LA GRANDE MORALE
ARISTOTE
Traduit du grec par M. Thurot,
Editions Firmin Didot, 1824
Edition numérique https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2008
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
La Grande Morale. Il serait difficile de
dire pourquoi ce traité a été nommé La
Grande Morale. Il est le moins étendu des trois traités (Ethique à Nicomaque, Grande Morale, Ethique
à Eudème) ; et les théories qu'il développe n'ont pas plus d'importance, puisque
sauf la forme elles sont tout à fait les mêmes. J'ai dû conserver un titre
consacré par la tradition, tout inexact qu'il peut être.
CHAPITRE
I — [Nature de la morale]
CHAPITRE
II — [Division ordinaire des biens]
CHAPITRE
III — [Autre division des biens]
CHAPITRE
IV — [La vertu est dans l'âme]
CHAPITRE
V — [Division de l'âme en deux parties]
CHAPITRE
VI — [De l'influence du plaisir et de la douleur sur la vertu.]
CHAPITRE
VII — [Des divers phénomènes de l'âme]
CHAPITRE
VIII — [La vertu est dans le juste milieu]
CHAPITRE
IX — [Les vices sont dans l’excès ou le défaut]
CHAPITRE
X — [La vertu et le vice sont volontaires]
CHAPITRE
XII — [Objections sur le caractère volontaire des vices]
CHAPITRE
XIV — [Définition des idées de nécessité et de nécessaire]
CHAPITRE
XV — [De l'acte volontaire]
CHAPITRE
XVI — [La préférence réfléchie]
CHAPITRE
XVIII — [La véritable fin de la vertu]
CHAPITRE
XXII — [La libéralité]
CHAPITRE
XXIII — [La grandeur d’âme]
CHAPITRE
XXIV — [La magnificence]
CHAPITRE
XXVI — [La dignité et du respect de soi dans les rapports de société]
CHAPITRE
XXVII — [La modestie]
CHAPITRE
XXVIII — [L’amabilité]
CHAPITRE
XXIX — [La bienveillance]
CHAPITRE
III : [Le bon sens, partie de la prudence]
CHAPITRE
IV : [Politesse et justice]
CHAPITRE
V : [Questions diverses sur la justice]
CHAPITRE
VI : [Théories nouvelles sur la tempérance et l'intempérance]
CHAPITRE
VIII : [La tempérance]
CHAPITRE
X : [La fortune ou prospérité]
CHAPITRE
XI : [Résumé des théories particulières sur chacune des vertus spéciales]
CHAPITRE
XII : [Retour sur quelques théories antérieures]
CHAPITRE
XIV : [Des liens du sang]
CHAPITRE
XVI : [De l'égoïsme de l'honnête homme]
CHAPITRE
XVII : [De l'indépendance]
CHAPITRE
XVIII : [Du nombre des amis]
CHAPITRE
XIX : [La correction de ses amis]
De la nature de la morale. Elle fait partie de la politique. —
Il faut étudier la vertu surtout à un point de vue pratique, afin de la
connaître et de l'acquérir. — Travaux antérieurs : Pythagore, Socrate, Platon ;
défauts de leurs théories. L'auteur essaiera de les compléter. -- Principes
généraux sur le bien. -- La politique qui est le premier des arts, doit étudier
le bien applicable à l'homme. De l'idée du bien. Du bien réel et commun dans
les choses. — Rôle de la définition et de l'induction dans cette étude. -- La politique
et la morale n'ont point à s'occuper de l'idée absolue du bien : le bien est
dans toutes les catégories, et chaque bien spécial est l'objet d'un art
spécial. — Erreur de Socrate qui prenait la vertu pour une science.
§ 1.
Notre intention étant de traiter ici des choses morales, la première recherche
que nous ayons à faire, c'est de savoir précisément de quelle science la morale
fait partie. Pour le dire en peu de mots, la morale, à mon avis, ne peut faire
partie que de la politique. Il n'y a pas moyen en politique de faire quoi que
ce soit sans d'abord être doué de certaines qualités ; et je m'explique, sans
être honnête. Mais être honnête, c'est posséder des vertus.
§ 2. Il faut donc, si l'on veut
faire en politique quelque chose, être moralement vertueux.
§ 3. C'est là ce qui fait que
l'étude de la morale parait être une partie et le début même de la politique ;
et je soutiens, non sans raison, que l'ensemble de toute cette étude devrait
plutôt avoir la dénomination de politique que celle de morale.
§ 4. Il faut donc, je pense,
traiter d'abord de la vertu, et montrer ce qu'elle est et comment elle se forme
; car il n'y aurait pas le moindre profit à savoir ce qu'est la vertu, si l'on
ne connaissait pas aussi comment elle naît et par quels moyens on l'acquiert.
On aurait tort de jamais l'étudier pour savoir seulement ce qu'elle est; il
faut l'étudier de plus pour savoir comment on se la procure ; car ici nous
voulons tout à la fois, et savoir la ces, et nous y conformer nous-mêmes. Mais
nous en serons tout à fait incapables si nous ignorons à quelle source on la
puise, et comment elle peut se produire.
§ 5. D'ailleurs, c'est un point
essentiel aussi de savoir ce qu'est la vertu, parce qu'il ne serait pas facile
de connaître comment on la forme et on l'acquiert, si l'on ignorait sa nature,
pas plus qu'une question de ce genre ne serait facile à résoudre dans toutes
les autres sciences. Un second point non moins nécessaire, c'est de connaître
ce que d'autres avant nous ont pu dire sur ce sujet.
§ 6. C'est Pythagore qui, le
premier, a essayé d'étudier la vertu ; mais il n'a pas réussi, parce que,
voulant rapporter les vertus aux nombres, il ne faisait pas une théorie
spéciale des vertus; et la justice, quoiqu'il en dise, n'est pas un nombre
également égal, un nombre carré.
§ 7. Socrate, venu longtemps
après lui, a beaucoup mieux et plus spécialement traité le sujet ; mais lui non
plus n'a pas réussi fort bien. Des vertus il a voulu faire des sciences ; et il
est absolument impossible que ce système soit vrai. Les sciences ne se forment
jamais qu'avec l'aide de la raison ; et la raison est dans la partie
intelligente de l'âme. Par suite, toutes les vertus se forment suivant Socrate,
dans la partie raisonnable de notre âme. Ainsi, en faisant des vertus autant de
sciences, il supprime la partie irraisonnable de l'âme ; et du même coup, il
détruit dans l'homme la passion et le moral. Socrate n'a donc pas, sous ce
rapport du moins, fort bien étudié les vertus.
§ 8. Après eux, Platon a fort
justement divisé l'âme en deux parties, l'une qui est raisonnable, l'autre qui
est sans raison ; et il attribue à chacune de ces parties les vertus qui lui
sont réellement propres. Jusque-là c'est très bien ; mais plus tard il n'est
plus dans le vrai. Il mêle l'étude de la vertu à son traité sur le bien, et en
cela il a tort ; car ce n'est pas là certainement sa place. Il n'avait point,
en parlant des êtres et de la vérité, à traiter de la vertu ; au fond, ces deux
sujets n'ont rien de commun l'un avec l'autre.
§ 9. Voilà donc comment nos
devanciers ont touché ces matières, et jusqu'à quel point ils sont allés. C'est
continuer leur œuvre que d'exposer ce que nous avons nous-mêmes à dire sur ce
sujet.
§ 10. D'abord, il faut bien
savoir que toute science, toute faculté exercée par l'homme a un but, et que ce
but c'est le bien. Il n'y a ni science ni faculté qui ait le mal pour son
objet. Si donc la fin de toutes les facultés humaines est bonne, il est
incontestable que la meilleure fin appartiendra à la meilleure faculté. Mais c'est
la faculté sociale et politique qui est la meilleure faculté dans l'homme ; et
par conséquent, son but est aussi le bien par excellence. Nous avons donc, ce
semble, à parler du bien. Mais ce n'est pas du bien pris d'une manière absolue
; c'est du bien qui s'applique spécialement à nous. Il ne s'agit pas ici du
bien des Dieux ; et pour ce bien-là, c'est une tout autre étude, une tout autre
recherche.
§ 11. Le bien dont il nous faut
parler, c'est le bien au point de vue politique. Et d'abord, il est bon de
faire une distinction. De quel bien entend-on parler? car ce mot de bien n'est
pas un terme simple. On appelle également bien ou ce qui est le meilleur dans
chaque espèce de choses, et c'est en général ce qui est préférable par sa
propre nature ; ou ce dont la participation fait que les autres choses sont
bonnes, et c'est alors l'Idée du bien.
§ 12. Faut-il nous occuper de
cette Idée du bien ? Ou devons-nous la négliger, et ne considérer que le bien
qui se trouve réellement dans tout ce qui est bon ? Ce bien effectif et réel
est très distinct de l'Idée du bien. L'Idée est quelque chose de séparé, et qui
subsiste de soi isolé ment, tandis que le bien commun et réel, dont nous
voulons parler, se trouve dans tout ce qui existe. Ce bien-là n'est pas du tout
la même chose que cet autre bien qui est séparé des choses, attendu que ce qui
est séparé et ce qui par sa nature subsiste de soi, ne peut jamais se trouver
dans aucun des autres êtres.
§ 13. Faut-il donc nous occuper
bien plutôt de l'étude de ce bien, qui se trouve et subsiste réellement dans
les choses ? Et si nous ne pouvons pas le négliger, pourquoi devons-nous
l'étudier? C'est que ce bien est commun aux choses, comme nous le prouvent la
définition et l'induction. Ainsi, la définition qui vise à expliquer l'essence
de chaque chose, nous dit d'une chose qu'elle est bonne, ou qu'elle est
mauvaise, ou qu'elle est de telle autre façon. Or, ici la définition nous
apprend que le bien, à le prendre d'une manière toute générale, est ce qui est
désirable en soi, et par soi ; et le bien qui se trouve dans chacune des choses
réelles est pareil à celui de la définition.
§ 14. Mais si la définition nous
dit ce qu'est le bien, il n'y a pas une science, pas une faculté qui dise de
son propre but que ce but est bon. C'est l'ouvre d'une autre science d'examiner
cette question supérieure ; et par exemple, ni le médecin, ni l'architecte, né
nous disent que la santé ou la maison soient de bonnes choses ; ils se bornent
à nous dire, celui-ci qu'il fait la santé et comment il l'a fait; et celui-là,
qu'il construit la maison et comment il la construit.
§ 15. Ceci nous montre encore
bien nettement que ce n'est pas à la politique de nous expliquer le bien qui
est commun à toutes choses ; car elle non plus n'est qu'une science comme
toutes les autres ; et nous avons dit qu'il n'appartient à aucune science, ni à
aucune faculté, de traiter du bien comme de sa fin propre. Ce n'est donc pas à
la politique de parler de ce bien commun que nous fait comprendre la
définition.
§ 16. Elle ne pourrait pas même
traiter de ce bien commun que nous révèle le procédé de l'induction. Et
pourquoi? C'est que quand nous voulons indiquer spécialement un bien quelconque
en particulier, nous pouvons le faire de deux façons. D'abord, en rappelant la
définition générale, nous pouvons montrer que la même explication qui convient
au bien en général, convient également à cette chose que nous voulons désigner
spécialement comme bonne. En second lieu, nous pouvons prendre le procédé de
l'induction ; et par exemple, si nous voulons démontrer que la grandeur d'âme
est un bien, nous pouvons dire que la justice est un bien, que le courage est
un bien, et en général que toutes les vertus sont des biens; or, la grandeur
d'âme est une vertu ; donc, la grandeur d'âme est un bien.
§ 17. On le voit donc, la science
politique n'a pas davantage à s'occuper de ce bien commun que nous connaissons
par induction, parce que les mêmes impossibilités, signalées plus haut, se
représenteront pour celui-là, comme pour le bien commun donné par la
définition; car là aussi, la science arriverait à dire que son propre but est
un bien. Donc, la politique doit traiter du bien le plus grand ; mais j'ajoute,
du bien le plus grand par rapport à nous.
§ 18.
En résumé, on peut voir sans peine qu'il n'appartient ni à une seule science,
ni à une seule faculté de parler du bien dans sa totalité et en général. Et
d'où vient cela ? C'est que le bien se retrouve dans toutes les catégories :
dans la substance, dans la qualité, la quantité, le temps, la relation, le
lieu, en un mot dans toutes sans exception.
§ 19. Mais quant au bien qui ne
se rapporte qu'à un moment donné du temps, dans la médecine c'est le médecin
seul qui le connaît ; dans l'art nautique, le nautonier ; et dans chaque
science, chaque savant. En effet, le médecin sait le moment où il faut amputer
; le nautonier, le moment où il faut mettre à la voile. Chacun, dans chaque
sphère, connaîtra le moment qui est bon pour ce qui le concerne. Mais le
médecin ne saura pas le bon moment dans l'art nautique, pas plus que le marin
ne saura le bon moment dans la médecine. Ce n'est donc pas non plus de cette
façon qu'il faut parler du bien commun en général ; car le bien relatif an
temps est un bien commun dans toutes les sciences.
§ 20. De même encore, le bien qui
se rapporte à la catégorie de la relation et qui est aussi dans le reste des
catégories, est commun à toutes. Mais il n'appartient ni à une seule science,
ni à une seule faculté de traiter du bien relatif au temps qui se trouve dans
chacune des catégories ; pas plus que la politique ne doit, encore une fois,
s'occuper du bien en général ; elle ne doit étudier que le bien réel et le
meilleur des biens, mais le meilleur relativement à nous.
§ 21. J'ajoute que quand on veut
démontrer quelque chose, il faut éviter de se servir d'exemples qui ne soient
pas parfaitement clairs. Il faut des exemples évidents pour éclaircir des
choses qui ne le sont pas ; il faut des exemples matériels et sensibles pour
les choses de l'entendement; car ces exemples sont bien plus nets ; et voilà
pourquoi, quand on prétend expliquer le bien, il ne faut pas parler de l'Idée
du bien.
§ 22. Cependant il y a des gens
qui s'imaginent que, pour parler dignement du bien, c'est une obligation de
parler d'abord de son Idée. Il faut, disent-ils, parler de ce bien qui est le
bien par excellence ; or, comme c'est l'essence qui dans chaque genre a ce
caractère éminent, ils en concluent que c'est l'Idée du bien qui est le bien
suprême.
§ 23. Je ne nie pas que ce
raisonnement n'ait du vrai. Mais la science, l'art politique dont il est ici
question, ne regarde pas à ce bien là ; elle ne recherche, je le répète, que le
bien relatif à nous. Comme aucune science, aucun art ne dit du but qu'il
poursuit que ce but soit bon, la politique ne le dit pas davantage du sien ;
aussi ne disserte-t-elle pas sur le bien qui ne se rapporte qu'à l'Idée.
§ 24. Mais peut-être dira-t-on
qu'il est possible de partir de ce bien idéal comme d'un principe solide, et de
traiter ensuite de chaque bien particulier. Je désapprouve même encore cette
méthode, parce qu'il ne faut jamais prendre que des principes propres au sujet
qu'on étudie. Et par exemple, il serait absurde pour démontrer qu'un triangle a
ses trois angles égaux à deux droits, de partir de ce principe que l'âme est
immortelle. Ce principe n'a rien à faire en géométrie, et un principe doit
toujours être propre et enchaîné au sujet; et dans l'exemple que je viens de
prendre, on peut fort bien démontrer qu'un triangle a ses trois angles égaux à
deux droits sans ce principe de l'immortalité de l'âme.
§ 25. Tout de même, on peut fort
bien étudier les autres biens sans s'inquiéter du tout du bien qui ne se
rapporte qu'à l'Idée, parce que l'Idée n'est pas le principe propre de ce bien
spécial qu'on étudie.
§ 26. Socrate poursuivait
également une chimère quand des vertus il faisait autant de sciences. Il avait
beau soutenir cet autre principe que rien n'est fait en vain, il ne voyait pas
que si les vertus sont des sciences comme il le dit, il en résulte nécessairement
que les vertus sont parfaitement vaines. Et pourquoi ? C'est que pour toutes
les sciences, du moment même qu'on sait d'une science ce qu'elle est, on y est
savant et on la possède. Par exemple, si l'on sait ce que c'est que la
médecine, du même coup aussi l'on est médecin ; et de même pour les autres
sciences.
§ 27. Mais il n'y a rien de
pareil pour les vertus ; et l'on a beau savoir ce qu'est la justice, on n'est
pas juste pour cela sur le champ ; et de même pour tout le reste. Ainsi donc,
les vertus seraient parfaitement vaines dans cette théorie ; et il faut dire
qu'elles ne consistent pas uniquement dans la science.
Division
ordinaire des biens : biens précieux et honorables; biens louables; biens qui
ne sont qu'en puissance ; biens conservatifs; biens désirables partout et
toujours ; biens qui sont des fins; biens qui ne sont pas des fins. — De la
méthode à suivre pour étudier le bien suprême. Difficultés et incertitudes de
cette recherche.
§ 1. Après en avoir fini avec
ces préliminaires, essayons de distinguer les différentes acceptions du mot de
bien. Parmi les biens, les uns sont vraiment estimables et précieux ; les
autres ne sont que louables ; quelques autres enfin ne sont même que des facultés
que l'homme peut employer dans un sens ou dans l'autre. J'entends par
estimables et précieux ce qui, par exemple, est divin, ce qui est meilleur que
tout le reste, comme l'âme, l'entendement. J'entends aussi par là ce qui est
plus ancien, et antérieur, ce qui est le principe, et telles autres choses de
ce genre ; car les biens précieux sont ceux auxquels s'attache un grand prix,
un grand honneur ; et tout ce qu'on vient d'énoncer est d'un grand prix et d'un
grand honneur. C'est ainsi que la vertu est quelque chose de très précieux,
lorsque, grâce à elle, on devient honnête ; car alors l'homme qui la possède
est arrivé à la dignité et à la considération de la vertu.
§ 2. Il y a d'autres biens qui
ne sont que louables ; et telles sont encore, par exemple, les vertus ; car la
louange est provoquée par les actions qu'elles inspirent. D'autres biens ne
sont que de simples puissances et de simples facultés, comme le pouvoir, la
richesse, la force,, la beauté ; car ce sont là des biens dont également
l'homme honnête peut faire un bon usage, et dont le méchant peut se servir fort
mal. Et voilà pourquoi je dis que ce ne sont des biens qu'en puissance.
§ 3. Cependant ce sont des biens
aussi, parce que chacun d'eux est estimé par l'usage qu'en fait l'homme de bien
et non par l'usage qu'en fait le méchant. De plus, les biens de ce genre ne
doivent fort souvent leur origine qu'à un effet du hasard qui les produit. La
richesse, le pouvoir, n'ont pas d'autre cause fréquemment, non plus que tous
les biens qu'on doit mettre au rang de simples puissances.
§ 4. On peut compter encore une
dernière et quatrième espèce de biens ; ce sont ceux qui contribuent à
maintenir et à faire le bien ; comme, par exemple, la gymnastique pour la
santé, et telles autres choses analogues.
§ 5. Les biens peuvent être
divisés encore d'une autre façon. Ainsi, l'on peut distinguer des biens qui
sont toujours et partout désirables ; et d'autres biens qui ne le sont pas. La
justice et en général toutes les vertus sont toujours et partout désirables. La
force, la richesse, la puissance et les choses de cet ordre ne sont pas à
désirer toujours et à tout prix.
§ 6. Voici encore une division
différente. Parmi les biens, on peut distinguer ceux qui sont des fins et ceux
qui ne le sont pas. Ainsi, la santé est une fin, un but ; mais ce qu'on fait
pour elle n'est pas un but. Dans tous les cas analogues, la fin est toujours
meilleure que les choses au moyen desquelles on la poursuit; et, par exemple,
la santé vaut mieux que les choses qui la doivent procurer. En un mot, cet
objet universel en vue duquel on fait tout le reste, est toujours fort
au-dessus des autres choses qui ne sont faites que pour lui.
§ 7. Parmi les fins elles-mêmes,
la fin qui est complète est toujours meilleure que la fin incomplète. J'appelle
complet ce qui, une fois que nous l'avons, ne nous laisse plus le besoin de
quoi que ce soit ; et incomplet, ce qui, même étant obtenu par nous, nous
laisse encore le besoin de quelque autre chose. Ainsi, par exemple, avec la
justice, nous avons encore besoin de bien d'autres choses qu'elle ; mais avec
le bonheur,- nous n'avons plus besoin de rien absolument. Le bien suprême que
nous cherchons est donc celui qui est une fin finale et complète ; or, c'est la
fin finale et complète qui est la bonne ; et d'une manière générale, la fin
c'est le bien.
§ 8. Ceci une fois posé, comment
faut-il nous y prendre pour étudier et connaître le bien suprême ? Est-ce par
hasard en supposant qu'il doit faire compte, lui aussi, avec d'autres biens ?
Mais ce serait absurde, et voici comment. Le bien suprême, le bien le meilleur,
est une fin finale et parfaite ; et la fin parfaite de l'homme, pour le dire
d'un seul mot, ne peut pas être autre chose que le bonheur. Mais comme d'autre
part nous composons le bonheur d'une foule de biens réunis, si en étudiant le
bien le meilleur vous le comprenez aussi dans le reste du compte, alors le
meilleur sera meilleur que lui-même puisqu'il est le meilleur de tout. Je
prends un exemple : si, en étudiant les choses qui donnent la santé et la santé
elle-même, on regarde ce qui est dans tout cela le meilleur, et qu'on trouve
que le meilleur évidemment c'est la santé, il en résulte que la santé qui est
la meilleure de toutes ces choses, est aussi la meilleure en comparaison
d'elle-même ; ce qui n'est qu'un non-sens.
§ 9. Peut-être aussi n'est-ce
pas par cette méthode qu'il convient d'étudier la question du bien suprême, du
bien le meilleur. Mais faut-il d'ailleurs l'étudier en l'isolant pour ainsi
dire de lui-même ? Et cette seconde méthode ne serait-elle pas également
absurde ? Ainsi, le bonheur se compose de certains biens ; mais rechercher s'il
est encore le meilleur en dehors des biens dont il se compose, c'est absurde
puisque sans ces biens le bonheur n'est rien séparément, et qu'il n'est que ces
biens mêmes.
§ 10. Mais ne pourrait-on pas
trouver la vraie méthode en essayant d'apprécier le bien le meilleur par
comparaison? Je m'explique : ne pourrait-on pas, par exemple, en comparant le
bonheur, composé de tous les biens que nous savons, aux autres choses qui ne
sont pas comprises en lui, rechercher quel est le bien le meilleur, et par là
découvrir la vérité ?
§ 11. Mais ce bien le meilleur
que nous recherchons en ce moment n'est pas simple ; et c'est comme si l'on
prétendait que la prudence est le meilleur de tous les biens, qui lui auraient
été comparés un à un. Mais ce n'est peut-être pas de cette façon qu'il faut
étudier le bien le meilleur, puisque nous cherchons le bien final et complet ;
et la prudence prise à elle toute seule n'est pas complète. Ce n'est donc pas
là le bien le meilleur que nous demandons, pas plus que tout autre bien qui
serait réputé le meilleur au même titre.
Autre division
des biens : biens de l'âme biens du corps; biens extérieure. — La fin est
toujours double. — L'usage et la simple possession. --- L'acte est supérieur à
la faculté.
§ 1. Il faut ajouter que les
biens peuvent encore être classés d'une autre manière. Les uns sont dans l'âme,
ce sont les vertus ; les autres, dans le corps, comme la santé, la beauté ;
d'autres nous sont tout à fait extérieurs comme la richesse, le pouvoir, les
honneurs, et autres avantages analogues. De tous ces biens, ceux de l'âme sont
les plus précieux sans contredit.
§ 2. Les biens de l'âme se
divisent eux-mêmes en trois classes : pensée, vertu, plaisir. La conséquence et
la suite de tous ces biens divers, c'est ce que tout le monde appelle et qui
est réellement la fin même de tous les biens, et le plus complet de tous,
c'est-à-dire le bonheur; et, selon nous, le bonheur est la même chose
identiquement que bien faire et se bien conduire.
§ 3. Mais la fin n'est jamais
simple ; elle est double. Dans certaines choses, c'est l'acte même, c'est
l'usage qui est leur fin, comme pour la vue l'usage actuel est préférable à la
simple faculté. L'usage est la vraie fin, et personne apparemment ne voudrait
de la vue, à la condition de ne pas voir et de fermer perpétuellement les yeux.
Même observation pour les sens de l'ouïe, et pour tous les autres sens.
§ 4. Dans les cas où il y a
usage tout ensemble et faculté, c'est l'usage qui est toujours meilleur et plus
souhaitable que la faculté et la simple possession; car l'usage et l'acte sont
eux-mêmes une fin, tandis que la faculté, la possession n'existe qu'en vue de
l'usage.
§ 5. Si l'on veut bien regarder
en outre à toutes les sciences, on verra, par exemple, que ce n'est pas une
certaine science qui fait la maison, puis une certaine autre science qui fait
la bonne maison, mais que c'est l'architecture uniquement qui les fait toutes
deux. Le mérite de l'architecte consiste précisément à bien faire l'œuvre même
qu'il fait ; et de même pour tout le reste.
La vertu est
dans l'âme, et c'est l'âme qui constitue l'homme essentiellement. — Définition
du bonheur. Ses conditions nécessaires en lui-même, et dans les êtres qui
peuvent le posséder. -- Le bonheur consiste surtout dans l'acte. — Digression
sur les facultés diverses de rame, et spécialement sur la faculté nutritive.
§ 1. On peut observer, après
cela, que nous ne vivons réellement par aucun autre principe que par notre âme.
Or, la vertu est dans l'âme ; et quand nous disons que l'âme fait quelque
chose, cela revient absolument à dire que c'est la vertu de l'âme qui la fait.
Mais la vertu dans chaque genre fait que la chose dont elle est la vertu, est
bonne comme elle peut l'être ; or, l'âme est soumise comme le reste à cette
règle ; et puisque nous vivons par l'âme, c'est par la vertu de l'âme que nous
vivons bien.
§ 2. Mais bien vivre et bien
faire n'est pas autre chose que ce que nous appelons être heureux. Ainsi donc,
être heureux, ou le bonheur ne consiste qu'à bien vivre ; mais bien vivre,
c'est vivre en pratiquant les vertus. En un mot, c'est, là la vraie fin de la
vie, le bonheur et le bien suprême.
§ 3. Le bonheur, par conséquent,
se trouvera dans un certain usage des choses, et dans un certain acte ; car,
ainsi que nous l'avons dit, toutes les fois qu'il y a en même temps faculté et
usage, c'est l'usage et l'acte qui sont la fin véritable des choses. La vertu
n'est qu'une faculté de l’âme ; mais, pour elle, il y a de plus l'usage et
l'acte des vertus qu'elle possède ; et par suite, c'est l'acte et l'usage de
ces vertus qui sont aussi sa vraie fin. Donc, le bonheur consiste à vivre selon
les vertus.
§ 4. D'autre part, comme le
bonheur est le bien par excellence, et qu'il est une fin en acte, il s'ensuit
qu'en vivant suivant les vertus, nous sommes heureux, et que nous jouissons du
bien suprême.
§ 5. Par suite encore, comme le
bonheur est le bien final et la fin de la vie, il est bon de remarquer qu'il-ne
peut se trouver que dans un être complet et parfaitement fini.- Je m'explique,
et je dis, par exemple, que le bonheur ne sera pas dans l'enfant ; l'enfant
n'est pas heureux ; mais le bonheur sera exclusivement dans l'homme fait, qui
seul est un être complet. J'ajoute qu'il ne se trouvera pas non plus dans un
temps incomplet et inachevé, mais bien dans un temps complet et consommé ; et
par temps complet, je comprends celui qu'embrasse la vie entière de l'homme. A
mon avis, on a bien raison de dire qu'il ne faut juger du bonheur des gens que
sur le temps le plus long de leur vie ; et le vulgaire, en répétant ce propos,
semble penser que tout ce qui est complet doit être et dans un temps
complètement révolu, et dans un homme complet.
§ 6. Voici une autre preuve qui
démontre bien que le bonheur est un acte. Si par hasard quelqu'un dormait
durant toute sa vie, nous ne voudrions certainement pas l'appeler un être
heureux, pendant ce long sommeil. Pourtant, il vit encore en cet état ; mais il
ne vit pas selon les vertus ; ce qui est seul, comme nous l'avons dit, vivre en
acte, vivre en réalité.
§ 7. Après ces considérations,
nous allons traiter une question qui ne paraîtra ni tout à fait propre ni tout
à fait étrangère à notre sujet. Nous dirons donc qu'il y a dans l'âme, à ce
qu'il semble, une partie par laquelle nous nous nourrissons, et nous l'appelons
la partie nutritive de l'âme. La raison peut comprendre cela sans peine. Comme
les choses inanimées, les pierres, évidemment sont incapables de se nourrir, il
en résulte que se nourrir est une fonction des êtres qui sont animés, qui ont
une âme ; et si cette fonction n'appartient qu'aux êtres doués d'une âme, c'est
l'âme qui en est cause.
§ 8. Or, parmi les parties dont
l'âme se compose, il en est qui ne sauraient être cause de la nutrition : par
exemple, la partie qui raisonne, la partie passionnée, la partie concupiscente
; et après ces parties diverses, il reste unique ment dans l'âme cette
autre partie que nous ne pouvons mieux nommer qu'en l'appelant la partie
nutritive.
§ 9. Eh quoi ! Pourrait-on
demander : Est-ce que par hasard cette partie de l'âme peut, elle aussi, avoir
la vertu ? Si elle le peut, il est évident qu'il faudra que l'âme agisse aussi
par elle, puisque l'acte de la vertu complète est le bonheur. Qu'il y ait ou
qu'il n'y ait pas de la vertu dans cette partie de l'âme, c'est une question
d'un autre ordre; mais s'il y en a par hasard, il n'y a pas du moins d'acte
pour elle. Et voici pourquoi : Les êtres qui n'ont pas de mouvement propre ne
peuvent pas non plus avoir d'acte qui leur soit propre. Or, il ne semble pas
qu'il y ait de mouvement spontané dans cette partie. On dirait bien plutôt qu'elle
a quelque chose de la nature du feu. Le feu dévorera tout ce que vous jetterez
dedans ; mais si vous ne lui jetez pas des aliments, il n'a pas de mouvement
pour aller les prendre. De même, aussi pour cette partie de l'âme : si l'on y
jette de la nourriture, elle nourrit le corps ; et si on ne lui en jette pas,
elle n'a pas spontanément le pouvoir propre de le nourrir. Il n'y a pas d'acte
là ou il n'y a pas de spontanéité; et par conséquent, cette partie ne contribue
en rien au bonheur.
§ 10. Après ce qui précède, nous
devons expliquer la nature propre de la vertu, puisque c'est l'acte de la vertu
qui est le bonheur. On pourrait tout d'abord, et d'une manière générale, dire
que la vertu est la faculté et la disposition la meilleure de l'âme. Mais
peut-être une définition aussi concise ne suffirait-elle pas ; et il faut la
développer pour la rendre plus claire.
Division de l'âme en deux parties : l'une raisonnable; l'autre
irrationnelle. Vertus de l'une et de l'autre. -- L'excès, soit en plus, soit en
moins, détruit la vertu. Exemples divers. Exemple spécial du courage.
§ 1. En premier lieu, il faut
parler de l'âme dans laquelle réside la vertu. Mais ici nous n'avons pas à dire
ce qu'est essentiellement l'âme; car cette question est traitée ailleurs, et il
faut nous borner à en esquisser les traits principaux. L'âme, ainsi que nous
venons de le rappeler, se divise en deux parties, l'une raisonnable, et l'autre
irraisonnable. Dans la partie qui est douée de la raison, on peut distinguer la
prudence, la sagacité, la sagesse, l'instruction, la mémoire et autres facultés
de ce genre. C'est dans la partie irraisonnable que se trouve ce qu'on appelle
les vertus : la tempérance, la justice, le courage, et toutes les autres vertus
morales qui semblent dignes d'estime et de louanges.
§ 2. C'est grâce à elles, quand
nous les possédons, que l'on dit de nous que nous méritons l'estime et l'éloge.
Mais jamais on ne reçoit de louanges pour les vertus de la partie de l'âme qui
a la raison ; et ainsi; on ne loue pas quelqu'un directement parce qu'il est
sage, ni parce qu'il est prudent, ni en général pour aucune des vertus de cet
ordre. Je veux dire qu'on loue uniquement la partie irraisonnable de l'âme, en
tant qu'elle peut servir et qu'elle sert la partie raisonnable en lui
obéissant.
§ 3. Mais la vertu morale se
détruit et se perd à la fois et par le défaut et par l'excès. Que le défaut et
l'excès détruisent les choses, c'est ce qu'il est facile de voir dans toutes
les affections morales. Mais comme pour des choses obscures, il faut se servir
d'exemples parfaitement clairs, je cite les exercices gymnastiques, où l'on
peut aisément se convaincre de cette vérité. La force se détruit également, et
quand on fait trop d'exercices, et quand on n'en fait pas assez. De même pour
le boire et le manger : pris en trop grande quantité, la santé s'y perd; si
l'on en prend trop peu, elle n'y périt pas moins ; et ce n'est que par une
juste mesure que l'on conserve et la force et la santé.
§ 4. On peut faire une remarque
toute pareille pour la tempérance, pour le courage, et en général pour toutes
les vertus. Par exemple, si l'on suppose quelqu'un qui soit si peu accessible à
la crainte, qu'il ne craindrait même pas les Dieux, ce ne sera plus là du
courage, ce sera de la folie. Si vous supposez au contraire qu'il craint tout,
vous en faites un lâche. Le cœur vraiment courageux ne sera, ni celui qui
craint tout, ni celui qui ne craint absolument rien.
§ 5. Ce sont donc les mêmes
causes, qui augmentent ou qui détruisent la vertu. Ainsi, les craintes, quand
elles sont trop fortes et qu'elles s'adressent à tout indistinctement,
détruisent le courage, de même que le détruisent les aveuglements qui n'ont
jamais crainte de rien. Or, le courage est relatif aux craintes ; et les
craintes modérées ne font qu'augmenter le courage véritable. On voit, je le
répète, que ce sont les mêmes causes qui augmentent et détruisent le courage ;
car ce sont toujours des craintes qui produisent en nous ces sentiments divers.
Même observation sur les autres vertus.
De l'influence du plaisir et de la douleur sur la vertu. ---- De
l'influence de l'habitude. — La morale tire son nom de l'habitude, dans la
langue grecque.
§ 1. L'excès et le défaut ne
sont pas d'ailleurs les seules limites qu'on puisse donner à la vertu ; on peut
la limiter et la déterminer encore par la douleur et le plaisir. Souvent c'est
le plaisir qui nous pousse au mal, comme la douleur nous empêche souvent de
faire le bien ; en un mot, on ne saurait trouver en aucun cas, ni la vertu, ni
le vice, sans qu'il n'y ait en même temps peine ou plaisir.
§ 2. Ainsi, la vertu se rapporte
aux plaisirs et aux douleurs ; et voici d'où la vertu morale tire le nom qui la
désigne, si toutefois l'on peut prétendre dans la lettre même d'un mot
découvrir la vérité, et y trouver ce qu'elle est réellement, moyen qui
peut-être n'est pas plus mauvais qu'un autre. Le moral, qui se dit dans la
langue grecque éthos, par un é long, est ainsi dénommé de l'habitude qui se dit
éthos, par un é bref ; et la morale, éthiké,
ne s'appelle ainsi en grec que parce qu'elle résulte d'habitudes ou de mœurs, éthidzesthai.
§ 3. Ceci doit encore nous
montrer clairement qu'aucune des vertus de la partie irraisonnable de l'âme ne
nous est innée par l'action seule de la nature. Il n'y a pas une chose de
nature qui puisse, par l'habitude, devenir autre qu'elle n'est. Ainsi, par
exemple, la pierre et en général tous les corps pesants, tous les graves sont
naturellement portés en bas. On a donc beau jeter une pierre en l'air et
l'habituer en quelque sorte à y monter, elle n'ira pas pour cela jamais
d'elle même en haut; elle ira toujours en bas. Et de même pour tous les
autres cas de ce genre.
Des divers
phénomènes de l'âme : les affections, les facultés, les dispositions. —
Définition de ces trois choses. — La bonne disposition est également éloignée
de l'excès en plus et du défaut en moins. — Exemples divers.
§ 1. Après cela, il faut,
puisque nous voulons étudier la nature de la vertu, savoir tout ce qu'il y a
dans l'âme et tous les phénomènes qui s'y produisent. Or, il y a trois choses
dans l'âme : des affections ou passions, des facultés, des dispositions, de
telle sorte que la vertu doit être une de ces trois choses-là. Les passions ou
affections sont, par exemple, la colère, la crainte, la haine, le désir,
l'envie, la pitié et tous les autres sentiments de ce genre, qui d'ordinaire
ont pour suites inévitables la peine ou le plaisir.
§ 2. Les facultés sont les
puissances intimes d'après lesquelles on peut nous dire capables de ces passions
diverses ; et, par exemple, ce sont les puissances qui nous rendent capables de
nous mettre en colère, de nous affliger, de nous apitoyer, et de ressentir
telles autres affections analogues.
§ 3. Enfin, les dispositions
sont les conditions particulières qui font que nous sommes bien ou mal disposés
par rapport à tous ces sentiments. Ainsi, pour ce qui regarde la faculté de se
mettre en colère, si l'on s'y met avec une excessive facilité, c'est une
mauvaise disposition en ce qui regarde la colère ; et si nous ne nous y mettons
pas du tout, même pour les choses qui peuvent provoquer très légitimement notre
courroux, c'est encore également une mauvaise disposition en fait de colère. La
disposition moyenne entre ces deux extrêmes consiste à ne pas s'emporter par
trop violemment, et à n'être pas non plus par trop insensible; et quand nous
sommes disposés ainsi, nous sommes disposés comme il faut. On pourrait faire
une observation pareille pour tous les cas analogues.
§ 4. C'est qu'en effet la
modération, qui ne se met en colère qu'avec raison, et la douceur, tiennent le
milieu entre l'irritabilité qui nous jette sans cesse dans la colère, et
l'indifférence qui fait que nous ne nous irritons jamais. Même remarque pour la
fanfaronnade, qui se vante de tout, et la dissimulation, qui ne dit pas les
choses. Feindre d'avoir plus qu'on a, c'est de la fanfaronnade ; feindre
d'avoir moins, c'est de la dissimulation. Le milieu entre ces extrêmes est
précisément la vérité et la franchise.
Des
dispositions : bonnes, elles sont dans une sorte de milieu; mauvaises, elles
sont dans l'excès ou dans le défaut. --- Objections sur les biens qui ne sont
ni dans le défaut ni dans l'excès. -- Réfutation de cette objection.
§ 1. De même encore pour tous
les autres sentiments. Pour eux aussi, la fonction propre de la disposition
morale, c'est de faire que nous soyons bien ou mal à l'égard des choses
diverses que ces sentiments concernent. Être bien disposé, c'est n'être, ni
dans l'excès en trop, ni dans le défaut en moins. Ainsi, la disposition est
bonne à l'égard des choses qui peuvent nous mériter la louange, quand elle se
tient dans une sorte de milieu. La disposition est mauvaise, quand on est dans
l'excès ou dans le défaut.
§ 2. Puis donc que la vertu est
le milieu dans les affections de l'âme, et que les affections, ou en d'autres
termes les passions de l'âme, sont ou des peines ou des plaisirs, il n'y a pas
de vertu sans peine ou sans plaisir. Cela même nous prouve encore, d'une
manière générale, que la vertu se rapporte aux peines et aux plaisirs de l'âme.
§ 3. On pourrait objecter à cette
théorie qu'il y a encore d'autres passions pour lesquelles le vice n'est ni
dans l'excès ni dans le défaut ; par exemple, l'adultère ; l'homme qui le
commet, ne peut pas séduire plus ou moins les femmes libres qu'il perd. Mais on
ne voit pas, en faisant cette objection, que ce vice même et tout autre vice
analogue qu'on pourrait citer, est compris dans le plaisir coupable de la
débauche ; et que, présentant à ce point de vue, soit un excès, soit un défaut,
il est blâmable au même titre que tous les autres.
Le contraire
du milieu, qui est la vertu, est tantôt le défaut, tantôt l'excès. Exemples
divers et opposés. — Les deux extrêmes peuvent être contraires au milieu. --
Deux méthodes pour distinguer le contraire. Voir quel est le contraire le plus
éloigné. Voir aux penchants naturels. — Difficulté et mérite de la vertu.
§ 1. La suite nécessaire de
ceci, c'est d'expliquer quel est le contraire de ce milieu qui fait la vertu.
Est-ce l'excès? est-ce le défaut? Il est certains milieux dont le contraire est
le défaut; il en est d'autres pour lesquels c'est l'excès. Ainsi, le contraire
du courage, ce n'est pas la témérité, qui est un excès ; c'est la lâcheté, qui
est un défaut. Loin de là, pour la tempérance, qui est le milieu entre la
débauche sans frein et l'insensibilité, eu ce qui concerne le plaisir, le
contraire n'est pas l'insensibilité qui est un défaut ; c'est la débauche,
laquelle est un excès.
§ 2. Au reste, les deux extrêmes
peuvent à la fois être contraires au milieu, l'excès comme le défaut ; car le
milieu est en défaut relativement à l'excès, et il est en excès relativement au
défaut. Ceci nous explique pourquoi les prodigues trouvent que les gens
généreux n'ont pas de générosité, et pourquoi les gens qui n'ont pas de
générosité traitent les gens généreux de prodigues. Ceci nous explique encore
comment les téméraires et les imprudents appellent les gens courageux des
lâches, et comment les lâches appellent les gens courageux des téméraires et
des fous.
§ 3. Il y a deux motifs pour
qu'on doive considérer ainsi l'excès et le défaut, comme les contraires du
milieu. D'abord, on peut ne regarder qu'à la chose même et voir quelle est des
deux extrémités celle qui est la plus éloignée ou la plus proche du milieu.
Ainsi, par exemple, on peut se demander si c'est la prodigalité ou l'avarice
qui est le plus éloignée de la générosité véritable ; et comme la prodigalité
semblerait être de la générosité plutôt que l'avarice, cette dernière
paraîtrait plus éloignée du milieu. Or, les choses les plus éloignées du milieu
semblent aussi les plus contraires. Ainsi donc, en ne s'en tenant qu'à la chose
même, le défaut dans ce cas paraîtrait plus contraire au milieu que l'autre
extrême.
§ 4. Mais il est encore un
second moyen d'apprécier ces nuances ; et le voici. Les penchants auxquels nous
sommes le plus portés par la nature, sont aussi les plus contraires au milieu :
par exemple, la nature nous pousse au dérèglement et à la débauche plus qu'à la
réserve et à la tempérance. Les penchants qui nous sont naturels ne font que
s'accroître de plus en plus ; et les choses auxquelles nous ajoutons sans cesse,
deviennent aussi de plus en plus contraires. Or, nous donnons et nous inclinons
bien plus à la débauche qu'à la tempérance ; et c'est alors l'excès, et non le
défaut, qui parait être plus contraire au milieu ; car la débauche est le
contraire de la sagesse, et elle est un coupable excès.
§ 5. Nous avons donc étudié la
nature de la vertu ; et nous voyons que c'est une sorte de milieu dans les
passions de l'âme. Aussi, l'homme qui veut acquérir par sa moralité une
véritable considération, doit rechercher avec soin le milieu dans chacune des
passions qu'il peut ressentir.
§ 6. Voilà pourquoi c'est une
grande œuvre que d'être vertueux et bon. Car, en toute chose, il est difficile
de trouver le milieu ; et, par exemple, s'il est donné à tout le monde de
tracer un cercle, il est très difficile de trouver le vrai milieu de ce cercle
une fois tracé. Cette comparaison ne s'applique pas moins aux sentiments
moraux. Il est aussi très facile de se mettre toujours en colère, et il ne
l'est pas moins de rester dans l'état contraire de celui-là. Mais se tenir dans
un milieu convenable est chose fort mal aisée. En général, on peut voir, pour
toutes les passions indistinctement, qu'il est facile de tourner autour du
milieu, mais que le milieu qui mérite véritablement la louange est difficile à
rencontrer ; et aussi la vertu est-elle bien rare.
La vertu
dépend de l'homme ; elle est volontaire, ainsi que le vice. — Erreur de
Socrate. — Les législations, l'estime et le mépris des hommes prouvent que la
vertu dépend de notre libre arbitre. -- Autres preuves à l'appui de cette
théorie. — L'homme, comme le reste de la nature, a la force de produire
certaines choses et certains actes. Ces actes changent; et avec eux changent
aussi les principes par lesquels l'homme les produit : la volonté; la
détermination. La liberté dans l'homme est incontestable.
§ 1. Puisque nous parlons de la
vertu, il est bon d'examiner, après ce qui précède, si la vertu peut ou ne peut
pas s'acquérir ; ou bien, si comme le prétendait Socrate, il ne dépend pas de
nous d'être bons ou mauvais : « Demandez, disait-il, à un homme quel qu'il soit
s'il veut être bon ou méchant ; et vous verrez certainement qu'il n'est
personne qui préfère jamais être vicieux. Faites la même épreuve pour le
courage, pour la lâcheté, et pour toutes les autres vertus ; et vous aurez
toujours le même résultat ».
§ 2. Socrate en concluait que
s'il y a des méchants, ils ne sont évidemment méchants que malgré eux ; et, par
suite aussi, il n'était pas moins évident pour lui que les hommes sont vertueux
sans la moindre intervention de leur part.
§ 3. Ce système, quoiqu'en dise
Socrate, n'est pas vrai. Et pourquoi donc alors le législateur défend-il de
commettre de mauvaises actions, et ordonne-t-il d'en faire de bonnes et de
vertueuses? Pourquoi impose-t-il des peines à celui qui commet des actions
mauvaises, ou qui n'accomplit pas les bonnes qu'il commande ? Le législateur
serait bien absurde de nous ordonner, dans ses lois, des choses qui ne dé
pendraient pas de nous.
§ 4. Mais loin de là ; il est
certain qu'il dépend des hommes d'être bons ou mauvais ; et, ce qui le prouve
encore, ce sont les louanges et le mépris dont les actions humaines sont
l'objet. La louange s'adresse à la vertu ; le mépris s'adresse au vice. Mais ni
l'un ni l'autre ne pourraient s'appliquer à des actes involontaires. Donc
évidemment à ce point de vue encore, il faut qu'il dépende de nous de faire le
bien et de faire le mal.
§ 5. On a fait encore une espèce
de comparaison pour prouver que l'homme n'est pas libre : « Pourquoi, dit-on,
quand nous sommes malades, ou que nous sommes laids, ne nous blâme-t-on pas ? »
Mais ceci est une erreur ; et nous blâmons vivement les gens, quand nous
croyons que c'est eux-mêmes qui sont cause de leur maladie ou de leur laideur,
parce que nous pensons que, même en cela, il y a quelque chose de volontaire.
Mais le volontaire, la liberté s'applique surtout au vice et à la vertu.
§ 6. En voici une preuve encore
plus frappante. Toute chose dans la nature est capable d'engendrer une
substance pareille à ce qu'elle est elle-même. Témoins, les animaux et les
végétaux, qui les uns et les autres sont capables de se reproduire. Les choses
se reproduisent, grâce à certains principes, comme l'arbre se reproduit de la
graine qui en est le principe en quelque sorte. Mais ce qui vient des
principes, et après eux, est aussi absolument de même ; et tels sont les
principes, telles sont par suite les choses qui en sortent.
§ 7. On peut voir ceci encore plus
clairement dans les choses de géométrie. Là, en effet, certains principes étant
posés, les conséquences qui viennent des principes, sont. tout à fait comme les
principes eux-mêmes. Et, par exemple, si les trois angles d'un triangle sont
égaux à deux droits, et ceux d'un carré égaux à quatre droits, du moment que
les propriétés du triangle viendraient à changer, celles du quadrilatère
changeraient du même coup. Car ce sont là des propositions qui sont réciproques
; et si le carré n'avait pas ses angles égaux à quatre angles droits, le
triangle n'aurait pas non plus les siens égaux à deux.
§ 8. Ceci se répète également,
et avec une similitude parfaite, pour ce qui regarde l'homme. L'homme aussi
peut engendrer de la substance ; et c'est d'après certains principes et d'après
certains actes qu'il fait, que l'homme peut produire les choses qu'il produit.
Comment d'ailleurs en serait-il autrement? Aucun des êtres inanimés ne peut
agir, au sens vrai de ce mot ; et même parmi les êtres animés aucun n'agit
réellement, excepté l'homme. Donc, évidemment l'homme produit des actes d'un
certain genre.
§ 9. Mais comme les actes de
l'homme changent sans cesse sous nos yeux, et que nous ne faisons jamais
identiquement les mêmes choses ; comme, d’un autre côté, les actes produits par
nous le sont en vertu de certains principes, il est clair que, dès que les
actes changent, les principes de ces actes changent aussi, comme nous le
disions tout à l'heure dans cette comparaison empruntée de la géométrie.
§ 10. Or, le principe de l'action,
bonne ou mauvaise, c'est la détermination, c'est la volonté, et tout ce qui, en
nous, agit d'après la raison. Mais certainement, la raison, la volonté qui
inspirent nos actes changent aussi, puisque nous changeons nos actes de notre
pleine volonté. Donc, le principe et la détermination changent tout comme eux ;
c'est-à-dire que ce changement est parfaitement volontaire. Donc évidemment
enfin, il ne dépend que de nous d'être bons ou mauvais.
§ 11. « Mais, dira-t-on
peut-être, puis qu'il ne dépend que de moi d'être bon, je serai, si je le veux,
le meilleur des hommes » . Non ; cela n'est pas possible, comme on se
l'imagine. Et pourquoi? C'est que cette perfection n'a pas lieu même pour le
corps. On a beau vouloir soigner son corps, on n'aura pas pour cela le plus
beau corps du monde. Car, non seulement il faut des soins assidus, mais il faut
de plus que la nature nous ait donné un corps parfaitement beau et parfaitement
sain. Avec des soins, le corps certainement sera beaucoup mieux ; mais il ne sera
pas pour cela le mieux organisé entre tous les autres.
§12. Il faut admettre qu'il en
est de même aussi pour l'âme. Pour être le plus vertueux des hommes, il ne
suffira pas de vouloir, si la nature ne vous y aide pas ; mais, néanmoins, on
en sera beaucoup meilleur, par suite de cette noble résolution.
Théorie de la
liberté dans l'homme. — Définition de l'acte volontaire et libre. — Trois
espèces d'appétits. — Le plaisir est la suite de tout ce qu'on fait par désir ;
la douleur, de tout ce qu'on fait par nécessité. — Objection à cette théorie. —
L'intempérance, dit-on, est Involontaire. Réfutation de cette théorie.
§ 1. Après avoir démontré que la
vertu dépend de nous, il est nécessaire de traiter du libre arbitre, et
d'expliquer ce qu'est l'acte libre et volontaire ; car en fait de vertu, c'est
le volontaire et libre arbitre qui est le point vraiment essentiel. le mot de
volontaire désigne, absolument parlant, tout ce que nous faisons sans y être
contraints par une nécessité quelconque. Mais cette définition exige peut-être
qu'on l'éclaircisse par des explications.
§ 2. Le mobile qui nous fait
agir, c'est d'une manière toute générale, l'appétit. On peut distinguer trois
espèces d'appétits : le désir, la colère, la volonté. Recherchons, en premier
lieu, si l'action que nous fait faire le désir est volontaire ou involontaire.
Il n'est pas possible qu'elle soit involontaire. Pourquoi cela? et d'où cela
vient-il ? Tout ce que nous faisons autrement que par notre libre volonté, nous
ne le faisons que par une nécessité qui nous domine. Or, il y a toujours une
certaine douleur à la suite de tout ce qu'on fait par nécessité. Le plaisir, au
contraire, est une conséquence de ce qu'on fait par désir. Ainsi donc, les
choses qui sont faites par désir ne sauraient être involontaires, du moins en
ce sens ; et elles sont certainement volontaires.
§ 3. Il est vrai qu'à cette
théorie on pourrait en opposer une autre qu'on fait pour expliquer
l'intempérance : « Personne, dit-on, ne fait le mal de son plein gré en sachant
que c'est le mal ; et pourtant, ajoute-t-on, l'intempérant incapable de se
dominer, tout en sachant bien que ce qu'il fait est mal, ne le fait pas moins ;
mais c'est qu'il suit l'impulsion de son désir. Il n'agit donc pas de sa libre
volonté ; et il est contraint par une nécessité fatale » .
§ 4. Mais nous réfuterons cette
objection par le même raisonnement que plus haut. Non ; l'acte que provoque le
désir n'est point un acte de nécessité ; car le plaisir est la suite du désir,
et ce qui se fait par plaisir n'est jamais d'une nécessité inévitable. Mais on
pourrait prouver encore autrement que le débauché agit de sa pleine volonté ;
car apparemment, on ne niera pas que les hommes injustes sont injustes
volontairement. Or, les débauchés sont injustes et commettent une injustice ;
et par conséquent, le débauché, qui n'est plus maître de lui, fait
volontairement ses actes d'intempérance.
Suite de la
réfutation précédente. -- Autre objection pour prouver que l'intempérance est
involontaire. Cette objection s'applique aux actes de la colère et à ceux de la
volonté, comme à ceux du désir. -- Réfutation de cette seconde objection. Le
mépris qu'on a pour l'intempérant prouve bien qu'il agit volontairement.
§ 1. Mais il est encore une
autre objection qu'on oppose à notre théorie, pour démontrer que l'intempérance
n'est pas volontaire : « L'homme tempérant, dit-on, fait de sa propre volonté
les actes de tempérance ; car on l'estime pour sa vertu, et jamais l'estime ne
s'attache qu'à des actes volontaires. Mais, si ce qu'on fait suivant le désir
naturel, est volontaire, tout ce qu'on fait contre ce désir est involontaire.
Or, l'homme tempérant agit contre le désir, et il s'ensuit que le tempérant
n'est pas volontairement tempérant. » Mais évidemment c'est là une erreur ;
donc, ce qui est selon le désir n'est pas non plus volontaire.
§ 2. On applique encore un
système tout pareil aux actes qui se rapportent à la colère ; car les mêmes
raisonnements qui valent pour le désir, valent aussi pour elle ; et ils forment
une égale difficulté, puis qu'on peut être tempérant et intempérant en fait de
colère.
§ 3. La dernière des espèces que
nous avons distinguées parmi les appétits, c'était la volonté ; et il nous
reste pour elle à rechercher si elle est libre. Mais les débauchés et les
intempérants veulent aussi, jusqu'à un certain point, les actes coupables vers
lesquels ils se précipitent ; et l'on peut dire qu'ainsi les débauchés font le
mal en le voulant. Mais personne, dira-t-on encore, ne fait volontairement le
mal en sachant que c'est du mal. Or, le débauché qui sait bien que ce qu'il
fait est mal, n'en agit pas moins avec volonté ; donc il n'est pas libre, et la
volonté ne l'est pas avantage.
§ 4. Avec ce beau raisonnement,
on supprime radicalement la débauche et le débauché. Si l'intempérant n'est pas
libre, il n'est pas répréhensible ; mais l'intempérant est répréhensible ; donc
il agit volontairement, donc la volonté est libre. Du reste, comme il y a dans
tout ceci des raisonnements qui semblent contradictoires, il est bon
d'expliquer plus clairement ce que c'est que l'acte volontaire et libre.
Définition de
la violence ou force : elle peut agir sur les êtres animés, tout aussi bien que
sur les êtres inanimés. Il y a violence toutes les fois que la cause qui fait
agir est extérieure aux êtres qu'elle meut. Il n'y a plus violence quand la
cause est dans les êtres eux-mêmes.
§ 1. Expliquons d'abord ce qu'on
entend par force ou violence et par nécessité. La violence se trouve même dans
les êtres inanimés. Ainsi, on peut voir qu'un lieu spécial a été assigné à
chacune des choses inanimées ; et, par exemple, le lieu du feu est en haut ; et
celui de la terre est en bas. Mais toutefois, l'on peut contraindre, par une
sorte de violence, la pierre à monter et le feu à descendre.
§ 2. On peut à plus forte raison
violenter l'être animé ; et, par exemple, on peut par la force détourner un
cheval de la ligne droite où il court, pour lui faire changer son mouvement en
revenant sur ses pas. Ainsi donc, toutes les fois qu'il existe, en dehors des
êtres, une cause qui leur fait faire ce qui est contre leur nature ou contre
leur volonté, on dit que ces êtres font par force ce qu'il font. Au contraire,
toutes les fois que les êtres ont en eux-mêmes la cause qui les meut, nous ne
disons jamais qu'ils sont forcés de faire ce qu'ils font.
§ 3. Autrement, le débauché qui
ne se maîtrise pas réclamera, et il soutiendra qu'il n'est pas responsable de
son vice; car il prétendra qu'il ne commet sa faute que parce qu'il y est forcé
par la passion et le désir. Que ce soit donc là pour nous la définition de la
violence et de la contrainte : il y a violence toutes les fois que la cause qui
oblige les êtres à faire ce qu'ils font, leur est extérieure ; il n'y a plus
violence, du moment que la cause est intérieure et dans les êtres mêmes qui
agissent.
Définition des
idées de nécessité et de nécessaire. -- Exemples divers.
§ 1. Quant à ce qui concerne les
idées de nécessité et de nécessaire, il faut dire qu'on ne peut pas appliquer
l'idée de nécessaire, ni de toute façon, ni partout. Par exemple, elle ne
s'applique jamais à rien de tout ce que nous faisons par plaisir ; car il
serait absurde de dire qu'on a été nécessairement forcé par le plaisir à
séduire la femme de son ami.
§ 2. Ainsi, l'idée de la
nécessité n'est pas applicable indistinctement à toutes les choses ; elle ne
l'est jamais que dans celles qui nous sont extérieures : et par exemple, il y a
eu nécessité pour quelqu'un de subir un certain mal afin d'éviter un mal plus
grand qui menaçait sa fortune. C'est encore ainsi que je puis dire : « Je suis
forcé nécessairement de me rendre en toute hâte à ma campagne; car si je
tardais, je n'y trouverais plus que des récoltes perdues ». voilà des cas où
l'on peut dire qu'il y a nécessité.
De l'acte
volontaire : c'est l'intention qui en fait toute l'importance. — Exemple de la
femme qui empoisonne son amant dans un philtre, en voulant s'en faire aimer.
§ 1.
L'acte volontaire ne pouvant consister dans une impulsion aveugle, il reste que
l'acte volontaire vienne toujours de la pensée ; car, si l'acte involontaire
est ce qui a lieu, et par nécessité, et par force, on peut ajouter, comme
troisième condition, que c'est ce qui n'a pas lieu avec réflexion et pensée.
Les faits nous montrent bien la vérité de ceci. Quand un homme en frappe, on même
en tue un autre, ou bien quand il commet quelqu'acte pareil sans aucune
préméditation, on dit qu'il l'a fait contre son gré ; et cela prouve que l'on
place toujours la volonté dans une pensée préalable.
§ 2. C'est ainsi qu'on raconte
qu'une femme ayant donné un philtre à boire à son amant, et l'homme étant mort
de ce philtre, elle fut absoute par devant l'Aréopage, où elle avait comparu,
et le tribunal l'acquitta sur ce simple motif qu'elle n'avait pas agi avec
préméditation. Elle avait donné ce breuvage par affection ; seulement, elle
s'était trompée. L'acte ne parut pas volontaire, parce qu'elle n'avait pas
donné le philtre avec l'intention de tuer celui qui devait le boire. Ainsi
donc, on le voit, le volontaire rentre dans ce qui se fait avec intention.
La préférence
réfléchie ne se confond, ni avec l'appétit, ni avec la volonté, ni même avec la
pensée. Elle est la combinaison de plusieurs facultés. — Définition de la
préférence : elle ne s'applique qu'aux moyens, et non au but; elle suppose une
délibération antérieure de l'intelligence. -- L'acte volontaire doit se
distinguer de l'acte de préférence et de préméditation. Exemples de quelques
législateurs qui ont fait cette distinction. -- Il n'y a de préférence possible
que dans les choses où l'homme agit. La préférence n'a pas de place dans la
science. Elle a lieu dans l'action, parce que l'homme peut s'y tromper en deux
sens : ou par excès, ou par défaut.
§ 1. Il nous reste encore à
examiner si la préférence réfléchie qui détermine notre choix, doit, ou non,
passer pour un appétit. L'appétit se retrouve dans les autres animaux comme
dans l'homme ; mais la préférence qui choisit, n'y apparaît pas. C'est que la
préférence est toujours accompagnée de la raison, et que la raison n'est
accordée à aucun autre animal. Ainsi donc, on pourrait conclure que la
préférence n'est pas un appétit.
§ 2. Mais du moins, est-elle la
volonté ? Ou bien, n'est-elle même pas davantage la volonté? La volonté peut
s'appliquer même aux choses impossibles ; et, par exemple, nous voudrions être
immortels. Mais nous ne le préférons pas par un choix réfléchi. En outre, la
préférence ne s'applique pas au but lui-même qu'on poursuit, mais aux moyens
qui peuvent y mener; et par exemple, on ne peut pas dire qu'on préfère la santé
; mais on préfère, entre les choses, celles qui la procurent, la promenade,
l'exercice, etc. ; et de que nous voulons, c'est la fin même ; car nous voulons
la santé.
§ 3. Cette distinction nous
indique évidemment la différence profonde de la volonté, et de la préférence
réfléchie, qui décide notre choix. La préférence, comme son nom même l'exprime
assez clairement, signifie que nous préférons telle chose à telle autre ; et,
par exemple, le meilleur au moins bon. Lorsque nous comparons le moins bon au
meilleur, et que nous avons la liberté du choix, c'est en ce sens spécial que
l'on peut dire proprement qu'il y a préférence.
§ 4. Ainsi, la préférence ne se
confond, ni avec l'appétit, ni avec la volonté. Mais la pensée est-elle au fond
la préférence ? On bien, la préférence n'est-elle pas non plus la pensée ? Nous
pensons, et nous imaginons une foule de choses dans notre pensée. Mais ce que
nous pensons, peut-il être aussi l'objet de notre référencé et de notre choix?
Ou ne le peut-il pas ? Ainsi, par exemple, nous pensons souvent aux évènements
qui se passent chez les Indiens ; pouvons-nous y appliquer notre préférence,
comme nous y appliquons notre pensée ? Par là, on voit que la préférence ne se
confond pas du tout avec la pensée.
§ 5. Puis donc que la préférence
ne se rapporte isolément à aucune des facultés de l'esprit que nous venons
d'énumérer, et que ce sont là tous les phénomènes de l'âme, il faut
nécessairement que la préférence soit la combinaison de quelques-unes de ces
facultés, prises deux à deux. Mais comme la préférence ou le choix s'applique,
ainsi que je viens de le dire, non pas à la fin même qu'on poursuit, mais
seulement aux moyens qui y mènent ; comme en outre elle ne s'applique qu'à des
choses qui nous sont possibles, et dans les cas où l'on peut se poser la
question de savoir si telle ou telle chose doit être choisie, il est clair
qu'il faut préalablement penser à ces choses et délibérer sur elles, et que
c'est seulement après que l'un des deux partis nous a semblé préférable à
l'autre, toute réflexion faite; qu'il se produit en nous une certaine impulsion
qui nous porte à faire la chose. Alors, en agissant ainsi, nous paraissons agir
par préférence.
§ 6. Si donc la préférence est
une sorte d'appétit et de désir, précédé et accompagné d'une pensée réfléchie,
l'acte volontaire n'est pas un acte de préférence. En effet, il est une foule
d'actes que nous faisons de notre plein gré, avant d'y avoir pensé et réfléchi.
Nous nous asseyons, nous nous levons, et nous accomplissons mille autres
actions volontaires, sans y penser le moins du monde, tandis que, d'après ce
qu'on vient de voir, tout acte qui se fait par préférence est toujours
accompagné de pensée.
§ 7. Ainsi donc, l'acte
volontaire n'est pas un acte de préférence ; mais l'acte de préférence est
toujours volontaire ; et si nous préférons faire telle ou telle chose après
mûre délibération, nous la faisons de notre pleine et entière volonté. On a
même vu des législateurs, en petit nombre il est vrai, distinguer profondément
entre l'acte volontaire et l'acte prémédité, qu'ils plaçaient dans une tout
autre classe, en établissant de moindres peines pour les actes de volonté que
pour ceux de préméditation.
§ 8. La préférence ne peut donc
avoir lieu que dans les choses que l'homme peut faire, et dans les cas où il
dépend de nous d'agir ou de ne pas agir, de faire de telle façon ou de telle
autre ; en un mot, dans toutes les choses où l'on peut savoir le pourquoi de ce
que l'on fait.
§ 9. Mais le pourquoi, la cause
n'est pas du tout simple. En géométrie, quand on dit que le quadrilatère a ses
quatre angles aux à quatre angles droits, et qu'on demande pourquoi, on répond
: C'est que le triangle a ses trois angles égaux à deux droits. Dans les choses
de cette espèce, en remontant à un principe déterminé, on en tire le pourquoi.
Mais dans les cas où il faut agir et où il y a possibilité de choix et de
préférence, il n'en est plus ainsi ; car aucune préférence n'est déterminée.
Mais si l'on demande : Pourquoi avez-vous fait cela? Un ne peut que répondre :
Parce que je ne pouvais pas faire autrement ; ou bien : Parce que c'était mieux
ainsi. C'est uniquement d'après les circonstances qu'on choisit le parti qui
semble le meilleur, et ce sont elles qui nous décident.
§ 10. Aussi dans les choses de ce
genre, la délibération est possible pour savoir comment il faut agir. Mais il
en est tout autrement dans les choses que l'on sait de science certaine. On ne
va pas délibérer pour savoir comment il faut écrire le nom d'Archiclès, parce
que l'orthographe en est déterminée, et qu'on sait positivement comment il faut
l'écrire. Si l'on fait une faute, elle n'est pas dans l'esprit ; elle est
uniquement dans l'acte même d'écrire. C'est que dans tous les cas où il ne peut
y avoir d'erreur possible pour d'esprit, on ne délibère pas ; et c'est
seulement dans les choses où la manière dont elles doivent être n'est pas
déterminée exactement, qu'il y a possibilité d'erreur.
§ 11. Mais l'indétermination se
trouve dans toutes les choses que l'homme peut faire, et dans toutes celles où
la faute peut être double et en deux sens différents. Nous nous trompons donc
dans les choses d'action, et par suite également dans les choses qui se
rapportent aux vertus. Tout en visant à la vertu, nous nous égarons dans les
chemins qui nous sont naturels et ordinaires. La faute alors peut se trouver
également et dans l'excès et dans le défaut, et nous pouvons être entraînés à
l'un et à l'autre de ces extrêmes par le plaisir ou par la douleur. Le plaisir
nous pousse à faire mal, et la douleur nous porte à fuir le devoir et le bien.
Suite de la
théorie précédente. — La sensibilité ne délibère pas, parce que tous ses actes
sont spéciaux et déterminés. -- De l'objet que poursuit la vertu ; c'est le but
lui-même, et non les moyens qui peuvent y mener.
§ 1. J'ajoute que la pensée ne
ressemble pas du tout à la sensation. La vue ne peut absolument rien faire que
de voir; l'ouïe ne peut faire autre chose que d'entendre. Aussi, ne
délibérons-nous pas pour savoir s'il faut entendre ou s'il faut voir par
l'ouïe. Quant à la pensée, elle est fort différente ; elle peut faire telle
chose ou telle autre chose ; et voilà comment c'est dans la pensée qu'il y a
délibération.
§ 2. On peut se tromper dans le
choix des biens qui ne sont pas directement le but qu'on poursuit ; car pour le
but lui-même tout le monde est parfaitement d'accord ; c'est-à-dire, par
exemple, que tout le monde convient que la santé est un bien. Mais on peut se
tromper sur les moyens qui mènent à ce but; et ainsi, l'on se demande s'il est
bon pour la santé de manger ou de ne pas manger telle ou telle chose, C'est
surtout le plaisir ou la peine qui, dans ces cas, nous font commettre des
méprises et des fautes, parce que nous fuyons celle-ci, et que nous recherchons
celui-là.
§ 3. Maintenant qu'on sait en
quoi et comment l'erreur et la faute sont possibles, il nous faut dire à quoi
s'attache et vise la vertu. Est-ce au but lui-même? Est-ce seulement aux choses
qui peuvent y mener? Et, par exemple, est-ce au bien lui-même qu'on vise ? Ou
simplement, aux choses qui contribuent au bien?
§ 4. Mais d'abord, que se
passe-t-il dans la science à cet égard ? Ainsi, est-ce à la science de
l'architecture qu'il appartient de bien définir le but où l'on tend, en faisant
une construction? Ou lui appartient-il seulement de connaître les moyens qui
mènent à ce but? Si ce but est bien posé, à savoir, de faire une bonne et
solide maison, ce ne sera point un autre que l'architecte qui trouvera et
procurera tout ce qu'il faut pour atteindre ce but. Une même observation
pourrait être faite pour toutes les autres sciences.
§ 5. Il semble qu'il en devrait
être de même aussi pour la vertu, c'est-à-dire que son véritable objet serait
de s'occuper de la fin même qu'elle doit toujours se proposer aussi bonne que
possible, plutôt que des moyens qui conduisent à cette fin. Il n'y a que
l'homme vertueux qui saura procurer et trouver ce qui constitue cette fin, et
ce qu'il faut pour y arriver. Il est donc tout naturel que la vertu se propose
cette fin qui lui est propre, dans toutes ces choses où le principe du meilleur
est à la fois, et ce qui peut l'accomplir, et ce qui peut se la proposer. Par
suite, il n'y a rien de mieux au monde que la vertu ; car c'est pour elle que tout
le reste se fait ; et c'est elle qui en contient le principe.
§ 6. Les choses qui contribuent
à la fin qu'on se propose, semblent davantage n'être faites que pour cette fin.
Au contraire, la fin elle-même représente en quelque sorte un principe, en vue
duquel se font chacune des autres choses, dans la mesure même où chacune
d'elles s'y rapportent. Donc, évidemment aussi pour la vertu, puisqu'elle est
le principe et la cause la meilleure, elle vise au but lui-même plutôt qu'aux
choses secondaires qui y mènent.
La véritable
fin de la vertu, c'est le bien ; mais il faut entendre le bien pratique et
réel. -- On ne peut juger les hommes que sur les actes et non sur les
intentions. --- Théorie des milieux dans les passions.
§ 1. La fin véritable de la
vertu, c'est le bien ; et la vertu vise plus à cette fin qu'aux choses qui la
doivent produire, attendu que ces choses même font partie de la vertu. Quelque
vraie que soit cette théorie, si l'on voulait la généraliser, elle pourrait
devenir absurde ; par exemple, en peinture, on pourrait être un excellent
copiste, sans cependant mériter la moindre louange, à moins que l'on se
proposât exclusivement pour but de faire des copies parfaites. Mais on peut
dire absolument que le propre de la vertu, c'est de se proposer toujours le
bien.
§ 2. «Mais pourquoi, dira-t-on
peut-être, avez-vous établi tout à l'heure que l'acte vaut mieux encore que la
vertu elle-même? Et pourquoi maintenant accordez-vous à la vertu, comme sa condition
la plus belle, non pas ce qui produit l'acte, mais ce dans quoi il n'y a pas
même d'acte possible ? »
§ 3. Sans doute ; et maintenant
même, nous le disons encore comme nous le disions plus haut : Oui, l'acte est
meilleur que la simple faculté. Les autres hommes, en observant un homme
vertueux, ne le peuvent juger que par ses actions, parce qu'il est impossible
de voir directement l'intention que chacun peut avoir. Si nous pouvions
toujours, dans les pensées de nos semblables, connaître où ils en sont
relativement au bien, l'homme vertueux nous paraîtrait tout ce qu'il est, sans
même avoir besoin d'agir. Mais puisque nous avons énuméré, en comptant les
passions, quelques-uns des milieux qui constituent la vertu, il nous faut dire
quelles sont les passions auxquelles ces milieux s'appliquent.
Du courage :
il se rapporte à la peur, ou au sang-froid dans certains cas. -- Portrait de
l'homme courageux. On ne peut pas dire que les soldats soient courageux; c'est
par habitude qu'ils bravent le danger et avec certaines conditions. — Erreur de
Socrate, qui du courage fait une science. -- On n'est pas courageux, quand la
fermeté que l'on montre vient de l'ignorance du danger, ou d'une passion qui
emporte. — Du courage social. Homère cité. -- Ce n'est pas encore le vrai
courage que celui qui vient de l'espérance ou du désir. — Définition du
véritable courage.
§ 1. D'abord, le courage se
rapportant au sang-froid et à la peur, il est bon de savoir à quelles espèces
de peur et à quelles espèces de sang-froid il se rapporte. Quelqu'un qui craint
de perdre sa fortune, est-il un lâche pour cela seul ? Et pour garder toute sa
fermeté dans une perte d'argent, est-il un homme de courage? Ou bien, ne
l'est-il pas ? Et de même encore : Suffit-il que l'on ait peur ou qu'on soit
plein de fermeté en ce qui regarde la maladie, pour dire que dans un cas on
soit lâche, et que dans l'autre on soit courageux? On le sent donc : le courage
ne consiste, ni dans les craintes, ni dans les sang-froid de ce genre.
§ 2. Il ne consiste pas
davantage à braver le tonnerre et les éclairs, et tous les autres phénomènes
redoutables qui sont au-dessus de la puissance humaine. Les braver, ce n'est
pas être courageux ; c'est être fou. Ainsi, le vrai courage ne se manifeste que
relativement aux choses dans lesquelles la peur ou le sang-froid sont permis à
l'homme; et j'entends par là les choses que la plupart des hommes ou tous les
hommes redoutent; et celui qui reste ferme dans ces rencontres, est un homme de
courage.
§ 3. Ceci étant posé, comme on
peut être courageux d'une foule de manières, il faut savoir d'abord ce que
c'est au juste que d'être courageux. Il y a des gens courageux par habitude,
comme le sont les soldats ; car les soldats savent par expérience que dans tel
lieu, dans tel moment, dans telle situation, il n'y a absolument aucun danger à
courir. L'homme qui sait qu'il a toutes ces garanties, et qui, par ce motif,
attend les ennemis de pied ferme, n'est pas courageux pour cela; car si toutes
les conditions requises ne se réunissent point, il n'est plus capable
d'attendre l'ennemi.
§ 4. Il ne faut donc pas appeler
courageux ceux qui ne le sont que par habitude et par expérience. Aussi Socrate
n'a-t-il pas eu raison de dire que le courage est une science ; car la science
ne devient science qu'en acquérant l'expérience par l'habitude. Mais, pour
nous, nous n'appelons pas courageux ceux qui ne supportent les périls que par
suite de leur expérience ; et eux-mêmes ne se donneraient pas non plus ce
titre. Par conséquent, le courage n'est pas une science.
§ 5. On peut encore être
courageux précisément par le contraire de l'expérience. Quand on ne sait point
par expérience personnelle ce qui peut arriver, on demeure à l'abri de la
crainte, à cause de son inexpérience. Certainement, on ne peut pas davantage
prendre ces gens-là pour des gens courageux.
§ 6. Il en est d'autres aussi
qui paraissent courageux par l'effet de la passion qui les anime ; et, par
exemple, les amoureux, les enthousiastes, etc. Ce ne sont pas là non plus des
gens de courage ; qu'on leur enlève en effet la passion dont ils sont dominés,
et ils cessent sur le champ d'être courageux. Mais l'homme de vrai courage doit
être toujours courageux.
§ 7. C'est là ce qui fait qu'on
ne peut pas attribuer le courage aux animaux ; et, par exemple, qu'on ne peut
pas dire que les sangliers sont courageux, parce qu'ils se défendent sous les
coups qui les excitent en les blessant. L'homme courageux ne doit pas non plus
être courageux sous le coup de la passion.
§ 8. Il est une autre espèce de
courage qu'on pourrait appeler social et politique. On voit bien des gens
affronter les dangers pour n'avoir point à rougir devant leurs concitoyens, et
ils nous font ainsi l'effet d'avoir du courage. Je puis invoquer le témoignage
d’Homère, quand il fait dire à Hector : « Polydamas d'abord m'accablera
d'injures. »
Et le brave Hector voit là
dedans un motif pour combattre. Ce n'est pas encore là pour nous le courage
véritable; et la même définition ne conviendrait pas pour chacun de ces genres
de courage. Toutes les fois qu'en supprimant un certain motif qui fait agir, le
courage ne subsiste plus, on ne peut pas dire que celui qui agit par ce motif
soit courageux réellement ; et, par exemple, retranchez le respect humain, qui
fait que le guerrier combat courageusement, il cesse à l'instant d'être
courageux.
§ 9. Enfin, d'autres gens
semblent avoir du courage par l'espérance et l'attente de quelque bien à venir;
ceux-là ne sont pas courageux non plus, puisqu'il serait absurde d'appeler
courageux des gens qui ne le seraient que d'une certaine façon et dans certains
cas donnés. Donc, rien de tout cela n'est précisément le courage.
§ 10. Quel est donc l'homme
vraiment courageux d'une manière générale? Et quel caractère doit-il avoir ? Pour
le dire en un mot, l'homme courageux est celui qui ne l'est pour aucun des
motifs qu'on vient de citer, mais qui l'est parce qu'il est bien de l'être, et
qui est courageux toujours, soit que quelqu'un le regarde, soit que personne ne
le voie. Ceci ne veut pas dire que le courage se produise absolument sans
passion et sans motif ; mais il faut que l'impulsion vienne de la raison: qui
montre que c'est là le bien et le devoir. Ainsi, l'homme qui, par raison et
pour remplir son devoir, marche au danger, sans rien craindre de ce danger,
celui-là est courageux ; et le courage exige précisément ces conditions.
§ 11. Mais on ne doit pas
comprendre que l'homme courageux est sans crainte, en ce sens qu'il serait
accidentellement hors d'état de sentir la moindre émotion de peur. Ce n'est pas
être courageux que de ne craindre absolument rien du tout, puisqu'à ce compte
on irait jusqu'à trouver que la pierre et les choses inanimées sont
courageuses. Pour avoir vraiment du courage, il faut savoir craindre le danger et
savoir le supporter ; car si on le supporte sans le craindre, ce n'est plus là
être courageux.
§ 12. En outre, ainsi que nous
l'avons établi plus haut, en divisant les espèces de courage, le courage ne
s'applique pas à toutes les craintes, à tous les dangers : il ne s'applique
directement qu'à ceux qui peuvent menacer la vie. De plus, ce n'est pas dans un
temps quelconque, ni dans un cas quelconque, que peut se produire le vrai
courage ; c'est dans ceux où les craintes et les dangers sont proches. Est-on courageux,
par exemple, pour ne pas redouter un danger qui ne doit venir que dans dix ans
? Trop souvent on est plein d'assurance, parce qu'on est loin du péril ; et
l'on se meurt de peur, quand on en est tout près. Telle est l'idée que nous
nous faisons du courage et de l'homme vraiment courageux.
De la
tempérance. — Définition : c'est le milieu entre la licence et l'insensibilité
dans les plaisirs des deux sens du toucher et du goût exclusivement. ---
L'homme seul peut être tempérant, parce qu'il est le seul être qui soit doué de
raison.
§ 1. La tempérance est un milieu
entre la débauche et l'insensibilité en fait de plaisirs. La tempérance, comme
en général toute autre vertu, est une excellente disposition morale ; et une excellente
disposition ne peut regarder que l'excellent. Or, en ce genre, l'excellent
c'est le milieu entre l'excès et le défaut. Les deux extrêmes contraires nous
rendent également blâmables, et nous péchons aussi bien dans l'un que dans
l'autre. Puis donc que le meilleur est le milieu, la tempérance tiendra le
milieu entre la débauche et l'insensibilité, et elle sera le moyen terme de ces
extrêmes.
§ 2. Mais si la tempérance se
rapporte aux plaisirs et aux peines, elle ne s'applique pas à toutes les peines
ni à tous les plaisirs; elle ne se produit pas dans tous les cas
indistinctement où les uns et les autres se produisent. Ainsi, pour prendre du
plaisir à voir un tableau, une statue ou tel autre objet analogue, on ne
méritera pas d'être appelé intempérant et débauché. De même non plus, pour les
plaisirs de l'ouïe ou de l'odorat. Maison peut l'être pour les plaisirs du
toucher ou du goût.
§ 3. Un homme ne sera pas
tempérant, même à l'égard de ces plaisirs particuliers, parce qu'il n'éprouvera
pas d'émotion sous l'influence d'aucun d'eux ; car alors il ne serait
qu'insensible. Mais il sera tempérant, si, tout en les sentant, il ne se laisse
pas maîtriser par eux, au point de négliger, pour en jouir avec excès, tous ses
devoirs; et la vraie tempérance sera de rester sage et modéré, uniquement par
ce motif qu'il est bien de l'être.
§ 4. Car si l'on s'abstient de
tout excès dans ces plaisirs, soit par crainte, soit par tel autre sentiment
analogue, ce n'est plus de la tempérance. Aussi, excepté l'homme, ne disons-nous
jamais des autres animaux qu'ils sont tempérants; car ils ne possèdent pas la
raison, qui pourrait leur servir à distinguer et à choisir ce qui est bon ; et
toute vertu s'applique au bien, et ne concerne que lui. En résumé, on peut dire
que la tempérance se rapporte aux plaisirs et aux peines, mais seulement à ceux
que peu vent nous donner les deux sens du toucher et du goût.
De la douceur
: c'est le milieu entre l'irascibilité, et l'indifférence, qui reste
impassible. — Les deux extrêmes sont également blâmables. Il n'y a que le
milieu qui mérite nos louanges.
§. 1. A la suite de ceci, nous
pouvons parler de la douceur, et montrer ce qu'elle est et en quoi elle
consiste. Disons d'abord que la douceur est un milieu entre l'emportement, qui
se met toujours en colère, et l'impassibilité, qui ne peut jamais s'y mettre.
Nous avons déjà vu que toutes les vertus en général sont des milieux. Cette
théorie pourrait être facilement prouvée, s'il en était besoin, et l'on n'aurait
qu'à remarquer qu'en toutes choses le meilleur est dans le milieu ; que la
vertu est la disposition la meilleure ; et que, le milieu étant le meilleur, la
vertu est par conséquent le milieu.
§ 2. L'exactitude de cette
observation sera d'autant plus évidente qu'on la vérifiera sur chaque cas
particulier. Ainsi, l'homme irascible est celui qui s'emporte contre tout le
monde, dans tous les cas, et au-delà des bornes. C'est une disposition
très blâmable. Car il ne convient pas de s'emporter, ni contre tout le
monde, ni pour toute chose, ni de toute façon, ni toujours, pas plus qu'il ne
convient davantage de ne jamais s'emporter, ni pour quoi que ce soit, ni contre
personne. Cet excès d'impassibilité est blâmable au même degré.
§ 3. Mais si l'on mérite le blâme
pour être dans l'excès et dans le défaut, celui qui sait rester dans le vrai
milieu, est à la fois doux et louable. On ne saurait approuver le caractère qui
éprouve trop vivement le sentiment de la colère, ni le caractère qui l'éprouve
trop peu. Mais celui-là est doux véritablement qui sait se tenir dans une juste
mesure entre ces deux extrêmes. Ainsi, la douceur est le milieu entre les
passions que nous venons de décrire
De la
libéralité : elle est le milieu entre la prodigalité et l'avarice. Ces deux
excès sont blâmables; le milieu seul est digne de louanges. -- Espèces diverses
de l'avarice. -- L'homme libéral ne doit pas s'occuper d'amasser de l'argent et
de faire fortune.
§ 1. La libéralité est le milieu
entre la prodigalité et l'avarice, deux passions qui s'appliquent l'une et
l'autre à l'argent. Le prodigue est celui qui dépense dans des choses où il ne
faut pas dépenser, plus qu'il ne faut et quand il ne faut pas. L'avare, tout au
contraire du prodigue, est celui qui ne dépense pas là où il faut dépenser, ni
ce qu'il faut, ni quand il faut.
§ 2.
Tous les deux sont également blâmables : l'un est dans l'extrême par défaut,
l'autre est dans l'extrême par excès. L'homme vraiment libéral, puisqu'il
mérite la louange, tient le milieu entre les deux autres ; et le libéral, c'est
celui qui dépense aux choses où il faut dépenser, ce qu'il faut et quand il
faut.
§ 3. Il y a d'ailleurs plus
d'une espèce d'avarice ; et l'on peut distinguer, parmi les gens dénués de
toute libéralité, ceux que nous appelons des cuistres, des ladres à couper un
grain d'anis en deux, des sordides, ne reculant jamais devant les lucres les
plus honteux, des chiches, relevant à tout propos leurs moindres dépenses.
Toutes ces nuances se rangent sous la dénomination générale de l'avarice; car
le mal a une foule d'espèces, tandis que le bien n'en a jamais qu'une. Et, par
exemple, la santé est simple, et la maladie a mille formes. De même, la vertu
est simple aussi, et le vice est multiple ; et ainsi, tous les gens que nous
venons de signaler sont indistinctement blâmables à l'endroit de l'argent.
§ 4. Mais appartient-il à
l'homme libéral d'acquérir et d'amasser de l'argent? Ou doit-il négliger ce
soin ? Les autres vertus sont dans le même cas que celle-ci ; et ce n'est
point, par exemple, au courage de fabriquer des armes, c'est l'objet d'une
autre science ; mais c'est au courage de les prendre pour s'en servir. De même
encore pour la tempérance et pour les autres vertus sans exception. Ce n'est
donc pas non plus à la libéralité d'acquérir de l'argent ; ce soin regarde la
science de la richesse ou chrématistique.
De la grandeur
d'âme : elle est le milieu entre l'insolence et la bassesse. — Le magnanime
n'ambitionne que l'estime et la considération des honnêtes gens. -- Définition
du magnanime.
§ 1. La grandeur d'âme est une
sorte de milieu entre l'insolence et la bassesse. Elle se rapporte à l'honneur
et au déshonneur. Mais ce n'est pas à l'honneur dont dispose le vulgaire, c'est
à l'honneur dont les honnêtes gens sont les seuls juges; et c'est bien plus de
celui-là qu'elle se préoccupe. Les hommes de bien qui connaissent les choses et
les apprécient à leur juste valeur, accorderont leur estime à qui la mérite ;
et- le magnanime préférera toujours l'estime éclairée d'un cœur qui sait
combien le sien est vraiment estimable. Mais la magnanimité ne recherche pas
tout honneur sans distinction ; elle ne recherchera que l'honneur le plus haut,
et n'ambitionnera que ce bien assez précieux pour qu'on puisse l'élever à la
hauteur d'un principe.
§ 2. Les hommes méprisables et
vicieux, qui se jugeant eux-mêmes dignes des plus grands honneurs, mesurent à
leur propre opinion la considération qu'ils exigent, sont ce qu'on peut appeler
des insolents ; ceux au contraire qui exigent moins qu'il ne leur revient en
bonne justice, montrent une âme basse.
§ 3. Entre ces deux extrêmes,
celui (lui tient le milieu c'est celui qui n'exige pas pour lui moins
d'honneurs qu'il ne lui en revient, ni plus qu'il n'en mérite, et qui ne veut
pas les accaparer tous pour lui seul. Celui-là est le magnanime ; et, je le
répète, évidemment la grandeur d'âme est le milieu entre l'insolence et la
bassesse.
De la
magnificence : elle est un milieu entre l'ostentation et la mesquinerie. Elle
se rapporte à la manière de dépenser convenablement selon les temps, les lieux
et les choses. — Le faste. — La mesquinerie. — Définition de la véritable
magnificence.
§ 1. La magnificence est le
milieu entre l'ostentation et la mesquinerie. Elle se rapporte aux dépenses
qu'un homme haut placé doit savoir faire. Celui qui dépense quand il ne faut
pas, est fastueux et prodigue ; et, par exemple, quand on traite de simples
convives qui apportent leur écot au repas, comme on traiterait dés invités de
noces, on montre de l'ostentation et du faste; car l'ostentation consiste à
faire parade de sa fortune dans les occasions où l'on ne devrait pas la
montrer.
§ 2. La mesquinerie, qui est le
défaut contraire du faste, consiste à ne pas savoir dépenser grandement quand
il convient; ou bien quand on se résout à faire de ces grandes dépenses, par
exemple, à l'occasion d'une noce ou d'une cérémonie publique, à ne pas savoir
faire la dépense convenable et à la marchander avec parcimonie. C'est là ce
qu'on appelle être mesquin.
§ 3. On comprend assez que la
magnificence est bien telle que nous la décrivons, rien que par le nom même
qu'elle porte ; et c'est parce qu'elle fait dans l'occasion les choses en grand,
comme il convient de les faire, qu'elle reçoit à bon droit le nom de
magnificence. Ainsi, la magnificence, puisqu'elle est louable, est un certain
milieu entre l'excès et le défaut dans les dépenses, selon les circonstances où
il convint de les faire.
§ 4. On veut aussi, quelquefois,
distinguer plusieurs sortes de magnificence ; et, par exemple, on dit en
parlant de quelqu'un : « Il marchait magnifiquement ». Mais ces acceptions
diverses de l'idée de magnificence, ne reposent, comme celle-ci, que sur des
métaphores; et ce mot n'est plus alors employé dans son sens spécial. A
proprement parler, il n'y a pas dans ces cas-là de magnificence; il n'y en a
que dans les limites où nous l'avons dit.
De
l'indignation qu'inspire le sentiment de la justice. Elle tient le milieu entre
l'envie, qui se désole du bonheur des autres, et la malveillance, qui se
réjouit de leurs maux.
§ 1. La juste indignation, en
grec Némésis, est le milieu entre l'envie, qui se désole du bonheur des autres,
et la joie malveillante, qui est heureuse de leurs maux. Toutes les deux sont
des sentiments blâmables ; et l'homme seul qui s'indigne à juste titre, doit
recevoir notre louange. La juste indignation est la douleur qu'on éprouve de
voir le succès échoir à quelqu'un qui ne le mérite pas; et le cœur qui
s'indigne à juste titre, est celui qui peut ressentir des peines de ce genre.
Réciproquement aussi, il s'indigne de voir souffrir quelqu'un qui ne mérite pas
son malheur. Voilà ce que c'est à peu près que la juste indignation ; et tel
est le caractère de celui qui s'indigne justement.
§ 2. L'envieux lui est
contraire, en ce sens qu'il est toujours indistinctement peiné de voir la
prospérité d'un autre, que cet autre d'ailleurs la mérite ou ne la mérite
point. De même que l'envieux, le malveillant, qui se réjouit du mal, sera
toujours heureux du malheur des autres, que ce malheur soit ou ne soit pas
mérité. L'homme qui ne s'indigne qu'au nom de la justice, ne leur ressemble ni
à l'un ni à l'autre ; il tient le milieu entre ces deux extrêmes.
De la dignité
et du respect de soi dans les rapports de société. Elle tient le milieu entre
l'arrogance, qui n'est contente que d'elle-même, et la complaisance, qui
recherche tout le monde.
§ 1. La tenue et le respect de
soi est le milieu entre l'arrogance, qui n'est contente que d'elle-même, et la
complaisance, qui s'empresse indifféremment pour tout le monde. La tenue
s'applique aux relations de société. L'arrogant est d'humeur à ne fréquenter
personne, et à ne daigner parler à qui que ce soit. Le nom même qu'on lui
donne, en grec Authadès, paraît venir
de sa manière d'être. L'arrogant est en quelque sorte autoadès, c'est-à-dire content de soi ; et on l'appelle ainsi,
parce qu'il se plaît beaucoup à lui-même.
§ 2. Le complaisant est celui
qui peut s'accommoder de la société de tout le monde, pour toute relation et en
toute circonstance. Ni l'un ni l'autre de ces caractères n'est louable. Mais l'homme
qui a de la dignité et de la tenue, est estimé, parce qu'il garde le milieu
entre ces extrêmes. Il ne va pas avec tout le monde ; il ne va qu'avec ceux qui
sont dignes de sa société. Mais il ne fuit pas tout le monde non plus ; il ne
fuit que ceux qui méritent aussi qu'on les évite.
De la modestie
: elle tient le milieu entre l'impudence, qui se permet tout, et la timidité,
que tout embarrasse.
§ 1. La modestie est un milieu
entre l'impudence, qui se permet tout, et la timidité, que tout paralyse. Elle
se produit dans les actions et dans les paroles. L'impudent est celui qui dit
et fait tout, en toute rencontre, devant tout le monde, selon que cela se
trouve. L'homme timide et embarrassé, qui est le contraire de celui-là, est
l'homme qui prend toutes sortes de précautions pour agir et pour parler, en
toutes choses, avec tout le monde. Il est toujours gêné et comme interdit ; il
n'est bon à rien faire. La modestie et l'homme modeste tiennent le milieu entre
ces extrêmes. L'homme modeste saura se garder à la fois de tout dire et de tout
faire, en toute occasion, comme l'impudent ; et comme le timide qui se démonte
trop aisément, d'avoir défiance pour tout et toujours. Mais il saura faire et
dire les choses où il faut, qu'il faut et quand il faut.
De l'amabilité
: elle est le milieu entre la bouffonnerie, qui plaisante de tout et
constamment, et la rusticité, qui ne plaisante jamais et qui se blesse
aisément. La véritable amabilité se prête facilement à lancer des plaisanteries
et à en recevoir.
§ 1. L'amabilité est le milieu
entre la bouffonnerie et la rusticité ; elle se rapporte à l'usage de la
plaisanterie. Le bouffon est celui qui s'imagine qu'on peut se moquer de tout
et de toute façon. La rusticité, au contraire, est le défaut de celui qui croit
qu'on ne doit jamais se moquer de rien, et qui s'emporte si l'on vient à se
moquer de lui. La véritable amabilité est entre les deux ; elle ne plaisante
pas de tout et toujours; mais elle n'est pas moins loin d'une grossièreté
rustique. Du reste, l'amabilité peut se montrer sous deux faces : elle sait à
la fois plaisanter avec mesure et supporter au besoin les moqueries des autres.
Tel est l'homme vraiment aimable, et la véritable amabilité, qui se prête
facilement à la plaisanterie.
De la
bienveillance : elle est le milieu entre la flatterie et l'hostilité. La
flatterie exagère les choses, l'hostilité les diminue. L'amitié bienveillante
les dit comme elles sont.
§ 1. L'amitié sincère est le
milieu entre la flatterie et l'hostilité ; elle se montre dans les actes et
dans les paroles. Le flatteur est celui qui accorde aux gens plus qu'il ne
convient et plus qu'ils n'ont. L'ennemi de quelqu'un est celui qui nie même les
avantages évidents que possède cette personne. Il va sans dire qu'aucun de ces
deux caractères n'est louable.
§ 2. Le sincère ami tient le
vrai milieu ; il n'ajoute rien aux avantages qui distinguent celui dont il
parle ; il ne le loue point de ceux qu'il n'a point ; mais il ne les rabaisse
pas non plus, et il ne se plaît jamais à contredire son propre sentiment. Tel
est l'ami.
De la véracité
: elle est le milieu entre la fanfaronnade et la dissimulation. — Caractère de
l'homme véridique.
§ 1. La véracité est le milieu
entre la dissimulation et la fanfaronnade. Elle ne concerne que les paroles,
sans que d'ailleurs elle concerne indistinctement les paroles de tout genre. Le
fanfaron est celui qui feint et se vante d'avoir plus qu'il n'a, ou de savoir
ce qu'il ne sait pas. Le dissimulé est le contraire ; il feint d'avoir moins
qu'il n'a ; il nie savoir ce qu'il sait, et il cache qu'il le sait.
§ 2. L'homme vrai ne fait ni
l'un ni l'autre. Il ne feindra pas d'avoir, soit pins, soit moins que ce qu'il
a ; mais il dira Franchement ce qu'il a, comme il dira ce qu'il sait. Que ce
soit là ou que ce ne soit pas de réelles vertus, c'est une autre question. Mais
il est évident qu'il y a des milieux dans les caractères qu'on vient de tracer,
puisque, quand on garde ces milieux dans sa conduite, on mérite des éloges.
De la justice.
— Il y a plusieurs espèces de juste. Le juste suivant la loi et le juste
suivant la nature; le juste qui ne se rapporte qu'à l'individu; le juste qui se
rapporte aux autres. Le juste relatif aux autres est un milieu, puisqu'il
consiste dans l'égalité. L'égalité, pour être raisonnable, doit être
proportionnelle; Platon. C'est l'égalité proportionnelle qui maintient les sociétés
en ménageant les intérêts. -- Digression sur l'intervention et le rôle
nécessaire de la monnaie dans les transactions sociales. - Limites du talion.
Erreur des Pythagoriciens. — La justice politique est celle qu'on doit surtout
étudier ici. il n'y a pas de rapport de justice des enfants au père; de
l'esclave, au maître.- Association conjugale : la femme est presque
l'égale du mari. -- Le juste suivant la loi et le juste selon la nature
ne doivent jamais être confondus. Le juste par nature ne change pas comme le
juste légal. — Caractère essentiel de l'injustice : participation nécessaire
d'une volonté éclairée; ignorance innocente; ignorance coupable. -- Peut-on
faire une injustice contre soi-même? Arguments pour et contre. — On ne peut
être coupable envers soi. — L'intempérant. Explication de cette contradiction
apparente. Il y a plusieurs parties dans l'âme, meilleures ou pires ; et l'une
peut être injuste à l'égard de l'autre.
§ 1. Il nous resterait
maintenant à parler de la justice, et à expliquer ce qu'elle est, dans quels
individus elle se montre, et à quels objets elle s'applique. D'abord, si nous
étudions la nature même du juste, nous reconnaîtrons qu'il y a deux sortes de
juste. Le premier est le juste selon la loi ; et c'est en ce sens qu'on appelle
justes les choses que la loi ordonne. La loi ordonne, par exemple, des actes de
courage, des actes de sagesse, et en général toutes les actions qu'on dénomme
d'après les vertus qui les inspirent. Voilà ce qui fait que l'on dit encore de
la justice qu'elle est une sorte de vertu complète. En effet, si les actes que
la loi commande sont des actes justes, et que la loi n'ordonne jamais que les
actes qui sont conformes à toutes les différentes vertus, il s'en suit que
l'homme qui observe scrupuleusement la loi et qui accomplit les choses justes
qu'elle consacre, est empiétement vertueux. Par conséquent, je le répète,
l'homme juste et la justice nous représentent une sorte de vertu parfaite.
Voilà donc une première espèce de justice qui consiste dans les actes et qui
s'applique aux choses que nous venons de dire.
§ 2. Mais ce n'est pas là tout à
fait le juste ni la justice tels que nous les cherchons. Dans tous les actes de
justice compris, comme la loi les comprend, l'individu qui les accomplit peut
être juste exclusivement pour lui-même et vis-à-vis de soi, puisque le sage, le
courageux, le tempérant n'a ces vertus que pour lui seul, et qu'elles ne
sortent pas de lui. Mais le juste qui se rapporte à autrui, est fort différent
du juste tel qu'il résulte de la loi; car il n'est pas possible, dans le juste
qui est relatif aux autres, d'être juste pour soi tout seul. Voilà précisément
le juste et la justice que nous voulons connaître, et qui s'appliquent aux
actes que nous venons d'indiquer.
§ 3. Le juste qui est relatif
aux autres, c'est, pour le dire en un seul mot, l'équité, l'égalité ;
l'injuste, c'est l'inégal. Lorsqu'on s'attribue à soi-même une part de bien
plus grande, ou une part moins grande de mal, il y a iniquité, inégalité ; et
les gens pensent alors que vous avez commis et qu'ils ont souffert une
injustice.
§ 4. La conséquence évidente, si
l'injustice consiste dans l'inégalité, c'est que la justice et le juste
consisteront dans l'égalité parfaite des contrats. Une autre conséquence, c'est
que la justice est un milieu entre l'excès et le défaut, entre le trop, et le
trop peu. Celui qui commet l'injustice a, grâce à cette injustice, plus qu'il
ne doit avoir ; celui qui la souffre, précisément parce qu'il la souffre, a
moins qu'il ne faut. Le milieu de ces extrêmes, c'est le juste. Or, le milieu,
la moitié est égale; de telle sorte que l'égal entre le plus et le moins est le
juste, et que l'homme juste est celui qui, dans ses rapports avec autrui, ne
veut avoir que l'égalité.
§ 5. L'égalité suppose tout au
moins deux termes. Ainsi donc, l'égalité, en tant qu'elle est relative aux
autres, c'est le juste ; et l'homme vraiment juste est celui que je viens
de dire, et qui ne veut qu'elle.
§ 6. La justice consistant dans
le juste, dans l'égal et dans un certain milieu, le juste ne peut être du juste
qu'entre certains êtres, l'égal ne peut être égal que pour certaines choses ;
le milieu n'est le milieu qu'entre certaines choses. Aussi, il en faut conclure
que la justice et le juste sont relatifs et à certains êtres et à certaines
choses.
§ 7. De plus, le juste étant
l'égal, l'égal proportionnel ou l'égalité proportionnelle sera encore le juste.
Or, une proportion exige au moins quatre termes ; et pour l'établir, il faut
dire, par exemple : A est à B comme C est à D. Autre exemple de
proportionnalité : Celui qui possède beaucoup doit apporter beaucoup à la masse
commune, et celui qui possède peu doit apporter peu. Réciproquement, il est
également proportionnel que celui qui a beaucoup travaillé, reçoive beaucoup en
salaire ; et que celui qui a peu travaillé, reçoive peu de chose. Ce que le
grand travail est au petit, beaucoup l'est à peu ; et celui qui a beaucoup
travaillé est en rapport avec beaucoup, tout comme celui qui a peu travaillé
est en rapport avec peu,
§ 8. C'est aussi cette
proportionnalité de la justice que Platon paraît avoir voulu appliquer dans sa
République : « Le laboureur, dit-il, produit le blé ; l'architecte construit la
maison ; le tisserand file le vêtement ; le cordonnier fait la chaussure. Le
laboureur donne le blé à l'architecte, qui à son tour lui donne la maison ;
mêmes rapports entre tous les autres citoyens, qui échangent ce qu'ils
possèdent contre ce que possèdent les autres de leur côté. »
§ 9. Mais voici comment
s'établit entre eux la proportion. Ce que le laboureur est à l'architecte,
l'architecte l'est réciproquement au laboureur.
§ 10. Même rapport pour le
tisserand, pour le cordonnier et pour tous les autres, entre qui la proportion
reste toujours également la même.
§ 11. C'est précisément cette
proportionnalité qui constitue et maintient le lien social ; et l'on a pu dire
en ce sens que la justice est la proportion; car c'est le juste qui conserve
les sociétés ; et le juste se confond identiquement avec le proportionnel.
§ 12. Mais l'architecte mettait
un plus haut prix à son ouvrage que le cordonnier ; et il était difficile que
le cordonnier fit un échange de son oeuvre contre celle de l'architecte,
puisqu'il ne pouvait, à la place de ses souliers, avoir une maison. On a donc
imaginé un moyen de rendre toutes ces choses vénales, et l'on a décrété au nom
de la loi que l'intermédiaire de toutes les ventes et achats possibles serait
une certaine quantité d’argent, qu’on a appelée monnaie, en grec, Nomisma, du caractère légal qu'elle
porte; et qu'en s'en donnant dans chaque circonstance les uns aux autres une
quantité relative au prix de chaque objet, on pourrait faire toute espèce
d'échanges, et main tenir par là le lien de l'association politique.
§ 13. Le juste consistant dans
ces rapports, et dans ceux dont j'ai parlé un peu plus haut, la justice qui
concerne ces rapports est la vertu qui pousse l'homme à faire spontanément
toutes les choses de cet ordre avec une intention parfaitement réfléchie, et à
se conduire comme on vient de le voir dans tous ces cas.
§ 14. On peut dire encore que la
justice est le talion. Mais ce ne peut pas être au sens où l'entendaient les
Pythagoriciens. Selon eux, il serait juste de souffrir à son tour tout ce qu'on
aurait fait soi-même à autrui. Or, ceci n'est pas possible entre tous les
hommes sans exception. Le juste n'est pas le même du serviteur à l'homme libre
que de l'homme libre au serviteur; le serviteur qui frappe un homme libre, ne
doit pas recevoir en bonne justice autant de coups qu'il en a donné ; il doit
en recevoir bien davantage ; c'est que le talion n'est juste ainsi qu'avec la
proportionnalité. Autant l'homme libre est au-dessus de l'esclave, autant le
talion doit différer de l'acte qui le provoque. J'ajoute qu'il doit y avoir
dans certains cas même différence de l'homme libre à l'homme libre. Il n'est
pas juste, si quelqu'un a crevé l'oeil d'un autre, qu'on se contente de lui en
crever un ; il faut que son châtiment soit plus grand conformément à la règle
de proportion ; car c'est lui qui a frappé le premier et qui a commis un délit.
A ces deux titres, il est coupable ; et par conséquent, la proportionnalité
exige que, comme les délits sont plus forts, le coupable aussi souffre plus de
mal qu'il n'en a fait.
§ 15. Mais comme le juste peut
s'entendre en plusieurs sens, il faut déterminer de quelle espèce de juste on
s'occupe ici. Il y a, dit-on, certainement des rapports de justice du serviteur
au maître et de l'enfant au père ; et le juste dans ces relations-là parait, à
ceux qui le reconnaissent, synonyme du juste civil et politique ; car le juste
que nous étudions ici, est le juste politique.
§ 16. Or, nous avons vu que la
justice civile consiste surtout dans l'égalité ; les citoyens sont, on peut
dire, des associés qu'on doit regarder au fond comme semblables par leur
nature, et qui ne sont différents que dans la façon d'être. Mais on pourrait
trouver qu'il n'y a pas de rapports de justice possibles du fils au père, et de
l'esclave au maître, pas plus qu'il n'y en a, relativement à moi-même, de mon
pied ni de ma main, ni d'aucune autre partie de mon corps. C'est là aussi ce
que le fils paraît être à l'égard de son père; le fils n'est qu'une partie du
père en quelque sorte ; et c'est seulement quand il a pris lui-même toute la
valeur et le rang d'un homme, et qu'il s'est isolé à ce titre, qu'il devient
l'égal du père et son semblable, rapports que les citoyens tâchent toujours
d'établir entre eux.
§ 17. Par la même raison et dans
des relations à peu près pareilles, il n'y a pas non plus de justice, de droit,
de l'esclave au maître ; car le serviteur est une partie de son maître ; et
s'il y a un droit et une justice pour lui, c'est la justice de la famille,
celle qu'on pourrait appeler la justice économique. Mais nous ne cherchons pas
cette justice-là ; nous étudions uniquement la justice politique et civile ; et
la justice politique semble consister exclusivement dans l'égalité et la
complète similitude.
§ 18. Le juste dans l'association
du mari et de la femme se rapproche beaucoup de la justice politique. La femme
sans doute est inférieure à l'homme ; mais elle lui est plus intime que
l'enfant ou l'esclave ; et elle est plus près qu'eux d'être l'égale de son
mari. Aussi, leur vie commune se rapproche-t-elle de l'association politique ;
et par suite, la justice de la femme à l'époux est en quelque sorte plus
politique qu'aucune de celles que nous venons d'indiquer.
§ 19. Le juste au point de vue où
nous sommes placés, se trouvant donc dans l'association politique, il s'en suit
que les idées et de la justice et de l'homme juste se rapporteront spécialement
à la justice politique. Or, parmi les choses qu'on appelle justes, les unes le
sont par la nature ; les autres ne le sont que par la loi. Mais il ne faut pas
supposer que ces deux ordres de choses sont absolument immuables; les choses
mêmes de la nature sont sujettes aussi au changement.
§ 20. Je m'explique par un
exemple. Si nous nous appliquions tous à nous servir de la main gauche, nous
deviendrions sans doute ambidextres ; et cependant la nature ferait toujours
qu'il y aurait une main gauche. Nous ne pourrions donc pas empêcher que la main
droite ne valût mieux qu'elle, quand bien même nous ferions tout de la gauche
aussi habilement que de la droite. Mais de ce que les deux mains peuvent
devenir également adroites et changer, ce serait une erreur de croire qu'il n'y
a pas de nature pour l'une et pour l'autre ; et comme la gauche demeure la
gauche le plus ordinairement et le plus longtemps, et que la droite demeure
également la droite, on dit que c'est là une chose de nature.
§ 21. Cette remarque s'applique
exactement aux choses justes par nature, à la justice naturelle ; et ce n'est
pas parce que ce juste peut changer quelquefois pour notre usage, qu'il cesse
d'être juste par nature. Loin de là, il reste juste ; car ce qui demeure juste
dans la plus grande partie des cas est de toute évidence le juste naturel. La
justice que nous établissons et sanctionnons par nos lois, c'est certainement
encore la justice ; mais nous l'appelons la justice selon la loi, la justice
légale. Le juste selon la nature est sans contredit supérieur au juste suivant
la loi, que font les hommes. Mais le juste que nous cherchons en ce moment,
c'est le juste politique et civil ; et la justice politique est celle qui est
faite par la loi, et non pas celle de la nature.
§ 22. L'injuste et l'acte injuste
pourraient sembler se confondre; et cependant il faut les distinguer. L'injuste
est déterminé précisément par la loi ; et, par exemple, il est injuste de
frustrer quelqu'un du dépôt qu'il vous a confié. L'acte injuste s'étend plus
loin, et c'est de faire en réalité une chose quelconque injustement, Même
différence entre l'acte juste et le juste. Le juste est aussi ce qui est fixé
positivement par la loi ; et l'acte juste c'est de faire réellement des choses
justes.
§ 23. Quand donc un acte est-il
juste? Et quand ne l'est-il pas? Pour le dire en peu de mots, un acte est juste
quand on agit avec une intention réfléchie et une entière liberté. J'ai dit
plus haut ce qu'il nous faut entendre par un acte libre et volontaire. Quand on
se rend bien compte pour qui, en quel temps et pourquoi l'on agit ainsi qu'on
le fait, alors on fait vraiment un acte juste ; et réciproquement, l'homme
injuste sera également celui qui sait à qui, quand et pourquoi il fait ce qu'il
fait. Lorsque sans le savoir et sans aucune de ces conditions, on fait quelque
chose d'injuste, on n'est pas vraiment injuste ; on est simplement malheureux.
Par exemple, si croyant tuer un ennemi on a tué son père, on a bien fait un
acte injuste ; mais l'on n'a point commis de crime envers personne ; seulement,
c'est un malheur.
§ 24. Ainsi donc, on ne commet
pas réellement d'injustice tout en faisant un acte injuste, quand on agit avec
pleine ignorance, et que, comme nous le disions à l'instant, on ne sait pas, ni
qui l'on frappe, ni comment, ni pourquoi.
§ 25. Mais il est bon d'expliquer
un peu précisément ce que c'est que cette ignorance, et comment il se peut
qu'en ignorant complètement la personne à qui l'on nuit, on ne soit, pas
coupable. Voici dans quelles limites nous circonscrivons cette ignorance. Quand
l'ignorance est la cause directe de l'action qu'on a faite, on n'a plus fait
cette action volontairement ; et par conséquent, on n'est pas coupable. Mais
quand au contraire on est cause soi-même de cette ignorance, et qu'on fait
quelque chose par suite de cette ignorance dont on est la seule cause, alors on
est coupable ; et c'est avec raison qu'on est appelé la cause du délit et qu'on
en est responsable. C'est le cas de l'ivresse. Les gens qui étant ivres font
quelque chose de mal sont coupables ; car ils sont cause eux-mêmes de leur
ignorance. Ils étaient libres de ne pas boire jusqu'à ce point de méconnaître
leur père et de le frapper.
§ 26. De même pour tous les
autres cas d'ignorance que l'on cause soi-même ; ceux qui font mal par suite de
ces aveuglements volontaires sont injustes et coupables. Mais pour ces
ignorances dont on n'est pas la cause, et qui font seules qu'on agit comme on
agit, on n'est pas coupable. C'est là en quelque sorte une ignorance toute
physique, comme celle des enfants qui, ne connaissant pas encore leur père,
viennent à le frapper. Cette ignorance toute naturelle, dans les cas de cette
sorte, ne fait pas que, pour cette action aveugle, on dise des enfants qu'ils
sont coupables de ce qu'ils font. L'ignorance étant la cause unique de leur
acte, et eux-mêmes n'étant pour rien dans le fait de leur ignorance, on ne peut
pas les accuser, ni les croire coupables.
§ 27. Une question s'élève, non plus
sur l'injustice qu'on fait, mais sur celle qu'on souffre; et l'on demande :
Peut-on volontairement souffrir une injustice ? Ou bien est-ce impossible? Nous
faisons bien librement et volontairement des choses justes ou même des choses
injustes ; mais nous ne sommes jamais volontairement les victimes de
l'injustice. Nous fuyons avec grand soin tout ce qui nous peut nuire, et il
n'est pas moins évident que nous ne souffririons pas de notre plein gré le tort
qu'on nous fait, si nous pouvions l'empêcher. Personne ne supporte volontiers
qu'on lui fasse tort ; et souffrir une injustice, c'est essuyer un tort et un
dommage.
§. 28. Oui ; tout cela est vrai ;
mais il y a des cas où, quoi qu'on pût exiger l'égalité, on concède une partie
de ses droits aux autres. Et alors, s'il était juste qu'on eût une part égale,
avoir une moindre part est une injustice ; et comme on subit la réduction
volontairement, il en résulte, dit-on, que l'on souffre volontairement une
injustice. Voilà sans doute ce qu'on peut dire. Mais une preuve que le tort
n'est pas réellement consenti, c'est que ceux qui, dans ces cas, se contentent
d'une moindre part que la leur, réclament en place de ce qu'ils cèdent, ou de
l'honneur, ou de la louange, ou de la gloire, ou de l'affection, ou telle autre
compensation de ce genre. Or, celui qui échange quelque chose contre l'objet
qu'il accorde, celui-là n'éprouve aucun tort; et s'il ne souffre pas
d'injustice, il ne la souffre donc pas volontairement.
§ 29. Ajoutez que ceux qui
prennent ainsi moins que leur part, et qui semblent traités injustement, s'ils
ne reçoivent pas une portion égale à celle des autres, ne manquent pas de se
glorifier de ces concessions et d'en faire parade en disant : « J'aurais bien
pu avoir une part égale ; mais je ne l'ai pas prise, et je ]'ai abandonnée à un
tel, qui est plus âgé, ou à un tel, qui est mon ami. » Or, personne ne se
vante d'une injustice qu'il a soufferte. Mais si l'on ne fait jamais parade des
injustices qu'on subit, et si l'on fait parade de celle-ci, il est clair que
dans ce prétendu partage inégal, on n'a point été lésé, en gardant la part la
plus petite; et si l'on a point du tout souffert d'injustice, il s'ensuit à
plus forte raison, je le répète, que l'on n'a point souffert une injustice
volontairement.
§ 30. Je conviens qu'un argument
contre toute cette théorie, c'est l'exemple qu'on peut tirer de l'intempérance.
L'homme intempérant, dira-t-on, qui ne sait pas se maîtriser, se nuit à
lui-même en faisant un acte vicieux ; et il le fait de sa pleine volonté. Donc,
il se nuit à lui-même tout en le sachant fort bien ; et ainsi, il souffre
volontairement une injustice et un tort qu'il se fait à lui-même de son plein
gré. Mais la légère addition que nous ferons à notre définition réfutera ce
raisonnement; et voici notre addition : C'est que personne ne veut réellement
souffrir d'injustice. Sans aucun doute, c'est en le voulant que l'intempérant
accomplit ses actes d'intempérance, de telle sorte qu'il se fait injustice et
tort à lui-même, et qu'ainsi il veut se faire du mal. Mais personne,
venons-nous de dire, ne veut souffrir d'injustice ; donc non plus l'intempérant
lui-même ne peut pas souffrir une injustice volontairement de sa propre part.
§ 31. Mais peut-être ici
pourrait-on encore élever une autre question et demander : « Il se peut donc
qu'on soit coupable contre soi-même » ? Du moins, il semble en regardant à
l'exemple de l'intempérant que cela est possible ; et évidemment, si ce
qu'ordonne la loi est juste, celui qui ne le fait pas est injuste ; et si la loi,
prescrivant de faire quelque chose pour quelqu'un, on ne le fait point, on est
injuste envers cette personne. Or, la loi ordonne d'être tempérant et sage, de
conserver son bien, de soigner son corps ; et elle a telles autres
prescriptions de ce genre. Celui donc qui ne fait pas tout cela est injuste
envers lui-même, puisque aucun de ces délits ne peut jamais s'étendre et passer
jusqu'à un autre.
§ 32. Mais tous ces raisonnements
ne sont pas vrais le moins du monde ; et en fait, on ne peut pas être injuste
envers soi-même. Il est de toute impossibilité qu'un même individu, dans le
même moment, ait tout à la fois plus et moins, et qu'il agisse tout ensemble et
de son plein gré et malgré lui. L'injuste, en tant qu'injuste, a plus qu'il ne
lui revient; la victime qui souffre une injustice, en tant qu'elle la souffre,
a moins qu'elle ne devrait avoir. Si donc on se fait injustice à soi-même, il
s'ensuit qu'un même individu, dans le même moment, pourrait avoir plus et
moins. Mais c'est là ce qui est évidemment impossible ; et par conséquent, on
ne peut se faire injustice à soi-même.
§ 33. En second lieu, comme celui
qui fait une injustice la commet avec volonté et intention, et que celui qui la
souffre la souffre contre son gré, si l'on pouvait être injuste envers
soi-même, il en résulterait qu'on pourrait tout à la fois faire quelque chose
de son plein gré et contre son gré. C'est une autre impossibilité aussi
palpable ; et il ne se peut pas plus de cette façon que de l'autre qu'on soit
injuste envers soi-même.
§ 34. Même résultat, si l'on
descend à l'observation des délits particuliers. On se rend toujours coupable
d'un délit, soit en refusant un dépôt, soit en commettant un adultère, un vol,
ou quelqu'autre injustice particulière. Mais on ne peut se refuser à soi-même
un dépôt qu'on se serait confié ; on ne peut commettre un adultère avec sa
propre femme ; on ne peut se voler son propre argent ; et par conséquent, si ce
sont là tous les délits possibles et qu'on ne puisse en commettre un seul
contre soi-même, il en résulte qu'il est impossible aussi d'être coupable et de
commettre un délit contre soi.
§ 35. Si l'on soutient encore que
ce soit possible, il faut du moins convenir que l'injustice n'a plus rien de
social et de politique, et qu'elle est toute domestique ou économique. Et voici
comment. L'âme, divisée comme elle l'est en plusieurs parties, en a une qui est
meilleure, une autre qui est pire ; et s'il y a quelque injustice possible dans
l'âme, c'est uniquement de ces parties les unes à l'égard des autres.
L'injustice domestique ou économique ne peut se distinguer que relativement au
pire et au meilleur, pour qu'il soit possible qu'il y ait justice et injustice
de l'individu envers soi. Mais ce n'est pas de cette justice-là que nous nous
occupons ; et c'est uniquement de la justice politique, c'est-à-dire de celle
qui s'exerce entre des citoyens égaux.
§ 36. En résumé, dans l'ordre des
délits que nous étudions, l'individu ne saurait être coupable envers lui-même.
Mais on peut encore demander : Qui est donc le coupable dans l'âme ? Dans
quelle partie réside le délit ? Est-ce dans la partie de l'âme qui a une
disposition injuste, ou qui juge avec injustice, ou qui répartit les parts
injustement, comme il arrive dans les luttes et dans les concours? Si l'on reçoit
le prix de la main du président qui en décide, on ne fait pas une injustice,
bien que le prix soit donné injustement, Le seul coupable de l'injustice
commise, c'est celui qui a mal jugé et mal attribué le prix. Et même encore, le
président est coupable en un sens ; et en un autre, il ne l'est pas. Il l'est,
en tant qu'il n'a pas bien jugé le juste conformément à la vérité et à la
nature ; mais en tant qu'il a prononcé selon ses propres lumières, il n'est pas
injuste ni coupable.
De la raison.
Il faut dire précisément ce qu'elle est, pour rendre utiles et pratiques toutes
les théories et les conseils sur la vertu. — Analyse des diverses parties de
l'âme. — Analyse des diverses facultés qui nous découvrent la vérité : science,
prudence, entendement, sagesse et conjecture. — Caractères différents de ces
facultés. — Comparaison de la prudence et de la sagesse. -- La prudence
et la sagesse sont toutes deux des vertus. - De l'habileté. Elle est une
partie de la prudence. — De l'adresse. Objet spécial de l'adresse. — La nature
a sa part dans la vertu ; elle nous pousse instinctivement à des actes
estimables, et en général au bien. -- La raison a sa part aussi dans la vertu.
— Socrate a eu tort de confondre la vertu et la raison. Il faut, pour que la
vertu soit complète, réunir la nature à la raison. - Relation de la
prudence aux autres vertus et aux diverses parties de l'âme. Elle est comme
l'intendant de la sagesse.
§ 1. Jusqu'ici, en parlant des
vertus, nous avons expliqué ce qu'elles sont, dans quels actes elles
consistent, et à quoi elles s'appliquent. De plus, nous avons dit, en nous
arrêtant à chacune d'elles en particulier, que les pratiquer c'est se conduire
le mieux possible en suivant la droite raison. Mais se borner à cette
généralité et dire qu'il faut obéir à la droite raison, c'est absolument comme
si quelqu'un disait que la vraie manière de conserver la santé, c'est de n'user
jamais que de choses bien saines. Certainement ce conseil serait fort obscur ;
et si je parlais ainsi, l'on me dirait : « Indiquez précisément les choses
saines que vous recommandez. »
§ 2. De même aussi pour la
raison, on peut demander également : Qu'est-ce que la raison ? et quelle est la
droite raison ? Pour répondre à cette question, le premier soin peut-être qu'il
faut prendre, c'est de bien spécifier la partie de l'âme dans laquelle se
trouve la raison, que l'on cherche.
§ 3. Antérieurement et dans une
simple esquisse sur l'âme, on a vu qu'il y a en elle une partie qui est douée
de la raison et une autre qui est irrationnelle. A son tour, la partie de l'âme
qui est douée de la raison, se divise en deux autres parts qui sont la volonté,
et l'entendement, qui est capable de science. Que ces parties de l'âme soient
différentes l'une de l'autre, c'est ce qui est évident par la différence même
de leurs objets.
§ 4. De même que ce sont des
choses très différentes entre elles que la couleur, la saveur, le son et
l'odeur, de même aussi la nature n'a pas manqué de leur attribuer des sens
spéciaux et divers. Nous percevons le son par l'ouïe ; la saveur, par le goût ;
la couleur, par la vue. On doit supposer que la même loi s'applique à tout le
reste ; et puisque les sujets sont différents, il faut aussi que les parties de
l'âme qui nous les font connaître, soient différentes comme eux.
§ 5. Autre en effet est
l'intelligible, autre est le sensible ; et comme c'est l'âme qui nous les fait
connaître l'un et l'autre, il faut que la partie de l'âme qui se rapporte aux
sensibles, soit tout autre que celle qui se rapporte aux intelligibles. La
volonté et la libre réflexion s'appliquent aux choses de sensation et de
mouvement, en un mot à tout ce qui peut naître et périr.
§ 6. Notre volonté délibère sur
les choses qu'il dépend de nous de faire, ou de ne pas faire, après une
décision préalable, et où la volonté et la préférence réfléchie peuvent
s'exercer pour agir, ou ne pas agir, selon notre choix. Mais ce sont toujours
des choses sensibles, et qui sont en mouvement pour changer d'une façon
quelconque. Par conséquent la partie de l'âme qui choisit et se détermine se
rapporte, en suivant la raison, aux choses sensibles.
§ 7. Ces points une fois fixés,
nous devons, puisque la raison s'applique à la vérité, rechercher quelles sont
les conditions du vrai dans l'âme. Or, le vrai peut être atteint par la
science, la prudence, l'entendement, la sagesse et la conjecture. Il faut donc
nous demander, pour faire suite à ce qui précède, à quel objet se rapporte
chacune de ces facultés.
§ 8. D'abord, la science
s'applique à ce qui peut être su ; et ce domaine s'étend aussi loin que la
démonstration et le raisonnement. Quant à la prudence, elle ne s'applique
qu'aux choses faisables et pratiques, qu'il y a possibilité de rechercher ou de
fuir, et qu'il dépend de nous de faire ou de ne pas faire.
§ 9. Mais dans les choses que
l'homme peut produire et où il peut agir, il faut distinguer avec soin, d'une
part, ce qui produit; et de l'autre, ce qui agit simplement. Pour ce qui
produit, il y a toujours quelque autre résultat final outre le fait même de la
production. Ainsi, dans l'architecture, qui est destinée à produire la maison,
le but spécial qu'elle se propose est la maison, indépendamment de la
construction même qui produit cette maison. De même encore pour la menuiserie,
et pour tous les arts en général qui tendent à produire quelque chose.
§ 10. Quant aux choses purement
pratiques, il n'y a pas d'autre fin que l'action même. Par exemple, quand on
joue de la lyre, on n'a point une autre fin que l'acte même auquel on se livre
; c'est l'acte et le fait seul de jouer qui sont ici la fin qu'on se propose.
Ainsi donc, la prudence s'applique à l'action et aux choses de pure action sans
résultat ultérieur ; et l'art s'applique à la production et aux choses qu'on
produit ; car l'usage de l'art consiste bien plus dans les choses qu'on produit
que dans celles où l'on agit simplement.
§ 11. Ainsi, la prudence est, on
peut dire, la faculté qui choisit volontairement, et qui agit dans les choses
où il dépend de nous d'agir ou de ne pas agir, et qui toutes en général n'ont
que l'utile pour objet.
§ 12. La prudence est une vertu,
à ce qu'il me semble ; ce n'est pas une science; car les gens prudents sont
dignes de louange ; et la louange ne s'adresse qu'à la vertu. De plus, il peut
y avoir vertu dans toute science ; mais il n'y a pas de vertu à proprement
parler dans la prudence, parce que la prudence, à mon avis est elle-même la
vertu.
§ 13. Quant à l'intelligence,
elle s'applique aux principes des choses intelligibles et des êtres. La science
ne se rapporte qu'aux choses qui admettent la démonstration ; mais les
principes sont indémontrables ; de telle sorte que la science ne s'applique pas
aux principes, et que c'est l'intelligence seule ou l'entendement qui s'y
applique.
§ 14. La sagesse est un composé
de la science et de l'entendement ; car la sagesse est en rapport tout à la
fois et avec les principes, et avec les démonstrations, qui sortent des
principes et sont l'objet propre de la science. En tant que la sagesse touche
aux principes, elle participe de l'entendement ; et en tant qu'elle touche aux
choses qui sont de démonstration, comme conséquences des principes, elle
participe de la science. Donc évidemment, la sagesse, je le répète, est
composée de science et d'entendement ; et elle s'applique aux choses où
s'appliquent aussi l'entendement et la science.
§ 15. Enfin, la conjecture est la
faculté par laquelle nous cherchons, dans tous les cas où les choses présentent
une double face, à démêler si elles sont ou ne sont pas de telle ou telle
façon.
§ 16. La prudence et la sagesse,
telles qu'on vient de les définir, sont-elles ou ne sont-elles pas une seule et
même chose ? La sagesse s'adresse aux choses qu'atteint la démonstration et qui
sont toujours immuablement ce qu'elles sont. Mais la prudence, loin de
concerner les choses de cet ordre, concerne celles qui sont sujettes au
changement. Je m'explique : par exemple, la ligne droite, la ligne courbe, la
ligne concave, et toutes les choses de ce genre, sont toujours les mêmes. Mais
les choses d'intérêt ne sont pas telles qu'elles ne puissent perpétuellement se
changer les unes dans lés autres ; elles changent donc ; et l'intérêt
d'aujourd'hui n'est plus l'intérêt de demain ; ce qui est utile à celui-ci ne
l'est pas à celui-là ; ce qui est utile de telle façon ne l'est pas de telle
autre. Mais c'est la prudence qui s'applique aux choses d'utilité, aux intérêts
; ce n'est pas la sagesse. Donc, la prudence et la sagesse sont fort
différentes.
§ 17. Mais la sagesse est-elle ou
n'est-elle pas une vertu ? On peut voir bien clairement qu'elle est une vertu
rien qu'en se rendant compte de la nature de la prudence. La prudence est,
comme nous l'avons dit, une vertu de l'une des deux parties de l'âme qui
possèdent la raison ; mais il est évident qu'elle est au-dessous de la sagesse
; car elle s'applique à des objets inférieurs. La sagesse ne s'applique qu'à
l'éternel et au divin, comme nous venons de le voir, tandis que la prudence ne
s'occupe qu'à des intérêts tout humains. Si donc le terme le moins élevé est
encore une vertu, à plus forte raison le terme le plus haut en sera-t-il une ;
et ceci prouve certainement que la sagesse est une vertu.
§ 18. D'autre part, qu'est-ce que
l'habileté? et à quoi s'applique-t-elle ? L'habileté s'exerce aussi dans les
choses où s'applique la prudence, c'est-à-dire dans les choses que l'homme peut
et doit faire. On donne le nom d'habile à celui qui est capable de délibérer
sensément, de bien juger et de bien voir, mais dont le jugement s'applique à de
petites choses et n'aime que les petites choses. Ainsi, l'habileté et l'homme
habile ne sont qu'une partie de la prudence et de l'homme prudent, et ne
sauraient être sans eux ; car il serait impossible de séparer l'idée de l'homme
habile de l'idée de l'homme prudent.
§ 19. La même observation pourrait
s'appliquer encore à l'adresse. L'adresse n'est pas de la prudence; l'homme
adroit n'est pas l'homme prudent; néanmoins l'homme prudent est adroit. Et
voilà pourquoi l'adresse coopère dans une certaine mesure aux actes de la
prudence.
§ 20. Mais on dit aussi d'un
homme méchant qu'il est adroit; et c'est ainsi, par exemple, que Mentor
paraissait adroit sans d'ailleurs être prudent. Le propre de la prudence et de
l'homme prudent c'est de ne désirer jamais que les choses les plus nobles, de
toujours les préférer, et de toujours les faire. Au contraire, le but unique de
l'adresse et de l'homme adroit c'est de découvrir les moyens d'accomplir les
choses qui sont à faire et de savoir se les procurer. Tels sont donc les objets
dont parait s'occuper l'homme adroit, et auxquels il donne tous ses soins.
§ 21. Du reste, on pourrait ici
nous demander, non sans quelque étonnement, pourquoi voulant traiter de la
morale et de la politique dans cet ouvrage, nous en sommes venus à parler aussi
de la sagesse. Notre premier motif, c'est que, si la sagesse est une vertu,
comme nous le disions, l'étude qu'on en fait ne doit pas sembler étrangère à
notre sujet. En second lieu, il appartient au philosophe d'étudier sans
exception tous les objets qui sont compris dans un même cercle.
§ 22. Et puisque nous parlons des
choses de l'âme, il faut nécessairement parler de toutes ; or, la sagesse est
dans l'âme ; et en parler ce n'est pas sortir de l'étude de l'âme.
§ 23. Le rapport que nous avons
signalé entre l'adresse et la prudence se répète, à ce qu'il semble, pour
toutes les autres vertus. Je veux dire qu'il y a dans chacun de nous des vertus
innées qu'y met la nature, et qui y sont comme des forces instinctives qui,
sans l'intervention de la raison, poussent chaque homme à des actes de courage,
de justice, et autres actes relatifs au reste des vertus particulières.
§ 24. Je me hâte d'ajouter que
ces vertus se forment aussi sous l'influence de l’habitude et de la volonté.
Mais les seules vertus acquises, et que la raison accompagne, sont complètement
des vertus, et sont aussi les seules dignes d'estime. Ainsi donc, la vertu
purement naturelle agit sans la raison ; et précisément parce qu'elle est
isolée de la raison, elle est faible et n'est pas du tout digne de louange ;
mais s'adjoignant à la raison et au libre arbitre, elle forme la vertu
accomplie et parfaite. Aussi, l'instinct naturel qui nous pousse à la vertu,
aide-t-il la raison et ne peut-il exister sans elle.
§ 25. D'un autre côté, la raison
et le libre arbitre n'arrivent pas non plus tout seuls à former complètement la
vertu, sans le penchant instinctif que donne la nature. Et c'est là ce qui
montre que Socrate n'était pas dans le vrai en prétendant que la vertu n'est
que la raison ; car il soutenait qu'il ne servait de rien de faire des actes de
courage et de justice, si on ne le sait pas, et si l'on ne se détermine point
par la raison dans le choix qu'on fait. Socrate avait donc tort de dire que la
vertu est le fruit de la raison toute seule. Les philosophes de nos jours
comprennent mieux les choses, quand ils disent que la vertu c'est de faire de
bonnes actions suivant la droite raison ; et cependant, leur théorie même n'est
pas encore tout à fait juste.
§ 26. En effet, si quelqu'un
accomplissait des actes de parfaite justice sans la moindre intention, sans la
moindre connaissance des belles choses qu'il fait et se laissant emporter par
une espèce d'élan irrationnel, ses actes pourraient encore fort bien être
excellents et tout à fait conformes à la droite raison ; je veux dire qu'il
aurait agi précisément selon ce qu'ordonne la droite raison ; mais pourtant une
action de ce genre n'aurait rien qui méritât la louange et l'estime. Aussi, la
définition que nous proposons, nous semble-t-elle préférable ; et selon nous,
la vertu est l'instinct naturel vers le bien guidé par la raison ; parce
qu'alors c'est tout ensemble et la vertu et une chose digne d'estime et de
louange.
§ 27. Quant à la question de
savoir si la prudence est ou n'est pas réellement une vertu, voici un argument
qui peut faire voir très clairement que c'en est une. Si la justice, le courage
et les autres vertus sont estimables, parce qu'elles font de belles actions, il
est évident aussi que la prudence est également digne d'estime et qu'elle doit
être placée aussi à ce rang élevé de vertu ; car la prudence s'applique aux
actions que le courage nous inspire instinctivement. En général, le courage
n'accomplit son œuvre tout entière que selon ce qu'elle ordonne ; et par
conséquent, si le courage est louable lui-même, parce qu'il fait ce que la
prudence lui commande, la prudence à plus juste titre doit-elle être absolument
louable et être absolument une vertu.
§ 28. Maintenant, la prudence
est-elle ou n'est-elle pas une vertu agissante et pratique ? C'est ce qu'on
pourra très clairement savoir en observant les diverses sciences. Prenons, par
exemple, l'architecture. Dans cet art, il y a d'un côté celui que nous appelons
l'architecte qui dirige tout le travail, et celui qui obéit à l'architecte en
le servant, et qu'on appelle le maçon. C'est ce dernier qui fait la maison.
Mais l'architecte, en tant que le maçon ne construit la maison que sur son
plan, fait bien aussi la maison. De même encore pour toutes les autres sciences
qui produisent quelque chose, et dans lesquelles on peut distinguer et le chef
qui conduit et l'ouvrier qui exécute. Ainsi, le chef produit lui aussi une
certaine chose, et il produit cette même œuvre que fait l'ouvrier qui obéit à
ses ordres.
§ 29. S'il en est absolument de
même pour les vertus, ce qui parait fort probable et fort rationnel, il s'en
suit que la prudence est aussi une vertu qui agit, une vertu pratique ; car
toutes les vertus sont actives et pratiques ; et la prudence au milieu d'elles
joue en quelque sorte le rôle du chef et de l'architecte. Ce qu'elle prescrit,
les vertus, et les cœurs que les vertus inspirent, l'exécutent fidèlement ; et
puisque les vertus sont agissantes et pratiques, la prudence l'est tout comme
elles.
§ 30. Enfin, une autre question
serait de savoir si la prudence commande, ou si elle ne commande pas, comme on
l'a soutenu non sans motif, à toutes les autres parties de l'âme ? Il ne me
semble point qu'elle doive commander aux parties qui lui sont supérieures ; et,
par exemple, elle ne commande pas à la sagesse.
§ 31. Mais, dit-on, elle
surveille et gouverne souverainement toutes les autres parties de l'âme, en
leur prescrivant ce qu'elles doivent faire. Mais si elle est leur maîtresse,
peut-être est-elle dans l'âme comme l'intendant dans la famille ; il est maître
de tout, il dispose de tout ; mais au fond ce n'est pas lui qui commande à tout
; il ne fait que préparer du loisir à son maître, qui, s'il était détourné par
tous ces soins nécessaires, se verrait fermer entièrement l'accès de toutes les
belles et nobles choses qui lui conviennent.
§ 32. De même, la prudence
pareille à ce serviteur utile, est comme l'intendant de la sagesse. Elle lui
prépare aussi le loisir qu'il lui faut pour accomplir son oeuvre supérieure, en
contenant les passions et en les modérant.
De l'honnêteté. Elle
consiste surtout à ne point user de sas droits légaux dans toute leur étendue.
— L'honnêteté doit suppléer dans les cas particuliers à l'impuissance du
législateur, qui ne dispose jamais que d'une façon générale.
§ 1.
Après ce qui précède, il faudrait peut-être porter notre étude sur l'honnêteté,
et dire ce qu'elle est, dans quels cas elle se manifeste, et à quoi elle
s'applique. L'honnêteté est la qualité de l'homme qui exige moins que ne lui
assureraient ses droits fondés sur la loi. Il y a une foule de choses où le
législateur est dans l'impuissance de déterminer avec précision les cas
particuliers, et pour lesquelles il ne dispose que d'une manière générale. Or,
céder de son droit dans les choses de ce genre, et ne demander que ce que le législateur
aurait voulu, mais n'a pu dans tous les cas particuliers préciser, malgré
son désir, c'est faire acte d'honnêteté. Mais l'honnête homme ne réduit pas
indistinctement tous ses droits; il ne rabat rien sur ses droits qui sont
conférés par la nature, et qui sont véritablement des droits ; il ne réduit que
ses droits légaux, que le législateur dans son impuissance à dû laisser
indécis.
De l'équité
qui juge sainement des droits que la loi n'a pu régler. Rapport de
l'équité à l'honnêteté.
§ 1. L'équité, qu'assure la
rectitude du jugement, s'applique aux mêmes cas que l'honnêteté ; c'est-à-dire
aux droits passés sous silence par le législateur, qui n'a pu les déterminer
tous avec précision. L'homme équitable juge des lacunes laissées par la
législation; et, tout en reconnaissant ces lacunes, il n'en constate pas moins
que le droit qu'il réclame est bien fondé. C'est donc le discernement qui fait
surtout l'homme équitable. Ainsi, l'équité, qui distingue exactement les
choses, ne saurait exister sans l'honnêteté ; car c'est à l'homme équitable et
de sens droit de juger les cas ; mais c'est ensuite à l'honnête homme d'agir
suivant le jugement ainsi porté.
Du bon sens.
Il est inséparable de la prudence. — Quand on réussit, sans que la raison ait
présidé au succès, ce n'est plus du bon sens ; ce n'est que du bonheur.
§ 1.
Le bon sens s'applique aux mêmes choses que la prudence, c'est-à-dire aux
choses d'action que nous pouvons à notre choix ou rechercher ou fuir. Le bon
sens est inséparable de la prudence. C'est la prudence qui fait faire les
choses dont nous venons de parler. Mais le bon sens est cette qualité, cette
disposition ou telle autre faculté, qui nous découvre le parti le meilleur et
le plus avantageux, dans les actes que nous devons accomplir.
§ 2.
Aussi, les choses qui se font spontanément, quelque bien faites qu'elles
soient, ne semblent pas pouvoir être rapportées au bon sens. Toutes les fois
qu'il n'y a pas eu intervention de la raison pour discerner le parti le
meilleur à prendre, on ne peut pas appeler homme de bon sens celui qui réussit
de cette façon. Quel que soit le succès, il n'est qu'heureux ; car les succès
obtenus sans la raison qui juge sainement les choses, ne sont rien que du
bonheur.
Digression sur
les devoirs de politesse et leur rapport à la justice.
§ 1.
Est-ce un devoir qui fasse encore partie de la justice, que de traiter tout le
monde sur un pied égal dans les rapports de politesse ? Ou n'est-ce pas là un
devoir ? J'entends qu'on accepte les relations avec la première personne qu'on
rencontre, quelle qu'elle soit, et qu'on se met sur le champ à son niveau.
Cette faculté semble n'appartenir qu'au flatteur et au complaisant. Mais rendre
à chacun, dans ces relations, tout ce qui lui revient selon son mérite, parait
être absolument une obligation pour l'homme juste et comme il faut.
Questions
diverses. L'homme injuste sait-il réellement discerner le bien et le mal? Il ne
connaît le bien que d'une manière générale ; il ne connaît pas son bien
particulier. — L'injustice est-elle possible contre le méchant? Et n'est-ce pas
lui rendre service que de le dépouiller du bien qu'il emploie mal? -
Exemples des législateurs qui n'accordent pas à tous les citoyens, sans
distinction, les droits politiques. --- Doit-on préférer le courage à
l'injustice? Ou au contraire? -- Théorie générale de l'instinct du bien et de
la vertu réfléchie. — L'excès de vertu peut-il être nuisible à l'homme ?
§ 1.
On peut élever des objections contre quelques-unes des théories précédentes, et
l'on peut dire : Si commettre une injustice, c'est nuire à quelqu'un de plein
gré en sachant qu'on lui nuit, en sachant qui il est, comment et pourquoi on
lui nuit ; et si de plus, le tort fait à autrui et l'injustice commise ne
peuvent porter que sur des biens et se rapportent à des biens exclusivement, il
s'en suit que l'homme qui fait une injustice, l'homme injuste sait parfaitement
ce que c'est que le bien, et ce que c'est que le mal. Or, connaître précisément
ces nuances délicates, c'est le propre de l'homme prudent ; c'est le propre de
la prudence. Mais c'est une absurdité palpable de croire que ce bien admirable
qu'on appelle la prudence, ce premier des biens, soit le partage de l'homme
injuste.
§ 2.
Ne doit-on pas dire bien plutôt que jamais la prudence ne peut être la compagne
de l'homme injuste ? L'homme injuste ne recherche pas, et il est incapable de
juger, ce qui est absolument bien, et même ce qui est spécialement bien pour
lui ; il s'y trompe toujours, tandis que la fonction éminente de la prudence,
c'est de pouvoir porter un sûr discernement dans les choses de ce genre.
§ 3.
C'est absolument comme dans la médecine. Il n'est personne qui ne sache ce qui
est sain absolument parlant, et ce qui fait la santé : par exemple, chacun sait
l'utilité de l'ellébore, des purgatifs, des amputations, des cautérisations ;
personne n'ignore que ce sont là des remèdes fort salutaires et qu'ils rendent
la santé. Mais tout en sachant fort bien tout cela, nous ne possédons pas la
science médicale; car nous ne savons pas quel est le bon remède dans chaque cas
particulier, comme le médecin qui sait à quel malade ce remède est bon, dans
quelles dispositions du malade il doit l'administrer, et à quel moment, toutes
connaissances qui constituent la vraie science de la médecine. Ainsi donc, tout
en sachant d'une manière absolue et générale ce qui est bon pour la santé, nous
n'avons pas cependant la science médicale ; et nous ne la portons pas du tout
avec nous.
§ 4.
De même aussi, l'homme injuste sait d'une façon générale que la domination, le
pouvoir; la richesse sont des biens ; mais il ne sait pas du tout si ce sont
des biens réels pour lui, ni dans quel moment ces biens lui conviennent, ni
dans quelles dispositions morales il doit être pour que ces biens lui soient
profitables. Ce discernement n'appartient qu'à la prudence ; et la prudence
n'accompagne pas l'homme injuste. Les biens qu'il convoite et qu'il acquiert
par son crime sont des biens absolus, si l'on veut ; mais ce ne sont pas des
biens pour lui. La richesse et la puissance sont absolument parlant des biens ;
mais ce ne sont pas des biens pour cet homme en particulier, puisque la
richesse et le pouvoir dont il sera comblé, ne lui serviront qu'à faire
beaucoup de mal à lui et à ses amis, et qu'il ne saura jamais employer comme il
le faut la puissance qui tombera dans ses mains.
§ 5.
Une autre question qu'on peut encore se poser, et qui est assez embarrassante,
c'est de savoir si l'injustice est ou n'est pas possible contre le méchant.
Voici comment. Si l'injustice est un tort qu'on fait à autrui, et si ce tort
consiste dans la privation des biens qu'on enlève, il ne paraît pas qu'on
puisse faire tort au méchant, puisque les biens qui lui semblent être des biens
pour lui, n'en sont véritablement pas. Le pouvoir et la richesse ne peuvent que
nuire au méchant, qui ne saura jamais en faire un convenable usage. Si donc
cette possession est un dommage pour lui, on ne fait pas une injustice en les
lui ôtant.
§ 6.
Ce raisonnement paraîtra sans doute à la plupart des esprits un pur paradoxe ;
car tout le monde se croit fort capable d'user du pouvoir, de la domination, de
la richesse ; mais c'est une supposition bien gratuite et bien fausse.
§ 7.
Le législateur lui-même est tout à fait de cet avis ; il se garde bien de
confier le pouvoir à tous les citoyens sans distinction. Loin de là ; il
détermine avec soin l'âge et la fortune que chacun doit avoir pour prendre part
au gouvernement. C'est évidemment que le législateur ne pense pas que tout le
monde indistinctement puisse commander ; et si quelqu'un se révolte de ce qu'il
est sans autorité, et qu'on ne lai permet pas de gouverner : « Vous n'avez rien
dans l'âme, lui peut-on dire, de ce qu'il faut pour commander et pour gouverner
les autres. »
§ 8. En ce qui regarde le corps,
nous pouvons observer que, pour se bien porter, il ne suffit pas de prendre
uniquement des choses absolument bonnes ; mais si l'on veut guérir une santé
mauvaise, il fait suivre un régime, et réduire d'abord à une très petite
quantité et l'eau qu'on boit et les aliments qu'on prend, Or, comment à une âme
mauvaise ne devrait-on pas, pour l'empêcher de faire le mal, lui tout refuser,
autorité, richesse, pouvoir, et toutes les ressources de ce genre, avec
d'autant plus de sollicitude que l'âme est cent fois plus mobile et plus
changeante que le corps ? Car, de même que celui dont le corps est malade doit
se soumettre, pour guérir, au régime que j'indiquais tout à l'heure, de même
celui dont l'âme est malade deviendra peut-être capable de se bien conduire,
s'il ne possède plus rien de tout ce qui le pervertit.
§ 9. Un problème qu'on peut
encore se poser, c'est le suivant. Dans les cas où l'on ne peut faire tout à la
fois des actions justes et courageuses, lesquelles doit-on préférer ? Pour les
vertus naturelles, nous avons dit qu'il suffisait de l'instinct qui pousse
l'homme vers le bien, sans même l'intervention de la raison. Mais là où le
choix volontaire et libre est possible, il est toujours dans la raison, et dans
cette partie de l'âme qui possède la raison. Par conséquent, on pourra choisir
et se décider librement en même temps qu'on sera poussé par l'instinct ; et ce
sera dès lors la vertu parfaite, qui, comme nous l'avons dit, est toujours
accompagnée de la réflexion et de la prudence.
§ 10. Si la vertu parfaite n'est
pas possible sans l'instinct naturel du bien, il ne se peut pas davantage
qu'une vertu soit contraire à une vertu. Naturellement la vertu se soumet à la
raison ; et elle agit comme celle-ci le lui ordonne, de telle sorte que la
vertu penche d'elle-même du côté où la raison la conduit ; car c'est la raison
qui choisit toujours le meilleur parti. Les autres vertus ne sont pas possibles
sans la prudence, pas plus que la prudence n'est complète sans les autres
vertus.
§ 11. Mais toutes les vertus se
prêtent dans leur action un mutuel secours; et elles sont toutes les compagnes
et les suivantes de la prudence.
§ 12. Une question qui n'est pas
moins délicate que les précédentes, c'est de savoir s'il en est des vertus
comme des autres biens extérieurs et corporels. Quand ces biens sont par trop
abondants, ils corrompent les hommes par leur excès ; et c'est ainsi que la
richesse excessive rend les gens dédaigneux et durs; et les autres biens de cet
ordre, pouvoir, honneurs, beauté, force, ne corrompent pas moins que la
richesse.
§ 13. En serait-il donc ainsi de
la vertu ? Et si la justice ou la bravoure se, trouvaient à l'excès dans le cœur
d'un homme, cet homme en serait-il plus mauvais ? Non sans doute, il ne le
serait point. Mais, ajoute-t-on, c'est de la vertu que vient la gloire ; et la
gloire poussée à l'excès rend les hommes plus mauvais et les corrompt. Donc
évidemment aussi, la vertu, venant à s'accroître et à grandir, pervertira les
hommes; et puisque l'on accorde que la vertu est la cause de la gloire, il faut
convenir par suite que la vertu en s'accroissant corrompra les hommes tout
autant qu'elle.
§ 14. Mais ceci n'est-il pas
évidemment contraire à la vérité ? Si la vertu produit tant d'autres effets
admirables, comme elle en produit réellement, le plus certain sans contredit,
c'est qu'à tous ceux qui possèdent ces biens extérieurs et les biens analogues
qui peuvent leur survenir, elle en assure un judicieux usage. L'homme de bien
qui ne saurait pas employer comme il faut les honneurs ou le pouvoir
considérables qui viendraient à lui échoir, cesserait par cela même d'être
homme de bien. Ainsi donc, ni les honneurs ni le pouvoir ne pourront corrompre
l'homme vertueux, non plus que la vertu elle-même.
§ 15. En résumé, puisque nous
avons démontré, au début de cette étude, que les vertus sont des milieux, il
s'ensuit que plus la vertu est grande, plus elle est un milieu ; et que la
vertu en s'accroissant, loin de rendre les hommes plus mauvais; devra tout au
contraire les rendre meilleurs ; car le milieu dont nous parlons est le milieu
entre l'excès et le défaut dans les passions qui agitent le cœur de l'homme.
Mais arrêtons-nous ici sur ce sujet.
Indication de
théories nouvelles sur la tempérance et l'intempérance, et sur la brutalité.
§ 1.
Après tout ce qui précède, il faut nécessairement commencer une nouvelle étude
et traiter de la tempérance et de l'intempérance; mais comme cette vertu et ce
vice ont quelque chose d'assez étrange, il ne faudra pas s'étonner, si les
théories, à l'aide desquelles on les explique, semblent étranges également.
§ 2.
La vertu de la tempérance ne ressemble à aucune autre. Pour toutes les autres
vertus, la raison et les passions poussent dans le mine sens et ne se
contredisent point. Pour la tempérance, au contraire, la raison et les passions
sont directement opposées entr'elles.
§ 3.
Dans l'âme, les trois qualités qui peuvent nous faire appeler méchants, ce sont
le vice, l'intempérance et la brutalité. Plus haut, nous avons expliqué ce que
sont le vice et la vertu, en quoi ils consistent ; maintenant il nous reste à
parler de l'intempérance et de la brutalité.
De la
brutalité. Elle est en dehors de l'humanité, comme son nom l'indique. — La
vertu qui lui est opposée n'a pas de nom, parce qu'elle n'appartient pas à
l'homme, et qu'elle est digne des héros ou des Dieux.
§ 1. La brutalité est en quelque
sorte le vice poussé au dernier excès ; et quand nous voyons un homme
absolument dépravé, nous disons que ce n'est plus un homme mais une brute, la
brutalité nous représentant un des degrés du vice.
§ 2.
La vertu opposée à cette odieuse qualité n'a pas de nom spécial ; mais quelle
qu'elle soit, on peut dire qu'elle dépasse l'homme et qu'elle est la vertu des
héros et des Dieux. Cette vertu est restée sans nom, parce que la vertu ne peut
pas s'appliquer à Dieu ; Dieu est au-dessus
de la vertu et ne se règle
pas sur elle ; car autrement la vertu serait supérieure à Dieu.
§ 3.
Voilà comment la vertu opposée à la brutalité ne peut pas avoir de nom
particulier, et comment cette vertu est divine et dépasse les forces de l'homme
; et de même que la brutalité est un vice qui, en un sens, dépasse l'homme, de
même aussi la vertu qui est opposée à cette dégradation, ne le dépasse pas
moins.
De la tempérance.
Théories antérieures. -- Erreur de Socrate. -- Questions diverses. ---
L'intempérant sait-il ce qu'il fait? — Le sage qui n'a pas de mauvais désirs,
est-il réellement tempérant? A quel ordre de choses se rapportent spécialement
la tempérance et l'intempérance? - Solution de ces questions. — Héraclite. --
L'intempérant a la science générale du mal qu'il fait ; mais il n'en a pas la
science particulière. -- Confirmation tirée du Syllogisme et des
Analytiques. L'intempérance se rapporte surtout, dans les plaisirs du corps, à
ceux du toucher et du goût. — Autres intempérances, de la colère, des
richesses, des honneurs. — Comparaison de la patience et de l'intempérance. --
Du débauché et de l'intempérant. -- De l'intempérance et de la brutalité. -- De
l'intempérance spontanée et de l'intempérance réfléchie. — Du tempérant et du
sage.
§ 1.
Pour bien expliquer la tempérance et l'intempérance, nous devons d'abord
exposer les discussions dont elles ont été l'objet, et les théories qu'elles
ont suscitées, et dont quelques-unes sont contraires aux faits. En étudiant les
questions qu'on a soulevées et en les contrôlant nous-mêmes, nous arriverons
autant que possible à découvrir la vérité dans ces matières ; et cette méthode
est celle qui peut le plus aisément nous y conduire.
§ 2.
Le vieux Socrate allait jusqu'à supprimer entièrement et à nier l'intempérance,
en soutenant que personne ne fait le mal en connaissance de cause. Mais
l'intempérant, qui ne sait pas se maîtriser, semble bien faire le mal tout en
sachant que c'est du mal, emporté comme il l'est par la passion qui le domine.
Par suite de ce système, Socrate était amené à croire qu'il n'y a pas
d'intempérance. Mais c'était une erreur.
§ 3.
Il est absurde de s'en rapporter à un tel raisonnement et de nier un fait qui
est de toute certitude. Oui ; il y a des hommes intempérants ; et ils savent
fort bien, tout en- agissant comme ils font, qu'ils font mal.
§ 4. Puis donc que
l'intempérance est réelle, je demande si l'intempérant a une science d'une
certaine espèce, qui lui fait voir et rechercher les mauvaises actions qu'il
commet. Mais d'un autre côté, il semblerait absurde que ce qu'il y a en nous de
plus puissant et de plus ferme fût dominé et vaincu par quelqu'autre chose. Or,
de tout ce qui est en nous, la science .est sans contredit ce qui est le plus
stable et le plus fort ; et cette remarque tend à prouver que l'intempérant n'a
pas la science de ce qu'il fait.
§ 5.
S'il n'en a pas la science précise, en a-t-il du moins l'opinion, le soupçon?
Mais si l'intempérant n'a qu'un simple soupçon de ce qu'il fait, alors il cesse
d'être blâmable. S'il fait quelque chose de mal sans savoir précisément que
c'est mal, et en ne faisant que le supposer d'une opinion incertaine, on peut
lui pardonner de se laisser aller au plaisir, puisqu'il commet le mal en ne
sachant pas bien que c'est du mal, et en ne faisant que le présumer. On ne
blâme pas ceux qu'on excuse ; et par suite, puisque l'intempérant n'a qu'un
vague soupçon, il n'est pas blâmable. Mais de fait, cependant il est digne de
blâme.
§ 6. Tous ces raisonnements ne
font qu'embarrasser. Les uns, en niant que l'intempérant ait la science de ce
qu'il fait, ne font que mener à une conclusion absurde; les autres, en
soutenant qu'il n'en a pas même une vague opinion, nous ont menés à une
obscurité non moins choquante.
§ 7. Mais voici d'autres
questions que l'on pourrait soulever également. L'homme qui sait être sage,
pourrait aussi être tempérant; et alors je demande : Y a-t-il quelque chose qui
puisse causer au sage de violents désirs? S'il est tempérant et s'il se domine,
comme on le dit, il faudra dès lors qu'il éprouve des passions violentes ; car
on ne saurait appeler tempérant un homme qui ne maîtrise que des passions
modérées. Si donc il n'a point des passions vives, il n'est plus sage ; car il
n'y a pas de sagesse du moment qu'il n'y a plus de désirs ni d'émotions.
§ 8. Mais cette explication même
présente des difficultés nouvelles ; et ce raisonnement tend à conclure que
quelquefois l'intempérant est digne de louange, et le tempérant digne de blâme.
Soit en effet, peut-on dire, quelqu'un qui se trompe dans son raisonnement, et
qui, en raisonnant, trouve que le bien est le mal, la passion le conduisant
d'ailleurs vers le bien. La raison ne lui permettra pas de faire ce qu'il prend
pour le mal. Mais se laissant guider par la passion, il le fera ; car agir
suivant la passion, c'est le caractère propre de l'intempérant, comme nous
l'avons dit. Il fera donc le bien, parce que sa passion l'y pousse; mais sa
raison l'empêchera d'agir, puisque nous supposons qu'il s'éloigne du bien qu'il
méconnaît par suite d'un raisonnement. Donc, cet homme sera intempérant ; et
cependant, il n'en sera pas moins louable, puisqu'il est louable en tant qu'il
fait le bien. Ainsi, ce premier résultat est parfaitement absurde.
§ 9.
Faisons encore cette même hypothèse; et supposons toujours que cet homme
s'égare en usant de sa raison, qui lui fait croire que le bien n'est pas le
bien, et qu'en même temps sa passion le conduise également à bien faire. Or, la
tempérance consiste, tout en ressentant des passions et des désirs,. à y
résister par raison. Ainsi donc, cet homme qui sera trompé par sa raison, sera
empêché de faire ce que sa passion désire ; et par conséquent, il sera empêché
de faire le bien, puisque c'est au bien que le conduisait sa passion. Mais
celui qui ne sait pas faire le bien dans le cas où il est de son devoir de le
faire, est blâmable. Donc, l'homme tempérant sera quelquefois digne de blâme.
Cette seconde conséquence est aussi absurde que l'autre.
§ 10.
Une autre question, c'est de rechercher s'il peut y avoir intempérance, et si
l'on peut être intempérant, dans l'usage de toutes les espèces de choses et
dans la recherche de toutes choses : si on est intempérant, par exemple, en
fait de richesse, d'honneur, de colère, de gloire, toutes choses où les hommes semblent
se montrer intempérants. Ou bien, l'intempérance ne s'applique-t-elle qu'à un
ordre spécial de choses? Voilà bien des questions qui peuvent faire doute ; et
il faut nécessairement les résoudre.
§ 11. D'abord, discutons la
question qui concerne la science qu'on refuse à l'intempérant. Ainsi que nous
l'avons fait voir, il semble absurde de supposer qu'un homme qui a la science,
la perdit tout-à-coup ou la laissât déchoir en lui.
§ 12. Même raisonnement pour la
simple opinion, le vague soupçon ; et il n'y a ici aucune différence entre
l'opinion incertaine et la science précise. Du moment, en effet, que la simple
opinion, par sa vivacité même, sera devenue solide et inébranlable, elle ne
présentera plus la moindre différence avec la science pour ceux qui ont ces
opinions, parce qu'ils croiront que les choses sont bien réellement comme leur
opinion les leur fait voir. Et il parait qu'Héraclite d'Éphèse avait cette
opinion imperturbable dans toutes les croyances qu'il enfantait.
§ 13. Ainsi, il n'y a rien
d'absurde à penser que l'intempérant, soit en ayant la science véritable; soit
en ayant la simple opinion, telle que nous la supposons ici, puisse encore
faire le mal. C'est que le mot de savoir a un double sens : dans l'un, savoir
signifie posséder la science ; et nous disons que quelqu'un sait une chose,
quand il possède la science de cette chose ; dans l'autre sens, savoir signifie
agir conformément à la science qu'on a. Ainsi, l'intempérant peut fort bien
être l'homme qui a la science du bien, mais qui n'agit pas conformément à cette
science.
§ 14.
Lors donc qu'il n'agit pas selon cette science, il n'y a rien d'absurde à
soutenir qu'il peut faire le mal tout en ayant la science du bien. Pour lui,
c'est le cas des gens qui dorment ; ils ont beau avoir la science ; ils n'en
font et n'en éprouvent pas moins durant leur sommeil une foule de choses qui
répugnent à la science, parce qu'en cet état la science n'agit plus en eux. De
même aussi pour l'intempérant : il ressemble on peut dire .à l'homme endormi,
et il n'agit plus conformément à la science qu'il possède.
Telle est la solution de la
question qu'on élevait sur ce point ; car on demandait si, à ce moment,
l'intempérant perd la science qu'il possède, ou si la science lui fait défaut à
ce moment ; et les deux suppositions paraissaient également insoutenables.
§ 15. Mais voici encore une autre
explication qui peut rendre ceci parfaitement évident. Ainsi que nous l'avons
dit dans les Analytiques, le syllogisme se forme de deux propositions, dont la
première est universelle, et dont la seconde, comprise sous celle-ci, est
particulière. Par exemple, je sais guérir tout homme qui a la fièvre; or, cet
homme que j'ai sous les yeux, a la fièvre ; donc, je sais aussi guérir cet
homme en particulier. Mais il se peut encore que ce que je sais de science
universelle et générale, je ne le sache plus de science particulière.
§ 16. Une erreur peut donc être
commise dans ce dernier cas, même par quelqu'un qui a la science; et, par
exemple, telle personne sait guérir tout homme qui a la fièvre ; mais cependant
elle ne sait pas en particulier que celui-ci a la fièvre. voilà comment, de la
même façon, l'intempérant peut commettre une faute, tout en ayant la science de
ce qu'il fait; car il se peut, tout aussi bien, que l'intempérant ait cette
science générale que telles choses sont mauvaises et nuisibles, sans cependant
savoir clairement que telles choses en particulier sont mauvaises on nuisibles
pour lui. C'est donc ainsi précisément qu'il se trompera tout en ayant la
science ; il possède la science générale et n'a pas la science particulière.
§ 17. Il n'y a donc ici rien d'absurde
à. soutenir que l'intempérant fera le mal, tout en ayant la science de ce qu'il
fait. Il est à peu près dans le cas de l'ivresse. Les gens ivres, quand leur
ivresse les a quittés, redeviennent les mêmes qu'ils étaient auparavant; la
raison et la science n'ont pas été détruites en eux, mais elles ont été
dominées et vaincues par l'ivresse; et délivrés de leur ivresse, ils reviennent
à leur état ordinaire. De même aussi pour l'intempérant;, la passion qui le
dominait a faite taire la raison ; mais quand la passion a cessé, comme cesse
l'ivresse, l'intempérant redevient ce qu'il était avant d'y céder.
§ 18.
Venons maintenant à cet autre raisonnement assez embarrassant, qu'on faisait
pour démontrer que parfois l'intempérance pouvait être digne de louange, et la
tempérance, digne de blâme. Ce second raisonnement ne vaut pas mieux que le
premier. Le tempérant, non plus que l'intempérant, n'est pas celui qu'abuse sa
raison ; c'est l'homme qui a la raison droite et saine, et qui juge fort bien
par elle ce qui est mauvais et ce qui est bon ; mais qui devient intempérant,
quand il désobéit à cette raison, et tempérant, quand il s'y soumet, en ne se
laissant pas entraîner par les passions qu'il ressent. D'un homme qui trouve
affreux de frapper son père, mais qui s'abstient de le faire, quand par hasard
il a ce désir abominable, on ne peut pas dire qu'il sait se dominer, et qu'à ce
titre il peut être appelé tempérant.
§ 19. Mais s'il n'y a dans tous
les cas de ce genre que l'on peut supposer, ni tempérance ni intempérance,
l'intempérance ne saurait être digne de louange, ni la tempérance digne de
blâme, comme on le prétendait.
§ 20. Il y a des intempérances
qui ne sont que maladives ; il y en a d'autres qui sont naturelles : par exemple,
c'est un effet de la maladie de ne pas pouvoir se retenir de s'arracher les
cheveux et de les ronger. Quand on domine cette étrange fantaisie, on n'est pas
louable pour cela, ni blâmable non plus pour ne pas la vaincre; ou du moins, la
victoire ou la défaite sont de bien peu d'importance. D'antre part, il y a des
emportements qui sont de nature. Ainsi, par exemple, un fils, comparaissant
devant le tribunal pour avoir frappé son père, se défendit en disant aux juges
: « Mais, lui aussi, il a frappé son père » . Et il fut absous ; car il sembla
aux juges que c'était là un délit naturel qui était dans le sang. Ce qui
n'empêche pas que, si quelqu'un, dans un certain cas, a été assez maître de soi
pour ne pas frapper son père, il ne mérite pas du tout la louange pour s'être
défendu de cette odieuse action.
§ 21. Mais ce n'est pas de
l'intempérance et de la tempérance, considérées sous ces rapports
exceptionnels, que nous nous occupons ici ; nous n'étudions que les espèces de
tempérance et d'intempérance qui nous rendent absolument dignes, ou de louange,
ou de blâme. Parmi les biens, les uns nous sont extérieurs comme la richesse,
de pouvoir, les honneurs, les amis, la gloire. Il y en a d'autres qui nous sont
nécessaires et qui sont corporels, comme ceux qui se rapportent au toucher et
au goût. L'homme qui est intempérant dans les choses de ce dernier ordre est, à
ce qu'il me semble, celui qu'on doit, absolument parlant, appeler intempérant.
Les fautes qu'il commet se rapportent uniquement au .corps; et c'est à ce genre
d'excès que se borne l'intempérance que nous prétendons étudier.
§ 22. On demandait un peu plus
haut à quoi s'applique spécialement l'intempérance. Je réponds. On n'est pas, à
proprement parler, intempérant en fait d'honneurs; car celui qui n'a que cette
intempérance-là est loué assez généralement, et on ne l'appelle qu'un
ambitieux. Lorsque nous disons d'un homme qu'il est intempérant dans ces sortes
de choses, nous ajoutons d'ordinaire à l'épithète d'intempérant le nom de la
chose même ; et ainsi, nous disons qu'il est intempérant en fait d'honneurs, en
fait de gloire, en fait dé colère. Mais quand nous voulons désigner
l'intempérant. d'une manière absolue, nous n'avons pas besoin d'ajouter
l'indication des choses dans lesquelles il l'est, parce qu'on voit de reste
quelles sont les choses où il est intempérant, sans qu'on ait à en ajouter la
désignation spéciale. L'intempérant, absolument parlant, est intempérant par
rapport aux plaisirs et aux souffrances du corps.
§ 23. Voici une autre preuve encore
que c'est à cela bien réellement que s'applique l'intempérance. Puisqu'on
accorde que l'intempérant est blâmable, les objets de son intempérance doivent
être blâmables aussi. Mais les honneurs, la gloire, le pouvoir, les richesses
et toutes les choses analogues, dans lesquelles on peut être appelé
intempérant, ne sont pas blâmables par elles-mêmes. Au contraire, les plaisirs
du corps le sont; et c'est avec toute raison que celui qui s'y donne au-delà de
ce qu'il faut, est appelé, tout à fait à juste titre, un intempérant.
§ 24. Mais comme de toutes les
intempérances, autres que celle des plaisirs du corps, l'intempérance de la
colère est la plus blâmable, on peut se demander si l'intempérance de la colère
est plus blâmable que celle des voluptés. L'intempérance de la colère est
absolument comme l'empressement des esclaves qui mettent trop de zèle à leur
service. A peine le maître leur a-t-il dit : « Donne-moi.... » qu'emportés
par leur zèle, ils donnent avant d'avoir entendu ce qu'ils doivent donner ; et
souvent ils se trompent clans ce qu'ils apportent ; quand on leur demande un
livre, ils vous donnent un stylet pour écrire.
§ 25. L'homme intempérant, en
fait de colère, est dans le même cas que ces esclaves. A peine entend-t-il la
première parole qui lui apprend le tort qu'on lui a fait, que son cœur se
soulève aussitôt d'un désir effréné de vengeance ; et le voilà désormais
incapable d'écouter un seul mot, pour savoir s'il fait bien ou mal de
s'emporter, ou si du moins il ne s'emporte pas au-delà de toutes les bornes.
§ 26.
Ce penchant à la colère, qu'on peut appeler l'intempérance de colère, ne me
paraît pas très blâmable. Mais l'intempérance qui abuse du plaisir, l'est, à
mon avis, bien davantage. Ce second emportement diffère de l'autre, en ce que la
raison y intervient pour empêcher d'agir ; et l'intempérant qui se laisse
dominer par le plaisir, n'en agit pas moins contre la raison qui lui parle.
Aussi, cette intempérance mérite-t-elle plus de blâme que l'intempérance de
colère ; car l'intempérance de colère est une véritable souffrance, puisque
jamais on ne peut se mettre en colère sans souffrir, tandis qu'au contraire,
l'intempérance, qui vient du désir ou de la passion, est toujours accompagnée
de plaisir. C'est là ce qui la rend plus blâmable; car l'intempérance que le
plaisir accompagne, parait une sorte d'insolence et de défi à la raison.
§ 27. La tempérance et la
patience sont-elles, ou ne sont elles pas une seule et même vertu ? La
tempérance regarde les plaisirs ; et l'homme tempérant est celui qui sait
dominer leurs dangereux attraits; la patience, au contraire, ne se rapporte
qu'à la douleur ; et celui qui supporte et endure les maux avec résignation,
celui-là est patient et ferme.
§ 28. De même, non plus,
l'intempérance et la mollesse ne sont pas la même chose. On a de la mollesse,
et l'on est un homme mou, quand on ne sait pas supporter les fatigues, non pas
cependant toutes les fatigues indistinctement, mais celles qu'un autre homme,
dans le même cas, se croirait dans la nécessité de supporter. L'intempérant est
celui qui ne peut supporter lès atteintes du plaisir, et qui se laisse amollir
et entraîner par elles.
§ 29. On peut distinguer encore
de l'intempérant ce qu'on appelle le débauché. Le débauché est-il intempérant?
Et l'intempérant doit-il se confondre avec le débauché? Le débauché est celui
qui croit que ce qu'il fait lui est excellent et fort utile, et qui n'a pas en
lui-même une raison capable de s'opposer aux plaisirs qui le séduisent et
l'aveuglent. L'intempérant, au contraire, sent en lui la raison qui s'oppose à
ses écarts, dans les choses où l'entraîne sa passion funeste.
§ 30.
Quel est des deux celui qui peut le plus aisément guérir, l'intempérant ou le
débauché? Ce qui semblerait prouver que c'est l'intempérant qui peut le moins
se corriger, et que le débauché est plus guérissable, c'est que celui-ci, s'il
avait en lui la raison pour lui apprendre qu'il fait mal, ne le ferait pas,
tandis que l'intempérant possède la raison qui l'avertit, et n'en agit pas
moins. Par conséquent, il semble tout à fait incorrigible.
§ 31. A un autre point de vue,
quel est le plus mauvais des deux, ou de celui qui n'a rien absolument de bon
en lui, ou de celui qui joint à de bonnes qualités les vices que nous
signalons? N'est-il pas évident que c'est le débauché, puisque la faculté la
plus précieuse qui soit en lui, se trouve profondément viciée ? L'intempérant
possède un bien admirable, qui est la raison saine et droite, tandis que le
débauché ne l'a pas.
§ 32. La raison du reste est, on
peut dire, le principe des vices de l'un et de l'autre. Dans l'intempérant, le
principe, qui est la chose vraiment capitale, est tout ce qu'il doit être et en
excellent état; mais dans le débauché, ce principe est altéré ; et en ce sent,
le débauché est au-dessous de l'intempérant.
§ 33. Il en est de ces vices
comme du vice que nous avons appelé du nom de brutalité, et qu'il faut
considérer, non dans la brute elle-même, mais dans l'homme. Car ce nom de
brutalité est réservé à la dernière dégradation du vice. Et pourquoi ne peut-on
pas l'étudier dans la brute ? Par cette cause unique, que le mauvais principe
n'est pas dans l'animal, puisque c'est la raison seule qui est le principe. Qui
a fait le plus de mal au monde, ou d'un lion, ou d'un Denys, d'un Phalaris, d'un
Cléarque, ou de tel autre scélérat? N'est-il pas clair que ce sont ces
monstres? Le mauvais principe, qui est dans l'être, est de la plus grande
importance pour le mal qu'il fait; mais il n'y a pas du tout de principe de ce
genre dans l'animal.
§ 34. C'est donc le principe qui
est mauvais dans le débauché ; au moment même où il commet des actes coupables,
sa raison, d'accord avec sa passion, lui dit qu'il faut faire ce qu'il fait.
C'est que le principe qui est en lui n'est pas sain; et à cet égard, l'intempérant
pourrait paraître au-dessus du débauché.
§ 35. Ou peut du reste distinguer
deux espèces d'intempérance. L'une qui entraîne de premier mouvement, sans
préméditation, tout instantanée ; et par exemple, lorsque nous voyons une belle
femme, aussitôt nous ressentons une impression ; et par suite de cette
impression, surgit en nous le désir instinctif de commettre certains actes que
peut-être il ne faudrait pas faire.
§ 36. L'autre espèce
d'intempérance n'est en quelque sorte qu'une faiblesse, parce qu'elle est
accompagnée de la raison qui nous détourne d'agir. La première espèce ne
semblerait même pas très digne de blâme, parce qu'elle peut se produire, même
dans les coeurs vertueux, c'est-à- dire dans les gens ardents et bien
organisés. Mais l'autre ne se produit que dans les tempéraments froids et
mélancoliques ; et ceux-là sont blâmables.
§ 37. Ajoutons que l'on peut
toujours, si l'on se prémunit par la raison, arriver à ne rien ressentir, en se
disant que, s'il doit venir une belle femme, il faut se contenir en sa
présence. Si l'on sait ainsi prévenir tout danger par la raison, l'intempérant
qu'aurait emporté peut-être une impression imprévue, n'éprouvera et ne fera
rien de honteux. Mais, lorsque, malgré la raison qui nous apprend qu'il faut
s'abstenir, on se laisse amollir et entraîner par le plaisir, on se rend
beaucoup plus coupable. L'homme vertueux ne deviendra jamais intempérant de
cette façon-là; et la raison même, prenant les devants, n'aura point à le
guérir. C'est la raison seule qui est son guide souverain ; mais l'intempérant
n'obéit pas à la raison et se livrant tout entier à la volupté, il se laisse
amollir, et, l'on peut dire, énerver par elle.
§ 38. Plus haut, nous nous sommes
demandé si le sage est tempérant; c'est une question que nous pouvons
maintenant résoudre. Oui, le sage est tempérant aussi ; car l'homme tempérant
n'est pas seulement l'homme qui sait par sa raison dompter les passions qu'il
ressent ; mais c'est encore celui qui, sans éprouver ces passions, serait
capable de les vaincre, si elles venaient à naître eu lui.
§ 39. Le sage est celui qui n'a
pas de mauvaises passions, et qui possède en outre la droite raison faite pour
les maîtriser. Le tempérant est celui qui ressent de mauvaises passions, et qui
sait y appliquer sa droite raison ; par conséquent, le tempérant vient à la
suite du sage, et il est sage aussi. Le sage est celui qui ne sent rien ; le
tempérant est celui qui sent et qui domine, ou saurait dominer, au besoin, ce
qu'il éprouve. Rien de tout cela ne se passe dans le sage, et il ne faudrait
pas confondre tout à fait le tempérant avec lui.
§ 40. Autre question :
L'intempérant est-il débauché ? ou le débauché est-il intempérant? Ou bien
plutôt, l'un n'est-il pas du tout la conséquence de l'autre ? L'intempérant, avons-nous
dit, est celui dont la raison combat les passions ; mais le débauché n'est pas
dans ce cas ; et c'est celui qui, tout en faisant le mal, a l'acquiescement de
sa raison. Ainsi, le débauché n'est pas du tout comme l'intempérant, ni
l'intempérant comme le débauché.
§ 41. On peut dire encore que le
débauché est au-dessous de l'intempérant, en ce que les vices de nature sont
plus difficiles à guérir que ceux qui ne viennent que de l'habitude; car toute
la force de l'habitude se réduit à faire que les choses deviennent en nous une
seconde nature.
§ 42. Ainsi donc, le débauché est
celui qui, par sa propre nature et tel qu'il est, se trouve capable d'être
vicieux ; et c'est de cette cause et de cette source unique que vient en lui
une raison mauvaise et perverse. Mais l'intempérant n'en est pas là ; ce n'est
pas parce qu'il est naturellement mauvais que la raison n'est pas bonne en lui
; car elle serait en lui de toute nécessité mauvaise, s'il était lui-même par
sa nature ce qu'est l'homme vicieux.
§ 43.
En un mot, l'intempérant est vicieux par habitude, et le débauché l'est par
nature. Mais le débauché est plus difficile à guérir; car une habitude peut
être chassée par une autre habitude, tandis que la nature n'est jamais chassée
par rien.
§ 44.
Voici une dernière question. Puisque l'intempérant est tel qu'il sait ce qu'il
fait, et qu'il n'est pas trompé par sa raison ; et comme d'autre part, l'homme
prudent est celui qui envisage chaque chose avec la droite raison, .on peut se
demander : L'homme prudent peut-il ou ne peut-il pas être intempérant? C'est un
doute qu'on peut élever d'après certaines théories ; mais si l'on s'en rapporte
à tout ce qui précède, on conclura que l'homme prudent n'est pas intempérant.
D'après ce que nous avons dit, l'homme prudent n'est pas seulement l'homme qui
est doué d'une raison saine et droite ; il est surtout l'homme qui sait
pratiquer et accomplir ce qui semble le meilleur à sa raison éclairée. Si donc
l'homme prudent fait les choses les meilleures, évidemment il ne saurait être
intempérant.
§ 45. Mais l'homme habile peut
l'être ; car nous avons séparé, dans ce qui précède, la prudence de l'habileté,
parce que nous les trouvions fort différentes. Elles s'appliquent l'une et
l'autre aux mêmes objets; mais l'une sait agir, et l'autre n'agit pas. Ainsi
donc, l'homme habile peut fort bien être intempérant ; car il peut ne point
agir dans les choses même où il est habile. Mais l'homme prudent ne sera jamais
intempérant.
Du plaisir.
L'étude du plaisir se rattache étroitement à l'étude du bonheur. -- Théories
diverses qui nient que le plaisir soit un bien. Énumération des arguments sur
lesquels ces théories s'appuient. Réfutation de ces arguments. -- Le plaisir
n'est pas une génération. — Le plaisir n'est pas à condamner d'une manière
absolue, parce qu'il y a des plaisirs mauvais. il faut en conclure seulement
qu'il y a des plaisirs de différentes espèces. Le plaisir n'est pas un mal,
parce que tous les êtres le recherchent. — Le plaisir, loin d'être un obstacle
à l'activité, l'excite au contraire très souvent. — Le plaisir n'est pas le
bien suprême ; mais il n'en pas moins un bien. — La raison n'est pas seule à
nous guider à la vertu ; ce qui nous y porte d'abord, c'est une force
instinctive. La raison ne vient qu'en second lieu affermir et éclairer
l'impulsion naturelle qui nous pousse au bien.
§ 1.
Pour compléter toutes les théories précédentes, il nous faut traiter du
plaisir, puisqu'il s'agit ici du bonheur, et que tout le monde s'accorde à
croire que le bonheur est le plaisir, et qu'il consiste à vivre d'une façon qui
plaît ; ou du moins que, sans le plaisir, il n'y a pas de bonheur possible.
Ceux même qui font la guerre au plaisir, et qui ne veulent pas le compter parmi
les biens, reconnaissent du moins que le bonheur consiste à n'avoir pas de
peine ; et n'avoir pas de peine, c'est être bien près d'avoir du plaisir.
§ 2.
Il faut donc étudier le plaisir non seulement parce que les autres philosophes
croient devoir s'en occuper ; mais aussi parce que c'est en quelque sorte une
nécessité pour nous d'en parler. En effet, nous traitons du bonheur; et nous
avons défini le bonheur l'acte de la vertu dans une vie parfaite. Mais la vertu
se rapporte essentiellement au plaisir et à la douleur ; et par conséquent, il
faut nécessairement parler du plaisir, puisqu'il n'y a pas de bonheur sans
plaisir.
§ 3. Rappelons d'abord les
arguments de ceux qui ne veulent pas considérer le plaisir comme un bien, ni
l'élever à ce rang. Ils disent en premier lieu que le plaisir est une
génération, c'est-à-dire, un fait qui devient sans cesse sans être jamais ;
qu'une génération est toujours quelque chose d'incomplet, et que le bien
véritable ne peut jamais être abaissé au rang de chose incomplète. En second
lieu, ils ajoutent qu'il y a des plaisirs mauvais, et que le bien ne saurait
jamais être dans le mal. De plus, ils remarquent que le plaisir est dans tous
les êtres indistinctement, dans le méchant, comme dans le bon, dans la bête
féroce comme dans l'animal domestique ; mais que le bien ne saurait jamais se
mêler aux êtres mauvais, et qu'il ne peut pas être commun à tant de créatures
différentes. Ils disent encore pie le plaisir n'est pas l'objet suprême de
l'homme, et que le bien est au contraire son but suprême ; enfin, ils soutiennent
que souvent le plaisir empêche d'accomplir le devoir et de faire le bien, et
que ce qui empêche de faire le devoir ne saurait être le bien.
§ 4. Il faut d'abord réfuter la
première objection, qui fait du plaisir une simple génération ; et il faut essayer
de repousser ce raisonnement, en faisant voir qu'il n'est pas exactement vrai.
D'abord en effet, tout plaisir n'est pas une génération. Et ainsi, le plaisir
qui vient de la science et de la contemplation intellectuelle, n'est pas du
tout une génération, pas plus que celui qui nous vient du sens de l'ouïe ou de
l'odorat ; car alors ce n'est pas de la satisfaction du besoin que nous vient
le plaisir, comme dans bien d'autres cas ; et, par exemple, dans les plaisirs
du manger et du boire, ces derniers plaisirs pouvant venir tout à la fois et du
besoin et de l'excès, puisque nous pouvons les goûter, soit en contentant un
besoin, soit en compensant un excès antérieur. Dans ces conditions, je le
reconnais, le plaisir semble être une sorte de génération.
§ 5.
Mais le besoin et l'excès sont l'un et l'autre une douleur; donc, il y a
douleur là où il y a génération du plaisir. Mais pour jouir du plaisir de voir,
d'entendre et de goûter, il n'est pas du tout nécessaire qu'il y ait eu une
douleur préalable ; car on peut se plaire à voir une chose, à goûter une odeur,
sans avoir éprouvé une douleur auparavant.
§ 6.
On peut faire une remarque toute pareille pour la pensée qui contemple les
choses; et l'on peut prendre plaisir à la réflexion, sans avoir eu antérieurement
une douleur qui précède et provoque ce plaisir. Il y a donc une certaine espèce
de plaisir qui n'est pas une génération. Si donc le plaisir, comme le
prétendaient les philosophes que nous citions, n'est pas un bien parce qu'il
est une génération, et qu'il y ait un plaisir qui ne soit pas une génération,
ce plaisir-là pourrait être un bien.
§ 7. Mais je vais plus loin ; et
je soutiens qu'en général il n'y a pas un seul plaisir qui soit une génération.
Les plaisirs mêmes du boire et du manger qu'on alléguait tout à l'heure, ne
sont pas des générations réelles ; et ceux qui trouvent que ces plaisirs sont
des générations, sont dans une complète erreur ; car les philosophes, partisans
de cette opinion, croient qu'il suffit que le plaisir vienne à la suite de
l'ingestion des aliments pour que ce soit une génération véritable ; mais ceci
n'est pas exact.
§ 8. J'en conviens : il y a dans
l'âme une certaine partie qui nous fait éprouver du plaisir, quand nous prenons
les choses dont nous ressentons le besoin. Cette partie de l'âme agit alors et
est mise en mouvement ; et c'est son mouvement et son acte qui constituent le
plaisir que nous éprouvons. Or, parce que cette partie de notre âme agit au
même instant qu'on prend les choses destinées à satisfaire le besoin,
simplement parce qu'elle agit, les philosophes que nous réfutons en ont conclu
que le plaisir est une génération, les aliments qu'on prend étant parfaitement
visibles, tandis que la partie de l'âme qui donne le plaisir, ne l'est pas.
§ 9.
C'est absolument comme si l'on pensait que l'homme est un corps, attendu que
son corps est matériel et sensible, et que son âme ne l'est pas. Mais certes
l'homme est bien aussi une âme. Ceci s'applique également à notre sujet. Il y a
dans l'âme une partie spéciale qui nous fait éprouver le plaisir, et qui agit
en même temps que nous prenons les choses propres à satisfaire notre besoin.
Par conséquent, on doit conclure qu'aucun plaisir n'est génération.
§ 10.
Mais on insiste encore, et l'on dit : « Le plaisir est un retour de la
sensibilité de l'être à sa propre nature ; car il y a plaisir pour les êtres
quand ils ne sont pas détournés de leur état naturel ; et pour un être, c'est y
revenir que de satisfaire quelque besoin de sa nature. » Mais, ainsi que nous
venons de le dire, on peut éprouver du plaisir sans ressentir de besoin. Le
besoin est toujours une peine ; et nous soutenons qu'on peut avoir du plaisir
sans la peine, et avant la peine ; de sorte que le plaisir, selon nous, ne
serait pas, comme on le prétend, un apaisement du besoin, un changement du
besoin en satisfaction ; car il n' y a pas trace de besoin dans les plaisirs
que nous avons cités plus haut. En résumé, si le plaisir paraissait n'être pas
un bien, unique ment parce qu'il était une génération, et qu'aucun plaisir ne
soit génération, on peut affirmer que le plaisir est un bien.
§ 11. Mais, dit-on ensuite,
tout plaisir n'est pas un bien indistinctement. Voici comment on peut expliquer
ceci. Nous avons avancé que le bien pouvait être exprimé dans toutes les
catégories : dans celle de la substance, dans celle de la relation, de la
quantité, du temps et dans toutes les catégories en général. C'est d'ailleurs
une chose de toute évidence, puisque le plaisir accompagne toujours les actes
du bien, quels qu'ils soient. Le bien étant dans toutes les catégories, il faut
nécessairement que le plaisir soit un bien ; et comme les biens et le plaisir
sont dans les catégories, et que le plaisir ne vient que des biens, il s'en
suit que tout plaisir est bon.
§ 12.
Mais une conséquence qui ressort de ceci non moins évidemment, c'est que les
plaisirs sont de différentes espèces, puisque les catégories, qui renferment le
plaisir, sont différentes entre elles. Il n'en est pas du tout des plaisirs
comme il en est des sciences : la grammaire, par exemple, ou telle autre. Si
Lamprus possède la grammaire, il sera grammairien, par cette seule connaissance
de la grammaire, absolument comme l'est toute autre personne qui la possède
aussi, puisqu'il n'y a pas deux grammaires différentes, l'une dans Lamprus, et
l'autre dans Ilée. Mais il n'en va pas de même pour le plaisir ; et
ainsi, le plaisir qui vient de l'ivresse, et celui que procure l'amour, ne sont
pas identiques ; et voilà pourquoi les plaisirs semblent de plusieurs espèces
différentes.
§ 13. D'un autre côté, de ce
qu'il y a des plaisirs qui sont mauvais, les philosophes dont nous parlions en
concluaient que le plaisir n'est pas un bien. Mais cette condition et cette
remarque ne sont pas spéciales au plaisir ; elles s'appliquent en outre à la
nature tout entière et à la science. La nature ne se fait pas faute d'être
parfois mauvaise, comme elle l'est dans les vers, dans les crabes et dans tant
d'autres animaux inférieurs ; et cependant, cela ne suffit pas pour qu'on dise
de la nature qu'elle est une mauvaise chose.
§ 14.
Tout de même encore, il y a des sciences fort peu relevées : et, par exemple,
toutes celles des manœuvres ; et pourtant la science n'est pas mauvaise pour
cela. Tout au contraire la science et la nature sont génériquement bonnes ;
car, de même que le mérite d'un statuaire doit être jugé non pas sur les œuvres
qu'il a manquées et où il a mal fait, mais sur les oeuvres où il a réussi, de
même, ni la science, ni la nature, ni les choses en général ne doivent être appréciées
d'après les mauvais résultats qu'elles produisent, mais d'après les bons.
§ 15. Comme elles, le plaisir est
bon génériquement, bien que nous ne nous cachions pas qu'il y ait des plaisirs
mauvais. Les natures des êtres animés sont très diverses ; elles sont bonnes et
mauvaises : et, par exemple, celle de l'homme est bonne, celle du loup ou de
tel autre animal féroce est mauvaise. De même encore la nature du cheval, de
l'homme, de l'âne et du chien sont essentiellement différentes.
§ 16. Mais si le plaisir est le
retour d'un état contre nature à l'état naturel pour un être quelconque, il
s'en suit que ce qui plaira le plus à une mauvaise nature sera aussi un mauvais
plaisir. L'homme et le cheval n'ont pas le même plaisir, non plus que les
autres êtres ; et puisque les natures sont différentes, les plaisirs ne le sont
pas moins qu'elles. Le plaisir est un retour, disait-on, et ce retour replace
l'être dans sa nature primitive. Par suite, l'état ordinaire d'une mauvaise
nature est un état mauvais, de même que l'état ordinaire d'une bonne nature est
un bon état.
§17.
Mais quand on dit que le plaisir n'est pas bon, on fait comme les hommes qui,
ne sachant pas au juste ce qu'est le nectar, croient que les Dieux boivent du
vin, parce qu'il n'y a pas selon eux de boisson plus agréable pie le vin. C'est
là un effet de l'ignorance ; et c'est commettre une erreur toute pareille que
de soutenir que tous les plaisirs sont des générations, et que le plaisir n'est
pas un bien. Comme ils ne connaissent que les plaisirs du corps, et qu'ils
voient bien que ces plaisirs sont en effet des générations, et ne sont pas
bons, ils en concluent que le plaisir n'est pas bon d'une manière générale.
§ 18. Mais le plaisir peut avoir
lieu, soit dans une nature qui se refait, soit dans une nature toute faite.
C'est dans une nature qui se refait, par exemple, quand il résulte de la
satisfaction d'un besoin ; c'est dans une nature toute faite et bien assise,
quand il résulte des sensations de la vue, de rouie et d'autres sensations analogues.
Mais les actes d'une nature régulière et toute faite, sont évidemment
supérieurs; car, les, plaisirs, qu'on les prenne dans l'un ou l'autre sens,
sont toujours des actes ; et j'en conclus, sans hésitation, que les plaisirs de
la vue, ceux de l'ouïe et ceux de l'intelligence sont les meilleurs, puisque
les plaisirs du corps ne viennent que de l'assouvissement de nos besoins.
§ 19. On disait encore que le
plaisir n'est pas un bien, attendu que ce qui est dans tous les êtres et commun
à tous, ne saurait être un bien. Le plaisir, compris dans ce sens restrictif,
pourrait s'appliquer plus justement encore à l'ambitieux et à l'ambition ; car
l'ambitieux est celui qui veut tout avoir pour lui seul, et par là surpasser le
reste des hommes. Si donc le plaisir est véritablement le bien, il doit être,
dans cette théorie, quelque chose d'analogue à l'égoïsme de l'ambitieux.
§ 20. Mais peut-être, est-ce tout
le contraire ; et peut-être le plaisir ne doit-il paraître un bien que parce
que tous les êtres au monde le désirent. Dans la nature entière, il n'est pas
un être qui ne désire le bien ; et puisque tous désirent aussi le plaisir, il
s'ensuit que le plaisir est génériquement bon.
§ 21. On avançait encore, en un
sens opposé, que le plaisir n'est pas un bien, parce qu'il est trop souvent un
obstacle. Mais si l'on trouve que le plaisir soit un obstacle, c'est qu'on ne
l'a pas assez bien étudié. Le plaisir qui résulte d'une chose qu'on a faite,
n'est pas apparemment un obstacle pour faire cette chose. Mais j'avoue qu'un
autre plaisir peut être un obstacle ; et que, par exemple, le plaisir qui vient
de l'ivresse soit un obstacle qui empêche d'agir.
§ 22. Mais, à ce point de vue, la
science pourrait tout aussi bien être un obstacle à la science; car il n'est
pas possible, si l'on a deux sciences, d'agir par toutes deux en un seul et
même moment. Mais, pourquoi la science ne serait-elle pas un bien, si elle
produit le plaisir spécial qui résulte de la science? Dans ce cas, sera-t-elle
un obstacle ? Ou bien, loin d'en être un, ne poussera-t-elle pas toujours à
faire davantage?
§ 23. Le plaisir qui vient de
l'action même qu'on fait, nous excite d'autant plus à agir : et, par exemple,
il portera l'homme vertueux à faire des actes de vertu, et à les faire avec un
charme toujours nouveau. Ne sera-t-il pas même beaucoup plus vif encore au
moment de l'acte qui l'accompagne ? Quand on agit avec plaisir, on est vertueux
; et l'on cesse de l'être, si l'on ne fait le bien qu'avec douleur. La douleur
ne se rencontre que dans les choses qu'on fait par nécessité ; et si l'on
éprouve de la douleur à bien faire, c'est qu'on le fait par une nécessité qui
vous y force. Mais, dès qu'on agit par nécessité, il n'y a plus de vertu.
§ 24. C'est qu'il n'est pas
possible de faire des actes de vertu sans éprouver, ou de la peine, ou du
plaisir. Il n'y a pas ici de milieu. Et pourquoi? C'est que la vertu suppose
toujours un sentiment, une passion quelconque ; et la passion ne peut consister
que dans la peine ou le plaisir ; elle ne peut jamais être entre les deux.
Ainsi évidemment, la vertu est toujours accompagnée, ou de peine, ou de
plaisir. Si donc, je le répète, quand on fait le bien, on le fait avec douleur,
on n'est pas vertueux ; et par conséquent, la vertu n'est jamais accompagnée de
douleur; et si elle n'est pas accompagnée de douleur, elle l'est toujours de
plaisir.
§ 25. Ainsi donc, loin que le
plaisir soit un obstacle à l'action, il est au contraire une incitation à agir
; et d'une manière générale, l'action ne peut se produire sans le plaisir, qui
en est la suite et le résultat particulier.
§ 26.
On prétendait en outre que le plaisir n'était jamais produit par la science.
Mais, c'est une nouvelle erreur ; car les ouvriers qui préparent les repas, les
couronnes de fleurs, les parfums, sont des agents de plaisirs. Il est vrai que
les sciences n'ont pas ordinairement le plaisir pour but et pour fin ; mais
elles agissent toujours avec le plaisir et jamais sans le plaisir. Et par
conséquent, on peut dire que la science aussi produit le plaisir.
§ 27. On disait encore, dans une
autre objection, que le plaisir n'est pas le bien suprême. Mais on peut étendre
ce raisonnement ; et grâce à lui, on en arriverait tout aussi bien à supprimer
toutes les autres vertus une à une. Ainsi, le courage n'est pas le bien suprême
; est-ce à dire pour cela que le courage n'est pas un bien? Mais n'est-ce pas
là une absurdité ? Même réponse pour toutes les autres vertus ; et par
conséquent, le plaisir ne cesse pas d'être un bien, parce qu'il n'est pas le
bien suprême.
§ 28. En passant à un autre
sujet, on pourrait soulever sur les vertus une question que voici. La raison
domine par fois les passions, ainsi que nous l'avons dit pour la tempérance ;
par fois aussi, c'est l'ivresse et les passions qui dominent la raison, comme
dans le cas de l'intempérance qui ne sait pas se maîtriser. Puis donc que la
partie irrationnelle de l'âme, atteinte par le vice, peut l'emporter sur la
raison, qui reste d'ailleurs en bon état, et c'est là le cas de l'intempérant,
on peut demander si, à son tour, la raison devenue pareillement mauvaise, ne
peut pas dominer les passions, qui seront dans tout leur développement
régulier, et qui auront leur vertu propre et spéciale. Si l'on admet que ce
renversement des choses est possible, il en résultera que l'on peut faire de la
vertu un détestable usage. Si l'on n'a, en effet, qu'une raison mauvaise et
vicieuse, du moment qu'on usera de la vertu, on en usera mal. Mais, c'est là,
ce me semble, une absurdité insoutenable.
§ 29. Il nous sera bien facile de
répondre à cette question, et de la résoudre, d'après les principes que nous
avons exposés plus haut sur la vertu. Ainsi, nous avons dit que la vraie
condition de la vertu, c'est que la raison bien organisée soit d'accord avec
les passions, qui gardent leur vertu spéciale; et que, réciproquement, les
passions soient d'accord avec la raison. Dans cette heureuse disposition, la
raison et les passions seront en complète harmonie ; la raison commandera
toujours ce qu'il y a de mieux à faire ; et les passions, régulièrement
organisées, seront toujours prêtes à exécuter, sans la moindre peine, ce que la
raison leur ordonne.
§ 30. Si la raison est vicieuse
et mal disposée, et que de leur côté les passions soient ce qu'elles doivent
être, il n'y aura pas de vertu, parce qu'il y manquera la raison, et que la
véritable vertu se compose de ces deux éléments. Il ne sera donc pas possible
d'user mal de la vertu, ainsi qu'on le disait. Absolument parlant, la raison
n'est pas, comme d'autres philosophes le prétendent, le principe et le guide de
la vertu ; ce sont bien plutôt les passions. Il faut que la nature mette
d'abord en nous une sorte de force irrationnelle qui nous pousse au bien, et
c'est aussi ce qui est ; puis ensuite, vient la raison qui donne en dernier
lieu son suffrage, et qui juge les choses.
§ 31. C'est bien là ce qu'on peut
observer dans les enfants, et dans les êtres qui sont privés de raison. Il y a
tout d'abord chez eux les élans instinctifs des passions vers le bien, sans
aucune
intervention de la raison ;
puis, la raison arrive plus tard et donnant son vote approbatif dans le sens
des passions, elle pousse l'être à faire définitivement le bien. Mais si l'on
part de la raison comme principe pour aller au bien, très souvent les passions,
en désaccord avec elle, ne la suivent pas; et même, elles lui sont toutes
contraires. J'en conclus donc que la passion régulière et bien organisée est le
principe qui nous mène à la vertu plutôt que la raison.
De la fortune
ou prospérité. Cette question se rattache à celle du bonheur. -- Définition de
la fortune, qui se confond avec le hasard; elle est complètement distincte de
l'intelligence, de la raison, et de la science; elle n'est pas l'ouvre de Dieu
ni l'effet de sa bienveillance ; c'est l'effet d'une nature privée de raison.
-- La fortune cependant contribue au bonheur, parce que c'est elle qui dispose
des biens extérieurs.
§ 1.
La suite naturelle de tout ce qui précède, c'est de parler aussi de la fortune,
puisque nous traitons du bonheur. On croit très généralement que la vie
heureuse est la vie fortunée, ou du moins qu'il n'y a pas de vie heureuse sans
la fortune. Peut-être n'a-t-on pas tout à fait tort ; car, sans les biens
extérieurs, dont la fortune dispose souverainement, on ne saurait être
complètement heureux. Ainsi, nous ferons bien de parler de la fortune et
d'expliquer d'une manière générale ce que c'est que l'homme fortuné, à quelles
conditions on est fortuné, et quels sont les biens requis pour l'être.
§ 2.
Au premier coup d'œil, on pourrait être assez embarrassé pour se décider sur ce
sujet en l'abordant. En effet, on ne peut pas dire que la fortune ressemble à
la nature; car toujours la nature, pour une chose dont elle est cause, fait
cette chose de la même façon ; ou du moins, elle la fait de la même façon dans
le plus grand nombre des cas. Tout au contraire, jamais la fortune ne fait les
choses de la même manière ; elle les fait sans aucun ordre et comme cela se
trouve. Et voilà comment on dit que c'est dans les choses de ce genre que
consiste le hasard ou la fortune. La fortune ne peut pas non plus se confondre
avec l'intelligence, ni avec la droite raison ; car là encore, la régularité
n'éclate pas moins que dans la nature ; les choses y tient éternellement de
même ; et la fortune, le hasard ne s'y rencontre point. Aussi, là où il y a le
plus de raison et d'intelligence ; là il y a le moins de hasard ; et là où il y
a le plus de hasard, là il y a le moins d'intelligence.
§ 3. Mais la bonne fortune
est-elle donc l'effet de la bienveillance ou du soin des Dieux ? Ou bien,
n'est-ce pas là encore une idée fausse? Dieu est à nos yeux le dispensateur
souverain des biens et des maux, répartis selon qu'on les mérite. Mais la
fortune et toutes les choses qui viennent de la fortune, ne sont véritablement
réparties qu'au hasard. Si donc nous attribuons à Dieu ce désordre, nous en
ferons un très mauvais juge, ou du moins, un juge fort peu équitable ; et c'est
là un rôle qui ne convient pas à la majesté divine.
§ 4.
Mais, en dehors des choses que nous venons d'indiquer, on ne saurait où placer
la fortune; et par conséquent, elle doit être évidemment l'une quelconque de
ces choses. L'intelligence, la raison et la science lui sont, à mon avis, tout
à fait étrangères. D'autre part, il n'est pas possible que le soin et là faveur
de Dieu soient la source de la prospérité et de la fortune, puisque souvent la
fortune appartient tout aussi bien aux méchants, et qu'il est peu probable que
Dieu s'occupe des méchants avec tant de sollicitude.
§ 5.
Reste donc la nature, qui doit nous paraître l'origine la plus vraisemblable et
la plus simple de la fortune. La prospérité et la fortune consistent dans des
choses qui ne dépendent pas de nous, dont nous ne sommes pas les maîtres, et
que nous ne pouvons pas faire à notre gré. Aussi, ne dira-t-on jamais de
l'homme juste, en tant que juste qu'il est favorisé de la fortune, pas plus
qu'on ne le dit de l'homme courageux, ni de quiconque montre de la vertu en
quelque genre que ce soit ; car ce sont là des choses qu'il dépend de nous
d'avoir ou de n'avoir pas. Mais il est des choses où nous appliquerons plus
proprement ce mot de bonne forge, et nous pourrons dire dé l'homme qui a une
naissance illustre, et en général de celui qui reçoit des biens qui ne
dépendent pas de lui, que la fortune l'a favorisée
§ 6.
Cependant, ce n'est pas même encore en cela qu'on pourrait dire propre
ment qu'il y a faveur de la fortune. Ce mot de fortuné, d'heureux, peut se
prendre dans bien des sens ; et, par exemple, celui à qui il est arrivé de
faire quelque chose de bien, en faisant tout le contraire de ce qu'il voulait,
peut passer pour un homme heureux, pour un homme favorisé de la fortune. On
peut encore appeler heureux celui qui, devant selon toute raison subir un
dommage, a fait cependant un profit.
§ 7.
Ainsi, il faut entendre que c'est une faveur de la fortune, quand on obtient
quelque bien sur lequel on ne pouvait pas raisonnablement compter; ou qu'on
n'essuie pas un mal qu'on devait raisonnablement subir. Du reste, ce mot de faveur
de la fortune s'appliquera plus spécialement à l'acquisition d'un bien ; car
obtenir un bien parait un bonheur en soi, tandis que ne pas éprouver de mal
n'est qu'un bonheur indirect et accidentel.
§ 8.
Ainsi donc, la prospérité, la fortune est en quelque sorte une nature privée de
raison. L'homme que favorise la fortune est celui qui se porte sans une raison
suffisamment éclairée à' la recherche des biens, et les rencontre. Son succès
ne peut être attribué qu'à la nature, puisque c'est la nature qui a placé dans
notre âme cette force aveugle qui nous porte, sans l'intervention de la raison,
vers tout ce qui doit nous faire du bien.
§ 9. Que si l'on demande à
l'homme qui a si bien réussi : « Pourquoi vous a-t-il paru convenable de faire
comme vous avez fait ? Je n'en sais rien, répondra-t-il ; c'est que cela m'a
convenu comme cela. » Il est absolument comme les gens possédés d'enthousiasme
; ils sont emportés par le sentiment qui les domine, et ils sont poussés, sans
être guidés par la raison, à faire ce qu'ils font.
§ 10.
Nous ne pouvons pas du reste donner à la fortune un nom qui lui soit propre et
spécial, bien que nous l'appelions souvent une cause. Mais la cause est tout
autre chose que le nom qu'on lui donne. En effet, la cause et ce dont elle est
cause sont des choses très distinctes ; et l'on peut encore appeler la fortune
une cause, indépendamment de cette force toute instinctive qui nous fait
acquérir les biens que nous désirons ; par exemple, c'est la cause qui fait
qu'on ne subit pas de mal dans un certain cas, ou qu'on reçoit du bien dans un
cas où l'on ne devait pas s'y attendre.
§ 11.
Ainsi donc, la fortune, la prospérité ainsi comprise est différente de l'autre,
en ce qu'elle semble ne résulter que d'une interversion des choses, et qu'elle est
un bonheur indirect et accidentel. Mais si l'on veut encore appeler cela une
faveur de la fortune, on ne peut nier toutefois qu'il n'y ait un élément plus
spécial de bonheur dans cette autre fortune, où l'individu porte en lui-même le
principe de cette force qui lui fait acquérir les biens qu'il souhaite.
§ 12.
En résumé, comme il n'y a pas de bonheur sans les biens extérieurs, et que ces
biens-là ne viennent que de la faveur de la fortune, ainsi que nous venons de
le dire, il faut reconnaître que la fortune contribue pour sa part au bonheur.
Voilà ce que nous avions à dire de la fortune et de la prospérité.
Résumé des
théories particulières sur chacune des vertus spéciales. -- L'honnêteté unie à
la bonté, la beauté morale, est la définition générale de toutes les vertus.
Portrait de l'homme vertueux, honnête et bon ; il sait user de tous les biens
sans jamais abuser d'aucun.
§ 1.
Après avoir fait l'analyse de chaque vertu en particulier, il ne nous reste
plus qu'à résumer tous ces détails pour présenter le portrait de la vertu dans
son ensemble et sa généralité.
§ 2.
Nous ne désapprouvons pas l'expression, composée de deux mots dans la langue
grecque, par laquelle on désigne le caractère de l'homme complètement vertueux
: l'honnêteté unie à la bonté, la beauté morale ; car on dit d'un homme qu'il
est honnête et bon, pour exprimer qu'il est d'une vertu accomplie. Du reste,
cette expression générale d'honnête et bon peut s'appliquer à la vertu dans
toutes ses nuances, à la justice, au courage, à la sagesse, en un mot, à toutes
les vertus sans exception.
§ 3.
Mais, en divisant le mot dans les deux éléments dont il est formé, ;nous disons
qu'il y a des choses qui sont spécialement honnêtes, et d'autres qui sont
spécialement bonnes et belles. Parmi les choses bonnes, il y en a qui le sont
d'une manière absolue, et d'autres qui ne le sont pas absolument. Les choses
honnêtes et belles sont, par exemple, les vertus et tous les actes que la vertu
inspire. Les choses bonnes, les biens sont le pouvoir, la richesse, la gloire,
les honneurs et les autres avantages analogues. Ainsi donc, l'homme honnête et
bon est celui pour qui les biens absolus sont les biens qu'il pour suit, et
pour qui les choses absolument belles sont les belles choses qu'il tâche de
faire.
§ 4. Voilà l'homme honnête et
bon ; voilà la beauté morale. Mais l'homme pour qui les biens absolus ne sont
pas des biens, n'est pas honnête et bon ; pas plus que celui-là n'est en santé,
pour qui les choses saines, absolument parlant, ne sont pas saines. Si la
fortune et le pouvoir, venant à tomber entre les mains d'un homme, ne lui sont
que nuisibles, il ne doit pas les désirer ; car il ne doit souhaiter que les
biens qui ne peuvent pas lui nuire.
§ 5.
Mais l'homme qui est organisé de telle façon qu'il fait bien de refuser pour
lui-même la possession de quelques-uns de ces biens, n'est pas ce que nous
appelons honnête et bon. II n'y a de véritablement honnête et bon que celui
pour qui tous les vrais biens restent des biens, et qui n'est pas corrompu par
eux, comme les hommes le sont trop souvent par la richesse et par le pouvoir.
Retour sur
quelques théories antérieures. Définition nouvelle de la droite raison. -- La
règle des passions, c'est qu'elles concourent à l'activité de la raison loin
d'y faire obstacle. -- La science morale, non plus qu'aucune autre science,
n'assure la possession directe de 'son objet propre. Elle donne seulement la
faculté de se le procurer ; et l'objet de la science morale, c'est le bonheur,
qui dépend essentiellement de l'usage personnel qu'on fait des choses.
§ 1. On a déjà vu plus haut ce
que c'est qu'agir conformément aux vertus ; mais cette théorie n'a pas été
suffisamment développée. En effet, nous avons dit que c'est se conduire suivant
la droite raison; mais il est possible que, ne sachant pas au juste ce qu'on
doit entendre par là, on demande ce que c'est que de se conformer à la droite
raison, et en quoi consiste la droite raison qu'on recommande.
§ 2.
Agir suivant la droite raison, c'est agir de façon que la partie irrationnelle
de l'âme n'empêche pas la partie raisonnable d'accomplir l'acte qui lui est
propre; alors l'action qu'on fait est conforme à la droite raison. Nous avons
dans notre âme une partie qui est moins bonne, et une autre partie qui est
meilleure. Or, le pire est toujours fait en vue du meilleur, comme, dans
l'association de l'âme et du corps, le corps est fait pour l'âme; et nous
disons que le corps est en bon état quand il n'est pas un obstacle à l'âme, et
qu'au contraire il contribue et concourt à lui faire accomplir l'acte qui lui
est propre ; car le pire, je le répète, est fait en vue du meilleur ; et il est
destiné à agir de concert avec lui.
§ 3.
Lors donc que les passions n'empêchent pas l'intelligence d'accomplir sa fonction
spéciale, les choses se passent suivant la droite raison. « Oui, sans doute,
cela est vrai, pourrait-on dire. Mais comment doivent être les passions pour ne
pas faire obstacle à l'âme ? et dans quel moment sont elles ainsi
disposées ? Voilà ce que je ne sais pas. »
§ 4. J'avoue que la chose n'est
pas facile à dire. Mais le rôle du médecin ne va pas non plus au-delà. Quand il
ordonne de la tisane à un malade qui a la fièvre, et qu'un disciple lui dit : «
Mais comment est-ce que je sentirai qu'un malade a la fièvre ? -- Lorsque vous
verrez qu'il est pâle, répond-il. Mais comment verrai-je qu'il est pâle ?
» — Que le médecin comprenne alors qu'il ne peut pas aller plus loin, et qu'il
réponde : « Si vous n'avez pas à part vous le sentiment et la perception de ces
choses, je n'y puis rien faire. »
§ 5.
Le même dialogue peut exactement s'appliquer dans une foule de circonstances
semblables ; et c'est absolument ainsi qu'on peut acquérir la connaissance des
passions ; il faut soi-même contribuer pour sa part à les observer en les
sentant.
§ 6.
On peut encore se poser une autre question, et demander aussi : « Mais quand je
saurai cela, en effet serai-je heureux ? » C'est là du moins en général ce
qu'on croit ; mais c'est une erreur. Il n'y a pas une seule science qui donne
non plus à celui qui la possède l'usage et la pratique actuelle et effective de
son objet particulier ; elle ne lui donne que la faculté de s'en servir. Ici
non plus, savoir ces choses n'en donne pas l'usage, puisque le bonheur,
avons-nous dit, est un acte. Cela n'en donne que la simple faculté ; et le
bonheur ne consiste pas à connaître de quels éléments le bonheur se compose; il
consiste seulement à se servir de ces éléments.
§ 7. Mais ce n'est pas le but du
présent traité d'enseigner l'usage et la pratique de ces choses ; et encore une
fois, aucune autre science, pas plus que celle-ci, ne donne l'usage direct des
choses ; elle ne donne jamais que la faculté d'en user.
De l'amitié. Enumération
des questions diverses que ce sujet a soulevées. Définition préliminaire de
l'amitié. Citations d'Empédocle. — Elle ne peut exister qu'entre les êtres qui
peuvent se rendre une affection réciproque. L'homme de bien peut-il être l'ami
du méchant ? — Rapports et différences des trois espèces d'amitiés, par vertu,
par intérêt, par plaisir. La première espèce d'amitié est la seule durable. —
Des mauvais amis : citation d'Euripide. Le plus souvent on ne doit s'en prendre
qu'à soi des mécomptes qu'on éprouve en amitié. — L'amitié peut également
naître entre des êtres égaux et des êtres inégaux : citation d'Euripide. En
général le supérieur se laisse aimer par l'inférieur plus qu'il ne l'aime. —
Peut-on s'aimer soi-même ? Discussion de cette question. — L'amitié consiste
souvent dans l'égalité proportionnelle.
§ 1.
Par-dessus toutes les théories précédentes, et pour les compléter, il semble
nécessaire de parler de l'amitié, et de dire ce qu'elle est, en quoi elle
consiste et à quoi elle s'applique. Comme nous voyons qu'on peut la ressentir
pendant toute la vie, qu'elle peut subsister en tout temps, et toujours être un
bien, il faut la considérer comme une annexe du bonheur.
§ 2.
Nous ferons peut-être mieux d'indiquer d'abord les questions et les recherches
dont l'amitié peut être l'objet. Voici une première question : L'amitié
n'existe-t-elle qu'entre des êtres semblables, comme cela semble en effet, et
comme on le dit souvent ? « Le geai, selon le proverbe, recherche le » geai,
son pareil !
» Et ce qui se ressemble, un
Dieu toujours l'assemble. »
On cite encore, à propos
d'une chienne qui allait toujours dormir sur la même écuelle, la réponse
d'Empédocle :
« Pourquoi, demandait-on,
cette chienne va-t-elle dormir toujours sur son écuelle ? C'est, dit-il, parce
que cette chienne a quelque ressemblance de couleur avec son écuelle, » voulant
indiquer par là que l'habitude de cet animal ne venait que de la ressemblance.
§ 3.
D'autres soutiennent tout à l'inverse que l'amitié se forme surtout entre les
êtres contraires. Ainsi, disent-ils, la terre aime la pluie quand le sol est
sec ; et le contraire veut être l'ami de son contraire. L'amitié, ajoute-t-on,
ne peut même pas avoir lieu entre les semblables ; car le semblable évidemment
n'a pas besoin de son semblable. On fait encore d'autres raisonnements de ce
genre, que je passe sous silence.
§ 4,
Autre question : Est-il difficile, ou bien est-il facile de devenir amis ? Les
flatteurs qui se familiarisent si vite, ne sont pas des amis; ils n'en ont que
l'apparence.
§ 5. On demande encore si
l'homme vertueux peut être ou s'il ne peut pas être l'ami du méchant, l'amitié
ne pouvant s'appuyer que sur une solide confiance que le méchant n'inspire
jamais. Le méchant peut-il être l'ami du méchant? Ou cette liaison est-elle
également impossible ?
§ 6.
Pour bien répondre à ces questions, il est bon de préciser d'abord de quelle
amitié nous entendons parler. Ainsi, parfois on s'imagine qu'il peut y avoir
amitié, soit pour Dieu, soit même pour les choses inanimées. Mais c'est une
erreur. Selon nous, il n'y a de véritable amitié que là où il peut y avoir
réciprocité d'affection. Mais l'amitié, l'amour envers Dieu ne peut pas compter
sur un retour, et il est absolument impossible qu'il y ait amitié. Ne serait-ce
pas le comble de l'absurde de dire qu'on aime Jupiter?
§ 7. Il ne peut pas davantage y
avoir une réciprocité d'amitié de la part des choses inanimées; et si l'on dit
qu'on aime aussi certaines choses inanimées, c'est comme on aime le vin, par
exemple, ou autre chose du même genre. Ainsi donc, nous n'étudions ici ni
l'amitié ou l'amour envers Dieu, ni l'amitié ou l'amour pour les choses
inanimées; nous n'étudions que l'amitié pour les êtres animés ; et encore parmi
ces êtres, pour ceux qui peuvent payer de retour l'affection qu'on leur montre.
§ 8. Si l'on voulait pousser
plus loin l'analyse, et rechercher quel est le véritable objet de l'amour, nous
pouvons dire sur le champ que ce n'est pas autre chose que les bien. Il est
vrai que l'objet aimé et l'objet qu'on devrait aimer sont parfois fort différents,
tout comme le sont aussi la chose qu'on veut et celle qu'on devrait vouloir.
§ 9.
La chose qu'on veut, c'est d'une manière absolue, le bien ; celle que chacun
doit vouloir, c'est ce qui est bon pour lui en particulier. De même également,
la chose qu'on aime, c'est le bien absolument parlant ; celle qu'on doit aimer,
c'est celle qu'on trouve tin bien pour soi personnellement. Par conséquent,
l'objet aimé est aussi l'objet qu'on doit aimer ; mais l'objet qu'on doit aimer
n'est pas toujours l'objet qu'on aime.
§ 10. Voilà précisément ce qui
soulève la question de savoir sil' homme de bien peut être ou ne peut pas être
l'ami du méchant. Le bien individuel est en quelque sorte enchaîné au bien
absolu, tout comme l'objet qui doit être aimé est enchaîné à l'objet qu'on aime
; et la suite et la conséquence du bien, c'est l'agréable et l'utile.
§ 11. Or, l'amitié existe entre
les gens de bien, quand ils se rendent une mutuelle affection. Ils s'aiment
entre eux, en tant qu'ils sont aimables ; et ils sont aimables, en tant qu'ils
sont bons.
§ 12. Ainsi donc, l'homme de
bien, peut-on dire, ne sera pas l'ami du méchant. Pourtant il le sera, parce
que l'utile et l'agréable étant les suites du bien, le méchant, s'il est
agréable, est ami en tant qu'il est agréable; et s'il est utile, il est
également ami en tant qu'utile.
§ 13. Mais je conviens qu'une
amitié de ce genre ne reposera pas sur les vrais motifs qui doivent faire qu'on
aime ; il n'y a que le bien qui soit aimable ; et le méchant n'est pas vraiment
aimable, quoiqu'il fasse. Mais il n'est aimé que dans le sens où il peut être
aimé ; car on est bien loin de l'amitié parfaite, c'est-à-dire de celle qui
unit les gens de bien, dans ces amitiés qui ne reposent que sur l'agréable et
l'utile.
§ 14. Ainsi, l'homme qui n'aime
qu'en vue de l'agréable, n'aime pas de cette amitié que le bien inspire, pas
plus que celui qui n'aime qu'en vue de l'utile.
§ 15. Il faut dire pourtant que
ces trois sortes d'amitiés qui s'attachent ou au bien, ou à l'agréable, ou à
l'utile, si elles ne sont pas identiques, ne sont pas aussi éloignées qu'on
pourrait le croire. Elles dépendent toutes trois en quelque sorte d'un même
principe. C'est ainsi que nous disons, en employant un seul et même mot, de la lancette
qu'elle est médicale, d'un homme qu'il est médical, de la science qu'elle est
médicale. Ces expressions, on le voit, ne se prennent pas toutes de la même
façon ; la lancette, en tant qu'elle est un instrument utile à la médecine; est
appelée médicale ; l'homme, en tant qu'il rend la santé, peut être appelé
médical ou médecin ; et enfin, la science est appelée médicale, parce qu'elle
est la cause et le principe de tout le reste.
§ 16. C'est également ainsi que
ces liaisons, toutes différentes qu'elles sont entre elles, sont appelées des
amitiés, et celle des bons qui n'est contractée que sous l'influence du bien,
et celle qui ne tient qu'à l'agréable, et celle qui ne vise qu'à l'utile. Elles
ne sont pas davantage appelées d'un seul nom ; et elles ne sont pas
identiquement les mêmes ; seulement, elles s'adressent à peu près aux mêmes
choses et viennent des mêmes sources.
§ 17. Si l'on dit : « Mais celui
qui n'est ami qu'en vue de l'agréable, n'est pas vraiment ami de son prétendu
ami, puisqu'il n'est pas ami par l'influence seule du bien. » Je réponds : Cet
homme s'achemine vers l'amitié des gens de bien, qui se compose à la fois de
tous ces éléments, le bon, l'agréable et l'utile. Il n'est pas encore ami
suivant cette amitié-là ; il l'est seulement suivant celle du plaisir et de
l'intérêt.
§ 18. Une autre question :
L'homme vertueux sera-t-il ou ne sera-t-il pas l'ami de l'homme vertueux ? On
répond négativement, parce que, dit-on, le semblable n'a pas besoin de son
semblable. Mais cet argument ne concerne que l'amitié par intérêt, l'amitié de
l'utile ; ceux qui ne se recherchent que parce qu'ils ont besoin l'un de
l'autre, ne sont liés que de l'amitié fondée sur l'utile.
§ 19. Mais la définition que nous
avons donnée de l'amitié par intérêt, est tout autre que celle de l'amitié par
vertu ou par plaisir. Les cœurs qui sont unis par la vertu sont bien plus amis
que les autres ; car ils ont tous les biens à la fois le bon, l'agréable et
l'utile.
§ 20. Mais, disait-on plus haut,
l'homme de bien, s'il est l'ami de l'homme de bien, peut être aussi l'ami du
méchant. Oui; en tant que le méchant est agréable, le méchant est son ami. Et
l'on ajoutait : le méchant peut être encore l'ami du méchant; oui; en tant que
leur utilité réciproque se trouve dans cette liaison, les méchants sont amis
entr'eux. On peut voir en effet bien des gens qui sont amis pour leur utilité
commune, parce qu'ils ont un même intérêt ; et rien n'empêche qu'un même
intérêt ne rapproche des méchants, tout méchants qu'ils sont.
§ 21. Mais l'amitié la plus
solidement établie, la plus durable, la plus belle, est celle qui unit les gens
vertueux ; et c'est tout simple qu'il en soit ainsi, puisqu'elle s'applique à
la vertu et au bien. La vertu qui enfante cette amitié est inébranlable ; et
par suite, cette noble amitié qu'elle produit, doit être inébranlable comme
elle. L'utile au contraire n'est jamais le même ; et voilà pourquoi l'amitié
qui se fonde sur l'utile n'est jamais stable, et qu'elle tombe avec l'utilité
qui l'a fait naître.
§ 22. J'en pourrais dire autant
de l'amitié que forme le plaisir. Ainsi, l'amitié qui unit les plus nobles
cœurs, est celle qui se forme par la vertu ; l'amitié du vulgaire ne vient que
de l'intérêt ; enfin celle du plaisir est l'amitié des gens grossiers et
méprisables.
§ 23. Il arrive parfois qu'on s'indigne,
et qu'on s'étonne de rencontrer de mauvais amis. Pourtant il n'y a rien là qui
doive révolter la raison. Quand l'amitié n'a pour principe que le plaisir ou
l'utile, qui la forme, dès que ces motifs viennent à disparaître,
l'amitié ne doit pas leur survivre.
§ 24. Souvent, l'amitié demeure
malgré ces déceptions ; mais l'ami s'est mal conduit, et l'on s'emporte contre
lui. Sa conduite cependant n'est pas aussi déraisonnable qu'on la suppose ; ce
n'était pas par vertu que vous vous étiez lié avec lui; rien d'étonnant dès
lors qu'il fasse des choses qui ne sont pas conformes à la vertu. L'indignation
qu'on ressent n'est donc pas justifiée; et tout en ne contractant au fond
qu'une amitié de plaisir, on s'imagine bien à tort qu'on devrait avoir l'amitié
de vertu. C'est tout simplement impossible ; car l'amitié du plaisir ou de
l'intérêt s'inquiète assez peu de la vertu. On s'est lié par plaisir, et l'on
cherche la vertu ; on se trompe.
§ 25. La vertu ne suit ni le
plaisir ni l'intérêt, tandis que l'un et l'autre suivent la vertu. On est dans
une grave erreur si l'on ne croit pas que les gens de bien se soient
mutuellement très agréables. Les méchants, comme le dit Euripide, se plaisent
bien les uns aux autres :
« Et le méchant toujours
recherche le méchant, »
Mais encore une fois, la
vertu ne suit pas le plaisir ; c'est le plaisir au contraire qui suit la vertu.
§ 26. Le plaisir est-il, ou
n'est-il pas un élément nécessaire, outre la vertu, dans l'amitié des gens de
bien ? Ce serait une absurdité de prétendre qu'il ne faut pas qu'il y ait du
plaisir dans ces liaisons . Si vous Ôtez aux gens de bien cet avantage de se
plaire et d'être agréables les uns aux autres, ils seront forcés de chercher
d'autres amis qui leur soient agréables pour se lier et vivre avec eux ; car
pour l'intimité de la vie commune, il n'y a rien de si essentiel que de se
plaire mutuellement.
§ 27. Il serait donc absurde de
croire que les bons ne sont pas capables, plus que personne, de vivre
intimement ensemble ; et comme on ne le peut sans y trouver du plaisir, il faut
en conclure, à ce qu'il semble, que les gens de bien, plus que qui que ce soit,
sont agréables les uns aux autres.
§ 28. On a vu que les amitiés se
divisent en trois espèces, et l'on a élevé la question de savoir si, pour
chacune d'elles, l'amitié consiste dans l'égalité ou dans l'inégalité. A notre
avis, elle peut consister dans l'une et l'autre à la fois. Ainsi, l'amitié des
bons ou l'amitié parfaite se produit par la ressemblance; l'amitié de l'intérêt
repose sur la dissemblance au contraire ; le pauvre est l'ami du riche parce
qu'il a besoin des biens dont le riche abonde ; et le méchant devient l'ami du
bon par le même motif; comme il manque de vertu, il se fait l'ami de l'homme
auprès de qui il espère en trouver
§. 29.
Ainsi, l'amitié par intérêt se produit entre des êtres dissemblables ; et l'on
pourrait appliquer à ceci le vers d'Euripide : « La terre aime la pluie,
alors que tout est sec ; » et l'on dirait que l'amitié fondée sur l'intérêt se
produit entre des êtres contraires, précisément à cause de leur dissemblance
même.
§ 30. Car si l'on veut prendre
pour exemple les choses les plus opposées, l'eau et le feu, on peut dire
qu'elles sont utiles l'une à l'antre. Le feu, à ce qu'on prétend, périt et
s'éteint, s'il n'a pas l'humidité qui lui prépare en quelque sorte sa
nourriture ; mais en une quantité telle cependant qu'il puisse l'absorber. Si
l'on vient à donner la prédominance à l'humidité, elle fait périr le feu,
tandis que, si elle est en quantité convenable, elle lui sert en l'entretenant.
Il est donc évident que, même entre les êtres les plus contraires, l'amitié
peut se former par l'utilité dont ils sont les uns aux autres.
§ 31. Toutes les amitiés,
qu'elles naissent d'ailleurs de l'égalité ou de l'inégalité, peuvent se ramener
aux trois espèces qu'on a indiquées. Mais dans toutes ces liaisons, le
désaccord peut survenir entre les amis, s'ils ne sont pas égaux dans
l'affection qu'ils se portent, dans les services qu'ils se rendent, dans leur
dévouement mutuel ou sous tels autres rapports analogues. Lorsque l'un des deux
fait les choses avec ardeur, et que l'autre ne les fait qu'avec négligence, les
reproches et les accusations s'élèvent contre ce défaut de soins et cet oubli.
§ 32. Cependant ce n'est pas dans
les unions où l'amitié a de part et d'autre le même but, je aveux dire celles
où les deux amis se sont liés également ou par intérêt, ou par plaisir, ou par
vertu, que ce manque d'affection de la part de l'un des deux se laisse
clairement apercevoir. Si vous me faites moins de bien que je ne vous en fais
moi-même, je n'hésite pas à penser que je dois redoubler d'affection pour vous
afin de vous toucher.
§ 33. Mais les dissensions sont
plus fréquentes et plus sensibles dans l'amitié où les amis ne se sont pas liés
par les mêmes motifs ; car dans ce cas, on n'aperçoit pas très clairement de
quel côté vient le tort. Si, par exemple, l'un s'est lié par plaisir, et
l'autre par intérêt, il peut y avoir grand embarras à discerner le coupable.
Celui des deux qui dans la liaison visait de préférence à l'utile, ne pense pas
que le plaisir qu'on lui donne soit l'équivalent de l'utile qu'il recherche; et
de son côté, celui qui donnait la préférence au plaisir, ne pense pas recevoir
un prix suffisant du plaisir qu'il aime, dans les services qu'on lui rend. Et
voilà pourquoi les mésintelligences se produisent dans les amitiés de ce genre.
§ 34. Quant aux liaisons formées
dans l'inégalité, ceux qui l'emportent par leurs richesses ou par tel autre
avantage analogue, s'imaginent qu'ils n'ont point à aimer eux-mêmes, mais
qu'ils doivent être aimés au contraire par leurs amis plus pauvres qu'eux.
§ 35. Pourtant aimer vaut mieux
qu'être aimé ; car aimer est un acte de plaisir et un bien, tandis que l'on a
beau être aimé, il n'en résulte aucun acte de la part de l'être aimé.
§ 36. C'est encore ainsi qu'il
vaut mieux connaître que d'être connu ; être connu, être aimé peut appartenir
tout aussi bien aux êtres inanimés, tandis que connaître et aimer appartient
aux êtres animés exclusivement.
§ 37.
Faire du bien vaut mieux encore que n'en pas faire ; or, celui qui aime fait du
bien en tant qu'il aime ; celui qui est aimé, en tant qu'il est aimé, n'en fait
aucun.
§ 38. En général, les hommes, par
une sorte d'ambition, veulent plutôt être aimés qu'aimer eux-mêmes ; parce que
c'est en quelque façon une situation supérieure que d'être aimé. Toujours celui
qui est aimé, l'emporte sur l'autre, soit par le plaisir qu'il procure, soit
par sa richesse, soit par sa vertu ; et l'ambitieux ne désire que la
supériorité.
§ 39. Or, ceux qui se sentent
cette supériorité pensent qu'ils ne doivent pas aimer eux-mêmes ; ils trouvent
qu'ils payent de reste, du côté où ils sont supérieurs, ceux qui les aiment; et
comme ceux-ci leur sont encore inférieurs, les autres supposent qu'ils doivent
en être aimés et non pas les aimer eux-mêmes. Au contraire, celui qui a besoin
et manque ou de fortune, ou de plaisir, ou de vertu, admire celui qui l'emporte
sur lui par tous ces avantages ; et il l'aime pour les choses qu'il en obtient,
ou qu'il espère en obtenir.
§ 40. On peut dire encore que
toutes ces amitiés naissent de la sympathie, en ce sens qu'on ressent de la
bienveillance pour quelqu'un et qu'on lui veut du bien. Mais l'amitié qui se
forme ainsi ne renferme pas toujours toutes les conditions requises ; et
souvent, tout en voulant du bien à quelqu'un, on veut cependant vivre avec un
autre que lui.
§ 41. Sont-ce là du reste les
affections et les sentiments de l'amitié ordinaire ? Ou bien sont-ils réservés
à cette amitié complète qui ne se fonde que sur la vertu? Toutes les conditions
se trouvent réunies dans cette noble amitié. D'abord, on ne peut pas désirer
vivre avec un autre ami que celui-là, puisque l'utile, l'agréable, et la vertu
se trouvent rassemblés dans l'honnête homme. Mais en outre, nous lui voulons du
bien plus particulièrement qu'à qui que ce soit, et nous désirons vivre et
vivre heureux avec lui plus qu'avec tout autre homme au monde.
§ 42. Une question qu'on peut
soulever à propos de celle-ci, c'est de savoir s'il est possible ou s'il n'est
pas possible qu'on ait de l'amitié pour soi-même. Nous la laisserons de côté
pour le moment, mais nous y reviendrons plus tard. Nous voulons tout pour nous
; et d'abord, nous voulons vivre avec nous-mêmes, ce qui est, on peut dire, une
nécessité de notre nature ; et nous ne pouvons souhaiter plus vivement à
personne le bonheur, la vie, le succès.
§ 43. D'autre part, c'est surtout
avec nos propres souffrances que nous sympathisons. Le moindre choc, le moindre
accident de ce genre nous arrache aussitôt des cris de douleur. Tous ces motifs
pourraient nous donner à croire que l'on peut avoir de l'amitié pour soi-même.
§ 44. Du reste, toutes ces
expressions de sympathie, de bienveillance et autres du même genre, n'ont de
sens que si on les rapporte, soit à l'amitié que nous ressentons pour
nous-mêmes, soit à l'amitié parfaite ; car tous ces caractères se retrouvent
également dans les deux. Vivre ensemble, se souhaiter une longue existence et
une existence heureuse, ce sont là des sentiments qu'on peut reconnaître
également de l'un et de l'autre côté.
§ 45. On pourrait croire aussi
que l'amitié doit se trouver partout où se trouve le droit et la justice, et
qu'autant il y a d'espèces de justice et de droits, autant il doit y avoir
d'espèces d'amitiés. Ainsi, il y a une justice et un droit de l'étranger au
citoyen qui en fait son hôte, de l'esclave au maître, du citoyen au citoyen, du
fils au père, de la femme au mari ; et toutes les autres associations ou
amitiés qu'on peut imaginer, se réduisent au fond à celles qu'on vient de
citer.
§ 46. Ajoutons que la plus solide
des amitiés est peut-être celle que contractent les hôtes, parce qu'il ne peut
pas y avoir entre eux de but commun qui provoque des rivalités, comme il peut
en exister entre les citoyens ; car lorsqu'on lutte les uns contre les autres
pour savoir à qui restera la supériorité, il est impossible de demeurer
longtemps amis.
§ 47. Maintenant, nous pouvons
reprendre la question de savoir si c'est possible ou non d'avoir de l'amitié
pour soi-même. Évidemment, ainsi que nous l'avons dit un peu plus haut,
l'amitié se reconnaît dans les actes de détails dont l'ensemble la compose ;
or, c'est surtout pour nous-mêmes que nous pouvons l'exercer dans les détails
les plus minutieux. C'est surtout à nous que nous pouvons vouloir du bien,
souhaiter une longue vie, une vie heureuse ; c'est encore pour nous que nous
sommes surtout sympathiques ; c'est surtout avec nous que nous voulons vivre.
Par conséquent, si l'amitié se reconnaît à tous ces signes, et si nous voulons
en effet pour nous toutes ces conditions particulières de l'amitié, on en doit
conclure évidemment qu'il est possible d'avoir de l'amitié pour soi-même, tout
comme nous avons dit qu'il est possible d'avoir de l'injustice envers soi.
§ 48. Mais comme dans l'injustice
il y a toujours deux individus différents, l'un qui la commet et l'autre qui la
souffre, et que soi-même on est nécessairement toujours un, il semblait, par
cela seul, qu'il ne pourrait pas y avoir d'injustice de soi envers soi-même. Il
y en a cependant, ainsi que nous l'avons fait voir en analysant les diverses
parties de l'âme ; et nous avons démontré que l'injustice envers soi-même peut
avoir lieu, quand les parties différentes de l'âme ne sont pas d'accord entre
elles.
§ 49. Une explication analogue
pourrait s'appliquer à l'amitié envers soi-même. En effet, ainsi que nous
l'avons déjà fait remarquer, quand nous voulons exprimer d'un de nos amis qu'il
est notre ami intime, nous disons : « Mon âme et la sienne ne font qu'un. »
Puis donc que l'âme a plusieurs parties, elle ne sera une que quand la raison
et les passions qui la remplissent seront entre elles dans un accord complet.
Grâce à cette harmonie, l'âme sera une réellement ; et c'est quand l'âme sera
par venue à cette profonde unité qu'il pourra y avoir amitié pour
soi-même.
§ 50.
C'est là du moins ce que sera l'amitié pour soi-même dans le cœur de l'homme
vertueux; car c'est en lui seulement que les parties diverses de l'âme sont
bien d'accord, en ce qu'elles ne se divisent pas, tandis que le méchant n'est
jamais son propre ami et qu'il se combat lui-même sans cesse. Ainsi,
l'intempérant, quand il a fait quelque faute par l'entraînement du plaisir, ne
tarde pas à s'en repentir et à se maudire lui-même. Tous les autres. vices
troublent également le cœur du méchant ; et il est toujours son premier
adversaire et son propre ennemi.
Des liens du
sang. Rapports du père au fils; c'est l'affection la plus tendre; le père aime
le fils plus que le fils n'aime le père. Explication de cette différence. — De
la bienveillance, de la concorde; elles ne sont pas tout à fait l'amitié.
§ 1.
Il est fort possible que l'amitié existe dans l'égalité aussi bien que dans
l'inégalité; et je veux dire, par exemple, cette liaison où deux compagnons
d'âge sont égaux parle nombre et la valeur des biens qu'ils présentent. L'un ne
mérite pas d'avoir plus que l'autre, ni par le nombre des avantages, ni par
leur importance, ni par leur grandeur ; leur part doit être parfaitement égale;
et les camarades veulent toujours être égaux de quelque façon entr'eux.
§ 2.
Mais c'est une amitié, une liaison dans l'inégalité, que celle qui unit le père
au fils, le souverain au sujet, le supérieur à l'inférieur, le mari à la femme,
et en général celle de tous les êtres entre qui il existe un rapport de
supérieur à subordonné.
§ 3. Du reste, cette amitié dans
l'inégalité est alors tout à fait conforme à la raison. Jamais, si l'on a
quelque bien à partager, on n'en donnera une part égale et au meilleur et au
pire; on en donnera toujours davantage à l'être supérieur. C'est là ce qu'on
nomme l'égalité de rapport, l'égalité proportionnelle ; car l'inférieur, en
recevant une part moins bonne, est égal, on peut dire, au supérieur qui en
reçoit une meilleure que lui.
§ 4. De toutes les espèces
d'amitiés ou d'amours, dont on a parlé jusqu'ici, la plus tendre est celle qui
résulte des liens du sang et particulièrement l'amour du père au fils. Mais
pourquoi le père aime-t-il le fils plus que le fils n'aime le père ? Est-ce par
hasard, comme on l'a dit non sans raison aux yeux du vulgaire, parce que le
père a rendu en quelque sorte service à son fils, et que le fils lui doit de la
reconnaissance pour les bienfaits qu'il en a reçus?
§ 5.
L'explication de cette différence d'affection pourrait bien se trouver dans ce
que nous avons dit de l'amitié par intérêt ; et ce qui se passe, d'après nous,
dans les sciences, pourrait fort bien se reproduire ici.
§ 6. Je veux dire, par exemple,
qu'il y a des sciences où c'est une seule et même chose que la fin et l'acte,
et qu'il n'y a pas de fin en dehors de l'acte lui-même. Ainsi, pour le joueur
de flûte, l'acte et la fin sont identiques ; car jouer de la flûte est tout à
la fois pour lui l'acte qu'il fait, et la fin qu'il se propose. Mais il n'en
est pas de même pour la science de l'architecte ; et la fin y diffère de
l'acte.
§ 7. Pareillement, l'amitié
n'est qu'une sorte d'acte ; pour elle, il n'y a pas de fin autre que l'acte
lui-même d'aimer ; et l'amitié n'est que cette fin-là précisément. Le père agit
donc en quelque manière davantage en fait d'amour, parce que le fils est son œuvre.
C'est d'ailleurs ce qu'on peut observer dans une foule d'autres choses ; on est
toujours fort bienveillant pour l'ouvrage que l'on a fait soi-même.
§ 8.
Le père aussi est, on peut dire, bienveillant envers son fils qui est son
oeuvre ; il est animé, dans sa tendresse, tout à la fois par le souvenir et par
l'espérance; et voilà pourquoi le père aime plus son fils que le fils n'aime
son père.
§ 9.
Il faut encore pour toutes les autres amitiés qu'on décore de ce nom et qui
semblent le mériter, examiner si elles sont de véritables amitiés; et, par
exemple, si la bienveillance, qui semble être aussi de l'amitié, en est bien
'tellement.
§ 10. Absolument parlant, la
bienveillance pourrait ne pas paraître de l'amitié. Souvent, il nous suffit
d'avoir vu quelqu'un, ou d'avoir entendu raconter quelque bien de lui, pour
devenir bienveillant à son égard. Sommes-nous par cela seul, ou ne sommes-nous
pas ses amis ? On ne peut pas dire, si l'on éprouvait de la bienveillance pour
Darius, qui est chez les Perses, ce qui peut fort bien être, qu'on aurait par
cela seul et du même coup de l'amitié pour Darius.
§ 11. Tout ce qu'on peut dire,
c'est que la bienveillance parfois peut sembler le commencement de l'amitié. La
bienveillance peut devenir de l'amitié véritable, si l'on a de plus la volonté
de faire tout le bien qu'on pourra, dans l'occasion, à celui qui inspire cette
bienveillance spontanée. La bienveillance vient du cœur et s'adresse au cœur
d'un être moral. On ne dira jamais qu'on est bienveillant pour le vin ou pour
toute autre chose inanimée, toute bonne, toute agréable qu'elle peut être. Mais
on a de la bienveillance pour quelqu'un, parce qu'on lui reconnaît un cœur
honnête.
§ 12. Comme la bienveillance
n'est pas sans quelque amitié et qu'elle s'applique au même être, c'est ce qui
fait qu'on la prend souvent pour de l'amitié réelle.
§ 13.
La concorde, l'accord des sentiments se rapproche beaucoup de l'amitié, si l'on
prend ce mot de concorde dans son vrai sens. Par ce qu'on admet les mêmes
hypothèses qu'Empédocle, et que l'on croit des éléments de la nature ce qu'il
en croit lui-même, peut-on dire pour cela qu'il y ait concorde entre vous et
Empédocle ? Et de même pour toute autre supposition de ce genre.
§ 14. D'abord, il n'y a pas
concorde dans les choses de pensée; il n'y en a que dans les choses d'action ;
et encore dans celles-ci, il n'y a pas concorde en tant qu'on est d'accord à
penser la même chose, mais en tant que, pensant la même chose, on prend la même
résolution sur les choses dont on pense ainsi. Si, par exemple, deux personnes
pensent à la fois à jouir du pouvoir, l'une pour elle seule, et l'autre pour
elle-même également, peut-on dire encore qu'il y a concorde entre ces deux
personnes ? Il n'y a concorde que si moi je veux commander moi-même, et si
l'autre consent à ce que ce soit moi qui commande.
§ 15.
Ainsi, la concorde a lieu dans les choses d'action, lorsque chacun des
intéressés veut la même chose; et la concorde, proprement dite, s'applique au
consentement par lequel on établit un même chef pour une chose que tout le
monde veut accomplir.
De l'égoïsme.
Le méchant seul est égoïste; l'honnête homme ne peut pas l'être.
§ 1.
Comme il peut y avoir, ainsi que nous l'avons démontré, affection et amitié de
l'individu pour lui-même, on s'est posé cette question : L'homme vertueux
s'aimera-t-il, ou ne s'aimera-t-il pas lui-même ? Sera-t-il égoïste ? L'égoïste
est celui qui fait tout en vue de lui seul, dans les choses qui lui peuvent
être utiles. Le méchant est égoïste, puisqu'il ne fait absolument rien que pour
lui-même. Mais l'honnête homme, l'homme de bien ne saurait être égoïste ; car
il n'est honnête précisément que parce qu'il agit dans l'intérêt des autres; et
par conséquent, il ne peut avoir d'égoïsme.
§ 2.
Mais tous les hommes se précipitent vers le bien qu'ils désirent, et il n'en
est pas un qui ne croie que c'est surtout à lui que ces biens doivent revenir.
C'est ce qu'on peut voir avec pleine évidence en ce qui concerne la richesse et
le pouvoir.. Mais l'honnête homme s'éloignera de ces biens pour les laisser à
autrui, non pas qu'il ne croie que ces avantages ne dussent appartenir surtout
à lui ; mais il se retire dès qu'il voit que les autres pourraient en faire
plus d'usage que lui-même. Quant au reste des hommes, ils seraient incapables
de ce sacrifice ; d'abord, par ignorance ; car ils ne croient pas qu'ils
puissent mal employer ces biens qu'ils convoitent ; et en second lieu, par
ambition de dominer.
§ 3. Pour l'honnête homme, comme
il n'éprouve aucun de ces sentiments, il ne sera pas égoïste en ce qui regarde
ces sortes de biens. S'il l'est par hasard, ce sera uniquement en fait de vertu
et de belles actions. Voilà le seul point où il ne céderait jamais à personne ;
mais il cédera sans peine à qui le veut toutes les choses qui ne sont qu'utiles
et agréables.
§ 4. Il sera donc égoïste en
gardant exclusivement pour lui-même tous les actes de vertu. Mais il ne sera
pas du tout atteint de cet égoïsme qui s'attache, aux choses agréables ou
utiles ; il n'y a que le méchant qui ressente cet égoïsme-là.
De l'égoïsme
de l'honnête homme ; il cède tous les biens extérieurs à son ami ; mais il ne
peut lui céder en fait de vertu. — Le méchant s'aime, uniquement parce qu'il
est lui, et sans autre motif; l'honnête homme s'aime, parce qu'il est bon.
§ 1.
L'homme vertueux devra-t-il, ou ne devra-t-il pas s'aimer lui-même par-dessus
toute chose ? Dans un sens, ce sera lui-même qu'il aimera le plus ; et dans un
autre sens, ce ne sera pas lui. On peut nous rappeler ce que nous venons de
dire, à savoir que l'honnête homme cédera toujours à son ami les biens qui ne
sont qu'utiles; et à ce point de vue, il aimera donc son ami plus qu'il ne
s'aimera lui-même.
§ 2. Oui certes ; mais c'est
toujours à la condition que, cédant à son ami les avantages vulgaires, il
gardera pour soi la part du beau et du bien, qu'il lui fait ces concessions.
Ainsi donc eu ce sens, il aime son ami davantage ; mais en un sens différent,
il s'aime surtout lui-même. Il préfère son ami, quand il ne s'agit que de
l'utile; mais c'est lui-même qu'il préfère à tout, quand il s'agit du bien et
du beau ; et c'est à lui seul qu'il attribue exclusivement ces choses, les plus
belles de toutes.
§ 3.
Il est donc ami du bien plutôt qu'ami de lui-même, et il ne s'aime ainsi
personnellement que parce qu'il est bon. Quant au méchant, il est purement
égoïste ; il n'a pas de motif par où il puisse s'aimer lui-même, et par
exemple, s'aimer comme quelque chose de bien ; mais sans aucune de ces
conditions, il s'aime lui-même en tant qu'il est lui; et c'est là, on peut
dire, le véritable égoïste.
De
l'indépendance. Quelque indépendant qu'on soit, on a toujours besoin d'amitié.—
On ne peut pas comparer l'existence de Dieu à celle de l'homme, dont
l'indépendance est nécessairement incomplète. Malgré toute l'indépendance qu'on
peut avoir, il faut toujours des amis, pour qu'on puisse faire du bien à
quelqu'un, vivre en société, et de plus, se connaître soi-même.
§ 1. Une suite de ce qui
précède, c'est de parler de l'indépendance, qui se suffit complètement à
elle-même, et de l'homme indépendant. L'homme indépendant a-t-il ou non besoin
d'amitié ? Ou bien restera-t-il indépendant, et se suffira-t-il, même à l'égard
de ces douces affections, dont il pourra se passer ? Les poètes semblent le
dire :
« Quand le ciel vous
soutient, qu'a-t-on besoin d'amis? »
§ 2.
Et de là vient cette question qu'on peut faire : Celui qui a tous les biens en
abondance, et qui se suffit à lui-même complètement, a-t-il encore besoin d'un
ami ? Ou bien n'est-ce pas surtout le cas d'avoir des amis ? A qui fera-t-on du
bien ? Avec qui vivra-t-on, puisque certainement on ne vivra pas tout seul ?
Mais si l'on a besoin de ces affections, et si l'on ne peut les avoir sans
l'amitié, l'homme indépendant, tout en se suffisant à lui-même, a donc encore
besoin d'aimer.
§ 3. La comparaison qu'on a
tirée de la divinité, et qu'on répète si souvent, n'est pas toujours fort juste
quant à Dieu, ni très utilement applicable quant à nous. Ce n'est pas parce que
Dieu est indépendant, et n'a besoin de quoique ce soit, que nous aussi nous
saurions n'avoir besoin de rien.
§ 4. Voici le raisonnement que
l'on a fait plus d'une fois sur Dieu. Si Dieu, dit-on, possède tous les biens,
et s'il est souverainement indépendant, que fera-t-il ? Il ne dormira pas
apparemment. Il contemplera les choses, répond-on ; car la contemplation est au
monde ce qu'il y a de plus relevé et de plus convenable à la nature divine.
Mais, je le demande, que pourra-t-il contempler ? S'il contemple quelqu'autre
chose que lui-même, cette chose sera donc meilleure que lui. Or, c'est une
impiété absurde de croire qu'il y ait dans l'univers quelque chose de supérieur
à Dieu. Donc, Dieu se contemplera lui-même, Mais ceci n'est pas moins absurde ;
car nous reprochons à l'homme .qui reste ainsi à se contempler lui-même,
l'impassibilité dans laquelle il se plonge. Par conséquent, dit-on, le Dieu qui
se contemple lui-même est un Dieu absurde.
§ 5.
Mais laissons de côté la question de savoir ce que Dieu contemplera. Nous nous
occupons ici non pas de l'indépendance de Dieu, mais de l'indépendance de
l'homme ; et nous demandons encore une fois si l'homme qui, dans son
indépendance, se suffit à lui-même, aura besoin d'amitié. Si l'on étudie son
ami, et qu'on se demande ce qu'il est, ce qu'est vraiment l'ami, Ion se dira :
« Mon ami est un autre moi-même ; » et pour exprimer qu'on l'aime avec ardeur
on répétera avec le proverbe : « C'est un autre Hercule ; c'est un autre moi. »
§ 6.
Or, il n'est rien de plus difficile, ainsi que l'ont dit quelques sages, ni en
même temps de plus doux, que de se connaître soi-même ; car quel charme que de
se connaître ! Mais nous ne pouvons point nous voir nous-mêmes, en partant de
nous ; et ce qui prouve bien notre complète impuissance, c'est que nous
reprochons souvent aux autres ce que nous faisons personnellement.
§ 7. Notre erreur en ceci est
causée, soit par la bienveillance naturelle qu'on a toujours envers soi, soit
par la passion qui nous aveugle. Et c'est là, pour la plupart de nous, ce qui
obscurcit et fausse notre jugement. De même donc que quand nous voulons voir
notre propre visage, nous le voyons en nous regardant dans un miroir, tout de
même aussi, quand nous voulons nous connaître sincèrement, il faut regarder à
notre ami, où nous pourrons nous voir parfaitement ; car mon ami, je le répète,
est un autre moi-même.
§ 8.
S'il est si doux de se connaître soi-même, et qu'on ne le puisse sans un autre,
qui soit votre ami, l'homme indépendant aura tout au moins besoin de l'amitié
pour se connaître lui-même.
§ 9. Ajoutez que, s'il est beau,
comme il l'est en effet, de répandre autour de soi les biens de la fortune
quand on les possède, on peut se demander : Sans ami, à qui l'homme indépendant
pourra-t-il faire du bien ? Avec qui vivra-t-il ? Certes il ne vivra pas tout
seul ; car vivre avec d'autres êtres semblables à soi est tout à la fois un
plaisir et une nécessité. Si ce sont là des choses qui sont tout ensemble
belles, agréables et nécessaires, et que l'amitié soit indispensable pour les
avoir, il s'ensuit que l'homme indépendant lui-même, tout indépendant qu'il
est, aura besoin d'amitié.
Du nombre des
amis. Il ne faut pas trop étendre son affection ; il ne faut pas non plus la
trop restreindre. Il faut avoir le nombre d'amis qu'on peut soi-même
convenablement aimer.
§ 1.
Autre question : Faut-il avoir beaucoup d'amis, ou peu d'amis ? Il ne faut pas
toujours, pour le dire en un mot, ni en avoir peu ni en avoir beaucoup. Quand
on en a beaucoup, il est bien embarrassant de partager à chacun d'eux son
affection. Sous ce rapport, comme en toute autre chose, notre nature, qui est
si faible, a de la peine â s'étendre à beaucoup d'objets. Notre vue ne peut en
embrasser qu'un petit nombre ; et même si l'objet est plus éloigné qu'il ne
faut, il échappe à notre regard par l'impuissance de notre organisation. Même
faiblesse pour l'ouïe et pour les autres sens.
§ 2. Si donc on' se met dans
l'impossibilité d'aimer autant qu'il faut, on s'attire par là de justes
reproches ; et l'on cesse d'être un ami du moment qu'on n'aime qu'en paroles ;
car ce n'est pas là ce que l'amitié demande.
§ 3. J'ajoute que, si les amis
sont très nombreux, on ne pourra éviter d'être dans une douleur perpétuelle.
Dans un si grand nombre de personnes, il est très probable que l'une d'elles
sera toujours atteinte de quelque malheur ; et ces douleurs continuelles de vos
amis ne peuvent survenir sans vous affliger nécessairement. Du reste, il ne
faudrait pas non plus, en sens contraire, avoir trop peu d'amis ; un ou deux,
par exemple ; il faut en avoir un nombre convenable, et selon les occasions, et
selon la mesure d'affection qu'on peut soi-même leur donner.
Des procédés
qu'on doit observer à l'égard d'un ami, quand on a quelques reproches à lui
faire. Il y a des liaisons où les reproches et les plaintes ne sont pas
possibles : ce sont celles où l'un d« deux est inférieur à l'autre. Traité
inachevé.
§ 1.
Maintenant, il convient de rechercher comment il faut se conduire avec un ami
dont on croit avoir à se plaindre. Cette étude, je le sais, ne peut pas
s'appliquer à toutes les amitiés sans exception ; mais elle peut être utile
dans les liaisons où les amis ont à s'adresser des récriminations. On ne se
querelle pas également dans tous les rapports d'affection ; et, par exemple, il
ne peut y avoir du père au fils des reproches, comme il y en a dans certaines
autres liaisons, comme vous pouvez m'en faire; comme je puis vous en faire à
mon tour ; ou autrement, ce seraient des reproches affreux.
§ 2.
L'égalité ne doit pas exister entre des amis inégaux. Mais l'amitié,
l'affection entre père et fils est inégale, comme celle de la femme au mari, de
l'esclave au maître, et en général de l'inférieur au supérieur. Entre eux, il
n'y aura donc pas lieu à ces reproches dont nous parlons ici. Mais entre des
amis égaux et dans l'amitié fondée sur l'égalité, il peut y avoir lieu à des
récriminations et à des plaintes. Par conséquent, c'est une question à
considérer que de savoir comment il faut en agir avec son ami dans l'amitié
fondée sur l'égalité, quand on croit avoir à se plaindre de lui.