VII - SANCIAN
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PRIÈRES

SEPTIÈME PARTIE RETOUR AUX INDES. — ILE DE SANCIAN. (Novembre 1551. - Décembre 1552).

 

I

 

Le soleil n'avait pas paru depuis cinq jours; pas une étoile n'avait brillé au ciel depuis cinq nuits; la pluie n'avait cessé de tomber par torrents; les nuages, toujours plombés, toujours amoncelés semblaient prendre une teinte plus sombre encore; un vent violent, impétueux, soulevait les vagues menaçantes à une élévation prodigieuse; la tempête augmentait toujours...

..... Tout à coup plusieurs voix à la fois jettent dans l'espace un cri déchirant... et puis... rien !... le silence de la mort ! On n'entend plus que le mugissement des vagues!

            — Mon Dieu ! mon Dieu ! ils sont engloutis ! l'embarcation est submergée ! Vite! à leur secours! virez de bord ! ...

— Mais, capitaine,vous nous ferez submerger aussi...

— Virez de bord ! je veux les sauver !...

            — Vous nous perdrez sans les sauver ! Le moindre mouvement nous fait sombrer I...

Malgré ces sages avertissements du second et du pilote, le capitaine exige la dangereuse manoeuvre. À peine on commençait à l'exécuter, qu'une effrayante montagne d'eau s'avance et chavire le bâtiment qu'on ne peut plus relever. Passagers, soldats, matelots se précipitent en désespérés sur le pont; ils s'y entassent pèle-mêle, se prennent aux cordages, entravent les mouvements, rendent la manoeuvre impossible et poussent des cris lamentables. Ils étaient noyés dans l'intérieur; maintenant, ils sont un obstacle à toute tentative de salut. De toute manière, il faut périr ..... la submersion est inévitable !... Une nouvelle lame, plus épouvantable encore, vient s'abattre sur ces malheureux.... C'en est fait du navire, de son équipage, de ses richesses!... Tout est perdu !... tout est englouti !...

Après six jours de la plus heureuse navigation, le temps ayant changé subitement, le San-Higuel avait été emporté, par la violence de la tempête, dans une mer inconnue aux Portugais. Depuis cinq jours il y était battu par cette horrible tourmente; le ciel, chargé de nuages, lie permettait pas de prendre la hauteur et la tempête augmentait encore !... Le capitaine avait fait raser le château de proue (1); il avait ordonné en

 

1 La marine a supprimé depuis longtemps cette partie des anciens vaisseaux.

 

suite d'amarrer solidement la chaloupe; mais la nuit, survenue pendant ce travail, n'avait pas permis de ramener à bord Alfonso de Calvo, neveu du capitaine, quatre autres Portugais et dix Indiens, esclaves ou matelots, qui y étaient descendus. Quelques heures après, la fureur des vagues brise les amarres qui retenaient la chaloupe, et les hommes qui la montaient poussaient le cri de détresse qui avait porté le désespoir au coeur d'Édouardo de Gama, et avait entraîné l'imprudente manoeuvre dont le résultat devait être si déplorable.

Mais la Providence veillait sur le navire qui portait son élu; Dieu voulait manifester d'une manière éclatante sa prédilection pour l'illustre apôtre de l'Orient, et opérer un de ces prodiges dont le souvenir est impérissable.

François de Xavier venait d'arriver sur le tillac, et au moment où l'épouvantable vague engloutissait le vaisseau, on l'entend crier :

« Jésus ! Sauveur des hommes ! l'amour de mon âme ! secourez-nous ! je vous en conjure parles plaies adorables qui vous ont été faites pour nous sur la croix ! »

Au même instant, le San-JEquel, submergé déjà, se remet à flot, personne n'a péril La tempête diminue, le ciel s'éclaircit, on peut s'orienter, on va se remettre en marche...

            — Cherchons la chaloupe ! dit le capitaine.

Les matelots grimpent après les cordages; ils regardent dans toutes les directions... Rien! la mer... rien que la mer ! Le doute n'est plus possible, l'embarcation est engloutie!

On se remet tristement en marche, déplorant le . malheur des quinze hommes qui ont péri ; chacun, sous l'impression du danger auquel il vient d'échapper par miracle, partage plus sensiblement la douleur du capitaine qui pleure son neveu, et celle des Portugais et des Indiens qui pleurent leurs amis ou leurs parents. François de Xavier versait des larmes, lui aussi, car la chaloupe qui avait disparu portait deux musulmans dont il n'avait pu obtenir la conversion, et, n'attribuant leur obstination qu'à son indignité personnelle, il demandait à Dieu, de toutes les forces de son âme, de sauver ces malheureux par un miracle plutôt que de laisser perdre pour l'éternité les deux âmes qu'il désirait tant arracher à l'enfer. Bientôt il s'approche du capitaine

            — Mon cher Édouardo, lui dit-il, consolez-vous; la chaloupe reviendra; la fille rejoindra sa mère.

            — Oh ! c'est fini, mon bon Père ! Je ne puis l'espérer à moins d'un miracle,... lui répondit don Édouardo. Cependant, le Père de Xavier lui avait dit . « Elle reviendra. » Cette parole était pour lui l'espérance. Il fit monter un matelot... Rien ! pas un point sur la mer ! Le saint Père s'était retiré; après deux heures d'oraison il revient sur le pont

            — Eh bien ! cher capitaine, voit-on la chaloupe?

— Non, mon Père !

            — Faites monter dans la hune, cher senhor, l'embarcation reviendra.

— Oui, dit impatiemment Pedro Veilho, une chaloupe viendra peut-être quelque jour, mais ce ne sera pas celle que nous avons perdue.

            — Senhor Pedro, reprit notre saint, vous doutez de la bonté et de la puissance de Dieu? C'est manquer de foi. Rien ne lui est difficile, rien ne lui est impossible. J'ai mis la chaloupe sous la protection de la sainte Vierge, j'ai fait voeu de célébrer trois messes à Notre-Dame du Mont si elle nous revient avec les quinze hommes, et j'ai tant de confiance dans la miséricorde infinie de Dieu, que j'espère les voir revenir sains et saufs. Voyons, capitaine, ajouta-t-il en s'adressant à don Edouardo, faites monter dans la hune, je vous en prie !

Don Edouardo par déférence pour le saint Père, monte lui-même avec un matelot; il demeure en observation durant une demi-heure, et descend complètement découragé:la mer n'offrait pas le moindre point noir dans toute son étendue. En ce moment; notre saint éprouva une sorte de vertige qui le fit chanceler; il serait tombé si Fernando Mendez-Pinto ne l'eût retenu avec empressement :

            — Mon père, lui dit-il, voilà trois jours que vous êtes repris du mal de mer, vous ne vous accordez aucun repos, vous tomberez malade ! Je vous demande en grâce d'aller vous reposer dans ma chambre !

Dans tous ses voyages sur mer, le Père de Xavier, par amour pour la sainte pauvreté, n'acceptait jamais de chambre sur aucun vaisseau. Lorsqu'il voulait se retirer, il allait dans celle du capitaine ou d'un de ses amis, et pour dormir il s'étendait sur le tillac, la tête appuyée aux cordages. Il céda aux instances de Fernando, et le pria même de faire garder la porte par son esclave chinois, afin que personne ne le dérangeât. Mais loin de prendre un repos si nécessaire, le saint Père se mit en oraison, il y demeura jusqu'à la fin de la journée, et revint sur le pont au moment où le soleil disparaissait de l'horizon :

— Voit-on la chaloupe? demanda-t-il au pilote.

— Oh ! il faut oublier la chaloupe, mon Père; comment voulez-vous qu'elle ait résisté à une tempête aussi furieuse ! Et quand un miracle l'aurait sauvée, nous ne pourrions la voir, car elle serait à cinquante lieues d'ici, au moins.

            — Vous raisonnez très-bien, tout cela est très-juste, reprit le Père de Xavier, mais Dieu ne fait pas les choses à demi: s'il a sauvé la chaloupe par un miracle, il peut la faire avancer par un miracle. Avant que la nuit ne vienne, faites monter dans la huile, vous me ferez grand plaisir.

            — Il n'est rien que je ne fasse pour vous plaire, mon Père; je vais y monter moi-même.

Bientôt le pilote descend n'ayant rien aperçu sur aucun point.

            — Don Edouardo, dit Xavier au capitaine, la chaloupe vient, j'en suis sûr ! Je vous conjure de faire serrer les voiles pour lui donner le temps de nous rejoindre !

L'ordre fût donné et exécuté, on s'arrêta longtemps; mais les passagers souffrant du tangage et ne pouvant croire au retour d'une embarcation engloutie perdent patience et crient à force:  «A la voile ! à la voile ! capitaine, à la voile! à la voile ! »

Le Père de Xavier se jette sur l'antenne, il y appuie sa tète et il éclate en sanglots

            — Un peu de patience, je vous en conjure ! dit-il aux passagers; la chaloupe vient ! — et levant vers le ciel ses yeux pleins de larmes : —  « Jésus ! mon Seigneur et mon Dieu ! Je vous supplie, par les souffrances de votre sainte Passion, d'avoir pitié de ces pauvres gens qui viennent à nous à travers tant de périls ! »

Puis, il baissa ses paupières et demeura la tête appuyée sur l'antenne, sans faire un mouvement, sans prononcer une parole; on le croyait endormi.

«La chaloupe ! Miracle ! miracle ! la voilà ! » s'écrie un enfant placé au pied du grand mât.

Tout le monde accourt, tout le monde crie, on se presse, on se pousse, on vent voir... La chaloupe était là; son personnel était au complet; c'était une joie,un bonheur, des larmes, des actions de grâces à Dieu et au saint apôtre à qui on devait un tel prodige; c'était un véritable délire !

L'embarcation s'arrêta d'elle-même devant le navire; bien que la mer fût vivement agitée, la chaloupe ne fit pas un seul mouvement pendant que ses quinze hommes montaient à bord du San-Miguel; elle n'était point avariée, et ne paraissait pas avoir souffert.

Après les premières explosions de joie, chacun s'empressa de questionner ceux qu'on était si heureux de retrouver :

— Qu'un seul parle pour tous, dit le capitaine.

            — Oui, c'est cela ! c'est cela ! s'écrie-t-on; que don Alfonso de Calvo raconte ce qui leur est arrivé !

            — Eh bien! il ne nous est rien arrivé du tout, dit Alfonso.

            — Comment? Rien?

Non,vraiment. Je n'ai jamais vu un pilote comme le Père Francisco ! Il nous a conduits au milieu des écueils et des fureurs de la mer, mieux que ne l'aurait fait le meilleur et le plus expérimenté de tous les marins; nous n'avons pas éprouvé un seul instant de crainte, Malgré la violence de la tempête.

Tout le monde semblait frappé de stupeur. Le capitaine pénétré de la douloureuse pensée que son neveu était devenu fou par le fait de la submersion, porte un triste regard autour de lui; chacun lui parait être sous la même impression, et se renferme dans un silence navrant; nul n'a le courage d'adresser une seule question, c'est nue souffrance générale. Don Alfonso s'en aperçoit et n'y comprend rien :

            — Que trouvez-vous donc tous de si étonnant dans ce que je viens de vous dire? demande-t-il.

            — Le Père Francisco n'était pas avec vous, mon ami dit tristement le capitaine.

            — Si mon oncle, — si capitaine, il y était, répondirent en même temps les quinze hommes sauvés miraculeusement. Le Père Francisco peut bien vous le dire. Où est-il?

On cherche le Père Francisco; il s'était retiré ; il était en action de grâces:

            — Pourquoi donc, demande Alfonso, dites-vous que ce n'est pas vrai, quand vous l'avez vu arriver avec nous et monter le premier à bord du navire ?

            — Parce qu'il ne nous a pas quittés un seul instant, répond don Édouardo; du reste, il m'a tant assuré que vous reviendriez, il en paraissait si sûr, que malgré toutes les apparences j'ai espéré et me suis décidé à vous attendre, persuadé qu'il n'insisterait pas ainsi si Dieu ne lui avait fait connaître votre retour.

            — A nous, reprit Alfonso, il nous disait : « Courage ! mes enfants; je vois le San-Miguel, nous sommes sur sa route, nous le rejoindrons bientôt! Ayez confiance en Dieu     »

Les compagnons de Calvo appuyaient de leur témoignage tout ce qu'il venait de dire, lorsque les deux musulmans, qui depuis quelques instants causaient à voix basse, joignirent leur affirmation à celles des Portugais et des Indiens catholiques, ajoutant, avec une vive animation, que ni l'un ni l'autre ils n'avaient vu monter le Père de Xavier sur le navire; qu'ils avaient les yeux sur lui au moment de l'abordage, qu'ils avaient cessé de le voir tout à coup, pendant que don Alfonso montait, et qu'en même temps, ils l'avaient vu sur le pont, à l'autre bord :

— Pour nous, dit l'un d'eux, le fait est suffisant; la manière dont il nous a ramenés est un grand miracle sa présence sur la chaloupe, quand il est prouvé qu'il n'a pas quitté le bâtiment, est un miracle plus grand encore; la religion du prophète n'a jamais fait de tels prodiges, et, nous le disions tout à l'heure, nous allons demander le baptême au Père Francisco ! Si Jésus-Christ n'était pas Dieu, le saint Père, comme vous l'appelez, ne ferait pas de si grands miracles avec ce seul nom !

Tout était expliqué. Don Alfonso n'était pas devenu fou; ses quatorze compagnons ne l'étaient pas devenus non plus. Dieu avait opéré une succession de prodiges à la prière du grand Xavier : il avait sauvé le San-Miguel ; il avait sauvé la chaloupe; il l'avait ramenée droit an navire; il avait calmé la violence de la tempête; il avait rendu sensible la présence de son saint apôtre en deux endroits à la fois, et cela pendant une durée de vingt-quatre heures.

On était pressé de revoir notre saint; on avait besoin de le remercier, d'entendre sa douce voix, de se mettre à ses pieds. On trouvait sa prière trop longue ! Si on avait osé le déranger ! mais ce n'était pas possible; il fallait attendre patiemment, et on s'y résignait avec regret, lorsque enfin il reparut à la grande joie de tous. Les quinze hommes qu'il avait sauvés si merveilleusement se prosternèrent devant lui en le remerciant avec larmes et lui demandant sa bénédiction :

— Mon Père ! c'est vous qui nous avez sauvés ! lui disaient-ils, c'est vous qui teniez le gouvernail !... — Non, mes amis, c'est la main de Dieu qui l'a tenu ! c'est lui que vous devez remercier, lui seul ! leur répondit le saint Père, en rougissant.

Puis, s'adressant au capitaine :

Maintenant, à la voile ! mon cher Édouardo; Dieu va nous donner la plus heureuse navigation.

Treize jours près, ils touchaient le port de Sancian (1). En quittant le navire d'Edouardo de Gama, le Père de Xavier dit au pilote Francisco d'Aghiar:

« Vous ne périrez pas sur mer, quelque violentes que soient les tempêtes que vous essuierez, et quelque frêle que soit l'embarcation que vous monterez.»

Francisco d'Aghiar en avait assez vu pour croire aveuglément aux paroles prophétiques du grand apôtre. A partir de ce moment, il ne s'inquiéta ni du vent, ni de la saison, ni du bâtiment qu'il montait; il chantait pendant la tempête. Surpris un jour par une bourrasque effrayante, en allant de Tenasserim au royaume de Pégu, dans une mauvaise barque où il avait pris quelques passagers mahométans, il conservait sa gaieté d'esprit et ne s'affligea que médiocrement en voyant un navire se briser contre un écueil:

            — Comment pouvez-vous chanter, lui dit un des passagers, lorsque vous voyez la mort nous menacer ainsi ?

            — Le Père Francisco, notre saint Père, m'a prédit que je ne périrais pas sur mer ! Quand les vagues seraient dix fois plus hautes, je ne craindrais rien et j'irais, par cette tempête, dans une barque de verre ! Mais vous ne pouvez comprendre cela, vous, vous n'êtes pas de notre religion ! Votre prophète ne fait pas de miracles comme notre saint Père !

Si nous ne sommes pas engloutis, ce sera un miracle,

 

1 Ou Chang-Tchuen-Chan, d'après Malte-Brun. D'autres nomment cette île San-Chan.

 

assurément, dit un des musulmans, car je n'ai jamais vu de plus furieuse tourmente, et votre barque ne peut lutter que par un prodige impossible.

            — Promettez-vous de vous convertir, si nous arrivons à bon port?

— Oui ! oui ! s'écrièrent les infidèles; comme nous ne pouvons échapper à la mort sans miracle, nous demanderons le baptême à Tavar.

Arrivés à Tavar, ils voient sur le rivage plusieurs bâtiments échoués; ils apprennent que plusieurs ont péri corps et biens, et ils deviennent chrétiens à Tavar même.

Le vaisseau la Santa-Cruz, appartenant au capitaine Diogo de Pereira, était en rade de Sancian, prêt à faire voile pour Malacca, ainsi qu'un autre navire portugais. François de Xavier, intimement lié avec le capitaine de la Santa-Cruz, monta à son bord, le vent changea aussitôt, il devint favorable pour cette direction, et on leva l'ancre le 31 décembre 1551 :

            — Par une mer aussi calme, dit le capitaine, lorsqu'on eut gagné le large, nous pouvons causer à l'aise. Parlez-nous du Japon, mon Père; êtes-vous satisfait?

            — Dieu a béni nos travaux, répondit le saint apôtre; l'Evangile fait de magnifiques progrès dans les royaumes de Saxuma, de Firando, d'Amanguchi et de Bungo; il ne manque que des ouvriers à un sol aussi fertile, et j'espère pouvoir y en envoyer bientôt. Mais il faut aussi entreprendre la conversion de la Chine; je vais tâcher d'y pénétrer dès que j'aurai réglé les affaires et les intérêts de la Compagnie dans les Indes où je suis appelé en ce moment. J'ai un catéchisme traduit en chinois...

            — Mon Père, lui dit Joam Lopez, un des passagers, comment ferez-vous? Non-seulement la Chine ne veut plus de nos vaisseaux dans ses ports, mais encore il est interdit à tout étranger, sous peine de la vie, ou tout au moins d'une captivité perpétuelle, de poser le pied dans l'empire chinois. Quelques-uns de nos marchands l'ont tenté; on les a reconnus: les uns ont été mis à mort, les autres enchaînés comme des malfaiteurs. Je crois que vous n'avez qu'un moyen d'arriver, mon Père : c'est avec une ambassade solennelle au nom du roi de Portugal.

            — Ce serait un moyen excellent ! dirent tous les Portugais; Joam a raison, mais la dépense serait énorme.

Il faut, ajouta Lopez de riches présents pour l'empereur et les ministres, sans parler des frais d'armement et autres... Le vice-roi ne pourra peut-être pas s'en charger en ce moment où la guerre nécessite des dépenses si considérables?

    Je comprends toutes ces difficultés, dit le Père de Xavier, mais je veux espérer dans la Providence...

— Mon cher Père, s'écria le capitaine avec empressement, mon vaisseau et ma fortune sont au service de Dieu et au vôtre ! Je vous les offre de grand cœur pour la conversion de la Chine !

François de Xavier pressa sur son grand cœur l'ami si digne de lui; il l'embrassa avec des larmes de reconnaissance :

            — J'accepte ! mon excellent ami, lui dit-il, j'accepte avec joie ! Dieu vous rendra ce que vous lui aurez offert si généreusement. Je me charge d'obtenir du vice-roi l'ambassade nécessaire à mon entrée...

            — Je ne crains qu'une chose, mon Père ajouta le capitaine, c'est qu’on retienne mon navire à Malacca pour le service du roi ; car la guerre y est horrible, Père Francisco.

            — Oui ! lui répondit Xavier. Elle a été bien meurtrière ! mais Dieu, dont la miséricorde est infinie, s'est laissé toucher. Au moment, où, ne pouvant plus résister, la forteresse allait se rendre, les infidèles, frappés d'une terreur panique, ont pris là fuite et la ville est délivrée.

François de Xavier venait de révéler ce que Dieu lui avait fait connaître, avec tant de simplicité et de dignité, qu'on n'osa ajouter un mot. Après quelques moments de silence, le capitaine reprit :

            — Mon cher Père, vous êtes pressé de vous rendre à Goa, je suis obligé d'aller à Sunda, et la saison est bien avancée pour espérer que vous trouverez un vaisseau prêt pour les Indes en arrivant à Malacca.

            — Antonio de Pereira y est en rade; il se dispose à mettre à la voile pour Cochin, nous le trouverons prêt à partir, et j'en profiterai, répondit Xavier.

En ce moment, un tourbillon subit soulève une violente tempête; c'était le typhon (1), si dangereux dans les mers de la Chine, qui s'élevait avec fureur. L'équipage épouvanté supplie le saint Père, de le sauver, de

 

1 Ou taïfong, vent violent des mers de la Chine.

 

prier pour obtenir le calme. Le Père de Xavier ne répond pas; il se retire quelques instants dans la chambre du capitaine, et réparait sur le pont, les yeux élevés vers le ciel, le visage animé, l'air inspiré... Il bénit le navire à haute voix, puis il ajoute :

« Le vaisseau la Santa-Cruz ne périra pas sur mer ! Le lieu qui l'a vu construire le verra se détruire de lui-même. Plût à Dieu que celui qui est parti avec nous fût aussi heureux ! mais nous ne verrons que trop tôt quel est son triste sort ! »

Le saint avait à peine achevé de prononcer ces paroles prophétiques, que le tourbillon cessait, la mer devenait aussi calme qu'au départ. Bientôt on aperçoit deux matelots flottant sur une planche; ils font de pénibles efforts pour gagner la Santa- Cruz; on va à leur secours, on les accueille avec empressement... Ces matelots appartenaient à l'équipage dit bâtiment que nous avons vu partir avec celui de Diogo de Pereira, et qui, enlevé par le typhon, avait été brisé contre un écueil; tout avait péri corps et biens. Les deux naufragés qu'on venait de recueillir étaient les seuls dont la Providence eût épargné la vie.

Le capitaine Pereira s'arrêta à Singapour; une frégate allait faire voile de ce port vers Malacca. François de Xavier, bien certain des lumières qu'il avait reçues relativement à la présence du capitaine Antonio Pereira en rade de Malacca, lui écrivit pour le prier de retarder de trois jours son départ pour Cochin. Il écrivit aussi au Père Perez, et lui donna l'ordre de tout préparer, de manière à ce qu'il pût s'embarquer sans retard.

La nouvelle de l'arrivée si prochaine du saint Père se répandit en quelques heures dans toute la ville de Malacca :

« Ah ! s'il avait été ici, disait-on de tous côtés, s'il avait été ici, nous n'aurions pas tant souffert de cette horrible guerre ! Il nous aurait été plus secourable que l'armée la plus nombreuse et la plus vaillante ! »

En débarquant, le saint Père trouva la population réunie sur le port et empressée de lui dire tous les malheurs qui l'avaient écrasée en son absence :

            — Voyez, saint Père, tout ce beau quartier abattu par les Javans !...

            — Et ici, voyez, mon Père, regardez ! vous ne reconnaîtrez plus cette rue !

            — Mes bien chers enfants, répondit notre saint, vous êtes retombés dans de si grands péchés ! vous avez tant offensé Dieu ! est-il surprenant qu'il vous ait punis? Faites pénitence ! Vous avez attiré sur vous la colère de Dieu; tâchez maintenant d'attirer sa miséricorde; elle est infinie, ne l'oubliez pas !

Celui qu'on accueillait avec tant d'amour et d'empressement faisait son entrée solennelle dans cette ville, qui le regardait comme un souverain, couvert d'une pauvre soutane dont les lambeaux, assez peu adroitement retenus, menaçaient d'échapper au gros fil qui les rattachait l'un à l'autre. Deux jours après, l'humble apôtre soupait chez son ami don Francisco de Païva avec quelques autres Portugais:

            — Mon Père, lui dit Francisco, vous me paraissez bien beau ce soir; c'est donc pour nous faire honneur que vous avez mis cette belle soutane ?

Le Père de Xavier se regarde, s'examine...

            — Mais, c'est vrai, dit-il avec surprise, elle est toute neuve !... Comment cela s'est-il fait? Je ne me reconnais pas moi-même !... J'ai pourtant cru mettre ce matin la soutane que je portais hier !

Son étonnement amusait si bien ses amis, qu'il comprit le mot de l'énigme :

            — Cette belle soutane s'est trompée, je le vois, leur dit-il; elle cherchait son maître dans les ténèbres, et elle m'a pris pour lui.

On avait en effet changé son pauvre vêtement contre un neuf pendant qu'il dormait; il s'était habillé sans s'en apercevoir, il l'avait portée toute la journée sans s'en douter, et il avait fallu que Francisco de Païva lui fit une plaisanterie sur sa tenue de circonstance pour qu'il devinât la petite supercherie de ses amis.

Don Pedro de Silva n'était plus gouverneur de Malacca, il était remplacé par son trère, don Alvare d'Ataïde de Gama. Le Père de Xavier alla voir l'un et l'autre; il leur communiqua son projet d'ambassade en Chine, qu'ils approuvèrent dans l'intérêt de la couronne de Portugal aussi bien que dans celui de la religion, et il reçut avec joie la promesse de leur appui:

            — Je vous serais infiniment plus utile pour l'exécution de ce plan, lui dit le gouverneur, si j'avais l'intendance maritime, mais je ne suis pas major de la mer (1)

 

1 Préfet Maritime.

 

j'ignore même à qui cette charge, vacante depuis peu, sera donnée. Mon autorité se borne à la ville ; néanmoins j'emploierai tous mes moyens, je vous le promets, mon Père. Du reste, vous allez voir le vice-roi, vous êtes en faveur près de lui; faites une chose: demandez-lui de me nommer major de la mer, bien que je sois déjà gouverneur de la ville; votre affaire marchera à merveille. Je serai libre d'équiper un vaisseau royal pour cette ambassade, et je tâcherai de faire les choses royalement !

            — Senhor gouverneur, répondit Xavier, je présenterai bien volontiers votre demande...

            — Non, non, mon Père ! Il faut demander cela comme un simple désir de votre part. Je ne veux y être pour rien !

            — Je le ferai, senhor.

Et notre saint, que Dieu ne voulut pas éclairer en ce moment sur les intentions de don Alvare, le quitta plein d'espérance et charmé de son accueil.

Diogo de Pereira, fidèle à sa, noble promesse, lui donna trente mille écus d'or pour les premiers frais, et le grand Xavier, ayant terminé ces arrangements, s'embarqua sur le bâtiment d'Antonio Pereira, qui n'attendait plus que lui; les trois Japonais y montèrent aussi, et on fit voile pour Cochin, où on arriva le 24 janvier 1552.

 

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II

 

Le jeune roi des Maldives avait vingt ans; il n'était pas aimé de ses sujets, une révolte éclate, on veut son trône et sa vie; il abandonne l'un pour sauver l'autre et se réfugie sur la côte de Malabar, espérant que les Portugais lui prêteront le secours de leurs armes, et qu'il ne tardera pas à rentrer en vainqueur dans ses Etats. Mais les armées portugaises, trop occupées dans les colonies indiennes à les défendre contre leurs voisins, ne purent être employées en faveur du prince détrôné; tout ce qu'on put faire pour lui, ce fut de le recevoir dans la ville portugaise qu'il voudrait choisir pour son habitation. Il était à Cochin, il y resta, mais dans une position assez gênée. La Compagnie de Jésus lui offrit un asile dans sa maison, et, quoique mahométan, quoique franchement ennemi de la religion chrétienne, il accepta le bien que les apôtres de cette religion voulaient lui faire pour le consoler du malheur dans lequel ses sujets mahométans l'avaient impitoyablement jeté.

Le Père Hérédia avait entrepris sa conversion;.... elle était difficile. Il se laissa instruire volontiers, il écouta tout ce qu'on voulut; doué d'une intelligence remarquable, il saisissait, comprenait, retenait tout ce qu'on lui enseignait, et appréciait même la vérité dont il ne doutait plus; mais un chrétien pouvait-il espérer de régner aux Maldives ! Le jeune prince voulait ressaisir l'autorité royale qu'on lui avait enlevée

— Je crois, disait-il au Père Hérédia, je vois que la vérité est de votre côté; mais si je devenais chrétien mes sujets ne me reconnaîtraient jamais.

            — Et vous aimez mieux perdre votre âme pour l'éternité, que votre trône pour quelques jours? lui demandait le Père.

            — Je tiens à régner !...

            — Vous régnerez au ciel, où il n'y a pas de révolte, et d'où on n'est pas forcé de fuir...

            — N'en parlons plus, senhor. Je ne serai pas chrétien tant qu'il me restera le moindre espoir de rentrer en possession de mes Etats.

            — Eh bien ! reprit le Père, nous attendons notre saint Père de Xavier; vous savez qu'il fait tant de miracles, que, pour lui, le plus grand, le plus étonnant, c'est de n'en point faire. Vous verrez qu'il vous baptisera !

            — Je réponds du contraire, senhor, car il ne le fera pas malgré moi.

            — Non, prince, c'est vous qui le lui demanderez; vous ne résisterez pas à l'effet de sa présence. Quelques jours après, sacrifiant généreusement ses espérances terrestres aux espérances de la vie future, le jeune prince, fier de cet heureux échange, recevait le baptême solennellement... Saint François de Xavier l'avait embrassé en arrivant.

Notre saint ne devait s'arrêter à Cochin que pour attendre un bâtiment faisant voile pour Goa. Pendant ce court séjour, il profita du départ d'un vaisseau allant à Lisbonne, pour écrire au roi de Portugal, au Père Rodriguez, à la Compagnie de Jésus à Rome, et M

à saint Ignace :

 

«Mon très-véritable Père, mandait-il à ce dernier, — en date de Cochin, le 29 janvier 1552, — à mon retour du Japon, j'ai trouvé à Malacca les lettres de votre sainte charité. Dieu sait avec quel plaisir j'ai appris le bon état de votre santé, qui m'est si chère et si précieuse ! Les avis que vous me donnez me remplissent de consolation! Ils respirent toute votre douceur, toute votre piété; je les lis, je les relis, je les médite; mon coeur et mon esprit aiment à s'en nourrir. Quel délicieux souvenir pour moi, que ces derniers mots qui sont venus frapper mon âme : Je suis tout à vous, de manière à ne vous oublier jamais !  En lisant ces mots tracés par votre main, de délicieuses larmes sillonnaient mon visage ! Et encore, à l'instant où je vous écris, elles tombent sur mon papier, à la pensée de cet heureux temps où vous me pressiez dans vos bras comme l'objet d'un amour aussi pur que sincère, et qui me suit encore au-delà des mers? C'est à vos ardentes prières que je dois cette protection divine qui, au milieu des innombrables dangers que je viens de courir sur les mers et sur les terres du Japon, ne m'a jamais abandonné ! .....

« ….Vous dites, dans l'excès de votre amitié pour moi, que vous désireriez ardemment me voir une fois encore avant de mourir. Ah ! Dieu seul, qui voit le fond de mon coeur, sait quelle vive et profonde impression a faite sur mon âme ce doux témoignage de votre amour ! Chaque fois que je me le rappelle, et cela m'arrive souvent, mes yeux se remplissent de larmes involontaires; et quand se présente à mon esprit l'idée délicieuse que je pourrais vous embrasser encore une fois, car il n'est rien que la sainte obéissance ne puisse faire, je me trouve, à l'instant, surpris par une abondance de larmes que je ne puis arrêter ! »

 

Cette lettre, dont nous ne citerons que ces deux fragments, porte pour suscription : A maître Ignace, mon saint Père en Jésus-Christ.

Avec cette excessive sensibilité qui avait (les larmes pour toutes les émotions; avec cette constance dans ses affections, qui de chacun de ses souvenirs faisait une douceur dans le passé, une souffrance dans le présent; avec cette nature si délicatement impressionnable, et tout à la fois si énergique et si puissante, quel devait être le mérite de notre héroïque Xavier ! Eloigné d'abord de quatre mille cinq cents lieues, il se dit, en écrivant au Père de son âme : «Le moindre de vos enfants qui sont en exil si loin de vous! » C'était un sacrifice de chaque jour, que cette séparation ! Mais la gloire de Dieu l'appelle aux Moluques, et sars hésitation il court à douze cents lieues plus loin ! Il entend la voix de Dieu l'appeler au Japon, et il s'élance à travers tous les périls dont on le menace, il met plus de six mille lieues entre l'Europe et lui! Maintenant il a entrevu la Chine, il a vu des Chinois l'écouter avec avidité à Amanguchi; Dieu, à l'instant même, lui donne la parfaite connaissance de leur langue, il en conclut qu'il doit porter la foi dans leur empire, et il ne pense qu'à préparer les moyens d'y pénétrer, heureux d'avoir à sacrifier une fois de plus les vives affections de son cœur à la gloire et au service de Dieu:

 

« J'ai l'espoir, écrivait-il à la Compagnie de Jésus, que Dieu donnera l'entrée de la Chine non-seulement à notre Société, mais à tous les Ordres religieux (1), comme un vaste champ ouvert à la sanctification de tous, afin qu'ils fassent briller toutes les vertus au milieu de ce peuple mort, et qu'il faut rappeler à la vie !...

« .... Ah ! que ne puis-je vous peindre les consolations que Dieu se plait à répandre sur nos travaux ! Oh ! si je pouvais le faire comprendre à nos Universités européennes ! Si je pouvais les leur faire goûter et savourer ! Si tant de jeunes gens, qui se livrent sérieusement aux études, avaient approché leurs lèvres une fois seulement de ce délicieux breuvage, on les verrait bientôt tourner leurs regards vers les nations infidèles, et ambitionner la gloire d'en faire la conquête au nom du maître souverain de toutes les nations!... »

 

Cependant, plusieurs des membres de la Compagnie de Jésus répandus dans les Indes se rendaient à Goa, sur l'ordre du Père de Xavier, et d'autres se trouvant obligés d'y aller pour les intérêts de leurs chrétientés,

 

1 Trente ans plus tard, le Père Ricci, de la Compagnie de Jésus, et à qui deux de ses Frères avaient préparé les voies, parvenait enfin à planter la croix dans cet empire; le vœu du grand Xavier était exaucé.

 

précisément dans le même temps, notre saint les trouva presque tous réunis au collège de Sainte-Foi, lorsqu'il y arriva dans les premiers jours de février. Mais s'il fut consolé en apprenant de quelles abondantes bénédictions Dieu avait accompagné leurs travaux, s'il fut heureux de savoir que le roi, ayant fait droit à toutes ses réclamations et suivi de point en point tous ses conseils, la religion avait fait les progrès les plus satisfaisants dans les Indes portugaises; s'il fut ravi d'apprendre que le nombre des chrétiens s'élevait à cinq cent mille sur les côtes de la Pêcherie, où le Père Criminale avait été mis à mort par les Badages, il fut bien vivement affligé de l'état dans lequel il trouvait le Collège.

Le caractère indépendant du Père Gomez y avait tout bouleversé; il l'administrait selon ses idées et non selon l'esprit de la Compagnie; il n'avait tenu aucun compte des observations qui lui avaient été adressées. La ville de Cochin désirait un Collège; le Père Gomez est instruit de ce désir et part pour l'aller établir lui-même. Il s'entend avec le commandant de la forteresse qui lui donne l'église de la Mère-de-Dieu, malgré le grand vicaire et malgré la confrérie à laquelle elle appartenait. Le Père Gomez accepte la donation, la confrérie lui intente un procès, il le soutient. Le peuple, accoutumé à l'humilité, à la charité, à la mansuétude des Pères de la Compagnie de Jésus, ne comprend rien à sa ténacité et s'irrite contre lui. « Si le saint Père le savait ! » répétait-on de tous côtés. Il s'était fait des ennemis à Goa, il mit contre lui toute la ville de Cochin. Les réclamations s'élevaient vives et nombreuses; elles se firent entendre jusqu'au pied du trône; elles allèrent jusqu'au saint fondateur de la Compagnie; il avait bien fallu en appeler au Père de Xavier, et le grand apôtre avait tout quitté, il avait franchi plus de deux mille lieues, il était à Goa.

L'affaire de Cochin avait été réparée. François de Xavier, dans le peu de jours qu'il venait d'y passer, avait réuni, à la cathédrale, le grand vicaire, le commandant, la Confrérie de la Mère-de-Dieu; il s'était mis à genoux, il avait demandé pardon à tous du scandale occasionné par la conduite du Père Gomez, et il leur avait remis les clefs de l'église à laquelle il renonçait au nom de la Compagnie. La Confrérie, profondément pénétrée d'édification pour tant d'humilité et de désintéressement, lui avait rendu les clefs de l'église dont elle lui avait fait une entière donation.

Il était moins aisé de réparer le mal fait au Collège de Goa. Xavier ne recula devant aucune dés mesures nécessaires. Il renvoya les jeunes Portugais que Gomez y avait admis trop légèrement ; il y rappela les jeunes Indiens qu'il en avait expulsés; il rétablit le séminaire tel qu'il était auparavant; enfin, il fit au Père Gomez de sages représentations qui furent accueillies avec assez de hauteur pour forcer le Père de Xavier à user de sévérité. Il envoya Gomez à Diu, et donna l'ordre au supérieur des Pères qui y résidaient de lui signifier son expulsion de la Compagnie, et de l'engager à retourner en Portugal par le premier bâtiment qui ferait voile pour Lisbonne. Les ordres du saint apôtre furent exécutés: Antonio Gomez s'embarqua pour le Portugal; mais il n'y arriva pas; le naufrage du vaisseau sur lequel il était monté l'envoya dans l'éternité !...

François de Xavier venait de recevoir de Rome le titre et les pouvoirs de Provincial de la Compagnie de Jésus pour les Indes et pour tous les Etats de l'Orient; saint Ignace lui communiquait en nième temps tous les privilèges qui lui avaient été accordés à lui-même comme chef de l'Ordre, avec pouvoir de les passer à ceux de la Compagnie à qui il les jugerait utiles.

Muni de ces pouvoirs, le Père de Xavier nomma le Père Barzée vice-provincial, et., en même temps, recteur du collège de Sainte-Foi. Il força l'humilité du Père Barzée à subir ces deux charges dont il l'investit en présence de tous les Pères réunis, après quoi il s'agenouilla humblement devant lui pour reconnaître son autorité. Le Père Barzée, profondément humilié de voir à ses pieds le grand apôtre de l'Orient, se prosterne sans pouvoir prononcer une seule parole; puis, il essaie de redire son insuffisance et son indignité, mais il est forcé d'obéir. Le Père de Xavier ordonne à tous, en vertu de la sainte obéissance, d'obéir au vice-provincial comme au Père Ignace, et il lui ordonne à lui-même d'expulser de la Compagnie ceux qui agiraient indépendamment de. son autorité, ou qui résisteraient à ses ordres, quelles que fussent d'ailleurs leurs vertus et leurs qualités, et quels que fussent leurs talents. L'obéissance étant à ses yeux la première vertu du religieux, tout le reste devait être, compté pour rien dans celui qui ne la possédait pas.

Il donna des instructions écrites et détaillées au vice-provincial sur l'administration temporelle et spirituelle de la Compagnie et du collège; puis, il désigna à chacun des Pères le poste qu'il devait occuper désormais, et, toutes ces choses réglées, il s'occupa des préparatifs de son voyage en Chine.

Le vice-roi, à la demande de François de Xavier, donna à Diogo de Pereira le titre et les pouvoirs d'ambassadeur en Chine; il le chargea de présents pour l'empereur et fit tous ses efforts pour seconder les projets de Xavier. Pereira, de son côté, fit les frais de magnifiques chasubles de drap d'or, de parements d'autel de brocard, de tableaux religieux dus au pinceau des meilleurs artistes, enfin de brillants ornements d'église, destinés à donner aux Chinois une idée de la majesté du culte catholique, et à les prévenir par là en faveur de la religion qu'on venait leur annoncer. Le 7 avril, le Père de Xavier écrivait au roi de Portugal : « Nous partons, au nom de Votre Altesse, avec de riches présents que Diogo de Pereira a achetés partie aux frais de votre trésor, partie aux siens; mais nous en portons un autre si précieux, qu'aucun roi que je sache n'en fit jamais d'aussi magnifique à un autre roi: c'est l'Évangile de Jésus-Christ ! Si l'empereur de la Chine en connaît un jour la précieuse valeur, il y attachera plus de prix qu'à tous ses trésors. J'espère que Dieu jettera enfin un regard de miséricorde sur ce vaste empire, qu'il éclairera ces peuples créés à son image et qu'il leur fera connaître Jésus-Christ Sauveur de tous les hommes.

« Je pars avec Pereira et un de nos Frères. Le but de cette ambassade est de demander la délivrance des Portugais retenus captifs en ce pays, et de proposer un traité d'alliance entre Votre Altesse et l'empereur de la Chine. Mais mon but personnel est de déclarer la guerre à l'ennemi de Dieu et des hommes. C'est donc au nom du Roi des rois que je me présenterai devant l'empereur et devant ses sujets, en leur annonçant que ce n'est plus au démon, mais à Dieu leur Créateur, à Jésus-Christ, leur Seigneur souverain, qu'ils doivent rendre hommage !

« C'est une entreprise qui peut paraître téméraire et audacieuse, que celle d'aller se présenter devant un puissant monarque pour le convaincre d'erreur ; si cette mission est déjà périlleuse en face des princes chrétiens, combien doit-elle L'être davantage en présence de la barbarie ! Mais Dieu lui-même est notre but; lui seul nous anime, il nous soutiendra. Cette pensée nous remplit de confiance et d'espérance; appuyés sur son bras tout-puissant, nous oserons tout pour sa gloire. Que craindrions-nous? Qu’avons-nous à redouter? Nous ne devons craindre que le malheur d'offenser Dieu; nous ne devons redouter que les effets de sa colère .    ….

« .... Ma confiance n'a plus de bornes, lorsque je considère que pour une mission aussi sublime, pour porter le flambeau de la vérité dans un autre monde pour ainsi dire au milieu des ténèbres de la superstition et de la barbarie, Dieu a daigné nous choisir, nous, le plus lâche et le plus grand des pécheurs ..... « Il faut donc que ma volonté réponde à la confiance et à l'ardeur qu'il a plu à Dieu de m'inspirer, dans sa miséricorde infinie; il faut que je sois toujours prêt à voler où sa voix m'appelle pour y proclamer sa divine loi, puisqu'il veut bien m'en donner les moyens par l'entremise de Votre Altesse.

« Ma reconnaissance pour les personnes qui représentent ici Votre Altesse, et qui m'ont secondé dans mes plans pour la gloire de Dieu, m'a fait solliciter auprès de vous plusieurs grâces en leur faveur. Mes désirs ont été pleinement satisfaits. Daignez, Senhor, agréer mes sincères remerciements; pour moi, j'en conserverai un souvenir éternel. »

 

C'est encore de Goa que le grand apôtre écrivait cette admirable lettre au Père Cypriano, où après l'avoir repris sévèrement de l'imprudence de son zèle et de son peu d'empire sur son caractère emporté; il ajoute :

 

« Jusqu'ici j'ai dicté; maintenant, je prends la plume : reconnaissez mon écriture et mon cœur.

«O mon cher Cypriano ! si vous saviez quels sentiments d'affection pour vous m'ont inspiré cette lettre, vous n'oublieriez jamais François de Xavier ! vous l'auriez toujours présent à l'esprit, et peut-être répandriez-vous des larmes abondantes, en songeant à la charité dont son cœur brûle pour vous. Ah ! si le secret des cœurs pouvait être pénétré en cette vie ! vous verriez, mon Frère Cypriano, quelle place profonde vous tenez dans le mien !

« Je suis tout à vous, à ne vous oublier jamais.

 

« FRANÇOIS. »

 

Le moment du départ approchait. Saint François de Xavier employa les dernières nuits qu'il passait au Collège à donner ses avis aux Pères qu'il allait quitter. Trop occupé le jour pour leur adresser à tous les exhortations et recommandations qu'il jugeait leur être utiles dans leur vie d'apostolat, si dure et si difficile au milieu de ce mélange d'Indiens et de Portugais, il leur consacrait les premières heures de la nuit, se réservant le reste pour l'oraison. Il écrivit ses instructions pour chacun de ceux dont le poste offrait plus de difficulté, et les seules recommandations qu'il laissa au Père Barzée, vice-provincial, n'ont pas moins de soixante-dix pages, qu'on ne peut lire sans une admiration soutenue de la première à la dernière ligne.

Enfin l'heure étant venue, l'illustre apôtre se sépara de ses Frères le 12 avril 1552, et s'embarqua sur un vaisseau royal qui faisait voile pour Malacca. En vue de Sumatra, une violente tempête menace de le submerger, le capitaine parle d'alléger le bâtiment en jetant la surcharge à la mer

            — Arrêtez ! capitaine, lui dit le Père de Xavier; la tempête va cesser avant le coucher du soleil, et d'ici-là nous n'avons rien à craindre.

Le capitaine savait la valeur des paroles de Xavier; il obéit et peu après le calme se faisait. Le soleil était encore sur l'horizon.

On approchait de Malacca. Le visage du saint Père s'altère subitement; c'est une impression de tristesse qui afflige ceux qui l'entourent :

            — Mon Père, vous souffrez ? lui demande-t-on.

            — Oh ! oui, répondit-il, et beaucoup ! Priez pour la malheureuse ville de Malacca, car elle est en proie à une maladie contagieuse qui la décline en ce moment.

 

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III

 

Tous les membres de la noble famille d'Azpilcueta de Asnarez étaient réunis depuis quelques jours au vieux manoir de Xavier, berceau de tous. Chacun avait reçu sous son toit les premières caresses et la première éducation; chacun y avait recueilli plus tard la dernière bénédiction et le dernier soupir d'un père et d'une mère tendrement vénérés, et chacun aimait à s'y retrouver tous les ans avec la compagne qu’il s'était choisie et les enfants qu'elle lui avait donnés. Un seul manquait dans ces douces réunions de famille; un seul était toujours absent; mais il était toujours aimé, et les souvenirs qu'il avait laissés à ses frères étaient bien chers à tous. D'ailleurs, celui qui manquait, et dont on se plaisait à respecter la place vide à la table et au foyer, n'était-il pas la plus magnifique illustration de la noble et pieuse famille? Ils étaient tous plus fiers du grand apôtre des Indes et du Japon, que de tous les aïeux dont les portraits et les armures figuraient dans la grande galerie du château. C'était même lui, ce cher absent, qu'on ne devait plus revoir en ce monde, qui donnait lieu à la réunion qui nous occupe, réunion anticipée, car on n'était encore qu'au mois d'avril. Mais, dès les premiers jours de février 1552, le châtelain de Xavier avait mandé à ses frères, dont les uns étaient à la cour, les autres dans leurs terres, qu'un évènement merveilleux, arrivé au manoir, et qu'il attribuait à la grande sainteté de leur cher Francisco, lui faisait désirer leur présence le plus tôt possible. Au reçu de ce message, ses frères s'étaient concertés par lettres, et chacun avait pris ses mesures pour se trouver à Xavier dans les premiers jours d'avril; car on voyageait alors à bien petites journées, surtout quand il fallait emmener sa femme et ses enfants.

Le vendredi de la Passion, toute la famille s'était rendue de bonne heure à la chapelle, où l'aumônier allait offrir le saint sacrifice. Tous avaient les yeux fixés sur le grand crucifix de bois peint et de grandeur naturelle, dont nous avons parlé: ce crucifix que don Francisco avait aimé et que sa mi~re aimait à entretenir de celui que Dieu, dans son amour de préférence, avait ravi à sa tendresse maternelle. Tout à coup, plusieurs cris s'échappent à la fois;... toutes les têtes se sont inclinées;... des sanglots se font entendre...

La merveille se renouvelait !... Du crucifix on voyait couler du sang.

Ce miracle se reproduisait régulièrement tous les vendredis; quelquefois même le sang perlait sur toute l'étendue du corps, comme une abondante sueur, et les plaies des mains, des pieds et du cœur n'en coulaient pas moins abondamment. Cette merveille s'était manifestée pour la première fois, le premier vendredi de janvier; elle s'était renouvelée le second, puis encore le troisième; on avait averti l'autorité ecclésiastique, et l'évêque, après avoir été témoin du fait, avait appelé l'inquisiteur, le gouverneur de la province, le commandant de la citadelle, toutes les autorités de Pampelune à le vérifier; toutes l'avaient constaté et certifié. Il était naturel que le Seigneur de Xavier désirât que toute sa famille fût témoin de ce prodige.

Dans les lettres de saint François de Xavier, nous n'en trouvons aucune adressée à sa famille pendant toute la durée de son apostolat dans les Indes; mais n'eussions-nous d'autre preuves des sentiments qu'il conservait pour elle que le miracle du crucifix dans la chapelle du château de ses pères, elle serait plus que suffisante.

On est généralement persuadé, dans le monde, que la vocation religieuse éteint de son souffle toutes les affections de famille, et que celui qui se sépare des siens pour suivre la voie dans laquelle il est appelé, n'a rien à sacrifier de son côté. L'illusion est complète. Nous avons entendu dire plusieurs fois, même à des personnes pieuses:

« Oui, saint François de Xavier est un grand saint assurément; mais il a refusé de voir ses parents, avant de partir pour les Indes, et c'est bien dur ! Un fils n'a pas le droit d'imposer un tel sacrifice à sa mère ! c'est contre nature!»

Ce qui équivaut à dire qu'un fils qui entend d'un côté la voix de Dieu, et de l'autre la voix de sa mère, n'a pas le droit d'obéir à la première; ou que Dieu n'a pas le droit de demander un sacrifice héroïque à celui qui s'est voué tout entier à son service et à sa gloire. Si notre saint eût moins aimé sa famille, il n'aurait pas cru devoir offrir à Dieu la privation de la revoir une dernière fois en ce monde. Cette sublime abnégation n'est pas contre nature; elle est surnaturelle, ce qui est bien différent.

Ceux qui jugent ainsi cette action héroïque du généreux Xavier, n'ont pas lu sa correspondance. Ils n'ont pas pénétré dans cette âme si aimante et si tendrement expansive: ils n'ont pas compris ce cœur qui laissait tomber tant de larmes sur les souffrances du prochain, qui trouvait de si douces consolations pour toutes les douleurs, qui avait de si tendres caresses pour l'enfance, qui témoignait une si compatissante charité pour toutes les misères !... Ils n'ont pas compris celui que les lépreux et les pestiférés appelaient leur père, leur ami, leur consolateur ! celui à qui les pauvres osaient baiser les mains, parce que son humilité ne leur permettait pas de lui baiser les pieds ! ...

Mais Dieu savait tout ce que le grand Xavier souffrait pour son amour et pour sa gloire, et il semblait vouloir témoigner à toute la famille de l'illustre saint combien étaient vives et profondes les douleurs de son laborieux apostolat, et de quelles abondantes consolations il était soutenu dans cette vie d'immolation et de sublime dévouement à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Dieu semblait témoigner qu'il partageait les souffrances de l'héroïque apôtre qui affrontait tant de périls, bravait tant de dangers, supportait tant de fatigues pour l'honneur de son nom. La famille de notre saint le comprit ainsi. Elle prit note des jours où le sang coulait en plus grande abondance des plaies et du corps du crucifix, et, plus tard, en rapprochant les dates et,lès faits, il fut reconnu, assurent, les historiens, que le sang coulait davantage lorsque le saint apôtre courait de plus grands périls ou éprouvait de plus grandes souffrances.

 

Arrivé à Malacca, François de Xavier trouva cette ville en proie à une épidémie contagieuse qui dévorait ses habitants. Les malades étaient sans secours; les morts sans sépulture, les Pères, de Compagnie de Jésus se dévouaient sans pouvoir suffire à tant de besoins; Xavier, qui savait se multiplier en quelque sorte, fit un hôpital du Collège, remonta les courages, prodigua ses soins et ses consolations, ne prit plus un seul instant de repos, fit des prodiges et se fit bénir de tous, comme toujours. Ni lui ni ses Frères ne furent atteints de la contagion.

La peste ayant diminué d'intensité, Xavier pensait à préparer son voyage en Chine, lorsque, entrant un jour dans une rue d'où il entendait pousser des cris de douleur, il en demanda la cause et apprit qu'une pieuse femme, depuis longtemps sous sa direction, venait de perdre son fils subitement.

Francisco Xiavo avait imprudemment approché ses lèvres de la pointe d'une flèche indienne; il était mort presqu'aussitôt après : la flèche était empoisonnée. Le Père de Xavier pénètre dans cette maison de deuil, il est touché de tant de larmes, et dit au mort :

« Francisco ! au nom de Jésus- Christ, levez-vous ! » Francisco se lève, et retrouvant une vie qui lui a été rendue pour la gloire de Dieu, il va la lui consacrer tout entière dans la Compagnie de Jésus.

Cependant notre saint avait apporté au gouverneur le brevet de major de la mer, que le vice-roi lui accordait par considération pour, le Père de Xavier à qui on ne refusait rien. Don Alvare reçut, avec le témoignage d'une sincère gratitude, ce nouveau titre qui augmentait considérablement sa fortune et son autorité. Xavier espérait qu'il allait se hâter d'en faire usage en activant l'armement d'un vaisseau pour l'ambassade, et il attendait depuis bien des jours sans voir les moindres préparatifs, lorsqu'il apprit que don Alvare avaitjuré que l'ambassade n'aurait pas lieu, qu'il l'entraverait de tout son pouvoir, et qu'il venait de donner Pordre d'enlever le gouvernail de la Santa-Cruz, afin que Diogo de Pereira ne pût partir malgré lui.

Il y avait deux motifs à l'opposition du gouverneur: L'année précédente, il avait demandé à Diogo de Pereira de lui prêter une somme d'argent que Diogo lui avait refusée, ayant de bonnes raisons de suspecter sa solvabilité. Don Alvare s'était promis le plaisir de la vengeance. A ce premier motif d'opposition venaient se joindre ceux de la jalousie et de la cupidité. Don Alvare trouvait mauvais qu'on ne l'eût pas choisi pour ambassadeur, et qu'on eût honoré de cette dignité un homme de naissance inférieure et qui avait fait sa fortune dans le commerce maritime.

 

Xavier lui fit offrir une somme considérable pour satisfaire sa soif de l'or, et acheter ainsi sa bonne volonté; il échoua. Don Alvare voulait tout ou rien. Oubliant les soins que le père de Xavier lui avait prodigués dans la maladie grave qu'il venait de subir oubliant que ce bon Père était allé chaque jour dire la messe dans sa chambre pendant toute la durée de cette maladie ; oubliant enfin tout ce qu'il devait au saint apôtre, Don Alvare résolut de se porter aux dernières extrémités contre lui. Ses plus sincères amis lui représentèrent vivement les peines portées par les lois contre les fonctionnaires qui entravaient la navigation des vaisseaux marchands portugais, et le danger d'encourir le mécontentement du roi, en refusant au saint Père Francisco les moyens de propager et d'étendre la foi; rien ne put fléchir l'iiitraitable gouverneur. Prenant sa canne et menaçant les officiers .qui ne lui parlaient ainsi que dans ses intérêts personnels, il leur dit :

— Je suis trop vieux pour recevoir des conseils ! J'ai juré que Diogo de Pereira ne passerait en Chine ni à titre d'ambassadeur, ni à titre de marchand, et je vous déclare qu'il n'ira pas, tant que je serai gouverneur de Malacca et major de la mer ! Si le Père de Xavier a tant d'envie de prêcher les païens, s'il a tant de zèle pour leur conversion, qu'il aille dans le Brésil ! qu'il aille dans le Monomotapa !...

Francisco Alvarez, en sa qualité de commandant de la citadelle, voulait faire reprendre d'autorité le gouvernail de la Santa-Cruz. Xavier s'y opposa. Le gouvernail était sous la garde de soldats forcés d'obéir au gouverneur, ils l'auraient défendu, l'affaire aurait pu provoquer une révolte générale contre l'auteur de cette criante injustice, Xavier ne pouvait l'autoriser; il tenta une autre voie. Il pria don Joam Soarez, grand vicaire, d'aller porter au gouverneur les lettres du roi, ordonnant à tous ses officiers de terre et de mer de faire tout ce qui serait en leur pouvoir pour seconder les intentions du Père de Xavier, et le décret du vice-roi Alphonso de Noronha déclarant criminel d'État quiconque mettrait obstacle à l'ambassade qu'il envoyait en Chine, au nom du roi Jean III. Le grand vicaire se rendit an désir du saint apôtre, et porta ces pièces à don Alvare, dont l'emportement devint furieux à cette vue :

            — Eh ! que m'importent les intérêts du roi ! s'écria-t-il en pâlissant de colère. Le roi le veut, moi je ne le veux pas ! Je serai le maître ! L'ambassade ne partira pas !

Don Alvare d'Ataïde était frappé d'aveuglement tous les moyens employés pour l'éclairer semblaient épaissir les ténèbres de son esprit, et augmenter la dureté de son cœur. Non content de mépriser les ordres de son souverain, il se,répandait en paroles outrageantes pour le grand apôtre des Indes, qu'il savait être un objet de vénération pour la ville entière; mais l'humble Père de Xavier ne lui témoignait que douce charité en retour de ses coupables insultes.

Cependant, le temps de la navigation s'écoulait, les moments étaient précieux, François de Xavier avait épuisé toutes les ressources de sa charité pour vaincre le mauvais vouloir de don Alvare par les voies de la douceur; il crut devoir employer, enfin celles de la sévérité.

Dans le seizième siècle, la science n'avait pas encore fait assez de progrès, les lumières n'étaient pas assez généralement répandues pour avoir éteint la foi dans les âmes, au point de les rendre indifférentes aux effets des grandes menaces de l'Eglise; il était réservé au siècle des lumières et du progrès, au siècle de la perfectibilité, de rire de ses anathèmes, de se moquer de ses foudres, de méconnaître son autorité divine. Don Alvare d'Ataïde devançait son époque.

Xavier n'avait laissé connaître qu'à l'évêque de Goa les pouvoirs qu'il tenait du Saint-Siège; les seigneurs de la cour de Portugal, qui se succédaient dans les Indes en qualité de vice-roi, savaient que le Père Francisco de Xavier était légat du pape; mais ils l'avaient appris à la cour. Depuis dix ans que le saint apôtre était dans les Indes, il ne se présentait partout que sous le titre le plus cher à son coeur : celui de membre de la sainte Compagnie deJésus. Cependant, il fallait tenter encore un moyen de vaincre l'obstination de don Alvare; le Père de Xavier s'y résigna. Il mit sous les yeux de don Joàm Soarez le bref qui l'honorait de la divinité de légat apostolique pour tout l’Orient, en lui conférant tous les pouvoirs qui y sont attachés; puis, il lui remit la requête suivante, en le priant de la faire connaître au gouverneur.

 

« Sur la demande du roi notre senhor, le souverain pontife Paul III m'a envoyé dans les Indes, avec la mission d'y répandre la lumière de l'Evangile, d'y faire connaître le culte dû au Créateur de l'univers, d'y convertir à la véritable foi les, hommes créés à l'image de Dieu. Pour donner à cette mission plus d'efficacité, pour écarter plus aisément les obstacles qui pourraient l'entraver, le même souverain pontife m'a donné le titre et les pouvoirs de légat apostolique pour tout l'Orient. Il en a adressé le bref au roi de Portugal, en y joignant des lettres de sa main, confirmant, par cet imposant caractère la mission que j'avais eu l'honneur de recevoir. Appelé près du roi, au moment de mon départ pour les Indes, Son Altesse me remit le bref du souverain pontife et les lettres de son approbation royale. A mon arrivée dans les Indes, je présentai ces titres au senhor évêque de Goa, don Joam d'Albuquerque, qui les reconnut et les approuva comme il convenait.

«Aujourd'hui, le même senhor évêque m'envoie porter la foi dans l'empire de la Chine, espérant de cette mission les résultats les plus avantageux pour la gloire de Dieu. Vous pourrez vous convaincre des sentiments du senhor évêque à cet égard, par la lecture de la lettre qu'il adresse à l'empereur de la Chine, que je joins ici.

«Le vice-roi des Indes, afin de me faciliter l'entrée de la Chine et de garantir ma personne, dans l'intérêt de la religion que je prêche, envoie un ambassadeur à l'empereur de la Chine, avec des lettres qui témoignent de l'authenticité de sa mission: cet ambassadeur est Diogo de Pereira.

« Francisco Alvarez, officier royal, commandant de la citadelle et inspecteur des finances de Son Altesse le roi de Portugal, a ordonné l'exécution des volontés écrites du vice-roi relativement à cette ambassade.

 «Le gouverneur de Malacca s'oppose seul à l'accomplissement des ordres du vice-roi. Il met obstacle au départ de l'ambassadeur, et par conséquent à la prédication de l'Evangile. Il entrave la liberté du ministère apostolique dans une entreprise évidemment agréable à Dieu. Je vous prie donc, je vous conjure avec instance, au nom de Dieu et du senhor évêque de Goa, votre supérieur ecclésiastique, et dont vous êtes le représentant en ce pays, d'expliquer an gouverneur de Malacca le sens des décrets du Saint-Siège : Qui vero de cœtero, qui contiennent une sentence d'anathème contre ceux qui s'opposent au ministère du légat apostolique. Conjurez don Alvare, pressez-le, suppliez-le, au nom de Dieu même, de lever les entraves qu'il a mises à notre ambassade envoyée par le vice-roi et le senhor évêque. Et si après toutes vos instances, il persiste dans son opposition, vous lui déclarerez qu'il est à l'instant même retranché du sein de l'Eglise et n'a plus de part à sa communion. Dites-lui bien que ce n'est pas en vertu de votre autorité, ni de celle du senhor évêque; que ce n'est pas non plus en vertu de la mienne qu'il est excommunié, mais par la puissance suprême des souverains pontifes qui ont rendu ces saints décrets.

« Vous le supplierez ensuite, en mon nom, par les plaies sacrées de Jésus-Christ Notre-Seigneur et par sa sainte mort, de ne pas mériter plus longtemps des peines aussi graves, s'il ne veut encourir de la part de Dieu des châtiments dont il ne saurait prévoir la rigueur.

« Ces mesures prises, je vous prie de me renvoyer cette requête en y joignant par écrit la réponse du gouverneur, afin que ces documents présentés au senhor évêque, ne me laissent pas soupçonner de négligence dans l'inexécution d'une expédition entreprise sous ses auspices.

« Je vous conjure de ne mettre aucun retard dans l'accomplissement de ce devoir de votre ministère, car la saison propre à la navigation dans les mers de la Chine est déjà très-avancée. La démarche que vous allez faire est une oeuvre utile à  la gloire de Dieu, et je la désire très-vivement. Je ne puis croire que don Alvare soit assez endurci pour braver les foudres de l'Eglise en persistant à s'opposer à notre départ. »

Don Joam Soarez ne fut pas plus heureux cette fois qu'il ne l'avait été la première :

— Votre Père de Xavier, vociféra le gouverneur, est un ambitieux hypocrite ! c'est l'ami des pécheurs et des publicains !... Dites-lui que je me moque de lui et de ses censures, et laissez-moi tranquille ! retirez-vous ! Le grand vicaire n'avait jamais vu tant d'impiété. Il dut, d'après la volonté du légat, en venir à l'extrémité : il excommunia celui qui venait de se moquer ainsi du vicaire de Jésus-Christ, de mépriser ses ordres et de braver ses plus redoutables menaces.

François de Xavier était venu dans les Indes altéré de souffrances, brûlé du désir de mériter la couronne du martyre dans ce pénible apostolat, et il gémissait chaque jour devant Dieu, depuis dix ans qu'il travaillait à sa gloire, au milieu des païens et des infidèles, d'être jugé indigne de mourir pour la foi qu'il prêchait. Ses lettres témoignent souvent de ce vif et profond regret. Dieu lui réservait un genre de martyre mille fois plus douloureux et plus amer pour la nature qu'il n'eut osé l'espérer dans sa profonde humilité.

Don Alvare s'empare du vaisseau la Santa-Cruz; il en donne le commandement à Luiz d'Almeida, à qui il impose vingt-cinq matelots qui ont reçu ses instructions, ses promesses, et ses menaces, et il annonce que la Santa-Cruz va partir pour l’île de Sancian et qu'il l'envoie trafiquer pour son propre compte.

Le zèle de l'ardent apôtre se prend aussitôt à cette amorce. Sancian est si près de la Chine !

            — Je partirai sur la Santa-Cruz, dit-il à don Joam Soarez; Dieu me donnera, j'espère, le moyen de pénétrer dans un port chinois, et si je suis arrêté, eh bien je prêcherai la vérité aux prisonniers avec lesquels je serai enfermé ! Je leur enseignerai la loi de Jésus-Christ et ils pourront la faire connaître à d'autres. Je partirai !

Diogo de Pereira était forcé de se tenir caché à Malacca pour éviter les effets de la violente haine du gouverneur, qui déjà l'avait ruiné en s'appropriant la Santa-Cruz et les richesses dont elle était chargée. Le cœur de Xavier saignait de douleur à la pensée de la ruine entière de la famille de son ami.

 

« Dieu m’est témoin, lui écrivait-il, de l'intention qui me dirigeait à votre égard; si elle n'eùt été pure et droite, je mourrais de chagrin ! Je vais m'embarquer, j'attendrai à bord l'heure du départ, afin de ne pas voir votre famille dont la ruine me déchire ... Que Dieu pardonne à l'auteur de tant de malheurs! ... Je ne vous demande qu'une chose, c'est de ne pas venir me voir; votre présence m'écraserait. Et pourtant j'espère que ce désastre tournera à votre avantage, car je ne doute pas que le roi ne fasse tout ce que je lui demande pour vous, et ne vous dédommage généreusement de tous les sacrifices que vous avez faits à la cause de Jésus-Christ. J'ai fait faire mes derniers adieux au gouverneur. Que Dieu pardonne à cet homme ! mais son sort est à plaindre. Hélas ! il sera puni plus sévèrement qu'il ne pense.... »

 

Avec cette cuisante douleur qu cœur, avec celle que lui causait l'état spirituel de don Alvare, avec le chagrin qu'il éprouvait de voir tous ses projets traversés par l'enfer, le grand Xavier traite les affaires de la Compagnie Pomme s'il j unissait du plus grand calme, de la plus parfaite liberté d'esprit. Il écrit plusieurs lettres à Goa, il s'occupe des différentes missions, il donne des avis spirituels à ses frères, et, — qu'on nous permette ce détail pour donner une idée des soins qu'il apportait à toutes choses, après avoir donné des conseils au Père Barzée, sur la manière de convertir les monnaies des Indes pour les faire passer au Japon, il lui recommande d'envoyer du drap de Portugal aux Pères qui habitent ce pays où le froid est très-rigoureux.

La Santa-Cruz allait mettre à la voile. François de Xavier se retira dès le matin dans l'église de NotreDame du Mont et s'y oublia; il était encore en oraison lorsqu'on alla l'avertir, vers le soir, que le moment de lever l'ancre était arrivé. Don Joam Soarez, l'accompagnant jusqu'au navire, lui demanda s'il ne ferait pas ses adieux au gouverneur :

            — Les faibles pourraient se scandaliser, mon Père, lui dit-il, et y voir du ressentiment de votre part.

            — Don Alvare ne me verra plus en cette vie senhor ! Je l'attendrai au jugement de Dieu ! lui répondit Xavier.

Puis, s'arrêtant devant l'église voisine du port, il lève les yeux vers le ciel, il prie à haute voix pour le salut de don Alvare d'Ataide, avec un accent qui tient de l'inspiration. Mais bientôt il cesse de parler, il se prosterne le front dans la poussière et demeure ainsi quelques instants dans le silence; quand il se relève, son visage est animé, ses yeux lancent des éclairs, il semble dominé par l'esprit de la justice divine... Il ôte ses sandales, les frappe l'une contre l'autre, les secoue contre une pierre, et s'écrie, toujours avec la même animation :

«Je n'emporterai point la poussière de cette ville coupable ! La colère de Dieu plane sur elle ! Celui qui la gouverne, don Alvare d'Ataïde, sera saisi, emprisonné, dépouillé, tous ses biens seront confisqués... Il portera dès ce monde la peine méritée par ses crimes !           »

La foule qui s'était portée autour du Saint Père, pour assister à son départ, resta muette d'étonnement et d'affliction, en entendant les paroles prophétiques de l'illustre Xavier. Des larmes silencieuses furent le seul adieu de ce peuple désolé à son apôtre chéri, si indignement traité par le gouverneur d'une ville où il avait fait tant de bien !... et qu'il quittait pour toujours (1) ! ....

 

1 Les historiens de saint François de Xavier n'indiquent pas la date de son départ; mais la dernière lettre écrite à Malacca par le saint apôtre étant datée du 16 juillet, et la première qu'il écrivit de la baie de Singapour étant sous la date du 28, on doit placer son départ de Malacca à bord de la Santa-Cruz du 16 au 20 juillet 1552.

 

IV

 

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AU PÈRE GASPARD BARZÉE, VICE-PROVINCIAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS À GOA.

 

De la baie de Singapour, 20 juillet 1552.

 

« MON TRÈS-CHER FRÈRE,

 

« Que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ soient toujours avec vous ! Ainsi soit-il.

«Vous ne vous ferez jamais une idée des inquiétudes que je viens d'éprouver à Malacca ! Je n'ai pu vous les mander moi-même, j'ai laissé ce soin à Francisco Perez; quelque incroyable que soit son récit, il est cependant vrai. Je pars pour les îles de la Chine, voisines de la ville de Canton ; je pars dénué de tout secours humain, mais plein de confiance dans la protection divine. J'espère que les idolâtres me fraieront eux-mêmes le chemin, puisque les chrétiens me l'ont fermé en bravant audacieusement les censures de l'Eglise et la colère du ciel.

«Tenez la main à ce que le senhor évêque envoie à son vicaire général un décret d'excommunication; il doit être lancé nommément contre le gouverneur de Malacca et ses fauteurs, qui ont traversé un projet si utile à la religion. Je désire que ce décret fasse mention de ma qualité de légat apostolique dans les Indes et dans tous les états de l'Orient, qualité qui me fut conférée par Paul III, de glorieuse mémoire, par des brefs dont le senhor évêque a eu connaissance. Je n'agis ainsi que dans l'intérêt de la propagation de l'Evangile, afin que les efforts de ses prédicateurs ne trouvent plus d'obstacle dans la perversité des fonctionnaires publics. Je suis bien loin de solliciter un tel acte de l'autorité ecclésiastique, contre qui que ce soit, dans mon intérêt personnel; mais j'emploierai tous les moyens pour faire considérer partout, comme membres retranchés de l'Eglise, ceux qu'auront frappés les décrets des Saints Pères. Quel que soit leur malheur, je ne souffrirai jamais qu'on use avec eux de tempérament, afin,que, rentrant en eux-mêmes, ils cherchent un remède à leurs maux et qu'à l'avenir ils n'aient plus la témérité d'arrêter dans leur course ceux de nos Frères qui, dans l'intérêt de la religion, se rendront aux Moluques, en Chine, ou au Japon. Ne négligez donc rien pour que ce décret arrive le plus tôt possible.

«Des quatre compagnons qui m'ont suivi, j'en ai fait partir trois pour le Japon: Baltazar Gago, Edouard Sylva, Joam d'Alcaceva. La saison était encore favorable, ils se sont embarqués sur un bon navire, Dieu veuille qu'ils arrivent en bonne santé à Amanguchi,où ils trouveront Côme de Torrez et Juan Fernandez. Je n'ai gardé avec moi que Christophe et Antonio le Chinois; tous deux sont très-malades, soit de leurs propres ennuis, soit des miens... Dieu soit loué de tout ! ... »

La Santa-Cruz s'était arrêtée à Singapour (1) et y

 

1 Le R. P. Boubours ne mentionne pas cette relâche mais elle est prouvée par les lettres du saint apôtre.

 

passa quelques jours, dont notre saint profita pour écrire plusieurs lettres, parmi lesquelles nous en trou vous une adressée à un néophyte Japonais, pauvre, ignorant et sans éducation; elle est terminée par cette affectueuse parole : Tu es l'ami de mon cœur. La suscription porte : A mon fils Juan; sur le revers : Juan, mon fils, Joam Bravo te lira cette lettre. Pendant cette relâche, il écrivit aussi à son ami de Pereira pour le consoler et l'encourager; il lui envoya ses lettres pour le vice-roi et pour Jean III, cette dernière sous cachet volant, afin que Pereira pût en prendre connaissance et juger par lui-même de l'intérêt avec lequel sa cause était plaidée. Le saint recommande à son ami d'envoyer sa lettre au roi par une personne sûre, puis il ajoute :

«Mais ce que je vous recommande par-dessus tout, c'est de vous jeter dans les bras de Dieu et d'avoir en lui une confiance d'autant plus intime que vos maux sont plus grands. Là seulement vous trouverez les consolations à vos malheurs et la force de les supporter. Je vous en conjure par tout votre amour pour Dieu,par toute l'affection que vous avez pour moi, allez au tribunal de la pénitence, approchez-vous de la Table sainte, déposez aux pieds de la Croix tous vos ressentiments, faites-en le sacrifice à la volonté divine, et arrivez à retarder comme un bien pour vous, tous les évènements que Dieu a permis. Espérez avec moi que cette tempête n'est que momentanée et que, loin de vous nuire, elle tournera à votre avantage et à votre honneur.

 «Je retiens Francisco de Villa,et je le mène en Chine avec moi, non-seulement parée que ses services me sont grandement utiles, mais encore parce que personne n'est plus capable de soigner vos intérêts durant le voyage et de seconder votre mandataire, Thomas Scandelho.

« ...... Il me semble que vous feriez bien d'adresser vous-même au roi un mémoire détaillé sur les avantages probables d'un commerce établi entre la Chine et le Portugal, au moyen d'un comptoir que les ministres du roi tâcheraient d'obtenir à Canton. Je voudrais que vous fissiez remettre un mémoire semblable au vice-roi des Indes, car j'écris de mon côté à Son Altesse sur le même sujet. Joignez votre mémoire à ma lettre, sous le même couvert, avec cette suscription . Au roi notre senhor, de la part du Père maître Francisco. Mais ne confiez ce paquet, qui doit être remis au roi en personne, qu'à un homme d'une fidélité éprouvée, et d'une autorité et d'un mérite reconnus. . . . . . . . . . .

«Le vicaire général de Malacca m'a prié d'écrire pour lui à Son Altesse; je me rends à ses désirs, bien qu’il n'ait rien fait de ce qu'il pouvait faire dans l'intérêt de notre ambassade en Chine, ou plutôt dans l'intérêt de la religion qu'il a sacrifié à la faveur de don Alvare... Celui-là se trompe grossièrement qui met de côté Dieu, Vauteur, la source de tout bien, pour placer ses espérances dans les hommes !... Quant à moi, je me venge de ceux dont j'ai à me plaindre, en leur rendant tous les services dont je suis capable. Dieu saura bien leur infliger la punition qu'ils méritent et vous-même, mon cher ami, vous serez témoin des châtiments que la justice divine leur réserve. J'ai pitié d'eux, je vous l'avoue; je crains que les malheurs qui les menacent ne leur paraissent un jour trop rigoureux.

Le capitaine de la Santa-Cruz remit à la voile le 23 juillet. Le personnel du bâtiment se composait de cinq cents hommes, en y comprenant les passagers. La navigation fut heureuse pendant plusieurs jours; on espérait arriver ainsi, toujours poussé par un bon vent, lorsque, bien près du terme de ce long voyage, il se fait subitement un calme plat qui semble avoir ancré le vaisseau. Ce calme se prolongeant plusieurs jours, on était menacé de manquer de vivres, d'eau surtout, qu'on commençait à refuser au-delà d'une certaine mesure fixée pour chacun; mais quelle que fût l'économie de cette distribution, le calme durant toujours, l'eau manqua totalement, les malades étaient nombreux, et le vent ne revenait pas. Les hommes mouraient, on les jetait à la mer, et puis on attendait son tour, car chacun se sentait mourir dévoré par la soif plus cruelle encore que la faim. La chaloupe avait été envoyée à la découverte d'une île où on pût faire de l'eau... Le sixième jour elle n'était pas de retour ! Elle arrive enfin le septième. Chacun se traîne au bord, espérant apercevoir un signe de succès avant l'abordage.... Elle n'apportait rien ! Elle avait été en vue de Formose, mais on n'avait pu y arriver; tout espoir était donc perdu !... On était en panne depuis quatorze jours. Un des passagers propose à ses compagnons d'infortune de supplier le Père Francisco d'obtenir de Dieu un peu d'eau pour les empêcher de mourir...

            — Oui ! oui ! répondent-ils tous à la fais, le coeur plein d'espérance ; oui ! le saint Père nous sauvera ! Nous aurions dû le lui demander plus tôt ! Allons-y tous !

Et ces pauvres malades recourent à François de Xavier :

            — Saint Père Francisco ! ayez pitié de nous ! Vous pouvez nous donner de l'eau ! Demandez-en à Dieu, il ne vous refusera pas !

            — Eh bien ! répondit-il, récitons ensemble les litanies des saints, afin qu'ils nous obtiennent ce que nous désirons.

Quand cette prière fut achevée .

            — Allez, leur dit-il; ayez confiance dans les mérites de Jésus-Christ, par lesquels on peut tout obtenir. De son côté, il se retire pendant quelques instants; puis, venant sur le pont, il prend un enfant, descend avec lui dans la chaloupe, et lui ordonne de goûter l'eau de la mer. L'enfant la goûte et la rejette :

            — Quel goût a cette eau, mon enfant? demande notre saint; est-elle douce ou salée ?

            — Mon Père, elle est si salée que je ne puis la boire.

— Goûtez-la de nouveau, mon cher enfant.

            — Oh ! comme elle est bonne ! Elle n'est plus salée, mon Père !

Xavier fit aussitôt approvisionner le bâtiment, et chacun, pressé par l'ardeur de la soif, s'empressait de faire remplir les vases. Le premier qui porte l'eau à ses lèvres lui trouve un goût salé; le saint fait le signe de la croix sur le vase, l'eau devient excellente au même instant. Jamais,disaient les marins,ils n'avaient trouvé nulle part une eau si agréable au goût. Les Arabes mahométans, passagers de la Santa-Cruz, éclairés par ce prodige, demandent le baptême; un seul fait exception, bien qu'il soit également convaincu: il ne pourrait se résoudre à s'avouer chrétien dans sa patrie, et demeure infidèle. Peu de jours après, son fils, son unique enfant, âgé de cinq ans, jouant trop près du bord, tombe à la mer, et nul effort humain ne peut le sauver. Le père s'enferme durant trois jours avec son désespoir, et reparaît ensuite, mais toujours inconsolable. Les maladies occasionnées par le manque d'eau avaient enlevé tant de monde, que, marins et passagers, occupés de leurs regrets personnels, s'étaient peu arrêtés à cet accident.

Les Arabes, d'ailleurs, ne communiquaient pas avec les Portugais et les Indiens, dont la plupart ignoraient la perte de l'enfant. Le saint apôtre, retiré dans une chambre au moment de ce malheur, l'ignorait aussi, et voyant le pauvre infidèle tout en larmes, il lui demande, avec sa bonté ordinaire, le sujet d'une si grande douleur. Le malheureux père éclate en sanglots:

            — C'est, répond un matelot, qu'il a perdu son enfant l'autre jour; il est tombé à la mer.

Le désespoir de l'Arabe semble redoubler alors, ses cris pénètrent le cœur de François de Xavier, qui prend affectueusement la main du pauvre père et lui demande de sa plus douce voix:

— Me promettez-vous de croire en Jésus-Christ et de vous soumettre à sa loi, s'il vous rend votre fils?

— Oh ! oui, je le promets ! Oui ! je serai chrétien... Mais il y a trois jours !... C'est impossible !.... Nous avons fait tant de chemin depuis !... Il est bien loin ! mon pauvre enfant...

            — Ayez confiance en Dieu et en Jésus-Christ son Fils, reprit notre saint; demandez-lui de vous rendre votre enfant, et promettez-lui de reconnaître sa loi et de l'embrasser de tout votre cœur.

Trois jours après, le soleil n'était pas encore levé, les marins de service étaient seuls sur le tillac... ils jettent un cri de surprise ... L'enfant de l'Arabe, cet enfant qu'ils ont vu disparaître dans les flots six jours auparavant, il est là, à quelques pas !... C'est bien lui !... ils l'interrogent, l'enfant ne sait rien: il se souvient qu'il est tombé à la mer, il se retrouve sur le bâtiment, il ignore comment il y est venu, c'est tout ce qu'il peut dire. Le père, ivre de joie et fidèle à sa promesse, demande le baptême pour lui, pour sa femme, son fils et son esclave; l'enfant reçut le nom de Francisco, en souvenir de celui à qui il devait la vie.

Bientôt on mouille à l’île Cinchea, l'équipage parle aux insulaires et aux marchands étrangers qui y étaient en grand nombre, des deux grands miracles opérés en quelques jours par l'apôtre des Indes; il montre l'enfant ressuscité et l'eau de la mer devenue si douce et si agréable qu'on n'en connaissait pas de comparable;on ajoute que plusieurs marins et passagers en conservent en mémoire du prodige dont ils ont été les heureux témoins, et aussi, par l'espoir qu'elle guérira les malades, puisque, dans les Indes, on a vu des guérisons merveilleuses opérées par des objets que le saint Père avait touchés. Tous les habitants de Cinchea se portent en foule au rivage pour apercevoir au moins le saint dont on leur disait de si étonnantes choses; plus de soixante mahométans, Indiens et Ethiopiens, afin de le voir de plus près, montent sur la Santa-Cruz que notre saint n'avait pas quittée; ils le trouvent sur le pont.

François de Xavier, saisi de l'esprit divin, les accueille avec le regard inspiré qui subjugait les masses, et leur annonce les vérités chrétiennes avec une puissance de parole qui les fait tomber à ses pieds en sollicitant la grâce du baptême. Le grand apôtre, touché de leurs instances et de la vivacité de leur foi, la leur accorde sans délai.... Alors un prodige nouveau, un prodige inouï, fixe l'admiration des innombrables témoins rassemblés sur le rivage. Pendant que l'illustre Xavier donne à Jésus-Christ la conquête qu'il vient de faire en son nom; pendant qu’il imprime le sceau du christianisme sur les fronts qui s'abaissent devant lui, sa taille s'élève à des proportions surhumaines ! Les hommes qui l'entourent ne paraissent plus que des enfants près de lui ! On crie au miracle sur le rivage; on s'agenouille sur le pont du bâtiment; on croit à peine ce qu'on voit. Etienne Ventura, resté au milieu de la foule, s'en détache et monte sur la Santa-Cruz... Le saint apôtre touchait des pieds le pont du navire, sa prodigieuse élévation avait une cause sur-naturelle, il n'en pouvait douter. Après la cérémonie du baptême, François de Xavier reparut à tous les yeux dans ses proportions naturelles, sans que nul, parmi les nombreux témoins qui se trouvaient sur le pont, put saisir le moment du changement, de manière à dire comment il s'était fait. On l'avait vu plus grand qu'aucun géant pendant qu'il baptisait et on l'avait vu n'ayant que sa taille après le baptême, c'était tout ce qu'on pouvait affirmer. Dieu venait de témoigner ainsi combien était grand, devant lui, l'apôtre qu'il s'était choisi pour porter son nom jusqu'aux extrémités de l'Orient.

On avait quitté Cinchea, on voguait vers Sancian dont on savait n'être pas éloigné, mais on crut un instant s’être trompé de direction; le capitaine envoya la chaloupe reconnaître la côte qu'on avait en vue : trois jours se passèrent sans voir revenir l'embarcation, on la croyait enlevée par le typhon et brisée contre un écueil :

            — Soyez tranquille, disait le saint Père de Xavier, la chaloupe est en bon état, elle va revenir vous apportant des provisions de l’île de Sancian, de la part des Portugais; et plusieurs des bâtiments qui y sont en rade vont même venir au-devant de nous.

La chaloupe revint le quatrième jour, chargée par les Portugais de provisions de bouche, et plusieurs bâtiments vinrent à la rencontre de la Santa-Cruz qui portait le Père chéri de tous les Portugais de l'Orient.

 

V

 

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AU PÈRE FRANÇOIS PEREZ.

 

Du port de Sancian, 22 octobre 1532.

 

« MON TRÈS-CHER FRÈRE

 

«Que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ soient toujours avec vous ! Ainsi soit-il.

« Avec l'aide de Dieu, nous voici arrivés à Sancian (1), éloignés de Canton de cent vingt mille pas environ. Je me suis fait construire à terre un cabane où, tous les jours, j'ai célébré les saints mystères jusqu'au moment où j'ai été assailli par une maladie qui a duré quinze jours entiers. Grâce à Dieu je reprends mes forces, et ma convalescence est en bon train. Je travaille, je confesse, je termine des différends, j'apaise des querelles qui surviennent entre les gens des équipages, je m'occupe de tout ce qui peut tourner à la gloire de Dieu.

«Le commerce attire dans ce port beaucoup de marchands chinois de Canton. Nos Portugais se sont empressés de chercher parmi eux quelqu'un qui voulût se charger de m'introduire dans cette ville, mais personne n'a voulu d'abord entendre à aucune proposition :

 

1 Il y était arrivé dans les premiers jours de septembre.

 

il y va, disent-ils, de la vie et de la fortune de celui qui ferait une telle tentative, si le mandarin, gouverneur de la ville, venait à le découvrir. Cependant nos Portugais ont fini par trouver un marchand de Canton, qui paraît très-honnête, et avec lequel je suis convenu de deux cents pièces d'or, dont je lui donnerai la valeur en poivre. A ce prix il s'est engagé à me transporter dans une petite barque où il n'y aura que ses enfants et ceux de quelques esclaves, afin que si le mandarin venait à me savoir dans la ville, il ne pût découvrir par qui et comment nous y avons été introduits. Il s'est de plus engagé à nous garder chez lui, moi et mes compagnons, pendant trois ou quatre jours, avec mes livres et notre. petit bagage; il me conduira ensuite, de grand matin, à la porte de la ville, sur le chemin qui va droit à la demeure du mandarin. Alors j'irai trouver ce gouverneur, je lui dirai que je suis venu dans le but de faire connaître la loi divine à l'empereur de la Chine, et je lui présenterai les lettres du senhor évêque de Goa. Tous les marchands chinois nous voient avec plaisir, et seraient charmés, disent-ils, du succès de notre plan.

« Je n'ignore pas les dangers que je cours; les Chinois me les ont fait connaître. Le premier, c'est que le marchand qui traitera avec nous, après avoir reçu le prix convenu, ne nous jette dans une île déserte, ou même dans la mer, pour se soustraire à toute recherche; le second, c'est que le mandarin ne sévisse contre nous et ne nous envoie dans les cachots ou au supplice ; car il y a peine de mort contre tout étranger qui met le pied sur le sol de l'empire, sans y être autorisé. Il y a bien encore d'autres dangers personnels beaucoup plus graves et qu'il serait trop long d'énumérer; je veux pourtant vous en dire quelques mots.

« Entre ces derniers, le principal est celui de perdre la confiance en Dieu. Or, comme c'est Dieu même qui nous a inspiré le désir de ce voyage; comme nous ne l'avons entrepris que- pour faire sa volonté, pour porter le nom de Jésus-Christ au milieu de cette nation païenne; comme nous n'avons d'autre but que d'étendre l'empire de sa Croix : le plus grand, le plus imminent de tous les dangers serait de douter de sa protection et de son secours. Tout l'enfer conjuré ne peut rien contre nous sans la permission de Dieu, seul tout-puissant; s'il est pour nous, les obstacles s'aplaniront. Voilà pourquoi nous voulons être fidèles à cette parole de Jésus-Christ: Celui qui aime son âme en ce monde la perdra; celui qui la perdra pour moi, la trouvera .…..

« J'attends de jour en jour le marchand dont je vous ai parlé, Dieu veuille que je ne sois pas trompé dans mes espérances !...

« ..... Que le Seigneur notre Dieu nous prête son secours et sa lumière, afin que nous puissions entrer un jour dans sa gloire !

 

« Votre frère le moindre en Jésus-Christ,

 

« FRANÇOIS. »

 

Il n'était pas permis aux Portugais que leur négoce appelait à l'île de Sancian, d'y bâtir des abris durables; il leur était défendu d'y habiter ailleurs que dans des cabanes qu'ils construisaient avec des planches, des nattes et des branches d'arbres, sur le rivage de la mer. Ce fut un abri de ce genre qu'on éleva pour l'héroïque .apôtre de l'Orient, afin qu'il pût y célébrer les saints mystères; quant à lui, personnellement, il se contenta de partager la cabane d'un marchand, et ce fut ainsi qu'il vécut pendant près de trois mois.

Parmi les Portugais qui étaient alors à Sancian, nous retrouvons Pedro Veilho qui, revenant du Japon à Malacca sur le San-Miguel, avait été témoin des grands miracles opérés par Xavier durant cette traversée. Pedro Veilho avait une fortune considérable; notre saint ne l'ignorait pas et recourait souvent à sa bourse pour les pauvres que lui-même ne pouvait secourir.

Un jour, le Père de Xavier qui, il vient de nous le dire, s'occupait de tout ce qui pouvait tourner à la gloire de Dieu, cherchait Pedro de cabane en cabane; il finit par le trouver jouant avec un de ses amis et perdant plus qu'il n'aurait voulu :

            — Senhor Pedro, lui dit-il, je vous cherchais pour vous demander de l'argent...

            — Vous prenez bien votre temps, Père Francisco ! voyez ce que j'ai perdu!

            — J'ai une pauvre orpheline à marier, il me faut une petite dot; j'ai compté sur vous pour la sauver du danger qu'elle court. Voyons, donnez-moi une bonne somme ! Vous avez de l'argent à la main....

— Pas du tout, saint Père, vous n'aurez rien de ce qui est là.

            — Bien vrai, cher Pedro?

            — Si vrai, mon Père, que voilà la clef de ma caisse, et que je vous prie d'y aller prendre tout, si vous voulez, à condition que vous ne toucherez pas à ce qui est là.

Le saint Père, emportant la clef, se retire après cette plaisanterie de Pedro, et va puiser dans sa caisse contenant quarante-cinq mille écus d'or.

Quelques jours après, Pedro Veilho, faisant ses comptes, trouve intacte la somme de quarante-cinq mille écus. Peiné de cette discrétion de Xavier :

            — Comment ! mon saint Père, lui dit-il, vous n'avez donc pas pris au sérieux l'offre que je vous ai faite dernièrement pour marier l'orpheline que vous me recommandiez ?

            — Si, senhor, j'ai pris suffisamment

            — Vous n'avez rien pris du tout, mon Père, et j'en suis affligé...

            — Je vous assure, senhor Pedro, que j'ai pris dans votre caisse trois cents écus d'or, qui vous seront bien comptés un jour, car ils sont bien employés.

            — Mon Père, je viens de faire mes comptes : ma caisse renfermait quarante -cinq mille écus lorsque je vous en donnai la clef; ils y sont encore. Dieu vous le pardonne ! Père Francisco, mais j'avais bien espéré que vous en prendriez la moitié.

François de Xavier, subitement éclairé, vit le miracle qu'il avait ignoré, et prononça ces paroles prophétiques :

            — Pedro, l'intention que vous aviez a été agréable à Celui qui scrute les cœurs et en pèse les mouvements. Il vous en tiendra compte et vous rendra un jour au centuple ce que vous n'avez pas donné. Je vous promets de sa part que les biens temporels ne vous manqueront jamais, et que s'il vous arrive de fâcheux accidents de commerce, vos amis s'efforceront de vous aider à les réparer. Je vous annonce, de plus, que vous serez averti du jour de votre mort.

— Mon, Père, toutes vos paroles sont pour moi celles de Dieu; mais permettez-moi de vous demander comment je serai prévenu du moment de ma mort, quel sera le signe certain.

            — Quand vous trouverez le vin amer, préparez-vous, car vous n'aurez plus qu'un jour à vivre.

Nous verrons plus loin si cette prédiction reçut son accomplissement.

Quelques jours après, Manoël Oliveira accourait auprès du Père de Xavier, avec quelques autres Portugais :

            — Mon Père, quel malheur ! Le San-Vincente est enlevé par le typhon. Nous venons de l'apercevoir; il allait de Macao au Japon, nous sommes toits intéressés dans son chargement, c'est une perte immense pou r nous tous. Priez Dieu de nous le conserver, mon bon Père !

L'apôtre pria quelques instants et dit ensuite aux intéressés du San-Vincente

— Il n'y a rien à craindre pour vos richesses : le San-Vincente a été enlevé, il est vrai, mais la force qui l'a enlevé l'a porté au port où il devait aborder, il n'a reçu aucune avarie.

Les Portugais savaient la valeur des paroles, de leur saint Père; ils furent rassurés et attendirent le retour de leur vaisseau qui, du Japon où ils ne devaient s'arrêter que très-peude.jôurs, devait venir à Sancian'fà une date à peu près, fixe. Cependant, le San-Vincente n'arriva pas au temps voulu :

            — Mon Père, notre vaisseau devait être de retour, d'après votre parole, dit Manoël ait saint apôtre; peut-être est-il perdu? Quel malheur ce serait !

            — Vous manquez de foi, Manoël, lui répondit Xavier. Je vous ai promis le retour dit San-Vincente sans avarie, soyez sûr que vous le reverrez avant la fin de la semaine. Il est en mer, et en très-bon état.

            — Dieu vous entende, mon Père !

Deux jours après, le navire arrivait au port de Sancian, dans le meilleur état, et n'ayant éprouvé aucun accident fâcheux, malgré la violence du typhon qu'il avait essuyé.

 

L'île de Sancian était souvent inquiétée par des animaux féroces qui dévoraient ses produits, dévastaient la campagne et attaquaient les habitants; plusieurs fois même des enfants avaient été enlevés et dévorés par ces terribles hôtes des forêts. On s'en plaignit à celui qui semblait disposer de la puissance divine; on le supplia d'écarter ce fléau de chaque jour. Une nuit, le saint Père entend le rugissement des tigres affamés près de sa cabane; il sort, va droit à ces redoutables animaux, fait sur eux une aspersion d'eau bénite et leur ordonne,  au nom de Jésus, de se retirer et de ne plus reparaître. Dociles à cette puissante voix, ou plutôt forcés de lui obéir, ils se retirent et ne reparaissent plus.

Cependant tout était prêt pour l'exécution de la périlleuse entreprise que son zèle lui avait inspirée. Le marchand chinois qui s'était chargé de le poser sur le territoire de Canton n'attendait que ses ordres; celui qui devait lui servir d'interprète venait de retirer sa parole; mais, bien qu'Antonio de Sainte-Foi, élevé au collège de Goa, eût oublié sa langue maternelle, François de Xavier comptait sur le faible souvenir qui lui en restait; d'ailleurs, Dieu ne lui avait-il pas fait comprendre les Chinois qui étaient venus l'écouter sur la place publique à Amanguchi, et n'avait-il pas permis qu'il en fût compris également? Si, maintenant, il a plu à la divine Providence de le priver de l'interprète qu'il avait cru devoir retenir, elle saura bien y suppléer par d'autres ressources, qu'elle seule connaît et don elle peut disposer à son gré. Dans cette confiance, le grand Xavier va prendre congé du capitaine général:

            — Mon très-cher Père, lui dit le capitaine, je vous supplie d'attendre que tous les navires portugais soient partis. Si vous êtes arrêté à Canton, par le seul motif de votre entrée sur un sol interdit aux étrangers, nous serons soupçonnés d'avoir facilité vos projets, et les mandarins se saisiront de nous, de nos vaisseaux et des marchandises aussi bien que de l'argent qu'ils ren ferment. Ce serait la raine et le deuil de toutes nos familles.

            — J'attendrai bien volontiers, senhor capitaine, répondit doucement le bon Père; Dieu veuille me préserver d'occasionner jamais de si grands malheurs ! Je ne tenterai de passer en Chine qu'après le départ de tous vos navires, vous pouvez y compter.

Le marchand chinois ! profita de ce retard pour retourner à Canton où ses affaires l'appelaient, et promit de revenir aussitôt que les navires portugais auraient levé l'ancre.

Notre saint, pour satisfaire autant qu'il le pouvait, tous les Portugais campés à Sancian, avait accepté de partager la cabane de plusieurs d'entre eux, à tour de rôle, car chacun aurait voulu l'avoir près de lui. Un jour, il va dire la messe sans avoir aperçu Diego Vaëz, Espagnol, chez lequel il demeurait en ce moment. Après sa messe il porte ses regards sur l'assistance et demande à haute voix :

 

— Où est mon hôte?

— Saint Père, lui répond un de ses amis, il est parti sans prévenir personne.

Hélas ! reprit le saint Père d'un air inspiré qui impressionna vivement les auditeurs, hélas ! qu'est-ce donc qui le presse? où l'emporte son triste sort? Il

 

1 Le P. Bouhours le nomme Capoceca; ce nom doit avoir une autre orthographe.

 

eût mieux fait d'attendre la jonque chinoise qu'il a achetée.

On apprit bientôt après que Diego Vaëz, arrivé devant Malacca avait pris terre; qu'il était entré dans une forêt pour y chercher du bois propre à radouber spn navire, et qu'il avait été tué d'un coup de bâche par des voleurs indiens. Le saint avait compté sur son vaisseau pour se rendre à Siam, dans le cas où il n'aurait pu pénétrer sur le sol chinois.

Le moment du départ général approchait : François de Xavier écrivit par ces divers bâtiments au Père Barzée,, au Père Perez et à Diogo de Pereira, à qui il renouvelait l'expression de ses regrets et de sa douleur; il lui donnait en même temps les encouragements et les avis spirituels les plus solides et les plus affectueux. Il avait déjà expédié au Père Perez l'ordre de quitter Malacca; il le lui réitère :

 

« ..... Je vous ordonne expressément, lui mande-t-il, de ne point revenir sur le parti que vous aurez dû prendre de sortir de Malacca d'après les ordres que je vous en ai donnés. Je vous défends de vous laisser fléchir par les prières et les instances de qui que ce soit. Dans l'état où en sont les choses, ne restez pas plus longtemps au milieu de cette ville indigne de vos soins; n'y perdez pas un un temps et des peines que vous emploierez plus utilement ailleurs. Vous pourrez y laisser notre Bernard auprès de Vincent Viega.. Il continuera d'enseigner aux enfants les éléments de la religion, de la grammaire et des lettres; mais je laisse cela à votre disposition; vous jugerez s'il vaut mieux l'emmener que le laisser, et vous ferez ce qu'il vous paraîtra mieux. Je pense qu'il convient que vous remettiez à Vincent Viega, en partant, les clefs de notre maison de la ville et celles du petit manoir qu'on appelle Notre-Dame du Mont, à cause de la chapelle, et qui est située au faubourg. Vous le prierez de vouloir bien se charger de la garde de ces maisons; vous lui laisserez un double de l'acte de donation que le senhor évêque en a faite à perpétuité à notre société; vous demanderez à Vincent un acte par lequel il reconnaîtra avoir la garde de ces deux propriétés appartenant à notre Société; en partant pour Cochin, emportez les originaux de ces actes, et, arrivé à votre destination, vous les enverrez, par une voie sûre, à Goa, pour y être déposés dans les archives du collège.

« J'ai renvoyé Vincente Alvare Fereira de notre Société; je ne voudrais pas qu’il retournât aux Indes dans le même vaisseau que vous. Si vous n'en aviez pas d'autre, ou qu'il ne voulût absolument pas se séparer de vous, je permets qu'il vous suive, mais sous la condition expresse qu'il vous promettra d'entrer dans un autre Ordre religieux; dans ce cas, dirigez-le avec une charité qui puisse l'affermir dans sa bonne résolution.

« L'interprète dont je vous avais parlé a cédé à la peur, il nous a abandonnés; nous ne sommes plus que trois: le Chinois Antonio de Sainte-Foi, Christophe (1),

 

1 Indien au service du Père de Xavier,

 

et moi. Nous n'en persistons pas moins dans notre résolution, nous reposant sur le secours de Dieu. Priez pour nous, je vous en conjure ! car nous courons le danger d'un cruel esclavage; mais nous sommes consolés et fortifiés par la pensée qu'il vaut mieux être esclaves pour le seul amour de Dieu, que d'acheter les douceurs de la liberté au prix d'une lâche et ignoble fuite de la croix de Jésus-Christ, et des travaux douloureux qui y sont attachés.

«Si le marchand chinois qui a promis de nous faire entrer en Chine venait à nous manquer de parole, je suis décidé à m'embarquer pour le royaume de Siam, afin de profiter de l'ambassade que le roi envoie à l'empereur de la Chine. D'un autre côté, j'ai appris qu'on y équipe un vaisseau qui doit entrer dans le port de Canton, en m'y introduisant, j'arriverai avant la fin de l'année au comble de mes vœux. Je toucherai enfin le rivage après lequel je soupire si ardemment ! ... » Cette grande préoccupation amenait souvent notre saint sur le rivage en face de la ville de Canton; il dirigeait ses regards vers cette terre promise, et disait aux amis qui l'accompagnaient:

            — Oh ! quand poserai-je le pied sur cette terre si proche et que je ne puis fouler encore? Quand Dieu m'accordera-t-il le bonheur d'y aller porter son nom? Je ne m'inquiète ni de la captivité ni des supplices: aborder en Chine ! Je ne demande, je ne désire que cette faveur, dont pourtant je me reconnais bien indigne !... Dieu voudrait-il employer un instrument aussi vil pour une mission aussi glorieuse?...

Et de grosse larmes s'échappaient des yeux de l'humble apôtre, à la pensée que son indignité serait peut-être un obstacle à la réalisation de son vœu le plus cher, et il ajoutait:

            — Je serais si heureux,de mourir pour Jésus-Christ !... Mais cette faveur est trop magnifique pour un pécheur comme moi !...

Au milieu de ses craintes et de ses espérances pour cette Chine si désirée, il n'oubliait pas les intérêts spirituels des Pères répandus dans les Indes, aux Moluques, au Japon, dans tout l'Orient. Chaque vaisseau qui partait de Sancian emportait des pages dignes de la grande âme de Xavier. Nous trouvons, dans une lettre adressée au Père Barzée, vice-provincial, ces conseils remarquables, qui disent le haut prix qu'il attachait à l'obéissance et à l'humilité du religieux :

 

« ... Pour le moment je viens vous recommander de veiller attentivement sur vous-même; sans cela, je ne saurais avoir de confiance en vous. N'oubliez pas de relire souvent les instructions que je vous laissai à mon départ, et de les mettre exactement en pratique, surtout celle qui concerne la soumission d'esprit, dont je 'vous ai prescrit l'usage journalier. Prenez garde qu'en tenant les yeux fixés sur ce que Dieu opère par votre ministère ou par celui de nos Frères, vous ne les détourniez de votre misère et de votre néant. Mon amitié pour vous tous me ferait désirer de vous voir, tous ensemble, méditer et passer en revue tout ce que Dieu n'a point fait, et qu'il aurait fait si vous n'eussiez apporté aucun obstacle à ses desseins. J'aime mieux que vous réfléchissiez là-dessus que de vous voir vous extasier sur les merveilles dont vous avez été les instruments dans ses mains. La première réflexion vous fera rougir de vous-mêmes et vous inspirera des sentiments de profonde humilité, en vous découvrant vos faiblesses et vos misères; taudis que l'autre Vous entraînerait facilement dans des pensées d'orgueil, et ferait un ravage affreux dans notre Compagnie, si elle venait à s'y introduire. Vous n'êtes que les porteurs du bien d'autrui ; vous -n'êtes que les instruments dont Dieu a daigné se servir pour opérer,ses merveilles; ne l'oubliez pas. . . . . . . . . . . . . . . . .

« Garde-vous, mes Frères, de pécher contre le saint vœu d'obéissance, en apportant le moindre délai dans l'exécution de mes ordonnances . . . . . . . . . . .

« . . . . . Je m'adresse à vous en particulier, maître Gaspard; je vous en prie, n'oubliez pas d'exécuter de point en point tout ce que je vous ai prescrit. N'allez pas, en présumant de ma mort, vous croire affranchi de mon autorité, et rendu à votre libre arbitre. Je me rappelle qu'une de mes longues absences en fit tomber quelques-uns, chez vous, dans cette erreur. Comme je ne mourrai que lorsque Dieu le voudra, quels que soient mon dégoût de la vie et mon désir de la mort, c'est en vain que la curiosité de l'homme s'efforcera de présager ma dernière heure. Je vous dis ceci afin que vous n'abondiez pas trop dans votre propre sens, et que vous ne préfériez pas votre jugement à mes volontés, comme cela vous est arrivé ailleurs, s'il vous en souvient. Dieu sait si vous avez été prudent ou insensé ….

« Faites bien attention à ce que je vais vous dire encore. Soyez d'une rigueur excessive dans l'admission des sujets qui se présentent pour entrer dans notre Société. Lorsque ceux que vous admettrez auront subi un examen rigoureux et une enquête sévère, faites-les passer par toutes les épreuves du service et de l'apprentissage domestique. En examinant quelques-uns de ceux qu'on a admis, je ne puis que me défier du jugement de ceux qui les ont appréciés. Leurs progrès vont si peu au-delà des premiers éléments de la perfection, que je vois en eux des hommes dont l'intérêt, l'honneur et le repos de la Compagnie exigent impérieusement l'exclusion. Du reste, les évènements l'ont prouvé. Je n'ai pu éviter d'en donner un exemple dans la personne d'Alvare Fereira, que j'ai rayé du contrôle de notre Société, et que je vous défends d'accueillir dans votre Collège, s'il s'y présente. S'il, veut entrer dans un autre Ordre religieux, vous pouvez l'appuyer de tous vos moyens; mais tenez-vous pour défendu de lui ouvrir de nouveau la porte de notre Société, quelques instances qu'il vous fasse; car, d'après ma conviction, intime, j'en fais une loi expresse, dans toute l'étendue de mes pouvoirs; je sais qu'il ne convient nullement à notre Institut. Si cette lettre tombait entre les mains d'un autre que le recteur Gaspard Barzée, quel qu'il soit, il doit se tenir pour prescrit à lui-même ce que j'ordonne ici à Gaspard Barzée.

 

« FRANÇOIS. »

 

Cette lettre est datée de Sancian, 13 novembre 1559. Deux jours après, tous les navires portugais avaient levé l'ancre; il ne restait plus en rade que la Santa-Cruz.

 

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VI

 

L'île de Sancian, inculte, stérile, inhabitée vers le port, n'offrait aucune ressource par elle-même. Les Portugais, nous l'avons dit, n'y pouvaient élever que de chétives cabanes où ils demeuraient le temps nécessaire à leur trafic avec les marchands chinois qui venaient les y joindre, et, après leur départ, cette partie de l'île était un désert inhabitable, surtout pendant les plus grands froids; don Alvare d'Ataïde ne l'ignorait pas. Bien certain que le Père de Xavier trouverait des obstacles presqu'insurmontables à son projet de pénétrer dans l'empire chinois, il avait donné l'ordre au capitaine de la Santa-Cruz de ne quitter le port de Sancian qu'après le départ de tous les navires portugais, de ne reprendre, sous aucun prétexte, le Père Francisco à son bord (1), et de ne lui être utile en quoi

 

1 On a dit que la Santa-Cruz n'avait pas complété son chargement. Il est difficile d'admettre cette supposition. Le capitaine Luiz d'Alméida faisait depuis longtemps un grand commerce avec les Indes, la Chine et le Japon; il savait que les mers de la Chine sont impraticables durant les grands froids, que les Chinois cessaient de venir à Sancian pendant cette saison, et qu'un retard de quelques jours la forcerait d'hiverner dans ce port dépourvu de toute ressource. Dans ces conditions, est-il supposable qu'il ait négligé d'effectuer à temps sa campagne commerciale ? D'ailleurs on sait que le gouverneur de Malacca, en le chargeant d'aller trafiquer pour son compte sur la SantaCruz, lui donna vingt-cinq matelots qu'il s'était choisis, et auxquels il avait fait des promesses et des menaces qui devaient être exécutées au retour, suivant leur soumission à ses ordres secrets. On sait également que le capitaine devait en arrivant mettre à terre le Père de Xavier, et ne le recevoir ensuite à bord sous aucun prétexte. Le P. Bouhours et M. A. Faivre, traducteur des lettres de notre saint, l'affirment également; et Luiz d'Alinéida qui, bientôt après, entra dans la Compagnie de Jésus, oit avoir laissé des documents certains à ce sujet.

 

 

que ce fût, quelque service qu'il demandât; surtout, on devait ménager les vivres de l'équipage et ne pas souffrir qu'on en disposât en faveur du Père Francisco. Don Alvare espérait sans doute que le saint apôtre de l'Orient mourrait de froid, de faim et de douleur sur le sol inhospitalier où ses gens l'auraient abandonné.

Notre saint avait renvoyé à Malacca, par le dernier vaisseau portugais qui avait mis à la voile pour cette destination, Thomas Seandelho et Francisco de Villa que Diogo de Pereira avait chargés de l'accompagner, le premier jusqu'à Sancian, le second jusqu'à Singapour seulement; mais François de Xavier avait pris sur lui, nous l'avons vu, de garder Francisco de Villa qui désirait fort ne le point quitter, et il mandait à son ami :

« Francisco nous rend tous les services qu'il est en son pouvoir de nous rendre; je vous le renverrai avec Manoël de Chaves, et vous lui pardonnerez d'être venu jusqu'ici, car s'il y a faute, elle est tout entière à ma charge. »

 

Le marchand chinois n'avait pas reparu, les jours s'écoulaient, le froid se faisait sentir, il n'était déjà plus possible de reprendre la mer, et le capitaine qui n'avait pu se déterminer à abandonner notre saint dans l'île de Sancian, calculait soucieusement tous les embarras de la situation, lorsque, le 20 novembre, le Père de Xavier, soutenu par Antonio et conduit par Francisco d'Aghiar qui dirige ait l'embarcation, vint demander un asile dans l'infirmerie de la Santa-Cruz. Le capitaine regarde le grand apôtre,... son cœur ne peut résister à cette vue. S'il est perdu à son retour à Malacca, si le gouverneur lui fait subir l'effet de ses menaces, il le subira; mais il n'abandonnera pas celui qui n'a jamais fait que du bien à tous et qui a sauvé l'équipage d'une mort certaine dans le calme de la traversée; il ne repoussera pas celui qui est un objet d'amour et de vénération pour tout l'Orient (1). Il reçoit

 

1 Le P. Bouhours dit que saint François de Xavier eut beaucoup à souffrir de la part de tout l'équipage. Nous ne pouvons concilier cette assertion avec la correspondance de notre saint et avec le témoignage du Père Arias Blandoni. Dans toutes les lettres que le Père de Xavier écrit à son ami Pereira, il se loue des soins dont il est l'objet :

« C'est à vous, mon ami, lui écrivait-il de Singapour le 1er août 1552, que je suis redevable des attentions délicates dont je suis l'objet sur ce châtiment qui est le vôtre ; on nous donne abondamment tout ce qui peut nous être nécessaire à moi et à mes compagnons qui sont malades, et on va même fort au-delà... » Le 21 octobre, il lui mandait de Sancian : « Je reconnais votre amitié pour moi dans les ordres que vous avez donnés à ceux de vos gens qui montent ce navire, et dans la manière dont ils les exécutent. Que Dieu récompense Thomas Scandelho ! il me comble de soins et d'égards et me donne tout ce que je lui demande avec un empressement que je ne pourrai jamais reconnaître. » Enfin, le 12 novembre, il lui témoigne encore sa reconnaissance pour les bons procédés dont il est comblé:

« Vous avez trouvé le secret, mon ami, de m'entourer des soins de votre amitié, malgré la distance qui nous sépare. Tous vos gens de la Santa-Cruz me comblent d'attentions et de prévenances, et Thomas Scandelho fait tout ce que je lui demande, et bien au-delà, avec un empressement, une générosité dignes de vos sentiments d'affection pour moi. »

Le Père Arias Blandoni, écrivant à la Compagnie de Jésus à Rome, en date de Goa, n décembre 1654, affirme que les matelots n'abandonnèrent pas le saint à Sancian, et que tous les Portugais de la Santa-Cruz lui étaient tendrement attachés.

 

notre saint qui tient à prendre sa place au milieu des soldats et des matelots de l'infirmerie , et que François d'Aghiar veut soigner avec une tendresse filiale :

            — Francisco, lui dit le saint malade, ce ne sera pas long; j'aurai le bonheur de quitter cette vie le 2 décembre.

Et prenant son crucifix, il le baise avec effusion, il le presse sur son cœur et paraît, absorbé dans son amour. Il souffrait d'un point de côté accompagné d'une forte oppression et d'une violente douleur dans la tête, il éprouvait tous les symptômes d'une fluxion de poitrine. Luiz Alméida était résolu à hiverner en rade de Sancian; quant aux matelots, ils ne s'inquiétaient nullement de la colère du gouverneur de Malacca. Jorge Alvarez, resté de passage sur la SantaCruz, prodiguait ses soins à notre saint dont il était l'ami, et se promit de ne le plus quitter; Francisco d'Aghiar, Christophe et Antonio de Sainte-Foi partageaient son dévouement.

Le tangage redoublant toutes les souffrances de Xavier, il demande à être remis à terre; on le porte sur le rivage, et le vent du nord soufflant avec violence, Alvarez le fait transporter dans sa cabane. Là, on l'étend sur une natte et il est abrité contre un froid glacial par quelques planches mal jointes et une toiture de branches sèches ! ..... Son amour pour la sainte pauvreté ne peut lui faire désirer un plus complet dénuement. Son altération de privations, de souffrances, de sacrifices de tout genre, doit être enfin satisfaite ! Il sait qu'il va mourir là, en face de cet empire Chinois après lequel il a si ardemment soupiré ! et au moment même où il avait espéré franchir le bras de mer qui le sépare de cette terre promise !... Il sait qu'il va mourir à six mille lieues de ses affections les plus chères... qu'il va mourir sur un sol païen, dans la privation absolue de toutes les consolations dont l'Eglise est si riche pour ceux de ses enfants qui vont quitter la terre !... L'apôtre incomparable qui a donné des millions d'âmes à l'Eglise de Jésus-Christ, l'illustre conquérant qui a reculé de trois mille lieues les limites de son empire, François de Xavier n'a rien à espérer de ses trésors !... Il sait qu'elle ne viendra pas, à cette heure suprême, lui apporter la parole sainte qui absout, l'onction sacrée qui purifie, l'aliment divin qui console et fortifie !... Il sait qu'elle ne fera pas entendre la prière autour de son cercueil, et que sa bénédiction ne tombera pas même sur le coin de terre qui va recevoir sa dépouille ! Tout devait être douleur, sacrifice, amertume de cœur à la dernière heure de cette magnifique vie ! ou plutôt la mort du grand Xavier devait être admirable, héroïque, sublime comme sa vie...

Dieu achevait l'immolation de la victime !

Jorge Alvarez voulut faire saigner le saint malade : — Je le veux bien, lui dit Xavier, mais c'est inutile: je dois mourir vendredi prochain.

Le chirurgien le saigna et blessa un nerf; le malade s'évanouit, et, revenu à lui, il éprouva des convulsions violentes qui ne purent altérer la sérénité de son angélique visage. Il ne laissait échapper aucune plainte et n'était occupé que du Dieu qui daignait l'aimer assez pour vouloir être sa seule force, son unique consolation, au moment où il allait être sa suprême récompense, son éternelle félicité.

Le mal s'aggravait rapidement, la saignée fut renouvelée, les accidents le furent aussi. Le 28 novembre, notre saint malade tomba dans le délire; alors fut révélée, à tous ceux qui l'entouraient, toute l'étendue du sacrifice que Dieu exigeait de son zèle: il ne cessait de parler de la Chine, de son désir d'y porter la foi, du bonheur de donner à Dieu tous ces millions d'âmes, ou de mourir pour l'Evangile qu'il allait leur annoncer. Vers la fin de la journée, il perdit la parole, qu'il recouvra le 30; mais sa faiblesse était extrême; il ne parlait que pour prier. On l'entendait répéter souvent:

O sanctissima Trinitas ! — Jesu, fili David, miserere mei ! — Monstra te esse matrem !

Le 1er décembre, il fit porter sur le vaisseau sa chapelle et ses livres, disant à Jorge Alvarez:

— Je mourrai demain à deux heures.

Et portant son regard sur Christophe, il lui dit avec l'accent d'une profonde pitié: «Ah ! malheureux ! » Il venait d'être éclairé sur la rechute spirituelle de cet Indien qui, de retour à Malacca, retomba dans ses habitudes criminelles et périt misérablement.

Le lendemain, vendredi, 2 décembre 1552, vers deux heures après-midi, François de Xavier pressa sur son coeur le crucifix qui ne le quittait jamais ; il le baisa avec une vive expression d'amour et de bonheur, il le regarda en répandant des larmes de consolation et d'espérance; il prononça distinctement et à haute voix : In te Domine speravi, non confundar in aeternum !...

On se pencha vers lui... Le corps seul de l'illustre apôtre de l'Orient était sur la terre... sa grande âme était dans le ciel.... pour toujours !

 

Dans la chapelle du château de Xavier, le crucifix miraculeux cessa de répandre du sang le vendredi 2 décembre 1552, vers deux heures après midi….

 

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