous les points de vue auxquels on peut
étudier les nombres, et l’on peut se convaincre qu’ils se réduisent à ceux que
nous avons énumérés. Toutes ces théories sont insoutenables, bien que
quelques-unes le soient peut-être encore plus que les autres.
La
première question que nous ayons à examiner, c’est de savoir si les unités
peuvent se combiner entre elles, ou si elles ne le peuvent pas. Au cas où leur
combinaison serait reconnue impossible, nous aurions à démontrer, dans lequel
des sens divers indiqués par nous, elles ne peuvent pas se combiner. Il est
possible, d’abord, qu’aucune unité ne puisse se combiner avec aucune autre
unité quelconque. [1081a] Ainsi, il est possible que les unités qui sont
dans le nombre Deux, pris en soi, ne se combinent pas avec les unités qui
composent le nombre Trois, pris en soi également. Mais il se peut encore que,
de la même façon, les unités qui sont dans chaque premier nombre ne puissent
pas non plus se combiner entre elles.
Si
l’on admet, au contraire, que toutes les unités peuvent se combiner ensemble,
et qu’elles ne présentent aucune différence, on a alors le nombre mathématique ;
il n’y a plus que ce nombre tout seul ; et il est impossible que les idées
soient des nombres. En effet, quelle sorte de nombre pourrait bien être l’homme
en soi, ou l’animal en soi, ou toute autre Idée ? L’Idée est unique pour
chaque objet : et, par exemple, il n’y a qu’une seule Idée pour l’homme en
soi, de même qu’il n’y a qu’une seule Idée, mais différente, pour l’animal en
soi. Tout au contraire, quand des nombres sont pareils et qu’ils n’offrent
entre eux aucune différence, ils sont infinis, de telle façon qu’une Triade
quelconque ne représente pas plus l’homme que telle autre Triade
indifféremment.
Mais,
si les Idées ne sont pas des nombres, il s’ensuit que les Idées ne peuvent pas
absolument exister. De quel principe, en effet, pourront-elles venir ? Le
nombre se forme, dit-on, de l’unité et de la Dyade indéfinie. Ce sont là ce qu’on
appelle les principes et les éléments du nombre ; mais, sous le rapport de
l’ordre, les Idées ne peuvent être, ni antérieures, ni postérieures, aux
nombres.
D’autre
part, si les unités sont incompatibles entre elles, et incompatibles en ce sens
qu’aucune ne peut se combiner avec aucune autre, dès lors, il n’est plus
possible que ce nombre soit le nombre mathématique. Car le nombre mathématique
se compose d’unités qui n’offrent aucune différence entre elles ; et
toutes les démonstrations qu’on fait sur les nombres supposent une condition de
ce genre, Mais ce nombre n’est pas plus le nombre idéal que le nombre
mathématique. Car la première Dyade ne pourrait plus se composer de l’unité et
de la Dyade indéfinie, non plus que les nombres venant à la suite les uns des
autres, et qui sont, comme on le dit, la Dyade, la Triade, la Tétrade, etc.
Les
unités qui forment la première Dyade sont produites en même temps l’une et l’autre,
soit qu’à la manière indiquée par le premier auteur de cette théorie, elles
viennent d’éléments inégaux rendus égaux, soit qu’elles se produisent
autrement. D’autre part, si l’une des deux unités de la Dyade était antérieure
à l’autre, elle devrait être antérieure aussi à la dualité totale composée de
ces deux unités ; car, lorsque, dans un tout, telle partie est antérieure
et telle autre postérieure, il faut, aussi, que le tout formé de ces parties
soit antérieur à l’une et postérieur à l’autre.
Comme
d’un autre côté, l’unité en soi est la première, il faut qu’il y ait aussi,
pour tout le reste, une première unité ; une seconde vient après la
première, et une troisième après la seconde ; la seconde après la seconde
est la troisième après la première. Par conséquent, les unités deviendraient
antérieures aux nombres dans lesquels elles se mêlent. Ainsi, dans la Dyade, il
y aurait déjà une troisième unité avant même que le nombre Trois ne fût formé ;
dans la Triade, il y aurait une quatrième unité, et une cinquième dans la
Tétrade, avant même la formation de tous ces nombres.
Personne,
je le reconnais, parmi ces philosophes n’a pu entendre que les unités étaient
incompatibles entre elles à la façon qu’on vient de dire. Mais ce serait là une
conséquence très logique des principes admis par eux, quoiqu’en réalité rien ne
soit plus faux. [1081b] Il est tout simple, en effet, qu’il y ait des
unités antérieures et des unités postérieures, du moment qu’il y a une unité
première et un premier Un. Il en doit être de même pour les Dyades, du moment
qu’on admet une Dyade première ; car, après un premier, il est rationnel,
bien plus, il est nécessaire qu’il y ait un second ; puis un troisième, s’il
y a un second, et ainsi de suite pour tout le reste, Mais ce qui est bien
impossible, c’est de soutenir ces deux assertions à la fois, à savoir qu’il y a
une première unité en soi, puis une seconde après l’Un en soi, et qu’il y a
aussi une première Dyade. Or, ces philosophes disent bien que l’unité et l’Un
sont les termes premiers ; mais ils ne parlent, ni de second, ni de
troisième. Ils parlent bien aussi d’une première Dyade ; mais ils ne
disent rien, ni d’une seconde, ni d’une troisième.
Évidemment
encore, si les unités ne peuvent jamais se combiner, il ne peut non plus jamais
y avoir, ni de Dyade en soi, ni de Triade en soi, non plus qu’aucun des autres
nombres. En effet, soit que les unités ne présentent aucune différence entre
elles, soit qu’elles diffèrent chacune à chacune, il n’en est pas moins
nécessaire que le nombre se forme, et se compte toujours, par addition. Par
exemple, Deux se compose, après Un, par l’addition d’une unité nouvelle ;
Trois se forme par l’addition d’Un à Deux, et Quatre de même, etc.
Ceci
étant de toute évidence, il est bien impossible que les nombres s’engendrent,
comme ces philosophes prétendent les engendrer, avec la Dyade et l’Unité ;
car la Dyade est une partie de la Triade, comme Trois est une partie de Quatre ;
la même remarque s’appliquant à toute la série des nombres. Mais c’est de la
première Dyade et de la Dyade indéfinie qu’on voulait faire venir le nombre
Quatre, la Tétrade ; c’est-à-dire qu’il y a deux Dyades indépendamment de
la Dyade en soi.
Mais
si cela n’est pas, la Dyade en soi est alors une partie de la Tétrade ; et
il faudra qu’une autre Dyade, isolée aussi, s’ajoute à la première. Or, cette
Dyade se composera toujours de l’unité en soi et d’une autre unité. Si cela est
vrai, il est impossible, par cela même que la Dyade indéfinie soit l’autre
élément de Quatre ; car en fait, cette Dyade ne forme qu’une seule unité,
et non pas une Dyade déterminée et réelle.
De
plus, comment, outre la Triade en soi, outre la Dyade en soi, d’autres Triades,
ou d’autres Dyades, pourront-elles exister ? Comment se composeront-elles
avec des unités dont les unes seraient antérieures, et les autres postérieures ?
Tout ce système n’est qu’une pure illusion ; et il ne peut y avoir, ni
Dyade en soi, ni Triade en soi. Il faudrait bien, cependant, qu’il y en eût, si
les éléments des nombres sont vraiment l’Unité et la Dyade indéterminée. Ces
conséquences étant insoutenables, il est impossible aussi de soutenir que ce
soient là les principes véritables des nombres.
On
le voit donc, si l’on prétend que les unités sont toujours différentes les unes
des autres, quelles qu’elles soient, voilà les difficultés qu’on soulève
nécessairement, outre bien d’autres difficultés analogues à celles-là. Que si l’on
dit seulement que les unités sont différentes d’un nombre à un autre, et que
celles-là seules ne présentent point de différence entre elles qui sont dans le
même nombre, on retrouve, dans cette théorie restreinte, à peu près toutes les
difficultés que nous venons de signaler.
[1082a] Ainsi, dans la
Décade en soi, il y a dix unités. Et en effet, la Décade se compose tout aussi
bien de ces dix unités, que de deux Pentades, ou deux fois Cinq. Mais, comme
cette Décade en soi n’est pas un nombre quelconque ordinaire, et qu’elle n’est
pas composée de Pentades prises au hasard, pas plus qu’elle ne l’est d’unités
arbitraires, il faut nécessairement que les unités, comprises dans cette
Décade, présentent des différences entre elles.
Si,
en effet, elles ne diffèrent pas les unes des autres, les deux Pentades ne
différeront pas non plus dans la Décade qu’elles forment. Mais comme les deux
Pentades diffèrent entre elles, les unités de la Décade différeront également.
Si les unités diffèrent, n’y aura-t-il pas d’autres Pentades, d’autres nombres
Cinq, dans la Décade ? Ou bien n’y aura-t-il que ces deux nombres Cinq
exclusivement ? S’il n’y en a pas, c’est inconcevable ; et s’il y en
a, quelle sera la nouvelle Décade qu’ils formeront ? Il n’y a pas, dans la
Décade, une autre Décade possible en dehors d’elle. Il faut tout aussi
nécessairement que la Tétrade ne se compose pas de Dyades quelconques ;
car, à entendre nos philosophes, c’est la Dyade indéterminée qui, en prenant la
Dyade déterminée, a composé deux Dyades ; et c’est par cette adjonction qu’elle
a pu faire Deux.
D’autre part, comment concevoir que la Dyade puisse être
une nature distincte, indépendamment des deux unités qui la composent ?
que la Triade soit aussi quelque chose, en dehors des trois unités qui la
forment ? Ou bien, l’un participera de l’autre, en ce même sens où l’Homme-blanc
est quelque chose en dehors du blanc et en dehors de l’homme, tout en
participant de chacun d’eux ; ou bien, l’un ne sera qu’une différence de l’autre,
comme l’homme est quelque chose en dehors de l’animal et du bipède.
Il y a, de plus, des choses dont l’unité résulte d’un
contact ; pour d’autres, l’unité vient d’un mélange ; pour d’autres
encore, elle vient de la position. Or rien de tout cela ne pourrait s’appliquer
aux unités dont se composent la Dyade et la Triade. Mais, de même que deux
hommes ne forment pas une unité en dehors de tous deux, de même la séparation
est également nécessaire pour ces unités. Ce n’est pas, d’ailleurs, parce qu’elles
sont indivisibles que les unités présentent une différence avec les deux
hommes. Les points également sont indivisibles ; et cependant, la Dyade
que deux points peuvent former, n’est rien en dehors et indépendamment de ces
deux points.
Il
ne faut pas non plus oublier de remarquer que les Dyades peuvent être
antérieures et postérieures, de même que le peuvent être également tous les
autres nombres ordinaires. Car, si l’on suppose que les deux Dyades qui forment
le nombre Quatre sont simultanées l’une à l’autre, il n’en est pas moins vrai
qu’elles sont antérieures aux Dyades qui entrent dans la composition du nombre
Huit, et que, de même que la Dyade en soi les a produites, de même elles
produisent à leur tour les deux Tétrades, les deux fois Quatre, qui sont dans
ce nombre Huit en soi. Par conséquent, si la première Dyade est une Idée, il
faut aussi que ces nouvelles Dyades soient des Idées de certaine espèce.
Le même raisonnement s’appliquerait aux unités simples,
puisque les unités qui sont dans la première Dyade, engendrent les quatre
autres, qui composent le nombre Quatre. De cette façon, toutes les unités
deviennent des Idées, et alors l’Idée se compose d’Idées. Ce qui n’est pas
moins évident, c’est que les objets dont ce seront là les Idées, seront alors
des composés, et qu’on arrivera, par exemple, à dire que les animaux se
composent d’animaux, et s’il y a des Idées d’animaux, ces Idées seront formées
d’animaux aussi.
[1082b] D’une manière
générale, admettre que les unités diffèrent d’une façon quelconque, c’est tout
ensemble une erreur et une fiction ; et par ce mot Fiction, j’entends
qu’on fait violence à l’hypothèse même qu’on soutient. En effet, il est évident
qu’une unité ne peut différer d’une autre unité, ni en quantité, ni en qualité,
et que nécessairement tout nombre ne peut être qu’égal ou inégal. Or, cela est
vrai surtout pour le nombre formé d’unités. Donc, le nombre qui n’est, ni plus
grand, ni plus petit, est égal. Par suite, les choses égales, et ; d’une
manière absolue, les choses qui ne présentent pas de différence entre elles,
sont pour nous identiques, quand il s’agit de nombre. S’il n’en était pas
ainsi, les Dyades mêmes qui entrent dans la composition de la Décade en soi,
tout égales qu’elles sont, ne seront plus sans différence entre elles ;
car, quelle cause pourrait-on alléguer pour affirmer qu’elles ne présentent
aucune différence ?
De
plus, si toute unité et une autre unité quelconque, jointes ensemble, font deux
unités, l’unité empruntée de la Dyade en soi et l’unité empruntée de la Triade
en soi, formeront une Dyade composée d’unités différentes ; et alors,
cette Dyade nouvelle sera-t-elle antérieure, ou postérieure, à la Triade ?
Ce qui semble le plus admissible, c’est qu’elle doit nécessairement lui être
antérieure ; car, des deux unités, l’une est en même temps dans la Triade,
et l’autre est en même temps dans la Dyade.
Pour
nous, nous affirmons d’une manière générale qu’Un et Un font toujours Deux, que
d’ailleurs les deux objets soient égaux ou inégaux : par exemple, le bien
et le mal, l’homme et le cheval. Mais les philosophes qui adoptent le système
contraire, n’admettent même pas que les unités forment une Dyade. Soutenir que
le nombre Trois n’est pas plus fort que le nombre Deux, ce serait déjà bien
étonnant ; mais si le nombre Trois est plus fort, il est clair aussi qu’il
y a dans la Triade un nombre égal à Deux ; et ce nombre Deux dans la
Triade ne présente aucune différence avec le nombre Deux qui forme la Dyade.
Or, cette égalité n’est plus possible, si un nombre est le premier, et qu’un
autre nombre soit le second ; et par suite, les Idées ne peuvent pas non
plus être des nombres.
Du
reste, c’est là ce que peuvent dire avec raison ceux qui admettent la
différence des unités entre elles, afin qu’elles puissent être des Idées, comme
on l’a expliqué plus haut ; car l’Idée est toujours Une. Si, d’ailleurs,
les unités sont sans différence entre elles, les Dyades et les Triades n’en
présenteront pas non plus. Voilà comment nos philosophes sont nécessairement
amenés à prétendre que, quand on compte Un, Deux, etc., on n’ajoute pas une
unité au nombre qu’on a déjà. C’est qu’en effet la génération des nombres ne
viendrait plus alors de la Dyade indéterminée, et l’Idée n’est plus possible ;
puisque, de cette façon, il y aurait une Idée dans une autre Idée, et toutes
les Idées ne seraient que des parties d’une seule Idée.
En
partant de leur hypothèse, ils ont raison de parler comme ils le font ;
mais, d’une manière absolue, ils sont dans l’erreur ; car ils renversent
ici bien des choses, et ils doivent au moins convenir qu’il y a quelque
difficulté à savoir si, lorsque nous comptons Un, Deux, Trois, nous ajoutons
successivement quelque chose, ou si au contraire nous ne faisons que des
divisions. En fait, nous faisons les deux choses à la fois ; et aussi,
est-il assez ridicule de faire de cette différence une différence si grande de
substance.
[1083a] Entre toutes les
questions qu’il serait bon d’éclaircir, la première, c’est d’expliquer ce que
peut être la différence dans le nombre et dans l’unité, si toutefois une
différence de ce genre est réelle. Nécessairement, elle ne peut porter que sur
la quantité, ou sur la qualité. Or, ni l’une ni l’autre de ces alternatives ne
semble possible ; ou du moins, la différence n’est possible en quantité
que s’il s’agit d’un nombre. Évidemment, si les unités aussi différaient, de l’une
à l’autre, en quantité, alors un nombre pourrait différer d’un autre nombre,
tout en lui étant égal, cependant, par le total de ses unités. Et puis encore,
est-ce que les premières unités sont plus grandes, ou plus petites, que les
autres ? Ou bien est-ce que ce sont les unités qui viennent ensuite qui s’accroissent,
ou qui, au contraire, diminuent ?
Toutes
ces conséquences sont insensées. Mais il ne se peut pas non plus que les unités
diffèrent, de l’une à l’autre, en qualité ; car elles ne peuvent subir
aucune modification ; et nos philosophes reconnaissent que, pour le
nombre, la qualité ne peut venir qu’après la quantité. Encore une fois, cette
différence de qualité ne pourrait venir pour les unités, ni de l’unité
première, ni de la Dyade. L’unité première n’a pas de qualité ; et la
Dyade n’a que la qualité de produire la quantité, puis que c’est elle qui, par
sa nature même, est cause de la multiplicité des êtres.
Si,
en ceci, il en peut être autrement de quelque façon que ce soit, c’est dès le
début qu’il faudrait surtout le dire ; et, en traitant de la différence
des unités entre elles, ce qu’il faut expliquer avant tout, c’est la nécessité
même de cette différence. Si ce n’est pas comme nous qu’on la comprend, alors
comment la comprend-on ? Ainsi donc, dès que l’on admet que les Idées sont
des nombres, il en résulte évidemment que les unités ne peuvent jamais se
combiner entre elles, et qu’il est impossible qu’elles ne se combinent pas, les
unes avec les autres, d’aucune des deux manières indiquées.
D’ailleurs,
ce que d’autres philosophes disent des nombres n’est pas plus admissible ;
je veux parler de ceux qui, tout en niant l’existence des Idées, soit leur
existence absolue, soit leur existence comme nombres, n’en soutiennent pas
moins l’existence des êtres mathématiques, et qui, croyant que les nombres sont
les principes des êtres, trouvent l’origine de tous les nombres dans l’unité en
soi. D’abord, il est absurde de supposer qu’il y a un Un premier antérieurement
à tous les Uns, comme le disent ces philosophes, et qu’il n’y a pas une Dyade
première antérieure à toutes les Dyades, une Triade première antérieure à
toutes les Triades ; car, de part et d’autre, les raisons sont absolument
les mêmes.
Si
c’est bien là ce qu’est le nombre, et si l’on admet le nombre mathématique tout
seul, l’unité en soi ne peut plus être, dès lors, le principe des nombres ;
car il faudrait nécessairement que ce Un là, tel qu’on le fait, fût bien
différent des autres unités, Si cet Un existe en effet, il faut qu’il y ait
aussi une Dyade première entre les Dyades ; et qu’il en soit de même pour
toute la suite des autres nombres.
Mais,
si l’unité est le principe des nombres, il faut d’autant plus nécessairement qu’il
en soit des nombres ainsi que le disait Platon, et qu’il y ait une première
Dyade, une première Triade, et qu’alors les nombres ne puissent jamais se
combiner les uns avec les autres. Pourtant, si l’on persiste à admettre ces
dernières assertions, les conséquences absurdes qui en sortent ne sont pas
moins nombreuses, ainsi que nous l’avons fait voir. Il faut bien, de toute
nécessité néanmoins, qu’il en soit de l’une ou de l’autre façon ; mais s’il
n’en est, ni d’une façon ni de l’autre, il s’ensuit que le nombre ne peut pas
être quelque chose de séparé.
[1083b] De tout cela, il
doit ressortir évidemment que la troisième explication est la plus mauvaise de
toutes, à savoir celle qui identifie le nombre idéal avec le nombre
mathématique. Ce dernier système contient alors à lui seul nécessairement deux
erreurs : d’abord, de cette manière, il n’y a plus de nombre mathématique ;
et ensuite, outre les hypothèses propres qu’on admet, on est forcé encore de
répéter, en les exagérant, les théories de ceux qui prétendent que le nombre se
confond avec les Idées.
Quant
au système des Pythagoriciens, il offre moins de difficultés que ceux dont nous
venons de parler ; mais il en présente aussi quelques autres, qui ne sont
qu’à lui. Ainsi, en ne supposant pas le nombre séparé des choses, on évite sans
doute bien des impossibilités ; mais il est toujours impossible d’admettre
que les corps soient composés de nombres, et que le nombre qui compose les
corps soit le nombre mathématique. D’abord, il n’est pas vrai qu’il y ait des
grandeurs indivisibles ; et en supposant, à toute force, qu’il y en ait,
on ne peut pas dire que, du moins, les unités aient une grandeur quelconque.
Mais, comment une grandeur pourrait-elle se composer d’indivisibles ?
Néanmoins, le nombre mathématique est composé d’unités. Or, ces philosophes
prétendent que les nombres sont les choses elles-mêmes ; et ils adaptent
leurs spéculations aux corps réels, comme si les corps étaient composés de
nombres.
De
plus, puisque le nombre qui constitue les êtres est, à ce qu’on assure, quelque
chose qui existe en soi, il doit nécessairement se présenter sous une des
formes que nous avons étudiées plus haut. Or, il ne peut être d’aucune de ces
manières ; et par conséquent, il est bien évident que la nature du nombre
n’est pas du tout celle que lui prêtent certains philosophes, quand on fait le
nombre séparé des choses.
On
peut se demander encore si chaque unité vient du Grand et du Petit, qui ont été
rendus égaux, ou si telle unité vient du Petit, tandis que telle autre unité
vient du Grand. Si ce dernier cas est le vrai, chaque unité ne se compose plus
de tous les mêmes éléments ; et les unités ne sont plus sans différence
entre elles, puisque, pour l’une, c’est le Grand qui est l’élément, et que,
pour l’autre, c’est le Petit, lequel par sa nature est cependant le contraire
du Grand. Et puis encore, de quelle espèce sont les unités qui entrent dans la
Triade en soi ? Car il y a une de ces unités tout au moins qui doit être
impaire ; et c’est peut-être pour cela que nos philosophes prétendent que
l’unité en soi est un terme moyen dans tout nombre impair.
En
second lieu, si chacune des deux unités de la Dyade se compose à la fois du
Grand et du Petit, rendus égaux, comment la Dyade elle-même pourra-t-elle être
une seule et unique nature, provenant du Grand et du Petit ? En quoi
différera-t-elle alors de l’unité ? Ajoutez que l’unité est antérieure à
la Dyade, puisque, si l’unité est détruite, la Dyade le sera également. L’unité
en soi serait donc nécessairement une Idée d’Idée, et antérieure à une Idée.
Mais, en tant qu’antérieure, de quelle origine pourrait-elle provenir ?
puisqu’en effet c’était la Dyade indéterminée, comme le prétendent nos
philosophes, qui devait doubler les choses.
Il
y a, de plus, une nécessité absolue que le nombre idéal soit infini ou fini ;
et quoique nos philosophes supposent que le nombre est séparé des choses, il n’en
est pas moins impossible que le nombre ne soit, ni l’un, ni l’autre. [1084a] En premier lieu, il est évident qu’il ne saurait
être infini ; car le nombre infini n’est ni pair ni impair, tandis que la
formation des nombres ne peut jamais porter que sur un nombre impair ou sur un
nombre pair. Quand Un est ajouté à un nombre pair, ce nombre devient impair ;
et si c’est la Dyade qui vient s’y ajouter, le nombre ainsi formé se trouve
doublé une fois. Deux nombres impairs s’ajoutant l’un à l’autre, le nombre qui
résulte de leur total est pair. On peut dire encore que, si toute Idée est l’Idée
de quelque chose, et si les nombres sont des Idées, le nombre idéal infini sera
l’Idée de quelque chose aussi, soit d’une des choses sensibles, soit de quelque
autre chose. Mais ceci n’est possible, ni d’après leur système, ni d’après la
notion essentielle de l’Idée ; et c’est ainsi qu’ils classent les Idées.
Que si le nombre idéal est fini, jusqu’où l’est-il ? Car il ne faut pas
affirmer seulement qu’il est fini, il faut expliquer en outre pourquoi il l’est.
Or, si le nombre idéal ne. va que jusqu’à la Décade, comme quelques philosophes
le prétendent, d’abord les Idées manqueront bien vite ; et, par exemple,
si le nombre Trois est l’Homme en soi, quel nombre sera le Cheval en soi ?
Car chaque nombre ne représente la chose en soi que jusqu’à Dix. Il faudra bien
nécessairement que le cheval en soi se trouve dans quelqu’un des nombres
compris entre ces limites, puisque ces nombres sont les substances et les
Idées. Mais cependant il y aura des lacunes ; et, par exemple, les Idées
et les espèces de l’animal seront laissées en dehors.
Il
n’est pas moins clair que, si la Triade représente l’homme en soi, les autres
Triades le représenteront également, puisque les Triades sont semblables en
tant qu’elles sont formées des mêmes nombres ; et par conséquent, les
hommes seront infinis. Si chaque Triade est une Idée, chaque homme individuel
sera une Idée aussi ; et si ce n’est pas l’homme individuel, ce seront
tout au moins les hommes. Si un plus petit nombre n’est qu’une partie d’un plus
grand, et j’entends un nombre plus petit qui serait formé d’unités combinées
entre elles dans le même nombre, il en résulte que, la Tétrade en soi étant l’Idée
de quelque chose, par exemple, l’Idée du cheval ou de la blancheur, l’homme
sera une partie du cheval, puisqu’on suppose que l’homme est une Dyade.
Et
puis, il est absurde qu’il y ait une Idée pour le nombre Dix, et qu’il n’y en
ait pas pour le nombre Onze, ni pour les nombres suivants. De plus, il existe,
et il se produit sans cesse, des choses pour lesquelles il n’y a pas d’Idée.
Pourquoi n’y a-t-il pas d’Idée de ces choses ? Les Idées ne sont donc pas
des causes. Il est absurde, en outre, que le nombre jusqu’à Dix soit plus Être
et plus Idée que la Décade en soi, bien que, pour l’unité, il n’y ait pas de
génération possible et qu’il y en ait une pour la Décade.
Nos
philosophes s’efforcent de restreindre le nombre, comme si, dans les limites de
la Décade, le nombre était parfait. Du moins, ils font naître les conséquences
des nombres, c’est-à-dire le vide, la proportion, l’impair, et toutes choses
semblables à celles-là, dans l’intérieur de la Décade. De ces entités, ils
donnent les unes pour des principes tels que le mouvement, l’inertie, le bien,
le mal ; ils donnent les autres pour des nombres. Voilà pourquoi, à leur
sens, l’unité est l’impair ; car si l’impair n’était que dans la Triade,
comment le nombre Cinq serait-il aussi un nombre impair ? Mais les
grandeurs, et toutes les choses de cet ordre, ne vont aussi, dans leur système,
que jusqu’à une certaine quantité. [1084b] Par exemple, la ligne indivisible est la
première ; puis, vient la Dyade, et le reste suit jusqu’à Dix.
On
peut demander encore, puisque le nombre est séparé, si c’est l’unité qui est
antérieure, ou bien si c’est la Triade et la Dyade. Quand on considère que le
nombre est un composé, c’est l’unité qui paraît antérieure. Mais, en tant que l’universel
et la forme sont antérieurs à toute autre chose, c’est le nombre qui est
antérieur à l’unité. En effet, chacune des unités forme une partie du nombre à
titre de matière ; et le nombre représente la forme. En un certain sens, c’est
comme l’angle droit est antérieur à l’angle aigu, parce que l’angle aigu se
définit par la définition même de l’angle droit ; mais, en un sens aussi,
c’est l’angle aigu qui est antérieur, parce qu’il n’est qu’une partie de l’angle
droit, et que l’angle droit se divise en angles aigus. Ainsi, l’angle aigu est
antérieur comme matière et élément, et l’unité l’est de la même façon. Mais
quant à la forme et à la substance exprimée par la définition, c’est l’angle
droit qui est antérieur, comme l’est le composé total qui vient de la réunion
de la matière et de la forme ; car ce composé, résultant de la réunion des
deux, se rapproche davantage de la forme et de la définition substantielle,
bien qu’on réalité il ne vienne que postérieurement.
Comment
donc l’unité peut-elle être un principe ? C’est, à ce que disent nos
philosophes, parce qu’elle n’est pas divisible. Mais l’universel, le
particulier et l’élément sont indivisibles aussi, tout en l’étant d’une façon
différente, l’un sous le rapport de la notion, l’autre sous le rapport du
temps. Dans lequel de ces deux sens l’unité est-elle donc un principe ?
Ainsi qu’on vient de le voir, l’angle droit est, à ce qu’il semble, antérieur à
l’angle aigu ; et réciproquement, celui-ci l’est à celui-là, sans que, ni
l’un, ni l’autre, cesse d’être un seul et même angle. C’est de ces deux
manières que nos philosophes comprennent que l’unité est principe, Mais c’est
là encore une chose impossible ; car alors l’unité est, d’une part, forme
et substance ; et d’autre part, elle est partie et matière. En quelque
sorte, l’une et l’autre unité sont bien chacune dans le nombre ; mais, à
dire vrai, c’est en simple puissance, puisque le nombre forme une unité de
certaine espèce, et n’est pas seulement un amas confus, et puisqu’un nombre
différent est composé d’unités différentes, ainsi que nos philosophes eux-mêmes
le reconnaissent. Mais chacune des deux unités n’existe pas dans le nombre d’une
manière réelle et complète.
La cause de l’erreur
que nos philosophes commettent, c’est qu’ils ont voulu tirer leurs recherches
tout à la fois des Mathématiques et des universaux, que les Mathématiques
emploient, de telle sorte que c’est en partant de ces données, qu’ils ont
considéré l’unité comme un point et un principe ; et en effet, l’unité est
un point qui n’a pas de position. Ainsi donc, à l’exemple de quelques autres
philosophes, eux aussi ils ont composé les êtres avec l’élément le plus petit
possible. L’unité devient ainsi, pour eux, la matière des nombres, et elle est
antérieure à la Dyade, et tout ensemble elle lui est postérieure, la Dyade étant
une sorte de Tout, composé de l’unité et de la forme. Mais en cherchant à
considérer comme universelle l’unité attribuée à tous les nombres, ils la
traitèrent comme une simple partie de ces nombres. Or, il est bien impossible
que ces deux qualités puissent simultanément appartenir à une seule et même
chose.
Si, au contraire, il
n’y a que l’Un en soi qui seul puisse être sans position, car l’Un en soi n’offre
aucune autre différence avec le point que celle-là, ou encore celle d’être un
principe, et si la Dyade est divisible, tandis que l’unité ne l’est pas, on
doit en conclure que l’unité ressemblerait plus que la Dyade à l’Un en soi.
Mais, si c’est l’unité qui a cette ressemblance, l’Un en soi serait plus
ressemblant aussi à l’unité qu’à la Dyade. Par suite, l’une et l’autre des deux
unités de la Dyade seraient antérieures à la Dyade même. Or, nos philosophes le
nient absolument ; et aussi est-ce la Dyade en soi qu’ils font naître en
premier lieu. [1085a] Autre objection : si la Dyade en soi est
une sorte d’unité, la Triade en soi en est une aussi ; et les deux
ensemble font une Dyade. Alors, d’où vient cette Dyade nouvelle ?
Un
contact quelconque n’étant pas possible entre les nombres, et comme il n’y a de
possible pour eux que la succession des uns aux autres, on peut se demander,
pour toutes les unités entre lesquelles il n’y a rien d’intermédiaire, par
exemple, pour les unités de la Dyade et de la Triade, si ce sont elles qui
succèdent à l’Un en soi immédiatement, ou ne lui succèdent pas ; et si c’est
la Dyade qui succède la première à l’Un en soi, ou si c’est une des deux unités
qui la forment. Les mêmes difficultés se présentent pour les autres entités,
qui viennent à la suite des diverses espèces du nombre, à savoir la ligne, la
surface, le corps ou le solide.
Parmi
nos philosophes, les uns tirent ces entités des Idées du Grand et du Petit ;
et par exemple, les longueurs viennent, selon eux, du long et du court ;
les surfaces viennent du large et de l’étroit ; les solides, de l’épais et
du mince ; et de fait, toutes ces différences ne viennent, au fond, que de
celles du Grand et du Petit. Quant au principe qu’on prétend trouver, pour
toutes ces choses, dans l’unité seule, d’autres philosophes ont des théories très
différentes. Mais on y peut signaler aussi une foule d’impossibilités et d’illusions,
absolument contraires à tout ce qu’on peut dire de raisonnable sur ce sujet.
Toutes
ces entités sont isolées et indépendantes les unes des autres, si leurs
principes ne se suivent pas et ne s’enchaînent pas entre eux, de telle sorte
que le large puisse devenir, ou étroit, ou long, ou court. Mais si les
principes s’enchaînent, la surface peut se réduire à une ligne, et le solide
devenir une simple surface. Et puis, comment ces doctrines pourraient-elles se
rendre compte de ce que c’est que les angles, les figures géométriques, et tout
ce qui s’en rapproche ? On commet ici la même erreur que les philosophes à
l’égard du nombre. Angles, figures, etc., ce ne sont là, en effet, que des modifications
de la grandeur ; ce n’est pas de cela que se compose précisément la
grandeur elle-même, pas plus que la longueur n’est composée du droit et du
courbe, pas plus que les solides ne se composent du poli et du rude.
Dans
toutes ces questions, se retrouve la difficulté commune qu’on rencontre aussi
pour expliquer les rapports des espèces et du genre, quand on admet la réalité
des universaux, et que l’on a à se demander si l’Animal en soi est dans l’animal
qu’on a sous les yeux, ou si l’animal réel est différent de l’Animal en soi.
Si, en effet, l’universel n’est pas séparé des choses, il n’y a plus la moindre
difficulté. Mais du moment que, comme le prétendent les partisans de ce
système, l’Un en soi et les nombres sont séparés des objets, la solution n’est
pas facile ; si l’on peut dire toutefois, d’une chose qui est impossible,
qu’elle ne soit pas facile. Ici, en effet, lorsque l’on pense à l’unité dans la
Dyade, ou plus généralement dans le nombre, pense-t-on à l’Un en soi, ou à
quelque autre chose ?
Ainsi,
les uns font sortir les grandeurs d’une matière analogue à celle qu’on vient d’indiquer ;
d’autres les font sortir du point, qui, à leurs yeux, ne se confond pas avec l’unité,
et qui est seulement quelque chose qui ressemble à l’unité ; du point,
dis-je, et d’une autre matière qui ressemble à la quantité, sans être la
quantité précisément. Mais ces théories présentent tout autant de difficultés
que les précédentes. Si cette matière est unique, la ligne, la surface, le
solide se confondent ; car, des mêmes choses, il ne peut sortir qu’une
seule et même chose. [1085b] S’il y a plusieurs matières, et qu’elles soient
différentes pour la ligne, pour la surface, pour le solide, ou ces matières
dépendront les unes des autres, ou elles n’en dépendront pas ; et de cette
façon, on retombe encore dans les mêmes embarras que tout à l’heure. Ou la
surface n’aura pas de lignes, ou elle sera réduite à n’être qu’une ligne.
Et
puis, comment se peut-il que le nombre se forme de l’unité et de la pluralité,
c’est ce qu’on n’essaie même pas de nous expliquer. De quelque façon qu’ils s’y
prennent, ils se heurtent aux mêmes objections que nous avons opposées au
système qui prétend tirer le nombre de l’unité et de la Dyade indéterminée.
Ici, en effet, tel philosophe crée le nombre en le formant de la pluralité
prise comme un attribut universel, et non d’une pluralité particulière ;
et tel autre philosophe fait bien sortir le nombre d’une pluralité déterminée,
mais c’est de la pluralité première, qu’on croit trouver dans la Dyade, prise
comme la première pluralité qui soit déterminée. Par conséquent, il n’y a pas,
on peut dire, la plus légère différence de part et d’autre ; et les mêmes
difficultés se représenteront : mélange, position, combinaison,
production, des nombres et toutes autres explications analogues.
Ce
qu’il faudrait rechercher par-dessus tout, c’est de quoi se compose chaque
unité du nombre, si l’on admet que chacune des unités soit Une et indépendante.
Certainement, chaque unité ne peut pas être l’Un en soi ; donc il y a
nécessité, dans le système de nos philosophes, qu’elle soit composée de l’Un en
soi et de la pluralité, ou d’une partie de la pluralité. Dire que l’unité soit
une pluralité, c’est tout à fait impossible, puisque l’unité est indivisible.
Soutenir qu’elle est composée d’une partie de la pluralité, n’offre pas moins
de difficultés également embarrassantes ; car il faudrait, alors, de toute
nécessité que chacune de ces parties fût indivisible, ou que chacune fût une
pluralité, que l’unité devînt divisible, et que, par suite, l’Un en soi et la
pluralité cessassent d’être l’élément de l’unité, puisque chaque unité ne se
formerait plus de la pluralité et de l’Un en soi.
En
soutenant cette opinion, on ne fait absolument que créer un autre nombre d’une
nouvelle espèce, puisqu’une pluralité d’indivisibles est un nombre, Mais l’on
peut demander encore, aux partisans de cette théorie, si leur nouveau nombre
est infini ou fini ; car on admettait aussi, à ce qu’il semble, une
pluralité finie, d’où venaient les unités finies, ainsi que l’Un en soi. Mais
la pluralité en soi et la pluralité infinie sont des choses différentes. Alors,
quelle est la pluralité qui est l’élément du nombre avec l’Un en soi ?
On
peut soulever les mêmes objections, en ce qui concerne le point, et l’élément
spécial d’où nos philosophes font naître les grandeurs ; car ce n’est pas
un seul et unique point absolument qui peut les engendrer. Alors, d’où
viendraient chacun des autres points ? On ne peut pas, certainement, nous
répondre que le point vient d’une étendue quelconque et du Point en soi,
puisque les parties de l’étendue ne peuvent pas être des parties indivisibles,
comme peuvent l’être les parties de cette pluralité d’où l’on fait venir les
unités ; car, si le nombre peut se composer d’indivisibles, les grandeurs
n’en sont jamais composées.
Toutes
ces considérations, et une foule d’autres qu’on pourrait y joindre, montrent
clairement qu’il est bien impossible que le nombre et les grandeurs aient une
existence séparée des choses. [1086a] Mais, en outre, les dissentiments même qui
éclatent, entre les plus habiles de ces philosophes, sur la nature des nombres,
sont la preuve frappante que c’est la fausseté de toutes ces théories qui les
jette dans un trouble aussi profond. Les uns, ne reconnaissant que les êtres
mathématiques, en dehors des choses sensibles, et remarquant tout ce que la
théorie des Idées a d’obscur et de factice, se sont éloignés du nombre idéal,
et ont imaginé le nombre mathématique. Les autres, voulant concilier, tout à la
fois, les Idées et les Nombres, et ne voyant pas comment, si l’on admet ces
principes, le nombre mathématique pourra subsister en dehors du nombre idéal,
ont confondu et identifié, mais rien que dans les mots, le nombre idéal et le
nombre mathématique. De fait, c’était supprimer le nombre mathématique, que de
recourir à des hypothèses qui n’ont plus rien de mathématique réellement, et
qui sont uniquement propres à la théorie des Idées.
D’ailleurs,
le philosophe qui avait admis le premier l’existence des Idées et celle des
nombres, avait eu toute raison de séparer les Idées et les êtres mathématiques ;
et, par suite, nos philosophes sont tous dans le vrai, à quelques égards, mais
ils n’y sont pas d’une manière absolue. Eux-mêmes, du reste, conviennent qu’ils
n’ont pas les mêmes théories et que leurs systèmes se combattent. La cause de
leurs divisions, c’est que leurs hypothèses et leurs principes sont faux. Or,
comme le dit Épicharme : « Il est difficile de parler bien quand on
part a de données mauvaises ; car, alors, pour peu qu’on parle, l’erreur
éclate sur-le-champ à tous les yeux. »
Mais
ce que nous avons dit sur la nature des nombres, et sur les questions qu’elle
soulève, doit suffire, avec les solutions que nous en avons essayées. Car, s’il
est très possible que quelqu’un qui serait déjà convaincu, le fût encore davantage
par une discussion plus développée, la discussion ne pourrait rien absolument
sur un esprit qui ne serait pas tout d’abord de ce même avis,
Quant
aux principes premiers, aux causes premières et aux éléments, et quant aux
opinions de ceux qui se sont occupés de la substance sensible exclusivement,
nous avons traité quelques-unes de ces questions dans nos Ouvrages sur la
nature ; et le reste n’appartient pas à la présente étude. Mais une suite
toute simple de nos recherches, c’est d’examiner les théories de ceux qui
reconnaissent d’autres substances en dehors des substances sensibles ; et
puisqu’on a prétendu qu’il existe des Idées et des Nombres dans cette
condition, et que leurs éléments sont, dit-on, les éléments mêmes et les
principes des êtres, il faut voir ce que pensent précisément ces philosophes,
et la manière dont ils soutiennent leurs systèmes. Plus tard, nous étudierons
les théories qui n’admettent que des nombres tout seuls, et des nombres
mathématiques. Quant à ceux qui défendent les Idées, nous allons, tout à la
fois, exposer leurs opinions, et présenter les objections qu’elles provoquent.
Ces
philosophes considèrent aussi, tout ensemble, les Idées comme des substances
universelles, comme des substances séparées, et comme les substances des choses
individuelles. Déjà, nous avons montré combien tout cela est impossible. Ce qui
a pu porter les partisans des Idées universelles à réunir confusément ces
théories contradictoires, c’est qu’ils n’attribuaient pas les mêmes substances
aux choses sensibles. Ainsi, ils supposaient que, pour les choses sensibles,
tout est dans un flux perpétuel, et qu’il n’y a rien de permanent en elles ;
[1086b] et ils soutenaient que l’universel est
indépendant des choses, et qu’il en est tout différent.
Comme
nous l’avons dit précédemment, c’est Socrate qui suscita cette théorie par ses
définitions ; mais il se garda bien de séparer l’universel des choses
particulières. Certes, il avait toute raison de ne pas le séparer ; et ce
qui le prouve, c’est l’observation même des faits. Sans les universaux, il est
impossible, certainement, d’arriver à la science ; mais c’est la
séparation de l’universel quia fait naître toutes les difficultés que présente
la théorie des Idées. Quant à nos philosophes, ils ont soutenu que, dès le
moment qu’outre les substances sensibles exposées à un perpétuel écoulement, il
y a d’autres substances, il faut de toute nécessité que ces substances soient
séparées. Comme ils n’avaient pas d’autres substances que les substances prises
universellement, ce furent celles-là qu’ils altérèrent en les déplaçant, de
telle sorte que, pour eux, les natures universelles et les natures
particulières en vinrent à se confondre presque entièrement. C’est là, qu’on le
sache bien, la difficulté essentielle et capitale de la doctrine dont nous nous
occupons.
Il
est un point qui embarrasse, à peu près également, ceux qui admettent la
théorie des Idées, et ceux qui la repoussent. Nous l’avons indiqué déjà, quand,
au début de cet ouvrage, nous avons posé les questions à discuter ; mais
maintenant, nous croyons devoir y revenir.
Ce
point, le voici : nier que les substances soient séparées des choses et qu’elles
existent à la façon dont existent les êtres individuels, n’est absolument
détruire la substance, ainsi que nous voulons le montrer ; et, d’autre
part, si l’on admet que les substances sont séparées, alors comment concevoir
ce que sont leurs éléments et leurs principes ? Si les principes ne sont
que particuliers, et s’ils ne sont point universels, les êtres seront, alors,
aussi nombreux que les éléments ; et, par cela même, les éléments ne
seront plus susceptibles de science. Or, supposons que les syllabes dont se
forment les mots soient des substances, et que les éléments des syllabes soient
les éléments de ces substances, il faudra nécessairement que la syllabe BA –
ou, si l’on veut, toute autre syllabe – soit absolument unique, puisqu’elle n’est
pas universelle et que les syllabes étant de la même espèce, chacune d’elles
soit numériquement seule et unique, c’est-à-dire quelque chose de distinct, qui
ne soit pas simplement homonyme, puisque aussi bien l’on prétend que chaque
chose est seule et unique, en étant, ce qu’elle est par sa condition
essentielle.
S’il
en est ainsi des syllabes, il en est de même des éléments, ou lettres, dont les
syllabes se composent. Il n’y aurait donc pas plus d’un seul et unique A ;
et chacune des autres lettres ne serait pas davantage plus d’une, par cette
même raison qui fait que, parmi les autres syllabes, une même syllabe ne peut
pas être successivement différente d’elle-même. Mais s’il en est ainsi, il n’y
aura pas d’autres éléments, ou lettres, que celles que nous connaissons ;
et il n’y aura que ces lettres toutes seules.
Ajoutez
que, dès lors, les éléments échapperont à la science, quand on prétend qu’ils
ne sont pas universels ; car c’est sur les universaux exclusivement que la
science se fonde. C’est ce qu’on peut bien voir par les syllogismes, et par les
définitions. Le syllogisme, par exemple, ne pourrait pas conclure que les trois
angles de tel ou tel triangle spécial, sont égaux à deux droits, si, d’abord,
on n’avait point reconnu que tout triangle a toujours ses angles égaux à deux
droits. On ne saurait point que tel ou tel homme est un être animé, si d’abord
on n’avait pas admis que tout homme est un être animé. [1087a] D’un autre côté, si les principes sont regardés
comme universels, ou, même, si c’est d’eux que viennent les substances
universelles, il en résulte que ce qui n’est pas substance est antérieur à la
substance, puisque l’universel n’est pas une substance, et que l’élément et le
principe sont universels. Or, l’élément et le principe sont nécessairement
antérieurs aux objets, dont ils sont le principe et l’élément.
Toutes
ces conséquences ne sont que parfaitement rationnelles, lorsqu’on admet que les
Idées se composent d’éléments, et qu’a côté des substances qui renferment l’espèce
en soi et les Idées, on se figure qu’il y a encore quelque unité séparée des
choses. Mais rien n’empêche que, comme pour les lettres dont les mots sont
formés, il n’y ait plusieurs A et plusieurs B, sans qu’il y ait, cependant, ni
d’A en soi outre les A multiples, ni de B en soi outre les B. Et cela suffira
pour que les syllabes pareilles soient en nombre infini.
Dans
tout ce que nous venons de dire, le point qui peut être le plus contestable, c’est
cette assertion que toute science est universelle, et que, par suite, il est
nécessaire que les principes des choses soient universels aussi, sans être,
cependant, des substances séparées. Cette assertion est vraie sans doute, à un
certain point de vue ; mais, à un autre point de vue, elle ne l’est pas.
C’est
que Science et Savoir sont des expressions à double sens : tantôt, elles
signifient l’état de simple puissance, et tantôt, l’état de réalité actuelle.
La puissance, en tant que matière universelle et indéterminée, s’applique à l’universel
et à l’indéterminé. Mais l’acte, au contraire, est déterminé, en s’appliquant à
un objet déterminé ; il est telle chose spéciale, dans telle chose aussi
spéciale que lui. La vue ne voit la couleur universelle qu’indirectement, parce
que cette couleur actuelle qu’elle voit est de la couleur, comme cet A spécial
qu’étudie le maître d’écriture est bien un A réel.
Si
les principes sont nécessairement universels, il faut nécessairement aussi que
les conséquences des principes soient universelles, comme elles le sont dans
les démonstrations. Or, s’il en est ainsi, il n’y aura rien de séparé ; et
il n’y aura plus de substance. Mais il est clair que, sous un certain point de
vue, la science est universelle, et qu’à un autre, elle ne l’est pas.
Nous
nous bornerons donc aux considérations précédentes sur la substance ainsi
comprise. Mais, tous les philosophes s’accordent à reconnaître que les
principes sont contraires, et que, de même qu’ils le sont dans la nature, ils
le sont aussi pour les substances immobiles. Cependant, s’il ne peut y avoir au
monde quoi que ce soit d’antérieur au principe de toutes choses, il s’ensuit qu’il
est impossible qu’un principe, qui serait encore quelque autre chose que
principe, soit un principe véritable. Ce serait aussi faux que si, par exemple,
prenant le blanc pour principe et le posant comme principe, non pas en tant qu’il
est autre chose que blanc, mais en tant qu’il est essentiellement blanc, on
allait dire en même temps que le blanc est un attribut, et que, tout en étant
aussi autre chose que blanc, il reste blanc néanmoins. Alors c’est cette autre
chose qui serait antérieure au blanc.
Sans
doute, toutes les choses viennent des contraires ; mais c’est à la condition
d’un sujet préalable. C’est même surtout dans les contraires que cette
condition doit être remplie. [1087b] Toujours les contraires, quels qu’ils soient, se
rapportent à un sujet ; et il n’est pas un contraire qui existe
séparément. Or, ainsi que le plus simple regard jeté sur les choses, la raison
nous atteste, de même, qu’il n’y a rien de contraire à la substance. Donc, il n’y
a pas de contraire qui puisse être, à proprement parler, le principe de toutes
choses ; et le principe vrai est tout autre chose que cela.
Parmi
les philosophes, les uns font, de l’un des deux contraires, la matière des
choses. Ceux-là opposent ce contraire à l’unité, c’est-à-dire l’inégal à l’égal,
regardant l’inégal comme la nature de la pluralité. Mais d’autres philosophes
opposent la pluralité à l’unité. Dans telle théorie, les nombres viennent de la
Dyade, de l’Inégal, du Grand et du Petit ; dans la théorie d’un autre
philosophe, ils sortent de la pluralité ; mais c’est toujours de la
substance de l’unité que naissent les nombres, dans les deux théories
également. Le philosophe qui ne prend pour éléments que l’Inégal et l’Unité, et
qui regarde l’Inégal comme la Dyade du Grand et du Petit, confond dans une
seule expression l’Inégal, le Grand et le Petit, sans faire remarquer que, si
ces termes peuvent être une seule et même chose pour la raison, numériquement
ils ne le sont pas.
Du
reste, ces philosophes no donnent pas une meilleure explication de ce que sont
les principes des nombres, qu’ils appellent leurs éléments. Les uns, admettant
le Grand et le Petit avec l’unité, en font les trois éléments des nombres ;
et, selon eux, les deux premiers de ces éléments représentent la matière des
nombres, et c’est l’unité qui en représente la forme. D’autres adoptent pour
principes des nombres le Peu et le Beaucoup, parce que le Grand et le Petit
appartiennent, par leur nature propre, plus particulièrement à la grandeur. D’autres,
prenant encore un terme plus général dans toutes ces notions, regardent comme
éléments des nombres le Surpassant et le Surpassé.
Toutes
ces théories n’offrent, pour ainsi dire, aucune différence entre elles, en ce
qui regarde bon nombre de leurs conséquences ; et elles ne diffèrent que
pour les difficultés logiques que ces philosophes tâchent d’éviter, parce qu’eux-mêmes
aussi ne font que des démonstrations logiques. Toutefois, c’est un seul et même
argument de prendre le Surpassant et le Surpassé pour principes des nombres, au
lieu du Grand et du Petit, et de soutenir que le nombre est antérieur à la
Dyade, parmi les éléments des nombres. Bien que le nombre et le Surpassant
soient l’un et l’autre des notions plus universelles, néanmoins nos philosophes
admettent l’un, et n’admettent pas l’autre.
Selon
quelques autres philosophes, l’unité a pour opposés le Différent et l’Autre. Il
en est qui n’opposent que la pluralité et l’unité. Mais si, comme ils le
veulent, les êtres viennent des contraires, et si, pour l’unité, il faut
reconnaître, ou qu’il n’y a point de contraire possible, ou que, si l’on veut à
toute force qu’il y en ait un, ce ne peut être que la pluralité, l’Inégal étant
le contraire de l’Égal, le Différent étant le contraire du Même, l’Autre étant
le contraire de l’Identique, il s’ensuit que la doctrine qui paraît la plus
solide est celle des philosophes qui opposent l’unité à la pluralité. Et
encore, celle-là n’est-elle pas suffisamment vraie, puisque l’unité deviendra
alors le Peu, et que c’est la pluralité qui est le contraire du petit nombre,
comme Beaucoup l’est de Peu.
Il
est, d’ailleurs, de toute évidence que c’est l’unité qui exprime la mesure ;
et en toute chose, il y a toujours quelque chose d’autre qui sert de fondement.
Ainsi, dans l’harmonie, c’est le demi-ton, le dièse ; dans les mesures de
longueur, c’est le pouce, ou le pied, ou telle autre unité analogue ; dans
les rythmes, c’est la base ou la syllabe. De même aussi pour les mesures de
pesanteur, c’est un certain poids déterminé. En un mot, il en est de même dans
tous les cas ; [1088a] pour les qualités, la mesure est une qualité ;
pour les quantités, c’est une quantité, etc.
La
mesure est indivisible, soit par son espèce même, soit pour nos sens, la mesure
adoptée n’étant pas une substance en soi. Du reste, cela se comprend sans
peine, puisque l’unité signifie la mesure d’une certaine pluralité ; que
le nombre est une pluralité mesurée, et une pluralité de mesures. Aussi, n’a-t-on
pas moins raison de dire que l’unité n’est pas un nombre, pas plus que la
mesure ne peut être une réunion de mesures ; mais la mesure n’est qu’un
principe, aussi bien que l’unité. De là vient que la mesure doit toujours
rester Une et la même, pour toutes les choses mesurées. Si la mesure est un
cheval, elle s’applique à tous les chevaux ; si c’est l’homme, à tous les
hommes. S’il s’agit de l’homme, du cheval, de Dieu, la mesure est, si l’on
veut, l’être animé ; et leur nombre peut encore être un nombre d’êtres
animés. Mais si l’on veut réunir l’homme, le blanc, et la marche, il n’y a plus
de nombre possible pour ces trois termes, en ce sens que toutes ces
déterminations se rapporteraient au même être et à un être qui numériquement
est Un. Toutefois dans ce cas même, il peut y avoir encore un nombre pour les
genres de ces déterminations, ou de telle autre dénomination analogue.
Les
philosophes qui font de l’Inégal une sorte d’unité, et qui admettent la Dyade
indéterminée du Grand et du Petit, s’éloignent infiniment trop des opinions
généralement reçues, et même des opinions qu’on pourrait adopter. L’Inégal, le
Grand et le Petit, ce sont là, en effet, de simples modifications et des
accidents, bien plutôt que les sujets véritables des nombres et des grandeurs.
Le Peu et le Beaucoup ne sont que des modes du nombre ; le Grand et le
Petit, des modes de la grandeur, comme sont aussi de simples modes le Pair et l’Impair,
le Poli et le Rude, le Droit et le Courbe.
Ce
qui rend, en ceci, l’erreur encore plus forte, c’est que le Grand et le Petit
ne sont nécessairement que des relatifs, ainsi que tout ce qui leur ressemble.
Or, de toutes les catégories, c’est le relatif qui est certainement moins que
toute autre une nature et une substance véritable. A cet égard, la relation ne
vient qu’après la qualité et la quantité. La relation, ainsi qu’on l’a dit
précédemment, n’est qu’un mode de la quantité ; ce n’en est pas la
matière, si, d’ailleurs, le relatif est quelque autre chose encore, soit que l’on
considère le relatif d’une manière absolue et commune, soit qu’on le considère
dans ses parties diverses et dans ses espèces. Rien, en effet, n’est absolument
petit ou grand, peu ou beaucoup, en un mot rien n’est relatif qui ne soit aussi
quelque autre chose, en même temps qu’il est peu ou beaucoup, petit ou grand,
ou relatif.
Ce
qui prouve bien que le relatif n’est pas, dans quelque mesure que ce soit, une
substance et une réalité, c’est que, pour lui seul, il n’y a ni production, ni
destruction, ni mouvement, tandis que, pour la quantité, il y a accroissement
et diminution ; pour la qualité, il y a altération ; pour le lieu, il
y a translation ; pour la substance, il y a la production et la
destruction absolues, tous phénomènes qui ne peuvent avoir lieu pour le
relatif. Ceci vient de ce que, sans même se mouvoir, un relatif peut être,
tantôt plus grand, tantôt plus petit, tantôt égal, selon que l’autre des
relatifs viendra à être mû et à changer en quantité. [1088b] Et puis, la matière
d’une chose quelconque est nécessairement ce qui, en puissance, est cette même
chose ; et c’est là aussi la condition de la substance. Mais le relatif n’est
substance, ni en puissance, ni en acte.
Il
est donc absurde, ou plutôt, il est impossible de faire, de ce qui n’est pas
une substance, l’élément et l’antécédent de la substance. Car toutes les
catégories ne viennent qu’après elle. Ajoutez que les éléments ne peuvent
jamais être les attributs des choses dont ils sont les éléments. Le Peu et le
Beaucoup, soit séparés, soit réunis, sont les attributs de la ligne ; et
la surface est large ou étroite.
Et
s’il y a réellement une pluralité à laquelle on puisse appliquer toujours la
notion de Peu, la Dyade, par exemple, puisque si la Dyade était le Beaucoup, ce
serait l’unité qui devrait alors être le Peu ; si, d’autre part, il y a un
Beaucoup absolu, qui serait, je suppose, la Décade, et si, après elle, il n’y a
rien de plus grand, si ce n’est les nombres infinis, comment concevoir que le
nombre puisse venir du Grand et du Petit ? Ou il fallait que les deux à la
fois composassent le nombre et lui fussent attribués, ou il fallait ne lui
attribuer, ni l’un, ni l’autre. Mais, selon la théorie de nos philosophes, il n’y
a que l’un des deux qui puisse être l’attribut du nombre.
Une
question générale qu’il faut examiner ici, c’est de savoir s’il est possible
que des choses éternelles soient formées d’éléments ; car alors elles
devront avoir une matière, puisque tout ce qui est formé d’éléments est un
composé. Si donc nécessairement tout être provient des éléments dont il est
formé, qu’il soit d’ailleurs éternel ou qu’il ait été produit, tout ce qui
devient et se produit provient d’un être qui, en puissance, est ce qu’il
devient en acte ; car il ne pourrait, ni devenir, ni exister, s’il devait
partir de ce qui ne peut pas être. Mais le possible peut arriver à l’acte, ou n’y
pas arriver. Bien que le nombre soit éternel plus que toute autre chose, et
surtout plus que ce qui a une matière quelconque, il pourrait alors aussi ne
pas être, tout comme peut cesser d’exister l’être qui n’a qu’un jour à vivre,
tout comme celui qui vivrait un nombre d’années aussi grand qu’on voudrait, et
qui, si l’on veut pousser encore plus loin, existerait pendant un temps sans
limite.
A
ce point de vue, il n’y aurait donc pas d’êtres éternels, puisque ce qui peut
un jour ne pas être n’est pas éternel, ainsi que nous avons eu l’occasion de le
démontrer dans d’autres discussions. Mais, si ce que nous disons ici est
universellement vrai, à savoir qu’il n’y a pas de substance éternelle qui ne
soit en acte, et si les éléments sont la matière de la substance, il en résulte
qu’il ne peut pas y avoir, pour une substance éternelle quelconque, des
éléments qui en formeraient la composition intrinsèque.
Quelques
philosophes font de la Dyade indéterminée, avec l’unité, l’élément des nombres,
et ils ont grande raison de repousser l’Inégal, à cause des conséquences
insoutenables de cette dernière théorie. Or, s’ils évitent quelques
difficultés, ce sont celles-là seules que rencontrent nécessairement les
philosophes qui font de l’Inégal et du Relatif les éléments du nombre. Mais, en
dehors de ce point de doctrine, eux aussi ils s’exposent inévitablement aux
mêmes embarras, soit qu’ils tirent de ces éléments le nombre idéal, soit qu’ils
n’en tirent que le nombre mathématique.
On
peut rapporter à bien des motifs ce retour à un pareil ordre de causes ; [1089a] mais le motif principal, c’est que nos
philosophes se sont trop dirigés à la manière des anciens, dans leurs
recherches. Ils se sont figuré que tous les êtres se réduiraient à un être
unique, à l’Être en soi, si l’on ne répondait pas victorieusement à l’objection
de Parménide, et si l’on marchait d’accord avec lui : « Il n’est pas
possible que jamais, ni de quelque façon que ce soit, puisse être ce qui n’est
pas » ; et de là, ils ont conclu qu’on était forcé d’établir
démonstrativement que le Non-être existe. De cette façon, à les en croire, les
êtres sortiraient à la fois de l’Être et de quelque autre chose, et leur
pluralité deviendrait possible.
Ici
cependant, le premier soin qu’on doit prendre, c’est de s’assurer si le mot d’Être
ne peut pas recevoir plusieurs acceptions. Être exprime d’abord la substance,
puis la qualité, puis la quantité, et les autres catégories. Quels sont donc
précisément les êtres qui pourraient, tous ensemble, arriver à n’en former qu’un,
si le Non-être venait à ne pas exister ? Seraient-ce les substances, ou
les simples modes ? En peut-il être également pour toutes les autres
nuances de l’Être, sans distinction ? Ou bien, l’Être unique serait-il la
réunion de toutes ces nuances : réalité substantielle, et qualité, et
quantité, et telle autre des acceptions diverses que l’Être peut revêtir ?
Mais il est absurde, ou plutôt il est impossible, que ce soit une seule et même
nature qui devienne cause que l’être soit, d’abord, l’être qu’il est, et tel
être particulier, puis ensuite qu’il ait telle qualité, ou telle quantité, ou
qu’il soit dans tel lieu.
En
outre, de quel Non-être et de quel Être fera-t-on sortir les êtres ? Le Non-être,
en effet, a aussi ses nuances diverses, du moment que l’Être a les siennes.
Dire d’un être qu’il n’est pas homme, c’est dire simplement qu’il n’est pas tel
être particulier ; dire d’une chose qu’elle n’est pas droite, c’est dire
qu’elle n’a pas telle qualité ; dire d’une chose qu’elle n’a pas trois
coudées, c’est dire qu’elle n’est pas de telle grandeur ou quantité. Mais les
êtres multiples, de quel Être et de quel Non-être peuvent-ils venir ? Il
va même jusqu’à appeler du nom de mensonge, et à confondre avec cette nature du
mensonge, le Non-être d’où sort, en même temps que de l’Être, la multiplicité
des êtres. Aussi, ajoutait-on encore qu’il faut bien admettre, au fond de tout,
une hypothèse fausse et mensongère, à l’imitation des géomètres, qui donnent un
pied de long à une ligne qui n’a pas du tout un pied.
Mais
il est bien impossible que tout cela soit exact. Ni les géomètres ne font l’hypothèse
erronée qu’on leur prête ; et la preuve c’est que cette ligne supposée n’entre
jamais pour rien dans leurs conclusions ; ni les êtres ne peuvent jamais
venir d’un Non-être ainsi compris, non plus qu’ils ne peuvent périr dans un tel
Non-être. Mais comme le Non -Être, selon les cas que nous avons indiqués, a tout
autant d’acceptions qu’il y a de catégories, et qu’outre le Non-être qui, ainsi
qu’on l’entend, n’est, en effet, qu’un mensonge, il y a le Non-être en
puissance, c’est de celui-là que sortent les choses. Ainsi, l’homme vient
certainement de ce qui n’est pas homme, mais est homme en puissance, comme le
blanc vient de ce qui n’est pas blanc actuellement, mais est le blanc en
puissance. Cette remarque est la même, soit qu’un seul être se produise, ou que
ce soient plusieurs êtres.
Évidemment,
cette recherche se borne à savoir comment l’Être qui s’applique spécialement
aux substances, peut devenir multiple ; car toutes les choses qui se
produisent sont, d’après cette théorie, des nombres, des grandeurs, et des
solides. Mais il paraît absurde, quand on recherche comment l’Être peut devenir
multiple dans la substance, de ne pas rechercher en même temps comment il peut
le devenir dans la qualité, ou dans la quantité. Ce ne peut pas être la Dyade
indéterminée, pas plus que le Grand et le Petit, qui font qu’il y a deux choses
blanches, ou qu’il y a plusieurs couleurs, qu’il y a plusieurs saveurs,
plusieurs figures ; [1089b] car alors, tout cela, saveurs, figures,
couleurs, seraient aussi des nombres et des unités.
Si
nos philosophes avaient approfondi ces considérations, ils auraient bien vu la
cause de la multiplicité des êtres, et découvert où est la vérité, pour les
modes aussi bien que pour les substances. C’est l’identité et l’analogie qui,
en ceci, sont les vraies causes. Cette première déviation a fait encore que, en
recherchant l’opposé de l’Être et de l’Unité, duquel, en même temps que de l’Être
et de l’unité, viendraient tous les êtres, on a admis que cet opposé était le
Relatif et l’Inégal, qui ne sont, ni le contraire, ni la négation de l’Unité et
de l’Être, et qui ne sont qu’une nature particulière des choses, aussi bien que
le sont la substance et la qualité.
Il
fallait se demander, aussi, pourquoi les Relatifs sont multiples, et comment il
se fait qu’il n’y a pas un seul et unique Relatif. Mais on se contente, ici, de
rechercher d’où peut venir la multiplicité des unités, en dehors de l’Un en soi ;
et l’on s’abstient de rechercher comment il peut y avoir multiplicité d’Inégaux,
après l’Inégal en soi. Cependant nos philosophes emploient, eux aussi, tous ces
termes, et ils nous parlent du Grand et du Petit ; du Peu et du Beaucoup,
d’où ils font venir les nombres ; du Long et du Court, d’où vient la
longueur ; du Large et de l’Étroit, d’où vient la surface ; de l’Épais
et du Mince, d’où viennent les solides ; et ils reconnaissent, ainsi, une
foule d’espèces diverses du Relatif. Mais encore une fois, d’où vient, selon
eux, cette multiplicité, et quelle en est la cause ?
Il
faut donc, de toute nécessité, comme nous le soutenons, supposer, dans tous les
cas, l’Être en puissance. L’auteur de la doctrine que nous étudions a expliqué,
en outre, qu’on doit entendre par Relatif ce qui en puissance est telle chose
et telle substance, sans exister cependant en soi, comme il l’eût dit de la
qualité, qui n’est, ni l’Un ou l’Être en puissance, ni la négation de l’unité,
ni celle de l’Être, mais qui compte néanmoins parmi les êtres. Ainsi que nous l’avons
fait observer, il eût bien mieux valu, puisque notre philosophe recherchait d’où
vient la multiplicité des êtres, qu’il ne se bornât pas à se demander comment,
dans une seule et même catégorie, y a multiplicité de substances, ou
multiplicité de qualités ; en un mot, il aurait dû rechercher comment la
multiplicité des êtres est possible en général, puisque les êtres sont, tantôt
des substances, tantôt de simples modes, tantôt des Relatifs.
Pour
les catégories autres que la substance, la question de savoir comment la
multiplicité peut s’y produire, mérite plus d’insistance encore. Comme en
elles, l’Être n’est plus séparable, on pourrait dire que c’est, parce que le
sujet peut devenir et être plusieurs choses, qu’il y a aussi plusieurs qualités
de possibles et plusieurs quantités. Mais il n’en faut pas moins qu’il y ait
toujours une matière pour chacun de ces genres. Seulement, il est impossible
que cette matière soit séparée des substances. Mais, pour les individus, il y a
quelque motif sérieux de se demander comment l’individuel peut devenir
multiple, s’il n’y a pas, d’abord, un individu réel comme lui, et une nature du
genre de celle que nous venons d’indiquer.
C’est
même de là plus particulièrement, qu’est venue la question de savoir comment
les substances en acte peuvent être multiples, et pourquoi il n’y a pas une
seule et unique substance. Quoi qu’il en soit, à moins que l’on n’identifie la
substance et la quantité, on ne nous dit pas pourquoi, ni comment, les
substances sont multiples ; on nous explique uniquement comment les
quantités le sont. Tout nombre, en effet, exprime la quantité ; et l’unité
l’exprime aussi, à moins qu’elle ne représente une mesure, en tant qu’elle est
indivisible sous le rapport de la quantité. Si donc la quantité est autre chose
que la substance, et si la substance est autre chose aussi que la quantité, on
ne nous explique pas d’où vient l’individualité, ni comment elle se multiplie. [1090a] Mais, en soutenant que la substance et la
quantité sont identiques, on soulève encore bien des objections contre soi.
On
pourrait en outre insister non moins vivement, sur la manière dont on considère
les nombres, en demandant sur quelles preuves on prétend en affirmer l’existence.
Quand on admet les Idées, les nombres peuvent, jusqu’à un certain point,
expliquer la cause des êtres, puisque chaque nombre est une Idée, et que l’Idée
est, dit-on, cause de l’existence de toutes les autres choses, de quelque façon
d’ailleurs que ce soit ; théorie que nous lai sons à ses partisans. Mais,
quand on repousse ce système, à cause des difficultés qu’il présente, jusqu’au
point de s’en passer pour concevoir les nombres, et quand on admet seulement le
nombre mathématique, à quoi bon irait-on croire à l’existence d’un nombre idéal ?
Et en quoi un pareil nombre pourrait-il servir aux autres choses ? Car, d’une
part, celui-là même qui en affirme l’existence déclare que ce nombre n’est
cause de rien, et il se borne à en faire une certaine nature qui existe en soi.
D’autre part, il semble bien, en effet, que ce nombre n’est cause de quoi que
ce puisse être, puisque toutes les considérations et les théorèmes de l’arithmétique
se fondent aussi sur des données sensibles, comme nous l’avons fait voir.
Les
philosophes qui ont admis l’existence des Idées, et qui les prennent pour les
nombres, supposent, pour expliquer les choses particulières, qu’outre les
choses multiples, il y a une certaine unité à laquelle chacune d’elles se
rapporte ; et ils essaient, pour tout objet individuel et Un, de montrer
par là comment, et par quelle cause, il existe. Mais, comme toutes ces théories
ne sont, ni nécessaires, ni même possibles, on ne saurait dire qu’elles
expliquent davantage l’existence du nombre.
Quant
aux Pythagoriciens, comme ils avaient observé que beaucoup des propriétés des
nombres se trouvent dans les corps sensibles, ils ont soutenu que les êtres
sont des nombres, mais non pas des nombres séparés ; et ils ont avancé que
les choses se composent de nombres. Et pourquoi ? Parce que, selon eux,
les propriétés des nombres se manifestent dans l’harmonie musicale, dans le
Ciel, et dans une foule d’autres choses.
Lorsqu’on
n’admet que le nombre mathématique tout seul, il n’est pas possible d’accepter
de telles doctrines, même en partant des hypothèses qu’on se donne ; mais on
disait que, sans cette condition, la science des nombres n’est pas possible.
Pour notre part, nous répétons, ainsi que nous l’avons précédemment établi,
que, de toute évidence, les entités mathématiques ne sont pas séparées des
choses ; car, si les nombres étaient séparés, leurs propriétés ne se
retrouveraient pas dans les corps.
Sur
ce point, les Pythagoriciens sont à l’abri de toute critique. Mais, quand ils
composent les corps de la nature avec des nombres, quand ils composent, avec
des éléments qui n’ont, ni légèreté, ni pesanteur, les corps légers ou pesants,
ils semblent vraiment nous parler d’un autre ciel et d’autres corps, mais non
des corps que nos sens connaissent. Quant à ceux qui veulent que le nombre soit
séparé, ils se fondent sur ce que les axiomes, tout vrais qu’ils sont et tout
en persuadant l’esprit, ne s’appuient pas non plus sur les choses sensibles, et
que, cependant, on admet leur existence et leur séparation, de même qu’on fait
aussi cette hypothèse pour les grandeurs mathématiques.
[1090b] Mais, il est clair
qu’un raisonnement opposé amènera des conséquences contraires ; et la
question que nous posions tout à l’heure, reste à résoudre par ceux qui
adoptent ce système : « Pourquoi, disions-nous, les nombres n’étant
pas dans les objets sensibles, leurs propriétés cependant se trouvent-elles
dans les objets sensibles ? »
Quelques
autres philosophes, remarquant que les limites et les extrémités des grandeurs
sont, le point pour la ligne, la ligne pour la surface, la surface pour le
solide, s’imaginent justifier, par cet argument, l’existence indispensable de
pareilles natures. Mais, ici encore, il faut bien prendre garde que ce
raisonnement ne soit trop peu solide ; car ces extrémités des grandeurs ne
sont pas des substances réelles ; ce sont là bien plutôt de simples
limites, puisqu’il faut toujours qu’il y ait une limite à une marche
quelconque, et, d’une manière générale, au mouvement. On prétend donc faire de
ces limites un objet réel et une substance ; mais c’est absurde ;
car, en supposant même que ce soient là de véritables substances, elles feront
toutes partie des choses sensibles, puisque l’on reconnaît cette vérité. Et
alors comment peuvent-elles en être séparées ?
On
pourrait encore insister, à moins que l’on ne soit de trop facile composition,
et demander : Pourquoi, dans tout nombre, quel qu’il soit, et dans les
entités mathématiques, les éléments antérieurs et les éléments postérieurs n’ont-ils
pas la moindre influence les uns sur les autres ? Ainsi, en supposant même
qu’il n’existe pas de nombre, les grandeurs n’en doivent pas moins exister,
pour ceux qui ne croient absolument qu’aux êtres mathématiques ; et en
supposant encore que ces êtres n’existent pas non plus, il reste du moins l’esprit
qui les conçoit, et les corps sensibles qui les contiennent. Cependant, d’après
tout ce que nous voyons, la nature ne montre pas à nos yeux une succession de
vains épisodes, comme on en trouve dans une mauvaise tragédie.
Il
est vrai que les philosophes qui croient à l’existence des Idées, échappent du
moins à cette faute, en prétendant que les grandeurs viennent de la matière et
du nombre : les longueurs étant, selon eux, formées avec la Dyade ; les
surfaces étant formées avec la Triade ; les solides étant formés avec la
Tétrade, ou bien encore de tels autres nombres ; car ceci importe assez
peu. Mais ces entités-là sont-elles bien des Idées ? En quel lieu les
place-t-on ? Quel rapport ont-elles avec les êtres réels ? Elles n’en
ont absolument aucun, pas plus que les entités mathématiques. Il n’est pas même
possible de leur appliquer aucun des théorèmes ordinaires, à moins de vouloir
bouleverser les mathématiques, de fond en comble, et de s’y faire des doctrines
insoutenables et toutes particulières. Rien n’est plus aisé, en imaginant des
hypothèses quelconques, que d’en tirer un long tissu d’argumentations sans fin ;
et telle est l’erreur de ceux qui, sur cette pente, ont essayé d’accoupler les
entités mathématiques et les Idées.
Mais
les philosophes qui, les premiers, avaient réduit les espèces du nombre à deux,
le nombre idéal et le nombre mathématique, sans vouloir en ajouter d’autre, ne
nous ont pas dit, et ils eussent été bien embarrassés de nous dire, ce que c’est
précisément que le nombre mathématique et d’où il vient ; car ils en font
un intermédiaire entre le nombre idéal et le nombre sensible. Si le nombre
mathématique est formé du Grand et du Petit, il se confond alors avec le nombre
idéal. Mais c’est d’un Grand et d’un Petit tout différents, puisqu’on leur fait
produire les grandeurs. [1091a] Si l’on dit que c’est encore un autre Grand et
Petit, alors on multiplie les éléments sans mesure ; et, si l’on veut que
quelque unité soit le principe de l’un et de l’autre, il faudra que cette unité
devienne un terme commun, supérieur à tous les deux. Il y a donc à rechercher
comment cet Un en soi peut devenir ces termes multiples ; et, en même
temps, le nombre devra se former d’une autre manière que de l’Un en soi et de
la Dyade indéterminée ; ce qui pourtant est impossible, d’après notre
philosophe.
Toutes
ces théories sont insensées ; elles se combattent elles-mêmes et se
contredisent, en même temps qu’elles contredisent la raison. C’est bien là que
l’on retrouve « Ce discours sans fin » dont parle Simonide ; car
ce discours sans fin ressemble beaucoup à celui de nos esclaves, quand ils n’ont
absolument rien de bon à nous alléguer. Ces prétendus éléments du Grand et du
Petit nous font l’effet, on peut dire, de jeter les hauts cris, en se voyant si
violemment réunis, et de ne pouvoir engendrer que le nombre multiplié sans
cesse par lui-même.
En
outre, il est bien absurde, ou plutôt il est absolument impossible, de nous
parler d’une origine lorsqu’on fait les nombres éternels. Mais, quant à savoir
si les Pythagoriciens admettent, ou n’admettent pas, une origine pour les
nombres, il n’y a pas la moindre hésitation sur ce point ; car ils disent
très clairement que, l’Un en soi s’étant une fois constitué, soit par des
surfaces, soit par une couleur, soit par un germe, soit par d’autres éléments,
qu’on ne saurait d’ailleurs nous indiquer, la partie de l’infini la plus
voisine fut attirée sur-le-champ et fut bornée par la limite. Mais, comme les
Pythagoriciens traitent de l’univers, et qu’ils prétendent en parler d’après
les principes de la Physique, il est juste de n’étudier leurs recherches qu’en
traitant de la nature, et de n’en pas parler davantage dans la présente étude,
puisqu’elle s’occupe de principes qui régissent les choses immobiles. Par
conséquent, nous ne considérerons ici que la génération des nombres de cette
espèce.
Les
Pythagoriciens n’admettent pas la production de l’impair, parce qu’il leur
semble de toute évidence qu’il n’y a que le pair qui soit produit. Mais,
quelques philosophes prétendent que le nombre pair se compose, tout d’abord, de
termes inégaux, le Grand et le Petit, ramenés à l’égalité. Ainsi, avant de
devenir égaux, il fallait nécessairement que l’inégalité régnât entre eux.
Mais, s’ils étaient rendus égaux de toute éternité, ils n’étaient donc pas
primitivement inégaux ; car il ne peut pas y avoir quelque chose d’antérieur
à ce qui est éternel. Par conséquent, il est clair que ce n’est pas seulement d’une
manière spéculative que ces philosophes admettent la génération des nombres.
Ici
se présente une question, qu’on aurait grand tort de regarder comme facile à
résoudre. Quel rapport les éléments et les principes ont-ils avec le Bien et le
Beau ? Ou, pour préciser encore davantage la question : Le bien en
soi et le parfait en soi, comme nous voulons les entendre, font-ils partie des
principes ? Ou ne viennent-ils qu’en sous-ordre et après eux ? Cette
dernière opinion semble être celle de quelques Théologues de nos jours, qui
nient que le bien et le parfait soient des principes, et qui croient que le
bien et le beau n’ont apparu qu’après de bien longs progrès, dans la nature des
choses. S’ils adoptent cette doctrine, c’est afin d’éviter la sérieuse
difficulté qu’on soulève lorsqu’on prétend, comme on le fait quelquefois, que c’est
l’Un en soi qui est le principe. [1091b] Mais ici la difficulté vient, non pas de ce qu’on
regarde le bien comme inhérent au principe, mais de ce qu’on prend l’Un en soi
pour principe, et de ce que, prenant ce principe pour élément, on veut faire
sortir le nombre de l’Un en soi.
Les
poètes les plus anciens avaient une opinion semblable, lorsqu’ils attribuaient
la puissance souveraine et le règne sur toutes choses, non pas aux êtres qu’ils
regardent comme les premiers, la Nuit, le Ciel, le Chaos, ou même l’Océan, mais
à Jupiter. Ce qui les a portés à s’exprimer de cette manière, c’est qu’ils font
varier les maîtres du monde. Mais, ceux d’entre eux qui, par un sage mélange,
ont évité de rendre ces pensées uniquement sous les formes de la fable, par
exemple Phérécyde, et quelques autres, ont posé le Bien, dans toute sa
perfection, comme le premier générateur des choses. C’est là aussi ce qu’ont
fait les Mages, et les philosophes qui sont venus plus tard, tels qu’Empédocle
et Anaxagore, quand ils ont pris, l’un, l’Amour pour l’élément, et l’autre, l’Intelligence
pour principe.
Quant
à ceux qui ont admis des substances immobiles, il en est qui ont dit que l’Un
en soi est le bien en soi, tout en déclarant, néanmoins, que l’Un en soi est
surtout l’essence du bien. Mais ici on peut se poser cette question : A
laquelle de ces opinions doit-on s’arrêter ? Il serait bien singulier que,
si les attributs premiers, qui appartiennent à l’Être premier, sont d’être
éternel et souverainement indépendant, ce ne fût pas à titre de Bien que lui
appartinssent aussi l’indépendance et l’éternelle conservation. Mais, rien ne
peut être impérissable, ni indépendant, par aucun autre motif que celui de sa
perfection même.
Donc,
affirmer qu’il existe un principe de ce genre, c’est une vérité conforme à la
raison ; mais, prétendre que ce principe est l’Un en soi, ou que si ce n’est
pas l’Un, c’est un élément et l’élément des nombres, c’est une théorie
insoutenable. Il y a là une énorme difficulté, dont quelques philosophes ont
cru se débarrasser, en reconnaissant que l’Un en soi est le premier des
principes et le premier élément, mais seulement le principe du nombre
mathématique. Dès lors, toutes les unités deviennent chacune un Bien, et l’on
se trouve avoir ainsi une abondance de Biens vraiment incalculable.
Si,
d’autre part, les Idées sont des nombres, les Idées aussi sont toutes et
chacune un Bien particulier. Peu importe, d’ailleurs, qu’on suppose des Idées
pour tout ce qu’on veut ; car, s’il n’y a des Idées que pour les Biens,
les substances cesseront d’être des Idées ; et s’il y a des Idées aussi
pour les substances, tous les animaux, toutes les plantes, tous les êtres qui
participent aux Idées seront bons également. On le voit : ce seraient là
des conséquences absurdes ; et, par suite, l’élément contraire de l’Un en
soi, ou la pluralité, ou l’inégal, ou le Grand et le Petit, seraient le Mal en
soi. C’est là ce qui fait que notre philosophe a évité de confondre le Bien
avec l’Un en soi ; car il aurait fallu accepter aussi la proposition
contraire, et dire que le Mal est la nature de la pluralité, puisque les
contraires sont la condition de toute production.
Mais
d’autres philosophes pensent que la nature du Mal vient de l’inégalité. Alors,
tous les êtres participeraient au Mal, sauf cependant l’Un en soi. Les nombres
participeraient plus que les grandeurs à ce mal sans mesure. [1092a] Le Mal prendrait la place du Bien ; et
ainsi, il chercherait et désirerait sa propre destruction, puisque le contraire
est destructif du contraire. Mais si, comme nous le soutenons, la matière de
chaque chose est cette chose même en puissance : par exemple, si le feu en
puissance est la matière du feu en acte, le Mal sera lui-même le Bien en
puissance.
Du
reste, toutes ces erreurs, quelles qu’elles soient, viennent de ce qu’on fait
de tout principe un élément, ou de ce qu’on prend les contraires pour
principes, ou de ce qu’on prend pour principe l’Un en soi, ou de ce qu’en
faisant, des nombres, les premières substances, on les sépare des choses, et qu’on
en fait des Idées.
Si
l’on ne peut s’empêcher de compter le Bien parmi les principes, et s’il est
impossible également de l’y comprendre comme on l’a fait, il est clair que
cette double impossibilité tient à ce qu’on a mal déterminé les principes,
ainsi que les substances premières. On n’est pas plus dans le vrai, quand on
assimile les principes de l’univers à l’organisation des animaux et des
plantes, et que, voyant que, dans ces derniers êtres, les plus parfaits
viennent toujours d’êtres indéterminés et incomplets, on croit pouvoir affirmer
qu’il en est de même des premiers principes ; ce qui ôterait toute
existence réelle à l’Un en soi.
Mais
les principes, aussi, d’où viennent les animaux et les plantes, sont complets,
quoiqu’on en dise ; car c’est l’homme qui engendre l’homme, et ce n’est
pas la semence qui est le principe antérieur. Il n’est pas moins absurde de
faire l’espace, ou le lieu, contemporain des solides mathématiques ; car
le lieu se rapporte spécialement aux individus, qui sont, en effet, séparables ;
mais les êtres mathématiques ne sont pas dans un lieu quelconque ; et il
est tout aussi peu sensé de dire que le lieu existe pour eux, et de ne pas dire
ce qu’est ce lieu.
Puisqu’on
prétend que les êtres viennent d’éléments, et puisqu’on fait, des nombres
idéaux, les premiers des êtres, il fallait, parmi les sens divers où l’on peut
dire d’une chose qu’elle vient d’une autre, expliquer spécialement la manière
dont le nombre vient des principes. Est-ce en se mêlant à eux, par exemple ?
Mais tout n’est pas susceptible de mélange ; l’être qui vient à se
produire par suite d’un mélange est un autre être ; et l’Un en soi n’est
plus séparé, et ne forme plus une autre nature, comme le veulent nos
philosophes. Si ce n’est pas par un mélange que se forme le nombre idéal,
sera-ce par une composition, comme la syllabe se compose de lettres ?
Alors, une position est ici de toute nécessité ; et quand l’esprit pense l’unité
et la pluralité, il les pense séparément l’une et l’autre. Ce sera donc là le nombre,
à savoir : une composition d’unité et de pluralité, ou bien de l’Un en soi
et de l’Inégal.
Mais,
comme quand on dit d’une chose qu’elle est composée de certains éléments, cette
expression signifie, tantôt que ces éléments subsistent dans la chose, et
tantôt qu’ils n’y subsistent pas, de laquelle de ces deux façons le nombre
sera-t-il composé ? Il n’est possible qu’un être soit composé d’éléments,
qui subsistent en lui, que quand il y a génération de cet être. Ou bien
peut-être, le nombre vient-il de ses éléments, comme d’une semence. Mais il ne
se peut pas que rien sorte de l’indivisible. Le nombre se compose-t-il encore
comme une chose dont on dit qu’elle vient de son contraire, lequel ne reste pas
permanent ? Mais, tout ce qui se produit ainsi vient d’abord d’une chose
qui subsiste d’une manière permanente. Or, puisque l’on prend l’Un en soi,
tantôt pour le contraire de la pluralité, [1092b] tantôt pour le contraire de l’Inégal, l’unité
étant considérée comme représentant l’égal, le nombre, alors, viendrait, en
quelque sorte, des contraires. Donc, il y aurait alors un autre terme ; et
c’est de ce troisième terme, qui serait permanent, et de l’un des deux autres,
que se composerait, ou que sortirait, le nombre.
Puis,
comment se fait-il que toutes les choses qui viennent de contraires, ou qui ont
des contraires, soient périssables, fussent-elles uniquement composées du
contraire tout entier, et que le nombre ne soit pas périssable comme elles ?
On ne nous dit rien de cette difficulté, quoique cependant le contraire, qu’il
soit dans la chose ou qu’il n’y soit pas, détruise toujours son contraire,
comme on dit que la Discorde détruit le Mélange ; ce qui pourtant ne
devrait pas avoir lieu, puisque le Mélange n’est pas le contraire de la
Discorde.
On
ne nous explique pas davantage comment les nombres peuvent être causes des
substances et de leur existence réelle. On ne dit pas si c’est à titre de
limites, comme les points, qui, en tant que limites, seraient les causes des
grandeurs ; ou bien, si le nombre est la cause de quelque chose de
déterminé, celui-ci étant la cause de l’homme, celui-là la cause du cheval,
comme le prétendait un certain Eurytus, qui n’hésitait pas à représenter même
les figures des plantes par des calculs arithmétiques, ainsi que le font ceux
qui appliquent les nombres aux figures géométriques, telles que le triangle ou
le quadrilatère. Ou bien, de même que l’accord symphonique n’est qu’une proportion
de nombres, de même l’homme vient-il d’une proportion spéciale, ainsi que le
reste des êtres ? Mais comment les modes et les qualités des choses, la
blancheur, la douceur, la chaleur, pourraient-elles être des nombres ?
Il
est donc bien clair que les nombres ne sont pas des substances, pas plus qu’ils
ne sont les causes de la forme des choses ; car c’est la proportion qui
serait la substance, et le nombre serait la matière. Ainsi, la substance de la
chair ou de l’os serait un nombre, en tant que trois parties de feu et deux
parties de terre composeraient cette substance ; et toujours le nombre,
quel qu’il soit d’ailleurs, est le nombre de certains objets, ou de feu, ou de
terre, ou d’unités quelconques. Mais, la substance exprime toujours une certaine
proportion de telle quantité relativement à telle autre quantité, dans le
mélange. Or, ce n’est pas là le nombre ; c’est uniquement le rapport du
mélange des nombres, qui sont, ou corporels, ou doués de toute autre qualité.
En
résumé donc, le nombre n’est pas cause efficiente, aussi bien le nombre pris en
général que le nombre unitaire ; il n’est pas la matière, ni la notion, ni
la forme des choses ; et il n’est pas davantage leur cause finale.
On
pourrait bien se demander encore en quoi consiste cette vertu bienfaisante, qu’on
prétend trouver dans les nombres, quand on dit que le mélange est bon, s’il a
lieu selon un nombre bien proportionné, ou selon un nombre impair : par
exemple, quand on assure que le mélange le plus sain de miel et d’eau est celui
qui se compose de trois parties de l’un contre trois parties de l’autre. Mais,
cette boisson peut aussi valoir mieux, même quand elle n’est soumise à aucune proportion,
et quand l’eau y domine, sans que le mélange soit réglé par aucun nombre
proportionnel.
Ajoutez
que les rapports des mélanges se forment par la simple addition de nombres, et
qu’ils ne se constituent pas précisément suivant des nombres multipliés par
eux-mêmes. Ainsi, par exemple, ces rapports sont de trois parties contre deux,
et non pas de trois fois deux. Cela tient à ce que, dans les multiplications,
le genre de la chose doit toujours rester le même. Ainsi, l’élément de la
mesure est A, dans la série ABC ; il est D, dans la série DEF ; et de
cette façon, tous les termes ont la même mesure. Donc, le nombre du feu ne peut
pas être BECF, pas plus que celui de l’eau ne peut être deux fois Trois.
[1093a] Si donc il y a
nécessité que tout participe du nombre, comme on le prétend, il en résultera,
nécessairement aussi, que bien des choses seront absolument identiques, puisque
le même nombre peut s’appliquer également à une chose et à une autre. Mais,
est-ce donc là une cause véritable ? Est-ce bien là ce qui fait que la
chose existe telle qu’elle est ? Qui peut en rien savoir ? Il y a,
par exemple, un certain nombre pour les mouvements du soleil, et aussi pour les
mouvements de la lune. Il y en a un encore pour la vie et pour la durée de
chaque animal. Qui empêche que, parmi ces nombres différents, les uns ne soient
carrés, que les autres ne soient cubiques, d’autres égaux, d’autres doubles ?
Rien ne s’y oppose. Mais alors, le soleil, la lune, les animaux devraient
nécessairement se mouvoir selon ces nombres, si, comme on le dit, tout
participe du nombre, et si les choses les plus diverses peuvent tomber sous un
nombre identique. Il en résulte encore que, si le même nombre s’appliquait à
quelques-unes d’entre elles, toutes ces choses deviendraient alors identiques
les unes aux autres, du moment qu’elles auraient la même espèce de nombre. A ce
compte, par exemple, le soleil et la lune devraient se confondre.
Mais
comment les nombres seraient-ils vraiment des causes ? Il y a bien sept
voyelles ; il y a sept cordes à la lyre ou sept harmonies ; les
Pléiades sont au nombre de sept ; certains animaux perdent leurs dents à
sept ans, bien que d’autres ne les perdent pas à cette époque ; enfin, il
y avait sept chefs devant Thèbes. Est-ce donc parce que le nombre de sept
existe, que les chefs Thébains ont été au nombre de sept, et que la Pléiade
compte sept étoiles ? Ou bien plutôt, ces héros n’ont-ils pas été sept à
cause du nombre des portes de la ville, ou pour toute autre raison, quelle qu’elle
soit ? Quant à nous, nous acceptons bien les sept étoiles de la Pléiade ;
mais nous en comptons douze dans la constellation de l’Ourse ; et eux, ils
en comptent même davantage.
Ils
disent encore que les trois lettres c, y, z, sont des
consonances ; et comme il n’y a que trois consonances dans la musique, il
n’y a aussi, selon eux, que trois lettres de ce genre. On voit qu’ils s’inquiètent
fort peu de rechercher si l’on ne pourrait pas former, à volonté, un nombre
infini de ces consonances ; car les deux lettres s et r, par exemple,
pourraient tout aussi bien, en se réunissant, être représentées par un seul
signe. Mais, si chacune de ces consonances seulement est double, et s’il n’y en
a point d’autre, cela tient à ce qu’il n’y a, dans l’organe de la voix, que
trois points où l’on puisse adjoindre le S ; et c’est là
uniquement ce qui fait, qu’il n’y a que ces trois consonances de lettres qui
puissent être de ce genre ; ce n’est pas du tout parce qu’il n’y a que
trois consonances musicales. En effet, il y a bien plus de trois consonances en
musique ; mais, pour les lettres, il n’y en a que trois de possibles, et
les autres ne le sont pas.
Ces
philosophes ressemblent aux anciens Homérides, qui discernent les plus
mesquines ressemblances, et qui n’aperçoivent pas les plus grandes. Certaines
gens soutiennent aussi qu’une foule de choses sont dans le même cas ; et,
par exemple, ils remarquent que les deux cordes moyennes de la lyre ont, l’une
neuf tons, et l’autre huit, et que le vers épique est leur égal en nombre avec
ses dix-sept syllabes, puisque ce vers marche avec neuf syllabes dans sa partie
droite, et avec huit dans sa partie gauche. [1093b] Nos philosophes ajoutent encore que, dans les
lettres, l’intervalle entre l’Alpha et l’Oméga est égal à l’intervalle de la
note la plus basse à la note la plus haute sur la flûte ; et ce nombre,
selon eux, répond à l’harmonie complète de l’univers.
Ici,
du reste, on doit reconnaître que l’on n’aurait pas beaucoup de difficulté à
donner de telles explications, ni à faire de telles recherches, en ce qui
regarde les choses éternelles, puisqu’on le fait même pour les choses
périssables. Mais, ces natures qu’on imagine dans les nombres, et dont on dit
tant de merveilles, et aussi leurs contraires, en un mot toutes les entités
mathématiques, que quelques philosophes exaltent en les prenant pour les seules
causes de la nature, nous font l’effet d’échapper complètement à ceux qui
suivent cette méthode, dans leurs spéculations. Rien de tout cela n’est une
cause, à aucun des points de vue que nous avons indiqués, en parlant des
principes.
Tout
ce que ces philosophes nous montrent clairement, c’est que le Bien existe, et
que l’impair, le droit, l’égal et les puissances de certains nombres, font
partie de la série du Bien et du Beau. C’est encore ainsi que les saisons de l’année
sont en un certain nombre, et qu’en même temps il existe un nombre pareil. Mais
toutes les conséquences que ces philosophes accumulent, en les tirant de leurs
théories mathématiques, n’ont pas plus de valeur, ni de portée, que celles-là.
Aussi, ne doit-on voir en tout cela que de simples coïncidences. Ce sont des
accidents, qui tous ont des conditions qui les mettent en rapport les uns avec
les autres ; et leur unité apparente consiste uniquement dans leur
analogie. En effet, l’analogie se retrouve dans chacune des catégories de l’Être ;
et ce que le droit est pour la longueur, l’uni l’est pour la surface, si l’on
veut ; l’impair l’est pour le nombre ; et le blanc, pour la couleur.
Encore
une fois, les nombres idéaux ne sont causes, ni des accords dans l’harmonie, ni
d’aucune des choses de cet ordre ; car ceux même de ces nombres qui sont
égaux, en espèce, n’en diffèrent pas moins les uns des autres, parce que leurs
unités aussi sont différentes. Voilà donc bien des motifs suffisants pour ne
pas admettre la théorie des nombres idéaux ; et telles sont les objections
qu’on peut y opposer, et auxquelles il serait aisé d’en ajouter encore une
foule d’autres. Mais, toutes les peines qu’on se donne pour expliquer la
production des nombres et l’impossibilité où l’on est d’en rendre compte en
quoi que ce soit, doivent être pour nous une preuve que les êtres mathématiques
ne sont pas séparés des choses sensibles, comme le prétendent quelques
philosophes, et que ce ne sont pas là les vrais principes des choses.