Matthieu 26,67- 27,10

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HOMÉLIE LXXXV.

« AUSSITÔT ON LUI CRACHA AU VISAGE, ON LE FRAPPA A COUPS DE POING, ET D’AUTRES LUI DONNÈRENT DES SOUFFLETS. EN DISANT : CHRIST, PROPHÉTISE-NOUS QUI T’A FRAPPÉ ». (CHAp. XXVI, 67, 68, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XXVII.)

ANALYSE

1. Admirable véracité des évangélistes.

2. Saint Marc, disciple de saint Pierre, raconte avec de plus grands détails que les autres évangélistes, le triple reniement de son Maître. — Désespoir de Judas. — Quelle leçon pour les avares !

3 et 4. Contre ceux qui font des présents à l’Eglise du bien qu’ils ont pris aux autres. — Exhortation à faire l’aumône aux pauvres. — Combien les Juifs doivent en ce point faire rougir les chrétiens. — Que c’est l’avarice des peuples qui oblige les évêques d’avoir le maniement de quelques biens pour en assister les pauvres. — Qu’il n’y aurait point de pauvres dans le monde, si on y voulait donner quelque ordre.


 

1. Pourquoi, mes frères, les Juifs traitaient-ils avec ces outrages un homme qu’ils allaient tuer? Pourquoi lui font-ils souffrir ces sanglantes railleries, sinon parce qu’ils ne suivaient à son égard que les mouvements de leur cruauté et non les règles de la justice? Ils ont enfin trouvé la proie qu’ils cherchaient, et ils assouvissent sur elle la fureur et la rage dont ils sont transportés et enivrés; c’est pour eux une fête à laquelle ils courent avec joie; ils laissent voir combien ils étaient altérés de sang

Mais considérez, mes frères, quelle est la sincérité des évangélistes qui marquent si particulièrement toutes ces circonstances, quoiqu’elles soient si ignominieuses en apparence pour leur maître et qui nous font voir ainsi combien ils aimaient la vérité. Ils ne cachent rien de ces traitements si humiliants Ils rapportent avec soin toutes ces particularités (52) Car ils regardaient tous ces excès comme étant très-glorieux à leur maître. Et on peut dire en effet, mes frères, que la plus grande gloire de Jésus-Christ est que, étant maître de toute la terre, il ait bien voulu se rabaisser jusqu’à être si cruellement méprisé par les derniers de tous les hommes. Il ne faut point d’autres preuves pour nous faire comprendre quelle était la charité que Jésus-Christ nous portait, et l’impardonnable méchanceté des Juifs, puisqu’ils traitaient avec tant de barbarie cet agneau si doux et si paisible, qui souffrait leurs violences sans parler, ou qui ne parlait que pour leur dire des choses capables de changer les lions mêmes en agneaux. Sa douceur et leur cruauté sont toutes deux montées à leur comble; leur impiété se répand dans toutes leurs actions et dans toutes leurs paroles, et ils ne pensent qu’à satisfaire leur fureur.

Le prophète Isaïe avait prédit ces emportements et les avait renfermés dans ce peu de paroles : « Les hommes », dit-il, « seront surpris en vous voyant, tant vous paraîtrez sans gloire et sans honneur parmi les hommes ». (Is. LIII, 3.) En effet, y a-t-il rien de si effroyable que ces insultes qu’on fait souffrir au Sauveur? Cette face que la mer avait respectée en la voyant, que le soleil ne put voir sur la croix sans voiler ses rayons, ces misérables la conspuaient, la soufflettaient. Ils traitent leur Dieu avec une fureur plus que brutale; ils se jouent de lui comme d’un roi de théâtre, ils lui donnent des coups sur la tête, ils ajoutent à l’outrage des soufflets l’infamie honteuse des crachats et les railleries les plus cruelles et les, plus sanglantes. « Prophétise s, lui disent-ils, « qui « est celui qui t’a frappé s? Ils lui parlent de la sorte, parce que la plupart des Juifs le regardaient comme un prophète. Un autre évangéliste marque qu’en le traitant ainsi ils lui voilaient le visage, comme s’il eût été le dernier des hommes, bon à servir de jouet non-seulement aux grands du monde, mais même aux esclaves.

Lisons ceci, je vous prie, mes frères, avec les yeux de la foi. Ecoutons les souffrances de Jésus-Christ avec une attention digne de lui, et gravons dans nos cœurs ce que nous lisons. Rien n’est pins glorieux au Sauveur du monde qu’un abaissement si prodigieux. Je trouve toute ma gloire dans ces souffrances. Et je n’admire pas moins Jésus-Christ lorsqu’il s’élève au-dessus de toutes les insultes et de toutes les douleurs, que lorsqu’il commande à la nature et qu’il ressuscite mille morts.

Saint Paul s’occupait toujours l’esprit de ce grand objet. Il portait toujours présente l’idée de la croix du Fils de Dieu, de ses souffrances, de ses insultes, de ses outrages et de sa mort. C’est lui qui dit: «Allons à Jésus-Christ en portant toutes ses ignominies ». (Hébr. XIII, 13.) Et il nous fait ressouvenir : « Que Jésus-Christ, au lieu de la vie tranquille et heureuse dont il pouvait jouir, s’est offert volontairement à souffrir les derniers mépris, et à mourir sur la croix ». (Hébr. XII, 2).

« Pierre cependant était assis dehors dans la cour. Et une servante s’approchant lui dit:Vous étiez aussi avec Jésus de Gaulée (69). Mais il le nia devant tout le monde en disant: Je ne sais ce que vous me dites (70). Et comme il sortait hors la porte, une autre servante l’ayant vu dit à ceux qui se trouvèrent là : Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth (74). Et lui le nia une seconde fois, en disant avec serment : Je ne connais point cet homme (72). Peu à peu ceux qui étaient là s’avançant, dirent à Pierre : Vous êtes certainement de ces gens-là, car votre parler

« vous fait assez connaître (73). Il commença alors à détester et à jurer en disant : Je ne connais point cet homme, et aussitôt le coq chanta (74). Et alors Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite : avant que le coq chante vous me renoncerez trois fois. Et étant sorti dehors il pleura amèrement (75). » Voici, mes frères, une chose bien surprenante. Quand on vient prendre Jésus-Christ, ce disciple témoigne un zèle si ardent qu’il tire l’épée et en frappe un des serviteurs du grand prêtre; et lorsqu’il devait entrer dans une plus grande indignation pour les outrages sanglants dont on déshonorait son maître en sa présence, il s’abat au contraire jusqu’à le renoncer par trois fois. Qui eut pu n’être point saisi d’indignation en voyant ces traitements si injurieux et ces insultes si outrageuses? Cependant ce disciple, interdit par la crainte, non-seulement n’éprouve point ce zèle qui paraissait si raisonnable; mais il tremble de peur et ne peut supporter la voix d’une servante qui lui parle. Il renonce son maître jusqu’à trois fois, et il le renonce ainsi devant des servantes et des gens de rien, et non pas devant les juges qui l’eussent (53) peut-être intimidé, puisqu’il est marqué qu’il était dehors. Car il « était assis dehors dans la cour». C’est lorsqu’il fut sorti qu’on lui demanda s’il n’était pas disciple de Jésus-Christ.

Saint Luc dit que cet apôtre ne s’aperçut point de sa faute et qu’il ne rentra en lui-même que lorsque Jésus-Christ le regarda. Ainsi non-seulement il renonça Jésus-Christ, mais il fut encore si éloigné de reconnaître ce crime, nonobstant le chant du coq, que si Jésus-Christ ne l’eût fait rentrer en lui-même, il n’y eût pas fait de réflexion. Il eut donc besoin, du secours de la grâce du Sauveur. Ce regard fut comme une voix puissante qui lui parla, et sans laquelle la peur dont il était saisi l’eût fait demeurer toujours dans sa faute. Saint Marc dit que dès le premier renoncement de saint Pierre, le coq chanta pour la première fois; et qu’au troisième renoncement, le coq chanta pour la seconde fois. Il est le seul qui ait marqué si en détail et avec tant d’exactitude le soin que Jésus-Christ témoigna alors pour son disciple, et la faiblesse prodigieuse dont saint Pierre se laissa saisir. Comme saint Marc était le disciple de cet apôtre, il a pu savoir de lui plus particulièrement cette circonstance, et nous ne pouvons assez admirer que non-seulement il n’ait point omis cette faute d’un homme qui lui était si vénérable, mais qu’il l’ait même décrite avec plus de circonstance que les autres.

2. Comment donc, puisque saint Matthieu dit: « Avant que le coq chante vous me renoncerez trois fois » , saint Marc peut-il dire qu’après le triple renoncement de saint Pierre le coq chanta pour la seconde fois? Ces deux évangélistes s’accordent fort bien; comme le coq a coutume de chanter trois ou quatre fois à chaque reprise, saint Marc s’exprime comme il fait pour montrer que le chant répété du coq n’arrêtait pas saint Pierre, ne le faisait pas rentrer en lui-même. Les deux versions sont donc vraies, car le coq n’avait pas encore achevé sa première reprise, lorsque Pierre renonça pour la troisième fois son maître. Et lorsque Jésus-Christ l’eut averti de son crime il n’osa même encore pleurer devant tout ce monde, de peur que ses larmes ne le fîssent reconnaître; mais « il sortit dehors, et pleura amèrement ».

« Le matin étant venu, tous les princes des prêtres et les sénateurs du peuple juif tinrent conseil contre Jésus pour le faire mourir. (Chap. XXVII, 4.) Et l’ayant lié, ils l’emmenèrent devant Ponce Pilate le gouverneur (2) ». Comme ils avaient résolu sa mort, et qu’ils ne le pouvaient faire mourir à cause de la fête de Pâques, ils le mènent à Pilate. Remarquez, mes frères, ils sont amenés à le faire mourir le jour même de cette fête, qui n’avait été autrefois établie parmi les Juifs que comme une figure de la vérité.

« Alors Judas qui l’avait trahi, voyant qu’il était condamné, se repentit de ce qu’il avait fait, et rapporta les trente pièces d’argent aux princes des prêtres (3) ». Cette circonstance redouble la faute de Judas et celle des prêtres. Elle augmente le crime de Judas, non parce qu’il se repentit de sa trahison; mais parce qu’il le fit trop tard, et qu’il le fit mourir par un détestable désespoir; se déclarant ainsi coupable de perfidie à la face de toute la terre. Elle redouble aussi le péché des prêtres, parce qu’au lieu d’être touchés de l’exemple de Judas, cl de condamner comme lui leurs cruels desseins, ils aimèrent mieux y demeurer opiniâtrement que d’en faire pénitence. Mais considérez que Judas ne se repent de son crime que lorsqu’il n’y peut plus remédier. C’est ainsi que le démon se conduit envers les hommes. Il ne leur laisse comprendre dans quels excès ils se sont laissés emporter que lorsque le mal est fait, et qu’il est irréparable, de peur qu’ils ne soient touchés de quelque sentiment de douleur, et qu’ils n’abandonnent leurs mauvais desseins. Judas, qui était jusque-là demeuré sourd à tant d’avertissements de Jésus-Christ, commence enfin lorsqu’il voit son crime achevé d’en concevoir du regret, mais un regret bien Superflu et bien inutile. C’est une action très-juste, et même louable que celle qu’il fait en se condamnant lui-même, en rejetant cet argent qui n’était que le prix de son crime, et en montrant qu’il n’était point retenu par la crainte ou par le respect des Juifs, mais on ne peut excuser la fureur avec laquelle il se fait mourir. Ce dessein ne peut être que l’ouvrage du démon. Le démon le soustrait d’avance à la pénitence de peur qu’il n’en recueille les salutaires fruits, et il le fait périr d’une mort la plus honteuse et publiquement connue, en lui persuadant de se tuer lui-même.

Considérez, je vous prie, comment la vérité s’établit, et s’appuie de toutes parts, par tout ce que font et ce que souffrent les ennemis déclarés de Jésus-Christ. Car cette mort funeste (54) à laquelle Judas se condamna lui-même est l’arrêt des Juifs qui condamnèrent Jésus-Christ; et elle ne leur laisse pas la moindre excuse. Que peuvent-ils dire de cette mort, après que Judas s’en est puni lui-même si sévèrement? Car remarquez ces paroles dont il se sert pour exprimer son regret: « J’ai péché parce que j’ai trahi le sang innocent. Mais ils lui répondirent: Que nous importe? C’est à vous à y penser (4). Et ayant jeté cet argent dans le temple, il se retira; et s’en étant allé, il s’étrangla (5) », parce qu’il ne put souffrir les remords qui déchiraient sa conscience. Mais qui peut assez admirer jusqu’où va l’endurcissement des Juifs, qui, au lieu d’être touchés de cet exemple, demeurent au contraire opiniâtres dans leur péché, jusqu’à ce qu’ils l’aient porté à son comble? Car le crime de Judas, c’est-à-dire sa trahison, était déjà accompli, mais celui des Juifs, c’est-à-dire la mort de Jésus-Christ, ne l’était pas encore. On voit néanmoins qu’aussitôt qu’ils l’eurent achevé, ils entrèrent dans la confusion et dans le trouble. Tantôt ils disent : « N’écrivez point qu’il est le Roi des Juifs ». Que pouvaient- ils encore craindre en le voyant déjà en croix? Tantôt ils donnent ordre qu’on garde son tombeau avec des soldats : « De peur », disent-ils, « que ses disciples ne le dérobent, et qu’ils ne disent qu’il est ressuscité des morts, et cette dernière erreur serait pire que la première ». Mais quand les disciples le diraient, si cela n’était pas vrai en effet, ne serait-il pas aisé de les convaincre de faux? Et comment le pourraient-ils dérober, puisqu’ils n’osent pas même demeurer au lieu dans lequel on l’avait pris, et que saint Pierre, qui était leur chef, succombant à la seule voix d’une servante, le renonce par trois fois?

Mais, comme je viens de le dire, un grand trouble s’était emparé d’eux; car ils savaient assez l’excès du péché qu’ils commettaient, comme on peut le voir par ces paroles qu’ils répondirent à Judas : « Que nous importe? «C’est à vous à y penser ». Avares, je vous appelle encore ici, et vous conjure de voir dans quel abîme de maux Judas se précipite lui-même; car il se trouve enfin qu’il commet le plus grand de tous les crimes, et qu’en ayant rejeté le prix, il perd en même temps son argent, sa vie et son âme. Tel est enfin le succès de l’avarice. Elle fait perdre à celui qu’elle tyrannise, et l’argent dont elle lui inspirait une si curieuse passion, et le bonheur de cette vie, et les biens de l’autre.

Elle jette ici Judas dans une confusion épouvantable, et, après l’avoir rendu méprisable devant ceux même à qui il avait livré son Maître, elle le fait mourir de la mort la plus infâme. C’est ce qui confirme ce que j’ai dit: que quelques-uns mie reconnaissent leurs cri-mes qu’après qu’ils les ont commis. Car je vous prie de considérer combien ces Juifs appréhendent de trop approfondir ce qu’ils font et de voir trop clairement l’énormité de leur attentat : « C’est à vous à y penser », disent-ils. Et ceci rend leur faute encore plus grande. Transportés et comme enivrés parleur passion et par leur audace, ils ne pensent qu’à venir à bout de leur entreprise diabolique, et ils tâchent de se la dissimuler à eux-mêmes, par une ignorance affectée, et par de vains prétextes dont ils veulent se couvrir.

S’ils ne parlaient de la sorte qu’après avoir déjà fait mourir le Sauveur, et lorsque le mal serait sans remède, quoique cette parole ne les justifiât pas, au moins ne les condamnerait-elle pas autant qu’elle le fait maintenant. Mais lorsqu’il est encore en leur pouvoir de ne pas commettre un si grand crime, et de s’abstenir de tremper leurs mains dans le sang de cet innocent, comment peuvent-ils dire: « C’est à vous à y penser » ? Cette excuse les accuse encore davantage. Ils rejettent toute la faute sur Judas. C’est sur lui qu’ils veulent faire retomber le crime de ce sang répandu, lorsqu’ils peuvent encore s’en rendre innocents eux-mêmes, en ne le répandant pas.

Mais ils vont encore pins loin que Judas. Judas a trahi Jésus-Christ, et les Juifs le crucifient. Il les empêchait d’aller plus loin, d’al1er jusqu’à la mort, et ils passent outre. Pourquoi leur fureur continue-t-elle? Pourquoi le font-ils mourir avec une précipitation inouïe, et avec une malice si noire que la justice des supplices qu’ils s’attirèrent et qu’ils souffrirent depuis, paraît visible à tout le monde? Nous allons voir que Pilate même leur donnant le choix de Jésus ou de Barabas, ils préfèrent un voleur insigne au Sauveur du monde. Ils sauvent un détestable meurtrier, et ils mettent en croix Jésus-Christ, qui, bien loin de leur avoir jamais fait le moindre mal, les avait comblés de tous biens. Mais retournons encore à Judas. Voyant qu’il travaillait en vain, et que les Juifs ne voulaient point reprendre cet (55) argent, « il le jeta dans le temple, et s’en étant allé, il s’étrangla ».

3. « Mais les princes des prêtres ayant pris l’argent dirent: il ne nous est pas permis de le mettre dans le trésor, parce que c’est le prix du sang (6). Et ayant délibéré là-dessus ils en achetèrent le champ d’un potier pour y ensevelir les étrangers (7). C’est pourquoi ce même champ est appelé encore aujourd’hui Haceldama, c’est-à-dire le champ du sang (8). Alors cette parole du prophète Jérémie fut accomplie : Ils ont reçu les trente pièces d’argent qui étaient le prix de celui qui a été mis à prix, mis à prix par les enfants d’Israël (9). Et ils les ont donnés pour en acheter le champ d’un potier, comme le Seigneur me l’a ordonné (10) ». Remarquez qu’ils se condamnent encore ici eux-mêmes. Comme ils n’ignoraient pas qu’ils avaient acheté injustement la mort d’un homme innocent, ils ne voulurent point mettre cet argent dans le trésor; mais ils en achetèrent un champ pour la sépulture des étrangers, qui devait être une preuve manifeste et un monument éternel de leur trahison. Car le nom seul de ce champ est comme une voix éclatante qui publie partout le crime qu’ils ont commis. Et ils ne font point cette action sans en délibérer entre eux. Ils assemblent tout le conseil. Ce qu’ils font afin qu’il n’y eût personne d’entre les princes des prêtres qui fût innocent, et qu’ils fussent tous coupables d’un si grand crime.

Le prophète Jérémie avait décrit toutes ces particularités plusieurs siècles auparavant. Et nous pouvons remarquer que ce ne sont pas seulement les apôtres et les évangélistes mais encore les prophètes gui ont marqué en particulier, tous les outrages dont on a couvert Jésus-Christ, et qui ont parlé pleinement des circonstances de sa mort. Les Juifs ne se conduisirent de la sorte que par le mouvement de cette fureur aveugle qui les transportait. S’ils eussent mis cet argent dans le trésor, ils eussent moins signalé leur injustice, mais l’ayant employé pour en acheter un champ, ils ont rendu toute la postérité témoin de leur cruauté et de leur crime.

Ecoutez ceci, vous tous qui faites gémir par votre avarice le pauvre et l’orphelin. Lorsque vous donnez en aumône un bien qui est le prix de quelque violence, ou qui vous vient du sang et de la substance des pauvres; vous imitez Judas qui alla donner au temple l’argent qui était le prix du sang de Jésus-Christ, et vos aumônes sont plutôt diaboliques que chrétiennes. Il y en a encore aujourd’hui qui, après s’être enrichis du bien d’autrui, se croient excusés de tous crimes s’ils en donnent quelque partie aux pauvres. C’est de ceux-là que le prophète parle, lorsqu’il dit: « Vous couvrez mon autel de larmes ». (Malach. II, 13.) Jésus-Christ ne veut point être nourri de rapines. Cette nourriture lui est odieuse. Comment méprisez-vous le Seigneur jusqu’au point d’oser lui offrir des choses impures? Ne vaut-il pas encore mieux qu’il sèche de faim, que de le soulager par ces sortes d’aliments? On n’est que cruel en le laissant mourir de faim; mais on joint l’outrage et l’insulte à la cruauté, lorsqu’on lui offre une si horrible nourriture. Il vaut mieux ne rien donner du tout, que de donner aux uns le bien des autres.

Dites-moi, je vous prie, si vous voyiez deux hommes, l’un nu et l’autre vêtu, ne feriez-vous pas une injustice et une injure à celui qui est vêtu, si vous le dépouilliez afin de revêtir celui qui est nu? Il est certain que vous en feriez une, et une très-grande. Si donc, lorsque vous donneriez à l’un tout ce que vous auriez pris à l’autre, il est vrai que vous n’exerceriez pas une charité, mais plutôt que vous commettriez une injustice; de quel supplice ne serez-vous point châtié, lorsque vous ne donnez pas la trentième partie de ce que vous avez ravi, et que vous ne laissez pas de l’appeler une aumône?

Si Dieu condamnait autrefois ceux qui lui offraient en sacrifice une victime boiteuse, comment vous excuserez-vous en le traitant avec encore plus de mépris? Et si un larron, après avoir restitué au légitime maître ce qu’il avait dérobé, était encore coupable d’injustice, et ne pouvait, durant l’ancienne Loi même, expier son crime qu’en rendant le quadruple du larcin; quels feux n’attire point sur sa tête celui qui ne dérobe pas seulement en cachette, mais qui ravit avec violence, qui ne rend pas ce qu’il a pris à celui à qui il l’a pris, mais qui le donne à un autre; qui ne rend pas au quadruple, mais qui ne donne pas même la moitié; et qui ne vit pas sous l’ancienne Loi de Moïse, mais sous la nouvelle Loi de la grâce?

Que s’il n’en est pas encore puni en ce monde, 41 n’en est que plus à plaindre, parce qu’il s’amasse un trésor de plus grands châtiments et (56) de plus sévères peines, s’il ne fait pénitence de son crime : « Quoi donc », dit Jésus-Christ dans 1’Evangile, « vous imaginez-vous que ces dix-huit hommes sur lesquels la tour de Siloé est tombée, et qu’elle a tués, fussent plus redevables à la justice de Dieu que tous les habitants de Jérusalem? Non, je vous en assure, mais si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière ». (Luc, XIII,4.) Faisons donc pénitence, mes frères ; faisons des aumônes qui soient pures et exemptes de toute avarice. Donnons, non pas avec retenue, mais avec profusion.

Souvenez-vous que les Juifs nourrissaient autrefois tous les jours huit mille lévites, et avec eux les veuves et les orphelins, sans parler des autres taxes pour la guerre auxquelles ils étaient obligés. L’Eglise, au contraire, possède des terres, des maisons, des logements qu’elle loue, des chariots, des chevaux, des mulets, et plusieurs autres choses semblables, qu’elle ne. possède qu’à cause de vous, et de votre cruauté. car l’ordre eût voulu que ce trésor de l’Eglise fût demeuré entre vos mains, et que l’Eglise reçût de grands fruits de votre charité. Or, cette possession des biens ecclésiastiques a produit en. même temps deux grands maux : l’un que vous restez sans produire aucun fruit de charité; et l’autre que les pontifes de Dieu et les ministres de Jésus- Christ sont mêlés dans le commerce des choses profanes.

4. L’Eglise ne pouvait-elle pas autrefois posséder des terres et des maisons? Et pourquoi les apôtres vendaient-ils celles qu’on leur offrait pour en donner l’argent aux pauvres, sinon parce que cette conduite était plus excellente et plus avantageuse au bien de l’Eglise? Mais nos pères ensuite ayant vu que vous étiez embrasés de l’amour des choses temporelles et séculières, ils sont entrés dans une juste crainte, que, lorsque vous ne travailleriez qu’à recueillir sans rien semer, toute la troupe des veuves, des orphelins et des vierges ne mourût de faim; et c’est dans cette appréhension qu’ils ont été contraints d’acquérir d~s biens et des revenus assurés. Ce n’est qu’avec peine et avec violence qu’ils se sont laissés aller à cette acquisition qui leur était peu honorable, et leur plus grand désir était de recevoir de tels fruits de votre piété et de votre dévotion, qu’ils n’eussent point d’autre soin que de s’appliquer à la prière. Mais maintenant vous les avez forcés d’imiter le soin et le procédé de ceux qui manient les affaires séculières: ce qui cause une confusion et un trouble universel.

Car lorsque nous sommes, comme vous, occupés des choses de la terre, quel est demi d’entre nous qui peut rendre Dieu favorable aux autres? Nous n’avons plus aujourd’hui la liberté d’ouvrir la bouche pour nous rendre médiateurs entre lui et les hommes, ni pour reprendre les excès du siècle, parce que l’Eglise n’est pas mieux gouvernée que le sont les choses du monde. Ne savez-vous pas que les apôtres ne crurent pas devoir eux-mêmes distribuer ces sommes d’argent qui avaient été recueillies sans peine? Et aujourd’hui les évêques qui leur succèdent sont devenus comme des intendants ou des économes, des receveurs, dés dispensateurs, des trafiqueurs, à cause du soin et de l’occupation que leur donnent les biens temporels. Au lieu de veiller sur leur troupeau, et sur les âmes que Dieu leur a confiées, ils s’appliquent avec ardeur au ménagement des revenus des terres et du profit de l’argent, comme feraient des publicains et des financiers. Ils pensent tout le jour à ces affaires, et pour elles seules ils sont actifs et vigilants.

Je ne déplore pas ce malheur en vain, mais par le désir que j’ai qu’il se fasse quelque changement en mieux; afin que nous, qui souffrons cette dure servitude, nous obtenions miséricorde, et que vous procuriez, vous, des fruits et des revenus à l’Eglise. Que si vous ne voulez pas faire cela, vous voyez les pauvres devant vos yeux, nous ne négligerons pas de nourrir tous ceux que nous pourrons, mais nous vous enverrons les autres, auxquels je vous prie de donner avec soin de quoi vivre, de peur qu’au jour terrible du jugement vous n’entendiez ces paroles qui seront dites contre les avares: « Vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ».

Il est certain que cette inhumanité nous rend dignes de risée aussi bien que vous. Car, de ce que les ecclésiastiques quittent le soin de la prédication, de la prière et le reste du service de l’Eglise, il s’en suit que les uns ont des différends à démêler avec des vendeurs de vin, les autres avec des vendeurs de blé , les autres avec d’autres marchands qui gâtent et allèrent les marchandises. De là viennent des disputes, des querelles, des injures, et ces (57) diffamations, et ces noms encore que l’on a donnés à chacun des prêtres, comme étant propres aux affaires séculières qu’ils gouvernent. Or, il faudrait qu’ils ne reçussent point d’autres noms que des choses pour lesquelles les apôtres ont établi des lois et des règles; savoir: de la nourriture des pauvres, de la protection des faibles, de la réception des voyageurs et des passants, de la défense de ceux qui sont opprimés, du secours des orphelins, de l’assistance des veuves, et de la garde soigneuse et charitable des vierges.

Ce serait ces offices qu’on devrait distribuer entre les prêtres, au lieu des métairies et des maisons dont ils ont soin. Ce sont là les ornements de l’Eglise; ce sont les pulls riches trésors qui nous peuvent rendre la vie plus douce, et vous apporter plus de douceur à vous-mêmes, avec plus d’utilité et plus de fruit. Car, par la grâce de Dieu, je crois qu’il s’assemble bien cent mille chrétiens dans cette Eglise, et si chacun d’eux donnait tous les jours un pain à un pauvre, tous les pauvres auraient abondamment de quoi vivre. Si même chacun d’eux donnait seulement une obole, nul ne manquerait de rien, et nous ne serions pas exposés au blâme et aux reproches qu’on nous fait d’être attachés aux biens temporels.

II est vrai qu’on pourrait dire maintenant aux prélats de l’Eglise, avec quelque sorte de justice, ce que Notre-Seigneur dit dans l’Evangile : « Allez, vendez tout ce que vous avez, et le donnez aux pauvres, et venez me suivre », à cause des grands biens et des grands domaines que leurs églises possèdent. Car il n’est pas aisé de suivre parfaitement Jésus-Christ, si nous ne sommes dégagés des occupations terrestres et des soins du siècle. N’est-ce pas une chose pitoyable que des prêtres de Dieu assistent aux vendanges et à la moisson, et soient présents à toutes les ventes, et à tous les achats des biens de la terre?

Les prêtres juifs qui n’avaient que les ombres et les figures du véritable culte de Dieu, quoique leur administration et leurs exercices fussent grossiers et corporels, étaient néanmoins exempts de tous ces soins; et nous qui sommes appelés au plus secret sanctuaire du ciel, et qui entrons dans le véritable Saint des saints, nous faisons une vie de marchands et de trafiqueurs. Et c’est de là que vient notre grande négligence dans l’étude des Ecritures divines, notre grande paresse dans la prière, et ce mépris où nous sommes tombés pour toutes les choses spirituelles. Car il est impossible que l’homme qui est partagé par ce double soin, s’applique suffisamment à l’un et à l’autre.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, d’ouvrir de toutes parts les sources de votre charité, afin que les pauvres soient plus facilement nourris, que Dieu soit glorifié; et que la grandeur de vos oeuvres de miséricorde, et l’abondance de vos aumônes vous procurent les biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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