DE LA MÉMOIRE ET DE LA RÉMINISCENCE
ARISTOTE
Traduction de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire
Paris : Ladrange, 1866
Numérisé par Philippe Remacle http://remacle.org/
Nouvelle édition numérique
https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2008
CHAPITRE
I : De la nature de la mémoire, et de la partie de l'âme de laquelle elle
dépend
CHAPITRE
II : Théorie de la réminiscence
Diversité de
la mémoire suivant les organisations. - La mémoire ne s'applique jamais qu'au
passé : elle relève directement du principe même qui sent en nous; et voilà
comment elle se trouve dans beaucoup d'animaux autres que l'homme : rapports de
la mémoire à l'imagination.
Théorie
spéciale de la mémoire : la notion actuelle dont l'esprit a conscience lui
rappelle un objet passé : explication de ce phénomène : comparaison de la
mémoire et d'un cachet : causes de la faiblesse de la mémoire chez les enfants
et les vieillards. - La mémoire comparée à un tableau, qui est à la fois
quelque chose de réel et une simple copie : rapports de la pensée à l'image
dans l'esprit. - Hallucinations de la mémoire : exemples d'Antiphéron et de
quelques extatiques.
§ 1. Qu'est-ce que la
mémoire? Qu'est-ce que c'est que se souvenir? Quelle est la cause de ces
phénomènes? Entre les parties diverses de l'âme, quelle est celle à à laquelle
se rapportent, et cette faculté, et l'acte qui constitue le souvenir, la
réminiscence ? C'est ce que nous allons rechercher. En effet, ce ne sont pas
les mêmes personnes qui ont de la mémoire, et qui se ressouviennent par
réminiscence. D'ordinaire, ce sont les esprits lents qui ont le plus de
mémoire; mais ceux qui se ressouviennent avec le plus de facilité et ont le
plus de réminiscence, ce sont les esprits qui sont vifs et s'instruisent sans
peine.
§ 2. Voyons d'abord quels
sont les objets auxquels s'applique la mémoire; car c'est un point sur lequel
on se trompe assez souvent. En premier lieu, on ne peut se rappeler l'avenir;
l'avenir ne peut être l'objet que de nos conjectures et de nos espérances; ce
qui ne veut pas dire qu'il ne puisse y avoir une science de l'espérance, nom
que parfois l'on donne à la divination. La mémoire ne s'applique pas davantage
au présent : c'est l'objet de la sensation; car la sensation ne nous fait
connaître ni le futur, ni le passé; elle nous donne le présent, et pas autre
chose. La mémoire ne concerne que le passé, et l'on ne peut jamais dire qu'on
se rappelle le présent quand il est présent; par exemple, qu'on se rappelle cet
objet blanc au moment même où on le voit, pas plus qu'on ne se rappelle l'objet
que l'esprit contemple, au moment où on le contemple et où on le pense; on dit
seulement qu'on sent l'un et qu'on sait l'autre. Mais lorsque, sans la présence
des objets eux-mêmes, on en possède la science et la sensation, alors c'est la
mémoire qui agit; et c'est ainsi qu'on se souvient que les angles du triangle
sont égaux à deux droits, tantôt parce qu'on a appris ce théorème ou que
l'intelligence l'a conçu, tantôt parce qu'on l'a entendu énoncer, ou qu'on en a
vu la démonstration, ou qu'on l'a obtenue de telle autre façon pareille. En
effet, toutes les fois qu'on fait acte de souvenir, on se dit dans l'âme qu'on
a antérieurement entendu la chose, qu'on l'a sentie ou qu'on l'a pensée.
§ 3. Ainsi donc la mémoire
ne se confond ni avec la sensation ni avec la conception intellectuelle; mais
elle est ou la possession ou la modification de l'une des deux, avec la
condition d'un temps écoulé. Il n'y a pas de mémoire du moment présent dans le
moment même, ainsi qu'on vient de le dire; il n'y a que sensation pour le
présent, espérance pour l'avenir, et mémoire pour le passé. Ainsi la mémoire
est toujours accompagnée de la notion du temps. Il s'ensuit que parmi les animaux,
il n'y a que ceux qui ont perception du temps qui aient de la mémoire; et ils
l'ont précisément par cette faculté même qui leur sert à percevoir,
§ 4. Antérieurement, nous
avons parlé de l'imagination dans le Traité de l'Ame, et nous avons dit qu'on ne
peut penser sans images. Le phénomène qui se passe dans l'acte de l'entendement
est absolument le même que pour le tracé d'une figure géométrique qu'on
démontre. Ainsi, quand nous traçons une figure, bien que nous n'ayons aucun
besoin de savoir précisément la grandeur du triangle décrit, nous ne l'en
traçons pas moins d'une certaine dimension déterminée. De même, en le pensant
par l'entendement, bien qu'on ne pense pas à sa dimension, on se le place
cependant devant les yeux avec une dimension quelconque; et on le pense en
faisant abstraction de cette grandeur. S'il s'agit de la nature seule des
quantités, bien qu'elles soient complètement indéterminées, la pensée se pose
toujours une quantité finie, et elle ne pense aux quantités qu'en tant que
quantités seulement. On expliquera du reste ailleurs comment il se fait qu'on
ne peut penser ni sans la notion du continu, ni sans la notion du temps, même
des choses qui ne sont pas dans le temps. II faut nécessairement que la notion
de grandeur et de mouvement nous vienne de la faculté qui nous donne aussi
celle de temps; et l'image n'est qu'une affection du sens commun. Il en résulte
évidemment que la connaissance de ces idées est acquise par le principe même de
la sensibilité.
§ 5. Or la mémoire des
choses intellectuelles ne peut non plus avoir lieu sans images; et, par suite,
ce n'est qu'indirectement que la mémoire s'applique à la chose pensée par
l'intelligence; en soi, elle ne se rapporte qu'au principe sensible. voilà bien
pourquoi la mémoire appartient à d'autres animaux, et n'est pas le privilège
des hommes et généralement des êtres qui ont les facultés de l'opinion et de la
réflexion, tandis que si elle était une des parties intellectuelles de l'âme,
elle manquerait à beaucoup d'animaux autres que l'homme; peut-être même ne
serait-elle le partage d'aucun être mortel. Maintenant même elle n'appartient
pas à tous les animaux, attendu que tous n'ont pas la notion du temps. En
effet, quand on fait acte de mémoire, on sent toujours en outre, comme nous
l'avons dit, qu'antérieurement on a vu, entendu, ou appris telle chose.
Or Avant et Après se rapportent au temps. Ainsi donc, à quelle partie de l'âme
appartient la mémoire? Évidemment à cette partie de qui relève encore
l'imagination; les choses qui en soi sont les objets de la mémoire sont toutes
celles qui sont aussi du domaine de l'imagination; et celles-là ne sont
qu'indirectement ses objets, qui ne peuvent exister non plus sans cette
faculté.
§ 6. Ici l'on pourrait se
demander comment il se fait que la modification de l'esprit étant seule
présente, et l'objet même étant absent, on se rappelle ce qui n'est pas
présent. Évidemment on doit croire que l'impression qui se produit par suite de
la sensation dans l'âme, et dans cette partie du corps qui perçoit la sensation,
est analogue à une espèce de peinture, et que la perception de cette impression
constitue précisément ce qu'on appelle la mémoire. Le mouvement qui se passe
alors empreint dans l'esprit comme une sorte de type de la sensation, analogue
au cachet qu'on imprime sur la cire avec un anneau. Voilà pourquoi ceux qui par
la violence de l'impression, ou par l'ardeur de l'âge, sont dans un grand
mouvement, n'ont pas la mémoire des choses, comme si le mouvement et le cachet
étaient appliqués sur une eau courante. Chez d'autres, au contraire, qui en
quelque sorte sont froids comme le plâtre des vieilles constructions, la dureté
même de la partie qui reçoit l'impression empêche que l'image n'y laisse la
moindre trace. Voilà pourquoi les tout jeunes enfants et les vieillards ont
très peu de mémoire. Ils coulent en effet, les uns parce qu'ils se développent,
les autres parce qu'ils dépérissent. De même encore ceux qui sont trop vifs, et
ceux qui sont trop lents, n'ont ordinairement de mémoire ni les uns ni les autres
: ceux-ci sont trop humides, et ceux-là sont trop durs; par conséquent, l'image
ne demeure point dans l'aime des uns et n'effleure pas l'âme des autres.
§ 7. Mais si c'est bien
ainsi que les choses se passent pour la mémoire, est-ce de cette impression de
l'esprit qu'on se souvient, ou de l'objet même qui l'a produite? Si c'est de
l'impression, on ne se souviendrait en rien des choses qui sont absentes : et
si c'est de l'objet, comment, tout en sentant l'impression, nous rappelons-nous
l'objet absent que nous ne sentons pas? En admettant qu'il y ait en nous
quelque chose de pareil à un cachet ou à une peinture, comment se fait-il que
ne sentant que cette chose, nous nous en rappelons cependant une autre, et nous
ne nous rappelons pas cette chose elle-même? Ainsi, lorsqu'on fait acte de
mémoire, on contemple en soi cette impression et on ne sent qu'elle; comment
donc se rappelle-t-on pourtant un objet qui n'est pas présent? Ce serait en
effet voir et entendre une chose qui n'est pas présente. Mais n'y a-t-il pas
une manière d'expliquer comment ce phénomène est possible et comment il
s'accomplit? Ainsi, l'animal peint sur le tableau est à la fois un animal et
une copie; et tout en étant un et le même, il est pourtant ces deux choses à la
fois. L'être de l'animal et celui de l'image ne sont pas cependant identiques;
et on peut se représenter cette peinture, soit comme animal, soit comme copie
d'un animal. II faut supposer aussi que l'image qui se peint en nous, y est
absolument de cette même façon, et que la notion que l'âme contemple est
quelque chose par elle-même, bien qu'elle soit aussi l'image d'une autre chose.
Ainsi donc, en tant qu'on la considère en elle-même, c'est une représentation
de l'esprit, une image; en tant qu'elle est relative à un autre objet, c'est
comme une copie et un souvenir.
§ 8. Par conséquent aussi,
quand le mouvement de cet objet a lieu, si c'est en tant qu'il est lui, l'âme
le sent alors ainsi lui-même, comme lorsqu'une pensée intelligible ou une image
se manifeste en elle et la traverse. Si, au contraire, c'est en tant que cet
objet se rapporte à un autre, l'âme ne le voit que comme une copie, ainsi que
dans le tableau où, sans avoir vu Coriscus en toute réalité, on le considère
comme la copie de Coriscus. Mais il y a quelque différence dans cette
contemplation que l'âme peut faire; quand elle considère l'objet comme animal
figuré, l'impression ne se présente alors à elle que comme une simple pensée,
tandis que si l'âme considère, comme dans le second cas, qu'il n'est qu'une
copie, cette impression devient pour elle un souvenir.
§ 9. Cela explique pourquoi
nous ne savons pas toujours très précisément, quand des mouvements de ce genre
se produisent dans notre âme à la suite d'une sensation antérieure, si c'est
bien de la sensation qu'ils nous viennent; et nous ne savons trop si c'est ou
si ce n'est pas un fait de mémoire. Parfois il nous arrive de croire penser une
chose, et de nous souvenir en même temps que nous l'avons antérieurement
entendue ou aperçue; et cette illusion a lieu lorsque l'esprit, contemplant la
chose Sine, se méprend et ne la considère que comme si elle était l'image d'une
autre chose. Parfois aussi, c'est tout le contraire qui a lieu, comme l'éprouva
Antiphéron d'Orée, comme l'ont éprouvé bien d'autres qui ont eu des extases;
ils parlaient des images que voyait leur esprit comme si c'était des réalités,
et comme s'ils s'en fussent souvenus. Et c'est là précisément ce qui se passe
quand l'esprit considère, comme la copie d'une chose, ce qui n'est pas du tout
une copie.
§ 10. Du reste, l'exercice
et l'étude conservent la mémoire en la forçant de se ressouvenir; et cet
exercice n'est pas autre chose que de considérer fréquemment la représentation
de l'esprit, en tant qu'elle est une copie et non pas en elle-même.
§ 11. Voilà donc ce qu'est
la mémoire et ce que c'est que se souvenir. Répétons-le : c'est la présence
dans l'esprit de l'image, comme copie de l'objet dont elle est l'image; et la
partie de l'aune à laquelle elle appartient en nous, c'est le principe même de
la sensibilité, par lequel nous percevons la notion du temps.
Différences
qui séparent la réminiscence de la mémoire et de la perception. - Mécanisme de
la réminiscence : association des idées : phases diverses par lesquelles passe
souvent l'esprit avant d'arriver au souvenir qu'il cherche : effets de
l'habitude. - Importance de la notion du temps dans la réminiscence.
La réminiscence
est le privilège de l'homme : rapports de la réminiscence aux organes du corps
: fatigue et trouble de l'esprit.
La
conformation du corps agit aussi sur la faculté de la réminiscence.
§ 1. Il ne nous reste plus
qu'à parler de la réminiscence.
§ 2. D'abord, il faut
admettre comme parfaitement démontrées toutes les vérités que nous avons
avancées dans nos Essais. Ainsi, la réminiscence n'est, ni une réacquisition de
la mémoire qu'on reprend, ni une première acquisition. En effet, quand on
apprend quelque chose pour la première fois, ou qu'on éprouve une première
impression, on ne peut pas certainement dire qu'on recouvre la mémoire,
puisqu'il n'y a pas encore eu de mémoire antérieurement. On ne peut pas dire
davantage que l'on acquière alors une première notion; mais c'est seulement
après que la connaissance a été acquise ou que l'impression a eu lieu, qu'il y
a mémoire; et ainsi, la mémoire n'arrive jamais dans l'esprit en même temps que
l'impression sensible.
§ 3. De plus, à l'instant
même où l'impression vient tout d'abord de se produire, dans un instant
indivisible, et toute récente qu'elle est, l'impression est dans l'être qui la
subit; déjà même il y a science, si l'on peut toutefois appeler du nom de
science cette disposition et cette impression. Bien qu'on puisse dire
directement qu'on se rappelle aussi certaines choses que l'on sait, à
proprement parler on ne peut faire acte de mémoire, à moins qu'il n'y ait déjà
quelque temps d'écoulé; on ne se rappelle actuellement que ce qu'on a su ou
éprouvé antérieurement, et l'on ne se rappelle pas maintenant ce que maintenant
on éprouve.
§ 4. Il est clair encore que
se souvenir par la réminiscence, ce n'est pas seulement se rappeler maintenant
qu'on a eu dans le principe une sensation ou une impression qu'on a éprouvée.
Mais la réminiscence consiste à recouvrer la science ou la sensation qu'on
avait eues auparavant, ou bien cet état qui constitue ce qu'on appelait la
mémoire, je veux dire à se ressouvenir de l'une des choses qui ont été dites;
et le souvenir et la mémoire viennent alors à la suite de la réminiscence. Ce
ne sont pas du reste des choses antérieures qui se reproduisent complètement de
nouveau dans l'esprit; mais il y a alors une partie des choses qui se reproduit
et une partie qui ne se reproduit pas; car la même personne pourrait très bien
deux fois découvrir et apprendre la même chose. Il faut donc faire une
différence entre la réminiscence dans ce dernier cas, et cette autre
réminiscence qui s'applique à un état précédent de l'esprit plus complet que
celui d'où l'on part pour apprendre.
§ 5. Du reste, les
réminiscences se produisent parce que tel mouvement vient naturellement à la
suite de tel autre. Si cette succession de mouvements est nécessaire, il est
évident que quand tel mouvement aura lieu, il déterminera l'autre aussi. Si
cette succession n'est pas nécessaire, mais simplement habituelle, il est
seulement probable que le second mouvement aura lieu après le premier. Il y a,
du reste, des gens qui, en une seule impression qui les émeut, contractent une
habitude plus complète que d'autres par une suite d'émotions nombreuses. Il y a
aussi des choses dont nous nous souvenons beaucoup mieux, pour les avoir vues
une seule fois, que nous ne nous souvenons de certaines autres que nous avons
mille fois vues. Lors donc que la réminiscence a lieu en nous, c'est que nous
éprouvons de nouveau quelques-unes des émotions antérieures, jusqu'à ce que
nous éprouvions l'émotion après laquelle celle-ci vient habituellement. Voilà
aussi pourquoi notre esprit recherche ce qui a suivi, soit à partir de tel
instant ou de tel autre, soit à partir d'une chose semblable ou contraire, soit
même d'un objet simplement voisin; et cet effort de l'esprit suffit pour
produire la réminiscence. C'est que les mouvements causés par ces autres
choses, tantôt sont identiques, tantôt sont simultanés, tantôt même comprennent
en partie l'objet qu'on cherche, de sorte que le reste qui a été mis en
mouvement à la suite n'est plus que très peu de chose à trouver; c'est par ces
recherches qu'on provoque la réminiscence.
§ 6. Sans même chercher
ainsi, on a parfois la réminiscence, quand ce mouvement qu'il nous importe de
retrouver se produit après tel autre; mais le plus souvent, ce mouvement ne se
produit qu'après les autres mouvements du genre de ceux dont nous venons de
parler.
§ 7. II n'est pas du tout
besoin d'observer comment nous avons réminiscence des choses dès longtemps
passées. II suffit de savoir comment nous l'avons de celles qui sont récentes;
car il est évident que le procédé est le même, comme dans le cas où l'on dit la
succession des choses sans recherche préalable et sans réminiscence. Les
mouvements se suivent par une sorte d'habitude et l'un vient après l'autre; et
ainsi, quand on vaudra faire acte de réminiscence, c'est ce qu'on fera, et l'on
n'aura qu'à chercher à remonter jusqu'au mouvement initial, après lequel
viendra celui dont on a besoin.
§ 8. Voilà aussi comment les
réminiscences sont d'autant plus rapides et plus complètes qu'on remonte
jusqu'à l'origine; car les rapports que les choses ont entre elles, en se
suivant les unes les autres, se retrouvent entre les mouvements qu'elles
donnent à l'esprit. Les choses les plus faciles à retenir sont celles qui ont
un certain ordre, comme les mathématiques. II y en a d'autres au contraire
qu'on ne se rappelle que mal et péniblement; et voilà la différence qui sépare
la réminiscence d'un second apprentissage des choses. Pour la réminiscence, on
peut aller en quelque sorte, de soi-même, aux conséquences qui viennent après
le premier point d'où l'on est parti, tandis que quand on ne peut pas avancer
tout seul, et qu'il faut recourir à autrui, c'est qu'on ne se souvient plus.
Souvent il arrive qu'on est hors d'état de se rappeler, et que l'on peut fort
bien chercher et trouver; dans ce cas, l'esprit en est réduit à remuer une
foule de choses avant d'arriver enfin à ce mouvement qui amènera à sa suite la
chose même qu'il cherche. C'est que se souvenir par réminiscence, c'est
précisément posséder dans son esprit la faculté motrice assez forte, comme on
l'a dit, pour qu'on tire de soi-même, et des mouvements que l'on a en soi, le
mouvement même qu'on cherche. Mais il faut reprendre les choses dès l'origine.
Ce qui fait que quelquefois on arrive à se souvenir au moyen des choses en
apparence les plus étrangères, c'est que l'esprit passe rapidement d'une chose
à une autre : par exemple, de l'idée du lait il passe à celle de blanc, du
blanc à l'air, et de l'air à l'humidité; et, au moyen de cette dernière notion,
il se rappelle l'automne, saison qui était précisément ce qu'on cherchait.
§ 9. On peut dire que le
principe général d'où l'on doit partir, c'est le milieu même des choses qu'on
veut se rappeler; parce que si l'esprit n'a pu retrouver le souvenir avant ce
point, il le retrouvera en arrivant à ce milieu; ou bien c'est qu'il ne pourra
plus le retrouver à une autre source. Supposons donc que l'on pense à cette
série : A, B, C, D, E, F, G, H. Si l'on ne se rappelle pas quand on est à GH,
on se souviendra quand on sera à E. En effet, de E, on peut remonter à la fois
des deux côtés, soit à D soit à E. En supposant que l'on ne cherche pas
quelqu'un de ces termes, on se souviendra en arrivant à C, si l'on cherche G ou
F; si ce n'est pas encore à C, on se souviendra en poussant jusqu'à A, et
toujours de même.
§ 10. Ce qui fait que
parfois une même chose excite en nous le souvenir, et parfois ne l'excite pas,
c'est que l'esprit peut être poussé à plus d'une chose en partant d'un même
principe, par exemple de C, on peut aller à F ou à D. Si donc le mouvement
n'est pas dès longtemps habituel, l'esprit cède à celui qui lui est le plus
ordinaire, parce que l'habitude est réellement comme une seconde nature. voilà
pourquoi nous avons très vite les réminiscences des choses auxquelles nous pensons
fréquemment; car, de même que par nature, telle chose vient après telle autre,
de même aussi l'acte de l'esprit produit cette succession; et la répétition
fréquente finit par faire une nature. Mais, si dans les choses de la nature, il
y en a qui sont contre nature, et d'autres qui viennent du hasard, à bien plus
forte raison ce désordre a-t-il lieu dans les choses qui dépendent de
l'habitude, et dans lesquelles la nature n'a pas une puissance égale; l'esprit
peut donc bien quelquefois s'y mouvoir un peu à l'aventure, dans un sens ou
dans l'autre, surtout quand on s'éloigne d'un premier point, et de celui-là à
un autre. Voilà comment, quand c'est un nom, par exemple, qu'il faut se
rappeler, on en trouve un qui lui ressemble, et comment l'on estropie celui
qu'on cherchait.
§ 11. Telle est donc
l'explication de la réminiscence.
§ 12. Ce qu'il y a de plus
important ici c'est d'apprécier le temps, soit d'une manière précise, soit
d'une manière indéterminée. Admettons qu'il y ait quelque chose dans l'esprit
qui discerne un temps plus long et un temps plus court; et il est tout simple
qu'il en soit en ceci comme pour les grandeurs. Ainsi, l'esprit pense les
choses qui sont grandes et éloignées; et il ne faut pas pour cela que la pensée
s'étende au dehors d'elle-même, comme on prétend dans quelques théories que
s'étend la vision, parce qu'en effet l'esprit peut penser tout aussi bien ces
choses, même quand elles n'existent pas; mais l'esprit agit par un mouvement
proportionnel, parce qu'il y a dans la pensée des formes et des mouvements
semblables à ceux des objets.
§ 13. Quelle différence y
aura-t-il donc quand l'esprit pensera des choses plus grandes? Est-ce qu'il
pense ces choses-là mêmes? ou en pense-t-il de plus petites? Toutes les choses
du dedans ont beau être plus petites, elles n'en conservent pas moins leurs
proportions avec celles du dehors. Il est possible, peut-être, que de même que
pour les figures l'on peut établir des proportions, mais toujours dans
l'esprit, de même ces proportions s'appliquent à des distances [de temps].
Prenons un exemple : si l'esprit se meut suivant BE, AB, il décrit la ligne AD;
car, AC et CD sont proportionnelles à AB et BE. Pour quoi donc l'esprit
décrit-il plutôt CD que FG? Est-ce parce que AC est à AB comme KH est à KM? Ainsi
donc, l'esprit se meut aussi suivant ces lignes en même temps. Mais si l'esprit
veut penser à FG, il pense semblablement à BE, et il pense à KL au lieu de HI;
car ces lignes [FG, BE] sont entre elles comme FA est à BA.
§ 14. Ainsi donc, quand le
mouvement de l'objet est simultané à celui du temps, il y a dès lors acte de
mémoire. Que si l'on croit faire cette coïncidence, bien qu'on ne la fasse pas
réellement, on croit simplement aussi se souvenir; car on peut bien se tromper
et s'imaginer se souvenir, quand vraiment on ne se souvient pas. Mais quand on
fait acte de mémoire, il n'est pas possible de ne pas le croire, et d'ignorer
qu'on se souvient, puisque c'est là précisément ce qui constitue le souvenir.
Mais si le mouvement de l'objet se fait sans le mouvement du temps, ou à
l'inverse, celui-ci sans celui-là, alors on ne se souvient point. D'ailleurs,
le mouvement du temps est de deux sortes. Parfois on ne se rappelle pas les
choses avec la mesure précise du temps; et par exemple, si l'on a fait telle chose
il y a trois jours, on se rappelle seulement qu'on l'a faite dans un temps
quelconque. Parfois aussi l'on possède exactement la mesure du temps; mais
cette mesure n'est pas nécessaire pour que l'on se souvienne des choses. Et en
effet, lorsqu'on se rappelle les choses sans la mesure du temps, ordinairement
l'on dit qu'on s'en souvient bien, mais qu'on ne sait plus quand elles ont est
lieu; c'est que l'on ne sent pas ce Quand par une mesure suffisamment précise.
§ 15. On a dit précédemment
que ce n'était pas toujours les mêmes hommes qui avaient de la mémoire et de la
réminiscence.
§ 16. La mémoire diffère de
la réminiscence autrement encore que par le temps; ainsi, beaucoup d'animaux,
sans compter l'homme, ont de la mémoire, tandis que parmi tous les animaux
connus la réminiscence n'appartient, on peut dire, qu'à l'homme tout seul ; la
cause de ce privilège, c'est que la réminiscence est une sorte de raisonnement.
Quand on a une réminiscence, on fait ce raisonnement qu'antérieurement on a
entendu, vu ou éprouvé quelque impression de ce genre; et l'esprit fait alors
une espèce de recherche. Mais cet effort n'est possible qu'aux animaux que la
nature a doués de la faculté de vouloir; et vouloir est bien aussi une sorte de
raisonnement, de syllogisme.
§ 17. Ce qui prouve bien que
cette faculté dépend en partie du corps, et que la réminiscence est une sorte
de recherche que fait l'esprit dans l'image que le corps lui a transmise, c'est
que quelques personnes se troublent tout à fait, quand elles ne peuvent se ressouvenir
de quelque chose; et tout en voulant cesser d'appliquer leur pensée à cette
recherche et ne plus faire acte de réminiscence, elles sont tout à fait
incapables de s'arrêter. C'est surtout ce qui arrive aux gens mélancoliques,
précisément parce que les images agissent beaucoup plus sur leur esprit. Ce qui
leur fait perdre la faculté d'arrêter leur réminiscence, c'est que comme ceux
qui ont lancé un trait ne peuvent plus le rappeler, de même quand l'esprit fait
effort pour un acte de réminiscence, et qu'il cherche péniblement, il émeut
aussi quelque organe corporel, qui souffre de cette affection. Ceux qui alors
se troublent le plus sont ceux qui ont, au siège de la sensibilité, quelque
humidité; car cette humidité ne s'arrête pas aisément quand une fois elle a été
mise en mouvement, et elle ne cesse de s'agiter que quand l'esprit atteint la
chose qu'il cherche et que le mouvement suit son cours régulier.
§ 18. Voilà pourquoi, quand
la frayeur et la colère ont été une fois excitées, leur réaction même les
empêche de s'arrêter; mais elles réagissent à leur tour contre ces mêmes
organes qui les ont excitées. La réminiscence alors affecte l'esprit à peu près
comme ces mots, ces chants et ces discours qu'on a eus trop souvent à la
bouche, et qu'on se surprend longtemps à chanter et à dire sans même qu'on le
veuille.
§ 19. Il faut remarquer
encore que ceux qui ont les parties supérieures du corps trop fortes, et qui
ressemblent aux nains, ont moins de mémoire que ceux qui sont d'une
conformation contraire, parce qu'ils ont un grand poids sur le siège de la
sensibilité, et que les mouvements qu'elle reçoit n'y peuvent pas demeurer dès
l'origine, mais qu'ils se perdent et qu'ils ne peuvent plus, au besoin, revenir
directement et facilement dans l'acte de la réminiscence.
§ 20. Ceux qui sont trop
jeunes et ceux qui sont trop vieux sont sans mémoire, à cause du mouvement dont
ils sont agités; ils sont tout absorbés, les uns par le développement qui se
fait eu eux, les autres par le dépérissement qui les emporte; et l'on peut
ajouter que les enfants conservent des formes analogues à celles des nains
assez tard et pendant bien des années.
§ 21. Voilà ce que nous
voulions dire sur la mémoire et sur l'acte qu'elle produit. Nous avons exposé
quelle en est la nature, et par quelle partie de l'âme les animaux se
souviennent; nous avons dit également pour la réminiscence ce qu'elle est et
comment elle se forme.