SERMON POUR LE VENDREDI DE LA DEUXIÈME SEMAINE.
SUR L'ENFER.
ANALYSE.
Sujet. Or, le riche mourut aussi, et il fut enseveli
dans l'enfer.
C'est
le triste sort d'un riche du monde, dont il était parlé dans l'évangile d'hier.
Il mourut, ce riche, comblé de biens dans la vie, et comblé même d'honneurs de
la part des hommes après la mort. Mais son âme, portée devant le tribunal de
Dieu, y reçut son arrêt, et fut ensevelie dans l'enfer. Que ne puis-je, en vous
représentant toute l'horreur de cette damnation éternelle, vous apprendre à la
craindre et à l'éviter! c'est, le sujet de ce
discours.
Division. Les réprouvés dans l'enfer souffrent en trois
manières différentes, savoir : par le souvenir du passé, par la douleur du
présent, et par le désespoir d'obtenir jamais grâce dans l'avenir. Etat
malheureux du réprouvé, que le passé déchire par les plus mortels regrets :
première partie. Etat malheureux du réprouvé que le présent accable par la plus
violente douleur : deuxième partie. Etat malheureux du réprouvé, que l'avenir
désole par le plus affreux désespoir : troisième partie.
Première
partie. Etat malheureux du réprouvé,
que le passé déchire par les plus mortels regrets. Deux vues par rapport au
passé le tourmenteront : 1° la vue des biens dont il aura fait un criminel
usage; 2° la vue des maux qu'il aura commis : Fili,
recordare.
1°
La vue des biens dont il aura fait un criminel usage. Biens de fortune, dont il
pouvait se servir pour mériter le ciel en assistant les pauvres, et qu'au
contraire il aura fait servir à sa damnation par son avarice ou par ses folles
dépenses. Biens de fortune, biens périssables et passagers, pour lesquels il
aura perdu son vrai bien, son unique bien, un bien éternel : Gustans, gustavi paululum mellis, et ecce morior. De plus, biens de la grâce, qui devaient être
pour lui des moyens de salut, et qu'il se tel rendus inutiles et même
préjudiciables : Recordare.
2°
La vue des maux qu'il aura commis. Il ne faudra point de démons, dit saint
Chrysostome, point de spectres pour faire de l'enfer un lieu de tourment. Ce
que chacun y apportera de crimes, voilà les démons auxquels il sera livré; et
les païens eux-mêmes l'ont reconnu. Mais ces crimes ne seront plus : il est
vrai, répond saint Bernard, ils ne seront plus dans la réalité de leur être,
mais ils seront encore dans la pensée et dans le souvenir, et c'est par le
souvenir et par la pensée qu'ils "feront souffrir une âme réprouvée de
Dieu. Ils ne seront plus, mais ils auront été, et ils ne tourmentent, ni sur la
terre, ni dans l'enfer, que parce qu'ils ont été. Et comme il sera toujours
vrai qu'ils auront été, aussi tourmenteront-ils toujours. Jugez de ce tourment
par ce que nous voyons quelquefois dans la vie. Cette femme avait de l'honneur,
mais dans une malheureuse rencontre elle s'est oubliée : cet homme passait pour
homme de bien, et il l'était; mais dans
un fâcheux moment la passion l'a transporté, et lui a fait faire un
mauvais coup. De quels regrets sont-ils saisis l'un et l'autre, lorsqu'ils
viennent à ouvrir les yeux et à se reconnaître ?
Ajoutez
que les crimes de la vie se présenteront tous à la fois aux yeux du réprouvé,
et tous à la fois le tourmenteront. Il n'en a goûté la douceur que par parties,
parce qu'il ne les a commis que par intervalles et par succession : mais dans
son tourment il n'y aura ni succession ni partage. Souvenez-vous de ce que nous
éprouvons dans ces revues générales que nous faisons de nos consciences. Quelle
honte quand tout à coup cette multitude innombrable de péchés se développe
devant nous! Or, apprenez de là quelle sera donc la honte et le trouble des
réprouvés : Non est pax ossibus meis a facie peccatorum
meorum.
Voilà
notre leçon. Sans qu'il soit nécessaire que Lazare ni aucun des morts vienne
nous instruire, l'exemple du mauvais riche suffit. Mais bien loin d'en
profiter, nous ne profitons pas même de notre propre expérience. Car dès cette
vie nous avons une expérience sensible du repentir des damnés, et quelle
est-elle? le trouble et le remords du péché dès que
nous l'avons commis. Mais nous étouffons ce remords, ou plutôt nous tâchons à
l'étouffer, en effaçant, autant qu'il est possible, de notre esprit, l'idée
d'un Dieu vengeur et d'une vie immortelle. Cependant nous avons beau faire des
efforts, ce ver du péché ne meurt point pour cela, et il se fait sentir aux
souverains mêmes et aux monarques. Au lieu de l'étouffer, ce remords, que
fais-je, si je suis fidèle à la grâce? je le réveille
et je l'excite en moi par de solides réflexions ; je le demande à Dieu; je
l'anticipe même, et je me dis : Quel trait tirerai-je de ce péché, et pourquoi
faire maintenant ce que je voudrais dans la suite n'avoir jamais fait?
Deuxième
partie. Etat malheureux du réprouvé,
que le présent accable par la plus violente douleur Saint Bernard souhaitait
que pendant la vie les pécheurs descendissent en esprit dans l'enfer, afin de
n'y pas descendre après la mort. Mais pour l'entier accomplissement du souhait
de saint Bernard, il faudrait que nous y pussions descendre avec les mêmes
connaissances que les damnés. Du moins,
tâchons de nous former quelque idée de leur état. Double peine. 1°
Séparation de Dieu; 2° tourment du feu.
1°
Séparation de Dieu. Le mauvais riche, du lieu de son supplice, vit Abraham;
mais il ne le vit que de loin, a longe : et s'il était si loin d'Abraham, dit
saint Ambroise, il était encore bien plus éloigné do Dieu Or, qu'est-ce que
d'être séparé do Dieu? Cette peine, répond saint Bernard,est
aussi grande par proportion que Dieu est grand. Dès cette vie, ce terrible
mystère de la perte d'un Dieu commence dans la personne des pécheurs. Dieu et
l'âme, par le péché, se séparent, jusqu'à se renoncer l'un l'autre; mais après
tout ils peuvent encore se rejoindre ; au lieu que le divorce entre Dieu et le
réprouvé est parfait et sans retour. Dieu n’est plus à l'âme réprouvée, et
l'âme réprouvée n'est plus à Dieu : Quia vos non populus
meus, et ego non ero vester.
Que
dis-je? l'âme réprouvée sera encore à Dieu, et Dieu à
elle. Dieu lui sera inséparablement uni, et elle à Dieu : mais c'est cela même qui
doit faire son malheur. Car son souverain malheur sera d'être privée de Dieu,
en tant que Dieu était l'objet de sa félicité ; et d'être pénétrée de Dieu, en
tant que Dieu sera le sujet éternel de ses plus violents transports.
Malheureuse d'avoir encore un Dieu, et malheureuse de n'en avoir plus; d'avoir
encore un Dieu conjuré contre elle et ennemi, et de n'avoir plus de Dieu
favorable pour elle et ami. Elle estimera Dieu tel qu'elle ne le possédera
jamais ; et elle le haïra tel qu'elle l'aura toujours présent.
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2°
Tourment du feu. Si je vous disais que ce supplice surpasse, non-seulement tout ce que les martyrs ont souffert, mais
tout ce qu'il y a dans le monde et tout ce que notre imagination peut se
figurer de plus douloureux, je ne vous dirais rien que ce que nous ont dit tous
les Pères. Mais je me contente de faire avec vous une réflexion. Car ce qui
m'étonne, c'est qu'une vérité si touchante nous touche si peu ; c'est que la
même foi qui nous enseigne qu'il y a un enfer où l'on est séparé de Dieu et où l'on
brûle, nous dit encore qu'un seul péché nous expose à l'un et à l'autre ; et
que le péché néanmoins nous soit si ordinaire. Croyons-nous ce point
fondamental du christianisme? ne le croyons-nous pas?
Si nous le croyons, où est notre sagesse? si nous ne
le croyons pas, où est notre religion? Quand la chose serait seulement
douteuse, faudrait-il risquer sur un tel sujet? et
d'ailleurs ce que les impies allèguent pour combattre cet article de notre foi
est-il comparable à tant de preuves sur quoi nous le trouvons établi?
David
disait : Seigneur, vous m'avez éprouvé par le feu ; et ce feu m'a tellement
purifié, qu'il ne s'est plus trouvé en moi d'iniquité. Eprouvons-nous ainsi
nous-mêmes par le feu de l'enfer. Que ce feu, reprend saint Augustin, nous
serve à exciter dans nous un autre feu, qui est le feu de la charité ; et à y
éteindre encore un troisième feu, qui est le feu de la cupidité. Tel est
l'usage qu'en ont fait les saints.
Troisième
partie. Etat malheureux du réprouvé,
que l'avenir désole par le plus affreux désespoir. C'est un instinct naturel à
tous ceux qui souffrent, de chercher dans l'avenir la consolation et le remède
du présent. Mais ce qui désole l'aine réprouvée dans l'enfer: 1° c'est qu'elle
désespère d'obtenir jamais de Dieu aucune grâce, quand elle le prierait toute
l'éternité; 2° c'est qu'elle désespère de fléchir jamais Dieu par la pénitence,
quand elle détesterait son péché toute l'éternité ; 3° c'est qu'elle désespère,
non-seulement d'acquitter, mais de diminuer jamais
ses dettes par ses souffrances, quoiqu'elle doive souffrir toute l'éternité.
1°
Plus d'espérance d'obtenir jamais par ses prières aucune grâce. Le mauvais
riche prie Abraham de lui accorder seulement pour tonte grâce une goutte d'eau,
et cette goutte d'eau lui est refusée. En vain donc le réprouvé s'écriera-t-il
comme lui : Miserere mei ! Ah ! ciel, un peu de compassion pour moi ! Dieu lui répondra
comme à son peuple : Quid clamas ? Pourquoi vous plaignez-vous? Insanabilis dolor tuus : Votre mal est sans remède; mais ne vous en prenez
qu'à vous-même et à vos péchés: Propter dum peccata tua feci hœc tibi.
Ainsi s'accomplira cette parole de l'Evangile, que Dieu n'écoute point les
pécheurs.
2°
Plus d'espérance de fléchir jamais Dieu par la pénitence. Ce n'est pas qu'il
n'y ait, selon le mot de la Sagesse, une pénitence dans l'enfer; mais ce n'est
plus qu'une pénitence forcée, et par conséquent qu'une pénitence inutile. Le
péché donc subsistera toujours ; et tant que le péché subsistera, Dieu haïra le
pécheur et le punira. Magnum chaos inter nos et vos firmatum
est : il y a, dit Abraham au riche réprouvé, un chaos insurmontable entre
nous et vous.
3°
Plus d'espérance, non-seulement d'acquitter, mais de diminuer jamais ses dettes par ses souffrances. Origène
et d'autres comme lui ont voulu douter de cette éternité malheureuse, fondés
sur la bonté et la justice de Dieu. Mais, répond saint Augustin, la bonté n'est
pas seulement en Dieu miséricorde, elle est encore sainteté : or, la sainteté
de Dieu est essentiellement ennemie du péché : donc le châtiment du péché sera
éternel, puisque Dieu sera toujours bon, toujours saint, et que le péché durera
toujours. Dites-le même de la justice. Le mauvais riche entendra éternellement
cette parole foudroyante : Nunc autem cruciaris ; Maintenant
vous souffrez. Ce maintenant ne finira jamais.
De
vous donner une juste idée de cette éternité, c'est ce que je n'entreprends pas
: et qui le pourrait? Je me prosterne seulement, Seigneur, devant vous, tandis
qu'il est encore temps de vous fléchir. Je parle dans une cour où je vois tant
de mondains tout occupés du monde, sans pensera l'éternité. Ne pourrais-je pas,
dans une juste indignation, vous presser enfin, Seigneur, de vous faire
connaître, et de faire éclater sur eux votre justice? Mais je sais d'ailleurs que
ce sont des âmes précieuses et rachetées de votre sang. Eclairez-les, mon Dieu,
et dissipez le charme qui les aveugle. O éternité ! pensée
salutaire dans la vie, mais désespérante dans l'enfer. Si nous ne voulons pas
qu'elle soit le sujet de notre désespoir, faisons-en le motif de notre
pénitence.
Mortuus est autem et dives, et sepultus
est in inferno.
Or,
le riche mourut aussi, et il fut
enseveli dans l'enfer. (Saint
Luc, chap. XVI, 22.)
Sire,
C'est le triste sort d'un riche
du monde, dont il était parlé dans l'évangile d'hier; et je ne fais pas
difficulté de le reprendre aujourd'hui, ce même évangile, pour en tirer un des
plus terribles, mais des plus importants sujets que puissent traiter des
prédicateurs dans la chaire de vérité. Il mourut ce riche, ce mondain, comblé
de biens dans la vie, et comblé même d'honneurs après la mort; car il est à
croire qu'on lui fit de magnifiques funérailles, qu'on porta son corps en pompe
et en cérémonie, qu'on lui érigea un superbe mausolée ; et peut-être, tout,
pécheur qu'il avait été, se trouva-t-il encore des orateurs pour faire
publiquement son éloge, et pour lui donner la gloire des plus grandes vertus.
Mais le malheur pour lui, et le souverain malheur, c'est qu'au même temps que
les hommes l'honoraient sur la terre, on lui rendait ailleurs justice; et que
son âme, portée devant le tribunal de Dieu, y reçut l'arrêt de sa condamnation,
et fut tout à coup comme ensevelie dans l'enfer. Affreuse image de ce qui
n'arrive que trop communément aux riches et aux grands du siècle ! Mortuus est autem et
dives, et sepultus est in inferno
(1). Que ne puis-je, Chrétiens, en vous représentant toute l'horreur de
cette damnation éternelle, vous apprendre à la craindre et à l'éviter! Prêcher
l'enfer à la cour, c'est un devoir du ministre évangélique : et à Dieu ne
plaise que par une fausse prudence, ou pour un lâche assujettissement au goût
dépravé de ses auditeurs, le prédicateur passe une matière si essentielle, et
ce point fondamental de notre religion! Mais aussi doit-il prendre garde, en
l'annonçant, à qui il l'annonce, et à qui il parle. Aux peuples, cette vérité
peut être proposée sous des figures sensibles : étangs de feu, gouffres
embrasés, spectres hideux, grincements de dents. Mais à vous, mes chers
auditeurs, qui, quoique mondains et charnels, êtes dans
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un autre sens les spirituels et les
sages du monde, elle doit être expliquée dans la simplicité de la foi; en sorte
qu'on vous en donne une intelligence exacte, et capable de vous édifier. C'est
ce que je vais faire dans ce discours, après que nous aurons salué Marie. Ave,
Maria.
C'était une question que Dieu
faisait autrefois à Job, si jamais les portes de la mort lui avaient été
ouvertes, et s'il avait vu ces prisons ténébreuses où les âmes criminelles
doivent éternellement subir les rigoureux châtiments de sa justice : Numquid apertœ sunt tibi portae
mortis, et ostia tenebrosa vidisti (1) ?
Peut-être ce saint homme, tout éclairé qu'il était, ne put-il répondre à cette
demande : car l'Ecriture nous apprend que Jésus-Christ seul devait ouvrir ces
portes de l'enfer et de la mort; et c'est ainsi qu'il s'en est déclaré lui-même
dans l'Apocalypse, en nous disant qu'il a dans les mains les clefs de la mort
et de l'enfer : Ego habeo claves mortis et inferni (2). Mais
depuis que cet Homme-Dieu nous a apporté ces clefs
mystérieuses, depuis qu'il nous a fait l'ouverture de ces lieux de ténèbres, et
que, par les divins oracles de son Evangile, il nous a révélé tout ce qui se
passe dans la triste demeure des damnés, il ne tient qu'à nous d'en avoir une
connaissance parfaite. Si donc maintenant Dieu nous demandait à nous-mêmes : Numquid apertœ sunt tibi portœ
mortis, et ostia tenebrosa vidisti? avez-vous vu cet abîme où je tiens les impies enfermés, pour
exercer sur eux toutes mes vengeances? nous serions inexcusables
de ne lui pas répondre : Oui, Seigneur, je l'ai vu, je l'ai considéré, j'en ai
fait le sujet de mes plus sérieuses réflexions, et j'en ai tiré toutes les
lumières qui peuvent servir à la conduite de ma vie. C'est ce que je veux
encore aujourd'hui, Chrétiens, vous remettre devant les yeux, pour
l'édification de vos âmes. Je veux vous faire voir ce que c'est que l'enfer, en
quoi consistent les tourments de l'enfer, quelles sont les propriétés essentielles
des tourments de l'enfer; et parce que ce sujet est infini, je me borne à la
pensée du pape Innocent III, dans son excellent Traité du mépris du monde, où
il nous dit que les réprouvés soutirent en trois manières différentes; savoir,
par le souvenir du passé, par la douleur du présent, et par le désespoir
d'obtenir jamais grâce dans l'avenir : Hic vermis tripliciter
lacerans affliget memoria, torequebit angustia ,
sera turbabit
pœnitentia. Le
souvenir du passé les déchire, la douleur du présent les accable, la vue de
l'avenir les désespère. En trois mots, voilà le partage de ce discours. Etat
malheureux du réprouvé, que le passé déchire par les plus mortels regrets, que
le présent accable par la plus cruelle douleur, que l'avenir désole par le plus
affreux désespoir. Est-il un sujet plus digne de votre attention ?
PREMIÈRE PARTIE.
C'est le souvenir du passé qui
doit faire la première peine des âmes réprouvées : souvenir qui les tourmentera
vivement, qui les tourmentera éternellement, qui les tourmentera sans
interruption et sans relâche, qui les tourmentera sans partage et sans
division, qui les tourmentera en toutes les manières que la justice d'un Dieu,
aidée de sa toute-puissance, est capable de lui suggérer; mais ce qu'il y a de
plus déplorable, qui n'aura point d'autre effet, en les tourmentant, que de les
faire souffrir et de les tourmenter. Voilà, Chrétiens, la première idée que je
conçois de l'état d'une âme dans l'enfer, et de sa réprobation. Filii, recordare quia recepisti bona in vita tua (1) : Souvenez-vous, mon fils, dit Abraham au
riche malheureux, que vous avez eu les biens de la vie; mais souvenez-vous au
même temps de l'abus que vous en avez fait. Deux vues, reprend saint
Chrysostome, bien affligeantes pour un damné : la vue des biens dont il aura
fait un si criminel usage, et la vue des maux qu'il aura commis. L'une et
l'autre, suivant le dessein de Jésus-Christ, également nécessaires pour arrêter
les emportements de nos passions, et pour nous affermir dans les voies de la
sagesse chrétienne.
Première vue qui tourmentera le
réprouvé : les biens de la terre qu'il possédait, et dont il faisait le
prétendu bonheur de sa vie; mais qui par le plus triste changement, feront son
supplice, et lui causeront les plus mortels regrets. Ce ne sera pas de les
avoir perdus; car, quelque attachement qu'il y ait eu, il ne sera pas en état
d'en être touché, et il n'en reconnaîtra que trop la vanité et le néant; mais
de les avoir aimés préférablement à son salut éternel, mais de s'en être servi
contre Dieu, mais de les avoir employés à se perdre soi-même. Ah ! dira ce riche, déchiré du plus cruel et du plus vif repentir
(car c'est ainsi que le Saint-Esprit fait parler les réprouvés dans
l'Ecriture), si j'avais ménagé selon Dieu ces
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biens de fortune; si, conformément aux lois du christianisme
et aux obligations de mon état, j'en avais assisté les pauvres; si, par un zèle
de religion et de charité, je les avais partagés entre Jésus-Christ et moi ;
si, les regardant comme des talents dont je n'avais que la simple
administration, je les avais fait profiter, en les appliquant aux œuvres de
miséricorde et de piété ; si, comme un dispensateur fidèle, j'en avais rapporté
le fruit au service et à la gloire du maître de qui je les tenais, et qui me
les avait confiés; ces biens, dont la mort m'a dépouillé, seraient maintenant
pour moi un trésor de mérites, et un fonds de bonheur pour l'éternité. Les
hommes m'en loueraient sur la terre, et Dieu m'en récompenserait dans le ciel.
Mais parce qu'un désir insatiable d'amasser et d'avoir me les a fait retenir
impitoyablement, malgré les misères de tant de pauvres, à qui je n'en ai point
fait part; mais parce qu'un luxe immodéré, et sans autre règle que l'esprit du
monde, me les a fait prodiguer en des dépenses vaines et superflues; mais parce
qu'un assujettissement honteux à mes sens me les a fait consumer en des excès
et en des intempérances criminelles; mais parce qu'une détestable ambition de
me pousser et de m'élever, ou une passion aveugle d'enrichir des enfants et des
héritiers, qui sont aujourd'hui des libertins et peut-être des ingrats, me les
a fait rechercher contre toutes les lois de la justice, et aux dépens de ma
conscience; il faut que ces mêmes biens, où je mettais toute mon espérance et
toute ma félicité, deviennent mes propres bourreaux.
Pensée d'autant plus désolante,
que, faisant ensuite la plus triste comparaison, il se retracera l'idée de ce
souverain bien qu'il aura perdu; et pourquoi? pour des
biens périssables et passagers. Cette conviction sensible qui lui restera, et
qui lui sera toujours présente, qu'il a perdu son vrai bien, son unique bien,
pour de faux biens, et même de faux biens dans l'estime des hommes, pour un
vain intérêt qui l'a aveuglé, pour un honneur chimérique et imaginaire dont il
s'est entêté, pour un plaisir sensuel et brutal à quoi il s'est abandonné, le
dépit mortel qu'il en concevra contre lui-même, et qui lui fera dire avec bien
plus de sujet qu'au fils de Saül : Gustans gutavi paululum mellis, et ecce morior (1) ;
pour quelques douceurs que j'ai goûtées, pour quelques plaisirs que ma raison
me disputait, et dont ma conscience m'a presque ôté, par ses reproches,
tout le sentiment, je me vois
condamné à boire le calice de la colère de Dieu; ce calice de fiel et
d'amertume, ce calice qu'il a détrempé dans le jour de sa fureur, et qu'il
réserve à ses ennemis, tout cela, encore une fois, fera naître dans son âme ce
ver intérieur qui le rongera : Recordare
quia recepisti bona in vita tua (1) ! Ainsi nous nous servons dans la vie
des biens de Dieu contre Dieu, et Dieu à son tour s'en servira contre nous ; et
comme nous en faisons les instruments de notre malice pour l'offenser, il en
fera, dit saint Grégoire, les instruments de sa justice pour nous punir. Et
cela comment? toujours par la pensée et le souvenir : Recordare.
Mais si l'abus des dons naturels
et des biens de la terre doit faire dans l'âme une impression si violente, que
sera-ce de l'abus des grâces et des dons surnaturels, qui, pesé au poids du
sanctuaire de Dieu, et par rapport à la damnation, aura des conséquences encore
bien plus funestes? Car qui peut dire quelle sera la désolation d'un réprouvé,
lorsqu'il se représentera à lui-même (or, il se le représentera toujours),
combien de secours, combien de moyens de salut il se sera rendus inutiles,
combien de lumières il aura étouffées, combien d'inspirations il aura rejetées,
combien de sacrements il aura négligés ou profanés ; à combien d'instructions,
à combien de remontrances il se sera endurci ; à combien d'exemples il aura été
insensible, soit par une force d'esprit prétendue dont il se piquait dans son
impiété, soit par une lâcheté et une délicatesse qu'il ne s'est jamais efforcé
de vaincre? Ah ! si j'avais seulement été fidèle à une partie de ces
grâces dont Dieu me prévenait ; si j'avais, pour suivre la voix qui m'appelait
et qui m'appelait si souvent, qui m'appelait si fortement, renoncé à
l'esclavage du monde et de la chair, je me serais sanctifié, j'aurais part à
l'héritage des enfants de Dieu, je posséderais avec eux le même royaume; mais
parce que je les ai reçues en vain, ces grâces si précieuses, parce que je les
ai reçues avec indifférence et sans aucun retour, parce que je les ai méprisées,
parce que je les ai même combattues, et que, par mon obstination, elles ne
m'ont pas attiré ni converti à Dieu, elles s'élèvent contre moi pour me
persécuter et pour venger Dieu. Au lieu de ces saintes tristesses, au lieu de
ces saints remords, au lieu de ces contritions salutaires et vivifiantes,
qu'elles devaient exciter dans mon cœur, elles me causent à présent des
remords,
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mais des remords qui me déchirent; elles me causent des
tristesses, mais des tristesses qui m'accablent; elles me causent des
repentirs, mais des repentirs qui me percent, qui me transportent, qui vont
jusqu'à la fureur, jusqu'à la rage : Recordare.
Or, puisque Dieu fera servir
jusqu'à ses grâces pour tourmenter le pécheur, jugez de là ce qu'il aura à
souffrir, ce pécheur réprouvé, du souvenir et de la vue de ses crimes, dont la
propriété la plus naturelle est de devenir le supplice de ceux mêmes qui les
ont commis ! Non, non, dit saint Chrysostome, il ne faudra point de démons,
point de spectres pour faire de l'enfer un lieu de tourment. Ce que chacun y
apportera de crimes, voilà les démons auxquels il sera livré. Ces impuretés
abominables, ces injustices énormes, ces profanations des choses saintes, ces
mépris déclarés de Dieu, ces haines invétérées contre le prochain, ces
perfidies et ces trahisons, ces artifices de l'hypocrisie, ces scandales de
l'athéisme, ces emportements de la vengeance, ces raffinements de la médisance
, ces noires impostures de la calomnie, tant d'autres iniquités dont je ne puis
faire le dénombrement, ce sont là les monstres qui investiront le réprouvé ,
qui l'assiégeront, qui le saisiront des plus vives frayeurs.
Et il n'est pas absolument
nécessaire d'être chrétien pour être persuadé de ce que je dis, puisque les
païens eux-mêmes l'ont reconnu, el qu'ils en ont fait la matière de leurs
fables. Or, ce que nous appelons leurs fables, comme remarque fort bien saint
Augustin, n'était, au fond, rien autre chose que les mystères les plus sublimes
de leur théologie, et les principes les mieux établis de leur morale. Ils ne
les proposaient aux peuples que sous des fictions ; mais ces fictions
renfermaient la même vérité que la foi nous enseigne; et, malgré le libertinage
des athées qui vivent aujourd'hui parmi nous, ces infidèles du paganisme nous
rendent un témoignage tout conforme à celui des prophètes et des apôtres,
savoir, qu'il y a un enfer, et qu'une des grandes peines de l'enfer sera
d'avoir péché, et de s'être souillé de crimes dans la vie : Recordare.
Mais ces crimes ne seront plus :
il est vrai, reprend saint Bernard, ils ne seront plus dans la réalité de leur
être, mais ils seront encore dans la pensée et dans le souvenir. Or, c'est par
le souvenir et par la pensée qu'ils feront souffrir une âme réprouvée de Dieu. Transierunt a manu, sed
non transierunt a mente. Ils ne seront plus,
ajoute ce Père; mais ils auront été, et il ne sera plus au pouvoir, ni du
pécheur, ni de Dieu même, qu'ils n'aient pas été. Or, ils ne tourmentent, soit
dans l'enfer, soit sur la terre, que parce qu'ils ont été; et de là vient
qu'ils tourmentent lors même qu'ils ne sont plus, ou plutôt qu'ils ne
commencent à tourmenter que quand ils ne sont plus. Et parce que n'être plus et
avoir été sont deux termes infinis qui égaleront l'éternité de Dieu, et qui
subsisteront dans leur manière de subsister autant que Dieu sera Dieu, ces
crimes qui ont été, et qui ne seront plus, auront, s'il m'est permis de parler
ainsi, une activité éternelle dans l'enfer, pour tourmenter le réprouvé. Ils ne
l'ont contenté qu'un moment pendant qu'il les commettait, et ils le
tourmenteront éternellement quand il ne les commettra plus : pourquoi ? belle raison de saint Augustin : parce que chaque chose,
dit-il, agit selon l'étendue de sa durée. Or, le présent, qui fait le plaisir
du pécheur, combien est-il présent? un instant, et
rien davantage ; et voilà pourquoi le pécheur l'a si peu goûté : au lieu que le
passé qui le tourmentera sera toujours passé, et que, comme passé, n'ayant
point de fin, il faudra, par une nécessité indispensable, qu'il se fasse
toujours sentir. In œternum ergo necesse est cruciet, conclut
admirablement saint Bernard, quod in œternum te fecisse memineris. Voyez,
poursuit-il , ce qui arrive tous les jours à une âme
innocente, lorsque, par une fragilité malheureuse, elle vient à oublier Dieu,
et à s'oublier elle-même. Cette femme avait de l'honneur, elle avait aimé
jusque-là son devoir; mais enfin une poursuite opiniâtre l'a fait succomber :
quel repentir, quelle douleur, quelle confusion de sa lâcheté, quelle horreur
de son crime! Elle voudrait le pouvoir racheter aux dépens de mille vies ; et,
si la chose était encore au point d'en délibérer, il n'y aurait point de mort
qu'elle n'acceptât, plutôt que de donner un si criminel et un si honteux
consentement. Mais il n'y a plus de retour, et toujours il sera vrai qu'elle
s'est abandonnée à l'infamie et à l'opprobre du péché. Voilà ce qui produit et
ce qui entretient dans elle ce fonds d'amertume qu'elle porte quelquefois
jusqu'au tombeau. Voyez ce qui arrive à un homme emporté, lorsque, dans
l'ardeur de sa passion, il commet une action noire, un homicide
, un assassinat. A peine a-t-il fait le coup, que son esprit se trouble,
que son sang s'égare, qu'il n'a plus de paix, presque plus de raison. Que ne
ferait-il pas, que ne
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donnerait-il pas, que ne serait-il
pas prêt d'endurer pour être encore à commettre ce qu'il a commis, et ce qu'il
n'est plus en état de réparer ? Or ce n'est là qu'une figure et qu'une ombre de
l'enfer. Parce que d'avoir péché sera quelque chose d'éternel, il faudra, par
une dure, mais juste loi, que le tourment le soit aussi, et que l'âme soit
malheureuse pour jamais, parce qu'elle ne cessera jamais de se souvenir qu'elle
a été un moment coupable : Nam etsi facere in tempore fuit, sed fecisse in œternum manet. Qui
serait bien pénétré de cette pensée, de quel œil envisagerait-il le péché, et
qu'épargnerait-il pour s'en préserver?
Ajoutez que les crimes de la vie
et tant de désordres se présenteront tous à la fois aux yeux du réprouvé, et
tous à la fois le tourmenteront. Il ne les a commis que par intervalles et par
succession, aujourd'hui l'un, demain l'autre ; s'il y a donc senti quelque
douceur, ce n'a été que par parties : mais, dans son tourment, il n'y aura ni
succession, ni partage ; Dieu le ramassera tout entier dans chaque instant ; et
ces crimes , qui, considérés comme présents, se trouvent dispersés dans une
longue suite de jours, de mois, d'années, se réuniront tous dans le passé,
parce qu'il sera vrai en même temps de dire qu'ils sont tous passés. Ainsi
tous, par une vertu indivisible, ils concourront à l'effet malheureux de la
damnation. Or, imaginez-vous ce qu'ils feront tous ensemble, puisqu'un seul suffirait
pour former l'enfer. Ah ! Chrétiens, ne vous rebutez pas de la supposition
que je vais faire ; peut-être blessera-t-elle la délicatesse de vos esprits ;
mais plût à Dieu que, par là même, elle pût vous inspirer une sainte horreur de
la corruption de vos cœurs ! Si l'on venait à remuer une eau bourbeuse et
dormante, et qu'exposant devant vous toutes les immondices qu'elle renferme, on
vous forçât à en soutenir toujours la vue, ce serait pour vous non pas un
spectacle, mais un supplice, mais un martyre aussi rigoureux qu'humiliant. Or
telle, et bien plus insoutenable encore, est la peine que Dieu réserve, dans
l'enfer, à une âme, par exemple, sensuelle et impudique. Il lui fera voir du
même coup d'œil tout ce qu'il y a eu dans elle, par la concupiscence de la
chair, de plus sale et de plus infect. Consentements secrets, désirs criminels,
espérances conçues, occasions cherchées, commerces scandaleux, entretiens
lascifs, libertés, regards, dissolutions, mollesses, il lui rendra tout cela
présent ; et la fixant à cet objet, dont rien ne pourra plus la détourner :
Regarde, lui dira-t-il à chaque moment de l'éternité, voilà les suites de ton
incontinence, voilà ce qu'a produit ton cœur !
Que concevez-vous de plus
intolérable que ce monstrueux amas d'impuretés? Jugez-en par ce que nous
éprouvons dans ces revues plus générales et plus exactes de nos consciences.
Quelle honte quand tout à coup cette innombrable multitude de péchés se
développe devant nos yeux ! Mais si cette honte, toute surnaturelle et
toute divine qu'elle est ; si cette honte, lors même qu'elle est l'effet de la
grâce, lors même qu'elle est le principe de notre réconciliation avec Dieu,
nous tient lieu néanmoins de peine, et d'une peine que nous cherchons tant à
éviter ; que sera-ce de la honte des réprouvés, et du sentiment qu'ils en
auront? Ah! Seigneur, s'écriait David dans la ferveur de sa pénitence, je ne
puis plus vivre, et je suis hors de moi-même, quand je considère mes iniquités,
et que je les vois multipliées à l'infini : j'en suis ému jusque dans la moelle
de mes os : Non est pax ossibus mena facie peccatorum meorum (1). C'était un roi, Chrétiens, et un roi dans
la prospérité, un roi élevé au plus haut point de la félicité humaine:
cependant il était troublé, il était saisi, il était consterné à la vue de
cette affreuse scène qui lui retraçait ses égarements et ses désordres. Concluez
donc quel sera l'état d'une âme qui, enlevée de la terre, et d'ailleurs bannie
du séjour de la béatitude céleste, se trouvera comme toute recueillie dans le
souvenir de son péché; aura incessamment cette pensée:J'ai péché; se dira
incessamment à elle-même : J'ai péché, et y pensera et se le dira, sans jamais
le pouvoir détruire, ce péché qu'elle haïra, qu'elle abhorrera comme la source
irrémédiable de son malheur.
Et voilà notre leçon, Chrétiens.
Le mauvais riche souhaita que ses frères, encore vivants sur la terre, pussent
au moins profiter de son exemple, Dieu ne le voulut pas. Peut-être
s'étaient-ils rendus indignes de cette grâce ; et peut-être un des grands
châtiments que Dieu exerça sur eux fut de ne leur pas faire savoir le funeste
état de leur frère dans l'enfer. Mais ce que Dieu ne leur accorda pas, il nous
l'accorde aujourd'hui ; il veut que l'exemple de ce réprouvé nous instruise,
que sa folie, pour ainsi dire, fasse notre prudence, et que le regret qu'il
ressent du passé nous serve à réformer et à sanctifier le présent et l'avenir.
Il est vrai que Dieu ne nous envoie pour cela, ni Lazare,
349
ni aucun des morts, parce qu'il prétend que sa parole,
écrite dans son Evangile, et annoncée par ses ministres, doit être plus convaincante
et plus infaillible pour nous, que le rapport de Lazare et celui de tous les
morts.
Nous nous
figurons quelquefois que la résurrection d'un mort et la parole d'une âme
revenue de l'enfer seraient d'un grand poids pour
faire impression sur nos esprits, et pour nous convertir. Abus, Chrétiens ; et
puisque nous n'écoutons ni Moïse, ni les prophètes, c'est-à-dire ni la parole
de Jésus-Christ, ni celle de ses prédicateurs, nous trouverions bien encore des
raisons pour contester et pour rejeter tout autre témoignage : outre qu'il
n'est pas de la providence de Dieu d'user de ces moyens extraordinaires, tandis
que nous en avons d'autres qui peuvent suffire. C'est de là, dit saint
Augustin, que Dieu n'a jamais fait de miracles pour confondre l'athéisme, parce
que l'athéisme est plus que suffisamment confondu par la voix de toute la
nature. Ainsi il se contente, pour notre instruction, de nous donner l'exemple
du riche réprouvé. Mais que faisons-nous, mes chers auditeurs? appliquez-vous, s'il vous plaît, à cette morale. Bien loin
de profiter de cet exemple, nous ne profitons pas même de notre propre
expérience. Car, dès cette vie, nous avons une expérience sensible du repentir
des damnés : et quelle est-elle? le trouble et le
remords du péché, dès que nous l'avons commis. Trouble, remords, image tout à
la fois et peine de l'enfer. Car qu'est-ce que ce remords du péché, cette honte
que l'on en conçoit, ce reproche que l'on se fait à soi-même et malgré
soi-même, cette peine à souffrir qu'on nous le fasse d'ailleurs? qu'est-ce que cela, sinon une voix secrète qui nous dit
qu'il y a un enfer, et que déjà nous le portons en quelque sorte au-dedans de
nous-mêmes. Mais voici notre désordre, Chrétiens : pour pécher plus librement
et plus impunément, nous tâchons de nous défaire peu à peu de cet enfer
anticipé, et si j'ose m'exprimer ainsi, de cet enfer temporel qui tourmente nos
consciences, mais qui pourrait être pour nous un enfer salutaire, en nous
préservant de l'enfer éternel. C'est-à-dire que nous étouffons en nous le
remords du péché, qui, selon saint Chrysostome, est comme une dernière grâce
dans l'ordre de la prédestination et du salut ; et parce que ce remords est
inséparable de l'idée d'un Dieu, de l'idée d'une Providence, de l'idée d'une
vie immortelle; je veux dire parce qu'il est impossible de croire un Dieu, de
croire une Providence, de croire une vie immortelle, et de ne pas sentir ce
remords; pour nous affranchir de ce remords, nous tâchons de nous aveugler sur
ces points capitaux de la religion; du moins nous tâchons d'en douter, et de ne
les croire qu'à demi. Car il en faudrait venir là pour trouver la paix dans le
péché ; mais nous avons beau faire des efforts, nous avons beau raisonner et
disputer, ce ver du péché ne meurt pas pour cela, et, dès cette vie même, nous
n'aurons jamais l'avantage de nous en être absolument délivrés. Il y aura
toujours des heures et des temps où il reviendra tout de nouveau nous piquer :
ce sera au milieu de nos plaisirs, et dans les moments les plus doux en
apparence. Des millions d'autres plus déterminés et plus impies que vous, en
ont fait mille fois et en font tous les jours la triste épreuve. Que dis-je? les souverains même et les monarques de la terre ne peuvent
l'anéantir. Ils se défendent de tout ; mais ils ne sauraient se défendre
d'eux-mêmes, et leur péché monte avec eux jusque sur le trône pour les
persécuter.
Déplorable condition, mes Frères,
que celle du pécheur, puisqu'en quelque état qu'il se trouve, soit dans le
terme de la réprobation après la mort, soit dans la voie qui y conduit pendant
la vie, son péché est partout pour lui un enfer inévitable. Mais quel remède? je vous l'ai dit, c'est de bien ménager dès à présent ce
remords du péché, dont le mauvais riche ne peut plus faire un bon usage ; car
c'est de ce remords, si nous le voulons, que dépend notre conversion. Que
fais-je donc, Chrétiens, si je suis fidèle à la grâce? au
lieu d'étouffer ce remords du péché, comme l'impie et le libertin, je le
réveille au contraire, je l'excite en moi par de fréquentes et de solides
réflexions. Ce que feront éternellement les damnés par une nécessité
rigoureuse, en considérant toujours malgré eux les suites funestes de leur
péché, je le fais par une sage précaution. Je repasse tous les jours devant
Dieu, dans l'amertume de mon cœur, comme le saint roi Ezéchias, le nombre de
mes années : Recogitabo tibi
annos meos in amaritudine animœ meœ (1). Je dis à Dieu : Ah ! Seigneur, si mon péché me
fait maintenant tant de peine, que serait-ce dans l'enfer? Je ne me contente
pas de cela; je demande à Dieu ce remords comme une des grâces les plus
spéciales qu'il puisse donner à ses élus, quand la passion les a précipités
dans l'abîme du péché. Je le prie de me reprendre, non pas dans sa colère, mais
selon cet esprit
350
de miséricorde, qui n'est pas
seulement le consolateur, mais le censeur du monde, et qui, comme censeur, en
devient le réformateur : Arguet mundum de peccato (1). Je
vais encore plus avant : j'anticipe ce remords; je raisonne avec moi-même, et
je me demande : Quel fruit tirerai-je de ce péché, quand je l'aurai commis? voudrais-je l'avoir fait, et que m'en restera-t-il autre
chose que le remords et la confusion ? pourquoi donc
faire maintenant ce qu'alors je voudrais n'avoir jamais fait? C'est ainsi que
je m'instruis, que je m'encourage à tenir ferme contre les tentations du monde
et de la chair, à résister dans les occasions les plus dangereuses, et dans les
moments les plus critiques; à ne ménager rien pour me garantir de cette
affreuse damnation, où le réprouvé n'a pas seulement à souffrir du passé par le
plus mortel regret, mais du présent par le supplice le plus douloureux. C'est
la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Un des souhaits de saint Bernard,
et ce qu'il demandait avec plus d'ardeur, expliquant ces paroles du Prophète : Descendant
in infernum viventes
(2), c'était que les pécheurs descendissent en esprit et par la pensée dans
l'enfer ; ne doutant pas que la vue de cet affreux séjour et des tourments
qu'on y endure ne dût faire la plus vive impression sur leurs cœurs, et
convaincu qu'il n'y avait point de moyen plus assuré pour ne pas tomber après
la mort dans ce lieu de misères, que d'y descendre souvent par la réflexion
pendant la vie : Descendant in infernum viventes, ne descendant morientes.
Mais, pour l'entier accomplissement du souhait de saint Bernard, il faudrait,
Chrétiens, que nous y pussions descendre avec les mêmes connaissances, et, s'il
était possible, avec la même expérience que les damnés, afin d'en pouvoir juger
comme eux, et d'en tirer au même temps des conséquences qui leur sont désormais
inutiles, mais qui nous peuvent être encore si salutaires. Car de descendre en
esprit dans l'enfer avec des lumières aussi faibles que les nôtres, avec une
imagination aussi dissipée que la nôtre, surtout avec une insensibilité pour
les choses de Dieu aussi prodigieuse que la nôtre; c'est presque faire sans
fruit ce que saint Bernard se proposait comme un des remèdes les plus efficaces
pour nous ramener de nos égarements et nous corriger de nos désordres. Ah! dit
saint Augustin, qui
pourrait maintenant comprendre ce
que comprend un damné? qui pourrait avoir, dans une
profonde méditation, les mêmes idées qu'il a de son état présent au milieu des
flammes? Tâchons de les avoir, Chrétiens; et puisque ce n'est pas encore assez
pour nous de descendre spirituellement dans l'enfer, entrons dans les
sentiments d'une âme réprouvée, substituons ses lumières aux nôtres, et
reconnaissons combien c'est une chose terrible que de tomber entre les mains du
Dieu vivant : Horrendum est incidere in manus Dei viventis (1). Que fait-elle cette âme malheureuse, ou
en quel état est-elle? elle se voit séparée de Dieu,
elle se voit au milieu d'un feu dont elle est la triste victime. Double peine ;
l'une et l'autre parfaitement représentées par Jésus-Christ dans le riche de
l'Evangile.
Elle se voit séparée de Dieu :
voilà l'essentiel, et comme le fond de sa réprobation : Elevans
autem oculos suos cum esset in tormentis, vidit Abraham a longe,
et Lazarum in sinu ejus (1); Ce riche, dit le Sauveur du monde, du lieu de
son tourment levant les yeux, aperçut de loin Abraham, et Lazare clans son
sein. Il le voyait, ce saint patriarche, dans un éloignement infini : A
longe ; et c'est ce qui le désolait. Il s'en voyait séparé par un chaos,
c'est-à-dire par une vaste distance ; tellement qu'entre Abraham et lui, il ne
pouvait plus y avoir nulle communication : Magnum chaos inter nos et vos firmatum est (3); et c'est ce qui le désespérait. Or, s'il
se voyait si loin d'Abraham, il se voyait encore, dit saint Ambroise, bien plus
éloigné de Dieu : Si Abraham a longe, quanto longius
a Deo; et cette séparation de Dieu était bien encore un autre supplice pour
lui.
Car qu'est-ce que d'être séparé
de Dieu ? Ah ! Chrétiens, quelle parole ! la
comprenez-vous? Séparé de Dieu, c'est-à-dire privé absolument de Dieu ; séparé
de Dieu, c'est-à-dire condamné à n'avoir plus de Dieu, si ce n'est un Dieu
ennemi, un Dieu vengeur ; séparé de Dieu, c'est-à-dire déchu de tout droit à
l'éternelle possession du premier de tous les êtres, du plus excellent de tous
les êtres, du souverain Etre, qui est Dieu : peine, dit saint Bernard, qui ne
se peut mesurer que par l'infinité de Dieu, puisque cette peine est la
privation de Dieu même, et par conséquent qu'elle est grande à proportion que
Dieu est grand : Hœc enim
tarda pœna, quantus ille.
Ainsi, comme Dieu disait à un juste dans l'Ecriture : Ego merces tua magna nimis (4);
C'est moi-même qui serai
351
ta récompense ; et je la serai en
me donnant à toi, parce que je n'ai rien de plus grand ni de meilleur à te
donner que moi-même, il pourra dire à un réprouvé : C'est moi-même qui serai
ton supplice, et je le serai en l'éloignant de moi, car je n'ai rien dans les
trésors de ma colère de plus formidable que cet éloignement et cette entière
séparation de moi-même. En effet, Chrétiens, ces trois pensées que le réprouvé
aura toujours présentes : Dieu n'est plus à moi, et je ne suis plus à lui; Dieu
n'est plus pour moi, et je ne suis plus pour lui ; Dieu n'est plus dans moi, ni
avec moi, et je ne suis plus dans lui, ni avec lui ; ces trois affligeantes
pensées ne seront-elles pas capables de faire son enfer? Or c'est ce qui se
vérifiera, ce qui s'accomplira dans autant de créatures que Dieu en réprouvera.
Du moment que Dieu prononcera à une âme ce redoutable arrêt : Retirez-vous , il se dépouillera, pour ainsi dire, de tous ses
droits sur elle, hors ceux que la nécessité de son domaine ne lui permettra pas
d'aliéner ; et cette âme, si je puis encore parler de la sorte, perdra elle -
même tous ses droits sur Dieu : âme, non-seulement
indigne de le posséder, mais indigne même de lui appartenir. Dieu la répudiera
(souffrez cette expression), et elle répudiera Dieu ; et dans ce divorce mutuel , elle trouvera la consommation de son malheur. Dès
cette vie, ce terrible mystère de la perte d'un Dieu commence déjà dans la
personne des pécheurs ; Dieu et l'âme, par le péché, se séparent, et
se séparent jusqu’à se renoncer l'un
l'autre : Voca nomen
ejus, non populus meus (1)
; Prophète, disait Dieu, n'appelle plus ce peuple mon peuple ; il a cessé de
l'être, et la qualité que tu dois désormais lui donner, c'est qu'il ne l'est
plus : Voca nomen
ejus, non populus meus.
Voilà son nom, et le caractère qu'il portera ; car dès qu'il m'a oublié pour
navre des dieux étrangers, il m'a
renoncé comme son Dieu, et je le renonce pour mon peuple : Quia vos
non populus meus, et ego non ero
vester.
Et ce langage est si ordinaire à
Dieu dans les saints Livres, que quand les Israélites, par une monstrueuse
idolâtrie, eurent sacrifié au veau d'or dans le désert, Dieu, ému de colère, et
irrité contre eux, n'en parla plus à Moïse que dans ces termes : Vade, descende
; peccavit populus tuus (2) ; Va, Moïse, descends de la montagne, et tu
verras le crime que ton peuple a unis. Prenez garde, Chrétiens, Dieu les
appelle le peuple de Moïse, et non le sien ;
comme si ce peuple n'eût plus été à
lui, ni lui à eux, depuis qu'ils étaient tombés dans l'infidélité. Mais ces
paroles, dit saint Chrysostome, qui ne sont, pour ainsi dire, que comminatoires
dans cette vie, et qui, tout au plus, n'ont qu'une partie de leur effet,
puisqu'elles n'ôtent pas à une âme l'espérance ni les moyens de réparer la
perte qu'elle a faite, s'accompliront entièrement et à la lettre dans un
réprouvé. Plus d'alliance entre Dieu et lui, plus d'union; comme si Dieu lui
disait : Ton libertinage t'a fait souhaiter de n'avoir point de Dieu, tu n'en
auras jamais; tu n'as pas voulu connaître ton Dieu, tu ne le verras et tu ne le
connaîtras jamais ; tu ne t'es pas mis en peine de chercher Dieu quand tu le
pouvais trouver, tu le chercheras, et tu ne le trouveras jamais ; et ce qui
faisait ton impiété, c'est ce qui fera désormais ta peine ; quand Dieu voulait
être à toi, tu lui as dit insolemment que tu ne voulais point être à lui;
maintenant que tu voudrais être à lui, il te déclare pour jamais qu'il ne veut
plus être à toi. Or, lequel des deux est le plus désolant pour une âme, ou que
Dieu ne soit plus à elle, ou qu'elle ne soit plus à Dieu ?
Mais je me trompe, Chrétiens;
toute réprouvée qu'elle est, elle sera encore à Dieu, et Dieu à elle ; Dieu lui
sera encore inséparablement uni, et elle à Dieu : mais c'est cela même qui doit
faire son malheur. Si elle pouvait être tout à fait privée, tout à fait séparée de Dieu, elle ne serait malheureuse qu'à
demi. Le comble de sa misère sera d'en être privée d'une façon
, et de ne l'être pas de l'autre ; d'en être séparée d'une façon , et
inséparable de l'autre : privée de Dieu , en tant que Dieu était l'objet de sa
félicité, et pénétrée de Dieu, en tant que Dieu sera le sujet éternel de ses
plus violents transports ; c'est ce qui la consternera. Dieu la renoncera en
qualité de père , en qualité d'époux, en qualité de
protecteur, en qualité de dernière fin ; c'est-à-dire dans toutes les qualités
qui le rendent bienfaisant, doux et aimable ; et il s'attachera à elle en
qualité de juge, en qualité d'ennemi, en qualité de vengeur, en qualité de
persécuteur, c'est-à-dire selon toutes les qualités qui le rendent, tout Dieu
qu'il est, non-seulement sévère et redoutable, mais
dur et impitoyable. De là donc cette âme sera doublement malheureuse :
malheureuse d'avoir encore un Dieu, malheureuse de n'en avoir plus ; d'avoir
encore un Dieu conjuré, déclaré, armé contre elle , et de n'avoir plus de Dieu
favorable, propice et miséricordieux pour elle ; d'avoir encore un Dieu pour
352
exciter sa haine et ses plus
mortelles aversions, et de n'en avoir plus pour contenter ses désirs et ses
plus ardentes inclinations. Car ce sera là son grand supplice, de sentir
éternellement que Dieu l'avait créée pour lui-même, et qu'elle ne pouvait être
heureuse qu'en lui et que par lui, et de ne recevoir éternellement de Dieu que
des rebuts et des mépris, de ne trouver éternellement entre Dieu et elle qu'une
insurmontable opposition. Elle estimera Dieu malgré elle, et elle aura une
inclination naturelle pour lui, et cependant elle le haïra; elle l'estimera tel
qu'elle ne le possédera jamais, et elle le haïra tel qu'elle l'aura toujours
présent. Or, ce conflit d'estime et de haine, de désir et d'aversion, d'éloignement
et de poursuite à l'égard du même objet, c'est, Chrétiens, ce que nous appelons
l'enfer.
Après cela je voudrais en vain
m'étendre sur les peines sensibles dont cette séparation de Dieu doit être
accompagnée, et dont les prédicateurs ont mille fois tâché, mais inutilement,
de vous faire comprendre l'horreur. En vain je voudrais vous représenter ce feu
qui, d'une manière non moins véritable qu'elle est surprenante, exercera sur
les esprits et sur les corps toute son activité, ainsi que parle saint Augustin
: Miris, sed veris modis ; ce feu qui
force encore maintenant le mauvais riche à pousser ce cri lamentable : Crucior in hac flamma (1) ; et sur quoi il n'y a point de réprouvé qui
ne puisse dire avec bien plus de raison que Job : Mirabiliter
me crucias (2). Ah ! Seigneur, faut-il que vous
fassiez même des miracles pour me tourmenter, et que, forçant les lois de la nature , vous donniez à un être matériel, pour en faire
l'instrument de votre vengeance, la vertu d'agir sur une substance spirituelle?
Si je vous disais , Chrétiens, que tout ce qu'il y a dans le monde et tout ce
que notre imagination se peut figurer de plus affreux, que tout ce que la
cruauté des tyrans a jamais su inventer, que tout ce que la patience des
martyrs a été capable d'endurer, que tout cela n'est pas l'ombre de ce feu;
c'est-à-dire que les douleurs les plus aiguës, que les supplices les plus
lents, que les tortures, les gênes, les genres de mort les plus inouïs,
comparés à ce feu, ne méritent pas même le nom de tourments : Quœcumque homines patiuntur in hac vita, in comparatione hujus ignis, non parva, sed nulla
sunt ; je ne vous dirais rien que ce qu'a dit
saint Augustin, dont j'ai emprunté ces paroles. Je ne vous dirais rien que ce
qu'a dit saint Jérôme
sur cette terrible menace de Dieu à
son peuple : Stillabit furor
meus super locum istum (1).
Je ferai dégoutter ma fureur sur la terre : car, reprend ce Père, que sera-ce
donc quand il répandra dans l'enfer toutes les pluies de sa colère, et qu'il la
fera tomber comme un torrent ? Si tanta est stilla, quid erit de totis imbribus ? Je ne vous
dirais rien que ce qu'a dit Pierre Damien au sujet de ces fléaux dont l'Egypte
fut affligée; car, selon la belle remarque de ce savant cardinal, ce n'était
encore alors que le doigt de Dieu qui frappait les Egyptiens : Digitus Dei est hic (2); mais ce sera le bras
même de Dieu, et tout son bras, qui frappera les réprouvés : Tota divinitatis dextera percutiuntur. Je ne
vous dirais rien que ce qu'ont dit tous les autres comme eux ; et leur
autorité, surtout une autorité si constante et si unanime, quand nous n'aurions
point d'autre preuve, devrait bien nous suffire pour renoncer à tout ce que le
libertinage du monde oppose , ou prétend opposer à une
vérité si solidement établie.
Mais je laisse tout cela,
Chrétiens, pour faire avec vous une réflexion dont je pourrais me promettre les
plus grands effets, si elle entrait une fois dans vos esprits. Voilà ce que la
fui nous enseigne : un feu éternel, une éternelle séparation de Dieu, voilà ce
que toutes les Ecritures nous annoncent. Ce qui m'étonne, et ce qui serait
capable de me troubler, si les mêmes Ecritures ne m'en découvraient le mystère
, c'est qu'une vérité si touchante nous touche si peu ; et que parmi ceux à qui
je parle, il y en ait peut-être qui jamais n'en ont encore été bien touchés. Ce
qui m'étonne, c'est qu'étant si délicats, si amateurs de nous-mêmes, si
sensibles à la douleur, ce feu, que la colère de Dieu allume pour punir nos
crimes, ne fasse sur nous que les plus faibles impressions. Ce qui m'étonne,
c'est que, ne pouvant ignorer que la perte de Dieu est notre souverain mal, et
que cette perte de Dieu, irréparable dans l'enfer, dépend de la perte
volontaire que nous en faisons dans cette vie, nous consentions tous les jours
librement à le perdre ; que nous le perdions sans inquiétude, sans chagrin, que
nous le perdions même souvent avec joie; et que de toutes les pertes que nous
faisons dans le monde, celle-là nous soit la plus indifférente. Ce qui
m'étonne, c'est que la même foi qui nous dit qu'il y a un enfer où l'on brûle,
et où l'on est privé de Dieu, nous dit encore qu'un seul péché nous expose à
l'un et à l'autre, que Dieu n'a
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point de moindre vengeance pour le punir que l'un et
l'autre, et que le péché néanmoins, et le péché le plus mortel, soit traité
parmi nous de jeunesse, de fragilité excusable, et souvent même de jeu, de
galanterie, de bel esprit et de belle humeur. Est-ce stupidité, est-ce inadvertance , est-ce fureur, est-ce enchantement ? Croyons-nous ce point
fondamental du christianisme? ne le croyons-nous pas?
Si nous le croyons, où est notre sagesse? si nous ne
le croyons pas, où est notre religion? Je dis plus, si nous ne le croyons pas,
que croyons-nous donc, puisqu'il n'est rien de plus croyable, rien de plus
formellement révélé par la parole divine, rien de plus solidement fondé dans la
raison humaine, rien dont la créance soit plus nécessaire pour tenir les hommes
dans le devoir, rien sur quoi le doute leur soit plus pernicieux, puisqu'il les
porte à tous les désordres? Mais pour ne le pas croire, ou pour ne le croire
qu'imparfaitement, en sommes-nous plus à couvert? aurons-nous bien devant Dieu de quoi nous justifier, en lui
disant : Je ne le croyais pas? sauverons-nous par là
les conséquences de la chose? et, si elle se trouve
vraie, quoique nous ne l'ayons pas crue, où en serons-nous? Est-ce raisonner en
hommes, que de risquer sur un tel sujet? Que ne faisons-nous pas tous les jours
pour éviter un mal incertain, par la raison seule de son incertitude?
Avons-nous fait un pacte avec l'enfer, comme ces pécheurs dont parle le
Prophète? ou avons-nous une démonstration et une
évidence parfaite qu'il n’y ait point d'enfer? Ce que les impies allèguent pour
le combattre est-il comparable à ce qu'établit la foi? Sommes-nous donc sages
de quitter le parti de la foi? et n'est-il pas non-seulement le plus sûr, mais le plus plausible, mais le
plus raisonnable ? Quelle peine plus naturelle pour Due âme révoltée contre
Dieu, que la perte de Dieu? quel châtiment plus juste
pour une âme sensuelle et adonnée à
d'infâmes plaisirs, et détendus par la loi de Dieu, que le feu ? Quoique
ce tourment du feu, qui est le mal de la créature, soit en lui-même si affreux,
a-t-il rien qui approche de la grièveté du péché, qui est le mal du Créateur? et n'est-il pas de l'ordre que le mal du Créateur soit vengé
par celui de la créature?
Ah ! Chrétiens, c'est là-dessus
qu'il faut aujourd'hui nous déterminer et nous déclarer. David disait à bien :
Seigneur, c'est par le feu que vous m'avez éprouvé ; et ce feu de votre
justice, m'étant appliqué par votre miséricorde, m'a tellement purifié, qu'il
ne s'est plus trouvé en moi d'iniquité : Igne
me examinasti, et non est inventa in me iniquitas (1). Entrons dans ce sentiment, Chrétiens;
et, expliquant ces paroles du feu de l'enfer, méditons-les bien. Avant que Dieu
nous punisse par ce feu, ou plutôt de peur que Dieu ne nous punisse par ce feu,
éprouvons-nous par ce feu nous-mêmes, examinons-nous nous-mêmes, afin de
pouvoir dire à Dieu : Igne me examinasti,
et non est inventa in me iniquitas. Que le feu de
l'enfer, dit saint Augustin , nous serve à exciter
dans nous un autre feu, et à y éteindre encore un troisième feu, c'est-à-dire
qu'il excite dans nous le feu de la charité, et qu'il y éteigne le feu de la
cupidité. Quand l'esprit impur allume dans nos cœurs le feu de la
concupiscence, interrogeons-nous nous-mêmes ; demandons-nous à nous-mêmes,
comme ce solitaire du désert attaqué d'une violente tentation : Hé bien ! chair de péché , chair voluptueuse et immortifiée ,
pourras-tu supporter l'ardeur de ces flammes , à quoi tu seras condamnée pour
tes plaisirs criminels? Il n'y a point de passion dont cette pensée ne
triomphe. Aussi que n'ont pas fait les Saints, prémunis et fortifiés de cette
réflexion ? Ils ont, pour user de l'expression de saint Paul, arrêté toute la
violence du feu : Extinxerunt impetum ignis (2). Je veux
dire qu'au milieu des scandales du monde, où leur condition les tenait engagés , ils se sont maintenus dans l'innocence ; que,
malgré la corruption du monde, ils se sont conservés purs et sans tache ; que
la contagion du mauvais exemple n'a pu rien sur eux, et cela parce qu'ils
avaient en vue ce feu dévorant dont ils étaient menacés , et qu'ils voulaient
éviter : Igne me examinasti.
Ne serait-il pas étrange qu'il fût moins actif pour nous, et qu'ayant fait de
si grands miracles dans les Saints , il n'eût pas la
vertu de conserver notre cœur, et d'en réprimer les désirs?
Quand nous aurons une fois
surmonté le feu de la cupidité, il ne nous sera pas difficile, avec la grâce,
d'allumer dans nos âmes le feu de la charité, ce feu sacré que Jésus-Christ
nous a apporté du ciel, et qu'il est venu répandre sur la terre : Ignem veni mittere in terram (3) ; ce
feu dont il souhaite si ardemment que nous brûlions tous : Et quid volo nisi at
accendatur (4)? ce feu
de l'amour divin, que nous ne pouvons guère, imparfaits et intéressés que nous
sommes, entretenir dans cette vie, si le feu de l'enfer, par une crainte
salutaire, ne sert à le conserver.
354
Craignons l'un, mes chers
auditeurs, pour nous disposer à l'autre. Remplissons-nous de celui-ci, pour
nous garantir de celui-là. Demandons souvent à Dieu qu'il nous embrase du feu
de son amour, afin que nous ne ressentions jamais le feu de sa justice. En un
mot, que l'enfer même, par un merveilleux effet, nous devienne un préservatif
contre l'enfer. Il me reste à vous faire voir le malheur du réprouvé, par
rapport à l'avenir, dans le désespoir où il est d'obtenir
jamais grâce. C'est la dernière partie.
TROISIÈME PARTIE.
C'est un instinct naturel à tous
ceux qui souffrent, de chercher dans l'avenir la consolation et le remède du
présent. Comme nous voulons toujours être heureux, et que c'est une inclination
nécessaire, elle se soutient, ou plutôt elle nous
soutient en quelque sorte nous-mêmes au milieu des plus grands maux. Nous nous faisons un charme de notre espérance, et ce charme
adoucit la douleur qui nous presse. Quoique souvent il n'y ait rien dans le
futur qui nous doive être favorable, nous ne laissons pas d'y envisager cent
choses que nous nous figurons, et qui ne seront jamais; mais qu'il suffit de
nous figurer comme pouvant être un jour, pour y trouver de quoi repaître notre
imagination. L'incertitude même de l'avenir nous est utile, puisqu'elle nous
donne droit d'espérer non-seulement ce que nous
espérons et ce que nous attendons, mais ce que nous n'espérons et n'attendons
pas. Il n'en est pas ainsi des réprouvés dans l'enfer. Un réprouvé souffre, je
ne dis pas sans espérance, ce serait trop peu, mais dans un désespoir actuel et
perpétuel. Ce qui n'est pas encore lui sert de supplice, et le rend plus
malheureux que ce qui est : ou plutôt ce qui est le tourmente non-seulement parce qu'il est, mais parce qu'il sera
toujours ; en sorte que l'avenir est pour le présent un surcroît de peine qui
l'aigrit, qui y met le comble, et qui l'ait le caractère propre de la
réprobation, puisque, selon la pensée du Docteur angélique, l'enfer n'est
proprement enfer, que par la vue et le sentiment de l'avenir.
Voici donc ce qui accable l'âme
réprouvée dans l'enfer, et ce que vous n'avez peut-être jamais bien conçu :
c'est qu'elle désespère d'obtenir jamais de Dieu aucune grâce, quand elle le
prierait toute l'éternité ; c'est qu'elle désespère de fléchir jamais Dieu par
la pénitence, quand elle détesterait son péché toute l'éternité ; c'est qu'elle
désespère, non-seulement d'acquitter, mais de
diminuer jamais ses dettes devant Dieu par ses souffrances, quoiqu'elle doive
souffrir toute l'éternité : trois ressources immanquables dans la vie, mais
absolument inutiles à un réprouvé, la prière, la pénitence, la souffrance. Nous
en avons la preuve dans le mauvais riche. Que fait-il? il
prie. Que demande-t-il? il conjure Abraham de lui
accorder pour toute grâce une goutte d'eau, mais cette goutte d'eau lui est
refusée. Tous les interprètes conviennent qu'il y a de la parabole et de la
figure dans cette circonstance, et que l'intention de Jésus-Christ est de nous
faire entendre par là que, dans l'enfer, il n'y a plus de grâce à espérer, ni
de rédemption : Quia in inferno nulla est redemptio (1) ; que
de cet océan de miséricorde et de bonté, qui est Dieu, il ne découlera jamais
sur ces créatures infortunées une seule goutte pour les soulager, comme jamais
il ne découlera sur elles une seule goutte du sang du Rédempteur pour les
sauver: pourquoi? parce que ce n'est plus le temps des
miséricordes et du salut. En vain donc le réprouvé s'écriera-t-il éternellement,
comme le riche de l'Evangile, non plus en s'adressant à Abraham, mais à Dieu
même : Miserere mei (2) ; Ah! ciel, un peu de relâche, un peu de compassion pour moi !
Dieu, endurci contre ses cris, éternellement lui répondra, mais dans toute la
rigueur de la lettre, ce qu'il répondait à son peuple: Quid clamas super contritione tua (3) ? Que servent ces plaintes et ces
lugubres accents? Ils frappent mon oreille, mais ils ne vont point jusques à
mon cœur : Insanabilis dolor
tuus; il n'y a plus de remède ni de retour; et si
vous en voulez savoir la raison, elle est dans vous-même : Propter
multitudinem iniquitatis
tua, et propter dura peccata
tua, feci haec tibi; c'est que vous-même vous avez été si longtemps
insensible à ma voix, c'est que vous-même vous m'avez laissé mille fois appeler
sans vouloir m'entendre, c'est que vous-même vous vous êtes si outrageusement,
si opiniâtrement, si constamment obstiné contre moi : Propter
dura peccata tua. Ainsi s'accomplira cette parole
de l'Evangile, que Dieu n'écoule point les pécheurs; mais quels pécheurs? non pas les pécheurs de la vie , car, dans la vie, ils sont
toujours en état de toucher le cœur de Dieu; non pas les pécheurs pénitents,
caria pénitence de la vie est toujours toute-puissante auprès de Dieu ; mais les
pécheurs impénitents
355
à la mort et consommés dans leur
péché, mais les pécheurs de l'enfer.
Que dis-je ! et
dans l'enfer même n'y a-t-il pas une pénitence? Oui, Chrétiens, et c'est là que
la sagesse nous représente les pécheurs pressés de douleur, poussant des
soupirs, versant des torrents de larmes. Ah ! ce
ne sont pas ces effets de la pénitence qui leur manquent, mais le principe qui
la sanctifie. C'est-à-dire (et voici en deux mots tout le mystère de cette
éternelle réprobation), c'est-à-dire qu'éternellement ils gémiront,
qu'éternellement ils pleureront, qu'éternellement ils feront pénitence ; mais
une pénitence forcée, une pénitence de démons et de désespérés. Or, une telle pénitence , dit saint Augustin, n'effacera jamais le péché :
par conséquent le péché subsistera toujours ; et tant que le péché subsistera ,
ils seront toujours également redevables à la justice de Dieu, et exposés à ses
vengeances. C'est ce qu'Abraham, du haut de la gloire, exprime au mauvais riche
par ce chaos insurmontable qui les sépare : Magnum chaos inter nos et vus firmatum est (1) ; en sorte que, de ce séjour
bienheureux où repose Abraham, on ne peut plus tomber dans ce lieu de tourments
où souffre le riche, et que, de ce lieu de tourments où le riche souffre, on ne
peut plus monter à ce bienheureux séjour où Abraham goûte un repos inaltérable;
pourquoi? parce que dans l'un on ne peut plus perdre
la grâce, et que dans l'autre on ne peut plus réparer le péché : Ut qui volunt hinc transire
ad vos, non posant, neque inde huc
transmeare (2).
Mais quoi! toujours
souffrir, et, par de si longues et de si cruelles souffrances, ne rien
acquitter, cela se peut-il comprendre? Comprenez-le, mes chers auditeurs, ou ne
le comprenez pas; la chose n'en est pas moins vraie, et ce n'en est pas moins
un article de votre foi. Origène en voulut douter, et d'autres, comme lui,
réduisirent l'éternité malheureuse à un certain nombre de siècles. Car,
disaient-ils pour soutenir leur erreur, il n’est, ni de la bonté, ni de la
justice de Dieu de punir toujours des créatures qu'il a formées, et d'exiger
pour les péchés de la vie, d'une vie si courte, une satisfaction qui ne finira
jamais. C'est ainsi qu'ils raisonnaient; mais moi, de leurs principes mêmes je
tire, avec Tertullien et saint Augustin, une conséquence toute contraire. Car
Dieu est bon : qui ne le sait pas ? mais cette bonté,
reprend Tertullien, n'est pas seulement en Dieu miséricorde,
elle est encore sainteté. Or, une
sainteté toujours subsistante est toujours ennemie du péché, et, par une suite
nécessaire, elle doit toujours haïr le péché, toujours poursuivre le péché,
toujours punir le péché, si le péché dure toujours. Donc, puisqu'il n'y a rien
dans l'enfer qui abolisse et qui détruise le péché, il n'y aura jamais rien qui
en arrête le châtiment. Dites-le même de la justice. Depuis tant de siècles le
mauvais riche se désespère au milieu des flammes où il fut enseveli, et s'écrie
en se désespérant : Crucior in hac flamma (1); mais ce qu'il
disait il y a tant de siècles, il le dit encore, et toujours il le dira, parce
qu'il le ressent encore, et que toujours il le ressentira. Oui, cette parole
foudroyante et attérante : Nunc
autem cruciaris (2);
Maintenant vous êtes tourmenté, il l'entendra toujours. Maintenant: Nunc; que ce maintenant a d'étendue, puisqu'il
embrasse l'éternité tout entière ! Nunc :
maintenant; c'est-à-dire aujourd'hui, et toujours; c'est-à-dire demain, et
toujours; c'est-à-dire dans une année, dans un siècle ,
dans des millions de siècles, et toujours encore au-delà. Or, concevez, s'il
est possible, quelle impression fait sur une âme réprouvée un si affreux
désespoir.
De vous donner une idée juste de
cette éternité, c'est ce que je n'entreprends pas; et qui le pourrait? Plus on
creuse dans cet abîme, plus on se confond, plus on se perd. Usez, tant qu'il
vous plaira, de figures et de comparaisons : sans tant de comparaisons et de
figures, je m'en tiens à la foi, et, saisi d'une frayeur salutaire, je me prosterne
devant cette redoutable justice qu'il est encore temps de fléchir en notre
faveur, mais que rien ne peut toucher après la mort. Ah! Seigneur, si jamais,
et pour mes auditeurs et pour moi, j'ai formé des vœux à votre autel, voici le
plus sincère et le plus ardent : c'est, mon Dieu, que votre grâce nous éclaire,
et qu'elle dissipe, en nous éclairant, le charme qui nous aveugle. Tant de fois
vous m'avez envoyé dans cette cour pour y annoncer vos divines vérités ; mais
de toutes vos vérités, quelle autre dut plus exciter mon zèle? J'y vois des
mondains occupés du monde, possédés du monde, enchantés du monde. Je les vois
enivrés de leur grandeur, idolâtres de leur fortune, amateurs d'eux-mêmes et
esclaves de leurs sens. Je les vois désolés, consternés, comme foudroyés, au
moindre revers qui trouble leurs projets ambitieux et qui déconcerte
leurs intrigues criminelles, mais sur
356
l'éternité, nulle inquiétude, nulle
attention: soit prétendue force d'esprit et impiété, soit confiance
présomptueuse et témérité, soit oubli, négligence, aveuglement, quoi que ce
soit, ils vivent en paix et sans alarmes. Cent fois on leur a représenté
l'horreur d'une éternelle damnation ; mais ils nous écoutent comme les enfants
de Loth, dont il est parlé dans l'Ecriture, écoulèrent leur père, qui de la
part de Dieu vint les menacer d'un incendie général. Il semble que ce soit un
jeu pour eux: Visus est eis
quasi ludens loqui (1).
Dans la juste indignation qui nous anime, ne pourrions-nous pas
, à l'exemple de vos prophètes, vous presser enfin, Seigneur, de vous
faire connaître, et de faire éclater sur eux votre justice? Mais, mon Dieu,
nous nous souvenons que s'ils tombent une fois dans les mains de cette justice
inexorable, rien ne les en pourra retirer ; que s'ils se damnent une fois, ou
s'ils vous obligent une fois à les damner, c'est pour toujours ; et voilà ce
qui réveille toute notre compassion. Nous savons d'ailleurs que ce son des âmes
précieuses, que ce sont des âmes rachetées de votre sang, que ce sont des âmes
appelées à votre gloire : seront-elles éternellement perdues pour vous, ô mon
Dieu, et serez-vous éternellement perdu pour elles? Ces à quoi, mes chers
auditeurs, vous ne pouvez trop penser ; et si vous n'y pensez pas maintenant, quand
y penserez-vous ? Sera-ce au triste moment que vous commencerez à ressentir
l'ardeur de ces flammes dévorantes? Mais que vous servira
d'y penser alors? et n'est-ce pas au contraire dans
cette pensée que vous trouverez, non plus votre salut, mais votre tourment? O
éternité! pensée salutaire dans la vie, mais pensée
désespérante dans l'enfer! Si nous ne voulons pas, Chrétiens, qu'elle soit le
sujet de notre désespoir, faisons-en le motif de notre pénitence. Au lieu de
nous exposer à de peines éternelles pour une félicité temporelle, tâchons de
mériter, par des peines temporelle une félicité éternelle que je vous souhaite,
etc.