DE LA GÉNÉRATION ET DE LA CORRUPTION

ARISTOTE

 

Traduction Charles MUGLER, Les Belles Lettres, Paris, 1966

https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2004

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

LIVRE I. 2

Chapitre I. L’ objet du traité. 2

Théories d'Empédocle, Anaxagore et Leucippe. 2

Unité et pluralité des éléments. 2

Chapitre II: Théories et de Démocrite. 4

La nature de la génération et de la destruction. 4

L'hypothèse atomiste. 5

Critique de l'atomisme. 5

Réfutation de la divisibilité absolue des corps. 5

Paralogismes de l'explication atomiste. 6

Chapitre III: Génération et destruction absolues et relatives. 7

La continuité de la génération. 8

Distinctions entre les différents genres de génération. 9

Chapitre IV: L’altération. 11

Chapitre V: L’augmentation et la diminution. 11

Chapitre VI: Le contact. 15

Chapitre VII: L ‘action et la passion. 17

Chapitre VIII: Nature et réciprocité de l'action et de la passion. 19

L’éléatisme. 19

Leucippe et l’atomisme. 20

Différences entre l’atomisme de Platon et celui de Leucippe. 20

Critique de la théorie des pores de l’école d’Empédocle. 22

Chapitre IX: L’action et la passion expliquées par Aristote. 22

Chapitre X: La mixtion. 23

LIVRE II. 26

Chapitre I: Les éléments. 26

Unité et pluralité des éléments. 26

Critique de la théorie des éléments de Platon. 26

Chapitre II: Les oppositions. 27

Chapitre III Les éléments et les qualités élémentaires. 28

Parménide, Platon, Empédocle. 29

Chapitre IV: Transformation et parcours cyclique éléments. 29

Chapitre V: Arguments contre le monisme matériel. 31

Chapitre VI: Contre Empédocle. 32

Chapitre VII: La formation des homéomères. 34

Chapitre VIII: Les quatre éléments présents dans chaque composé. 35

Chapitre IX: Les causes de la génération et de la corruption. 36

Chapitre X: La cause efficiente de la génération et de la corruption. 37

Chapitre XI: La nécessité de la génération. 39

 

LIVRE I

 

Chapitre I. L’ objet du traité

 

Pour expliquer la génération et la destruction des corps et des êtres qui se produisent dans la réalité et qui en disparaissent, il faut distinguer, pour tous de la même manière, les causes et les fins; il faut examiner, de plus, ce que c’est que la croissance et le changement, et si on peut admettre que changement et génération sont de même nature ou de nature distincte comme sont distincts aussi les noms qui les désignent. Parmi les anciens, les uns prétendent que la génération dite simple est un changement, les autres disent que changement et génération sont des réalités distinctes. Tous ceux, en effet, qui affirment l’unité de l’univers et font naître tout d’un élément unique sont obligés d’identifier la génération avec le changement et de dire que ce qui naît, â proprement parler, ne fait que changer.

 

Théories d'Empédocle, Anaxagore et Leucippe.   

 

Les partisans d’une pluralité d’éléments dans la matière, tels Empédocle, Anaxagore et Leucippe, sont au con traire forces de distinguer entre les deux. Et cependant Anaxagore n a pas su employer le terme exact; il prétend du moins que la génération et la destruction sont la même chose que le changement, tout en admettant comme d’autres une pluralité d’éléments. Pour Empédocle, en effet, la matière comporte quatre éléments, mais en y comptant aussi les principes de mouvement leur nombre s’élève à six; Anaxagore, de même que Leucippe et Démocrite, en admettent une infinité. C’est que Anaxagore considère comme éléments les homéomères, c’est-à-dire des matières telles que les os, la chair et la moelle et toute autre substance dont les parties accusent les mêmes qualités que l’ensemble, alors que Démocrite et Leucippe enseignent que les autres corps sont faits de corps indécomposables, que ces derniers existent en quantité infinie et avec des formes infiniment variées, et que les corps composés diffèrent entre eux par ces corps indécomposables dont ils sont faits et par leur orientation et leur groupement. Les partisans d’Anaxagore soutiennent apparemment une thèse opposée à celle des partisans d’Empédocle. Empédocle dit en effet, que le feu, l’eau, l’air et la terre forment quatre éléments et que ces corps sont simples, plutôt que ne le sont la chair et les os et d’autres corps semblables parmi les homéomères; les partisans d’Anaxagore considèrent, au contraire, ces derniers comme éléments simples, et la terre, le feu, l’eau et l’air comme corps composés, du moment, disent-ils, qu’il y en a des traces partout.

 

Unité et pluralité des éléments

 

Quant à ceux qui construisent l’univers d’un seul élément ils sont obligés de présenter la génération et la destruction comme des changements; car le substratum de ces phénomènes reste toujours identique à lui-même, et un processus de ce genre est désigné par nous par le terme « changement ». Pour ceux, au contraire, qui admettent plusieurs espèces de matière simple, il y a nécessairement une différence entre le changement et la génération; car c’est au gré de la combinaison et de la séparation de ces éléments que la génération et la destruction se produisent chez eux; c’est pour cela qu’Empédocle a formulé cette proposition qu’il n’y a naissance pour aucune chose, mais seulement mélange et échange des éléments mélangés. Que le raisonnement qu’ils développent est conforme à leur hypothèse, cela est évident, et ils s’expriment effectivement de cette manière. Cependant les partisans de la pluralité des éléments sont eux aussi obligés de convenir que le changement est quelque chose de différent de la génération en dépit de l’impossibilité de la génération d’après les théories qu’ils avancent. Que c’est à juste titre que nous dénonçons cette contradiction, il est facile de s’en convaincre. De même, en effet, que, la substance étant en repos, nous y voyons un changement de grandeur, à savoir l’augmentation et la diminution, de même nous y observons de l’altération. Mais d’après ce que disent les partisans de la pluralité des éléments, ce genre de change ment est impossible. Nous voyons en effet que les affections, à qui nous font dire qu’il y a altération, sont des différences des éléments, par exemple le chaud et le froid, le blanc et le noir, le sec et l’humide, le mou et le dur, et toutes les autres oppositions, comme le montre aussi Empédocle lors- q qu’il dit « le soleil avec son aspect brillant et sa chaleur 20 répandue partout, et la pluie, sombre en tout et froide » et dans les distinctions analogues qu’il fait pour le reste de la réalité. S’il est, par conséquent, impossible que l’eau vienne du feu ni la terre de l’eau, le noir ne pourra pas davantage venir du blanc ni le dur du mou, et le même raisonnement s’appliquerait aux autres oppositions. Or c’est en ces passages (d’une qualité à la qualité opposée) précisément que consistait l’altération. Ces considérations montrent aussi qu’il faut toujours admettre une seule matière pour les contraires, soit qu’elle change de place dans l’espace, soit qu’elle change 8 par augmentation ou diminution, soit qu’elle varie par altération. Elles montrent même que la matière unique et l’altération sont la condition nécessaire l’une de l’autre. Car si l’altération existe, le substratum en est, à son tour, un seul élément, et le support de toutes les qualités qui se transforment les unes dans les autres est une matière unique, et réciproquement, si le support matériel est un, il y a altération.

Empédocle semble donc être en contradiction à la fois avec l’observation et avec lui-même. Tout en niant, en effet, qu’un élément puisse venir d’un autre et en affirmant que, au contraire, tout le reste vient des éléments, il prétend, après avoir ramené à l’unité la réalité physique toute entière sauf la Haine, que chaque chose se développe de nouveau à partir de cette unité. Il est ainsi évident que chez Empédocle, à partir d’une certaine unité, les choses se séparent les unes des autres à la suite de certaines différences et de certaines modifications et deviennent les unes de l’eau, les autres du feu, comme le soleil qu’il dit brillant et chaud ou la terre qualifiée par lui de lourde et de dure. Or ces différences étant supprimées, et elles peuvent être supprimées du moment qu’elles sont devenues, il est évident que nécessairement de la terre naît de l’eau et réciproquement, et que la même chose se produit pour chacun des autres éléments, et cela non seule ment au commencement de la séparation, mais aussi mainte nant, à la suite des transformations et des modifications qui ont lieu. Empédocle nous présente, de plus, des principes grâce auxquels les choses peuvent se réunir et se séparer de nouveau, du fait, surtout, que la Haine et l’Amour continuent à se combattre mutuellement 2; cette lutte réciproque fut d’ailleurs aussi à l’origine (du règne de la Haine) la cause de la naissance des choses à partir d’une réalité unique. Car ce n’est pas à des moments où feu, terre et eau existaient encore comme éléments séparés que leur ensemble a formé un univers matériellement un. Aussi est-il incertain s’il faut poser comme principe, pour le feu, la terre et les autres éléments qu’Empédocle leur joint, l’unité ou la pluralité Si en effet, on admet comme matière primordiale ce à partir de quoi la terre et le feu prennent naissance par une transformation causée par le mouvement, il y a un élément unique; si on considère, au contraire, que cette matière unique est le produit de la réunion des éléments feu, terre, etc. se combinant entre eux, et que, réciproquement, ces éléments proviennent de la dissociation de la matière une, ce sont le feu, la terre, etc. qui apparaissent plus élémentaires, et antérieurs par leur nature.

 

Chapitre II: Théories et de Démocrite.

 

Il nous faudra donc parler d’une manière générale de la génération et de la destruction, au sens simple des termes, et examiner si elle est ou si elle n’est pas et comment elle est, et étendre notre enquête aux autres mouvements simples, tels que l’augmentation et l’altération,

Platon n’a donc étudié la génération et la destruction qu’en tant qu’elles existent dans les choses, en limitant même l’étude de la génération à la génération des éléments. Mais sur la manière dont se forment et se défont les chairs ou les os ou les autres corps de ce genre, il n’a rien dit, ni sur la façon dont se manifestent l’altération et l’augmentation dans les choses. D’une façon générale, personne ne s’est intéressé à ces questions autrement que d’une manière superficielle, sauf Démocrite. Ce penseur semble avoir réfléchi sur toutes les questions; dans la manière de les expliquer, il diffère cependant de nous. Personne, nous le constatons, n’a examiné le problème de l’augmentation autrement que de la manière dont n’importe qui pourrait le faire en disant que les corps augmentent du fait que le semblable va vers le semblable, sans que personne ait encore indiqué comment s’opère ce phénomène Nous ne possédons, de même, aucune étude sur le mélange ni, pour ainsi dire, sur aucune des autres questions de ce genre, par exemple sur la question de l’action et de la passion et de la manière dont certains corps agissent, alors que certains autres ne font que subir les actions naturelles. Démocrite et Leucippe, en imaginant les figures des atomes, expliquent par ces figures l’altération et la génération, à savoir par leur dissociation et leur association la génération et la destruction, par leur ordre et leur orientation l’altération. Mais comme ils croyaient la vérité située dans les apparences, et comme les apparences sont contraires et infiniment variées, ils ont imaginé les atomes et leurs figures en nombre infini. Grâce à cette hypo thèse, les changements dans un objet composé d’atomes peuvent avoir pour effet que le même objet apparaît sous des aspects opposés à tel observateur et à tel autre, et qu’un corps se transforme si un corps étranger, même petit, vient s’y mélanger et apparaît entièrement changé si une seule partie change de place; avec les mêmes lettres, en effet, on peut composer une tragédie et une comédie.

 

La nature de la génération et de la destruction.

Comme presque tous croient que la génération et l’altération sont des phénomènes différents et que les choses naissent et se détruisent par l’association et la dissociation, alors qu’elles s’altèrent par le changement de leurs propriétés, il faut nous arrêter à l’examen de ces questions, qui offrent, en effet, des difficultés nombreuses et réelles. L’hypothèse qui consiste à expliquer la génération par une association entraîne, d’un côté, beaucoup de conséquences inadmissibles; mais il y a, d’un autre côté, d’autres arguments, bien raisonnés et d’une réfutation difficile, tendant à démontrer qu’il n’en saurait être autrement. Quoi qu’il en soit, il faut essayer de résoudre le problème difficile de savoir si la génération est une association de particules ou si la génération n’est autre chose qu’une altération.

L'hypothèse atomiste.

La question essentielle dans toute cette discussion est de savoir si les choses se produisent, changent et augmentent, et subissent les phénomènes opposés à ceux-là, grâce à l’existence des grandeurs primordiales indécomposables, ou s’il n’y a pas de grandeur indécomposable. Cette question est de la plus haute importance. D’autre part, s’il existe des grandeurs indivisibles, ces grandeurs sont-elles des corps, comme le veulent Démocrite et Leucippe, ou sont-elles, comme dans le Timée, des figures planes ? Or cette dernière solution, comme nous l’avons aussi dit ailleurs, qui consiste à pousser la décomposition des corps jusqu’au niveau des surfaces planes, est absurde. Il est plus logique, pour cette raison, d’admettre l’existence de corps indivisibles; mais même cette hypothèse est peu conforme à la raison. Néanmoins il est possible au moyen de cette hypothèse, comme on l’a dit, de rendre compte de l’altération et de la génération en soumettant, comme le fait Démocrite, le même substratum aux variations de l’orientation dans l’espace, du voisinage et de la forme C’est là la raison pour laquelle Démocrite nie l’existence réelle de la couleur en disant que c’est l’orientation des atomes qui donne leur couleur aux objets. Ceux, au contraire, qui décomposent les corps en figures planes ne peuvent plus expliquer la couleur du moment que la composition de ces figures planes ne peut rien produire, sinon des corps solides. Aussi n’essaient-ils même pas à en faire sortir une qualité.

 

Critique de l'atomisme.

La raison de cette aptitude diminuée pour embrasser du regard des phénomènes incontestés est le manque d'expérience. Ceux, au contraire, qui ont une plus grande habitude des faits de la nature sont plus capables d’imaginer des principes susceptibles de lier entre eux un grand nombre de phénomènes. Mais ceux qui, se prévalant de raisonnements multiples, n’observent pas la réalité n’ont le regard fixé que sur un petit nombre de phénomènes, et ils exposent plus facilement leur opinion. Là aussi on peut voir toute la différence entre ceux qui étudient la nature par des méthodes appropriées et ceux qui le font par la logique. Au sujet de l’existence des grandeurs indivisibles, ces derniers les expliquent par le foisonnement, dans le réel, du triangle idéal, alors que Démocrite paraît avoir suivi plutôt des raisonnements propres à la physique. Ce que nous venons de dire deviendra clair dans la suite de cette discussion.

 

Réfutation de la divisibilité absolue des corps.

Il y a en effet une grande difficulté d'admettre qu'il existe un corps qui soit une grandeur absolument divisible, et que cette division peut être réalisée. Que restera-t-il, en effet, qui échappe à la division? Car si ce corps est divisible absolument et que cette division puisse être réalisée effectivement, telle partie du corps pourrait être divisée jusqu’au bout en même temps que le corps entier, même si elle ne l’est pas effectivement; et même si elle l’était, il n’y aurait rien d’impossible. Il en est donc comme de la division indéfinie en deux moitiés, et, d’une façon générale, de toute division si un corps est divisible indéfiniment, il n’y a rien d’impossible à ce qu’il soit effectivement divisé, du moment qu’une division en dix mille fois dix mille parties n’a rien d’impossible, bien que personne peut-être ne puisse réaliser cette division. Or, le corps ayant cette propriété de la divisibilité absolue, supposons la division réalisée. Que restera-t-il alors du corps? Une grandeur? Mais ceci est impossible, puisqu’il y aura alors une partie non divisée, alors que l’hypothèse était que le corps fût divisible jusqu’au bout. Mais s’il n’en reste ni corps ni grandeur et que la divisibilité existe cependant, alors ou bien le corps sera composé de points et ses éléments constitutifs seront dépourvus de grandeur, ou il ne sera plus rien du tout, de façon que, que le corps vienne du néant ou qu’il soit composé, le tout sera réduit à une apparence. Même si on admet que le corps est composé de points, il n’y aura pas de la quantité. Car chaque fois que ces points se touchaient et formaient une grandeur une et simultanée, ils ne donnaient pas plus de grandeur au tout; divisé en deux ou plusieurs points, le tout ne devient, en effet, ni plus petit ni plus grand qu’auparavant, de façon que même la somme de tous les points ne produirait aucune grandeur. Et même si on réduit le corps, par la division, à une sorte de sciure et qu’ainsi la grandeur se réduit en quelque chose qui garde la nature du corps, même alors se pose la même question, à savoir comment ces fragments de corps sont divisibles à leur tour. Mais si on prétend que ce à quoi le corps se réduit par la division ce n’est pas un corps mais quelque forme séparable ou quelque propriété et que la grandeur est ainsi faite de points ou, plus précisément, de points de contact qui sont le support de ces propriétés, il est absurde d’admettre que la grandeur puisse être composée de données qui ne sont pas des grandeurs. Une autre question qui se pose est celle de savoir où se trouveront ces points, qu’on les suppose immobiles ou en mouvement. Il y a toujours un seul point de contact entre deux choses, ce qui suppose qu’à côté du contact et de la division et du point il y a encore une autre réalité. Si on soutient donc que n’importe quel corps, quelles que soient ses dimensions, est divisible jusqu’au bout, on se trouve face à toutes ces conséquences. D’autre part, si, après avoir divisé le bois ou tel autre corps, je le recompose, il sera restitué dans son unité et son égalité. Or il est évident qu’il en sera ainsi quelque soit le point où je coupe le corps. Le corps est donc divisible en puissance jusqu’au bout. Que reste-t-il donc à part la division? Si ce qui reste est quelque propriété, comment le corps peut-il se résoudre en des propriétés de ce genre, comment peut-il en être constitué, et comment ces propriétés peuvent-elles être séparées? Par conséquent, s’il est impossible que les grandeurs se composent de contacts ou de points, il est nécessaire qu’il y ait des corps et des grandeurs indivisibles. Mais même cette hypothèse conduit à des difficultés non moins graves. Nous avons étudié cette question déjà ailleurs; mais nous allons essayer de la résoudre maintenant. A cette fin il convient de reprendre la difficulté dès le principe.

Que tout corps perceptible est en n’importe lequel de ses points à la fois divisible et indivisible, rien d’absurde dans cette affirmation, du moment qu’un corps peut être divisible en puissance et indivisible en acte. Mais qu’un corps soit divisible en puissance jusqu’au bout, cela semblerait impossible. Si cela était possible, en effet, il arriverait qu’un corps, au lieu d’être à la fois indivisible en acte et divisible en puissance, soit divisible en n’importe lequel de ses points. Dans ce cas, il ne resterait plus rien, et le corps se désintègrerait jusqu’à l’incorporel. Réciproquement, le corps apparaîtrait alors formé de points ou même du néant absolu, et comment cela peut-il être possible? Mais que le corps peut être décomposé en parties capables d’être détachées et en grandeurs de plus en plus petites, distantes les unes des autres et isolées, cela est évident. Cependant la division en parties de plus en plus petites ne peut être poursuivie indéfiniment par un morcellement s’étendant à l’infini, et il n’est pas possible non plus qu’un corps soit divisé en tous ses points, mais la division doit s’arrêter à une certaine limite. Il est donc nécessaire qu’il y ait des atomes invisibles, surtout si on veut que la génération et la destruction se fassent l’une par la dissociation l’autre par l’association de particules. Tel est le raisonnement, d’une apparence péremptoire, en faveur de l’existence de grandeurs insécables. Mais nous allons montrer que ce raisonnement contient un paralogisme caché et indiquer l’endroit précis où il s’abrite.

 

Paralogismes de l'explication atomiste.

 

Du moment qu’il n’existe pas de point attenant a un autre point, la divisibilité indéfinie peut être une propriété des corps, mais elle peut aussi être étrangère aux corps. Mais si on admet la divisibilité indéfinie, on semble admettre aussi que des points se rencontrent partout et jusqu’au bout, de façon que nécessairement la grandeur est réduite à néant par la division et que, le point se rencontrant dans toute la suite des divisions successives, le corps est composé soit de contacts soit de points. Mais ceci revient à prêter au corps la divisibilité indéfinie, puisque le point est partout un, que tous sont comme chacun en particulier et qu’il n’y en a pas plus d’un; car les points ne sont pas attenants les uns aux autres. Il s’ensuit que le corps n’est pas indéfiniment divisible; (car si le corps est divisible en son milieu, il sera divisible aussi au point attenant à celui qui marque le milieu, et il n’y a pas de point attenant un point ni de marque attenante à une marque). Or c’est de cette manière que se font la division et la composition des corps. Il y a donc aussi dissociation et association de particules. Mais cette dissociation et cette association n’opèrent pas sur des atomes (cette hypothèse conduirait à de nombreuses impossibilités), ni de manière que la division soit indéfinie (si le point était attenant au point il pourrait en être ainsi), mais la dissociation réduit le corps en parties de plus en plus petites, et l’association le compose de ces parties. Mais la génération simple et parfaite ne se borne pas à l’association et à la dissociation de particules, comme le prétendent certains, qui présentent aussi l’altération comme un changement survenant dans le continu. Mais c’est ici que se situe l’erreur de toutes ces théories. Car la simple génération et la destruction ne se produisent pas par l’association et la dissociation de particules, mais par un change ment qui s’opère sur la totalité d’une chose et qui transforme cette chose en autre chose. D’autres croient pouvoir expliquer toute altération par un changement du même genre; le cas est cependant différent. Dans un objet, en effet, il faut distinguer l’essence et la matière. Si donc le changement se pro duit dans l’essence et dans la matière, il y aura génération et destruction; mais s’il se produit dans les propriétés et les qualités accidentelles, il y aura altération. Les choses qui se forment par la dissociation et par l’association de particules deviennent facilement destructibles. Quand ainsi de l’eau se divise en de trop petites particules, elle devient rapidement de l’air; si l’eau reste, au contraire, associée, elle le devient plus lentement. Cette explication sera plus claire dans les chapitres ultérieurs 2 Pour le moment retenons seulement notre explication d’après laquelle il est impossible que la génération soit une simple association, comme le veulent certains penseurs.

 

Chapitre III: Génération et destruction absolues et relatives.

 

Ces distinctions faites, il faut d’abord examiner s’il y a quelque chose qui naisse simplement et disparaisse, ou s’il n’y n rien qui naisse et disparaisse à proprement parler et si, plutôt, une chose ne vient pas d’une autre chose, comme du malade vient le bien portant et du bien portant le malade, comme le petit vient du grand et le grand du petit, et toutes les autres générations qui ont lieu de cette manière. Car si la génération absolue est possible, quelque chose pourrait naître absolument du néant, et on pourrait dire alors avec raison que le non-être existe pour certains corps ou êtres. Une certaine génération peut bien se produire à partir d’un certain non-être, comme le blanc peut provenir du non-blanc ou le beau du non-beau, mais la génération absolue vient du non-être absolu. Or le terme s absolu s désigne ici soit le primordial dans chaque catégorie de l’être, soit l’universel qui embrasse tout. S’il désigne le primordial, il y aura génération de substance à partir de non-substance. Mais ce qui n’a pas de substance ni de détermination, ne peut évidemment avoir aucune des autres catégories, telles que la qualité, la quantité ou le lieu, sinon les qualités des substances pourraient en être séparées. Si le terme « absolu » désigne le non-être, ce sera la négation générale de toutes choses, de façon que c’est nécessairement du néant que naît ce qui se produit. Ces questions ont fait, déjà ailleurs, l’objet d’une enquête et d’une discussion assez longue. Pour résumer notre pensée, nous dirons maintenant qu’en un sens il y a génération absolue à partir de quelque chose y qui n’est pas, mais qu’en un autre sens la génération a toujours lieu à partir de quelque chose qui est. Ce qui existe, en effet, en puissance, mais n’existe pas en acte, doit en premier lieu q pouvoir être dit exister des deux manières que nous venons d’indiquer. Mais cette question, qui nous étonne par sa difficulté même après les explications qui précèdent, doit être reprise, et il nous faudra examiner comment la génération absolue est possible, soit qu’elle se produise â partir de ce qui est en puissance, soit qu’elle se produise de quelque autre manière. On pourrait, en effet, être embarrassé par la question q s’il y a génération pour la substance et pour une chose déterminée, sans qu’il y ait génération aussi pour la qualité, pour 2 la quantité et pour le lieu, et les mêmes questions se posent au sujet de la destruction. Car si quelque chose naît, il est évident qu’il y aura une certaine substance, en puissance et non en acte, de laquelle sortira la génération et vers laquelle retournera nécessairement, en se transformant, la chose produite au moment où elle est détruite. Les autres catégories, qui sont en acte, peuvent-elles appartenir à cet être en puissance; en d’autres termes, peut-on appliquer des catégories comme la quantité, la qualité ou le lieu à ce qui n’est déterminé et n’existe qu’en puissance, mais qui n’est ni déterminé ni existant d’une manière absolue? Si, en effet, cet être ne possède aucune des catégories en acte en les possédant toutes en puissance, le non-être ainsi entendu apparaît dans une existence séparée et, ce qui est plus grave et ce que les premiers philosophes n’ont cessé de redouter, la génération peut sortir du néant. Mais si la détermination ou la substance manquent, alors que quelqu’une des autres catégories est présente, les affections, comme nous l’avons déjà dit être séparées des substances.

 

La continuité de la génération.

Ce sont ces problèmes qu’il faut discuter dans la mesure du possible, en nous demandant quelle est la cause de la durée ininterrompue de la génération, tant de la génération absolue que de la génération partielle. Comme il y a une cause unique de laquelle nous dérivons le principe du mouvement, et comme il y a aussi une seule matière, il faut préciser la nature de cette cause. Pour ce qui est de la cause du mouvement, nous en avons parlé antérieurement dans nos développements sur le mouvement, en y distinguant quelque chose qui reste immobile à travers tout le temps et quelque chose qui est constamment tenu en mouvement. De ces questions celle du principe immobile relève d’une philosophie supérieure, d’un autre genre; quant à la question du moteur qui par son mouvement continu met en mouvement le reste de l’univers, nous en traiterons plus tard en examinant quelle est la cause de chaque phénomène particulier. Pour le moment, nous allons parler de la cause qui apparaît sous forme de matière et qui fait que la génération et la destruction ne font jamais défaut dans le devenir. En même temps cette discussion nous fera peut-être comprendre cette question qui nous cause encore des difficultés, à savoir l’explication qu’il faut donner aussi à la destruction absolue et à la génération absolue. Une question assez difficile est aussi celle de savoir quelle est la cause de l’enchaînement de la génération si on admet que ce qui est détruit s’en va dans le non-être et que le non-être n’est rien; car ni la substance, ni la qualité, ni la quantité, ni le lieu ne s’appliquent au non-être. Mais si constamment une des choses existantes s’en va, comment se fait-il que l’uni vers n’ait pas été épuisé depuis longtemps et à jamais, si la réserve qui entretient la génération de chaque chose était limitée? Car ce n’est pas parce que les ressources de la génération des choses sont infinies que la génération ne s’arrête pas. Cela est, en effet, impossible. En acte, en effet, rien n’est infini, et l’infini en puissance ne se trouve que dans la division, de façon que seule la division ne fait jamais défaut dans la génération de corps et d’êtres de plus en plus petits. Or nous ne voyons rien de cela se produire. La correspondance entre la génération et la destruction, qui fait que la destruction d’un objet déterminé est la génération d’un autre et réciproque ment, entraîne-t-elle nécessairement la continuité ininterrompue du changement? Pour l’explication de la génération et de la destruction de chaque être particulier sans distinction on pourrait admettre que cette réciprocité est une cause qui suffit à tous.

Mais il n’en faut pas moins reprendre notre examen de la question pour quelle raison on dit que certaines choses naissent et se détruisent d’une façon absolue, mais que certaines autres n’ont pas de génération absolue ni de destruction absolue, toujours avec l’hypothèse que la génération de tel objet particulier équivaut à la destruction de tel autre, et réciproquement. Cette distinction demande, en effet, à être expliquée. Nous disons qu’un être est détruit maintenant d’une manière absolue, et non pas seulement en tant qu’étant déterminé d’une certaine manière; nous distinguons une génération absolue et une production absolue; nous disons que tel être particulier naît sans prétendre qu’il naît absolument, du moment que nous disons de quelqu’un qui apprend qu’il devient instruit sans prétendre qu’il naît absolument. La distinction, que nous avons souvent faite, entre des termes qui désignent un objet déterminé et des termes qui n’en désignent pas s’applique aussi à la question que nous nous posons ici.

 

Distinctions entre les différents genres de génération.

Il importe, en cil et, beaucoup de préciser ce en quoi se change un objet qui change. Ainsi la transition vers le feu d’un objet qui se change en feu est peut-être une génération absolue, mais elle est peut-être aussi une destruction de quelque chose, de terre par exemple; la génération d’un objet de terre est peut-être la génération de quelque chose, mais elle n’est peut-être pas une génération absolue, mais une destruction absolue, une destruction de feu par exemple, comme chez Parménide qui soutient qu’il y a deux éléments, disant que ces deux éléments, l’être et le non-être, sont le feu et la terre, Que l’on admette ces éléments ou d’autres éléments pareils, cela n’a pas d’importance du moment que c’est la manière dont les phénomènes se passent qui est l’objet de notre enquête, et non leur support matériel.

Le chemin qui mène vers le non-être absolu est donc une destruction absolue, le chemin qui mène à l’être absolu est une génération absolue, et quels que soient les éléments par lesquels on délimite la génération et la destruction, que ce soit le feu, la terre ou tout autre élément, l’un de ces éléments sera l’être, l’autre le non-être. D’une manière donc la génération et la destruction absolues se distinguent de la génération et de la destruction non absolues par ce que nous venons de dire; d’une autre manière elles se distinguent par les qualités de la matière qui en est le support. Un support matériel, en effet, dont les différences désignent davantage la détermination d’un objet, relève davantage de la substance; un autre, dont les différences désignent davantage la privation, relève davantage du non-être. Le chaud est ainsi une catégorie et un genre, le froid n’est qu’une privation. Or la terre et le feu se distinguent aussi par ces différences. Mais aux yeux du vulgaire la différence entre la génération et la destruction réside surtout en ce que l’une est perceptible aux sens, alors que l’autre est imperceptible. Quand il y a changement en une matière sensible, on dit qu’il y a génération, quand il y n changement en une matière imperceptible, on parle de destruction. C’est qu’on distingue l’être et le non-être selon qu’on éprouve une sensation ou qu’on n’en éprouve pas, comme on appelle être ce qui est connaissable et non-être ce qui n’est pas connaissable. La sensation a, en effet, pour ces gens la portée de la science. Ils croient eux-mêmes vivre et être par leurs sensations et par leur pouvoir d’éprouver des sensations, et ils étendent cette conception de l’existence aux choses; ils cherchent bien à connaître la vérité, mais ce qu’ils affirment n’est pas la vérité. Selon qu’on les considère donc d’après l’opinion ou d’après la vérité, la génération absolue et la destruction se présentent tout autres. Le souffle et l’air, en effet, sont, d’après le témoignage des sens, une réalité moindre, ce qui fait dire aux gens que les objets qui subissent une destruction absolue sont détruits par leur transformation en ces éléments, mais que les objets naissent quand ils se changent en quelque chose de tactile et en terre, alors que d’après la vérité ces éléments relèvent de la substance et du genre à un plus haut degré que la terre.

Nous avons donc dit la raison pour laquelle il y a d’un côté la génération absolue comme destruction de quelque chose, d’un autre la destruction absolue comme génération de quelque chose. Cela provient en effet de ce que la matière est différente, soit parce que l’une est substance alors que l’autre ne l’est pas, soit parce que l’une a plus d’existence, l’autre moins, soit que la matière d’où viennent les choses et où elles vont est plus ou moins sensible. Des corps et des êtres on dit que les uns naissent absolument, alors que les autres ne font que devenir telle ou telle chose, sans qu’ils viennent réciproque-. ment l’un de l’autre à la manière dont nous venons de parler. Nous nous bornons en effet maintenant à donner les raisons de la distinction grâce à laquelle, toute génération étant une destruction de quelque autre chose et toute destruction étant la génération d’une autre chose, nous n’attribuons pas dans le même sens la génération et la destruction aux choses qui se transforment les unes dans les autres. Ce n’est cependant pas cette question qui fait l’objet de ce que nous avons dit en dernier lieu, mais la question pourquoi apprendre n’est pas appelée devenir absolument, mais devenir instruit, alors que pousser est une génération absolue. Ces distinctions se font d’après les catégories. Parmi les corps et les êtres les uns indiquent la réalité déterminée, les autres la qualité, les autres la quantité. De tous ceux donc qui n’indiquent pas une substance on ne dit pas qu’ils naissent absolument, mais qu’ils deviennent telle ou telle chose. Cependant, dans toutes les catégories de la même manière, on ne parle de génération que pour l’un des deux termes d’une opposition. Dans la catégorie de la substance il n’y a ainsi génération que lorsque c’est du feu qui naît, mais non quand c’est de la terre, dans la catégorie de la qualité il y a génération lorsqu’un être devient savant, mais non quand il devient ignorant.

Nous avons ainsi parlé de la distinction entre la génération absolue et la génération non absolue, d’une manière générale et dans les substances en particulier, et nous avons expliqué pourquoi la continuité ininterrompue de la génération a pour cause matérielle le sujet, parce qu’il peut se transformer dans les contraires et que, dans les substances, la génération d’une chose est toujours la destruction d’une autre, et réciproque ment. Mais la question pourquoi la génération est toujours accompagnée de destruction ne doit pas causer de difficultés. Car de même qu’on parle de destruction absolue quand un corps ou un être passe à l’imperceptibilité et au non-être, de même on dit qu’un corps ou un être naît en venant du non-être, quand il vient de l’imperceptible. Qu’il y ait un sujet ou qu’il n’y en ait pas, le corps ou l’être vient dans ce cas du non-être, et ainsi il vient à la fois, en naissant, du non-être, et il s’en va au non-être en se détruisant. Il est ainsi tout naturel que génération et destruction ne cessent jamais, du moment que la génération est destruction de non-être, et la destruction génération de non-être. Mais on pourrait éprouver des difficultés à répondre à la question si ce non-être absolu peut être un des termes d’un couple de contraires, si la terre et ce qui est lourd, par exemple, peut être le non-être, le feu et le léger formant l’être, ou si ceci n’est pas possible. Mais on peut dire aussi que la terre est l’être, le non-être étant la matière de la terre, et de même pour le feu. Mais pour chacun de ces éléments la matière est-elle donc autre? Et ne serait-il pas possible qu’ils viennent l’un de l’autre, au lieu de venir des contraires? Ces quatre éléments, le feu, la terre, l’eau et l’air, admettent en effet des contraires. Ou leur matière est-elle la même en un sens, autre cri un autre sens? Car l’être en tant que sujet reste le même, mais le mode d’existence ne le reste pas. Mais bornons à cela notre enquête sur ce sujet.

           

 

Chapitre IV: L’altération

Parlons maintenant des différences qu’il y a entre la génération et l’altération. Car à notre avis ces changements sont distincts l’un de l’autre. Du moment donc qu’il y a d’un côté la réalité du sujet, et d’un autre côté l’affection, qu’on attribue naturellement au sujet, et que des changements sont possibles pour l’un et l’autre, il y a altération quand, le sujet restant identique et perceptible, un corps ou un être change dans ses affections, que celles-ci soient contraires ou intermédiaires; ainsi le corps est tour à tour bien portant et malade tout en restant le même, et l’airain est tantôt rond, tantôt anguleux, tout en restant le même. Mais lorsque le corps ou l’être change tout entier sans qu’il en reste quelque chose de sensible qui en soit le sujet identique, comme cela arrive quand du sang se forme aux dépens de toute la semence, de l’air aux dépens de toute l’eau, de l’eau aux dépens de tout l’air, alors il y a dans ces phénomènes génération d’un élément et destruction de l’autre, et cela surtout quand la transformation se fait de l’imperceptible au perceptible, soit pour le toucher, soit pour tout autre sens, comme dans le cas de l’eau, quand elle vient de l’air ou quand elle se dissout en air; car l’air est un élément à peu près imperceptible. Mais si dans ces phénomènes il subsiste une affection identique pour les termes extrêmes de l’opposition, tant dans ce qui naît que dans ce qui disparaît, si, par exemple, dans la transformation de l’air en eau, ces deux éléments sont transparents ou froids, il faut se garder de voir dans l’une de ces deux propriétés une affection de l’élément qui est le résultat de cette transformation. Si non, il y a altération comme dans le cas où l’homme musicien a disparu et l’homme non-musicien est apparu, pendant que l’homme est resté le même. Or si la connaissance et l’ignorance de la musique n’était pas une affection de la personne de cet homme, il y aurait génération d’un homme non-musicien et destruction d’un homme musicien. Ce sont donc là des affections de l’homme que la génération et la destruction de l’homme musicien et de l’homme non-musicien.

Mais ce changement est une affection d’un sujet qui reste, et c’est pourquoi les phénomènes de ce genre sont appelés altération. Quand donc c’est dans la quantité que s’opère le changement d’un terme extrême à l’autre d’une opposition, il y a augmentation et diminution; quand c’est dans le lieu, il y a translation; quand c’est dans l’affection et dans la qualité, il y n altération; mais quand rien ne subsiste du sujet, dont l’un des contraires soit une affection ou, d’une manière générale, un accident, il y a d’une part génération, d’autre part destruction. Or c’est la matière qui est, avant tout et principalement, le sujet susceptible de génération et de destruction; mais d’une certaine manière elle est le sujet aussi pour les autres changements, parce que tous les sujets peuvent recevoir certaines oppositions. Arrêtons ici notre enquête sur la définition de la génération, sur la question si elle est ou n’est pas et comment elle est, et sur l’altération.

 

Chapitre V: L’augmentation et la diminution.

 

Il nous reste à parler de l’augmentation et à expliquer en quoi elle diffère de la génération et de l'altération et de quelle manière peuvent augmenter les corps qui augmentent, diminuer les corps qui diminuent. Il faut donc examiner d’abord si la différence entre ces phénomènes ne réside que dans le sujet auquel chacun d’eux se rapporte, en nous demandant par exemple si un changement qui se fait de tel être à tel autre, par exemple de la substance en puissance à la substance en acte, est une génération, si le changement s’opérant sur la grandeur est une augmentation, et si le changement dans l’affection est une altération. Les deux phénomènes dont nous avons parlé en dernier lieu sont des changements s’opérant sur des êtres qui passent de la puissance à l’acte, ou bien est-ce aussi le mode du changement qui diffère? Un corps, en effet, qui subit une altération ne paraît pas nécessairement devoir changer de lieu, ni un corps ou un être qui naît. Ce qui augmente, en revanche, et ce qui diminue, change de lieu, d’une autre manière cependant qu’un corps en mouvement. Un corps en mouvement, en effet, change de lieu dans son ensemble, alors qu’un corps qui augmente change de lieu à la manière d’un corps soumis à une traction; car pendant qu’il reste lui-même à la même place, ses parties changent de lieu, mais d’une autre manière que celles d’une sphère (sc. tournant autour d’un de ses dia mètres). Les parties d’une sphère, en effet, changent de lieu en décrivant les mêmes cercles pendant que la sphère, leur somme, reste dans le même lieu. Les parties, au contraire, d’un corps qui augmente envahissent de plus en plus de place, celles d’un corps qui diminue cèdent de plus en plus de place. Il est donc évident que le changement est différent, non seulement par l’objet sur lequel il s’opère mais aussi par la manière dont il s’opère, selon qu’il s’agit d’un corps qui naît, d’un corps qui s’altère ou d’un corps qui augmente. Quant à l’objet sur lequel s’opère le changement de l’augmentation et de la diminution — c’est à une grandeur que l’action d’augmenter et de diminuer semble s’appliquer —, comment faut-il s’imaginer son augmentation? Doit-on admettre que de ce qui est grandeur et corps en puissance, mais qui est en acte dépourvu de corps et de grandeur, puissent naître corps et grandeur? Et cette question même se complique de deux autres, concernant la manière dont l’augmentation peut avoir lieu. Vient-elle d’une matière séparée et subsistant en elle-même, ou d’une matière qui serait dans un autre corps, ou ces deux explications sont-elles impossibles? Si la matière, en effet, est séparée, ou bien elle n’occupera aucun lieu, comme un point, ou bien elle sera du vide et un corps imperceptible pour les sens

f)ans l’une de ces hypothèses, la matière ne peut pas exister; dans l’autre, elle existe nécessairement dans un lieu; car ce qui naît d’elle sera toujours quelque part, de façon qu’il en sera de même de ce corps lui-même, soit par lui-même, soit par accident. Mais si la matière est dans un corps, l’hypothèse qu’elle y est séparée de manière à ne faire partie de ce corps ni par elle-même ni par accident entraînera un grand nombre d’impossibilités. Je m’explique: si, par exemple, de l’air se forme à partir de l’eau, ce ne sera pas parce que l’eau se transforme, mais parce que la matière de l’air sera abritée dans l'eau comme dans un vase; car rien n’empêche qu’il existe un nombre infini de matières et que, par conséquent, elles puissent se produire en acte. A quoi il faut ajouter que ce n’est même pas de cette manière que l’air se forme à partir de l’eau, comme s’il sortait d’un corps qui resterait ce qu’il avait été. Il est donc préférable de supposer la matière inséparable dans tous les corps, comme étant une et la même au point de vue du nombre, bien que différente au point de vue de la raison. Mais on ne saurait assimiler non plus, et pour les mêmes raisons, la matière du corps à des points ou à des lignes. La matière est ce dont les lignes et les points sont les extrémités, et elle ne peut jamais exister ni sans affection ni sans forme.

Un corps ou un être naît donc absolument d’un autre corps ou d’un autre être, comme nous l’avons déjà expliqué ailleurs, et il naît par l’action d’un corps ou d’un être qui existe en acte, qu’il soit de même forme ou de même genre, comme le feu est produit par le feu ou l’homme par l’homme, ou par l’action d’une réalité actuelle; car le dur n’est pas produit par le dur. Mais du moment que la matière est la matière d’une substance corporelle, et même d’un corps particulier et déterminé, puisque le corps ne saurait être quelque chose de commun, elle est la même pour la grandeur et pour les affections de cette grandeur, et elle est séparable pour la pensée, mais non séparable dans l’espace, à moins d’admettre que les affections puissent être séparées.

Il ressort donc de cette discussion que l’augmentation n’est pas un changement s’opérant à partir d’une grandeur qui existe bien en puissance mais qui n’a aucune grandeur actuelle; car dans ce cas le substratum commun serait séparable, et que ceci est impossible, nous l’avons dit antérieure ment ailleurs. De plus, un changement de ce genre serait le propre non pas de l’augmentation, mais de la génération. L’augmentation est, en effet, le développement d’une grandeur déjà existante, comme la diminution en est l’amoindrissement. Il faut donc, pour cette raison, que ce qui croît ait une certaine grandeur, de façon que l’augmentation ne peut pas être le passage d’une matière dépourvue de grandeur à l’actualité de la grandeur, changement qui serait plutôt la génération d’un corps qu’une augmentation.

Il est donc préférable de reprendre cette question, comme si nous en étions au commencement de notre enquête, et de nous demander quelle est la nature de l’augmentation ou de la diminution et quelle en est la cause. Or dans un objet qui croit toutes les parties apparaissent en croissance, et de même dans la diminution toutes les parties de l’objet apparaissent en diminution. De plus, l’augmentation a visiblement lieu du fait que quelque chose se joint au corps qui croît, et la diminution du fait que quelque chose s’en sépare. L’augmentation se fait donc nécessairement au moyen de quelque chose d’incorporel ou au moyen d’un corps. Si elle se fait au moyen de l’incorporel, le substratum commun de la matière serait séparable. Or il est impossible qu’il existe une matière séparable de la grandeur, comme nous l’avons dit plus haut 1 Si l’augmentation se fait au moyen d’un corps, il y aurait deux corps dans un même lieu, celui qui croît et celui qui fait croître, et cela aussi est impossible. Mais on ne peut même pas dire que l’augmentation ou la diminution ont lieu à la manière du changement de grandeur lors de la transformation de l’eau en air, sous prétexte que dans ce cas la masse s’est agrandie, car il ne s’agit pas là d’une augmentation, mais de la génération de l’élément auquel aboutit la transformation, et de la destruction de l’élément contraire; il n’y a dans ce phénomène augmentation d’aucun des deux éléments, mais il y a accroissement ou bien de rien ou bien de ce qu’il y a de commun aux deux, à celui qui naît et à celui qui se détruit, et cela ne pourrait être qu’un corps; mais ce n’est ni l’eau qui a augmenté, ni l’air, mais l’eau a disparu, et l’air s’est produit; ce qui a augmenté, c’est ce corps commun, si corps il y a. Mais cela aussi est impossible. Car il faut conserver dans le raisonnement les phénomènes qui constituent l’augmentation ou la diminution d’un corps. Il y en a trois, dont le premier est le grandissement de toutes les parties, quelles qu’elles soient, dans une grandeur qui augmente, comme par exemple le grandissement des parties de la chair croissante; le second phénomène est l’arrivée, dans le corps, de quelque chose qui se joint à lui; le troisième phénomène est la conservation de l’identité du corps qui augmente et sa persistance; car dans la génération absolue ou dans la destruction d’un objet, cet objet ne persiste pas, tandis que dans l’altération ou dans l’accroissement ou dans la diminution, l’objet qui augmente ou s’altère persiste. Dans l’altération ce n’est que l’affection qui ne reste pas la même, dans l’augmentation et la diminution ce n’est que la grandeur. Si donc le phénomène indiqué (se. la transformation d’un élément en un autre, celle par exemple de l’eau en air) était une augmentation, un corps pourrait augmenter sans que rien vienne s’y joindre et sans que rien en subsiste, et il pourrait diminuer sans que rien s’en sépare et sans que rien subsiste du corps en augmentation. Mais il faut conserver ces phénomènes caractéristiques; car on a supposé que l’augmentation est faite de phénomènes de ce genre.

Une autre question qui risque de causer des difficultés est la suivante: qu’est-ce qui s’accroît dans l’augmentation? Est-ce le corps auquel quelque chose vient s’ajouter? Si la croissance fait par exemple augmenter la jambe, est-ce que celle-ci devient plus grande, alors que ce grâce à quoi elle augmente, c’est-à-dire la nourriture, n’augmente pas? Pour quelle raison donc les deux n’augmentent-ils pas à la fois? Car ce qui augmente et ce qui fait augmenter sont plus grands, comme cela arrive quand on mélange du vin et de l’eau; car alors il y a une plus grande quantité de chacun des deux liquides. Serait-ce que la substance de l’un subsiste, alors que celle de l’autre, comme dans le cas de la nourriture, disparaît, puisque là aussi c’est la composante dominante qui donne son nom au mélange, comme on dit qu’un mélange est du vin parce que dans sa totalité il produit l’effet du vin, et non celui de l’eau.

Il en est de même pour l’altération. Si la chair persiste en gardant sa substance de chair, et si elle subit une affection essentielle qui n’y avait pas été antérieurement, la chair a été altérée. Quant à la cause de l’altération, tantôt elle n’est affectée en rien, tantôt elle est à son tour affectée. Mais la cause de l’altération et le principe du mouvement sont dans l’objet qui augmente et dans l’objet qui s’altère. C’est en eux que se trouve le principe moteur. Il peut bien arriver, en effet, que ce qui entre dans un corps devienne de son côté plus grand, en même temps que le corps qui en profite pour sa croissance, dans le cas, par exemple, où ce qui y entre y devient de l’air. Mais en subissant cette affection, le corps entrant est détruit, et le principe moteur n’est donc pas en lui.

Après avoir suffisamment traité de ces questions, il faut maintenant essayer de trouver une solution aussi pour la difficulté qu’elles renferment, en conservant les principes suivants: dans l’augmentation le corps qui augmente persiste; un corps augmente du fait que quelque chose vient s’y ajouter, et il diminue du fait que quelque chose le quitte; dans l’augmentation et la diminution d’un corps, tout point perceptible du corps grandit ou diminue; il n’existe pas de corps vide (sc. de qualités); deux grandeurs ne peuvent se trouver à la fois dans le même lieu; un corps ne peut augmenter par quelque chose d’incorporel. Il faut essayer de trouver la cause de l’augmentation et de la diminution en faisant des distinctions: premièrement, les corps anoméomères augmentent par l’augmentation de leurs parties homéomères, chaque corps non-similaire dans sa totalité est en effet composé de parties similaires. En second lieu, les termes chair, os et tout autre terme désignant une partie de ce genre de corps ont un double sens, comme toute autre réalité matérielle ayant une forme; car dans la chair et dans l’os ce sont à la fois la matière et la forme qui portent ces noms. L’augmentation de toutes les parties d’un corps en croissance et l’adjonction de quelque chose au corps en augmentation sont possibles selon la forme, mais non d’après la matière. Car il faut penser qu’il en est de cette question comme si on mesurait de l’eau avec une mesure qui reste la même, alors que l’eau qui y passe est toujours autre. C’est de cette manière qu’augmente la matière de la chair; elle ne vient pas s’adjoindre à toutes les parties d’un corps, mais elle passe sans s’arrêter sous telle partie, et se joint à telle autre; dans la forme et dans le genre, en revanche, l’adjonction a lieu pour toutes les parties. Dans le cas des corps non-similaires, comme la main, ceci est particulièrement évident, parce que ces corps-là augmentent d’une manière proportionnelle; car la différence (sc. dans l’augmentation) entre la matière et la forme est plus évidente ici que dans le cas de la chair ou des corps à structure homogène. Aussi sur un mort on reconnaîtrait plutôt encore de la chair et des os qu’une main ou un bras. D’une manière, donc, toute partie de la chair augmente, mais, d’une autre manière, on ne peut dire que toute partie augmente. Selon la forme quelque chose est venu se joindre à toute partie du corps, mais non selon la matière. Le tout est cependant devenu plus grand du fait que quelque chose s’y est ajouté, qu’on appelle la nourriture et le contraire. Mais ce quelque chose s’y est ajouté en se transformant dans la même espèce (sc. à laquelle appartient le corps croissant), comme lorsque de l’humide s’adjoint au sec et, en s’y adjoignant, se transforme et devient lui- même sec. Il est en effet possible que le semblable augmente par le semblable, mais aussi qu’il augmente par le dissemblable.

Une autre question difficile est celle de savoir quelles doivent être les qualités de ce par quoi un corps ou un être augmente. Il est évident que ce qui produit l’augmentation doit être en puissance ce corps; si c’est, par exemple, de la chair qui augmente, ce doit être de la chair en puissance qui produit l’augmentation; mais en acte c’est autre chose, et cette autre chose est devenue de la chair en se détruisant. Elle n’est donc pas en soi ce qu’elle devient, sinon il y aurait génération, et non augmentation; mais le corps qui augmente croît par ce corps en puissance. Mais quelles sont donc les affections subies par ce corps en puissance, par le corps qui augmente? S’est-il mélangé, comme lorsqu’on verse de l’eau dans du vin, mais de manière que le vin puisse encore donner la qualité de vin au mélange? Ou les choses se passent-elles comme pour le feu en contact avec le combustible, et le principe d’accroissement se trouvant dans le corps en augmentation, qui est de la chair en acte, fait-il de la chair en acte de la chair en puissance qui s’approche de lui? Le corps qui fait augmenter doit donc exister simultanément avec le corps qui augmente. S’il avait, en effet, une existence séparée, il y aurait génération. On peut en effet faire ainsi du feu en plaçant du bois sur un feu qui existe déjà. Dans ce cas, il y a augmentation; mais quand le bois lui-même commence à brûler, il y a génération de feu. Mais l’universel ne devient pas quantité ici, pas plus qu’il ne saurait se produire un être vivant, qui ne serait ni un homme ni aucun animal particulier; mais il y a d’un côté l’universel, de l’autre la quantité. Il y a d’un côté la chair ou les os ou la main, et d’un autre côté la matière homéomère de ces organes. Il s’y ajoute une certaine quantité de matière sans que cette portion de matière soit une quantité de chair. Dans la mesure donc où cette portion de matière est en puissance à la fois une quantité et un corps, par exemple une quantité de chair, elle fait augmenter, parce qu’il faut qu’il se produise dans la croissance une quantité déterminée, et de la chair en une quantité déterminée. Mais si la matière qui accède au corps n’est que de la chair, elle ne fait que nourrir le corps, car c’est cela qui distingue la définition de la nourriture de celle de la croissance, et c’est pour cette raison qu’un être se nourrit tant qu’il dure et même pendant qu’il dépérit, alors que sa croissance ne dure pas toujours. La nutrition se confond avec la croissance, mais son être est différent. En tant que la matière qui s’ajoute à un être est une quantité de chair en puissance, elle peut produire la croissance de la chair, mais en tant qu’elle n’est que chair en puissance, elle n’est que nourriture. Cette forme sans matière est dans la matière, comme un conduit, une puissance engagée dans la matière. Mais s’il s’ajoute à un corps quelque matière qui est un conduit en puissance et qui a aussi la quantité en puissance, alors ces conduits seront plus grands. Mais si la forme immatérielle arrive à ne plus pouvoir opérer et que tout se passe comme lorsque de l’eau, mélangée au vin en des quantités de plus en plus grandes, finit par rendre le vin aqueux et le transformer en eau, alors elle amène la diminution de la quantité, tandis que la forme subsiste.

 

Chapitre VI: Le contact.

 

Puisque, en étudiant la matière et ce qu’on appelle les éléments, il faut dire d’abord s’ils sont ou ne sont pas, si chacun d’eux est éternel ou s’il entre dans l’existence de quelque manière, et, dans ce dernier cas, s’ils peuvent tous se produire les uns à partir des autres de la même manière ou si l’un d’eux est antérieur aux autres, il faut parler préalablement de questions qu’on ne traite jusqu’à présent que d’une manière peu précise. Tous ceux, en effet, qui admettent la génération pour les éléments et aussi ceux qui étudient la génération des corps composés d’éléments ont recours à la dissociation et à l’association, à l’action et à la passion. Or l’association est un mélange; mais ce que nous devons entendre par le mélange des corps n’a pas été défini exactement. Mais, d’autre part, l’altération n’est pas possible, ni la dissociation et l’association, sans qu’il y ait un agent et un patient; car les partisans de la pluralité des éléments font engendrer les phénomènes par l’action et la passion mutuelle; quant à ceux qui dérivent tout d’un élément unique, force leur est d’affirmer l’existence de l’action, et sous ce rapport Diogène avait raison de dire que si tous les éléments ne venaient pas d’un seul, leur action et leur passion mutuelle, comme par exemple le refroidisse ment du chaud et, réciproquement, le réchauffement du froid, ne serait pas possible; car ce n’est pas la chaleur et le froid qui se transforment mutuellement, mais de toute évidence c’est le substratum commun qui change; et Diogène en déduit que les corps dans lesquels il y a action et passion admettent nécessairement un substratum unique. Bien entendu, affirmer que tous les phénomènes sont tels, ce ne serait pas exact; mais l’observation de Diogène s’applique à tous les phénomènes réciproques. Mais s’il faut faire une enquête sur l’action, sur la passion et sur le mélange, il est nécessaire de l’étendre au contact des corps. Car des corps ne peuvent pas agir ni subir une action à proprement parler sans qu’ils soient capables de se toucher mutuellement, et s’ils ne se touchent pas d’abord de quelque manière, ils ne sauraient se mélanger. Il faut donc définir ces trois notions et définir en quoi consiste le contact, le mélange et l’action. Partons du principe que voici: il faut que tous les corps et tous les êtres réels qui admettent un mélange soient susceptibles d’un contact mutuel; et si l’un agit alors qu’un autre subit l’action, à proprement parler, pour ces deux aussi le contact doit être possible. C’est pour ces raisons qu’il faut parler d’abord du contact.

Or de même que presque tous les autres termes se disent avec plusieurs sens, les uns étant des homonymes, les autres des dérivés d’autres termes qui leur sont antérieurs, de même il règne une grande diversité dans les termes relatifs au contact. Néanmoins le contact au sens propre du terme ne s’applique qu’aux choses qui ont une position. Mais il n’y a une position que pour ce qui a aussi un lieu. Il convient en effet de définir à la manière des mathématiciens le contact et le lieu, soit que chacun d’eux, lieu et contact, soit séparé des choses, soit qu’on l’entende d’une autre manière. Si donc, comme nous l’avons démontré antérieurement, des corps sont dits se toucher quand ils ont leurs extrémités en commun, on peut dire que se touche mutuellement tout ce qui, ayant une grandeur et une position déterminée, a les extrémités en commun. Mais du moment que la position appartient à tout ce qui a aussi un lieu, et que la première différence du lieu est le haut et le bas et d’autres oppositions du même genre, tout ce qui se touche mutuellement doit avoir de la pesanteur ou de la légèreté, soit ces deux propriétés à la fois, soit l’une des deux. Or des réalités de ce genre sont susceptibles d’agir et de subir des actions. Il est ainsi évident que ces corps-là se touchent naturellement les uns les autres qui, étant des grandeurs séparées, ont leurs extrémités en commun et sont capables de se mouvoir mutuellement ou d’être mus l’un par l’autre.

Mais comme les moteurs ne meuvent pas de la même manière l’objet mû, mais que les uns ne peuvent mouvoir que s’ils sont eux-mêmes en mouvement, alors que les autres peuvent mouvoir tout en étant eux-mêmes immobiles, il est évident que nous devrons appliquer les mêmes distinctions à un corps qui agit; car on dit indifféremment que ce qui meut agit et que ce qui agit meut. Mais ici il y a des différences qu’il convient de bien distinguer. Il n’est en effet pas possible que tout ce qui meut agisse si on veut tenir compte de l’opposition entre l’agent et le patient. Or un corps est un patient dans le cas où le mouvement est pour lui une affection. Mais il n’y a affection que lorsque le corps est altéré, quand, par exemple, il devient blanc ou chaud. Cependant la notion de mouvoir a plus d’extension que celle d’agir. Il est donc évident qu’il y a des cas où les moteurs peuvent toucher les objets qu’ils meuvent, et d’autres cas où ce contact n’a pas lieu. Mais la définition du contact le plus général s’applique à des corps qui ont une position et dont l’un peut mouvoir, l’autre être mû, et on considère comme ayant le rapport mutuel du mû au mouvant des corps qui accusent le rapport de l’action à la passion. Dans la plupart des cas, l’objet qui touche, touche un objet qui le touche à son tour; car les corps en mouvement mettent en mouvement à peu près tout ce qui se trouve sur leur chemin, et dans tous ces cas apparaît la nécessité que le corps qui touche, touche un corps qui le touche à son tour; mais il y a des cas où nous disons parfois que le moteur touche l’objet mû, mais que le moteur qui touche ainsi ne touche pas un objet qui le touche à son tour. Du fait que des corps en mouvement mettent en mouvement des corps de même nature, on a l’impression que le contact est nécessairement réciproque. Mais si un moteur lui-même immobile met en mouvement un objet, nous sommes en présence d’un cas où le moteur touche ce qu’il meut, mais que rien ne le touche lui-même; nous disons en effet quelque fois qu’une personne qui nous afflige nous touche sans que nous la touchions nous-mêmes. C’est de cette manière que nous avons voulu expliquer le contact entre les objets naturels.

 

Chapitre VII: L ‘action et la passion.

 

Passons maintenant à l’explication de l’action et de la passion. Nous avons repu des penseurs antérieurs à nous des théories, sur cette question, opposées les unes aux autres. La plupart d’entre eux sont unanimes pour dire que le semblable ne peut subir aucune action de la part du semblable, parce que l’un n’a pas plus d’aptitude pour l’action ou la passion que l’autre et que tout existe d’une manière identique pour les semblables, mais que ce sont les corps dissemblables et différents qui exercent et subissent des actions réciproques. Lorsque, en effet, un feu plus faible est détruit par un feu plus fort, ces penseurs disent qu’il subit la destruction par suite de l’opposition, la grande quantité étant le contraire de la petite. Démocrite est le seul qui ait formulé une vue personnelle s’éloignant de celle des autres; il prétend en effet que c’est l’identique et le semblable qui sont l’agent et le patient; car il refuse d’ad mettre que les corps qui sont autres et différents entre eux puissent subir une action réciproque, mais il affirme que, si des corps, même différents entre eux, exercent les uns sur les autres une action réciproque, cela se produit non pas en tant que ces corps sont autres, mais en tant qu’ils sont identiques sous quelque rapport.

Telles sont donc les opinions qu’on a formulées à ce sujet; mais ceux qui soutiennent ces thèses peuvent sembler être en contradiction les uns avec les autres. La cause de leur désaccord c’est que dans une question où il fallait examiner la totalité du sujet, il se trouve que, de part et d’autre, ils ne parlent que d’une partie. Il y a en effet de bonnes raisons d’admettre que des corps semblables et n’accusant entre eux absolument aucune différence ne subissent aucune action de la part de leur semblable; pourquoi l’un des deux corps agirait-il plutôt 1 que l’autre? Si un corps pouvait être affecté par un corps semblable, il pourrait être affecté aussi par lui-même. Or, dans ces conditions, il n’y aurait plus rien qui fût indestructible ou immobile, si on admet que le semblable puisse agir en tant que semblable, puisque alors tout pourrait se mettre soi-même en mouvement. Mais il y a tout autant de raisons de dénier l’action réciproque à des corps qui sont tout à fait autres et qui n’ont rien d’identique. La blancheur ne saurait en effet être affectée d’aucune manière par une ligne, ni une ligne par la blancheur, si ce n’est par accident, dans le cas, par exemple, où la ligne serait par hasard blanche ou noire; car les choses ne peuvent pas modifier la nature l’une de l’autre à moins d’être contraires entre elles ou de venir de contraires.

Mais du moment que la passion et l’action ne sont pas la propriété naturelle de n’importe quel objet pris au hasard, mais de tous les objets qui sont contraires ou qui accusent une opposition, nécessairement l’agent et le patient doivent être semblables et identiques par le genre, mais dissemblables et contraires par l’espèce. Un corps subit en effet naturellement l’action d’un corps, une saveur l’action d’une saveur, une couleur l’action d’une couleur et, en général, une réalité d’un genre donné celle d’une réalité du même genre. La cause en est que les contraires sont tous dans le même genre et que les contraires agissent les uns sur les autres et subissent leurs actions réciproques. Il faut donc que d’une certaine manière l’agent et le patient soient des réalités identiques, et que, d’une autre manière, ils soient différents et dissemblables entre eux. Or puisque le patient et l’agent sont identiques et semblables par le genre et dis semblables par l’espèce et que les contraires s’opposent de cette manière, il est évident que les contraires et les intermédiaires exercent et subissent leurs actions réciproques. C’est en eux, en effet, que réside entièrement la génération et la destruction. Il est donc juste, pour cette raison, de dire que le feu réchauffe et que le froid refroidit et, d’une façon générale, que l’agent s’assimile ce sur quoi il agit, puisque l’agent et le patient sont des contraires et que la génération est un passage au contraire. Ce qui subit une action se change ainsi nécessairement en ce qui exerce cette action; car c’est de cette manière qu’il y aura une génération orientée vers le contraire. Ce que nous venons de dire justifie donc cet adage que tout en ne disant pas les mêmes choses deux hommes peuvent, chacun de son côté, toucher la nature d’un problème. Car tantôt nous disons que c’est le sujet qui subit une action, quand nous disons par exemple que tel homme guérit, qu’il s’échauffe, qu’il se refroidit et qu’il subit d’autres affections du même genre, et tantôt nous disons que c’est le froid qui devient chaud et que c’est la maladie qui devient santé; et les deux affirmations sont vraies.

Les mêmes considérations s’appliquent aussi à l’agent, puisque nous disons tantôt que c’est l’homme qui échauffe un objet, tantôt que c’est la chaleur; car tantôt c’est la matière qui subit l’action, tantôt c’est le contraire (sc. de l’agent) qui la subit. Ceux donc qui ont considéré le premier de ces deux aspects de la question ont cru que l’agent et le patient doivent avoir quelque chose d’identique, ceux qui ont considéré le second aspect ont prétendu le contraire. Mais il faut admettre que le raisonnement qui s’applique à l’action et à la passion est le même que celui qui nous explique ce que c’est que mouvoir et être mû. Car la notion de moteur s’entend elle aussi en deux sens; c’est d’abord ce en quoi se trouve le principe du mouvement qui semble être le moteur, puisque le principe est la première des causes; mais en second lieu le moteur est le dernier terme relatif à l’objet mû et à la génération. Même observation au sujet de l’agent; car nous disons indifféremment que c’est le médecin qui guérit et que c’est le vin. Quant au premier moteur, rien n’empêche que, dans un mouvement, il reste lui-même immobile; dans certains cas il est même nécessaire qu’il le soit; mais le dernier terme doit toujours être lui-même en mouvement pour mou voir. Dans l’action le premier terme n’est pas affecté, mais le dernier terme subit lui-même une action; car tout ce qui n’a pas la même matière agit en restant impassible; il en est ainsi de la médecine, puisque tout en faisant la santé elle ne subit aucune action de la part du corps qui est guéri par elle. Mais la nourriture, en faisant la santé, éprouve elle-même quelque affection; car ou elle est échauffée ou elle est refroidie ou elle subit telle autre affection pendant qu’elle agit. Dans cet exemple la médecine est comme le principe de l’action dont la nourriture est le dernier terme qui touche le corps. Toutes les choses actives, par conséquent, qui n’ont pas leur forme dans la matière, restent impassibles, tandis que toutes celles qui ont leur forme dans la matière peuvent subir une action. Car nous considérons pour ainsi dire la matière comme étant la même pour n’importe lequel des deux termes d’une opposition et comme étant leur genre; mais ce qui est capable d’être chaud doit nécessairement s’échauffer quand l’agent qui échauffe est présent et s’ap proche de lui, et c’est pour cette raison que, comme nous venons de le dire, parmi les agents les uns sont impassibles, alors que les autres peuvent subir une action, et qu’il en est pour les agents comme pour le mouvement. Là, en effet, le moteur primitif est immobile, et, parmi les agents, le premier acteur est impassible.

Or l’agent est cause comme origine du mouvement. La fin, au contraire, n’exerce pas d’action. Aussi la santé n’est-elle pas un agent, sauf si on veut l’appeler ainsi par métaphore. Car si l’agent existe, le patient devient quelque chose sous l’action de l’agent; mais quand ce sont les propriétés qui sont présentes, le sujet n’a plus besoin de devenir, mais il est déjà; les formes et les fins sont des propriétés des choses, mais la matière en tant que matière doit subir l’action. Le feu a ainsi la chaleur, qu’il fait, dans la matière, et si la chaleur était quelque chose de séparable de la matière, elle ne subirait aucune action. Mais il est peut-être impossible que la chaleur soit séparable; s’il y a, cependant, des choses séparées de cette manière, ce que nous venons de dire (se. de l’impassibilité des choses séparées) serait vrai pour celles-là.

Telles sont les considérations que nous proposons pour expliquer ce que sont l’action et la passion, à quelles choses elles appartiennent, par quel moyen et dans quelles conditions elles ont lieu.

 

Chapitre VIII: Nature et réciprocité de l'action et de la passion.

 

Disons néanmoins encore une fois comment l’action et la passion sont possibles. Les uns pensent que chaque corps subit l’action du fait que l’agent qui produit l'effet comme dernier terme et principalement pénètre dans ce corps par certains conduits, et ils prétendent que c’est de cette manière que nous voyons, que nous entendons et que nous avons toutes nos autres perceptions des sens. De plus, disent-ils, les objets sont vus à travers l’air, l’eau et les corps transparents, parce que ces matières ont des pores qui sont bien invisibles à cause de leur petitesse, mais serrés et disposés par rangées, et plus un corps est transparent, plus il a de pores. Telle est l’explication que certains penseurs, par exemple Empédocle, ont pro posée pour quelques phénomènes, dont non seulement l’action et la passion, mais aussi le mélange. Pour Empédocle le mélange peut ainsi avoir lieu entre tous les corps dont les pores ont réciproquement le même ordre de grandeur. Mais ce sont Leucippe et Démocrite qui ont procédé avec le plus de méthode, en expliquant tous les phénomènes au moyen d’un seul raisonnement et en adoptant le principe qui est donné par la nature.

 

L’éléatisme.

Quelques anciens avaient en effet pensé que l’être est nécessairement un et immobile; le vide est, selon eux, le non-être, et il ne peut pas y avoir de mouvement puisqu’il n’y a pas de vide séparé. Ils ajoutent qu’il ne peut pas y avoir, non plus, de pluralité du fait qu’il n’y a rien qui isole les choses les unes des autres.

Il n’y a aucune différence, disent-ils, de prétendre que l’uni vers n’est pas continu, mais que les corps particuliers en lesquels il est divisé se touchent, ou d’affirmer qu’il y a pluralité, absence d’unité, et vide, Si l’être est divisible partout, il n’y a pas d’unité pour quoi que ce soit, il n’y a, partant, pas davantage de pluralité, mais le tout est vide. Mais si l’univers est divisible en tel endroit et indivisible eu tel autre, cette structure n quelque chose d’artificiel; car jus qu’à quel point et pour quelle raison telle partie de l’univers est-elle ainsi, pleine, alors que telle autre partie est divisée? De la même manière, disent-ils, on est conduit à la nécessité de nier l’existence du mouvement. En partant de ces raisonnements, en passant le témoignage des sens et en le négligeant sous prétexte qu’il ne faut suivre que la raison, quelques penseurs enseignent que l’univers est un, immobile et illimité; car une limite, si elle existait, ne pourrait le limiter que contre le vide. Telles sont les causes pour lesquelles ces penseurs ont développé ces théories sur la vérité. Certes, d’après le raisonnement pur, il pourrait en être ainsi de l’univers; mais si on tient compte des faits, une pareille opinion ressemble à une folie; car il n’y a pas de dément qui ait perdu la raison à ce point que le feu et la glace lui semblent être une seule et même chose. Ce n’est que par un effet de démence que certains esprits ne trouvent aucune différence entre des objets réellement beaux et des objets qui ne paraissent beaux que par l’habitude.

 

Leucippe et l’atomisme.

Mais Leucippe croyait disposer de raisonnements qui, en s’accordant avec les données des sens, ne devaient supprimer ni la génération, ni la destruction, ni le mouvement et la pluralité des êtres. Mais ayant fait ces concessions aux phénomènes sensibles et accordé aux constructeurs de l’Un leur proposition selon laquelle il ne saurait y avoir de mouvement sans le vide, il dit que le vide est le non-être et qu’aucune partie de l’être est non-être. Car ce qui existe au sens propre du terme, l’être, est ce qui est entièrement compact.

Mais l’être ainsi entendu n’est pas, selon Leucippe, un, mais il en existe une infinité et chacune de ces unités est invisible à cause de l’exiguïté de son volume. Ces unités d’être se meuvent dans le vide, — Leucippe admet le vide —, et causent par leur association la génération, par leur dissociation la destruction. Elles exercent et subissent des actions au gré de leurs rencontres fortuites, et c’est là le moyen par lequel il évite que l’univers soit Un. En se combinant et en s’entrelaçant ces unités d’être engendrent les phénomènes. Du véritable Un, au contraire, ne saurait partir une pluralité, pas plus que la vraie pluralité ne saurait aboutir à l’Un; ces transformations étaient considérées comme impossibles par Leucippe. Mais comme Empédocle et quelques autres penseurs, qui prétendent que les corps subissent les actions, dont ils sont l’objet, au moyen des pores, Leucippe enseigne que toute altération et toute passion a lieu de cette manière, la dissociation et la destruction s’opérant au moyen du vide, de même que l’augmentation, des particules solides entrant dans les corps.

Empédocle avance en effet nécessairement a peu près les mêmes hypothèses que Leucippe. Il y a selon lui des particules solides et indivisibles, sinon les pores seraient partout continus. Mais ceci est impossible; car il n’y aurait alors rien de solide à côté des pores, et tout serait vide. Il faut donc que les particules qui se touchent, chez Empédocle, soient indivisibles et que les interstices qui les séparent soient vides, et ce sont ces interstices qu’il appelle les pores. Telle est aussi la manière dont Leucippe explique l’action et la passion.

Telles sont à peu près les théories qu’on a présentées sur la façon dont certains corps agissent, alors que certains autres subissent des actions. Ces théories et la manière dont elles sont développées sont claires, et les hypothèses auxquelles elles ont recours apparaissent à peu près d’accord avec la réalité. L’évidence est moins grande dans d’autres théories. On comprend mal, par exemple, comment Empédocle explique la génération, la destruction et l’altération. Pour les atomistes, en effet, les particules élémentaires des corps sont indivisibles et ne diffèrent entre elles que par la forme, et c’est de ces particules que les corps sont primitivement composés, et c’est en elles, comme terme ultime de la décomposition, qu’ils se dissolvent. Chez Empédocle, en revanche, il est bien évident qu’il poursuit jusqu’aux éléments l’analyse de la génération et de la destruction de tout autre phénomène; mais il n’est pas clair chez lui comment il explique pour les éléments eux-mêmes la réunion dans un corps de grandeur déterminée, et il ne lui est pas possible, non plus, de s’expliquer sur ce point, puisqu’il ne dit pas que pour le feu lui aussi il y a un élément, de même que pour les autres éléments, ê la manière dont Platon l’a décrit dans le Timée.

 

Différences entre l’atomisme de Platon et celui de Leucippe.

Tant s’en faut en effet que Platon explique les éléments de la même manière que Leucippe, que pour l’un les indivisibles sont des corps solides, alors que pour l’autre ils sont des surfaces planes, que l’un prétend que la totalité des corps solides indivisibles est définie par des formes dont le nombre est infini, et l’autre que ses corps solides (sc. élémentaires) admettent un nombre limité de formes, les deux s’accordant toutefois sur l’existence d’indivisibles et leur définition par des formes. D’après ce que nous venons de dire, il y a pour Leucippe deux manières d’expliquer la génération et la dissociation des corps, à savoir le vide et le contact, puisque c’est ainsi que chaque corps peut être isolé et divisé, alors que Platon n’a que la ressource du contact, puisqu’il nie l’existence du vide. Les surfaces planes indivisibles ont déjà fait l’objet d’une de nos études antérieures. Quant aux corps solides indivisibles, nous renonçons pour le moment à examiner plus amplement ce qu’il en est de cette théorie, sauf que, en nous permettant une petite digression, nous dirons qu’il est nécessaire de présenter chacun de ces indivisibles comme impossible, du moment qu’ils ne peuvent subir une action qu’à travers le vicie, et comme incapable de causer aucune affection car ils ne peuvent être ni froids ni durs. Il est cependant absurde d’assigner la chaleur uniquement à la figure sphérique; car alors la qualité contraire, le froid, appartiendrait nécessairement elle aussi à quelque autre figure. Il serait absurde aussi de prêter, d’un côté, ces deux qualités, la chaleur et le froid, aux corps indivisibles, et de leur dénier, d’un autre côté, la pesanteur et la légèreté, la dureté et la mollesse. Démocrite dit bien que chacun des corps indivisibles est d’autant plus lourd qu’il est grand il est donc évident qu’il devrait pouvoir être aussi plus chaud. Mais si les corps indivisibles ont ces qualités, il est impossible qu’ils ne soient pas affectés les uns par les autres, et que, par exemple, un corps indivisible faiblement chaud ne soit pas affecté par un corps d’une chaleur beaucoup plus forte. Mais si le dur subit une affection, il en est de même du mou; le corps mou est précisément défini par une certaine affection qu’il subit; le corps mou est en effet celui qui cède à la pression. Mais il est absurde aussi de ne laisser subsister dans les corps que la forme, et si on admet la forme, d’en limiter le nombre â une seule, soit, par exemple, le froid, soit la chaleur; car il ne saurait y avoir une seule nature pour ces deux qualités opposées. Mais, d’un autre côté, il est tout aussi impossible de prêter une pluralité de propriétés à un atome unique. Car étant indivisible, il subirait ses affections multiples dans son être indivis, de façon que s’il venait à accuser une affection, à se refroidir par exemple, par cela même il causerait ou subirait aussi quelque autre affection. Il en va de même pour les autres affections; car dans l’hypothèse des corps indivisibles comme dans celle des surfaces indivisibles, les conséquences sont les mêmes; les indivisibles ne sauraient en effet devenir ni plus rares ni plus denses puisqu’il n’y a pas de vide dans les indivisibles.

Il est absurde aussi d’admettre l’existence d’indivisibles de petite taille, et de nier l’existence d’indivisibles de grande taille. On comprend, il est vrai, que des corps de plus grande taille sont broyés plus aisément que des corps petits du moment qu’ils se dissolvent facilement comme les corps grands; ils se heurtent en effet à beaucoup de corps. Mais pourquoi l’indivisibilité, en général, appartiendrait-elle aux petits corps plutôt qu’aux grands?

Autre difficulté. Tous ces corps solides ont-ils la même nature, ou diffèrent-ils les uns des autres, les uns étant par exemple de feu, les autres de terre selon leur masse? S’ils ont tous la même nature, quelle est la cause qui les sépare? Ou pourquoi, en se touchant, ne se réunissent-ils pas, comme de l’eau au contact avec de l’eau? Il n’y a en effet aucune différence entre l’eau qui vient s’ajouter et celle qui était d’abord là. Mais si les indivisibles sont différents entre eux, comment sont-ils différenciés? Il est évident qu’il faut ad mettre comme principes et causes des phénomènes ces différences de qualité, plutôt que les formes des indivisibles. Si ces différences dans leur nature s’ajoutent (aux autres déterminations), alors seulement les indivisibles peuvent exercer et subir des affections en se touchant mutuellement.

Une autre difficulté est celle de savoir quel est le moteur qui met en mouvement les indivisibles. Si ce moteur est différent d’eux, l’indivisible est passif. Si chaque indivisible se meut lui-même, ou bien il sera divisible, étant d’un côté moteur et d’un autre côté mobile, ou bien les contraires existeront simultanément dans la même unité, et la matière sera ainsi une non seulement par le nombre, mais aussi en puissance.

Critique de la théorie des pores de l’école d’Empédocle.

 

On a prétendu que les affections subies par les corps se produisent par le mouvement de particules à travers les pores. Mais si on admet que ce mouvement a lieu même si les pores sont remplis, l’hypothèse des pores est inutile, puisque, si un corps dans sa totalité subit une affection dans ces conditions, il subirait la même affection s’il n’avait pas de pores et s’il était continu.

Comment, de plus, la vision à travers un milieu pourrait- elle s’opérer de la manière dont ils l’expliquent? Car la vision ne peut traverser les corps transparents ni au moyen du contact (des particules indivisibles frappées successivement), ni à travers les pores, si ces pores sont tous remplis. Quelle différence y a-t-il en effet entre un corps qui a des pores et un corps qui n’en a pas, puisque tout y est également rempli? Mais même si on suppose que ces corps transparents contiennent des interstices vides, avec les particules qu’ils contiennent nécessairement, on arrivera à la même impossibilité. Mais si on suppose que les interstices vides sont de dimensions si exigu qu’ils ne puissent recevoir aucun corps, il est ridicule d’admettre l’existence d’un vide de petites dimensions, mais de nier l’existence d’un vide de grandes dimensions, quelles qu’elles soient, et de croire que le vide signifie autre chose que la place d’un corps, eu ce sens, évidemment, que le vide soit égal en volume à chaque corps.

D’une façon générale, l’hypothèse des pores est superflue; car si un corps n’agit pas sur un autre par le contact, il n’agira pas davantage sur lui en passant à travers ses pores; et si l’action se fait par le contact, même sans pores les corps disposés réciproquement de cette manière subiront ou exerceront leurs actions réciproques.

Il ressort donc de ce qui précède que présenter les pores comme certains penseurs l’ont fait dans leurs hypothèses, c’est ou bien une erreur ou une supposition vaine. Les corps étant divisibles partout, il est ridicule d’imaginer des pores; par cela même qu’ils sont divisibles, les corps peuvent être séparés.

 

Chapitre IX: L’action et la passion expliquées par Aristote.

La manière dont les êtres peuvent produire et exercer et subir des actions nous allons 1'expliquer en partant du principe que nous avons souvent énoncé. Si, en effet, une chose a une certaine propriété, tantôt en puissance, tantôt en acte, elle subit naturellement les actions non pas de manière qu’elle en soit atteinte dans telle de ses parties sans en être atteinte dans telle autre, mais elle est affectée dans sa totalité dans la mesure où elle a cette propriété, et elle est affectée plus ou moins selon que cette propriété y est plus ou moins présente. Dans ce sens on pourrait plus facilement parler de pores, qui s’étendraient à travers les corps à la manière des veines continues de la matière susceptible d’affection qui s’étendent à travers les mines.

Tant donc que chaque chose est cohérente et une, elle est impassible. Sont impassibles de la même manière aussi les choses qui ne se touchent pas entre elles et qui n’en touchent pas d’autres qui peuvent, par leur nature, exercer et subir des actions. Ce n’est pas seulement au contact que le feu, par exemple, échauffe, mais aussi à distance; car le feu échauffe l’air, et l’air échauffe le corps, du fait que l’air peut, par sa nature, à la fois exercer et subir des actions.

Mais quand on pense qu’une chose peut être affectée dans telle de ses parties sans pouvoir être affectée dans telle autre, il faut faire précéder ses affirmations d’une définition. Car si la grandeur n’est pas divisible en tout point, mais qu’il y ait en elle soit des corps soit des surfaces indivisibles, elle ne pourrait pas être susceptible d’affection dans toute son étendue; mais il n’y aurait alors non plus de grandeur continue. Mais si cette théorie est fausse, et que tout corps est divisible, cela ne fait pas de différence de dire que le corps est effectivement divisé et que ses parties se touchent, ou de dire qu’il est divisible; car s’il peut être dissocié selon les lignes ou les surfaces de contact, comme certains le prétendent, même si un corps n’est pas encore divisé, il le sera. Il est en effet susceptible de division, et quand la division se fait, il ne se produit rien d’impossible.

D’une manière générale, il est absurde de soutenir que la production a lieu de cette manière, par la scission des corps. Cette explication supprime en effet l’altération, alors que nous voyons que le même corps, tout ers gardant sa continuité, est tantôt liquide, tantôt solide, et qu’il subit ces affections ni par la division et par la composition, ni par l’orientation et la disposition de ses parties, comme le dit Démocrite; car ce n’est pas en changeant d’orientation ni de disposition dans sa structure qu’un corps devient solide de liquide qu’il était. On ne saurait admettre, non plus, que des particules dures et solides, indivisibles dans leur masse, existent d’avance dans les corps; mais le corps tout entier est liquide d’une façon homogène, mais il y a des moments où il devient dur et se solidifie.

L’hypothèse atomiste ne peut expliquer, enfin, ni l’augmentation, ni le dépérissement des corps et des êtres. Aucun corps, en effet, quel qu’il soit, ne pourra devenir plus grand s’il n’y a qu’une simple addition, sans qu’il se transforme dans sa totalité, soit par suite de son mélange avec un autre corps, soit par suite d’une transformation qui s’opère en lui-même.

Notre enquête sur le pouvoir des corps de produire et d’agir et sur leur génération réciproque et leur aptitude à subir des actions mutuelles, sur la manière dont ces phénomènes sont possibles et sur celle dont ils sont présentés comme possibles par certains sans l’être réellement, doit s’arrêter ici.

 

Chapitre X: La mixtion.

 

Il nous reste à étudier le mélange des choses en appliquant la même méthode; car c’est là le troisième des problèmes que nous nous étions posés au commencement de cette recherche k Il faut donc examiner ce qu’est le mélange, ce que sont les matières susceptibles d’être mélangées, quels sont les corps et les êtres sujets au mélange, et comment ce phénomène se produit. Il faut même nous demander si le mélange existe réellement ou s’il s’agit d’une erreur; car d’après certains penseurs il est impossible qu’une chose se mélange à une autre qui lui est étrangère. Si, disent-ils, les choses qui ont été mélangées subsistent encore sans être altérées, elles ne sont en effet pas plus mélangées maintenant qu’elles ne l’avaient été avant, mais elles sont restées ce qu’elles avaient été. Si l’une des deux composantes a été détruite, elles ne sont pas mélangées, mais l’une existe et l’autre n’existe plus, alors que le mélange ne peut avoir lieu qu’entre des choses qui restent ce qu’elles sont. Le même raisonnement, ajoutent- ils, s’applique au cas où chacune des deux composantes d’un mélange est détruite au moment de la réunion, puisque des choses qui n’existent pas du tout ne peuvent pas être mélangées. Notre investigation cherche donc, comme on le voit, à déterminer la différence, d’une part entre le mélange et la génération et la destruction, d’autre part entre les choses qui sont sujettes au mélange et celles qui sont sujettes à la génération et à la destruction; car il est évident que ces différences doivent exister, s’il y a réellement un mélange. Ces questions une fois éclaircies, celles que nous nous étions posées pourront être résolues.

Mais nous ne disons pas, non plus, que la matière brûlée s’est mélangée au feu, ni qu’elle s’y mélange pendant qu’elle brûle; elle ne se mélange ni à ses propres parties ni au feu, mais le feu est produit, et la matière est détruite. De la même manière ce n’est pas en se mélangeant au corps que la nourriture façonne la masse du corps, et ce n’est pas en se mélangeant à la cire que la forme façonne la cire. Ni le corps et la blancheur ni, en général, les qualités et les affections ne peuvent se mélanger aux choses; car on voit qu’elles subsistent. Il est impossible aussi que la blancheur et la science entrent dans un mélange, et sont exclues du mélange aussi toutes les autres qualités et propriétés qui ne sont pas séparables. Aussi commettent-ils une erreur ceux qui soutiennent que tout a été confondu jadis et que tout a été mélangé; car tout ne peut pas être mélangé à tout, mais il faut que chacune des composantes d’un mélange subsiste de manière à pouvoir en être séparée; mais des qualités aucune ne peut être séparée de son support. Mais du moment que parmi les choses et les êtres les uns existent en puissance et les autres en acte, il s’ensuit que les choses qui se sont mélangées peuvent en un sens exister encore et, en un autre sens, avoir cessé d’exister. En acte, d’une part, le produit qui résulte du mélange est bien différent des composantes, mais en puissance chacune des composantes subsiste encore dans son intégrité et telle qu’elle avait été avant d’entrer dans le mélange. C’est là, en effet, la solution du problème qu’avait soulevé, plus haut, notre enquête. Les mélanges nous apparaissent donc comme formés par la réunion de choses qui étaient antérieurement séparées et qui peuvent de nouveau être séparées. Les choses mélangées ne subsistent donc pas en acte en restant séparées, comme subsistent le corps et sa blancheur, et elles ne sont pas non plus anéanties, ni l’une des deux composantes d’un mélange, ni les deux à la fois, puisque leur puissance se conserve toujours.

Laissons donc cette question de côté et passons à l’examen de la difficulté suivante, qui est de savoir si le mélange est quelque chose qui soit perceptible par les sens. En effet, si un mélange de deux ou de plusieurs corps est divisé en parties si petites et qu’elles soient placées si près les unes des autres que chacune d’entre elles ne soit plus perceptible individuellement, y a-t-il alors mélange ou n’y en a-t-il pas? N’est-il pas possible qu’une particule quelconque d’une des composantes du mélange soit placée à côté d’une particule quelconque de l’autre composante? C’est là le sens du terme mélange, quand on dit par exemple que de l’orge a été mélangé à du froment, quand chaque grain de l’un a trouvé sa place à côté d’un grain de l’autre. Mais si tout corps est divisible, une particule quelconque de l’une des composantes devrait avoisiner une particule quelconque de l’autre composante, même si le corps qui résulte du mélange est tel que toutes ses parties ont les mêmes propriétés que le tout. Or puis qu’il n’est pas possible d’arrêter la division à des particules qui soient les plus petites, il est évident que la composition n’est pas la même chose que le mélange, mais autre chose, et qu’on ne peut pas dire que des corps sont mélangés quand ils se conservent tels quels en petites particules. Car il y a dans ce cas composition et non pas mélange ni mixtion, et la partie n’a pas la même définition que le tout. Nous dirons, au contraire, que pour qu’il y ait mélange, il faut que les parties du corps obtenu par le mélange aient les mêmes propriétés que le tout, et que, de même qu’une partie de l’eau est de l’eau, une partie du mélange doit être du mélange. Mais si le prétendu mélange est en réalité une composition par juxtaposition de petites particules, aucun de ces phénomènes ne se produira, mais les corps réunis n’apparaîtront mélangés qu’à l’échelle de la perception, et encore la même chose paraîtra-t-elle mélangée à tel observateur qui n’aura pas la vue perçante, tandis qu’il n’y aura pas de mélange ni pour Lyncée, ni pour la division, qui est telle qu’elle fera apparaître, juxtaposées l’une à côté de l’autre, les particules des composantes, alors qu’il est inadmissible que la division s’arrête ainsi. Ou bien, par conséquent, le mélange n’est pas possible, ou bien il faut reprendre le problème pour expliquer comment ce phénomène peut avoir lieu.

Or, comme nous l’avons dit, parmi les choses les unes sont actives, les autres sont passives sous l’action de celles-ci. Les unes exercent une action réciproque, à savoir toutes celles dont la matière est la même; elles agissent les unes sur les autres et subissent leurs actions réciproques. D’autres agissent en restant impassibles, à savoir toutes celles dont la matière n’est pas la même. Pour ces dernières, le mélange n’est pas possible. Ainsi ce n’est pas en se mélangeant aux corps que la médecine y produit la santé, et la santé elle-même ne se mélange pas aux corps. De plus, parmi les choses qui exercent et subissent réciproquement des actions, celles qui se divisent facilement produisent, ajoutées en grand nombre à un petit nombre d’autres choses et en grande quantité à de petites quantités, non pas un mélange, mais une augmentation de la matière qui domine. Car dans ce cas l’une des deux choses réunies se transforme en la matière dominante; une goutte de vin, par exemple, ne se mélange pas à une quantité d’eau de dix mille conges; l’espèce du vin est en effet dissoute et change en s’intégrant dans la masse totale de l’eau. Mais quand les composantes ont à peu près le même pouvoir d’agir les unes sur les autres, chacune perd de sa nature et s’approche, en changeant, de la matière dominante. Le mélange ne devient cependant pas identique à l’une des deux composantes, mais il devient quelque chose d’intermédiaire et de commun.

Il est donc évident que sont susceptibles d’entrer dans un mélange toutes les matières dont l’action accuse une certaine opposition réciproque. Car ce sont ces matières qui subissent des actions réciproques. De petites quantités jointes à de petites quantités se mélangent davantage; car elles se pénètrent plus facilement et plus vite les unes les autres, alors que les grandes quantités ne produisent qu’à la longue cet effet réciproque. C’est là la raison pour laquelle parmi les corps divisibles et susceptibles de subir des actions ceux qui se délimitent aisément peuvent se mélanger; ces corps se divisent en effet facilement en petites particules, et c’est précisément ce que nous entendons par se délimiter aisément. De tous les corps ce sont ainsi les liquides qui peuvent se mélanger avec la plus grande facilité; car le liquide est de tous les corps divisibles celui qui se délimite le plus facilement, à condition qu’il ne soit pas visqueux. Les liquides visqueux ne font en effet qu’augmenter et agrandir la masse totale. Mais si l’une seulement des deux composantes d’un mélange est passive ou qu’elle l’est à un haut degré, alors que l’autre ne l’est que très faiblement, le mélange qui en résulte ou bien n’est pas plus susceptible de subir des actions (se. que chacune des deux composantes), ou il l’est même très peu. C’est ce qui arrive pour le mélange de l’étain et du cuivre. Certains corps sont en effet hésitants les uns à l’égard des autres et se montrent indécis; on a l’impression que ces corps n’entrent que lentement dans un mélange, et l’un apparaît comme un simple réceptacle, l’autre comme la forme. C’est ce qui arrive précisément pour ces deux métaux; car l’étain est comme une affection sans matière du cuivre; il disparaît presque entièrement et s’évanouit dans le mélange dans lequel il laisse comme seule trace une certaine couleur. Le même phénomène se produit aussi pour d’autres corps.

Ce que nous venons de dire nous montre donc la possibilité, la nature et les causes du mélange, et nous voyons maintenant quels sont les corps et les êtres qui peuvent être mélangés; ce sont les quelques corps qui sont susceptibles de subir leurs actions réciproques, et faciles à délimiter et à diviser. Nécessairement ces matières ne sont pas détruites dans le mélange, et elles ne restent pas les mêmes, simplement, et leur mélange n’est pas une juxtaposition de particules ni un phénomène n’ayant lieu qu’au niveau de la perception sensible. Mais sont susceptibles d’entrer dans des mélanges les corps qui sont faciles à délimiter et capables de subir et d’exercer des actions, et qui accusent des affinités avec des corps ayant les mêmes propriétés, puisque le mélange s’opère entre des corps disposés au mélange réciproque. Le mélange est donc l’union, avec altération, des corps mélangés.

 

 

LIVRE II

 

Chapitre I: Les éléments.

 

Nous avons parlé du mélange du contact, de I action et de la passion et de la manière dont ces phénomènes ont lieu dans les choses qui subissent des changements naturels. Nous avons traité, de plus, de la génération et de la destruction absolues, des corps et des êtres qui y sont sujets, de la manière dont elles ont lieu et de leur cause. Nous avons joint à l’étude de ces phénomènes celle de l’altération, en examinant la nature de l’altération et les différences qui séparent ce phénomène des autres phénomènes étudiés. Il nous reste à faire une enquête sur ce qu’on appelle les éléments des corps; car la génération et la destruction ne peuvent avoir lieu, pour toutes les substances formées par la nature, sans les corps qui sont perceptibles aux sens.

 

Unité et pluralité des éléments.

 

De ces corps perceptibles les uns prétendent qu il n y a qu une seule matière sous-jacente, en supposant par exemple que c’est l’air ou le feu ou quelque élément intermédiaire entre ces deux et en prêtant à leur élément unique une nature corporelle et séparable. D’autres soutiennent qu’il y a plus d’un seul élément en admettant la coexistence, les uns du feu et de la terre, d’autres de ces deux éléments et de l’air comme troisième, d’autres encore des éléments terre feu et air et de l’eau comme quatrième élément, tel Empédocle. C’est par l’association et la dissociation ou par l’altération de ces éléments que sont causées, dans ces systèmes, la génération et la destruction des phénomènes.

Or nous conviendrons volontiers qu’il est juste de qualifier d’éléments les matières primordiales et de faire naître la génération et la destruction de leurs changements, opérés soit par association et dissociation, soit par une autre transformation. Mais ceux qui n’admettent qu’une seule matière, à l’exclusion des éléments que nous avons nommés, et lui prêtent une nature corporelle et séparable, commettent une erreur; car il est impossible que ce corps puisse exister sans opposition perceptible par les sens et il faut que cet élément indifférencié, que certains présentent comme principe, soit léger ou lourd, froid ou chaud.

 

Critique de la théorie des éléments de Platon.

 

Mais la manière dont le Timée traite de ce problème n’a aucune exactitude car il ne précise pas si le réceptacle de toutes choses, dont il parle, est séparé des éléments, et il ne fait appel à ce réceptacle pour aucun des éléments, tout en affirmant, cependant, qu’il est le sujet antérieur à ce qu’on appelle les éléments, comme l’or est antérieur aux ouvrages d’or. Cependant même cette dernière comparaison, formulée de cette façon, n’est pas exacte; elle s’applique bien au phénomène de l’altération, mais pour l’explication des phénomènes de génération et de destruction il est impossible d’avoir recours à la matière dans laquelle ils se produisent. Il dit cependant qu’on s’approche de loin le plus de la vérité en affirmant que chaque ouvrage d’or est de l’or. Mais bien que les éléments soient des corps solides, il en pousse l’analyse jusqu’à les réduire à des surfaces. Or il est impossible que les figures planes du Timée soient la nourrice et la matière primordiale des choses. Nous, au contraire, nous affirmons bien l’existence d’une certaine matière des corps perceptibles par les sens; mais pour nous, cette matière n’est pas séparable, mais toujours accompagnée d’oppositions, et c’est de ces oppositions que naissent ce qu’on appelle les éléments.

Nous avons traité de la question des éléments ailleurs avec plus d’exactitude. Néanmoins, puisque les corps primitifs peuvent, aussi de cette manière, venir de la matière, il faut examiner aussi ces corps, en partant de l’hypothèse que le premier principe des choses est bien la matière, mais qu’elle est inséparable et qu’elle est le sujet des contraires. Car le chaud n’est pas la matière du froid, ni le froid la matière du chaud, mais la matière est le sujet pour ces deux opposés. Par conséquent c’est d’abord le corps perceptible en puissance aux sens qui est principe, ensuite ce sont les contraires, tels que la chaleur et le froid, en troisième lieu, enfin, ce sont le feu et l’eau et d’autres éléments. Ces éléments se transforment, en effet, les uns dans les autres, et ils ne se comportent pas de la manière dont le prétendent Empédocle 1 et d’autres dont les théories excluraient la possibilité de l’altération; les oppositions, en revanche, ne se transforment pas les unes dans les autres. Mais même ainsi la question reste entière de savoir quelles espèces d’opposition et combien d’oppositions sont à compter parmi les principes des corps. Car les autres penseurs en admettent l’existence et y ont recours, sans indiquer, cependant, les raisons pour lesquelles leur système comporte précisément les oppositions et le nombre d’oppositions qu’ils indiquent.

Chapitre II: Les oppositions.

 

Puisque donc nous cherchons les principes du corps perceptible aux sens, c’est-à-dire du corps sensible au toucher, et qu’un tel corps est celui qui relève de la sensibilité tactile, il est évident que toutes les oppositions ne fournissent pas les genres et les principes du corps, mais que ce sont seulement les oppositions se rapportant au sens du toucher. Car c’est bien d’après les oppositions que les espèces et les principes diffèrent, mais d’après les oppositions d’ordre tactile. Aussi ni la blancheur et la noirceur, ni la douceur et l’amertume, ni aucune autre opposition sensible ne constitue un élément. Cependant, la vue est un sens supérieur 2 au toucher, et par conséquent l’objet de la vue est lui aussi supérieur. Mais la vue n’est pas une affection produite par un corps tangible en tant que tangible; elle se rapporte à une autre chose, qui est peut-être antérieure par sa nature. II convient donc de distinguer d’abord pour les corps tangibles eux-mêmes quelles sont les différences et les oppositions primitives qu’ils accusent. Les oppositions dans le toucher sont les suivantes: 1e chaud et le froid, le sec et l’humide, le lourd et le léger, le dur et le mou, le visqueux et le friable, le rugueux et le lisse, l’épais et le fin. Parmi ces contraires, le lourd et le léger ne sont ni actifs ni passifs. Car ce n’est pas parce qu’ils agissent sur autre chose ou qu’ils subissent des actions exercées par autre chose qu’on leur donne leur nom. Mais il faut que les éléments exercent et subissent des actions réciproques, du moment qu’ils se mélangent entre eux et se transforment les uns dans les autres. Le chaud et le froid, l’humide et le sec, en revanche, se définissent, les uns par les actions qu’ils exercent, les autres par celles qu’ils subissent. Est chaud, en effet, ce qui réunit les matières accusant les mêmes propriétés; car l’effet de dissociation qu’on attribue au feu est en réalité une association des substances de même espèce, puisque le feu élimine les substances étrangères. Le froid, au contraire, est ce qui réunit et associe d’un côté les choses de même espèce, d’un autre côté les choses d’une espèce étrangère. L’humide est ce qui n’a pas de limite propre, mais reçoit facilement les limites qu’on lui impose, alors que le sec a des limites naturelles bien tracées, mais n’accepte que difficilement d’autres limites. Le fin et l’épais, le visqueux et le friable, le dur et le mou et les autres oppositions dérivent de ces premiers contraires. Puisque, en effet, l’humide tient sa faculté de remplir l’espace de l’absence de limites propres, de la facilité avec laquelle il reçoit des limites imposées et épouse les formes des objets qui le touchent, et que, d’autre part, le fin peut remplir l’espace du fait qu’il admet des parties fines et que tout ce qui est composé de petites parti cules remplit facilement l’espace en vertu du contact de tout avec tout qui se produit surtout dans les matières fines, il est évident que le fin relève de l’humide, tandis que l’épais relève du sec. De plus, le visqueux relève de l’humide, puisque le visqueux est une sorte de liquide ayant subi une certaine action, comme par exemple l’huile. Mais le friable relève du sec, puisqu’il est ce qui est complètement sec, au point que sa rigidité peut être considérée comme un effet du manque d’humidité. Le mou lui aussi se rattache à l’humide, parce que le mou est ce qui cède en se repliant sur soi sans changer de place, ce que fait précisément l’humide. Aussi l’humide n’est-il pas mou, mais le mou relève de l’humide. Le dur, au contraire, relève du sec; car le dur est ce qui s’est solidifié, et ce qui est solidifié est sec. Mais le sens des termes sec et humide est multiple. Au sec s’opposent en effet à la fois l’humide et le mouillé, et, de même, à l’humide s’opposent à la fois le sec et le solide. Mais toutes ces propriétés du sec et de l’humide rentrent dans les définitions primitives de ces contraires. Du moment, en effet, que le sec est opposé au mouillé, et que le mouillé est ce qui a à sa surface une humidité étrangère, alors que l’imprégné l’a jusque dans sa profondeur, du moment, d’autre part, que le sec est ce qui est privé de cette humidité, il est évident que le mouillé relève de l’humide et que le sec qui y est opposé relève du sec primitif. Il en est de même de l’humide et du solide; car l’humide est ce qui a une humidité propre, l’imprégné est ce qui a une humidité étrangère dans sa profondeur, le solide est ce qui est privé d’humidité, de façon que de ces deux opposés, à leur tour, l’un relève du sec, l’autre de l’humide. Il est donc évident que toutes les autres différences peuvent être ramenées aux quatre premières qui, elles, cependant, ne peuvent pas être réduites à un plus petit nombre; car le chaud n’est pas la même chose que l’humide ou le sec, ni l’humide la même chose que le chaud ou le froid, pas plus que le froid et le sec ne sont subordonnés ni entre eux ni au chaud et à l’humide. Il n’y a donc nécessairement que ces quatre différences premières.

 

Chapitre III Les éléments et les qualités élémentaires.

Comme il y a quatre éléments, et que les combinaisons possibles entre quatre termes sont au nombre de six; comme, cependant, les contraires ne peuvent pas être combinés entre eux, le chaud et le froid, le sec et l’humide ne pouvant pas se confondre en une même chose, il est évident qu’il n’y aura que quatre combinaisons d’éléments, à savoir celles du chaud et du sec, du chaud et de l’humide, du froid et de l’humide, du froid et du sec. Ceci est une conséquence logique de l’existence des corps qui apparaissent simples, le feu, l’air, Veau et la terre. Le feu est en effet chaud et sec, l’air est chaud et humide, étant une sorte de vapeur; l’eau est froide et humide, la terre est froide et sèche. La répartition, entre les corps premiers, de ces différences se comprend donc très bien, et leur nombre est en rapport avec celui des éléments. Tous ceux, en effet, qui admettent les corps simples comme éléments, admettent les uns un élément, d’autres deux, d’autres trois, d’autres encore quatre éléments. Ceux qui admettent un seul élément, quitte à faire naître les autres de la condensation et de la raréfaction de cet élément, admettent au fond deux principes qui sont les agents, alors que l’élément unique ne fait que subir leur action en tant que matière.

 

Parménide, Platon, Empédocle.

Ceux qui admettent d’emblée deux éléments, comme Parménide pour qui ce sont le feu et la terre, font des éléments intermédiaires, comme l’air et l’eau, des mélanges de ceux-ci. Il en est de même de ceux qui reconnaissent trois éléments, comme le fait Platon dans ses divisions; il fait en effet un mélange de l’élément moyen D’ailleurs les partisans des systèmes à deux éléments et ceux des systèmes à trois éléments affirment presque la même chose, sauf que les uns divisent l’élément moyen en deux, alors que les autres lui conservent son unité. Quelques penseurs, comme Empédocle, admettent d’emblée quatre éléments. Mais même lui les réduit à deux, puisqu’il oppose au feu tous les autres éléments Chez Empédocle, ni le feu, ni l’air, ni aucun des autres corps mentionnés n’est simple, mais ce sont des mélanges. Les corps simples ont les mêmes propriétés (se. que le feu, l’air, etc.), sans être identiques à ces corps mixtes; un corps, par exemple, qui est semblable au feu, est de l’espèce du feu, sans être du feu; un corps semblable à l’air est de l’espèce de l’air, et il en est de même des autres corps. Le feu est un excès de la chaleur, de même que la glace est un excès du froid. La congélation et l’ébullition sont en effet des excès d’une certaine nature, l’une de froid, et l’autre de chaleur. Si donc la glace est une congélation d’humidité froide, le feu de son côté sera une ébullition de chaleur sèche, et c’est là la raison pour laquelle rien ne peut naître ni de la glace ni du feu.

Les corps simples étant au nombre de quatre, ils appartiennent deux à deux aux deux régions de l’espace: le feu et l’air ont pour lieu la région orientée vers la limite, la terre et l’eau ont pour lieu la région située vers le centre. Les corps extrêmes et les plus purs sont le feu et la terre; les corps intermédiaires, mélangés davantage, sont l’eau et l’air. Ces corps sont, de plus, deux à deux opposés; le contraire du feu est en effet l’eau, le contraire de l’air est la terre; car ces corps accusent dans leur consistance des affections opposées. Néanmoins, d’une façon absolue, chacun de ces quatre corps ne relève que d’une seule affection, la terre étant du sec plutôt que du froid, l’eau du froid plutôt que de l’humide, l’air de l’humide plutôt que du chaud, le feu du chaud plutôt que du sec

 

Chapitre IV: Transformation et parcours cyclique éléments.

 

Après avoir expliqué antérieurement que les corps simples ont leur origine les uns dans les autres, l’observation sensible confirmant qu’ils se produisent ainsi, puisque sans cela il n’y aurait pas d’altération, du moment que l’altération ne s’applique qu’aux affections des corps tangibles, il faut dire maintenant de quelle manière s’opère la transformation réciproque et s’il est possible que tout corps simple naisse de tout corps simple, ou si cela est possible pour certains corps et impossible pour d’autres. Or il est évident que tous peuvent, d’après leur nature, se transformer réciproquement; car la génération des choses va vers les contraires et vient des contraires, et les éléments ont tous une opposition les uns à l’égard des autres parce que leurs différences sont contraires. Dans certains éléments, en effet, ce sont les deux différences à la fois qui sont contraires, comme par exemple dans le feu et dans l’eau, dont l’un est sec et chaud, et l’autre humide et froid; dans d’autres éléments, une seule des deux différences est contraire, comme par exemple dans l’air et dans l’eau, dont l’un est humide et chaud, l’autre humide et froid.

Il est donc évident qu’en général tout élément peut être engendré naturellement de tout élément, et il n’est pas difficile désormais d’observer comment le phénomène a lieu pour chaque élément particulier. Tous viennent en effet de tous, mais ces changements diffèrent entre eux par le plus ou moins de vitesse et le plus ou moins de facilité avec les quelles ils se produisent. Pour 1 les éléments qui accusent des rapports entre eux, la transformation réciproque s’opère rapidement; pour ceux qui n’en ont pas, elle s’opère lente ment. Cela provient de ce qu’une seule chose se transforme plus facilement que plusieurs. Ainsi le feu se transformera en air par le changement de l’une des deux différences; l’un est en effet chaud et sec, l’autre chaud et humide, de façon qu’il suffit que le sec soit dominé par l’humide pour qu’il y ait de l’air; l’air à son tour se transformera en eau quand le chaud est dominé par le froid, puisque l’un est chaud et humide, l’autre froid et humide, de façon qu’il suffit que le chaud change pour qu’il y ait de l’eau. De la même manière aussi l’eau peut se transformer en terre et la terre en feu, car les deux couples d’éléments ont des rapports réciproques. L’eau est en effet humide et froide, la terre est froide et sèche, de façon qu’il suffit que l’humide soit dominé pour qu’il y ait de la terre. D’autre part, le feu étant sec et chaud, la terre froide et sèche, si le froid est détruit, du feu viendra de la terre. Il est donc évident que la génération des corps simples s’opère en cycles fermés, et ce mode de transformation est le plus aisé grâce à l’existence de rapports entre les éléments consécutifs.

Il est vrai que le feu peut aussi se changer en eau et l’air en terre et, inversement, l’eau et la terre peuvent devenir de l’air et du feu. Mais ces changements 1 se font plus difficilement, parce que la transformation y opère sur plusieurs différences. Il est nécessaire, en effet, pour que l’eau se transforme en feu, que soient détruits à la fois le froid et l’humide, et pour que la terre devienne de l’air, il faut que le froid et le sec soient détruits à la fois. De la même manière, pour que du feu et de l’air deviennent de l’eau et de la terre, il faut que les deux différences se transforment. Aussi ce mode de génération est plus lent. Mais si dans chacun des deux éléments l’une des deux différences est anéantie, la transformation 2 est plus aisée, mais le passage ne se fait pas de l’un des éléments à l’autre, mais c’est l’ensemble du feu et de l’eau qui donnera de la terre et de l’air, et c’est de l’ensemble de l’air et de la terre que viendront le feu et l’eau. Si, en effet, le froid de l’eau et le sec du feu sont détruits, il se formera de l’air, puisqu’il restera de l’un le chaud et de l’autre l’humide; la destruction de la chaleur du feu et de l’humidité de l’eau entraînera la formation de l’élément terre, puisqu’il restera le sec de l’un et le froid de l’autre. De la même manière de l’air et de la terre se formeront du feu et de l’eau. Le chaud de l’air et le sec de la terre étant, en effet, détruits, il y aura de l’eau, puisqu’il reste l’humidité de l’un et le froid de l’autre; mais si ce sont l’humidité de l’air et le froid de la terre qui sont détruits, il y aura du leu puisqu’il restera de l’un le chaud, de l’autre le sec, différences propres du feu.

Cette théorie de la génération du feu est d’ailleurs con forme au témoignage des sens. Car s’il y a un phénomène qui relève du feu, c’est bien la flamme; or la flamme est de la fumée qui brûle, et la fumée se compose d’air et de terre. Dans les éléments qui se suivent il n’est pas possible que la destruction de l’une des deux différences dans chaque élément entraîne la transformation de ces éléments en aucun autre corps, parce qu’il reste dans les deux des qualités ou bien identiques ou opposés. D’aucune combinaison de ces qualités restantes ne peut résulter un corps. Si, par exemple, le sec du feu et l’humide de l’air étaient détruits, la différence qui resterait dans les deux éléments serait la chaleur. Si c’est la chaleur qui est détruite dans les deux éléments, il n’y reste que les contraires sec et humide. On arriverait à des conclusions analogues aussi pour les autres éléments voisins. Dans tous il y a en effet à la fois des qualités identiques et des qualités contraires. Il est donc évident que les éléments qui se forment par transformation à partir d’un seul élément prennent naissance par la destruction d’une seule qualité, en même temps que nous avons vu que la constitution d’un élément à partir de deux autres exige la destruction de plu sieurs qualités.

Nous venons ainsi d’expliquer que tout élément peut venir de tout élément, en précisant les manières dont se font les transformations réciproques.

 

Chapitre V: Arguments contre le monisme matériel.

Il y a cependant encore un autre aspect de cette question que nous allons examiner maintenant. Si la matière des corps naturels est, comme le croient quelques penseurs, l’eau et l’air et d’autres éléments de ce genre, le nombre de ces éléments est nécessairement un, deux, ou plus de deux. Or il est impossible que tout soit un seul élément, que tout soit par exemple de l’air, de l’eau, du feu ou de la terre, si le changement dans les contraires existe. Si on suppose en effet que tout est air et que l’air subsiste dans les changements, ce qui se passe ce sera une altération, et non une génération. Il ne semble pas possible, non plus, que l’eau soit en même temps de l’air ou quelque autre élément. Il y a, certes, dans les qualités, une opposition et une différence, dont un élément ne pourra avoir qu’une des deux parties, comme, par exemple, le feu ne pourra avoir que la chaleur. Mais le feu ne sera pas pour autant de l’air chaud, sinon il y aurait altération, et ceci est contraire aux apparences. D’autre part, si le feu se transforme en air, ce changement se produit parce que le chaud se transforme en son contraire. Ce contraire existera donc dans l’air, et l’air sera donc quelque chose de froid. Il est, par conséquent, impossible que le feu soit de l’air chaud, sinon le même élément serait à la fois chaud et froid. Ces deux éléments sont donc autre chose qui reste identique, et il existe une matière commune aux deux.

Le même raisonnement s’applique à tous les éléments; il n’y en a aucun dont tous les autres dériveraient. Il n’y n pas non plus d’autre élément, à côté de ceux que nous venons de nommer, qui serait par exemple intermédiaire entre l’air et l’eau ou entre l’air et le feu, plus dense que l’air ou le feu, mais plus subtil que les autres éléments. Car alors cet élément intermédiaire serait air et feu avec opposition des contraires. Mais l’une des qualités contraires est privation, de façon que cet élément intermédiaire ne pourra pas être isolé, comme certains penseurs le prétendent de l’indéterminé et du conte nant. Il faut donc que n’importe lequel parmi les éléments, indifféremment, puisse être cet intermédiaire, ou qu’aucun d’eux ne le puisse. Mais s’il n’y a aucun corps sensible antérieur aux éléments que nous venons de nommer, ces éléments sont tous ceux qui existent. Il faut donc ou bien que ces éléments restent toujours les mêmes sans se transformer les uns dans les autres, ou bien qu’ils se transforment, soit que tous participent au changement, soit que les uns y participent, alors que les autres en sont exclus, comme Platon l’a écrit dans le Timée. Or nous avons démontré plus haut que les éléments se transforment nécessairement les uns dans les autres. Pour expliquer pourquoi la vitesse de la transformation n’est pas partout la même, nous avons dit plus haut que les éléments qui accusent entre eux un rapport se changent plus rapidement les uns dans les autres, et que le changement est plus lent pour ceux qui n’en accusent pas. Si, par conséquent, l’opposition suivant laquelle se fait la transformation est une, il faut qu’il y ait deux éléments; car c’est la matière, imperceptible et non séparable, qui est alors le moyen terme entre les deux contraires. Mais comme il y a visiblement un plus grand nombre d’éléments, il doit y avoir au moins deux oppositions. Mais s’il y a deux oppositions, il ne saurait y avoir trois termes; il en faut quatre, comme le montrent les considérations que voici. Le nombre des combinaisons deux à deux de quatre termes est en effet quatre, puisque des six combinaisons théoriquement possibles deux ne peuvent se produire parce qu’elles sont contraires l’une à l’autre, comme nous l’avons vu en parlant de ces questions plus haut.

Dans toutes ces transformations réciproques, cependant, il est impossible qu’aucun des éléments, ni de ceux qui occupent les extrêmes ni de ceux du milieu, soit le principe du changement. Ceci ressort des considérations que voici. Le principe ne saurait être dans les extrêmes, puisque, s’il en était ainsi, toutes choses seraient feu ou terre, et cette proposition reviendrait à dire que toutes choses naissent du feu ou de la terre. Mais il est tout aussi impossible que le principe soit au milieu et que, comme le croient certains penseurs, l’air se transforme en feu et en eau, l’eau en air et en terre. Quant aux extrêmes, ils ne peuvent se transformer les uns dans les autres Il faut en effet que cette suite de transformations s’arrête et n’aille pas à l’infini ni dans un sens ni dans l’autre, sinon il y aurait une infinité d’oppositions à la suite d’un seul élément. Soit en effet T la terre, E l’eau, A l’air, F le feu. Si A se transforme en F et en E, il y aura une opposition entre A et F. Supposons que ces contraires soient la blancheur et la noirceur. Mais si, d’autre part, A se transforme en E, il y a une autre opposition, du moment que E et F ne sont pas identiques. Soient la sécheresse Z et l’humidité E les termes de cette nouvelle opposition. Si dans cette transformation le blanc subsiste, l’eau sera humide et blanche; si le blanc ne subsiste pas, l’eau sera noire, puisque le changement s’opère d’un contraire à l’autre. L’eau sera donc nécessairement ou blanche ou noire. Supposons qu’elle soit blanche. De la même manière la sécheresse Z appartient aussi à F. Le feu, F, a donc lui aussi la possibilité de se transformer en eau. Ces deux éléments sont en effet des contraires, le feu ayant été noir d’abord, ensuite sec, alors que l’eau avait été humide d’abord, ensuite blanche. Il est donc évident que tous les éléments peuvent se transformer les uns dans les autres et, de plus, que les qualités qui restent se trouveront aussi dans la terre, T, qui accusera les deux rapports du noir et de l’humide, puisque ces deux qualités ne se sont pas encore combinées ensemble.

Ce qui montre clairement qu’il n’est pas possible d’aller à l’infini, — et c’est en vue de la démonstration de cette proposition que nous avons eu recours plus haut à cette méthode —, ce sont les réflexions que voici. Si, pour reprendre notre exemple, le feu, F, se transforme en un autre élément et ne revient pas en arrière, et qu’il se change par exemple en X, il y aura pour le feu et pour X une opposition autre que celles que nous venons de mentionner, puisque X n’est identique à aucun des éléments T, E, F, A. Supposons alors que n ait la qualité K et que F ait la qualité W. La qualité K appartiendra alors à tous les éléments T, E, F, A, du moment que tous se transforment les uns dans les autres. Mais admettons que ceci n’ait pas encore été démontré. Il n’en est pas moins évident que si X se transforme à son tour en un autre élément, il y aura une nouvelle opposition, à savoir entre X et le feu F. Il y aura ainsi toujours, pour tout nouveau terme ajouté, une nouvelle opposition avec les termes précédents, de façon que, s’il y a une infinité de termes, il y aura aussi une infinité d’oppositions pour un seul élément. Mais s’il en est ainsi, il ne sera possible ni de définir ni de faire naître quelque élément que ce soit. Il faudrait en effet, si l’un vient de l’autre, que l’élément produit parcoure autant d’oppositions que nous venons de dire et encore davantage. Il s’ensuit qu’il y aurait des éléments qui ne seraient jamais l’aboutissement d’aucune transformation, dans le cas, par exemple, où il y aurait une infinité d’intermédiaires, ce qui arriverait nécessairement, s’il y avait une infinité d’éléments. Il n’y aurait même pas de transformation d’air en feu, si le nombre des oppositions intermédiaires était illimité. Tous les éléments se réduiraient, en outre, à un seul, du moment que toutes les oppositions appartenant aux éléments en amont de F appartiendraient nécessairement aussi aux éléments en aval de F, et réciproquement, de façon que tous se réduiraient à un seul.

 

Chapitre VI: Contre Empédocle.

 

Dans le système de ceux qui, comme Empédocle, affirment la pluralité des éléments tout en niant en même temps la transformation mutuelle des éléments, on peut se demander avec étonnement comment ils peuvent soutenir que les éléments sont comparables entre eux. C’est là, cependant, ce qu’enseigne Empédocle quand il dit: "Car tous les éléments étaient égaux entre eux". Or si c’est en quantité que les éléments Sont égaux, il faut qu’il y ait quelque chose de commun à tous les éléments qu’on compare entre eux, qui puisse les mesurer. Si, par exemple, d’une cotyle d’eau pouvaient naître dix cotyles d’air, ces deux éléments seraient d’une certaine manière la même chose, puisqu’ils sont mesurés par la même mesure. Si les éléments ne sont pas comparables de cette manière, d’après la quantité, telle quantité de l’un étant produite par telle quantité de l’autre, mais d’après l’effet qu’ils peuvent produire, quand par exemple une cotyle d’eau peut produire autant de froid que dix cotyles d’air, même ainsi les éléments sont encore comparables quantitativement, non pas, certes, en tant qu’ils sont une quantité de matière, mais en tant qu’ils sont capables de produire un certain effet. On pourrait aussi comparer les effets non pas par une mesure de quantité, mais par analogie, quand on dit par exemple que tel objet est chaud comme tel autre est blanc. Le terme « comme » désigne dans la qualité la similitude, dans la quantité l’égalité. Il apparaît dès lors absurde que les corps, qui ne peuvent se transformer les uns dans les autres, soient comparables non pas par analogie, mais par la mesure de leurs effets et par la constatation que telle quantité de feu est aussi chaude que telle quantité d’air multiple. Une matière, de même nature qu’une autre mais plus grande en quantité, pourrait en effet être définie par l’identité du genre. Mais, d’après Empédocle, il ne pourrait même pas y avoir d’augmentation autre que celle qui se fait par addition. C’est par le feu, en effet, qu’il fait croître le feu, quand il dit: "la terre fait augmenter sa propre espèce, l’éther fait augmenter l’éther ». Mais dans ce genre d’augmentation il s’agit d’additions, et il semble bien que les corps qui augmentent n’augmentent pas de cette manière.

Ce qui est beaucoup plus difficile à expliquer dans ce système c’est la génération des êtres dans la nature. Les êtres qui naissent naturellement naissent en effet tous ou bien toujours de la même manière ou bien dans la plupart des cas; les êtres, en revanche, qui naissent contre cet ordre constant et en dehors de ce mode le plus fréquent, sont le produit de causes fortuites et du hasard. Quelle est donc la cause de cette loi constante ou valable dans la plupart des cas, qui fait naître d’un homme un homme et du froment non pas un olivier, mais du froment? Ou qu’est-ce qui fait que les os eux aussi se forment de cette manière? Car ce n’est pas par des rencontres fortuites que naissent les êtres, comme le prétend Empédocle », mais par une certaine raison. Mais quelle est alors la cause de ces êtres? D’après ce qui précède, ce n’est pas le feu ou la terre. Mais ce n’est pas davantage l’Amour et la Haine, dont l’un n’est cause que de l’association des choses, l’autre de leur dissociation. Cette cause, c’est l’essence de chaque être, et non "le seul mélange et l’échange des éléments mélangés", comme le dit Empédocle Ce qui est désigné par ces noms, c’est le hasard, et non la raison, puisqu’un mélange peut se produire fortuitement. Ce qui est la cause des êtres naturels, c’est leur organisation et cette nature propre que nous voyons en chacun d’eux et dont Empédocle ne dit pas un mot. Il ne traite donc pas réellement de la nature, sujet qui doit comprendre aussi l’ordre et le bien. Au lieu de cela, Empédocle ne loue que le mélange. Et cependant ce n’est pas la Haine, mais bien l’Amour qui dissocie les éléments, qui par leur nature, selon Empédocle, sont antérieurs au dieu et dieux eux-mêmes.

Dans sa théorie du mouvement, de plus, Empédocle se borne à des généralités. Il ne suffit pas en effet de dire que ce sont l’Amour et la Haine qui donnent le mouvement, sans préciser que telle espèce de mouvement est causée par l’Amour et telle autre par la Haine. Il eût fallu ou bien donner des définitions à ce sujet, ou bien imaginer des hypo thèses, ou bien faire des démonstrations, soit rigoureuses, soit faibles, ou avoir recours à n’importe quel autre procédé.

Les corps, et c’est là une autre difficulté du système d’Empédocle, nous apparaissent mus d’une part par force et contre nature, d’autre part selon la nature, comme par exemple le feu, dont le mouvement vers le haut s’effectue sans contrainte, alors qu’il ne se dirige que par force vers le bas. Or le mouvement naturel est opposé au mouvement forcé. Du moment donc qu’il y a un mouvement forcé, il y a aussi un mouvement naturel. Est-ce maintenant l’Amour qui cause ce dernier mouvement, ou n’est-ce pas lui? C’est plutôt le mouvement contraire au mouvement naturel que l’Amour semble imposer à la terre quand il la fait monter par un effet de dissociation, et c’est la Haine, plutôt que l’Amour, qui serait cause du mouvement naturel, de façon que l’Amour, d’une façon générale, agit davantage contre nature que la Haine 1 Mais si, d’aucune manière, ce n’est ni l’Amour ni la Haine qui produit du mouvement, les corps eux-mêmes n’ont plus ni mouvement ni repos, ce qui est d’autant plus absurde que les corps apparaissent bien animés de mouvement chez Empédocle. Car la Haine sépare bien les corps, mais ce qui transporte l’éther vers les hautes régions, ce n’est pas la Haine, mais, comme il le dit quelquefois, une espèce de hasard, par exemple dans le vers "Car dans sa course il rencontre les autres corps tantôt de cette manière, mais souvent d’une autre manière". Mais quelquefois aussi Empédocle dit que le feu se porte naturellement vers le haut et que l’éther, d’après son expression, s plonge ses longues racines sous la terre s. En même temps Empédocle dit que le comportement du monde sous le régime actuel de la Haine est le même que celui qu’il avait antérieurement, sous le régime de l’Amour. Quel est, dès lors, chez lui le premier moteur et la cause du mouvement? Ce n’est, évidemment, pas l’Amour ni la Haine, qui ne sont cause que d’une certaine espèce de mouvement, alors que, s’il y a un premier moteur, il doit être le principe de tout mouvement.

Il est absurde aussi de supposer que l’âme soit composée des éléments ou qu’elle soit un des éléments. Comment expliquer, en effet, dans cette hypothèse, les altérations de l’âme, telles que par exemple la disposition pour la musique ou l’absence de cette disposition, la mémoire ou l’oubli? Car il est évident que si l’âme est du feu, elle accusera toutes les affections propres au feu en tant que feu; si elle est un mélange de corps, elle accusera les affections des corps. Mais des affections de l’âme aucune n’est corporelle. Mais l’examen de ces questions est l’affaire d’une autre étude.

Chapitre VII: La formation des homéomères.

Quant aux éléments dont les corps sont composes tous ceux qui pensent qu il y a un élément commun ou que les éléments se transforment les uns dans les autres doivent nécessairement admettre aussi que si l’une de ces hypothèses est vraie, l’autre l’est également. Mais tous ceux, qui n’admettent pas que les éléments puissent s’engendrer mutuellement ni provenir chacun de chacun autrement qu’à la manière dont des briques viennent d’un mur, ne peuvent répondre que par des absurdités à la question comment de ces éléments pourront se former des chairs et des os et toute autre substance de ce genre. Mais la difficulté de la question est la même pour ceux qui admettent la génération mutuelle des éléments, quand on leur demande comment des éléments peut se former autre chose qu’eux-mêmes. Il est ainsi possible que du feu se transforme en eau et que de l’eau se transforme en feu, du moment qu’il y a entre ces deux éléments un sujet commun; mais des éléments il se forme certainement aussi de la chair et de la moelle. Comment ces substances se produisent-elles? De quelle manière les partisans d’Empédocle, en particulier, expliquent-ils ce phénomène? Nécessairement pour eux ces substances sont le résultat d’une juxtaposition d’éléments, comme un mur est le résultat de la juxtaposition de briques et de pierres; et dans ce mélange, les éléments restent ce qu’ils sont, et ils sont juxtaposés par petits fragments les uns à côté des autres. C’est ainsi que se forment, dans ce système, la chair et toute autre substance, Il s’ensuit donc que du feu et de l’eau ne se produisent pas de n’importe quelle partie de la chair, comme de la cire de telle partie pourrait sortir une sphère, de telle autre une pyramide, étant entendu que chacune de ces deux figures peut tout aussi bien provenir de la partie de la cire de laquelle est venue l’autre. Et c’est bien de cette manière-là que de la chair sortiraient les éléments feu et eau, les deux pouvant provenir de n’importe quelle partie de la chair. Pour les partisans des théories d’Empédocle ceci n’est cependant pas possible, mais comme les pierres et les briques d’un mur viennent chacune d’un autre endroit, chaque élément, dans ce système, doit venir d’une autre région et d’une autre partie de la chair. De même aussi ceux qui admettent une matière unique pour les éléments éprouvent quelque difficulté pour expliquer comment un corps peut se former de deux éléments tels que le froid et le chaud ou le feu et la terre. Si la chair, en effet, s’est formée des deux sans être aucun des deux ni une juxtaposition de particules ayant conservé les unes les qualités de l’un des éléments, les autres celles de l’autre élément, que reste-t-il à admettre sinon l’hypothèse qu’une nouvelle matière s’est constituée par l’association des deux? Car la destruction de l’un des deux éléments produit ou bien l’autre élément ou la matière. Mais puisque le chaud et le froid peuvent être plus ou moins intenses, si l’un des deux est actuel à un degré absolu, l’autre n’existera qu’en puissance. Que si, en revanche, aucun des deux n’est réalisé d’une manière absolue, mais que le chaud contienne du froid et le froid du chaud, en vertu de l’anéantissement des excès réciproques par le mélange des deux éléments, alors il n’y aura ni la matière ni aucun de ces deux contraires réalisé à un degré absolu, mais un intermédiaire. Mais selon qu’un des contraires est en puissance plus chaud que froid ou inversement, dans la même proportion un corps sera deux fois ou trois fois plus chaud que froid ou suivant cl autre rapport.

C’est donc du mélange des contraires ou des éléments que naissent les autres choses, et les éléments eux-mêmes viennent des contraires qui sont en quelque sorte des éléments en puissance, mais qui ne le sont pas comme l’est la matière, mais à la manière que nous venons de dire. De cette façon, ce qui se produit est un mélange, alors que ce qui naît de l’autre façon est de la matière. Ceci est d’autant plus vrai que les contraires subissent aussi des actions d’après les définitions que nous en avons données dans nos premières recherches. Ce qui est, en effet, chaud en acte est froid en puissance, et ce qui est froid en acte est chaud en puissance, de façon que, à moins d’une neutralisation réciproque, ils se transforment l’un dans l’autre. Même observation pour les autres contraires. Ce qui se transforme ainsi en premier lieu, ce sont les éléments; des éléments naissent ensuite des chairs et des os et d’autres substances de ce genre, le chaud devenant froid, le froid devenant chaud, quand ces contraires s’approchent du moyen terme. En ce point, il n’y a plus aucun des deux contraires; mais ce milieu est multiple et ne s’oppose pas à la division. De la même manière aussi le sec et l’humide et les autres contraires de ce genre produisent, quand ils ont atteint le moyen terme, la chair et les os et les autres substances.

 

Chapitre VIII: Les quatre éléments présents dans chaque composé.

 

Tous les corps mixtes situés autour    du lieu central sont composés de tous les corps simples. Il y n en effet de la terre dans tous du fait que chacun de ces corps se trouve de préférence et avec la plus grande fréquence dans le lieu qui lui est propre. Il y a de l’eau dans les corps mixtes, parce qu’il faut que les composés soient délimités et que parmi les corps simples l’eau est le seul qui soit bien délimité, mais aussi parce que la terre ne peut pas rester réunie sans l’élément humide qui en produit la cohésion. Si, en effet, l’humidité était complètement retirée de la terre, elle tomberait en fragments. Si les mixtes contiennent de la terre et de l’eau pour les raisons indiquées, ils contiennent de l’air et du feu, parce que les éléments sont opposés à la terre et à l’eau. La terre est en effet opposée à l’air, et l’eau est opposée au feu, comme une substance peut être opposée à une autre substance. Puisque donc les générations des choses viennent des contraires et que, d’autre part, les deux extrémités des deux oppositions se trouvent dans les choses, nécessairement les autres extrêmes s’y trouvent à leur tour, de façon que dans tout corps composé tous les éléments sont présents. La nutrition de chaque être, entre autres, semble témoigner en faveur de cette théorie. Tous les êtres se nourrissent en effet des mêmes éléments dont ils sont faits. Or ils se nourrissent de plusieurs éléments, car ceux qui sembleraient ne se nourrir que d’un seul élément, comme les plantes, dont la nourriture est l’eau, se nourrissent en réalité de plusieurs. C’est qu’à l’eau est toujours mélangée de la terre, et c’est là la raison pour laquelle les cultivateurs font leur possible pour irriguer leurs ter, avec une eau à laquelle ils ont préalablement mélangé de la terre.

Mais puisque la nourriture relève de la matière et que l’être nourri et enveloppé dans la matière est la forme et l’espèce, il est conforme à la raison de penser que parmi les corps simples le feu est le seul qui se nourrisse, alors que tous les autres naissent les uns des autres. Les anciens ont déjà affirmé cela. Car seul le feu, et surtout lui, relève de la forme, parce que sa nature l’oriente vers la limite. Or chaque élément est naturellement porté vers la région qui lui appartient, et la forme et l’espèce de tous résident dans les limites.

Nous venons ainsi de montrer que tous les corps se composent de tous les corps simples.

 

Chapitre IX: Les causes de la génération et de la corruption.

 

Comme il y a certains corps et êtres soumis à la génération et à la destruction, et que la génération s’opère dans le lieu qui s’étend autour du centre, il faut dire maintenant quel est, dans la génération la plus générale des choses, le nombre des principes et quelle est leur nature. De cette façon, en effet, nous étudierons plus facilement les cas particuliers, quand nous aurons pris préalablement une vue d’ensemble. Or les principes dans ce domaine sont, tant par le nombre que par le genre, les mêmes que ceux qui règnent parmi les êtres éternels et premiers. L’un de ces principes tient en effet lieu de matière, l’autre de forme. Mais en plus de ces deux principes, il en faut un troisième. Car ces deux ne suffisent pas pour produire quelque chose, ni ici ni parmi les êtres premiers. La cause matérielle de l’existence des êtres engendrés est ainsi la faculté d’être et de ne pas être. Car parmi les êtres, les uns existent de toute nécessité, tels les êtres éternels, alors que d’autres ne sauraient exister, de toute nécessité. Pour les uns il est impossible qu’ils ne soient pas, pour les autres il est impossible qu’ils soient, parce qu’ils ne sauraient exister contre la nécessité. Mais certaines choses peuvent à la fois être et ne pas être, toutes celles précisément qui sont sujettes à la génération et à la destruction; car ces choses existent tantôt, et tantôt elles n’existent pas. Ainsi il y a nécessairement génération et destruction pour ce qui peut être et ne pas être. C’est donc là la cause matérielle des corps et des êtres engendrés, mais leur cause finale c’est la forme et l’espèce, qui n’est autre chose que la définition de l’essence de chaque chose.

Mais à ces deux causes il faut en joindre une troisième. Cette troisième cause, tous les penseurs l’entrevoient comme dans un rêve, mais personne ne la nomme. Les uns, comme le Socrate du Phédon, ont cru que la nature des idées était une cause suffisante du devenir. Socrate, en effet, reprochant aux autres de n’avoir rien dit sur cette question, suppose que parmi les corps et les êtres qui existent les uns sont des idées, et que les autres ont part à des idées, et que chaque être est dit exister d’après son idée, entrer dans l’existence d’après la participation à cette idée et disparaître de l’existence d’après la perte de cette idée, de façon que, si tout cela est vrai, la pensée de Socrate est que les idées sont nécessaire ment la cause de la génération et de la destruction.

D’autres, au contraire, ont cherché cette cause dans la matière elle-même, parce que c’est elle qu’ils croyaient voir à l’origine du mouvement 2 Mais ni les uns ni les autres ne raisonnent d’une manière juste. Si ce sont, en effet, les idées qui sont causes, pourquoi n’engendrent-elles pas d’une manière continue au lieu de le faire à certains moments et de cesser de le faire à certains autres moments, alors que les idées et les choses susceptibles de participer aux idées existent toujours? Il y a, de plus, des phénomènes auxquels l’observation nous fait reconnaître une autre cause; car c’est le médecin qui fait la santé des gens et c’est le savant qui leur donne la science, bien que la santé même et la science même, d’un côté, et les êtres susceptibles d’y participer, de l’autre, existent. Il en est de même des autres cas où un état est réalisé selon une faculté. Si, d’autre part, on prétendait que c’est la matière qui engendre les choses au moyen du mouvement, on avancerait une opinion plus conforme à la réalité physique que ne l’est la théorie des idées. Car ce qui altère et transforme les choses apparaît comme une cause plus réelle des choses, et clans toutes les productions, tant dans celles de la nature que dans celles de l’art, nous considérons d’habitude comme agent créateur des choses ce qui les met en mouvement.

Cependant, les partisans de cette opinion n’ont pas raison non plus. Car ce qui appartient à la matière c’est la propriété de subir des actions et d’être mis en mouvement, alors que la propriété de mouvoir et d’exercer des actions appartient à une autre puissance. Ceci est évident dans ce qui se produit par l’art et dans ce qui se produit par la nature. Ce n’est en effet pas l’eau elle-même qui fait naître un être vivant de son sein, ni le bois qui produit un lit, mais c’est ici l’art. Ainsi ces penseurs à leur tour disent des choses qui ne sont pas justes, pour les raisons que nous venons de voir, mais surtout parce qu’ils omettent la cause la plus importante, en bannissant de leur système la fin 1 et la forme. De plus, la manière dont ils confèrent aux corps les forces par lesquelles ils engendrent est trop mécanique, puisqu’ils suppriment la cause qui relève de l’espèce. Car du moment, disent-ils, que la nature du chaud est de séparer et celle du froid de réunir, et que chacun des autres éléments exerce ou subit des actions selon sa nature, ils ramènent à ces causes la génération et la destruction de tous les autres corps et êtres et expliquent tout par ces causes. Le feu lui-même pourtant paraît être mû et subir des actions. En cela ils commettent à peu près la même erreur que si on imputait à la scie et à tous les autres instruments mécaniques la cause de ce qui est produit par eux, sous prétexte que, quand on scie, le bois est nécessairement découpé et que quand on rabote, le bois devient lisse, et sous prétexte d’observations analogues sur l’effet des autres outils. Ainsi, bien que le feu soit le plus actif des éléments et le plus capable de produire du mouvement, ils ne voient pas comment il communique le mouvement et qu’il le communique moins bien que les outils.

Quant à nous, ayant traité antérieurement des causes en général, nous avons parlé ici de la matière et de la forme et de ce qui distingue ces deux réalités.

 

Chapitre X: La cause efficiente de la génération et de la corruption.

Une autre considération vient s’ajouter à ce que nous venons de dire. Du moment que le mouvement de révolution céleste est éternel, comme nous l’avons démontré, il s’ensuit nécessairement que, toutes ces conditions étant réalisées, la génération des choses et des êtres est elle aussi continue. Car la révolution entretiendra indéfiniment la génération en amenant et en éloignant périodiquement la cause de la génération. Cette considération montre en même temps que nous avons eu raison, dans un traité antérieur, de dire que le premier des changements est le mouvement, et non la génération. Il est en effet plus conforme à la raison de considérer ce qui est comme la cause de la génération de ce qui n’est pas que de considérer ce qui n’est pas comme la cause de l’existence de ce qui est. Or ce qui est soumis au mouvement de révolution existe, alors que ce qui est en train de devenir n’existe pas, et c’est là la raison pour laquelle le mouvement de révolution est antérieur à la génération. Mais puisque nous avons supposé et démontré que pour les choses et les êtres la génération et la destruction se poursuit d’une façon continue, et que nous prétendions que le mouvement de révolution est la cause du devenir, il est évident que, le mouvement de révolution étant un, il est impossible que génération et destruction aient lieu toutes deux à la fois, parce qu’elles sont contraires. Une cause, en effet, qui reste identique à elle-même et qui agit toujours de la même manière, produit toujours, par sa nature, la même chose. Il y aura donc ou bien une éternelle génération ou bien une éternelle destruction. Il faut par conséquent que les mouvements soient multiples et contraires soit par l’opposition des directions, soit par l’irrégularité (sc. de l’un des deux); car les effets opposés ont des causes opposées. Ce n’est donc pas la première révolution qui est cause de la génération et de la destruction, mais la révolution selon le cercle oblique; car dans cette révolution, il y a à la fois la continuité du mouvement et la présence de deux mouvements. Il faut en effet, pour qu’il y ait indéfiniment et sans arrêt génération et production, qu’il y ait un mouvement perpétuel, afin que ces changements ne fassent jamais défaut, et il faut deux mouvements, pour éviter qu’un seul des deux phénomènes se produise.

En ce qui concerne la continuité indéfinie, c’est la révolution de l’ensemble du monde qui en est la cause, alors que le rapprochement et l’éloignement sont causés par l’obliquité; car il arrive que ce qui entraîne la génération et la destruction soit tantôt loin, tantôt près. Mais la distance étant inégale, le mouvement sera irrégulier; de façon que si la cause de la génération fait naître les choses et les êtres en s’approchant et en étant présente, cette même cause fait périr les choses et les êtres en s’éloignant et en étant absente, et elle fait naître en s’approchant souvent, et périr en s’éloignant souvent, car les effets opposés sont produits par des causes opposées. La destruction et la génération naturelles, de plus, s’opèrent en un temps égal. C’est là la raison pour laquelle la durée de la vie de chaque être s’exprime et se détermine par un nombre; car il y a un ordre régulier en toutes choses, et le temps que dure chaque vie est mesuré; mais cette période n’est pas la même pour toutes les vies; elle est plus courte pour certains êtres, plus longue pour certains autres. Pour les uns c’est l’année, pour d’autres c’est une période plus longue, pour d’autres encore c’est une période plus courte qui mesure la durée de l’existence. Les phénomènes sensibles sont d’ailleurs visiblement con formes à nos raisonnements; nous observons en effet que, quand le soleil s’approche, il y a génération, qu’il y a destruction quand il s’éloigne, et que ces deux phases ont la même durée, puisque le temps de la destruction naturelle est égal à celui de la génération. Il arrive cependant souvent que la destruction s’opère en un temps plus court, et cela à cause du mélange réciproque des éléments. La matière étant, en effet, irrégulière et différente selon les lieux, nécessairement les générations sont à leur tour irrégulières, les unes plus rapides, les autres plus lentes, de façon qu’il arrive que la génération des uns parmi les êtres devienne destruction pour d’autres. Néanmoins, comme nous l’avons dit, génération et destruction seront des phénomènes d’une succession toujours continue qui ne cesseront jamais de se produire en vertu des causes que nous avons indiquées. Ce processus est du reste tout à fait conforme à la raison. Du moment, en effet, que la nature, comme nous l’affirmons, cherche toujours à réaliser le meilleur en toutes choses, du moment que, d’autre part, être est meilleur que ne pas être et nous avons défini ailleurs - les différents sens que nous donnons au terme être -, et qu’il est impossible que l’être appartienne à toutes les choses parce que certaines sont trop éloignées du principe, le dieu a complété le tout de la seule manière qui restât en rendant continue la suite des générations. De cette manière, en effet, l’être peut avoir la plus grande cohérence possible, le devenir perpétuel et la génération toujours répétée étant ce qu’il y a de plus près de l’existence. Or ce qui cause cette suite ininterrompue, c’est, comme nous l’avons déjà souvent dit, le mouvement de révolution, parce que c’est le seul qui soit continu. C’est pourquoi aussi toutes les autres choses qui se transforment les unes dans les autres selon leurs propriétés actuelles ou virtuelles, comme les corps simples, imitent le mouvement circulaire. Quand l’eau, en effet, se change en air, que l’air se change en feu et que le feu à son tour se change en eau, nous disons que la génération s’est opérée d’une manière circulaire du fait qu’elle est revenue sur elle-même, et ainsi même le mouvement rectiligne de ces phénomènes, imitant le mouvement circulaire, est continu.

Ces considérations expliquent en même temps une difficulté à laquelle se heurtent certains esprits. Quelle est, en effet, la cause qui fait que, en dépit du mouvement portant chaque corps à la place qui lui est propre, les corps ne se sont pas définitivement séparés pendant la durée infinie du temps La cause en est effectivement la transformation réciproque des éléments. Car si chacun d’eux restait en son lieu sans subir de changement de la part de l’élément voisin, les éléments seraient définitivement séparés depuis longtemps. Les éléments se transforment donc par suite d’un double mouvement de révolution, et du moment qu’ils se transforment, aucun d’entre eux ne peut rester en un lieu défini.

Que la génération et la destruction existent réellement, quelle est leur cause, quels sont les corps et les êtres soumis à la génération et à la destruction, nous avons pu le voir d’après ce que nous venons de dire. Mais il faut qu’il y ait un moteur s’il doit y avoir un mouvement, comme nous l’avons montré antérieurement dans d’autres écrits; et si ce mouvement doit durer éternellement, — puisqu’il faut qu’il existe toujours quelque chose —, et s’il doit être continu, ce moteur sera nécessairement un, identique à lui-même, immobile, incréé, inaltérable; même s’il devait y avoir une pluralité de mouvements de révolution, cette pluralité sera bien possible, mais toutes les révolutions devront nécessairement être subordonnées à un principe unique. Le temps étant d’autre part continu, le mouvement doit être continu, puisqu’il est impossible qu’il y ait du temps sans mouvement. C’est donc de quelque chose de continu que le temps est le nombre, à savoir du mouvement de révolution, comme nous l’avons expliqué dans nos développements du début. Mais si le mouvement est continu, l’est-il parce que le mobile est continu, ou l’est-il à cause de la continuité de ce en quoi le mobile se meut, j’entends l’espace, ou à cause de la continuité de l’affection que subit le mobile? Mais il est évident que le mouvement est continu grâce à la continuité du mobile; comment en effet une affection serait-elle continue si ce n’est par la continuité de la chose qu’elle atteint? Si le mouvement est continu aussi par la continuité de ce dans quoi se meut le mobile, cette continuité-là n’appartient qu’à l’espace, parce qu’il a une certaine grandeur; mais de tous les mouvements suivant des grandeurs spatiales seul le mouvement suivant le cercle a une continuité telle qu’il coïncide toujours avec lui-même d’une manière continue.

La cause qui produit le mouvement continu, c’est donc le corps emporté par une révolution, et c’est ce mouvement qui crée le temps.

 

Chapitre XI: La nécessité de la génération.

Comme dans toutes les choses qui se meuvent d’un mouvement continu, soit pour naître, soit pour s’altérer, soit, d’une façon générale, pour changer, nous voyons les phénomènes successifs se produire les uns après les autres de façon qu’il n’y ait pas d’interruption dans leur série, il faut examiner s’il y a quelque chose qui existe nécessairement ou s’il n’y a rien de tel, de façon qu’il soit possible pour toutes choses de ne pas se produire. Que certaines choses, en effet, sont nécessaires, cela est évident, et c’est là précisément la raison pour laquelle dire que quelque chose sera est tout différent de dire que quelque chose doit être. Car s’il est vrai de dire d’une chose qu’elle sera, il faut qu’un jour il soit vrai de dire de cette chose qu’elle est; mais s’il est vrai maintenant de dire d’une chose qu’elle doit être, rien n’empêche qu’elle ne se produise pas; car il peut arriver que quelqu’un qui doit se promener ne se promène pas. D’une façon générale, comme, parmi les choses qui sont, certaines peuvent aussi ne pas être, il est évident qu’il en sera de même des choses qui deviennent et que pour certaines de celles-ci non plus il n’y a pas de nécessité. Toutes les choses qui se produisent sont-elles donc telles, ou non? Certaines d’entre elles ne doivent-elles pas se produire nécessairement, et n’en est-il pas du devenir comme il en est de l’être, où il y a des choses qui ne peuvent pas ne pas être alors que d’autres le peuvent? Est-il par exemple nécessaire que des solstices se produisent, et n’est-il pas possible qu’ils ne soient pas nécessaires.

Or il est, certes, nécessaire que l’antérieur se produise pour que l’ultérieur existe; ainsi pour qu’il y ait une maison, il faut qu’un fondement se fasse d’abord, et pour qu’il y ait un fondement, il faut du mortier. Mais si le fondement a été fait, est-il nécessaire pour autant que la maison à son tour se fasse? Ou la maison ne se réalisera-t-elle que s’il y a une nécessité absolue qu’elle se fasse? A cette condition, il est aussi nécessaire que la réalisation du fondement entraîne celle de la maison. Car la relation entre l’antérieur et l’ultérieur consistait précisément en ce que, si l’ultérieur devait être, l’antérieur devait nécessairement être avant lui. Si donc l’ultérieur doit se produire nécessairement, l’antérieur lui aussi doit se produire nécessairement; et si l’antérieur est nécessaire et en même temps l’ultérieur, la nécessité de l’ultérieur n’est pas une conséquence de la nécessité de l’antérieur, mais elle provient de ce que l’ultérieur était supposé devoir exister nécessairement. Dans les phénomènes, par conséquent, où l’existence de l’ultérieur est nécessaire, il y a réciprocité; si l’antérieur s’y est produit, l’ultérieur se produit nécessairement. Or si la suite descend ainsi jusqu’à l’infini, il n’y aura pas de nécessité qu’un terme ultérieur se produise absolument, cette nécessité n’existe que par hypothèse; car il y aura nécessairement toujours une autre chose qui précédera l’ultérieur et grâce à laquelle cet ultérieur devra se produire nécessairement. Du moment, par conséquent, qu’il n’y a pas de commencement dans l’infini, il n’y aura pas non plus de premier terme qui soit la cause de ce que les termes ultérieurs se produisent nécessairement.

Mais même dans les choses qui ont une limite il ne sera pas vrai de dire qu’il y a une nécessité absolue pour le devenir, par exemple pour la production d’une maison, parce que le fondement aurait été produit. Car si une chose est produite sans qu’il y ait la nécessité qu’elle se produise toujours, il arriverait que ce qui peut n’être pas toujours serait toujours. Mais la production d’une chose doit se répéter toujours si elle relève d’une nécessité; car la nécessité et la répétition indéfinie ne font qu’un. Ce qui existe en effet nécessairement ne peut pas ne pas exister, de façon que si une chose est nécessairement, elle est éternelle, et si elle est éternelle, elle est nécessairement, et si, par conséquent, la génération d’une chose est nécessaire, elle est éternelle, et si elle est éternelle, elle est nécessaire. Si donc la génération absolue d’une chose relève d’une nécessité, il faut nécessairement que cette génération forme un cercle et revienne sur elle-même. Car il faut ou que la génération ait une limite ou qu’elle n’en ait pas, et si elle n’en a pas, il faut qu’elle se fasse en ligne droite ou en cercle. Mais pour qu’elle soit éternelle, l’une de ces deux alternatives est exclue, et il est impossible que la génération soit en ligne droite, puisqu’elle n’aurait alors de commencement nulle part, ni en aval, pour les choses qui seront dans l’avenir, ni en amont, pour les choses qui ont été dans le passé. Mais il faut nécessairement un commencement à la génération, sans qu’elle soit limitée, et il faut qu’elle soit éternelle. Il faut donc nécessairement qu’elle forme un cercle. La réciprocité est donc nécessaire; par exemple si telle chose est nécessairement, l’antérieur de cette chose est à son tour nécessaire, et si cet antérieur est nécessaire, l’ultérieur lui aussi doit se produire nécessairement. Ceci constitue donc une continuité indéfinie; car il n’importe pas que cette continuité s’étende sur deux ou sur plusieurs termes. C’est donc dans le mouvement et dans la génération circulaires que réside la nécessité absolue. Et si le cercle des générations se ferme, chaque chose se produit et s’est produite nécessairement, de même que s’il y a nécessité, la génération des choses se fait en cercle.

Ce rapport entre la nécessité et la forme circulaire est conforme à la raison, puisque aussi dans le cas de la révolution céleste le mouvement circulaire nous est apparu, encore ailleurs, comme éternel pour cette raison que ces phénomènes et tous les mouvements dépendant de la révolution céleste et commandés par elle sont produits et existeront nécessairement. Car si le corps qui est mû d’art mouvement de révolution met toujours en mouvement un autre corps, le mouvement de ces autres corps est nécessairement circulaire lui aussi. Le mouvement céleste étant ainsi circulaire, le soleil se meut circulairement de cette façon, et puisque le soleil effectue une trajectoire circulaire, les saisons forment un cercle et reviennent sur elles-mêmes. Mais ces phénomènes se passant de cette manière, les phénomènes commandés par eux suivent à leur tour un cours circulaire. Mais comment se fait-il qu’il y ait d’un côté des phénomènes qui offrent cet aspect, que la génération de l’eau et de l’air suive un parcours circulaire, qu’il faille qu’il ait plu pour qu’il y ait un nuage et qu’il y ait un nuage pour qu’il puisse pleuvoir, alors que, d’un autre côté, les hommes et les animaux ne reviennent pas sur eux-mêmes de manière à redevenir le même individu? Cela provient de ce que la naissance de ton père n’entraîne pas nécessairement ta naissance à toi, alors que ta naissance suppose nécessairement la sienne. Mais c’est là une génération qui semble se faire en ligne droite.

Le principe de notre recherche est encore de nous demander si toutes choses reviennent sur elles-mêmes de la même manière ou s’il y a des différences, les unes revenant en nombre, les autres ne revenant qu’en espèce. Pour tous les corps et êtres dont la substance mue est indestructible il est évident qu’ils restent identiques aussi numériquement, puisque le mouvement se conforme à l’objet mu; tous ceux, au contraire, dont la substance est destructible reviennent nécessairement sur eux-mêmes en espèce, mais non en nombre. Ainsi l’eau vient de l’air et l’air vient de l’eau, le même en espèce, mais non le même par le nombre. Mais s’il y a des corps ou des êtres qui reviennent, les mêmes, aussi par le nombre, ils ne sont pas parmi ceux dont la substance est telle qu’elle peut ne pas être.