L’ÉTHIQUE A EUDÈME
ARISTOTE
Traduit du grec par M. Thurot, Editions Firmin Didot, 1824
Edition numérique https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2008
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
CHAPITRE
I — [Le bonheur et ses causes]
CHAPITRE
II — [Les moyens de se procurer le bonheur]
CHAPITRE
III — [Les théories antérieures]
CHAPITRE
IV — [Définition du bonheur]
CHAPITRE
V — [Les misères de la vie humaine]
CHAPITRE
VI — [La méthode à suivre dans ces recherches]
CHAPITRE
VIII — [Le bien suprême]
L'éthique à Eudème présente les mêmes
idées que l'éthique à Nicomaque, mais d'une manière
plus simple et plus directe. Les principes énoncés sont simples et encore
d'actualité. Aristote recherchait le Bien suprême; la lecture de cet ouvrage
est un bien pour l'âme, pour soi-même. L'éthique à Eudème
permet de se familiariser avec la pensée aristotélicienne, pour la suite aborder ses autres œuvres sans trop de difficultés.
Du bonheur.
Des causes du bonheur ; ces causes sont, ou la nature, ou l'éducation, ou la
pratique et l'expérience ; elles peuvent être aussi, ou la faveur spéciale des
Dieux, ou le hasard. - Le bonheur se compose surtout de trois éléments,
la raison, la vertu, et le plaisir.
§ 1.
[1214a] Le moraliste qui à Délos a mis sa pensée sous
la protection du Dieu, a écrit les deux vers suivants sur le Propylée du Latoon, en considérant sans doute l'ensemble de tous les
avantages qu'un homme à lui seul ne peut jamais réunir complètement, le bien,
le beau et l'agréable : [5] « Le
juste est le plus beau; la santé, le meilleur; Obtenir ce qu'on aime est le
plus doux au cœur. »
Nous ne partageons pas tout
à fait l'idée exprimée dans cette inscription ; et suivant nous, le bonheur qui
est la plus belle et la meilleure de toutes les choses, en est aussi tout à la
fois la plus agréable et la plus douce.
§ 2.
Parmi les considérations nombreuses que chaque espèce de choses et [10] chaque
nature d'objets peuvent soulever, et qui demandent un sérieux examen, les unes
ne tendent qu'à connaître la chose dont on s'occupe ; d'autres tendent en outre
à la posséder, et à en tirer toutes les applications qu'elle comporte.
§ 3.
Quant aux questions qui ne sont, dans ces études philosophiques, que de pure théorie, nous les
traiterons, selon que l'occasion s'en présentera, au point de vue qui les rend
spéciales à cet ouvrage.
§ 4.
D'abord, [15] nous rechercherons en quoi consiste bonheur, et par quels moyens
on peut l'acquérir. Nous nous demanderons si tous ceux qui reçoivent ce surnom
d'heureux, le sont par le simple effet de la nature, comme ils sont grands ou
petits, et comme ils diffèrent par le visage et le teint ; ou bien, s'ils sont
heureux grâce à l'enseignement d'une certaine science qui serait celle du
bonheur ; ou bien encore, si c'est par une sorte de pratique et d'exercice ;
car il est une foule de qualités diverses que les hommes possèdent non pas par
[20] nature ni même par étude, mais qu'ils acquièrent par la simple habitude,
mauvaises quand ils ont contracté de mauvaises habitudes, et bonnes quand ils
en ont contracté de bonnes.
§ 5.
Enfin nous rechercherons si, toutes ces explications du bonheur étant fausses,
le bonheur n'est l'effet que de l'une de ces deux causes : ou il vient de la
faveur des Dieux qui nous l'accordent, comme ils inspirent les hommes saisis
d'une fureur divine et embrasés d'enthousiasme sous le souffle de quelque génie
; ou bien, il vient du hasard ; [25] car il y a beaucoup de gens qui confondent
le bonheur et la fortune.
§ 6.
On doit voir sans peine que le bonheur ne se trouve dans la vie humaine que
grâce à tous ces éléments réunis, ou à quelques-uns d'entre eux, ou tout au
moins à un seul. La génération de toutes les choses vient, ou peu s'en faut, de ces
divers principes ; et c'est ainsi qu'on peut assimiler tous les actes qui
dérivent de la réflexion aux actes même [30] qui relèvent de la science.
§ 7.
Le bonheur, ou en d'autres termes une heureuse et belle existence, consiste
surtout dans trois choses, qui semblent être les plus désirables de toutes ;
car le plus grand de tous les biens, selon les uns, c'est la prudence ; selon
les autres, c'est la vertu ; selon d'autres enfin, c'est le plaisir.
§ 8.
Aussi, l'on discute sur la part de chacun de ces éléments dans le bonheur, [1214b] suivant que l'on croit que l'un d'eux y contribue
plus que l'autre. Les uns prétendent que la prudence est un bien plus grand que
la vertu ; les autres trouvent au contraire la vertu supérieure à la prudence ;
et les autres trouvent le plaisir fort au-dessus de toutes deux. Par suite, les
uns croient que le bonheur se compose de la réunion de toutes ces conditions ;
les autres croient qu'il suffit de deux d'entre elles ; d'autres même le
trouvent dans une seule.
Des moyens de
se procurer le bonheur. Il faut se proposer un but spécial dans la vie, et
ordonner toutes ses actions sur ce plan.- Il ne faut pas confondre le bonheur
avec ses conditions indispensables.
§ 1.
C'est en s'arrêtant à l'un de ces points de vue que tout homme qui peut vivre
selon sa libre volonté, doit se proposer, pour bien conduire sa vie, un but
spécial, l'honneur, la gloire, la richesse ou la science ; et les regards fixés
sans cesse sur le but qu'il a choisi, il y doit rapporter toutes les actions
qu'il fait ; car [10] c'est la marque d'une grande déraison que de n'avoir
point ordonné son existence sur un plan régulier et constant.
§ 2.
Aussi, un point capital, c'est de bien se rendre compte à soi-même, sans
précipitation ni négligence, dans lequel de ces biens humains on fait consister
le bonheur, et quelles sont les conditions qui nous paraissent absolument
indispensables pour que le bonheur soit possible. Il importe de ne pas
confondre, par exemple, et la santé et les choses [15] sans lesquelles la santé
ne pourrait être.
§ 3.
De même ici, comme dans une foule d'autres cas, il ne faut pas confondre le
bonheur avec les choses sans lesquelles on ne saurait être heureux.
§ 4.
Il y a de ces conditions qui ne sont point spéciales à la santé non plus qu'à
la vie heureuse, mais qui sont en quelque sorte communes à toutes les manières
d'être, à tous les actes sans exception. Il est par trop clair que sans les
fonctions organiques [20] de respirer, de veiller, de nous mouvoir, nous ne
saurions sentir ni bien ni mal. A côté de ces conditions générales, il y en a
qui sont spéciales à chaque nature d'objets et qu'il importe de ne pas
méconnaître. Et pour revenir à la santé, les fonctions que je viens de citer
sont bien autrement essentielles que la condition de manger de la viande ou de
se promener après dîner.
§ 5.
C'est tout cela qui fait qu'on [25] agite tant de questions sur le bonheur, et
qu'on se demande ce qu'il est, et comment on peut se l'assurer ; car il y a des
gens qui prennent pour ces parties constitutives du bonheur les choses sans
lesquelles le bonheur serait impossible
Des théories
antérieures. Il ne faut pas tenir compte des opinions du vulgaire ; il ne faut
étudier que celles des sages. — Il est plus conforme à la raison et plus digne
de Dieu de croire que le bonheur dépend des efforts de l'homme, plutôt que de
croire qu'il est le résultat du hasard ou de la nature.
§ 1.
Il serait fort inutile d'examiner une à une toutes les opinions émises à ce
sujet. Les idées qui passent par la tête [30] des enfants, des malades ou des
hommes pervers, ne méritent pas l'attention d'un esprit sérieux. Il n'est que
faire de raisonner avec eux. Mais les uns n'ont besoin que de quelques années
de plus qui les changent et les mûrissent ; les autres ont besoin du secours de
la médecine, ou de la politique qui les guérit ou les châtie ; car la guérison
que procurent les châtiments n'est pas un remède moins efficace que ceux de la
médecine.
§ 2.
De même non plus, il ne faut pas en ce qui regarde le bonheur considérer les
opinions du vulgaire. Le vulgaire parle de tout avec une égaie légèreté, [1215a] et particulièrement de... ; il ne- faut tenir
compte que de l'opinion des sages. Ce serait un tort que de raisonner avec des
gens qui n'entendent pas la raison, et qui n'écoutent que la passion qui les
entraîne.
§ 3.
Du reste, comme tout sujet d'étude soulève des questions qui lui sont
entièrement spéciales, et qu'il y en a aussi de ce genre en ce qui regarde [5]
la vie la meilleure que l'homme puisse suivre, et l'existence qu'il peut
adopter préférablement à toutes les autres, voilà les opinions qui méritent un
sérieux examen ; car les arguments des adversaires, quand on les a réfutés,
sont les démonstrations des jugements opposés aux leurs.
§ 4.
De plus, il est bon de ne pas oublier le but auquel principalement doit tendre
toute cette étude, à savoir de connaître les moyens [10] de s'assurer une
existence bonne et belle, si l'on ne veut pas dire parfaitement heureuse, mot
qui peut sembler trop ambitieux ; et de satisfaire l'espérance qu'on peut
avoir, dans toutes les occasions de la vie, de ne faire que des choses
honnêtes.
§ 5.
Si l'on ne fait du bonheur que le résultat du hasard ou de la nature, il faut
que la plus grande partie des hommes y renoncent ; car alors l'acquisition du
bonheur ne dépend plus des soins de l'homme; il ne relève plus de lui ;[15] l'homme n'a plus à s'en occuper lui-même. Si au
contraire on admet que les qualités et les actes de l'individu peuvent décider
de son bonheur, dès lors, il devient un bien plus commun parmi les hommes ; et
même un bien plus divin ; plus commun, parce qu'un plus grand nombre pourront
l'obtenir ; plus divin, parce qu'il sera la récompense des efforts que les
individus auront faits pour acquérir certaines qualités, et le prix des actions
qu'ils auront accomplies dans ce but.
Définition du
bonheur. Des divers genres de vie où la question du bonheur n'est point impliquée.
— il y a trois genres de vie que l'on embrasse quand on est maître de choisir à
son gré : la vie politique, la vie philosophique et la vie de plaisir, de
jouissances. -- Réponse et opinion d'Anaxagore sur le bonheur.
§ 1.
[20] La plupart des doutes et des questions qu'on soulève ici, seront
clairement résolus, si l'on définit d'abord avec précision ce qu'il faut
entendre par le bonheur. Consiste-t-il uniquement dans une certaine disposition
de l'âme, ainsi que l'ont cru quelque sages et
quelques anciens philosophes ? Ou bien, ne suffit-il pas que l'individu
lui-même soit moralement d'une certaine façon ? et ne
faut-il pas bien plutôt [25] encore qu'il fasse des actions d'une certaine
espèce ?
§ 2.
Parmi les divers genres d'existence, il y en a qui n'ont rien à voir dans cette
question de la félicité et qui n'y prétendent même pas. On ne les cultive que
parce qu'ils répondent à des besoins absolument nécessaires ; et je veux dire,
par exemple, [30] toutes ces existences consacrées aux arts de luxe, aux arts qui ne s'occupent
que d'amasser de l'argent et les arts industriels. J'appelle arts de luxe et
inutiles les arts qui ne servent qu'à la vanité. J'appelle industriels les
métiers des ouvriers qui sont sédentaires et vivent des salaires qu'ils gagnent.
Enfin, les arts de lucre
et de gain sont ceux qui s'appliquent aux ventes et aux achats des boutiques et
des marchés. De même donc que nous avons indiqué trois éléments du bonheur, et
signalé plus haut ces trois biens comme les plus grands de tous pour l'homme :
la vertu, la prudence et [35] le plaisir, de même aussi nous voyons qu'il y a
trois genres de vie que chacun embrasse de préférence, dès qu'il en a le libre
choix : la vie politique, la vie philosophique, et la vie de plaisir et de
jouissance.
§ 3.
[1215c] La vie philosophique ne s'applique qu'à la
sagesse et à la contemplation de la vérité; la vie politique s'applique aux
belles et glorieuses actions, et j'entends par là celles qui viennent de la
vertu ; enfin la vie de jouissance se passe tout entière dans les [5] plaisirs
du corps. Ceci doit faire comprendre pourquoi il y a tant de différences, comme
je l'ai déjà dit, dans les idées qu'on se fait du bonheur.
§ 4.
On demandait à Anaxagore de Clazomènes quel était suivant lui l'homme le plus
heureux :« Ce n'est aucun de ceux que vous
supposez, répondit-il ; et le plus heureux des hommes selon moi vous semblerait
probablement un homme bien étrange. » Le sage répondait ainsi, parce qu'il
voyait bien que son interlocuteur ne pouvait pas s'imaginer qu'on dût mériter
cette appellation d'heureux, [10] sans être tout au moins puissant, riche, ou beau. Quant à lui, il
pensait peut-être que l'homme qui accomplit avec pureté et sans peine tous les
devoirs de la justice, ou qui peut s'élever à quelque contemplation divine, est
aussi heureux que le permet la condition humaine.
Des misères de
la vie humaine ; il vaudrait mieux ne pas vivre. Belle réponse d'Anaxagore. --
Opinions diverses des hommes sur le bonheur; la vertu et la sagesse sont les
éléments indispensables du bonheur. --- Erreur de Socrate qui croyait que la vertu
est une science ; la vertu consiste essentiellement dans la pratique.
§ 1.
[15] Il est une foule de choses où il est très difficile de bien juger. Mais
c'est surtout dans une question où il semble qu'il est très aisé, et du domaine
de tout le monde, d'avoir une opinion; et cette question c'est de savoir quel
est le bien qu'on doit choisir dans la vie, et dont la possession comblerait
tous nos vœux. Il y a
mille accidents qui peuvent compromettre la vie de l'homme, [20] les maladies,
les douleurs, et les intempéries des saisons ; et par conséquent, si dès le
principe on avait le choix, on s'éviterait sans nul doute de passer par toutes
ces épreuves.
§ 2.
Ajoutez à cela la vie que l'homme mène tout le temps qu'il est enfant ; et
demandez-vous s'il est un être raisonnable qui voulût s'y plier une seconde
fois.
§ 3.
Il est encore bon nombre de choses qui n'offrent [25] ni plaisir ni peine, ou
bien qui, en offrant du plaisir, n'offrent qu'un plaisir assez honteux, et qui,
somme toute, sont telles qu'il vaudrait mieux ne pas être que de vivre pour les
éprouver.
§ 4..
En un mot, si l'on réunissait tout ce que font les hommes et tout ce qu'ils
souffrent, sans que leur volonté y soit jamais pour rien, ou puisse s'y
proposer un but précis, et qu'on y ajoutât même une durée infinie de temps,
[30] il n'en est pas un qui, pour si peu, préférât de vivre plutôt que de ne
pas vivre.
§ 5.
Certainement le seul plaisir de manger, ou même les jouissances de l'amour, à
l'exclusion de tous ces plaisirs que la connaissance des choses, les
perceptions de la vue ou des autres sens peuvent procurer à l'homme, ne
suffiraient pas pour faire préférer la vie à qui que ce soit, [35] à moins
qu'on ne fût tout à fait abruti et dégradé.
§ 6.
Il est vrai que si l'on faisait un choix aussi ignoble, c'est qu'on ne mettrait
évidemment aucune différence à être une brute ou un homme ; et le bœuf, qu'on adore si dévotement
en Égypte [1216a] sous le nom d'Apis, a tous ces
biens-là plus abondamment et en jouit mieux qu'aucun monarque du monde.
§ 7.
De même, on ne voudrait pas non plus la vie pour le simple plaisir d'y dormir ;
car, je vous prie, quelle différence y a-t-il à dormir du premier jour jusqu'au
dernier [5] pendant une suite de mille années et plus, ou de vivre comme une
plante ? Les plantes n'ont que cette existence inférieure, comme l'ont aussi
les enfants dans le sein maternel ; car du moment qu'ils sont conçus dans les
entrailles de leur mère, ils y demeurent dans un perpétuel sommeil.
§ 8.
Tout ceci nous prouve évidemment [10] notre ignorance et notre embarras à
savoir ce qu'il y a de bonheur et de bien réel dans la vie.
§ 9.
Aussi dit-on qu'Anaxagore répondit à quelqu'un qui lui proposait tous ces
doutes, et qui lui demandait quel motif aurait l'homme de préférer l'existence
au néant :« Son motif, c'est de pouvoir
contempler les cieux, et l'ordre admirable de l'univers entier. » [15] Le
philosophe pensait donc que l'homme ferait bien de préférer la vie uniquement
en vue de la science qu'il y peut acquérir.
§ 10.
Mais ceux qui admirent le bonheur d'un Sardanapale, d'un Smindyride
le Sybarite, ou de tel autre personnage fameux qui n'a cherché dans la vie que
de continuelles délices,
tous ces gens-là semblent placer le bonheur uniquement dans la jouissance.
§ 11.
Il y en a d'autres qui ne [20] préféreraient ni les plaisirs de la pensée et de
la sagesse, ni les plaisirs du corps, aux actions généreuses qu'inspire la
vertu ; et l'on en voit même qui les recherchent avec ardeur, non pas seulement
quand elles peuvent donner la gloire, mais dans les cas même où ils n'en
doivent tirer aucune réputation.
§ 12.
[25] Mais quant aux hommes d'État livrés à la politique, la plupart ne méritent
pas véritablement le nom qu'on leur donne ; ce ne sont pas réellement des
politiques ; car le vrai politique ne recherche les belles actions que pour
elles seules ; tandis que le vulgaire des hommes d'État n'embrassent ce genre
de vie que par avidité ou par ambition.
§ 13.
On voit donc, d'après tout ce qu'on vient de dire, qu'en général les hommes
ramènent le bonheur à trois genres de vie : la vie politique, la vie
philosophique, et la vie de jouissances. [30] Quant au plaisir qui ne concerne
que le corps et les jouissances qu'il procure, on sait assez clairement ce
qu'il est, comment et par quels moyens il se produit. En conséquence, il serait
assez inutile de rechercher ce que sont ces plaisirs corporels. Mais on peut se
demander avec quelque profit s'ils contribuent ou non au bonheur, et comment
ils y contribuent. On peut se demander, en admettant qu'il faille mêler à la
vie quelques plaisirs honnêtes, si ce sont ceux-là qu'il y faut mêler, [35] et
s'il y a une nécessité inévitable de les prendre à quelqu'autre
titre ; ou bien, s'il n'y a point encore d'autres plaisirs qu'on puisse
regarder avec raison comme un élément du bonheur, en donnant des jouissances positives
à sa vie, et non pas seulement en écartant la douleur loin de soi.
§ 14.
Ce sont là des questions que nous réserverons pour plus tard. Mais nous
étudierons d'abord la vertu et la prudence ; nous dirons quelle est la nature
de l'une et de l'autre. Nous examinerons si elles sont les éléments essentiels
de la vie honnête et bonne, ou par elles-mêmes directement, ou par les actes
qu'elles font faire ; [1216b] car on les fait entrer
toujours dans la composition du bonheur ; et si ce n'est pas là l'opinion de
tous les hommes sans exception, c'est du moins l'opinion de tous ceux qui sont
dignes de quelqu'estime.
§ 15.
Le vieux Socrate pensait que le but suprême de l'homme c'était de connaître la
vertu ; et il consacrait ses efforts à chercher ce que c'est que la justice,
[5] le courage et chacune des parties qui composent l'ensemble de la vertu. A
son point de vue, il avait raison, puisqu'il pensait que toutes les vertus sont
des sciences, et qu'on devait du même coup connaître la justice et être juste,
comme c'est aussi du même coup que nous apprenons l'architecture ou la
géométrie, et que nous sommes architectes ou géomètres. II étudiait donc [10]
la nature de la vertu, sans s'inquiéter comment elle s'acquiert ni de quels
éléments réels elle se forme.
§ 16.
Ceci se présente en effet dans toutes les sciences purement théoriques. Ainsi
l'astronomie, la science de la nature, la géométrie n'ont point absolument
d'autre but que de connaître et d'observer la nature des objets spéciaux [15]
de ces sciences ; ce qui n'empêche pas qu'indirectement ces sciences ne
puissent nous être utiles pour une foule de besoins.
§ 17.
Mais dans les sciences productives et d'application, le but qu'elles
poursuivent est différent de la science et de la simple connaissance qu'elles
donnent. Par exemple, la santé, la guérison est le but de la médecine ;
l'ordre, garanti par les lois ou quelqu'autre chose
d'analogue, est le but de la politique.
§ 18.
Sans, doute, la pure connaissance [20] des belles choses est déjà une chose
fort belle par elle seule ; mais pour la vertu, le point essentiel et le plus
précieux, ce n'est pas d'en connaître la nature ; c'est de savoir d'où elle se
forme et comment on la pratique. Nous ne tenons pas seulement à savoir ce que
c'est que le courage ; nous tenons surtout à être courageux ; ni ce que c'est
que la justice, mais à être juste ; de même que nous tenons à la santé, plus
qu'à savoir ce que c'est que la santé ; et à posséder [25] un bon tempérament,
plutôt qu'à savoir ce que c'est qu'un tempérament bon et robuste.
De la méthode
à suivre dans ces recherches. Utilité de la théorie et du raisonnement; mais il
faut les appuyer par des faits et par des exemples. Cette méthode est utile
même en politique. — Danger des digressions et des généralités ; il faut tout
ensemble critiquer la méthode et les résultats qu'elle donne. --- Citation des
Analytiques.
§ 1.
Nous devons essayer de trouver par la théorie et par le raisonnement la vérité
sur toutes ces questions ; et nous l'appuierons, pour la démontrer, par le témoignage des faits
et par des exemples incontestables. Le mieux serait sans contredit de donner
des solutions que tout le monde adoptât d'un avis unanime. Mais si nous ne
pouvons obtenir cet assentiment, il faudrait du moins présenter une opinion
[30] à laquelle tous les hommes, avec quelques progrès, viendraient peu à peu
se ranger ; car chacun porte, en soi un penchant naturel et spécial vers la
vérité ; et c'est en partant de ces principes qu'il faut nécessairement
démontrer aux hommes ce qu'on veut leur apprendre. Il suffit que les choses
soient vraies, bien que d'abord elles ne soient pas claires, pour que la clarté
se produise plus tard à mesure qu'on avance, en tirant toujours les idées les
plus connues de celles qui d'abord avaient été exposées [35] confusément.
§ 2.
Mais en toute matière, les théories ont plus ou moins d'importance, selon
qu'elles sont philosophiques ou ne le sont pas. C'est pour cela que, même en
politique, on ne doit pas regarder comme une étude inutile de rechercher non
pas seulement le fait, mais la cause ; car cette recherche de la cause est
essentiellement philosophique, en quelque matière que ce soit.
[1217a]
§ 3.
Il faut du reste en ceci beaucoup de réserve ; il y a des gens qui, sous prétexte
qu'il appartient au philosophe de ne jamais parler à la légère, mais toujours
avec réflexion, ne s'aperçoivent pas qu'ils sont bien souvent en dehors de leur
sujet, et qu'ils se livrent à des digressions parfaitement vaines.
§ 4.
Parfois, c'est simple ignorance ; d'autre fois, c'est présomption ; et il
arrive même [5] qu'à ces pièges des gens habiles et fort capables d'agir
eux-mêmes, sont pris par des ignorants, qui n'ont et ne peuvent avoir sur le
sujet discuté la moindre idée fondamentale ni pratique.
§ 5.
La faute qu'ils commettent tient à ce qu'ils ne sont pas assez instruits ; car
c'est manquer d'instruction sur un sujet quelconque que de ne pas savoir
distinguer les raisonnements qui s'y rapportent réellement, et ceux [10] qui y
sont étrangers.
§ 6.
D'ailleurs, on fait bien de juger séparément et le raisonnement qui essaie de
démontrer la cause et la chose elle-même qu'on démontre. Un premier motif,
c'est celui que nous venons de dire, à savoir qu'il ne faut pas s'en fier à la
théorie et au raisonnement tout seul ; et que souvent il faut bien davantage
s'en rapporter aux faits. Mais ici c'est parce qu'on ne peut pas soi-même
donner la solution cherchée, qu'on est bien forcé de s'en tenir à ce que l'on
vous dit. En second lieu, il arrive plus d'une fois [15] que ce qui parait
démontré par le simple raisonnement est vrai, mais ne l'est pas cependant par
la cause sur laquelle ce raisonnement s'appuie ; car on peut démontrer le vrai
par le faux, ainsi qu'on peut le voir dans les Analytiques.
Du bonheur.
--- On convient que c'est le plus grand des biens accessibles à l'homme.
L'homme seul, en dehors de Dieu, peut être heureux. Les ares inférieurs à
l'homme ne peuvent jamais être appelés heureux.
§ 1.
Tous ces préliminaires posés, commençons, comme on dit, par le commencement;
c'est-à-dire, en partant d'abord de données [20] qui n'ont pas toute la clarté
désirable, arrivons à savoir aussi clairement que possible ce que c'est que le
bonheur.
§ 2.
On convient généralement que le bonheur est le plus grand et le plus précieux
de tous les biens qui peuvent appartenir à l'homme. Quand je dis à l'homme,
j'entends que le bonheur pourrait être aussi le partage d'un être supérieur à
l'humanité, c'est-à-dire de Dieu.
§ 3.
Mais quant aux autres animaux, qui sont tous inférieurs [25] à l'homme, ils ne
peuvent jamais en rien participer à cette désignation ni recevoir ce nom. On ne
dit pas que le cheval, l'oiseau, le poisson sont heureux ; pas plus qu'aucun de
ces êtres qui n'ont point dans leur nature, comme leur nom seul l'indique,
quelque chose de divin, mais qui vivent d'ailleurs plus ou moins bien, en ayant
leur part en quelqu'autre manière des biens répandus
dans le monde.
§ 4.
[30] Nous prouverons plus tard qu'il en est ainsi. Mais nous nous bornons
maintenant à dire que pour l'homme il y a certains biens qu'il peut acquérir,
et qu'il en est d'autres qui lui sont interdits. Nous entendons par là que, de
même que certaines choses ne sont point sujettes au mouvement, de même il y a
des biens qui ne peuvent pas non plus y être soumis ; et ce sont peut-être les
plus précieux de tous par leur nature. Il est en outre quelques-uns de ces
biens qui sont accessibles sans doute, mais [35] qui ne le sont que pour des
êtres meilleurs que nous.
§ 5.
Quand je dis accessibles, praticables, ce mot a deux sens : il signifie tout
ensemble, et les objets qui sont le but direct de nos efforts, et les choses
secondaires qui sont comprises dans notre action en vue de ces objets. Ainsi,
la santé, la richesse sont placées au nombre des choses accessibles à l'homme,
au nombre des choses que l'homme peut faire, de même qu'y est placé aussi tout
ce qu'on fait pour atteindre ces deux buts, à savoir les remèdes et les
spéculations lucratives de tout genre. Donc évidemment, [40] le bonheur doit
être regardé comme la chose la plus excellente qu'il soit donné à l'homme de
pouvoir obtenir.
Du bien
suprême. Examen de trois théories principales sur cette question. -- Réfutation
de la théorie du bien en soi, et de la théorie générale des Idées. Elles ne
peuvent servir en rien à la vie pratique. — Le bien se retrouve dans toutes les
catégories ; il y a autant de sciences du bien qu'il y a de sciences de l'être.
— Méthode inexacte pour démontrer le bien en soi. — La politique ainsi que la
morale étudient et poursuivent un bien qui leur est propre.
§ 1.
[1217b] Il fait donc examiner quel est le bien suprême
et voir en combien de sens on peut entendre ce mot. Il y a ici trois opinions
principales. On dit, par exemple, que le bien suprême, le meilleur de tous les
biens, c'est le bien lui-même, le bien en soi; et au bien en soi, on attribue
ces deux conditions, d'être le bien primordial, le premier de tous les biens,
et [5] d'être cause par sa présence que les autres choses deviennent aussi des
biens.
§ 2.
Telles sont les deux conditions que remplit l'Idée du bien ; et qui sont, je le
répète, d'être le premier des biens, et par sa présence, d'être cause que les
autres choses soient des biens à différents degrés. C'est d'après l'Idée
surtout que le bien en soi, à ce qu'on prétend, doit s'appeler réellement le
bien suprême et qu'il est le premier des biens ; car si les autres biens sont
appelés des biens, c'est uniquement [10] parce qu'ils ressemblent et
participent à cette Idée du bien en soi ; et une fois qu'on a détruit l'Idée
dont le reste participe, on a détruit du même coup tout ce qui participe de
cette Idée et ne reçoit un nom que de cette participation même.
§ 3.
On ajoute que ce premier bien est aux autres biens, qui le suivent, dans ce
rapport que l'idée du bien est le bien lui-même, le bien en soi ; et [15] que
cette idée est séparée, comme toutes les autres Idées, des objets qui en
participent.
§ 4.
Mais l'examen approfondi de cette opinion appartient à un autre traité qui
serait nécessairement beaucoup plus théorique et plus rationnel que celui-ci ;
car il n'y a point d'autre science qui fournisse les arguments tout à la fois
destructifs et communs pour réfuter les théories.
§ 5.
S'il nous est permis d'exprimer ici [20] très brièvement notre pensée, nous
dirons que soutenir qu'il y a une Idée non seulement du bien, mais de tout autre chose,
c'est une théorie purement logique et parfaitement creuse. On l'a du reste
suffisamment réfutée, et de beaucoup de manières, soit dans les ouvrages
Exotériques, soit dans les ouvrages de pure philosophie.
§ 6.
J'ajoute que les Idées en général, et l'Idée du bien en particulier, auraient
beau exister tant qu'on le voudrait, elles ne seraient certainement d'aucune
[25] utilité ni pour le bonheur, ni pour des actions vertueuses.
§ 7.
Le bien se prend en une foule d'acceptions, et il en reçoit autant que l'être
lui-même. L'être, d'après les divisions établies ailleurs, exprime la substance,
la qualité, la quantité, le temps ; et il se retrouve en outre dans le
mouvement, qui est subi et dans le mouvement qui est donné. Le [30] bien se
retrouve également dans chacune de ces catégories diverses; et ainsi, dans la
substance, le bien est l'entendement, le bien est Dieu ; dans la qualité, il
est le juste ; dans la quantité, c'est le terme moyen et la mesure ; dans le
temps, c'est l'occasion ; et dans le mouvement, c'est, si l'on veut, ce qui
instruit et ce qui est instruit.
§ 8.
De même donc que l'être n'est pas un dans les classes qu'on vient d'énoncer, de
même le bien n'y est pas un non plus ; et il n'y a pas davantage une [35]
science unique de l'être ni du bien. Il faut ajouter qu'il n'appartient pas
même à une science unique d'étudier tous les biens d'appellation identique, par
exemple, l'occasion et la mesure ; et que c'est une science différente qui doit
étudier une occasion différente,
une science différente qui doit étudier une mesure différente. Ainsi en fait
d'alimentation, c'est ou la médecine ou la gymnastique qui désigne l'occasion
ou le moment, et la mesure ; pour les actions de guerre, [40] c'est la
stratégie ; et c'est de même une autre science qui règle une autre action. Ce
serait donc perdre son temps que de vouloir attribuer à une seule science
l'étude du bien en soi.
§ 9.
[1218a] En outre, dans toutes les choses où il y a un
premier et un dernier terme, il n'y a pas d'Idée commune en dehors de ces
termes, et qui en soit tout à fait séparée.
§ 10.
Autrement, il y aurait quelque chose d'antérieur au premier terme lui-même ;
car ce quelque chose de commun et de séparé serait antérieur, puisque, si [5]
l'on détruisait le commun, le premier terme serait aussi détruit. Supposons,
par exemple, que le double soit le premier des multiples ; je dis qu'il est
impossible que le multiple, qui est attribué en commun à cette foule de termes, existe séparément de ces
termes ; car alors le multiple serait antérieur au double, s'il est vrai que
l'Idée soit l'attribution commune, absolument comme si l'on donnait à ce terme
commun une existence à part ; car si la [10] justice est le bien, le courage ne
le sera pas moins qu'elle.
§ 11.
On n'en soutient pas moins la réalité du bien en soi. Il est vrai qu'on ajoute
au mot de bien le mot, « lui-même », ou« en soi » ; et qu'on dit, le bien en soi, le bien
lui-même. Et c'est une addition pour représenter la notion commune. Mais que
peut signifier cette addition,
si elle ne veut pas dire que le bien en soi est éternel et séparé ? Mais ce qui
est blanc pendant plusieurs jours n'est pas plus blanc que ce qui l'est durant
un seul jour; et l'on ne peut pas davantage confondre le bien qui est commun
[15] à une multitude de termes, avec l'Idée du bien; car l'attribut commun
appartient à tous les termes sans exception.
§ 12.
En admettant cette théorie, il faudrait du moins démontrer le bien en soi tout
autrement qu'on ne l'a démontré de notre temps. C'est en partant de choses dont
on` ne convient pas du tout qu'elles soient des biens, qu'on démontre des biens
sur lesquels tout le monde est d'accord ; et, par exemple, on démontre à l'aide
des nombres que la santé et la justice sont des biens. [20] On prend pour cette
démonstrations des séries numériques et des nombres, en supposant gratuitement
que le bien est dans les nombres et dans les unités, attendu que le bien en soi
est un et par tout le même.
§ 13.
Au contraire, c'est en partant de choses que tout le monde s'accorde à regarder
comme des biens, la santé, la force, la sagesse, qu'il faudrait démontrer que
le beau et le bien se trouvent dans les choses immobiles plutôt que partout
ailleurs ; car tous ces biens ne sont qu'ordre et repos ; et si ces premières
choses, c'est-à-dire la santé et la sagesse, sont des biens, les autres le sont
encore davantage, parce qu'elles ont bien davantage d'ordre et de repos.
§ 14.
Mais ce n'est qu'une image [25] au lieu d'une démonstration, quand on prétend
que le bien en soi est un, parce que les nombres eux-mêmes le désirent. On
serait fort embarrassé d'expliquer clairement comment des nombres désirent
quelque chose ; c'est là évidemment une expression trop absolue ; et, je le
demande, comment pourrait-on supposer qu'il y ait désir là où il n'y a pas même
de vie ?
§ 15.
C'est un sujet d'ailleurs qui exige qu'on se donne de la peine ; et il ne faut
rien hasarder sans raisonnements à l'appui, dans des matières [30] où il n'est
pas facile d'arriver à quelque certitude, même à l'aide de la raison. Il n'est
pas non plus exact de dire que tous les êtres sans exception désirent un seul
et même bien. Chacun des êtres ne désirent tout an plus que le bien qui leur
est propre, comme l' œil désire la vision, comme le corps désire la santé, et
comme tel autre être désire tel autre bien.
§ 16.
Voilà les objections qu'on pourrait élever pour faire voir que le bien en soi
n'existe pas, et qu'existât-il, il ne serait pas le moins du monde utile à la
politique ; car la politique poursuit un bien qui [35] lui est spécial, comme
toutes les autres sciences poursuivent aussi le leur; et, par exemple, c'est la
santé et la force corporelle que poursuit la gymnastique.
§ 17.
Ajoutez encore ce qui est exprimé, ce qui est écrit dans la définition même, à
savoir que cette Idée du bien en soi, ou n'est utile à aucune science, ou bien
qu'elle doit l'être à toutes également.
§ 18.
Une autre critique, c'est que l'idée du bien en soi n'est point pratique et
applicable. Par la même raison, le bien commun n'est pas le bien en soi, [1218b] puisque alors le bien en soi se trouverait dans le
bien le plus futile. Il n'est pas non plus applicable et pratique ; ainsi, la
médecine ne s'occupe pas de donner à l'être qu'elle soigne une disposition
qu'ont tous les êtres ; elle s'occupe uniquement de lui donner la santé ; et
tous les autres arts agissent comme elle.
§ 19.
Mais ce mot de bien a beaucoup de sens ; et dans le bien, il y a aussi le beau
[5] et l'honnête, qui est essentiellement pratique, tandis que le bien eu soi
ne l'est pas. Le bien pratique est celui qui est la cause finale pour laquelle
on agit. Mais on ne voit pas assez évidemment quel bien il peut y avoir dans
les choses immobiles, puisque l'Idée du bien n'est pas le bien même qu'on
cherche, non plus que le bien commun. Le premier est immobile, et n'est pas
pratique ; l'autre est mobile, mais il n'est pas plus pratique pour cela.
§ 20.
Le but en vue [10] duquel on fait tout le reste, est, en tant que fin, le bien
suprême ; il est la cause de tous les autres biens classés au-dessous de lui,
et il leur est antérieur à tous. Par conséquent, on pourrait dire que le bien
en soi est uniquement le but final que se proposent toutes les actions de
l'homme. Or, ce but final dépend de la science souveraine, maîtresse de toutes
les autres, c'est-à-dire la politique, l'économique, et la sagesse. C'est
précisément par ce caractère spécial que ces trois sciences [15] diffèrent de
toutes les autres. Elles ont aussi des différences entre elles ; et nous en
parlerons plus tard.
§ 21.
Il suffirait de la méthode seule qu'on est forcé de prendre en enseignant les
choses, pour montrer que le but final est la vraie cause de tous les termes
classés au-dessous de lui. Ainsi dans l'enseignement, on commence par définir
le but ; et l'on démontre ensuite facilement que chacun des termes inférieurs
est un bien, puisque c'est l'objet qu'on a finalement en vue qui est la cause
de tout le reste. Par exemple, si l'on a d'abord établi que la santé est
précisément telle ou telle chose, il faut nécessairement que [20] ce qui
contribue â la procurer soit aussi telle ou telle chose précisément. La chose
saine est bien la cause de la santé, en tant que commençant le mouvement qui
nous la donne; et par conséquent, elle est cause que la santé a lieu ; mais ce
n'est pas elle qui est cause que la santé soit un bien.
§ 22.
Aussi, ne prouve-t-on jamais par des démonstrations en règle que la santé est
un bien, à moins qu'on ne soit un sophiste et qu'on ne soit pas un médecin ;
car les sophistes aiment à étaler leur vaine sagesse dans des raisonnements
étrangers au sujet, et
l'on ne démontre pas plus ce principe qu'on n'en démontre aucun autre. [25]
Mais puisque nous admettons que la fin, le but est pour l'homme un bien réel et
même le bien suprême, entre tous ceux que l'homme peut acquérir, il faut voir
quels sont les sens divers de ce mot, de bien suprême ; et pour nous en rendre
un compte exact, il convient de prendre un nouveau point de départ.