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LETTRES SUR L'AFFAIRE
DU Q U I É T I S M E.

 

REMARQUES HISTORIQUES.

 

On connaît l'hérésie qui attaqua si dangereusement l'Eglise de France dans le xvne siècle, menaçant d'ensevelir à la fois le dogme et la morale sous un tas de ruines ; on connaît les erreurs qui constituent fondamentalement cette hérésie : Dieu aimé sans rapport à nous-mêmes, l'amour inné du bonheur détruit dans le cœur de l'homme, l'indifférence entre le salut et la damnation, la quiétude passive sous l'action de la grâce, l'inutilité des sacrements et l'impossibilité de la prière ; on connaît enfin les apôtres qui prêchaient plus ou moins franchement ce nouvel évangile : Molinos, le P. La Combe, Madame Guyon, Fénelon. Déjà nous avons parlé du quiétisme moderne, et les lettres qu'on a lues déjà mettent la question dans tout son jour (1).

Le lecteur, nous le croyons du moins, n'a plus à nous faire qu'une question : Comment avez-vous édité les lettres relatives au quiétisme ? Pour connaître notre édition, il faut connaître les éditions précédentes. Disons donc, pour commencer par là, que les premiers éditeurs, et par suite tous les autres, ont fait dans la correspondance sur le quiétisme de nombreuses suppressions ; ils ont supprimé, non-seulement des traits particuliers qui peignent en quelque sorte la vie intime de l'écrivain, mais souvent des faits qui présentent un intérêt général. Nous allons donner quelques-uns des passages que les critiques n'ont pas jugés dignes de publicité. Bossuet écrit à son neveu, dans la première Lettre de ce volume :

Le roi a la goutte bien serré, et cela a empêché Sa Majesté d'aller passer à Trianon le reste de ce beau mai. Il n'y a rien encore de nouveau. Je ne sache pas qu'on ait encore nouvelle de l'arrivée du prince d'Orange en Flandre ; mais on disait ces jours passés son passage en Hollande. La santé du roi, à sa goutte

1 Voir vol. XIX, p. I et suiv. ; et vol. XXVIII, p. 554 et suiv.

 

II

 

près, est très-bonne. Je pars pour Versailles, où si j'ai occasion d'amuser le roi de votre voyage, je le ferai (1).

Ce passage ne se trouve dans aucune édition. Il en est de même de ceux qu'on va lire, appartenant à la deuxième Lettre de notre volume :

Il n'y a encore aucune nouvelle, sinon que nous nous trouvons partout les plus forts. Je ne sais pourquoi on parle de paix plus que jamais, et ce me semble plus sérieusement. — Ajoutez au chiffre Diomède pour ce cardinal, saint Narcille pour Casanata, l'archidiacre pour Cibo , le Bon Ange pour Altieri. — Je m'en vais dîner à Conflans; et mercredi je serai à Meaux, s'il plaît à Dieu. — Tout le monde paraît bien content de M. Phelippeaux, et j'en reçois de grands témoignages (2).

Les tirets indiquent les alinéas. — Toujours Bossuet à son neveu :

On ne manquera pas de vous mander les nouvelles. Il n'y en a point de considérables. Les armées se regardent en Flandre, et de notre côté on prend des postes avantageux pour tout empêcher. M. Chasot m'écrit de Metz que la nôtre d'Allemagne fait toujours bonne contenance au delà du Rhin. Plusieurs veulent encore la paix de Savoie, dont on dit que les conditions sont assez avantageuses pour le duc; et qu'on a cru qu'il était de la politique de rompre la ligue, quoiqu'il en coûtât beaucoup. Le roi se porte toujours parfaitement mieux. Quand je serai sur les lieux, je me rendrai attentif à ce qui se passe (3).

Voici encore un passage du maître, car c'est Bossuet qu'on mutile de préférence :

On ne peut vous mander de nouvelles certaines. On se regarde en Flandre. Le prince d'Orange tient en jalousie Dinant et Charleroy, pour apparemment chercher l'occasion de l'attacher au premier, qu'on ne pourrait sauver en ce cas. Cela fatigue les troupes, et tient tout en incertitude. Les bruits de la paix de Savoie changent tous les jours ; depuis hier on semble fixé à la croire manquée, et de l'armée on l'écrit ainsi. Vous en devez savoir plus que nous au lieu où vous êtes. — Je serai à Paris sans manquer, s'il plaît à Dieu, de samedi ou de lundi en huit jours, et vous ne recevrez plus de lettres d'ici. — Je ferai vos compliments à toute la maison de Noailles, sur la mort de M. le marquis de Noailles. —Les pluies désolent les jardins. On n'espère ni pêches, ni melons. Les vignes sont menacées de tous côtés. Il n'y a de ressources que dans les vins de Vareddes. Au reste Castor a été enrôlé dans un régiment qui est passé à Meaux. Il n'y avait plus moyen de supporter sa mordacité. Nous nourrissons la postérité qu'il nous a laissée de Junon ; la beauté en est encore assez ambiguë (4).

 

1 Edit. Vivès, vol. XXIX , Lettre LV, p. 1 et 2 ; Lettre correspondante : édit. Lebel ou de Versailles, vol. XL, Lettre LIV. — 2 Edit. Vivès, vol. XXIX, Lettre LVI, p. 3; édit. Lebel, vol, XL, Lettre LV. — 3 Edit. Vivès, ibid., Lettre LIX, p. 1 et 6; édit. Lebel, ibid., Lettre LIX.

4 Bossuet dit encore, dans la Lettre LXIV: « Je ne sais si je vous ai mandé la disgrâce et l'éloignement de Castor pour avoir osé, après Madame d'Alègre, mordre encore Madame Etienne. » Ce passage n'était pas à la hauteur des Bénédictins des Blancs-Manteaux ; ils l'ont retranché avec plusieurs autres qui l'accompagnaient.

 

III

 

— Je salue M. Phelippeaux, sans oublier M. l'abbé de Lusanci. On dit ici qu'il doit revenir au mois de septembre (1).

Ces passages, qui sont retranchés dans toutes les éditions, forment les deux tiers de la lettre. — Ceux qu'on va lire la forment tout entière, moins quelques lignes :

On ne dira pas cette fois qu'il n'y a point de nouvelles. Vous aurez su aussitôt que nous la trêve de Savoie, qui est une paix. On croit qu'on aura bientôt la princesse aînée de Savoie, qui doit épouser Monseigneur de Bourgogne, et qu'elle viendra à Fontainebleau. On vient d'apprendre que M. de Savoie avait congédié les Allemands avec ordre de se bien conduire, sinon qu'on les chargerait. Il a en même temps retiré la garde allemande, qu'il avait donnée à Madame de Savoie dès le commencement de la guerre, et lui a donné la sienne. — Le prince d'Orange a renvoyé son gros canon et les prisonniers qu'il avait assemblés de tous côtés, après la visite qu'il a reçue du pensionnaire de Hollande de la part des Etats. On assure qu'il lui a été demander un pouvoir, pour faire la paix, qu'il a été obligé de lui donner. On espère bientôt une trêve de ce côté-là, et dès à présent on y est sans action. Nos généraux ont bon ordre de se tenir sur leur garde. — Le roi est à Marly, jusqu'à samedi, en bonne santé et fort content. On donne de grandes louanges à M. Teste, qui suit cette négociation avec M. Sauvage depuis six mois. — On raisonne beaucoup sur la condition du traité. Il est certain qu'on rend tout à la France, et qu'on démolit Pignerol. Du côté d'Allemagne, il est question de Strasbourg démoli ou de l'alternative qui est, dit-on, Brisac et Fribourg; du côté d'Espagne, de Luxembourg ou de l'alternative qui est, dit-on, Ypres, Condé et Vervins. Tout cela conclurait la paix générale, et on dit que c'est ainsi que la Hollande la négocie. Tout cela est encore caché : voilà les bruits les plus vraisemblables (2).

Tous les passages qui précèdent ont été supprimés dans un petit nombre de pages ; et si le lecteur veut lui-même constater mille autres suppressions non moins regrettables, qu'il compare les lettres que nous avons pu revoir et compléter sur les autographes avec les lettres correspondantes dans n'importe quelle édition.

Mais les éditeurs ne se sont pas contentés d'émonder, d'élaguer, de mutiler la correspondance sur le quiétisme; ils l'ont altérée, corrompue, défigurée dans le style. Nous avons vu dans cent endroits de cette édition comment les audacieux correcteurs ont remanié Bossuet ; voyons de quelle manière ils ont manipulé son neveu.

Ce « petit-neveu d'un grand oncle, » pour employer la dénomination du comte de Maistre, est inexact, raboteux, lourd ou plutôt inqualifiable dans son style : il écrit en français, dit encore M. de Maistre, comme ferait un laquais allemand qui aurait eu pendant quelques mois un auvergnat pour maître de langue. Cependant les premiers éditeurs avaient

 

1 Edit. Vivès, vol. XXIX, Lettre LX, p. 6 et 7 ; édit. Lebel, vol. XL , Lettre LX. — 2 Edit. Vivès, ibid., Lettre LXIII, p. 10 et 11 ; édit. Lebel, ibid., Lettre LXIII.

 

IV

 

traité ce cher abbé, leur ami, qui fut janséniste autant que possible, avec un amour de prédilection; les meilleures plumes des Blancs-Manteaux avaient retouché, caressé, poli sa prose: donnons un échantillon de leur procédé. On va parler du décret qui condamne le livre des Maximes :

LES ÉDITIONS.

Il renferme vingt-trois propositions principales, qui sont rapportées dans leur entier, et qu'on condamne sive in sensu obvio..., avec quelques autres qualifications également fortes. La qualification d'hérétique ne s'y trouve pas, quoique la proposition de l'involontaire en Jésus-Christ soit du nombre des vingt-trois, et qu'on Tait transcrite sans restriction ni modification, comme étant du livre, et par conséquent de l'auteur. Je vous dirai dans la suite de quelle manière le tout s'est fait. On ne condamne pas seulement telle édition du livre : on en condamne toutes les éditions. Les différentes clauses, usitées dans les bulles en pareil cas, n'y sont pas oubliées. On a ôté seulement celle de igne comburantur, qui n'est pas essentielle. Il n'est pas dit un mot qui tende à excuser le sens de l'auteur, ni ses explications. Ces paroles, sive in sensu obvio, sive ex contextu libri et sententiarum, destinées à caractériser l'intention du décret, paroissent aller au-devant des chicanes qu'on aurait pu faire sur le sens de l'auteur et de ses explications. On ne saurait désormais les alléguer, puisqu'il est manifeste que ces explications, contraires au sens condamné, obvio, ne sont ni bonnes ni recevables, vu qu'elles seraient encore contraires au texte du livre et à toute la suite de son exposé, et n'y conviennent pas.

Les propositions en particulier se verront dans la bulle: je n'en puis savoir le détail au juste ; mais vous voyez, par ce que je viens de vous marquer, que l'essentiel se trouve dans le décret. La doctrine du livre de M de Cambrai,

LE MANUSCRIT.

Il y a vingt-trois propositions principales, énoncées et mises tout du long, lesquelles on condamne sive ex sensu obvio..., et je pense, quelques autres qualifications très - fortes. La qualification d'hérétique n'y est pas, quoique la proposition de l'involontaire y soit tout du long, sans restriction ni modification, comme étant du livre et de l'auteur par conséquent. Je vous dirai dans la suite comme le tout s'est fait. On ne condamne pas seulement le livre d'une telle édition : on condamne toutes les éditions et toutes les traductions. Toutes les autres clauses, en pareil cas, n'y sont pas oubliées. On a ôté seulement celle de igne comburantur, qui n'est pas essentielle. Il n'est pas dit un mot qui tende à excuser en rien le sens de l'auteur, ni ses explications. Ce qu'on a mis : Sive ex sensu obvio, sive ex contextu libri et sententiarum, paraît aller au-devant de la chicane du sens de l'auteur et encore des explications, puisqu'il est manifeste que ces explications contraires au sens condamné, obvio, ne sont pas bonnes ni recevables, puisqu'elles seraient encore contraires au texte du livre et à toute la suite, et n'y conviennent pas.

Les propositions en particulier se verront dans la bulle; je n'en puis savoir le détail au juste. Vous voyez par là que l'essentiel est fait. La doctrine du livre de M. de Cambray n'a plus aucune ressource : elle est condamnée et exprimée.

 

V

 

LES ÉDITIONS.

 

expressément condamnée, est flétrie sans ressource pour ne laisser rien à désirer. Je conviens qu'il aurait fallu qu'on eût ajouté la qualification d'hérétique, et l'on aurait dû qualifier chaque proposition en particulier; mais sans entrer ici dans les raisons qui ont contraint de ne pas insister plus longtemps sur ces deux points, je m'imagine que vous les pénétrez bien.

Il a paru ici trop difficile de donner exactement à chaque proposition ses qualifications propres, d'autant plus qu'il n'était pas aisé de faire convenir les cardinaux. A chaque proposition il aurait fallu livrer autant de batailles contre les amis de M. de Cambrai; et c'était ce qu'ils demandaient, uniquement pour embrouiller et pour éterniser celle affaire, sous prétexte de rendre la décision plus exacte : toutefois on en serait venu à bout, si M. le cardinal de Bouillon n'avait pas été dans les congrégations.

 

Encore une citation , prise à l'autre extrémité du livre :

 

LE MANUSCRIT.

 

Pour rendre tout complet, je conviens qu'il fallait la qualification d'hérétique ; et il aurait été à souhaiter que la qualification eût été à chaque proposition, comme dans la bulle contre Baius; mais sans que je m'arrête longtemps sur les raisons qui ont contraint à ne pas insister plus longtemps à l'une et à l'autre, je m'imagine que vous vous les figurez bien.

La qualification particulière de chaque proposition a paru ici trop difficile pour la faire dans la dernière exactitude : on avait peine à convenir. Il aurait fallu livrer autant de batailles contre les amis de M. de Cambray. C'était ce qu'ils demandaient uniquement pour embrouiller et pour éterniser cette affaire, sous prétexte d'une décision plus exacte : ce qu'on aurait pourtant fait assurément, si M. le cardinal de Bouillon n'avait pas été dans les congrégations (1).

 

LES ÉDITIONS.

 

Dans les visites de congé que je fais aux cardinaux, je leur insinue qu'il est important qu'on défende les explications et écrits publiés par M. de Cambrai pour la justification de sou livre. Je démontre la nécessité de cette prohibition, d'une manière à ne pas recevoir de réplique; et je fais sentir que c'est une conséquence du décret prononcé. Je ne désespère pas qu'on ne fasse quelque chose à cet égard, surtout si M. le nonce en parle.

Au reste, vous ne pouvez vous imaginer la mauvaise humeur, pour ne rien dire de plus, que le cardinal de Bouillon a témoignée en apprenant la réponse de M. le grand duc sur M. de Madot.

 

LE MANUSCRIT.

 

Dans mes visites des cardinaux, j'insinue la défense des explications et livres de M. de Cambray, et en démontre la nécessité d'une manière à ne pas recevoir de réplique, et comme une conséquence nécessaire de ce qui s'est fait. Je ne doute pas qu'on ne fasse quelque chose, surtout si M. le nonce en parle.

Je vous envoie la copie d'un imprimé qui est ici entre les mains de quelques cardinaux. Je le crois dicté par M. le cardinal de Bouillon et par le P. Charonnier, et la lettre est imprimée en Hollande. Vous l'avez peut-être vue. J'écris fort à la hâte, n'ayant pu finir mes audiences et mes affaires que fort

 

1 Edit. Vivès, vol. XXX, Lettre CDLIV; p. 303 et suiv.; édit. Lebel, vol. XLII, Lettre CDXXXVII, p. 326 et suiv.

 

VI

 

LES ÉDITIONS. 

 

Ce prince plein d'équité a fait savoir à ce cardinal qu'il vous avait donné sa parole, ainsi qu'à M. de Paris, de prendre à son service ce gentilhomme, dont  on lui répondait, et qu'il ne pouvait honorablement y manquer. Cette mortification, jointe au refus que l'ambassadeur du grand duc a fait de lui accorder le titre d'Altesse, a grandement aigri l'esprit du cardinal de Bouillon contre l'ambassadeur et son maître.  Ce cardinal est résolu de se venger de l'affront qu'il prétend lui être fait en sa qualité de ministre du roi. Il est bon que Sa Majesté en soit informée.

 

LE MANUSCRIT.

 

tard ; ce qui fait que je ne pourrai peut-être pas écrire à M. de Paris, à qui je vous prie de faire mes compliments. Si vous n'êtes pas à Paris, et que vous jugiez à propos d'envoyer quelques copies de ce que je vous écris sur les affaires courantes, vous ne feriez peut-être pas si mal.

Au reste, vous ne pouvez vous imaginer la rage que le cardinal de Bouillon a eue de savoir la réponse de M. le grand-duc sur M. Madot, qui est qu'il avait donné sa parole à vous et à M. de Paris pour ce gentilhomme, et qu'il ne pouvait y manquer. Cela joint au refus d'Altesse que l'ambassadeur du grand-duc a fait, cause une grande aigreur entre ces puissances. Le cardinal est résolu de s'en venger par rapport au roi. Il est bon qu'il en soit informé (1).

 

Telles qu'elles se trouvent dans les éditions, les lettres de l'abbé Bossuet sont des canevas brodés par les Bénédictins des Blancs-Manteaux. Gagnent-elles à ces broderies? Elles y perdraient, si elles pouvaient perdre quelque chose. Au reste , l'auteur se peint dans ces lettres en traits éclatants. Admirateur passionné de ses qualités précieuses, il se loue, il se vante, il s'exalte sans mesure ; à l'entendre, il délibère et détermine, il conçoit et exécute ; c'est lui qui décide tout, qui fait tout; c'est lui qui éclaire et sauve l'Eglise. Une âme si amante d'elle-même, comment pourrait-elle aimer les autres? Aussi l'abbé d'antichambre n'a-t-il que du fiel dans le cœur, que des calomnies dans la bouche et que des réquisitoires au bout de sa plume ; ses adversaires sont déraisonnables, insensés, furieux, enragés; ils sont traîtres au roi, traîtres à la France, traîtres à l'Eglise, à Dieu même ; allons ! qu'on les condamne, qu'on les flétrisse, qu'on les exécute ! Le plus grand tort de Bossuet, c'est d'avoir toléré son neveu.

Il nous reste à relever , non plus des inexactitudes littéraires, mais des altérations que nous laisserons au lecteur le soin de qualifier. Bossuet avait exposé, dans une Ordonnance publiée par l'archevêque de Paris, la doctrine catholique sur la grâce. Parlant de l'effet produit par cette exposition, il dit dans une Lettre : « Les jansénistes sont consternés. » Pour soustraire à ce coup leur croyance secrète, après avoir

1 Edit. Vivès, vol, XXX, Lettre DVII, p. 419; édit. Lebel, vol. XLII, Lettre CDLXXXV,

 

VII

 

couvert de ratures le mot jansénistes, les Bénédictins des Blancs-Manteaux lui font dire : « Plusieurs sont mécontents (1). » Ailleurs Bossuet désapprouve « deux thèses soutenues à Reims coup sur coup, » dit-il sans ajouter par qui elles ont été soutenues; les charitables religieux ont imprimé : « Soutenues à Reims par les Jésuites (2). » Plus loin, Déforis et ses collaborateurs prêtent à Bossuet tout un alinéa de leur façon, pour amener cette allégation du moins gratuite, que les Jésuites avaient fait retrancher d'un ouvrage intitulé les Hommes illustres, des écrivains qui « méritaient bien d'y avoir place (3). » Si l'on va plus loin encore, on trouvera un autre passage également fabriqué par la fraude, qui leur fournit l'occasion de formuler, sinon contre tous les Jésuites, du moins contre le Père de la Chaise, l'accusation de ruse, d'artifice, de félonie (4). Et ce n'est pas assez pour eux de faire parler Bossuet quand il se tait, ils lui imposent silence quand il parle contre leur gré ; les suppressions ne leur coûtent pas plus que les additions. Dans ce passage de Bossuet : « Nous ne craignons le P. Diaz, ni même le P. Tyrso, encore que nous le respections beaucoup, » ils ont retranché les mots qu'on vient de lire : « Encore que nous le respections beaucoup, » pourquoi? parce que le P. Tyrso était général des Jésuites (5). Après avoir répandu le sarcasme contre ces religieux, l'abbé Bossuet dit : « Je sais fort bien distinguer le Père de la Chaise et deux ou trois de nos amis... ; je vous prie de le lui dire, et j'en parle ainsi ici dans l'occasion. » Cherchez ces paroles restrictives dans toutes les éditions, vous ne les trouverez nulle part : les disciples de saint Benoît les ont retranchées pour faire tomber sur tous les disciples de saint Ignace les diatribes du futur évêque de la régence (6). Et chose déplorable et pourtant vraie, leur esprit et leur ressentiment semblent n'être pas morts avec eux. Souvent dans leurs notes, qui sont très-nombreuses et très-longues, ils commencent par canonner les Jésuites, puis ils brûlent leurs dernières munitions contre l'archevêque de Cambray. Eh bien, les savants qui ont présidé à l'édition de Versailles, membres aussi d'une congrégation religieuse, font tonner cette artillerie contre les Jésuites ; mais sitôt que Fénelon paraît en ligne, ils se hâtent d'éteindre le feu ; ils arrêtent ou continuent les bordées jansénistes, suivant qu'elles peuvent atteindre leurs amis ou leurs ennemis (7).

Voilà comment les éditeurs ont imprimé la correspondance relative au quiétisme : ils l'ont altérée de toutes manières ; le lecteur remarquera

 

1 Edit. Vivès, vol. XXIX, Lettre LXXII, p. 29 et 30; édit. Lebel, vol. XL, Lettre LXXII, p. 230. — 2 Edit. Vivès, ibid., Lettre LXXXV, p. 41 ; édit. Lebel, ibid., Lettre LXXXIV, p. 252. Les thèses avaient bien été soutenues par les élèves des Jésuites, mais Bossuet ne le dit pas. — 3 Edit. Vivès, ibid., Lettre XCV , p. 57 et 58 ; édit. Lebel, Lettre XCIV, p. 265; et Lettre XCV, p. 267. — 4 Edit. Vivès, ibid., Lettre C, p. 64 ; édit. Lebel, ibid., Lettre XCIX, p. 213 et 274. — 5 Edit. Vivès, vol. XXIX, Letlre CXV, p. 88; édit. Lebel, vol. XL, Lettre CXIV, p. 309. — 6 Edit. Vivès, vol. XXX, Lettre CDLXXXV, p. 380; édit. Lebel, vol. XLII, Lettre CDLXIII , p. 432.— 7 Edit. Vivès, vol. XXIX, Lettre LXV, p. 13; édit. Lebel, vol. XL, Lettre LXV, p. 210.

 

VIII

 

lui-même des milliers de falsifications. Pour nous, ajoutons seulement que, dans notre édition, les lettres collationnées sont désignées par une indication spéciale, et disons dès ce moment que la plupart des autographes se trouvent à la bibliothèque du séminaire de Meaux. D'un autre côté, nous donnons plus de cent lettres qu'on chercherait vainement dans les autres éditions : il suffit, pour s'en convaincre, de comparer pour ainsi dire les numéros d'ordre qui se trouvent dans les titres. A cela, si l'on, ajoute les nombreux passages retranchés par les éditeurs et rétablis par nous d'après les manuscrits, on verra que les matières nouvelles renfermées dans notre collection formeraient un volume de l'édition de Versailles.

Avant de déposer la plume pour ne la plus reprendre dans cette publication, un mot, qui sera tout ensemble le premier et le dernier, pour notre défense. Deux critiques ou deux censeurs différemment intéressés dans les anciennes éditions de Bossuet, nous ont accusés d'avoir relevé avec amertume les erreurs et les fautes de Déforis. Voici la vérité. Nous avons fait dans Bossuet, à chaque page, à chaque alinéa, de nombreux changements; nous avons ajouté, retranché, remplacé des termes par d'autres termes, des phrases par d'autres phrases, de longs passages par d'autres passages. Eh bien, devions-nous modifier aussi profondément des pages vénérées, devions-nous bouleverser d'un bout à l'autre toutes les éditions du plus grand de nos écrivains, devions-nous froisser violemment les préjugés des savants et jeter la stupeur dans l'opinion publique, sans montrer au grand jour les raisons qui justif10ient cette audacieuse entreprise ? Ah! si nous n'avions pour ainsi dire abrité notre travail de réparation derrière un rempart impénétrable, les hommes de lettres et les routiniers, les académiciens et les marchands de livres nous auraient accablé de leurs traits. Nous avons donc relevé quelques-unes des altérations commises soit involontairement, soit de propos délibéré, par Déforis ; mais nous avons aussi relevé ie prix infini de son œuvre. Parce que nous le savions aussi bien que personne pour l'avoir appris par une dure expérience, nous avons dit que, dans la publication des œuvres posthumes, Déforis a accompli un travail immense, effrayant, prodigieux ; nous avons proclamé hautement qu'il a bien mérité des lettres, de la piété, de la religion; nous avons exalté, selon nos forces, le dévouement et la constance qui l'a rendu martyr, non-seulement de la science, mais de la foi (1). Est-ce là du fiel et de l'aigreur?

 

1 Edit. Vivès, vol. VIII, p. XXXVI.

 

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