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CHAPITRE PREMIER. LES RÉVOLUTIONS DES EMPIRES SONT RÉGLÉES PAR LA PROVIDENCE ,
ET SERVENT À HUMILIER LES PRINCES.
CHAPITRE II. LES RÉVOLUTIONS DES EMPIRES ONT DES CAUSES PARTICULIÈRES QUE LES
PRINCES DOIVENT ÉTUDIER.
CHAPITRE III. LES SCYTHES , LES ÉTHIOPIENS ET LES ÉGYPTIENS.
CHAPITRE IV. LES ASSYRIENS ANCIENS ET NOUVEAUX, LES MÈDES ET CYRUS.
CHAPITRE V. LES PERSES, LES GRECS, ET ALEXANDRE.
CHAPITRE VI. L'EMPIRE ROMAIN : ET EN PASSANT, CELUI DE CARTHAGE ET SA MAUVAISE
CONSTITUTION (a).
CHAPITRE VII. LA SUITE DES CHANGEMENTS DE ROME EST EXPLIQUÉE.
CHAPITRE VIII. CONCLUSION DE TOUT LE DISCOURS PRÉCÉDENT, OU L'ON MONTRE QU'IL
FAUT TOUT RAPPORTER A UNE PROVIDENCE (b).
Quoiqu'il n'y ait rien de
comparable à cette suite de la vraie Eglise que je vous ai représentée, la suite
des empires qu'il faut maintenant vous remettre devant les yeux, n'est guère
moins profitable, je ne dirai pas seulement aux grands princes comme vous, mais
encore aux particuliers qui contemplent dans ces grands objets les secrets de la
divine providence (b).
(a) 1re édit. : Troisième partie de ce discours.
— (b) N'est guère moins profitable aux grands princes comme vous.
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Premièrement, ces empires ont
pour la plupart une liaison nécessaire avec l'histoire du peuple de Dieu. Dieu
s'est servi des Assyriens et des Babyloniens, pour châtier ce peuple; des
Perses, pour le rétablir ; d'Alexandre et de ses premiers successeurs, pour le
protéger ; d'Antiochus l'Illustre et de ses successeurs, pour l'exercer; des
Romains, pour soutenir sa liberté contre les rois de Syrie, qui ne songeaient
qu'à le détruire. Les Juifs ont duré jusqu'à Jésus-Christ sous la puissance des
mêmes Romains. Quand ils l'ont méconnu et crucifié, ces mêmes Romains ont prêté
leurs mains sans y penser à la vengeance divine, et ont exterminé ce peuple
ingrat. Dieu qui avait résolu de rassembler dans le même temps le peuple nouveau
de toutes les nations, a premièrement réuni les ferres et les mers sous ce même
empire. Le commerce de tant de peuples divers, autrefois étrangers les uns aux
autres, et depuis réunis sous la domination romaine, a été un des plus puissants
moyens dont la Providence se sait servie pour donner cours à l'Evangile. Si le
même empire romain a persécuté durant trois cents ans ce peuple nouveau qui
naissait de tous côtés dans son enceinte, cette persécution a confirmé l'Eglise
chrétienne, et a fait éclater sa gloire avec sa foi et sa patience. Enfin
l'empire romain a cédé ; et ayant trouvé quelque chose de plus invincible que
lui, il a reçu paisiblement dans son sein cette Eglise à laquelle i avait fait
une si longue et si cruelle guerre. Les empereurs ont employé leur pouvoir à
faire obéir l'Eglise, et Rome a été le chef de l'empire spirituel que
Jésus-Christ a voulu étendre par toute la terre.
Quand le temps a été venu que la
puissance romaine devait tomber, et que ce grand empire qui s'était vainement
promis l'éternité, devait subir la destinée de tous les autres, Rome devenue la
proie des barbares, a conservé par la religion son ancienne majesté. Les nations
qui ont envahi l'empire romain, y ont appris peu à peu la piété chrétienne qui a
adouci leur barbarie; et leurs rois, en se mettant chacun dans sa nation à la
place des empereurs, n'ont trouvé aucun de leurs titres plus glorieux que celui
de protecteurs de l'Eglise.
Mais il faut ici vous découvrir
les secrets jugements de Dieu
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sur l'empire romain et sur Rome même : mystère que le
Saint-Esprit a révélé à saint Jean, et que ce grand homme, apôtre, évangéliste
et prophète, a expliqué dans l’Apocalypse. Rome qui avait vieilli dans le
culte des idoles, avait une peine extrême à s'en défaire, même sous les
empereurs chrétiens; et le sénat se faisait un honneur de défendre les dieux de
Romulus, auxquels il attribuait toutes les victoires de l'ancienne république
(1), Les empereurs étaient fatigués des députations de ce grand corps qui
demandait le rétablissement de ses idoles, et qui croyait que corriger Rome de
ses vieilles superstitions, était faire injure au nom romain. Ainsi cette
compagnie composée de ce que l'empire avait de plus grand, et une immense
multitude de peuple où se trouvaient presque tous les plus puissants de Rome, ne
pouvaient être retirées de leurs erreurs, ni par la prédication de l'Evangile,
ni par un si visible accomplissement des anciennes prophéties, ni par la
conversion presque de tout le reste de l'empire, ni enfin par celle des princes
dont tous les décrets autorisaient le christianisme. Au contraire ils
continuaient à charger d'opprobres l'Eglise de Jésus-Christ qu'ils accusaient
encore, à l'exemple de leurs pères, de tous les malheurs de l'empire, toujours
prêts à renouveler les anciennes persécutions s'ils n'eussent été réprimés par
les empereurs. Les choses étaient encore en cet état au quatrième siècle de
l'Eglise, et cent ans après Constantin, quand Dieu enfin se ressouvint de tant
de sanglants décrets du sénat contre les fidèles, et tout ensemble des cris
furieux dont tout le peuple romain avide du sang chrétien, avait si souvent fait
retentir l'amphithéâtre. Il livra donc aux barbares cette ville enivrée du
sang des martyrs, comme parle saint Jean (2). Dieu renouvela sur elle les
terribles châtiments qu'il avait exercés sur Babylone : Rome même est appelée de
ce nom. Cette nouvelle Babylone imitatrice de l'ancienne, comme elle enflée de
ses victoires, triomphante dans ses délices et dans ses richesses, souillée de
ses idolâtries, et persécutrice du peuple de Dieu, tombe aussi comme elle d'une
grande chute, et saint Jean chante sa ruine (3). La gloire
1 Zozim., lib. IV, Orat., Symm., apud
Ambr., Ep. XXX, nunc XVII; Aug. de Civit. Dei, lib. I, c.
1, etc. — 2 Apoc., XVII, 6. — 3 Apoc., XVII, XVIII.
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de ses conquêtes, qu'elle attribuait à ses dieux, lui est
ôtée : elle est en proie aux barbares, prise trois et quatre fois, pillée,
saccagée, détruite. Le glaive des barbares ne pardonne qu'aux chrétiens. Une
autre Rome toute chrétienne sort des cendres do la première; et c'est seulement
après l'inondation des barbares que s'achève entièrement la victoire de
Jésus-Christ sur les dieux romains, qu'on voit non-seulement détruits, mais
encore oubliés (a).
C'est ainsi que les empires du
monde ont servi à la religion et à la conservation du peuple de Dieu : c'est
pourquoi ce même Dieu qui a fait prédire à ses prophètes les divers états de son
peuple, leur a fait prédire aussi la succession des empires. Vous avez vu les
endroits où Nabuchodonosor a été marqué comme celui qui devait venir pour punir
les peuples superbes, et surtout le peuple juif ingrat envers son auteur. Vous
avez entendu nommer Cyrus deux cents ans avant sa naissance, comme celui qui
devait rétablir le peuple de Dieu, et punir l'orgueil de Babylone. La ruine de
Ninive n'a pas été prédite moins clairement. Daniel dans ses admirables visions,
a fait passer en un instant devant vos yeux l'empire de Babylone, celui des
Mèdes et des Perses, celui d'Alexandre et des Grecs. Les blasphèmes et les
cruautés d'un Antiochus l'Illustre y ont été prophétisés, aussi bien que les
victoires miraculeuses du peuple de Dieu sur un si violent persécuteur. On y
voit ces fameux empires tomber les uns après les autres ; et le nouvel empire
que Jésus-Christ devait établir y est marqué si expressément par ses propres
caractères, qu'il n'y a pas moyen de le méconnaître. C'est l'empire des saints
du Très-Haut; c'est l'empire du Fils de l'homme : empire qui doit subsister au
milieu de la ruine de tous les autres, et auquel seul l'éternité est promise.
Les jugements de Dieu sur le
plus grand de tous les empires de ce monde, c'est-à-dire sur l'empire romain, ne
nous ont pas été cachés.. Vous les venez d'apprendre de la bouche de saint Jean.
Rome a senti la main (b) de Dieu, et a été comme les autres un exemple de sa
justice. Mais son sort était plus heureux que
(a) Ire édit. : Mais oublies.— (b) Ire édit. ; A senti
elle-même la main.
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celui des autres villes. Purgée par ses désastres des
restes de l'idolâtrie, elle ne subsiste plus que par le christianisme qu'elle
annonce à tout l'univers.
Ainsi tous les grands empires
que nous avons vus sur la terre, ont concouru par divers moyens au bien de la
religion et à la gloire de Dieu, comme Dieu même l'a déclaré par ses prophètes.
Quand vous lisez si souvent dans
leurs écrits que les rois entreront en foule dans l'Eglise, et qu'ils en seront
les protecteurs et les nourriciers, vous reconnaissez à ces paroles les
empereurs et les autres princes chrétiens ; et comme les rois vos ancêtres se
sont signalés plus que tous les autres, en protégeant et en étendant l'Eglise de
Dieu, je ne craindrai point de vous assurer que c'est eux qui de tous les rois
sont prédits le plus clairement dans ces illustres prophéties.
Dieu donc, qui avait dessein de
se servir des divers empires pour châtier, Ou pour exercer, ou pour étendre, ou
pour protéger son peuple, voulant se faire connaître pour l'auteur d'un si
admirable conseil en a découvert le secret à ses prophètes, et leur a fait
prédire ce qu'il avait résolu d'exécuter. C'est pourquoi comme les empires
entraient dans l'ordre des desseins de Dieu sur le peuple qu'il avait choisi, la
fortune de ces empires se trouve annoncée par les mêmes oracles du Saint-Esprit
qui prédisent la succession du peuple fidèle.
Plus vous vous accoutumez à
suivre les grandes choses, et à les rappeler à leurs principes, plus vous serez
en admiration de ces conseils de la Providence. Il importe que vous en preniez
de bonne heure les idées qui s'éclairciront tous les jours de plus en plus dans
votre esprit, et que vous appreniez à rapporter les choses humaines aux ordres
de cette sagesse éternelle dont elles dépendent.
Dieu ne déclare pas tous les
jours ses volontés par ses prophètes touchant les rois et les monarchies qu'il
élève ou qu'il détruit. Mais l'ayant fait tant de fois dans ces grands empires
dont nous venons de parler, il nous montre par ces exemples fameux ce qu'il fait
dans tous les autres ; et il apprend aux rois ces deux vérités fondamentales :
premièrement, que c'est lui qui
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forme les royaumes pour les donner à qui il lui plaît ; et
secondement, qu'il sait les faire servir dans les temps et dans l'ordre qu'il a
résolu, aux desseins qu'il a sur son peuple.
C'est ce qui doit (a) tenir tous
les princes dans une entière dépendance, et les rendre toujours attentifs aux
ordres de Dieu, afin de prêter la main à ce qu'il médite pour sa gloire dans
toutes les occasions qu'il leur en présente.
Mais cette suite des empires,
même à la considérer plus humainement, a de grandes utilités, principalement
pour les princes, puisque l'arrogance, compagne ordinaire d'une condition si
éminente, est si fortement rabattue par ce spectacle. Car si les hommes
apprennent à se modérer en voyant mourir les rois, combien plus seront-ils
frappés en voyant mourir les rois mêmes, et où peut on recevoir une plus belle
leçon de la vanité des grandeurs humaines ?
Ainsi quand vous voyez passer
comme en un instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs,
mais ces grands empires qui ont fait trembler tout l'univers ; quand vous voyez
les Assyriens anciens et nouveaux, les Mèdes, les Perses, les Grecs, les Romains
se présenter devant vous successivement, et tomber pour ainsi dire les uns sur
les autres : ce fracas effroyable vous fait sentir qu'il n'y a rien de solide
parmi les hommes, et que l'inconstance et l'agitation est le propre partage des
choses humaines.
Mais ce qui rendra (b) ce
spectacle plus utile et plus agréable, ce sera la réflexion que vous ferez,
non-seulement sur l'élévation et sur la chute des empires, mais encore sur les
causes de leur progrès et sur celles de leur décadence.
Car ce même Dieu (c) qui a fait l'enchaînement de
l'univers, et qui tout-puissant par lui-même, a voulu, pour établir l'ordre,
(a) 1re édit, ; C'est, Monseigneur, ce qui doit.
— (b) Mais, Monseigneur, ce qui rendra. — (c) Car, Monseigneur, ce même Dieu.
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que les parties d'un si grand tout dépendissent les unes
des autres ; ce même Dieu a voulu aussi que le cours des choses humaines eût sa
suite et ses proportions : je veux dire que les hommes et les nations ont eu des
qualités proportionnées à l'élévation à laquelle ils étaient destinés ; et qu'à
la réserve de certains coups extraordinaires où Dieu voulait que sa main parût
toute seule, il n'est point arrivé de grand changement qui n'ait eu ses causes
dans les siècles précédents.
Et comme dans toutes les
affaires il y a ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre, et ce
qui les fait réussir : la vraie science de l'histoire est de remarquer dans
chaque temps ces secrètes dispositions qui ont préparé les grands changements et
les conjonctures importantes qui les ont fait arriver.
En effet il ne suffit pas de
regarder seulement devant ses yeux, c'est-à-dire de considérer ces grands
événements qui décident tout à coup de la fortune des empires. Qui veut entendre
à fond les choses humaines, doit les reprendre de plus, haut; et il lui faut
observer les inclinations et les mœurs, ou, pour dire tout en un mot, le
caractère tant des peuples dominants en général que des princes en particulier,
et enfin de tous les hommes extraordinaires, qui par l'importance du personnage
qu'ils ont eu à faire dans le monde, ont contribué en bien ou en mal au
changement des Etats et à la fortune publique.
J'ai tâché de vous préparer à
ces importantes réflexions dans la première partie de ce Discours ; vous y aurez
pu observer le génie des peuples et celui des grands hommes qui les ont
conduits. Les événements qui ont porté coup dans la suite ont été montrés; et
afin de vous tenir attentif à l'enchaînement des grandes affaires du monde que
je voulait principalement vous faire entendre, j'ai omis beaucoup de faits
particuliers dont les suites n'ont pas été si considérables. Mais parce qu'en
nous attachant à la suite, nous avons passé trop vite sur beaucoup de choses
pour pouvoir faire les réflexions qu'elles méritaient, vous devez maintenant
vous y attacher avec une attention plus-particulière, et accoutumer votre esprit
à rechercher les effets dans leurs causes les plus éloignées.
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Par là vous apprendrez (a) ce
qu'il est si nécessaire que vous sachiez ; qu'encore qu'à ne regarder que les
rencontres particulières, la fortune semble seule décider de rétablissement et
de la ruine des empires, à tout prendre il en arrive à peu près comme dans le
jeu, où le plus habile l'emporte à la longue.
En effet dans ce jeu sanglant où
les peuples ont disputé de l'empire et de la puissance, qui a prévu de plus
loin, qui s'est le plus appliqué, qui a duré le plus longtemps dans les grands
travaux, et enfin qui a su le mieux ou pousser ou se ménager suivant la
rencontre, à la fin a eu l'avantage, et a fait servir la fortune même à ses
desseins.
Ainsi ne vous lassez point
d'examiner les causes des grands changements, puisque rien ne servira jamais
tant à votre instruction ; mais recherchez-les surtout dans la suite des grands
empires, où la grandeur des événements les rend plus palpables.
Je ne compterai pas ici parmi
les grands empires celui de Bacchus, ni celui d'Hercule, ces célèbres vainqueurs
des Indes et de l'Orient. Leurs histoires n'ont rien de certain, leurs conquêtes
n'ont rien de suivi : il les faut laisser célébrer aux poètes, qui en ont fait
le plus grand sujet de leurs fables.
Je ne parlerai pas non plus de
l'empire que le Madyes d'Hérodote (1), qui ressemble assez à l’Indathyrse de
Mégasthène (2) et au Tanaüs de Justin (3), établit pour un peu de temps dans la
grande Asie. Les Scythes que ce prince menait à la guerre, ont plutôt fait des
courses que des conquêtes. Ce ne fut que par rencontre, et en poussant les
Cimmériens, qu'ils entrèrent dans la Médie, battirent les Mèdes, et leur
enlevèrent cette partie de l'Asie où ils avaient établi leur domination. Ces
nouveaux conquérants n'y régnèrent que vingt-huit ans. Leur impiété, leur
avarice et leur brutalité la leur fît perdre; et Cyaxare fils de Phraorte, sur
1 Herod., lib. I, c. 103. — 2 Strab., init. lib. XV. — 3
Justin., lib. I, c 1.
(a) 1re édit. : Par là, Monseigneur, vous
apprendrez.
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lequel ils l'avaient conquise, les en chassa. Ce fut plutôt
par adresse que par force. Réduit à un coin de son royaume que les vainqueurs
avaient négligé, ou que peut-être ils n'avaient pu forcer, il attendit avec
patience que ces conquérants brutaux eussent excité la haine publique, et se
défissent eux-mêmes par le désordre de leur gouvernement.
Nous trouvons encore dans
Strabon (1), qui l'a tiré du même Mégasthène, un Téarcon roi d'Ethiopie : ce
doit êlre le Tharaca de l'Ecriture (2), dont les armes furent redoutées du temps
de Sennachérib roi d'Assyrie. Ce prince pénétra jusqu'aux Colonnes d'Hercule,
apparemment le long de la côte d'Afrique, et passa jusqu'en Europe. Mais que
dirais-je d'un homme dont nous ne voyons dans les historiens que quatre ou cinq
mots, et dont la domination n'a aucune suite ?
Les Ethiopiens dont il était
roi, étaient, selon Hérodote (3), les mieux faits de tous les hommes, et de la
plus belle taille. Leur esprit était vif et ferme; mais ils prenaient peu de
soin de le cultiver, mettant leur confiance dans leurs corps robustes et dans
leurs bras nerveux. Leurs rois étaient électifs, et ils mettaient sur le trône
le plus grand et le plus fort. On peut juger de leur humeur par une action que
nous raconte. Hérodote. Lorsque Cambyse leur envoya pour les surprendre, des
ambassadeurs et des présents tels que les Perses les donnaient, de la pourpre,
des bracelets d'or, et des compositions de parfums, ils se moquèrent de ses
présents où ils ne voyaient rien d'utile à la vie, aussi bien que de ses
ambassadeurs qu'ils prirent pour ce qu'ils étaient, c'est-à-dire pour des
espions. Mais leur roi voulut aussi faire un présent à sa mode au roi de Perse ;
et prenant en main un arc qu'un Perse eût à peine soutenu loin de le pouvoir
tirer, il le banda en présence des ambassadeurs, et leur dit : « Voici le
conseil que le roi d'Ethiopie donne au roi de Perse. Quand les Perses se
pourront servir aussi aisément que je viens de faire d'un arc de cette grandeur
et de cette force, qu'ils viennent attaquer les Ethiopiens, et qu'ils amènent
plus de troupes que n'en a Cambyse. En attendant, qu'ils rendent grâce aux
dieux, qui n'ont pas mis
1 Lib. XV, init.— 2 IV Reg., XIX, 9 ;
Isa., XXXVII, 9 — 2 Herod., lib. III, cap. 20.
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dans le cœur des Ethiopiens le désir de s'étendre hors de
leur paye. » Cela dit, il débanda l'arc, et le donna aux ambassadeurs. On ne
peut dire quel eût été l'événement de la guerre. Cambyse irrité de cette
réponse, s'avança vers l'Ethiopie comme un insensé, sans ordre, sans convois,
sans discipline; et vit périr son armée faute de vivres, au milieu des sables,
avant que d'approcher l'ennemi.
Ces peuples d'Ethiopie n'étaient
pourtant pas si justes qu'ils s'en vantaient, ni si renfermés dans leur pays.
Leurs voisins les Egyptiens avaient souvent éprouvé leurs forces. Il n'y a rien
de suivi dans les conseils de ces nations sauvages et mal cultivées : si la
nature y commence souvent de beaux sentiments, elle ne les achève jamais. Aussi
n'y voyons-nous que peu de choses à apprendre et à imiter. N'en parlons pas
davantage, et venons aux peuples policés.
Les Egyptiens sont les premiers
où l'on ait su les règles du gouvernement. Cette nation grave et sérieuse connut
la vraie fin de la politique, qui est de rendre la vie commode et les peuples
heureux. La température toujours uniforme du pays y faisait les esprits solides
et constants. Comme la vertu est le fondement do toute la société, ils l'ont
soigneusement cultivée. Leur principale vertu a été la reconnaissance. La gloire
qu'on leur a donnée d'être les plus reconnaissants de tous les hommes, fuit voir
qu'ils étaient aussi les plus sociables (1). Les bienfaits sont le lien de la
concorde publique et particulière. Qui reconnaît les grâces, aime à en faire; et
en bannissant l'ingratitude, le plaisir de faire du bien demeure si pur, qu'il
n'y a plus moyen de n'y être pas sensible. Leurs lois étaient simples, pleines
d'équité, et propres a unir entre eux les citoyens. Celui qui pouvant sauver un
homme attaqué ne le faisait pas, était puni de mort aussi rigoureusement que
l'assassin (2). Que si on ne pouvait secourir le malheureux, il fallait du moins
dénoncer l'auteur de la violence; et il y avait des peines établies contre ceux
qui manquaient à ce devoir. Ainsi les citoyens étaient à la garde les uns des
autres, et tout Je corps de l'Etat était uni contre les méchants. Il n'était pas
permis
1 Diod., lib. 1, sect. 2, n. 22 et seq. — 2 Ibid., n. 27.
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d'être inutile à l'Etat : la loi assignait à chacun son
emploi, qui se perpétuait de père en fils (1). On ne pouvait ni en avoir deux,
ni changer de profession; mais aussi toutes les professions étaient honorées. Il
fallait qu'il y eût des emplois et des personnes plus considérables, comme il
faut qu'il y ait des yeux dans le corps. Leur éclat ne fait pas mépriser les
pieds, ni les parties les plus basses. Ainsi parmi les Egyptiens, les prêtres et
les soldats avaient des marques d'honneur particulières : mais tous les métiers
jusqu'aux moindres, étaient en estime; et on ne croyait pas pouvoir sans crime
mépriser les citoyens, dont les travaux, quels qu'ils fussent, contribuaient au
bien public. Par ce moyen tous les arts venaient à leur perfection : l'honneur
qui les nourrit s'y mêlait partout : on faisait mieux ce qu'on avait toujours vu
faire, et à quoi on s'était uniquement exercé dès son enfance.
Mais il y avait une occupation
qui devait être commune ; c'était l'étude des lois et de la sagesse. L'ignorance
de la religion et de la police du pays n'était excusée en aucun état. Au reste
chaque profession avait son canton qui lui était assigné. Il n'en arrivait
aucune incommodité dans un pays dont la largeur n'était pas grande ; et dans un
si bel ordre, les fainéants ne savaient où se cacher.
Parmi de si bonnes lois, ce
qu'il y avait de meilleur, c'est que tout le monde était nourri dans l'esprit de
les observer. Une coutume nouvelle était un prodige en Egypte (2) : tout s'y
faisait toujours de même ; et l'exactitude qu'on y avait à garder les petites
choses, maintenait les grandes. Aussi n'y eut-il jamais de peuple qui ait
conservé plus longtemps ses usages et ses lois. L'ordre des jugements servait à
entretenir cet esprit. Trente juges étaient tirés des principales villes pour
composer la compagnie qui jugeait tout le royaume (3). On était accoutumé à ne
voir dans ces places que les plus honnêtes gens du pays et les plus graves. Le
prince leur assignait certains revenus, afin qu'affranchis des embarras
domestiques, ils pussent donner tout leur temps à faire observer les lois. Ils
ne tiraient rien des procès, et on ne s'était
1 Diod., lib. I, sect. 2, n 25. — 2
Herod., lib. II, c. 91 ; Diod., lib. I, sect. 2,
n. 22 ; Plat., de Leg., lib. II. — 3 Diod., lib. 1, sect.2 , n. 26.
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pas encore avisé de faire un métier de la justice. Pour
éviter les surprises, les affaires étaient traitées par écrit dans cette
assemblée. On y craignait la fausse éloquence, qui éblouit les esprits et émeut
les passions. La vérité ne pouvait être expliquée d'une manière trop sèche. Le
président du sénat portait un collier d'or et de pierres précieuses, d'où
pendait une figure sans yeux, qu'on appelait la Vérité. Quand il la prenait,
c'était le signal pour commencer la séance (1). Il l'appliquait au parti qui
devait gagner sa cause, et c'était la forme de prononcer les sentences. Un des
plus beaux artifices des Egyptiens pour conserver leurs anciennes maximes, était
de les revêtir de certaines cérémonies qui les imprimaient dans les esprits. Ces
cérémonies s'observaient avec réflexion ; et l'humeur sérieuse des Egyptiens ne
permettait pas qu'elles tournassent en simples formules. Ceux qui n'avaient
point d'affaires, et dont la vie était innocente, pouvaient éviter l'examen de
ce sévère tribunal. Mais il y avait en Egypte une espèce de jugement tout à fait
extraordinaire, dont personne n'échappait. C'est une consolation en mourant de
laisser son nom en estime parmi les hommes, et de tous les biens humains c'est
le seul que la mort ne nous peut ravir. Mais il n'était pas permis en Egypte de
louer indifféremment tous les morts : il fallait avoir cet honneur par un
jugement public (2). Aussitôt qu'un homme était mort, on l'amenait en jugement.
L'accusateur public était écouté. S'il prou voit que la conduite du mort eût été
mauvaise, on en condamnait la mémoire, et il était privé de la sépulture. Le
peuple admirait le pouvoir des lois, qui s'étendait jusqu'après la mort, et
chacun touché de l'exemple craignait de déshonorer sa mémoire et sa famille. Que
si le mort n'était convaincu d'aucune faute, on l'ensevelissait honorablement :
on faisait son panégyrique , mais sans y rien mêler de sa naissance. Toute
l'Egypte était noble, et d'ailleurs on n'y goûtait de louanges que celles qu'on
s'attirait par son mérite.
Chacun sait combien curieusement
les Egyptiens conservaient les corps morts. Leurs momies se voient encore. Ainsi
leur reconnaissance envers leurs parents était immortelle : les enfants en
1 Diod., lib. 1, sect. 2, n. 25. — 2 Ibid.
582
voyant les corps de leurs ancêtres, se souvenaient de leurs
vertus que le public avait reconnues, et s'excitaient à aimer les lois qu'ils
leur avaient laissées.
Pour empêcher les emprunts, d'où
naissent la fainéantise, les fraudes et la chicane, l'ordonnance du roi Asychis
ne permettait d'emprunter qu'à condition d'engager le corps de son père à celui
dont on empruntait (1). C'était une impiété et une infamie tout ensemble de ne
pas retirer assez promptement un gage si précieux; et celui qui mourait sans
s'être acquitté de ce devoir, était privé de la sépulture.
Le royaume était héréditaire ;
mais les rois étaient obligés plus que tous les autres à vivre selon les lois.
Ils en avaient de particulières qu'un roi avait digérées, et qui faisaient une
partie des livres sacrés (2). Ce n'est pas qu'on disputât rien aux rois, ou que
personne eût droit de les contraindre ; au contraire on les respectait comme des
dieux : mais c'est qu'une coutume ancienne avait tout réglé, et qu'ils ne
s'avisaient pas de vivre autrement que leurs ancêtres. Ainsi ils souffraient
sans peine non-seulement que la qualité des viandes et la mesure du boire et du
manger leur fût marquée ( car c'était une chose ordinaire en Egypte, où tout le
monde était sobre, et où Pair du pays inspirait la frugalité (3)), mais encore
que toutes leurs heures fussent destinées (4). En s'éveillant au point du jour,
lorsque l'esprit est le plus net et les pensées les plus pures, ils lisaient
leurs lettres, pour prendre une idée plus droite et plus véritable des affaires
qu'ils avaient à décider. Sitôt qu'ils étaient habillés, ils allaient sacrifier
au temple. Là environnés de toute leur Cour, et les victimes étant à l'autel,
ils assistaient à une prière pleine d'instruction, où le pontife priait les
dieux de donner au prince toutes les vertus royales, en sorte qu'il fût
religieux envers les dieux, doux envers les hommes, modéré, juste, magnanime,
sincère et éloigné du mensonge, libéral, maître de lui-même, punissant
au-dessous du mérite et récompensant au-dessus. Le pontife parlait ensuite des
fautes que les rois pouvaient commettre : mais il supposait toujours qu'ils n'y
tournaient que par surprise ou par ignorance,
583
chargeant d'imprécations les ministres qui leur donnaient
de mauvais conseils, et leur déguisaient la vérité. Telle était la manière
d'instruire les rois. On croyait que les reproches ne faisaient qu'aigrir leurs
esprits ; et que le moyen le plus efficace de leur inspirer la vertu, était de
leur marquer leur devoir dans des louanges conformes aux lois, et prononcées
gravement devant lés dieux. Après la prière et le sacrifice, on lisait au roi
dans les saints livres les conseils et les actions des grands hommes, afin qu'il
gouvernât son Etat par leurs maximes, et maintînt les lois qui avaient rendu ses
prédécesseurs heureux aussi bien que leurs sujets.
Ce qui montre que ces
remontrances se faisaient et s'écoutaient sérieusement, c'est qu'elles avaient
leur effet. Parmi les Thébains, c'est-à-dire dans la dynastie principale, celle
où les lois étaient en vigueur, et qui devint à la fin la maîtresse de toutes
les autres, les plus grands hommes ont été les rois. Les deux Mercures auteurs
des sciences, et de toutes les institutions des Egyptiens, l'un voisin des temps
du déluge, et l'autre qu'ils ont appelé le Trismégiste ou le trois fois grand,
contemporain de Moïse, ont été tous deux rois de Thèbes. Toute l'Egypte a
profité de leurs lumières, et Thèbes doit à leurs instructions d'avoir eu peu de
mauvais princes. Ceux-ci étaient épargnés pendant leur vie; Je repos public le
voulait ainsi : mais ils n'étaient pas exempts du jugement qu'il fallait subir
après la mort (1). Quelques-uns ont été privés de la sépulture, mais on en voit
peu d'exemples ; et au contraire la plupart des rois ont été si chéris des
peuples, que chacun pleurait leur mort autant que celle de son père ou de ses
enfants.
Cette coutume de juger les rois
après leur mort parut si sainte au peuple de Dieu, qu'il l'a toujours pratiquée.
Nous voyons dans l'Ecriture que les méchants rois étaient privés de la sépulture
de leurs ancêtres, et nous apprenons de Josèphe (2) que cette coutume durait
encore du temps des Asmonéens. Elle faisait entendre aux rois que si leur
majesté les met au-dessus des jugements humains pendant leur vie, ils y
reviennent enfin quand la mort les a égalés aux autres hommes.
1 Diod., lib. I, sect. 2, n. 23. — 2
Antiq., lib. XIII, c. 23, al. 15.
584
Les Egyptiens avaient l'esprit
inventif, mais ils le tournaient aux choses utiles. Leurs Mercures ont rempli
l'Egypte d'inventions merveilleuses, et ne lui avaient presque rien laissé
ignorer de ce qui pouvait rendre la vie commode et tranquille. Je ne puis
laisser aux Egyptiens la gloire qu'ils ont donnée à leur Osiris, d'avoir inventé
le labourage (1) ; car on le trouve de tout temps dans les pays voisins de la
terre d'où le genre humain s'est répandu , et on ne peut douter qu'il ne fût
connu dès l'origine du monde. Aussi les Egyptiens donnent-ils eux-mêmes une si
grande antiquité à Osiris, qu'on voit bien qu'ils ont confondu son temps avec
celui des commencements de l'univers, et qu'ils ont voulu lui attribuer les
choses dont l'origine passait de bien loin tous les temps connus dans leur
histoire. Mais si les Egyptiens n'ont pas inventé l’agriculture, ni les autres
arts que nous voyons devant le déluge, ils les ont tellement perfectionnés, et
ont pris un si grand soin de les rétablir parmi les peuples où la barbarie les
avait fait oublier, que leur gloire n'est guère moins grande que s'ils en
avaient été les inventeurs.
Il y en a même de
très-importants dont on ne peut leur disputer l'invention. Comme leur pays était
uni, et leur ciel toujours pur et sans nuage, ils ont été les premiers à
observer le cours des astres (2). Ils ont aussi les premiers réglé l'année. Ces
observations les ont jetés naturellement dans l'arithmétique ; et s'il est vrai,
ce que dit Platon (3), que le soleil et la lune aient enseigné aux hommes la
science des nombres, c'est-à-dire qu'on ait commencé les comptes réglés par
celui des jours, des mois et des ans, les Egyptiens sont les premiers qui aient
écouté ces merveilleux maîtres. Les planètes et les autres astres ne leur ont
pas été moins connus, et ils ont trouvé cette grande année qui ramène tout le
ciel à son premier point. Pour reconnaître leurs terres tous les ans couvertes
par le débordement du Nil, ils ont été obligés de recourir à l'arpentage, qui
leur a bientôt appris la géométrie (4). Ils étaient grands observateurs de la
nature, qui dans un air si serein
1 Diod., lib. 1, sect. 1. n. 8 ; Plut., de Isid. et Osir. —
2 Plat., Epin. ; Diod., lib. I , sect. 2, n. 8 ; Herod., liv.
II, c. 4. — 3 Plat., in Tim. — 4 Diod., lib. I, sect. 2, n. 29.
585
et sous un soleil si ardent, était forte et féconde parmi
eux (1). C'est aussi ce qui leur a fait inventer ou perfectionner la médecine.
Ainsi toutes les sciences ont été en grand honneur parmi eux. Les inventeurs des
choses utiles recevaient, et de leur vivant et après leur mort, de dignes
récompenses de leurs travaux. C'est ce qui a consacré les livres de leurs deux
Mercures, et les a fait regarder comme des livres divins. Le premier de tous les
peuples où on voie des bibliothèques, est celui d'Egypte. Le titre qu'on leur
donnait inspirait l'envie d'y entrer, et d'en pénétrer les secrets : on les
appelait le trésor des remèdes de l’âme (2). Elle s'y guérissait de
l'ignorance, la plus dangereuse de ses maladies, et la source de toutes les
autres.
Une des choses qu'on imprimait
le plus fortement dans l'esprit des Egyptiens, était l'estime et l'amour de leur
patrie. Elle était, disaient-ils, le séjour des dieux : ils y avaient régné
durant des milliers infinis d'années. Elle était la mère des nommes et des
animaux, que la terre d'Egypte arrosée du Nil avait enfantés pendant que le
reste de la nature était stérile Les prêtres qui composaient l'histoire
d'Egypte de cette suite immense de siècles, qu'ils ne remplissaient que de
fables et des généalogies de leurs dieux, le faisaient pour imprimer dans
l'esprit des peuples l'antiquité et la noblesse de leur pays. Au reste leur
vraie histoire était renfermée dans des bornes raisonnables; mais ils trou
voient beau de se perdre dans un abîme infini de temps qui semblait les
approcher de l'éternité.
Cependant l'amour de la patrie
avait des fondements plus solides. L’Egypte était en effet le plus beau pays de
l'univers, le plus abondant par la nature, le mieux cultivé par l'art, le plus
riche, le plus commode, et le plus orné par les soins et la magnificence de ses
rois.
Il n'y avait rien que de grand
dans leurs desseins et dans leurs travaux. Ce qu'ils ont fait du Nil est
incroyable. Il pleut rarement en Egypte : mais ce fleuve qui l'arrose toute par
ses débordements réglés, lui apporte les pluies et les neiges des autres pays.
1 Diod., lib. I, sect. 2, d. 29 et 30;
Herod., lib. II, cap. 4. — 2 Diod., lib. I, sect. 2, n. 5. — 3 Plat, in Tim.
; Diod., lib. I, sect. 1, n. 5.
586
Pour multiplier un fleuve si bienfaisant, l'Egypte était
traversée d'une infinité de canaux d'une longueur et d'une largeur incroyables
(1). Le Nil portait partout la fécondité avec ses eaux salutaires, unissait les
villes entre elles, et la Grande mer avec la mer Rouge, entretenait le commerce
au dedans et au dehors du royaume, et le fortifiait contre l'ennemi : de sorte
qu'il était tout ensemble et le nourricier et le défenseur de l'Egypte. On lui
abandonnait la campagne : mais les villes, rehaussées avec des travaux immenses,
et s'élevant comme des îles au milieu des eaux, regardaient avec joie de cette
hauteur toute la plaine inondée et tout ensemble fertilisée par le Nil.
Lorsqu'il s'enflait outre mesure, de grands lacs creusés par les rois tendaient
leur sein aux eaux répandues. Ils avaient leurs décharges préparées : de grandes
écluses les ouvraient ou les fermaient selon le besoin; et les eaux ayant leur
retraite ne séjournaient sur les terres qu'autant qu'il fallait pour les
engraisser.
Tel était l'usage de ce grand
lac qu'on appelait le lac de Myris ou de Mœris : c'était le nom du
roi qui l'avait fait faire (2). On est étonné quand on lit, ce qui néanmoins est
certain, qu'il avait de tour environ cent quatre-vingts de nos lieues. Pour ne
point perdre trop de bonnes terres en le creusant, on l'avait étendu
principalement du côté de la Libye. La pêche en valait au prince des sommes
immenses ; et ainsi quand la terre ne produisait rien, on en tirait des trésors
en la couvrant d'eaux. Deux pyramides, dont chacune portait sur un trône deux
statues colossales, l'une de Myris, et l'autre de sa femme, s'élevaient de trois
cents pieds au milieu du lac, et occupaient sous les eaux un pareil espace.
Ainsi elles faisaient voir qu'on les avait érigées avant que le creux eût été
rempli, et montraient qu'un lac de cette étendue avait été fait de main d'homme
sous un seul prince.
Ceux qui ne savent pas jusques à
quel point on peut ménager la terre, prennent pour fable ce qu'on raconte du
nombre des villes d'Egypte (3). La richesse n'en était pas moins incroyable. Il
1 Herod.,lib. II, c. 108; Diod., lib. I,
sect. 2, n. 10, 14. — 2 Herod., lib. II, c. 101, 149; Diod., lib. 1, sect.
2, n. 8.— 3 Herod., lib. II. c. 177; Diod., lib. I, sect. 2,n. 6 et seq.
887
n'y en avait point qui ne fût remplie de temples
magnifiques et de superbes palais (1). L'architecture y montrait partout cette
noble simplicité, et cette grandeur qui remplit l'esprit. De longues galeries y
étalaient des sculptures que la Grèce prenait pour modèles. Thèbes le pouvait
disputer aux plus belles villes de l'univers (2). Ses cent portes chantées par
Homère sont connues de tout le monde. Elle n'était pas moins peuplée qu'elle
était vaste, et on a dit qu'elle pouvait faire sortir ensemble dix mille
combattants par chacune de ses portes (3). Qu'il y ait, si Von veut, de
l'exagération dans ce nombre, toujours est-il assuré que son peuple était
innombrable. Les Grecs et les Romains ont célébré sa magnificence et sa grandeur
(4), encore qu'ils n'en eussent vu que les ruines : tant les restes en étaient
augustes.
Si nos voyageurs avaient pénétré
jusqu'au lieu où cette ville était bâtie, ils auraient sans doute encore trouvé
quelque chose d'incomparable dans ses ruines : car les ouvrages des Egyptiens
étaient faits pour tenir contre le temps. Leurs statues étaient des colosses.
Leurs colonnes étaient immenses (5). L'Egypte visait au grand, et voulait
frapper les yeux de loin, mais toujours en les contentant par la justesse des
proportions. On a découvert dans le Saïde (vous savez bien que c'est le nom de
la Thébaïde) des temples et des palais presque encore entiers, où ces colonnes
et ces statues sont innombrables (6). On y admire surtout un palais dont les
restes semblent n'avoir subsisté que pour effacer la gloire de tous les plus
grands ouvrages. Quatre allées à perte de vue, et bornées de part et d'autre par
des sphinx d'une matière aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent
d'avenues à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Quelle
magnificence, et quelle étendue! Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux
édifice n'ont-ils pas eu le temps d'en faire le tour, et ne sont pas même
assurés d'en avoir vu la moitié; mais tout ce qu'ils y ont vu était surprenant.
Une salle qui apparemment faisait le milieu de ce superbe palais, était soutenue
de six-vingts
1 Herod.,lib. II, c. 148, 153, etc.— 2 Diod., lib. I, sect.
2, n. 4. — 3 Pomp. Mela. lib. I, cap. 9. — 4 Strab., liv. XVII; Tacit., Annnl.,
lib. II, c. 69 — 5 Herod. et Diod., loc. cit.— 6 Voyages du Levant, par M.
Thevenot, liv. II, chap. 5.
588
colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion,
et entremêlées d'obélisques que tant de siècles n'ont pu abattre. Les couleurs
mêmes, c'est-à-dire ce qui éprouve le plus tôt le pouvoir du temps, se
soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable édifice, et y conservent
leur vivacité : tant l'Egypte savait imprimer le caractère d'immortalité à tous
ses ouvrages. Maintenant que le nom du Roi pénètre aux parties du monde les plus
inconnues, et que ce prince étend aussi loin les recherches qu'il fait faire des
plus beaux ouvrages de la nature et de l'art, ne serait-ce pas un digne objet de
cette noble curiosité, de découvrir les beautés que la Thébaïde renferme dans
ses déserts, et d'enrichir notre architecture des inventions de l'Egypte? Quelle
puissance et quel art a pu faire d'un tel pays la merveille de l'univers? Et
quelles beautés ne trouverait-on si on pouvait aborder la ville royale, puisque
si loin d'elle on découvre des choses si merveilleuses?
Il n'appartenait qu'à l'Egypte
de dresser des monuments pour la postérité. Ses obélisques font encore
aujourd'hui, autant par leur beauté que par leur hauteur, le principal ornement
de Rome; et la puissance romaine désespérant d'égaler les Egyptiens, a cru faire
assez pour sa grandem1 d'emprunter les monuments de leurs rois.
L'Egypte n'avait point encore vu
de grands édifices que la tour de Babel, quand elle imagina ses pyramides, qui
par leur figure autant que par leur grandeur triomphent du temps et des
barbares. Le bon goût des Egyptiens leur fit aimer dès lors la solidité et la
régularité toute nue. N'est-ce point que la nature porte d'elle-même à cet air
simple auquel on a tant de peine à revenir, quand le goût a été gâté par des
nouveautés et des hardiesses bizarres? Quoi qu'il en soit, les Egyptiens n'ont
aimé qu'une hardiesse réglée : ils n'ont cherché le nouveau et le surprenant que
dans la variété infinie de la nature ; et ils se vantaient d'être les seuls qui
avaient fait, comme les dieux, des ouvrages immortels. Les inscriptions des
pyramides n'étaient pas moins nobles que l'ouvrage. Elles parlaient aux
spectateurs (1). Une de ces pyramides
1 Herod., lib. II, c. 136.
589
bâtie de brique, avertissent par son litre qu'on se gardât
bien de la comparer aux autres, et a qu'elle était autant au-dessus de toutes
les pyramides que Jupiter était au-dessus de tous les dieux. »
Mais quelque effort que fassent
les hommes, leur néant paraît partout. Ces pyramides étaient des tombeaux (1) ;
encore les rois qui les ont bâties n'ont-ils pas eu le pouvoir d'y être inhumés,
et ils n'ont pas joui de leur sépulcre.
Je ne parlerais pas de ce beau
palais qu'on appelait le Labyrinthe (2), si Hérodote, qui l'a vu, ne nous
assurait qu'il était plus surprenant que les pyramides. On l'avait bâti sur le
bord du lac de Myris, et on lui avait donné une vue proportionnée à sa grandeur.
Au reste ce n'était pas tant un seul palais qu'un magnifique amas de douze
palais disposés régulièrement, et qui communiquaient ensemble. Quinze cents
chambres mêlées de terrasses s'arrangeaient autour de douze salles, et ne
laissaient point de sortie à ceux qui s'engageaient à les visiter. Il y avait
autant de bâtiments par-dessous terre. Ces bâtiments souterrains étaient
destinés à la sépulture des rois, et encore (qui le pourrait dire sans honte et
sans déplorer l'aveuglement de l'esprit humain ?) à nourrir les crocodiles
sacrés, dont une nation d'ailleurs si sage faisait ses dieux.
Vous vous étonnez de voir tant
de magnificence dans les sépulcres de l'Egypte : c'est qu'outre qu'on les
érigeait comme des monuments sacrés pour porter aux siècles futurs la mémoire
des grands princes, on les regardait encore comme des demeures éternelles (3).
Les maisons étaient appelées des hôtelleries, où l'on n'était qu'en passant et
pendant une vie trop courte pour terminer tous nos desseins : mais les maisons
véritables étaient les tombeaux que nous devions habiter durant des siècles
infinis.
Au reste ce n'était pas sur les
choses inanimées que l'Egypte travaillait le plus. Ses plus nobles travaux et
son plus bel art consistait à former les hommes. La Grèce en était si persuadée,
que ses plus grands hommes, un Homère, un Pythagore, un
1 Herod., lib. II, c. 136 ; lib. I Diod., sect.
2, n. 15, 16, 17. — 2 Herod., lib, II, c. 148; Diod., ibid.,
n. 13 — 3 Ibid.
590
Platon, Lycurgue même et Solon ces deux grands
législateurs, et les autres qu'il n'est pas besoin de nommer, allèrent apprendre
la sagesse en Egypte (1). Dieu a voulu que Moïse même fût instruit dans toute
la sagesse des Egyptiens : c'est par là qu'il â commencé à être puissant
en paroles et en œuvres (2). La vraie sagesse se sert de tout ; et Dieu ne
veut pas que ceux qu'il inspire négligent les moyens humains, qui viennent aussi
de lui à leur manière.
Ces sages d'Egypte avaient
étudié le régime qui fait les esprits solides, les corps robustes, les femmes
fécondes, et les enfants vigoureux. Par ce moyen le peuple croissait en nombre
et en forces. Le pays était sain naturellement; mais la philosophie leur avait
appris que la nature veut être aidée. Il y a un art de former les corps aussi
bien que les esprits. Cet art que notre nonchalance nous a fait perdre, était
bien connu des anciens, et l'Egypte l'avait trouvé. Elle employait
principalement à ce beau dessein la frugalité et les exercices (3). Dans un
grand champ de bataille, qui a été vu par Hérodote (4), les crânes des Perses
aisés à percer, et ceux des Egyptiens plus durs que les pierres auxquelles ils
étaient mêlés, montraient la mollesse des uns et la robuste constitution qu'une
nourriture frugale et de vigoureux exercices donnaient aux autres. La course à
pied, la course à cheval, la course dans les chariots se pratiquait en Egypte
avec une adresse admirable ; et il n'y avait point dans tout l'univers de
meilleurs hommes de cheval que les Egyptiens. Quand Diodore nous dit qu'ils
rejetaient la lutte (5) comme un exercice qui donnait une force dangereuse et
peu durable, il a du l'entendre de la lutte outrée des athlètes, que la Grèce
elle-même, qui la couronnait dans ses jeux, avait blâmée comme peu convenable
aux personnes libres : mais avec une certaine modération, elle était digne des
honnêtes gens, et Diodore lui-même nous apprend (6) que le Mercure des Egyptiens
en avait inventé les règles aussi bien que l'art de former les corps. Il faut
entendre de même ce que dit encore
1 Diod., lib. I, sect. 2, n. 80; Plut.,
de Isid., c. 5. — 2 Act., VII, 22. — 3 Diod., lib. I, sect. 2, n. 29. — 4 Hérode
lib. III, c. 12. — 5 Diod , lib. I, sect. 2, n. 29. — 6 Ibid., sect. 1,
n. 8.
591
cet auteur touchant la musique (1). Celle qu'il fait
mépriser aux Egyptiens comme capable de ramollir les courages, était sans doute
cette musique molle et efféminée qui n'inspire que les plaisirs et une fausse
tendresse. Car pour cette musique généreuse dont les nobles accords élèvent
l'esprit et le cœur, les Egyptiens n'avaient garde de la mépriser, puisque,
selon Diodore même (2), leur Mercure l'avait inventée, et avait aussi inventé le
plus grave des instruments de musique. Dans la procession solennelle des
Egyptiens, où l'on portait en cérémonie les livres de Trismégiste, on voit
marcher à la tête le chantre tenant en main un symbole de la musique (je ne sais
pas ce que c'est) et le livre des hymnes sacrés (3). Enfin l'Egypte n'oubliait
rien pour polir l'esprit, ennoblir le cœur, et fortifier le corps. Quatre cent
mille soldats qu'elle entretenait étaient ceux de ses citoyens qu'elle exerçait
avec plus de soin. Les lois de la milice se conservaient aisément, et comme par
elles-mêmes, parce que les pères les apprenaient à leurs enfants : car la
profession de la guerre passait de père en fils comme les autres ; et après les
familles sacerdotales , celles qu'on estimait les plus illustres étaient, comme
parmi nous, les familles destinées aux armes. Je ne veux pas dire pourtant que
l'Egypte ait été guerrière. On a beau avoir des troupes réglées et entretenues,
on a beau les exercer à l’ombre dans les travaux militaires et parmi les images
des combats : il n'y a jamais que la guerre et les combats effectifs qui fassent
les hommes guerriers. L'Egypte aimait la paix, parce qu'elle aimait la justice,
et n'avait des soldats que pour sa défense. Contente de son pays où tout
abondait, elle ne songeait point aux conquêtes. Elle s'étendait d'une autre
sorte en envoyant ses colonies par toute la terre, et avec elles la politesse et
les lois. Les villes les plus célèbres venaient apprendre en Egypte leurs
antiquités, et la source de leurs plus belles institutions (4). On la consul
tait de tous côtés, sur les règles de la sagesse. Quand ceux d'Elide eurent
établi les jeux olympiques les plus illustres de la Grèce, ils recherchèrent par
une ambassade solennelle
1 Diod., lib. I, sect, 2, n. 29. — 2
Ibid., sect 1, n. 8.— 3 Clem. Alex., Strom., lib. VI. — 4 Plat., in Tim.
592
l'approbation des Egyptiens, et apprirent d'eux de nouveaux
moyens d'encourager les combattants (1). L'Egypte régnait par ses conseils , et
cet empire d'esprit lui parut plus noble et plus glorieux que celui qu'on
établit par les armes. Encore que les rois de Thèbes fussent sans comparaison
les plus puissants de tous les rois de l'Egypte, jamais ils n'ont entrepris sur
les dynasties voisines, qu'ils ont occupées seulement quand elles eurent été
envahies par les Arabes ; de sorte qu'à vrai dire ils les ont plutôt enlevées
aux étrangers, qu'ils n'ont voulu dominer sur les naturels du pays. Mais quand
ils se sont mêlés d'être conquérants, ils ont surpassé tous les autres. Je ne
parle point d'Osiris vainqueur des Indes ; apparemment c'est Bacchus, ou quelque
autre héros aussi fabuleux. Le père de Sésostris (les doctes veulent que ce Sait
Aménophis, autrement Memnon) ou par instinct, ou par humeur, ou, comme le disent
les Egyptiens, par l'autorité d'un oracle, conçut le dessein de faire de son
fils un conquérant (2). Il s'y prit à la manière des Egyptiens, c'est-à-dire
avec de grandes pensées. Tous les enfants qui naquirent le même jour que
Sésostris furent amenés à la Cour par ordre du roi. Il les fit élever comme ses
enfants, et avec les mêmes soins que Sésostris près duquel ils étaient nourris.
Il ne pouvait lui donner de plus fidèles ministres, ni des compagnons plus zélés
de ses combats. Quand il fut un peu avancé en âge, il lui fit faire son
apprentissage par une guerre contre les Arabes. Ce jeune prince y apprit à
supporter la faim et la soif, et soumit cette nation jusqu'alors indomptable.
Accoutumé aux travaux guerriers par cette conquête, son père le fit tourner vers
l'occident de l’Egypte : il attaqua la Libye, et la plus grande partie de cette
vaste région fut subjuguée. En ce temps son père mourut, et le laissa en état de
tout entreprendre. Il ne conçut pas un moindre dessein que celui de la conquête
du monde : mais avant que de sortir de son royaume, il pourvut à la sûreté du
dedans, en gagnant le cœur de tous ses peuples par la libéralité et par la
justice, et réglant au reste le gouvernement avec une extrême prudence (3).
Cependant il faisait ses préparatifs : il levait des troupes, et leur donnait
pour capitaines
1 Herod., lib. II, c. 160. — 2 Diod., lib. I, sect. 2, n.
9. — 3 Ibid.
593
laines les jeunes gens que son père avait fait nourrir avec
lui. Il y en avait dix-sept cents capables de répondre dans toute l’armée le
courage, la discipline, et l'amour du prince. Cela fait, il entra dans
l'Ethiopie, qu'il se rendit tributaire, il continua ses victoires dans l'Asie.
Jérusalem fut la première à sentir la force de ses armes. Le téméraire Roboam ne
put lui résister, et Sésostris enleva les richesses de Salomon. Dieu par un
juste jugement les avait livrées entre ses mains. Il pénétra dans les Indes plus
loin qu'Hercule ni que Bacchus, et plus loin que ne fit depuis Alexandre,
puisqu'il soumit le pays au delà du Gange. Jugez par là si les pays plus voisins
lui résistèrent. Les Scythes obéirent jusqu'au Tanaïs : l'Arménie et la
Cappadoco lui furent sujettes. Il laissa une colonie dans l'ancien royaume de
Colchos, où les mœurs d'Egypte sont toujours demeurées depuis. Hérodote a vu
dans l'Asie Mineure, d'une mer à l'autre, les monuments de ses victoires, avec
les superbes inscriptions de Sésostris roi des rois et seigneur des seigneurs.
Il y en avait jusque dans la Thrace, et il étendit son empire depuis le Gange
jusqu'au Danube. La difficulté des vivres l'empêcha d'entrer plus avant dans
l'Europe. Il revint après neuf ans chargé des dépouilles de tous les peuples
vaincus. Il y en eut qui défendirent courageusement leur liberté : d'autres
cédèrent sans résistance. Sésostris eut soin de marquer dans ses monuments la
différence de ces peuples en figures hiéroglyphiques, à la manière des
Egyptiens. Pour décrire son empire, il inventa les cartes de géographie. Cent
temples fameux érigés en action de grâces aux dieux tutélaires de toutes les
villes, furent les premières aussi bien que les plus belles marques de ses
victoires ; et il eut soin de publier par les inscriptions, que ces grands
ouvrages avaient été achevés sans fatiguer ses sujets (1). Il mettait sa gloire
à les ménager, et à ne faire travailler aux monuments de ses victoires que les
captifs. Salomon lui en avait donné l'exemple. Ce sage prince n'avait employé
que les peuples tributaires dans les grands ouvrages qui ont rendu son règne
immortel (2). Les citoyens étaient attachées à
1 Herod., lib. II, cap. 102 et seq. ;
Diod., lib. I, sect, 2, n. 10. — 2 II Par.,
VIII, 9.
594
de plus nobles exercices : ils apprenaient à faire la
guerre, et à commander. Sésostris ne pouvait pas se régler sur un plus parfait
modèle. Il régna trente-trois ans, et jouit longtemps de ses triomphes, beaucoup
plus digne de gloire, si la vanité ne lui eût pas fait traîner son char par les
rois vaincus (1). Il semble qu'il ait dédaigné do mourir comme les autres
hommes. Devenu aveugle dans sa vieillesse, il se donna la mort à lui-même, et
laissa l'Egypte riche à jamais. Son empire pourtant ne passa pas la quatrième
génération. Mais il restait encore du temps de Tibère des monuments magnifiques,
qui en marquaient l'élen.lue et la quantité des tributs (2). L'Egypte retourna
bientôt à son humeur pacifique. On a même écrit que Sésostris fut le premier à
ramollir après ses conquêtes, les mœurs de ses Egyptiens, dans la crainte des
révoltes (3). S'il le faut croire, ce ne pouvait être qu'une précaution qu'il
prenait pour ses successeurs. Car pour lui, sage et absolu comme il était, on ne
voit pas ce qu'il pouvait craindre de ses peuples qui l'adoraient. Au reste
cette pensée est peu digne d'un si grand prince ; et c'était mal pourvoir à la
sûreté de ses conquêtes, que tic laisser affaiblir le courage de ses sujets. Il
est vrai aussi que ce grand empire ne dura guère. Il faut périr par quelque
endroit. La division se mit en Egypte. Sous Anysis l'Aveugle, l'Ethiopien
Subaeon envahit le royaume (4) : il en traita aussi bien les peuples, et y fît
d'aussi grandes choses qu'aucun des rois naturels. Jamais on ne vit une
modération pareille à la sienne, puisque après cinquante ans d'un règne heureux,
il retourna en Ethiopie pour obéir à des avertissements qu'il crut divins. Le
royaume abandonné tomba entre les mains de Sethon prêtre de Vulcain, prince
religieux à sa mode, mais peu guerrier, et qui acheva d'énerver la milice en
maltraitant les gens de guerre. Depuis ce temps l'Egypte ne Se soutînt plus que
par des milices étrangères. On trouve une espèce d'anarchie. On trouve douze
rois choisis par le peuple, qui partagèrent entre eux le gouvernement du
royaume. C'est eux qui ont bâti ces douze palais
1 Diod., lib. I, sect. 2, n. 10. — 2
Tacit., Annal., lib. II, cap. 60. — 3 Nymphodor. lib XIII, Rer. Barbar., in
Excerpt. post Herodot. — 4 Herod., lib. II cap. 137 ; Diod., lib. I. sect. 2, n.
18.
595
qui composaient le Labyrinthe. Quoique l'Egypte ne put
oublier ses magnificences, elle fut faible et divisée sous ces douze princes. Un
d'eux (ce fut Psammitique) se rendit le maître par le secours des étrangers.
L'Egypte se rétablit , et demeura assez puissante pendant cinq ou six règnes.
Enfin cet ancien royaume, après avoir duré environ seize cents ans, affaibli par
les rois de Babylone et par Cyrus, devint la proie de Cambyse, le plus insensé
de tous les princes.
Ceux qui ont bien connu l'humeur
de l'Egypte, ont reconnu qu'elle n'était pas belliqueuse (1) : vous en avez vu
les raisons. Elle avait vécu en paix environ treize cents ans, quand elle
produisit son premier guerrier, qui fut Sésostris. Aussi malgré sa milice si
soigneusement entretenue, nous voyons sur la fin que les troupes étrangères font
toute sa force, qui est un des plus grands défauts que puisse avoir un Etat.
Mais les choses humaines ne sont point parfaites, et il est malaisé d'avoir
ensemble dans la perfection les arts de la paix avec les avantages de la guerre.
C'est une assez belle durée d'avoir subsisté seize siècles. Quelques Ethiopiens
ont régné à Thebes dans cet intervalle, entre autres Sabacon, et à ce qu'on
croit Tharaca. Mais l’Egypte tirait cette utilité de l'excellente constitution
de son Etat, que les étrangers qui la conquéraient entraient dans ses mœurs
plutôt que d'y introduire les leurs : ainsi changeant de maîtres, elle ne
changeait pas de gouvernement. Elle eut peine à souffrir les Perses, dont elle
voulut souvent secouer le joug. Mais elle n'était pas assez belliqueuse pour se
soutenir par sa propre force contre une si grande puissance; et les Grecs qui la
défendaient, occupés ailleurs, étaient contraints de l'abandonner : de sorte
qu'elle retombait toujours sous ses premiers maîtres, mais toujours
opiniâtrement attachée à ses anciennes coutumes, et incapable de démentir les
maximes de ses premiers rois. Quoiqu'elle en retint beaucoup de choses sous les
Ptolomées, le mélange des mœurs grecques et asiatiques y fut si grand, qu'on n'y
reconnut presque plus l'ancienne Egypte.
Il ne faut pas oublier que les
temps des anciens rois d'Egypte
1 Strab., lib. XVII.
596
sont fort incertains, même dans l'histoire des Egyptiens.
On a peine à placer Osymanduas, dont nous voyons de si magnifiques monuments
dans Diodore (1), et de si belles marques de ses combats. Il semble que les
Egyptiens n'aient pas connu le père de Sésostris, qu'Hérodote et Diodore n'ont
pas nommé. Sa puissance est encore plus marquée par les monuments qu'il a
laissés dans toute la terre, que par les mémoires de son pays; et ces raisons
nous font voir qu'il ne faut pas croire, comme quelques-uns, que ce que l'Egypte
publiait de ses antiquités ait toujours été aussi exact qu'elle s'en vantait,
puisqu'elle-même est si incertaine des temps les plus éclatants de sa monarchie.
Le grand empire des Egyptiens
est comme détaché de tous les autres, et n'a pas, comme vous voyez, une longue
suite. Ce qui nous reste à dire est plus soutenu, et a des dates plus précises.
Nous avons néanmoins encore
très-peu de choses certaines touchant le premier empire des Assyriens : mais
enfin, en quelque temps qu'on en veuille placer les commencements, selon les
diverses opinions des historiens, vous verrez que lorsque le monde était partagé
en plusieurs petits Etats dont les princes songeaient plutôt à se conserver qu'à
s'accroître, Ninus plus entreprenant et plus puissant que ses voisins, les
accabla les uns après les autres, et poussa bien loin ses conquêtes du côté de
l'Orient (2). Sa femme Sémiramis, qui joignit à l'ambition assez ordinaire à son
sexe, un courage et une suite de conseils qu'on n'a pas accoutumé d'y trouver,
soutint les vastes desseins de son mari, et acheva de former cette monarchie.
Elle était grande sans doute; et
la grandeur de Ninive, qu'on et au-dessus de celle de Babylone (3), le montre
assez. Mais comme les historiens les plus judicieux (4) ne font pas cette
monarchie si ancienne que les autres nous la représentent, ils ne la
1 Diod , lib. I, sect. 2. n. 5. — 2 Diod.,
lib. II, c. 2; Just., lib I, c. 1. — 2 Strab., lib. XVI. — 4 Herod., lib
I, c. 178, etc. ; Dion. Haï., Ant. Rom., lib. I, Prœf., App. Prœf., op.
597
font pas non plus si grande. On voit durer trop longtemps
les petits royaumes (1) dont il la faudrait composer, si elle était aussi
ancienne et aussi étendue que le fabuleux Clésias, et ceux qui l'en ont cru sur
sa parole, nous la décrivent. Il est vrai que Platon (2), curieux observateur
des antiquités, fait le royaume de Troie du temps de Priam une dépendance de
l'empire des Assyriens. Mais on n'en voit rien dans Homère, qui dans le dessein
qu'il avait de relever la gloire de la Grèce, n'aurait pas oublié cette
circonstance; et on peut croire que les Assyriens étaient peu connus du côté de
l'Occident, puisqu'un poète si savant et si curieux d'orner son poème de tout ce
qui appartenait à son sujet, ne les y fait point paraître.
Cependant selon la supputation
que nous avons jugée la plus raisonnable, le temps du siège de Troie était le
beau temps des Assyriens, puisque c'est celui des conquêtes de Sémiramis: mais
c'est qu'elles s'étendirent seulement vers l'Orient (3). Ceux qui la flattent le
plus lui font tourner ses armes de ce côté-là. Elle avait eu trop-de part aux
conseils et aux victoires de Ninus pour ne pas suivre ses desseins, si
convenables d'ailleurs à la situation de son empire; et je ne crois pas qu'on
puisse douter que Ninus ne se sait attaché à l'Orient, puisque Justin même qui
le favorise autant qu'il peut, lui fait terminer aux frontières de la Libye les
entreprises qu'il fit du côté de l'Occident.
Je ne sais donc plus en quel
temps Ninive aurait poussé ses conquêtes jusqu'à Troie, puisqu'on voit si peu
d'apparence que Ninus et Sémiramis aient rien entrepris de semblable; et que
tous leurs successeurs, à commencer depuis leur fils Nïnyas, ont vécu dans une
telle mollesse et avec si peu d'action, qu'à peine leur nom est-il venu jusqu'à
nous, et qu'il faut plutôt s'étonner que leur empire ait pu subsister, que de
croire qu'il ait pu s'étendre.
Il fut sans doute beaucoup
diminué par les conquêtes de Sésostris : mais comme elles furent de peu de
durée, et peu soutenues par ses successeurs, il est à croire que les pays
qu'elles
1 Gen., XIV, I, 2; Juche, III, 8. — 2 Plat., de Leg., lib
III. — 3 Just., lib. I, cap. ; Diod., lib. II, cap. 12.
598
enlevèrent aux Assyriens, accoutumés dès longtemps à leur
domination, y retournèrent naturellement : de sorte que cet empire se maintint
en grande puissance et en grande paix, jusqu'à ce qu'Arbace ayant découvert la
mollesse de ses rois si longtemps cachée dans le secret du palais, Sardanapale,
célèbre par ses infamies, devint non-seulement méprisable, mais encore
insupportable à ses sujets.
Vous avez vu les royaumes qui
sont sortis du débris de ce premier empire des Assyriens, entre autres celui de
Ninive et celui de Babylone. Les rois de Ninive retinrent le nom de rois
d'Assyrie, et furent les plus puissants. Leur orgueil s'éleva bientôt au delà de
toutes bornes par les conquêtes qu'ils firent, parmi lesquelles on compte celle
du royaume des Israélites ou de Samarie. Il ne fallut rien moins que la main de
Dieu et un miracle visible, pour les empêcher d'accabler la Judée sous Ezechias;
et on ne sut plus quelles bornes on pourrait donner à leur puissance, quand on
leur vit envahir un peu après dans leur voisinage le royaume de Babylone, où la
famille royale était défaillie.
Babylone semblait être née pour
commander à toute la terre. Ses peuples étaient pleins d'esprit et de courage.
De tout temps la philosophie régnait parmi eux avec les beaux arts, et l'Orient
n'avait guère de meilleurs soldats que les Chaldéens (1). L'antiquité admire les
riches moissons d'un pays que la négligence de ses habitants laisse maintenant
sans culture ; et son abondance le fit regarder sous les anciens rois de Perse
comme la troisième partie d'un si grand empire (2). Ainsi les rois d'Assyrie,
enflés d'un accroissement qui ajoutait à leur monarchie une ville si opulente,
conçurent de nouveaux desseins. Nabuchodonosor I crut son empire indigne de lui,
s'il n'y joignait tout l'univers. Nabuchodonosor II superbe plus que tous les
rois ses prédécesseurs, après des succès inouïs et des conquêtes surprenantes,
voulut plutôt se faire adorer comme un dieu que commander comme un roi. Quels
ouvrages n'entreprit-il point dans Babylone ! Quelles murailles, quelles tours,
quelles portes, et quelle enceinte y vit-on paraître ! Il semblait que
l'ancienne tour de Babel allât être
1 Xenoph., Cyropœd., lib. III, IV. — 2 Herod., lib. I, c.
192.
599
renouvelée dans la hauteur prodigieuse du temple de Bel, et
que Nabuchodonosor voulût de nouveau menacer le ciel. Son orgueil, quoique
abattu par la main de Dieu, ne laissa pas de revivre dans ses successeurs. Us ne
pouvaient souffrir autour d'eux aucune domination ; et voulant tout mettre sous
le joug, ils devinrent insupportables aux peuples voisins. Celle jalousie réunit
contre eux avec les rois de. Medio et les rois de Perse, une grande partie des
peuples d'Orient. L'orgueil se tourne aisément en cruauté. Comme les rois de
Babylone traitaient inhumainement leurs sujets, des peuples entiers aussi bien
que des principaux seigneurs de leur empire se joignirent à Cyrus et aux Mèdes
Babylone trop accoutumée à commander et à vaincre pour craindre tant d'ennemis
ligués contre elle, pendant quelle se croit invincible, devint captive des Mèdes
qu'elle prétendait subjuguer, et périt enfin par son orgueil,
La destinée de cette ville fut
étrange, puisqu'elle périt par ses propres inventions. L'Euphrate faisait à peu
près dans ses vastes plaines le même effet que le Nil dans celles d'Egypte: mais
pour le rendre commode, il fallait encore plus d'art et plus de travail que
l'Egypte n'en employait pour le Nil. L’Euphrate était droit dans son cours, et
jamais ne se débordait (2). Il lui fallut faire dans tout le pays un nombre
infini de canaux, afin qu'il en put arroser les terres, dont la fertilité
devenait incomparable par ce secours. Pour rompre la violence de ses eaux trop
impétueuses, il fallut le faire couler par mille détours, et lui creuser de
grands lacs qu'une sage reine revêtit avec une magnificence incroyable. Nitocris
mère de Labynilhe, autrement nommé Nabonide ou Baltasar, dernier roi de
Babylone, fit ces grands ouvrages. Mais cette reine entreprit un travail bien
plus merveilleux : ce fut d'élever sur l'Euphrate un pont de pierre, afin que
les doux eûtes de la ville, que l'immense largeur de ce fleuve séparait trop,
pussent communiquer ensemble. Il fallut donc mettre à sec une rivière si rapide
et si profonde, en détournant ses eaux dans un lac immense que la reine avait
fait creuser. En même temps on bâtit le pont, dont les solides matériaux étaient
préparés, et on revêtit
1 Xenoph., Cyrop., lib. III, IV. — 2 Herod., lib. I, c.
193.
600
de brique les deux bords du fleuve jusqu'à une hauteur
étonnante, en y laissant des descentes revêtues de même, et d'un aussi bel
ouvrage que les murailles de la ville. La diligence du travail en égala la
grandeur (1). Mais une reine si prévoyante ne songea pas qu'elle apprenait à ses
ennemis à prendre sa ville. Ce fut dans le même lac qu'elle avait creusé, que
Cyrus détourna l'Euphrate, quand, désespérant de réduire Babylone ni par force
ni par famine, il s'y ouvrit des deux côtés de la ville le passage que nous
avons vu tant marqué par les prophètes.
Si Babylone eût pu croire
qu'elle eût été périssable comme toutes les choses humaines, et qu'une confiance
insensée ne l'eût pas jetée dans l'aveuglement : non-seulement elle eût pu
prévoir ce que fît Cyrus, puisque la mémoire d'un travail semblable était
récente ; mais encore en gardant toutes les descentes, elle eût accablé les
Perses dans le lit de la rivière où ils passaient. Mais on ne songeait qu'aux
plaisirs et aux festins : il n'y avait ni ordre ni commandement réglé. Ainsi
périssent non-seulement les plus fortes places, mais encore les plus grands
empires. L'épouvante se mit partout : le roi impie fut tué ; et Xénophon qui
donne ce titre au dernier roi de Babylone (2), semble désigner par ce mot les
sacrilèges de Baltasar, que Daniel nous fait voir punis par une chute si
surprenante.
Les Mèdes qui avaient détruit le
premier empire des Assyriens, détruisirent encore le second, comme si cette
nation eût dû être toujours fatale à la grandeur assyrienne. Mais à celle
dernière fois la valeur et le grand nom de Cyrus fit que les Perses ses sujets
eurent la gloire de cette conquête.
En effet elle est due
entièrement à ce héros, qui ayant été élevé sous une discipline sévère et
régulière, selon la coutume des Perses, peuples alors aussi modérés que depuis
ils ont été voluptueux, fut accoutumé dès son enfance à une vie sobre et
militaire (3). Les Mèdes autrefois si laborieux et si guerriers (4), mais à la
fin ramollis par leur abondance, comme il arrive toujours, avaient besoin d'un
tel général. Cyrus se servit de leurs richesses et de
1 Herod., lib. II, c. 185 et seq. — 2 Xenoph., Cyropœd.,
lib. VII, c. 5.— 3 Ibid., lib. I. — 4 polyb., lib. V,
c. 44; lib. X, c. 24.
601
leur nom toujours respecté en Orient; mais il mettait
l'espérance du succès dans les troupes qu'il avait amenées de Perse. Dès la
première bataille le roi de Babylone fut tué. et les Assyriens mis en déroute
(1). Le vainqueur offrit le duel au nouveau roi ; et en montrant son courage, il
se donna la réputation d'un prince clément qui épargne le sang des sujets. Il
joignit la politique à la valeur. De peur de ruiner un si beau pays, qu'il
regardait déjà comme sa conquête, il fit résoudre que les laboureurs seraient
épargnés de part et d'autre (2). Il sut réveiller la jalousie des peuples
voisins contre l'orgueilleuse puissance de Babylone qui allait tout envahir; et
enfin la gloire qu'il s'était acquise autant par sa générosité et par sa justice
que par le bonheur de ses armes, les ayant fous réunis sous ses étendards, avec
de si grands secours il soumit cette vaste étendue de terre dont il composa son
empire.
C'est par là que s'éleva cette
monarchie. Cyrus la rendit si puissante, qu'elle ne pouvait guère manquer de
s'accroître sous ses successeurs. Mais pour entendre ce qui l'a perdue, il ne
faut que comparer les Perses et les successeurs de Cyrus avec les Grecs et leurs
généraux, surtout avec Alexandre.
Cambyse fils de Cyrus fut celui
qui corrompit les mœurs des Perses (3). Son père si bien élevé parmi les soins
de la guerre, n'en prit pas assez de donner au successeur d'un si grand empire
une éducation semblable à la sienne; et par le sort ordinaire des choses
humaines, trop de grandeur nuisit à la vertu. Darius fils d'Hystaspe, qui d'une
vie privée fut élevé sur le trône, apporta de meilleures dispositions à la
souveraine puissance, et fit quelques efforts pour réparer les désordres. Mais
la corruption était déjà trop universelle : l'abondance avait introduit trop de
dérèglement dans les mœurs ; et Darius n'avait pas lui-même conservé assez de
force pour être capable de redresser tout à fait les
1 Xenoph., Cyropœd., lib. IV. V. — 2 Ibid., lib. V. — 5
Plat., de Leg., lib. III.
602
autres. Tout dégénéra sous ses successeurs, et le luxe des
Perses n'eut plus de mesure.
Mais encore que ces peuples
devenus puissants eussent beaucoup perdu de leur ancienne vertu en s'abandonnant
aux plaisirs, ils avaient toujours conservé quelque chose de grand et de noble.
Que peut-on voir de plus noble que l'horreur qu'ils avaient pour le mensonge
(1), qui passa toujours parmi eux pour un vice honteux et bas? Ce qu'ils
trouvaient le plus lâche après le mensonge, était de vivre d'emprunt. Une telle
vie leur paraissait fainéante, honteuse, servile, et d'autant plus méprisable
qu'elle portait à mentir. Par une générosité naturelle à leur nation, ils
traitaient honnêtement les rois vaincus. Pour peu que les enfants de ces princes
fussent capables de s'accommoder avec les vainqueurs, ils les laissaient
commander dans leur pays avec presque toutes les marques de leur ancienne
grandeur (2). Les Perses étaient honnêtes, civils, libéraux envers les
étrangers, et ils savaient s'en servir. Les gens de mérite étaient connus parmi
eux, et ils n'épargnaient rien pour les gagner. Il est vrai qu'ils ne sont pas
arrivés à la connaissance parfaite de cette sagesse qui apprend à bien
gouverner. Leur grand empire fut toujours régi avec quelque confus on. Ils ne
surent jamais trouver ce bel art depuis si bien pratiqué par les Romains, d'unir
toutes les parties d'un grand Etat, et d'en faire un tout parfait. Aussi
n'étaient-ils presque jamais sans révoltes considérables. Ils n'étaient pourtant
pas sans politique. Les règles de la justice étaient. connues parmi eux, et ils
ont eu de grands rois qui les faisaient observer avec une admirable exactitude.
Les crimes étaient sévèrement punis (3); mais avec cette modération, qu'en
pardonnant aisément les premières fautes, on réprimait les rechutes par de
rigoureux châtiments. Ils avaient beaucoup de bonnes lois, presque toutes venues
de Cyrus , et de Darius fils d'Hystaspe (4). Ils avaient des maximes de
gouvernement, des conseils réglés pour les maintenir (5), et une grande
subordination dans tous les emplois. Quand on disait que les grands qui
composaient le conseil étaient les yeux et les
1 Plat., Alcib . I ; Herod., lib. I, c. 138.— 2 Herod.,
lib. III, c. 15. — 3 Herod., lib. I, c. 137. — 4 Plat., de Leg., lib. III. — 5
Esth., I, 13.
603
oreilles du prince (1) : on avertissent tout ensemble, et
le prince, qu'il avait ses ministres comme nous avons les organes de nos sens,
non pas pour se reposer, mais pour agir par leur moyen ; et les ministres,
qu'ils ne devaient pas agir pour eux-mêmes, mais pour le prince qui était leur
chef, et pour tout le corps de l'Etat. Ces ministres devaient être instruits des
anciennes maximes de la monarchie (2). Le registre qu'on tenait des choses
passées (3), servait de règle à la postérité. On y marquait les services que
chacun avait rendus de peur qu'à la honte du prince, et au grand malheur de
l'Etat, ils ne demeurassent sans récompense. C'était une belle manière
d'attacher les particuliers au bien public, que de leur apprendre qu'ils ne
devaient jamais sacrifier pour eux seuls, mais pour le roi et pour tout l'Etat
où chacun se trouvait avec tous les autres. Un des premiers soins du prince
était de faire fleurir l'agriculture ; et les satrapes dont le gouvernement
était le mieux cultivé, avaient la plus grande part aux grâces (4). Comme il y
avait des charges établies pour la conduite des armes, il y en avait aussi pour
veiller aux travaux rustiques : c'était deux charges semblables, dont l'une
prenait soin de garder le pays, et l'autre de le cultiver. Le prince les
protégeait avec une affection presque égale, et les faisait concourir au bien
public. Après ceux qui avaient remporté quelque avantage à la guerre, les plus
honorés étaient ceux qui avaient élevé beaucoup d'enfants (5). Le respect qu'on
inspirait aux Perses dès leur enfance pour l'autorité royale, allait jusqu'à
l'excès, puisqu'ils y mêlaient de l'adoration, et paraissaient plutôt des
esclaves que des sujets soumis par raison à un empire légitime : c'était
l'esprit des Orientaux, et peut-être que le naturel vif et violent de ces
peuples demandait un gouvernement plus ferme et plus absolu.
La manière dont on élevait les
enfants des rois est admirée par Platon (6), et proposée aux Grecs comme le
modèle d'une éducation parfaite. Des l'âge de sept ans on les lirait des mains
des eunuques pour les faire monter à cheval, et les exercer à la
1 Xenoph., Cyropœd., lib. VIII. — 2 Esth., I, 13. — 3
Ibid., VI, 1. — 4 Xenoph., Oeconom. — 5 Herod., lib. I, c. 130. — 6 Plat., Alcib.,
1.
604
chasse. A l'âge de quatorze ans, lorsque l'esprit commence
à se former, on leur donnait pour leur instruction quatre hommes des plus
vertueux et des plus sages de l'Etat. Le premier, dit Platon, leur apprenait la
magie, c'est-à-dire dans leur langage, le culte des dieux selon les anciennes
maximes et selon les lois de Zoroastre fils d'Oromase. Le second les accoutumait
à dire la vérité, et à rendre la justice. Le troisième leur enseignait à ne se
laisser pas vaincre par les voluptés, afin d'être toujours libres et vraiment
rois, maîtres d'eux-mêmes et de leurs désirs. Le quatrième fortifiait leur
courage contre la crainte qui en eût fait des esclaves, et leur eût ôté la
confiance si nécessaire au commandement. Les jeunes seigneurs étaient élevés à
la porte du roi avec ses enfants (1). On prenait un soin particulier qu'ils ne
vissent ni n'entendissent rien de malhonnête. On rendait compte au roi de leur
conduite. Ce compte qu'on lui en rendait était suivi par son ordre de châtiments
et de récompenses. La jeunesse qui les voyait, apprenait de bonne heure avec la
vertu, la science d'obéir et de commander. Avec une si belle institution que ne
devait-on pas espérer des rois de Perse et de leur noblesse, si on eût eu autant
de soin de les bien conduire dans le progrès de leur âge qu'on en avait de les
bien instruire dans leur enfance ? Mais les mœurs corrompues de la nation les
entraînaient bientôt dans les plaisirs, contre lesquels nulle éducation ne peut
tenir. Il faut pourtant confesser que malgré cette mollesse des Perses, malgré
le soin qu'ils avaient de leur beauté et de leur parure, ils ne manquaient pas
de valeur. Ils s'en sont toujours piqués, et ils en ont donné d'illustres
marques. L'art militaire avait parmi eux la préférence qu'il méritait, comme
celui à l'abri duquel tous les autres peuvent s'exercer en repos (2). Mais
jamais ils n'en connurent le fond, ni ne surent ce que peut dans une armée la
sévérité, la discipline, l'arrangement des troupes, l'ordre des marches et des
campements, et enfin une certaine conduite qui fait remuer ces grands corps sans
confusion et à propos. Ils croyaient avoir tout fait quand ils avaient ramassé
sans choix un peuple immense, qui allait au combat assez résolument, mais sans
ordre, et
1 Xenoph., de Exped. Cyri Jan., lib. I. — 2 Xenoph.,
Oeconom.
605
qui se trouvait embarrassé d'une multitude infinie de
personnes inutiles que le roi et les grands traînaient après eux seulement pour
le plaisir. Car leur mollesse était si grande, qu'ils voulaient trouver dans
l'armée la même magnificence et les mêmes délices que dans les lieux où la Cour
faisait sa demeure ordinaire ; de sorte que les rois marchaient accompagnés de
leurs femmes, de leurs concubines, de leurs eunuques, et de tout ce qui servait
à leurs plaisirs. La vaisselle d'or et d'argent, et les meubles précieux
suivaient dans une abondance prodigieuse, et enfin tout l'attirail que demande
une telle vie. Une armée composée de cette sorte et déjà embarrassée de la
multitude excessive de ses soldats, était surchargée par le nombre démesuré de
ceux qui ne combattaient point. Dans cette confusion, on ne pouvait se mouvoir
de concert; les ordres ne venaient jamais à temps, et dans une action tout
allait comme à l'aventure, sans que personne fût en état de pourvoir à ce
désordre (a). Joint encore qu'il fallait avoir fini bientôt, et passer
rapidement dans un pays : car ce corps immense et avide non-seulement de ce qui
était nécessaire pour la vie, mais encore de ce qui servait au plaisir,
consumait tout en peu de temps ; et on a peine à comprendre d'où il pouvait
tirer sa subsistance.
Cependant avec ce grand
appareil, les Perses étonnaient les peuples qui ne savaient pas mieux la guerre
qu'eux. Ceux mêmes qui la savaient se trouvèrent ou affaiblis par leurs propres
divisions, ou accablés par la multitude de leurs ennemis, et c'est par là que
l'Egypte, toute superbe qu'elle était, et de son antiquité, et de ses sages
institutions, et des conquêtes de son Sésostris , devint sujette des Perses. Il
ne leur fut pas malaisé de dompter l'Asie Mineure, et même les colonies grecques
que la mollesse de l'Asie avait corrompues. Mais quand ils vinrent à la Grèce
même, ils trouvèrent ce qu'ils n'avaient jamais vu, une milice réglée, des chefs
entendus, des soldats accoutumés à vivre de peu, des corps endurcis au travail,
que la lutte et les autres exercices ordinaires dans ce pays rendaient adroits :
des armées médiocres à la vérité, mais semblables à ces corps vigoureux où
(a) 1re édit. : Comme il pouvait, sans que
personne fût en état d'y pourvoir.
606
il semble que tout sait nerf, et où tout est plein
d'esprits ; au reste si bien commandées et si souples aux ordres de leurs
généraux, qu'on eût cru que les soldats n'avaient tous qu'une même âme, tant on
voyait de concert dans leurs mouvements.
Mais ce que la Grèce avait de
plus grand, était une politique ferme et prévoyante, qui savait abandonner,
hasarder, et défendre ce qu'il fallait ; et ce qui est plus grand encore, un
courage que l'amour de la liberté et celui de la patrie rendait invincible.
Les Grecs naturellement pleins
d'esprit et de courage, avaient été cultivés de bonne heure par des rois et des
colonies venues d'Egypte, qui s'étant établies dès les premiers temps en divers
endroits du pays, avaient répandu partout cette excellente police des Egyptiens.
C'est de là qu'ils avaient appris les exercices du corps, la lutte, la course à
pied, la course à cheval et sur des chariots, et les autres exercices qu'ils
mirent dans leur perfection par les glorieuses couronnes des jeux olympiques.
Mais ce que les Egyptiens leur avaient appris de meilleur, était à se rendre
dociles, et à se laisser former par les lois pour le bien public. Ce n'était pas
des particuliers qui ne songent qu'à leurs affaires, et ne sentent les maux de
l'Etat qu'autant qu'ils en souffrent eux-mêmes, ou que le repos de leur famille
en est troublé. Les Grecs étaient instruits à se regarder, et à regarder leur
famille comme partie d'un plus grand corps, qui était le corps de l'Etat. Les
pères nourrissaient leurs enfants dans cet esprit ; et les enfants apprenaient
dès le berceau à regarder la patrie comme une mère commune, à qui ils
appartenaient plus encore qu'à leurs parents. Le mot de civilité ne
signifiait pas seulement parmi les Grecs la douceur et la déférence mutuelle qui
rend les hommes sociables : l'homme civil n'était autre chose qu'un bon citoyen
qui se regarde toujours comme membre de l'Etat, qui se laisse conduire par les
lois, et conspire avec elles au bien public, sans rien entreprendre sur
personne. Les anciens rois que la Grèce avait eus en divers pays, un Minos, un
Cécrops, un Thésée, un Codrus, un Temène, un Cresphonte, un Eurysthène, un
Patrocles, et les autres semblables, avaient répandu cet esprit dans toute la
607
nation (1). Ils furent tous populaires, non point en
flattant le peuple, mais en procurant son bien, et en faisant régner la loi.
Que dirai-je de la sévérité des
jugements? Quel plus grave tribunal y eut-il jamais que celui de l'Aréopage, si
révéré dans toute la Grèce, qu'on disait que les dieux mêmes y avaient comparu?
Il a été célèbre dès les premiers temps, et Cécrops apparemment l'avait fondé
sur le modèle des tribunaux de l'Egypte. Aucune compagnie n'a conservé si
longtemps la réputation de son ancienne sévérité, et l'éloquence trompeuse en a
toujours été bannie.
Les Grecs ainsi policés peu à
peu se crurent capables de se gouverner eux-mêmes, et la plupart des villes se
formèrent en républiques. Mais de sages législateurs qui s'élevèrent en chaque
pays, un Thaïes, un Pythagore, un Pittacus, un Lycurgue, un Solon, un Philolas,
et tant d'autres que l'histoire marque, empêchèrent que la liberté ne dégénérât
en licence. Des lois simplement écrites et en petit nombre, tenaient les peuples
dans le devoir, et les faisaient concourir au bien commun du pays.
L'idée de liberté qu'une telle
conduite inspirait, était admirable. Car la liberté que se figuraient les Grecs,
était une liberté soumise à la loi, c'est-à-dire à la raison même reconnue par
tout le peuple. Ils ne voulaient pas que les hommes eussent du pouvoir parmi
eux. Les magistrats redoutés durant le temps de leur ministère, redevenaient des
particuliers qui ne gardaient d'autorité qu'autant que leur en donnait leur
expérience. La loi était regardée comme la maîtresse : c'était elle qui
établissait les magistrats, qui en réglait le pouvoir, et qui enfin châtiait
leur mauvaise administration.
Il n'est pas ici question
d'examiner si ces idées sont aussi solides que spécieuses. Enfin la Grèce en
était charmée, et préférait les inconvénients de la liberté à ceux de la
sujétion légitime, quoiqu'en effet beaucoup moindres. Mais comme chaque forme de
gouvernement a ses avantages, celui que la Grèce tirait du sien, était que les
citoyens s'affectionnaient d'autant plus à
1 Plat., de Leg., lib. III.
608
leur pays, qu'ils le conduisaient en commun, et que chaque
particulier pouvait parvenir aux premiers honneurs.
Ce que fit la philosophie pour
conserver l'état de la Grèce, n'est pas croyable. Plus ces peuples étaient
libres, plus il était nécessaire d'y établir par de bonnes raisons les règles
des mœurs, et celles de la société. Pythagore, Thaïes, Anaxagore, Socrate,
Archytas, Platon, Xénophon, Aristote, et une infinité d'autres, remplirent la
Grèce de ces beaux préceptes. Il y eut des extravagants qui prirent le nom de
philosophes : mais ceux qui étaient suivis, étaient ceux qui enseignaient à
sacrifier l'intérêt particulier et même la vie à l'intérêt général et au salut
de l'Etat; et c'était la maxime la plus commune des philosophes, qu'il fallait
ou se retirer des affaires publiques, ou n'y regarder que le bien public.
Pourquoi parler des philosophes
? Les poètes mêmes qui étaient dans les mains de tout le peuple, les
instruisaient plus encore qu'ils ne les divertissaient. Le plus renommé des
conquérants regardait Homère comme un maître qui lui apprenait à bien régner. Ce
grand poète n'apprenait pas moins à bien obéir, et à être bon citoyen. Lui et
tant d'autres poètes, dont les ouvrages ne sont pas moins graves qu'ils sont
agréables, ne célèbrent que les arts utiles à la vie humaine, ne respirent que
le bien public, la patrie, la société, et cette admirable civilité que nous
avons expliquée.
Quand la Grèce ainsi élevée
regardait les Asiatiques avec leur délicatesse, avec leur parure et leur beauté
semblable à celle des femmes, elle n'avait que du mépris pour eux. Mais leur
forme de gouvernement qui n'avait pour règle que la volonté du prince, maîtresse
de toutes les lois et même des plus sacrées, lui inspirait de l'horreur; et
l'objet le plus odieux qu'eût toute la Grèce, étaient les Barbares (1).
Cette haine était venue aux
Grecs dès les premiers temps, et leur était devenue comme naturelle. Une des
choses qui faisait aimer la poésie d'Homère, est qu'il chantait les victoires et
les avantages de la Grèce sur l'Asie. Du côté de l'Asie était Vénus,
c'est-à-dire, les plaisirs, les folles amours et la mollesse : du côté
1 Isoc, Paneg.
609
de la Grèce était Junon, c'est-à-dire la gravité avec
l'amour conjugal, Mercure avec l'éloquence, Jupiter et la sagesse politique. Du
côté de l'Asie était Mars impétueux et brutal, c'est-à-dire la guerre faite avec
fureur : du côté de la Grèce était Pallas, c'est-à-dire l'art militaire et la
valeur conduite par esprit. La Grèce depuis ce temps avait toujours cru que
l'intelligence et le vrai courage était son partage naturel. Elle ne pouvait
souffrir que l'Asie pensât à la subjuguer; et en subissant ce joug, elle eût cru
assujettir la vertu à la volupté, l'esprit au corps, et le véritable courage à
une force insensée qui consistait seulement dans la multitude.
La Grèce était pleine de ces
sentiments, quand elle fut attaquée par Darius fils d'Hystaspe, et par Xerxès,
avec des armées dont la grandeur paraît fabuleuse, tant elle est énorme.
Aussitôt chacun se prépare à défendre sa liberté. Quoique toutes les villes de
Grèce fissent autant de républiques, l'intérêt commun les réunit, et il ne
s'agissait entre elles que de voir qui ferait le plus pour le bien public. Il ne
coûta rien aux Athéniens d'abandonner leur ville au pillage et à l'incendie; et
après qu'ils eurent sauvé leurs vieillards et leurs femmes avec leurs enfants,
ils mirent sur des vaisseaux tout ce qui était capable de porter les armes. Pour
arrêter quelques jours l'armée persienne à un passage difficile, et pour lui
faire sentir ce que c'était que la Grèce, une poignée de Lacédémoniens courut
avec son roi à une mort assurée, contents en mourant d'avoir immolé à leur
patrie un nombre infini de ces barbares, et d'avoir laissé à leurs compatriotes
l'exemple d'une hardiesse inouïe. Contre de telles armées et une telle conduite,
la Perse se trouva faible, et éprouva plusieurs fois à son dommage, ce que peut
la discipline contre la multitude et la confusion, et ce que peut la valeur
conduite avec art contre une impétuosité aveugle.
Il ne restait à la Perse tant de
fois vaincue, que de mettre la division parmi les Grecs ; et l'état même où ils
se trouvaient par leurs victoires, rendait cette entreprise facile Comme la
crainte les tenait unis, la victoire et la confiance rompit l'union. Accoutumés
1 Plat., de Leg., lib. III.
610
à combattre et à vaincre, quand ils crurent n'avoir plus à
craindre la puissance des Perses, ils se tournèrent les uns contre les autres.
Mais il faut expliquer un peu davantage cet état des Grecs, et ce secret de la
politique persienne.
Parmi toutes les républiques
dont la Grèce était composée, Athènes et Lacédémone étaient sans comparaison les
principales. On ne peut avoir plus d'esprit qu'on en avait à Athènes, ni plus de
force qu'on en avait à Lacédémone. Athènes voulait le plaisir : la vie de
Lacédémone était dure et laborieuse. L'une et l'autre aimait la gloire et la
liberté : mais à Athènes la liberté tendait naturellement à la licence ; et
contrainte par des lois sévères à Lacédémone, plus elle était réprimée au
dedans, plus elle cherchait à s'étendre en dominant au dehors. Athènes voulait
aussi dominer, mais par un autre principe. L'intérêt se mêlait à la gloire. Ses
citoyens excellaient dans l'art de naviguer; et la mer où elle régnait l'avait
enrichie. Pour demeurer seule maîtresse de tout le commerce, il n'y avait rien
qu'elle ne voulût assujettir ; et ses richesses qui lui inspiraient ce désir,
lui fournissaient le moyen de le satisfaire. Au contraire à Lacédémone, l'argent
était méprisé. Comme toutes ses lois tendaient à en faire une république
guerrière, la gloire des armes était le seul charme dont les esprits de ses
citoyens tussent possédés. Dès là naturellement elle voulait dominer ; et plus
elle était au-dessus de l'intérêt, plus elle s'abandonnait à l'ambition.
Lacédémone par sa vie réglée
était ferme dans ses maximes et dans ses desseins. Athènes était plus vive, et
le peuple y était trop maître. La philosophie et les lois faisaient à la vérité
de beaux effets dans des naturels si exquis ; mais la raison toute seule n'était
pas capable de les retenir. Un sage Athénien (1), et qui connaissait
admirablement le naturel de son pays, nous apprend que la crainte était
nécessaire à ces esprits trop vifs et trop libres ; et qu'il n'y eut plus moyen
de les gouverner, quand la victoire de Salamine les eut rassurés contre les
Perses.
Alors deux choses les perdirent, la gloire de leurs belles
actions, et la sûreté où ils croyaient être. Les magistrats n'étaient
1 Plat., de Leg., lib. III.
611
plus écoutés; et comme la Perse était affligée par une
excessive sujétion, Athènes, dit Platon, ressentit les maux d'une liberté
excessive.
Ces deux grandes républiques si
contraires dans leurs mœurs et dans leur conduite, s'embarrassaient l'une
l'autre dans le dessein qu'elles avaient d'assujettir toute la Grèce; de sorte
qu'elles étaient toujours ennemies, plus encore par la contrariété de leurs
intérêts, que par l'incompatibilité de leurs humeurs.
Les villes grecques ne voulaient
la domination ni de l'une ni de l'autre : car outre que chacun souhaitait
pouvoir conserver sa liberté, elles trouvaient l'empire de ces deux républiques
trop fâcheux. Celui de Lacédémone était dur. On remarquait dans son peuple je ne
sais quoi de farouche. Un gouvernement trop rigide et une vie trop laborieuse y
rendait les esprits trop fiers, trop austères, et trop impérieux (1) : joint
qu'il fallait se résoudre à n'être jamais en paix sous l'empire d'une ville qui
étant formée pour la guerre, ne pouvait se conserver qu'en la continuant sans
relâche (2). Ainsi les Lacédémoniens voulaient commander, et tout le monde
craignait qu'ils ne commandassent (3). Les Athéniens étaient naturellement plus
doux et plus agréables. Il n'y avait rien de plus délicieux à voir que leur
ville, où les fêtes et les jeux étaient perpétuels; où l'esprit, où la liberté
et les passions donnaient tous les jours de nouveaux spectacles (4). Mais leur
conduite inégale déplaisait à leurs alliés, et était encore plus insupportable à
leurs sujets. Il fallait essuyer les bizarreries d'un peuple flatté,
c'est-à-dire, selon Platon, quelque chose de plus dangereux que celles d'un
prince gâté par la flatterie.
Ces deux villes ne permettaient
point à la Grèce de demeurer en repos. Vous avez vu la guerre du Péloponnèse, et
les autres toujours causées ou entretenues par les jalousies de Lacédémone et
d'Athènes. Mais ces mêmes jalousies qui troublaient la Grèce, la soutenaient en
quelque façon, et l'empêchaient de tomber dans la dépendance de l'une ou de
l'autre de ces républiques.
1 Arist., Polit., lib. VIII, c. 4. — 2 Ibid., lib. VII, c.
14. — 3 Xenoph., de Rep. Lac. — 4 Plat., de Rep., lib. VII.
612
Les Perses aperçurent bientôt
cet état de la Grèce. Ainsi tout le secret de leur politique était d'entretenir
ces jalousies, et de fomenter ces divisions. Lacédémone qui était la plus
ambitieuse, fut la première à les faire entrer dans les querelles des Grecs. Ils
y entrèrent dans le dessein de se rendre maîtres de toute la nation ; et
soigneux d'affaiblir les Grecs les uns par les autres, ils n'attendaient que le
moment de les accabler tous ensemble. Déjà les villes de Grèce ne regardaient
dans leurs guerres que le roi de Perse, qu'elles appelaient le grand Roi (1), ou
le Roi par excellence , comme si elles se fussent déjà comptées pour sujettes :
mais il n'était pas possible que l'ancien esprit de la Grèce ne se réveillât à
la veille de tomber dans la servitude, et entre les mains des barbares. De
petits rois grecs entreprirent de s'opposer à ce grand roi, et de ruiner son
empire. Avec une petite armée, mais nourrie dans la discipline que nous avons
vue, Agésilas roi de Lacédémone fit trembler les Perses dans l'Asie Mineure (2),
et montra qu'on les pouvait abattre. Les seules divisions de la Grèce arrêtèrent
ses conquêtes : mais il arriva dans ces temps-là que le jeune Cyrus frère
d'Artaxerxés se révolta contre lui. Il avait dix mille Grecs dans ses troupes,
qui seuls ne purent être rompus dans la déroute universelle de son armée. Il fut
tué dans la bataille, et de la main d'Artaxerxés, à ce qu'on dit. Nos Grecs se
trouvaient sans protecteur au milieu des Perses et aux environs de Babylone.
Cependant Artaxerxés victorieux ne put ni les obliger à poser volontairement les
armes, ni les y forcer. Ils conçurent le hardi dessein de traverser en corps
d'armée tout son empire pour retourner en leur pays, et ils en vinrent à bout.
C'est la belle histoire qu'on trouve si bien racontée par Xénophon dans son
livre de la Retraite des dix mille, ou de l’Expédition du jeune Cyrus
(a). Toute la Grèce vit alors plus que jamais, qu'elle nourrissait une
milice invincible à laquelle tout devait céder, et que ses seules divisions la
pouvaient soumettre à un ennemi trop faible pour lui résister quand elle serait
unie. Philippe roi de
1 Plat., de Leg.,lib. III; Isoc, Paneg., etc.— 2 Polyb.,
lib. III, c. 6.
(a) La phrase, depuis c'est jusqu'à Cyrus, ne se trouve
point dans la première édition.
613
Macédoine, également habile et vaillant, ménagea si bien
les avantages que lui donnait contre tant de villes et de républiques divisées
un royaume petit, à la vérité, mais uni, et où la puissance royale était
absolue, qu'à la fin moitié par adresse et moitié par force, il se rendit le
plus puissant de la Grèce, et obligea tous les Grecs à marcher sous ses
étendards contre l'ennemi commun, n fut tué dans ces conjonctures ; mais
Alexandre son fils succéda à son royaume et à ses desseins.
Il trouva les Macédoniens
non-seulement aguerris, mais encore triomphants, et devenus par tant de succès
presque autant supérieurs aux autres Grecs en valeur et en discipline, que les
autres Grecs étaient au-dessus des Perses et de leurs semblables.
Darius qui régnait en Perse de
son temps était juste, vaillant, généreux, aimé de ses peuples, et ne manquait
ni d'esprit ni de vigueur pour exécuter ses desseins. Mais si vous le comparez
avec Alexandre : son esprit avec ce génie perçant et sublime; valeur avec la
hauteur et la fermeté de ce courage invincible qui se sentait animé par les
obstacles; avec cette ardeur immense d'accroître tous les jours son nom, qui lui
faisait préférer à tous les périls, à tous les travaux, et à mille morts, le
moindre degré de gloire; enfin avec cette confiance qui lui faisait sentir au
fond de son cœur que fout lui devait céder comme à un homme que sa destinée
rendait supérieur aux autres, confiance qu'il inspirait non-seulement à ses
chefs, mais encore aux moindres de ses soldats, qu'il élevait par ce moyen
au-dessus des difficultés, et au-dessus d'eux-mêmes : vous jugerez aisément
auquel des deux appartenait la victoire. Et si vous joignez à ces choses les
avantages des Grecs et des Macédoniens au- dessus de leurs ennemis, vous
avouerez que la Perse attaquée par un tel héros et par de telles armées, ne
pouvait plus éviter de changer de maître. Ainsi vous découvrirez en même temps
ce qui a ruiné l'empire des Perses, et ce qui a élevé celui d'Alexandre.
Pour lui faciliter la victoire,
il arriva que la Perse perdit le seul général qu'elle pût opposer aux Grecs :
c'était Memnon Rhodien (1). Tant qu'Alexandre eut en tête un si fameux
capitaine, il
1 Diod., lib. XVII, sect. 1, n. 5.
614
put se glorifier d'avoir vaincu un ennemi digne de lui. Au
lieu de hasarder contre les Grecs une bataille générale, Memnon voulait qu'on
leur disputât tous les passages, qu'on leur coupât les vivres, qu'on les allât
attaquer chez eux, et que par une attaque vigoureuse on les forçât à venir
défendre leur pays. Alexandre y avait pourvu, et les troupes qu'il avait
laissées à Antipater suffisaient pour garder la Grèce, Mais sa bonne fortune le
délivra tout d'un coup de cet embarras. Au commencement d'une diversion qui déjà
inquiétait toute la Grèce, Memnon mourut, et Alexandre mit tout à ses pieds.
Ce prince fit son entrée dans
Babylone avec un éclat qui surpassait tout ce que l'univers avait jamais vu ; et
après avoir vengé la Grèce, après avoir subjugué avec une promptitude incroyable
toutes les terres de la domination persienne, pour assurer de tous côtés son
nouvel empire, ou plutôt pour contenter son ambition, et rendre son nom plus
fameux que celui de Bacchus, il entra dans les Indes où il poussa ses conquêtes
plus loin que ce célèbre vainqueur. Mais celui que les déserts, les fleuves, et
les montagnes n'étaient pas capables d'arrêter, fut contraint de céder à ses
soldats rebutés qui lui demandaient du repos. Réduit à se contenter des superbes
monuments qu'il laissa sur le bord de l’Araspe, il ramena son armée par une
autre route que celle qu'il avait tenue, et dompta tous les pays qu'il trouva
sur son passage.
Il revint à Babylone craint et
respecté non pas comme un conquérant, mais comme un dieu. Mais cet empire
formidable qu'il avait conquis, ne dura pas plus longtemps que sa vie, qui fut
fort courte. A l'âge de trente-trois ans, au milieu des plus vastes desseins
qu'un homme ait jamais conçus, et avec les plus justes espérances d'un heureux
succès, il mourut sans avoir eu le loisir d'établir solidement ses affaires,
laissant un frère imbécile, et des enfants en bas âge, incapables de soutenir un
si grand poids. Mais ce qu'il y avait de plus funeste pour sa maison et pour son
empire, est qu'il laissait des capitaines à qui il avait appris à ne respirer
que l'ambition et la guerre. Il prévit à quels excès ils se porteraient quand il
ne serait plus au monde : pour les retenir, et
615
de peur d'en être dédit, il n'osa nommer ni son successeur
ni le tuteur de ses enfants. Il prédit seulement que ses amis célèbreraient ses
funérailles avec des batailles sanglantes ; et il expira dans la fleur de son
âge, plein des tristes images de la confusion qui devait suivre sa mort.
En effet vous avez vu le partage
de son empire, et la ruine affreuse de sa maison. La Macédoine son ancien
royaume tenu par ses ancêtres depuis tant de siècles, fut envahi de tous côtés
comme une succession vacante ; et après avoir été longtemps la proie du plus
fort, il passa enfin à une autre famille. Ainsi ce grand conquérant, le plus
renommé et le plus illustre qui fût jamais, a été le dernier roi de sa race.
S'il fut demeuré paisible dans la Macédoine, la grandeur de son empire n'aurait
pas tenté ses capitaines , et il eût pu laisser à ses enfants le royaume de ses
pères. Mais parce qu'il avait été trop puissant, il fut cause de la perte de
tous les siens, et voilà le fruit glorieux de tant de conquêtes.
Sa mort fut la seule cause de
cette grande révolution. Car il faut dire à sa gloire, que si jamais homme a été
capable de soutenir un si vaste empire, quoique nouvellement conquis, c'a été
sans doute Alexandre, puisqu'il n'avait pas moins d'esprit que de courage. Il ne
faut donc point imputer à ses fautes, quoiqu'il en ait fait de grandes, la chute
de sa famille, mais à la seule mortalité ; si ce n'est qu'on veuille dire qu'un
homme de son humeur, et que son ambition engageait toujours à entreprendre,
n'eût jamais trouvé le loisir d'établir les choses.
Quoi qu'il en soit, nous voyons
par son exemple, qu'outre les fautes que les hommes pourraient corriger,
c'est-à-dire celles qu'ils font par emportement ou par ignorance, il y a un
faible irrémédiable inséparablement attaché aux desseins humains, et c'est la
mortalité. Tout peut tomber en un moment par cet endroit-là : ce qui nous force
d'avouer que comme le vice le plus inhérent, si je puis parler de la sorte, et
le plus inséparable des choses humaines, c'est leur propre caducité; celui qui
sait conserver et affermir un Etat, a trouvé un plus haut point de sagesse que
celui qui sait conquérir et gagner des batailles. Il n'est pas besoin que je
vous raconte en détail ce qui fit périr
616
les royaumes formés du débris de l'empire d'Alexandre,
c'est-à-dire celui de Syrie, celui de Macédoine et celui d'Egypte. La cause
commune de leur ruine est qu'ils furent contraints de céder à une plus grande
puissance, qui fut la puissance romaine. Si toutefois nous voulions considérer
le dernier état de ces monarchies, nous trouverions aisément les causes
immédiates de leur chute ; et nous verrions entre autres choses que la plus
puissante de toutes, c'est-à-dire celle de Syrie, après avoir été ébranlée par
la mollesse et le luxe de la nation, reçut enfin le coup mortel par la division
de ses princes.
Nous sommes enfin venus à ce
grand empire qui a englouti tous les empires de l'univers, d'où sont sortis les
plus grands royaumes du monde que nous habitons, dont nous respectons encore les
lois, et que nous devons par conséquent mieux connaître que tous les autres
empires. Vous entendez bien que je parle (b) de l'empire romain. Vous en avez vu
la longue et mémorable histoire dans toute sa suite. Mais pour entendre
parfaitement les causes de l'élévation de Rome, et celles des grands changements
qui sont arrivés dans son état, considérez attentivement avec les mœurs des
Romains, les temps d'où dépendent tous les mouvements de ce vaste empire.
De tous les peuples du monde le
plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus réglé dans ses conseils,
le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux, et enfin le
plus patient, a été le peuple romain.
De tout cela s'est formée la
meilleure milice et la politique la plus prévoyante, la plus ferme et la plus
suivie qui fut jamais.
Le fond d'un Romain, pour ainsi
parler, était l'amour de sa liberté et de sa patrie. Une de ces choses lui
faisait aimer l'autre
(a) 1re édit. : L'empire romain. — (b) Vous
entendez bien, Monseigneur, que je parle.
617
car parce qu'il aimait sa liberté, il aimait aussi sa
patrie connue une mère qui le nourrissait dans des sentiments également généreux
et libres.
Sous ce nom de liberté, les
Romains se figuraient avec les Grecs un état ou personne ne fut sujet que de la
loi, et où la loi lut plus puissante que les hommes.
Au reste quoique Borne lut née sous un gouvernement royal,
elle avait même sous ses rois une liberté qui no convient guère a une monarchie
réglée. Car outre que les rois étaient électifs, et que l'élection s'en faisait
par tout le peuple, c'était encore au peuple assemblé à confirmer les lois, et à
résoudre la paix ou la guerre. Il y avait même des cas particuliers où les rois
déféraient, au peuple le jugement souverain : témoin Tullus Hostilius, qui
n'osant ni condamner ni absoudre Horace comblé tout ensemble et d'honneur pour
avoir vaincu les Curiaces, et de honte pour avoir tué sa sœur, le fit juger par
le peuple. Ainsi les rois n'avaient proprement que le commandement des armées,
et l'autorité de convoquer les assemblées légitimes, d'y proposer les affaires,
de maintenir les lois, et d'exécuter les décrets publics.
Quand Survius Tullius conçut le
dessein que vous avez vu de réduire Rome on république, il augmenta dans un
peuple déjà si libre l'amour de la liberté; et de là vous pouvez juger combien
les Romains en Curent jaloux quand ils l'eurent goûtée toute entière sous leurs
consuls.
On frémit encore en voyant dans
les histoires la triste fermeté du consul Brutus, lorsqu'il fit mourir à ses
yeux ses doux enfants, qui s'étaient laissé entraîner aux sourdes pratiques que
les Tarquins faisaient dans Rome pour y rétablir leur domination. Combien fut
affermi dans l'amour de la liberté un peuple qui. voyait ce consul sévère
immoler à la liberté sa propre famille! Il ne faut plus s'étonner, si on méprisa
dans Rome les efforts des peuples voisins, qui entreprirent de rétablir les
Tarquins bannis (1). Ce fut en valu que le roi Porsenna les prit on sa
protection. Les Romains presque affamés, lui firent connaître par leur fermeté
qu'ils voulaient du moins mourir libres. Le peuple fut encore
1 Dion. Halicarn., Ant. Rom., lib. V, c. 1.
618
plus ferme que le sénat ; et Rome entière fit dire à ce
puissant roi, qui venait de la réduire à l'extrémité, qu'il cessât d'intercéder
pour les Tarquins, puisque résolue de tout hasarder pour sa liberté, elle
recevrait plutôt ses ennemis que ses tyrans (1). Porsenna étonné de la fierté de
ce peuple, et de la hardiesse plus qu'humaine de quelques particuliers, résolut
de laisser les Romains jouir en paix d'une liberté qu'ils savaient si bien
défendre.
La liberté leur était donc un
trésor qu'ils préféraient à toutes les richesses de l'univers. Aussi avez-vous
vu que dans leurs commencements, et même bien avant dans leurs progrès, la
pauvreté n'était pas un mal pour eux : au contraire ils la regardaient comme un
moyen de garder leur liberté plus entière, n'y ayant rien de plus libre ni de
plus indépendant qu'un homme qui sait vivre de peu, et qui sans rien attendre de
la protection ou de la libéralité d'autrui, ne fonde sa subsistance que sur son
industrie et sur son travail.
C'est ce que faisaient les
Romains. Nourrir du bétail, labourer la terre, se dérober à eux-mêmes tout ce
qu'ils pouvaient, vivre d'épargne et de travail : voilà quelle était leur vie ;
c'est de quoi ils soutenaient leur famille, qu'ils accontumaient à de semblables
travaux.
Tite-Live a raison de dire qu'il
n'y eut jamais de peuple où la frugalité, où l'épargne, où la pauvreté aient été
plus longtemps en honneur. Les sénateurs les plus illustres, à n'en regarder que
l'extérieur, différaient peu des paysans, et n'avaient d'éclat ni de majesté
qu'en public, et dans le sénat. Du reste on les trouvait occupés du labourage et
des autres soins de la vie rustique, quand on les allait quérir pour commander
les armées. Ces exemples sont fréquents dans l'histoire romaine. Curius et
Fabrice, ces grands capitaines qui vainquirent Pyrrhus un roi si riche,
n'avaient que de la vaisselle de terre ; et le premier à qui les Samnites en
offraient d'or et d'argent, répondit que son plaisir n'était point d'en avoir,
mais de commander à qui en avait. Après avoir triomphé, et avoir enrichi la
république des dépouilles de ses ennemis, ils n'avaient pas. de quoi se faire
enterrer. Cette modération
1 Tit. Liv., lib. II, c. 13, 15.
619
durait encore pendant les guerres Puniques. Dans la
première on voit Regulus général des armées romaines demander son congé au sénat
pour aller cultiver sa métairie abandonnée pendant son absence (1). Après la
ruine de Carthage, on voit encore de grands exemples de la première simplicité.
Aemilius Paulus qui augmenta le trésor public par le riche trésor des rois de
Macédoine, vivait selon les règles de l'ancienne frugalité, et mourut pauvre.
Mummius en ruinant Corinthe, ne profita que pour le public des richesses de
cette ville opulente et voluptueuse (2). Ainsi les richesses étaient méprisées :
la modération et l'innocence des généraux romains faisait l'admiration des
peuples vaincus.
Cependant dans ce grand amour de
la pauvreté, les Romains n'épargnaient rien pour la grandeur et pour la beauté
de leur ville. Dès leurs commencements les ouvrages publics furent tels, que
Rome n'en rougit pas depuis même qu'elle se vit maîtresse du monde. Le Capitole
bâti par Tarquin le Superbe, et le temple qu'il éleva à Jupiter dans cette
forteresse, étaient dignes dès lors de la majesté du plus grand des dieux, et de
la gloire future du peuple Romain. Tout le reste répondait à cette grandeur. Les
principaux temples, les marchés, les bains, les places publiques, les grands
chemins, les aqueducs, les cloaques mêmes et les égouts de la ville avaient une
magnificence qui paraîtrait incroyable, si elle n'était attestée par tous les
historiens (3), et confirmée par les restes que nous en voyons. Que dirai-je de
la pompe des triomphes, des cérémonies de la religion, des jeux et des
spectacles qu'on donnait au peuple (4)? En un mot, tout ce qui servait au
public, tout ce qui pouvait donner aux peuples une grande idée de leur commune
patrie, se faisait arec profusion autant que le temps le pouvait permettre.
L'épargne régnait seulement dans les maisons particulières. Celui qui augmentait
ses revenus et rendait ses terres plus fertiles par son industrie et par son
travail, qui était le meilleur économe, et prenait le plus
1 Tit. liv.., Epit., liv. XVIII. — 2 Cic, de Offic., lib.
II , c. 22, n. 76. — 3 Tit. Liv., lib. I, c. 53, 55; lib. VI,
c, 4; Dion. Halicarn., Ant. Rom., lib. III, c. 20, 21 ; lib. IV, c. 13; Tacit.,
Hist., lib. III, c. 72; Plin., Hist. natur., lib. XXXVI, cap. 15. — 4
Dion. Halicarn., lib., VII, cap. 13.
620
sur lui-même, s'estimait le plus libre, le plus puissant et
le plus heureux.
Il n'y a rien de plus éloigné
d'une telle vie que la mollesse. Tout tendait plutôt à l'autre excès, je veux
dire à la dureté. Aussi; les mœurs des Romains avaient-elles naturellement
quelque chose, non-seulement de rude et de rigide, mais encore de sauvage et de
farouche. Mais ils n'oublièrent rien pour se réduire eux-mêmes sous de bonnes
lois ; et le peuple le plus jaloux de sa liberté que l'univers ait jamais vu, se
trouva en même temps le. plus soumis à ses magistrats et à la puissance
légitime.
La milice d'un tel peuple ne
pouvait manquer d'être admirable, puisqu'on y trouvait avec des courages fermes
et des corps vigoureux, une si prompte et si exacte obéissance.
Les lois de cette milice étaient
dures, mais nécessaires. La victoire était périlleuse, et souvent mortelle à
ceux qui la gagnaient contre les ordres. Il y allait de la vie, non-seulement à
fuir, à-quitter ses armes, à abandonner son rang, mais encore à se remuer pour
ainsi dire, et à branler tant sait peu sans le commandement du général. Qui
mettait les armes bas devant l'ennemi, qui aimait mieux se laisser prendre que
de mourir glorieusement pour sa patrie, était jugé indigne de toute assistance.
Pour l'ordinaire on ne comptait plus les prisonniers parmi les citoyens, et on
les laissait aux ennemis comme des membres retranchés de la république. Vous
avez vu dans Florus et dans Cicéron (1) l'histoire de Regulus, qui persuada au
sénat aux dépens de sa propre vie, d'abandonner les prisonniers aux
Carthaginois. Dans la guerre d'Annibal, et après la perte de la bataille de
Cannes, c'est-à-dire dans le temps où Rome épuisée par tant de pertes manquait
le plus de soldats, le sénat aima mieux armer contre sa coutume huit mille
esclaves, que de racheter huit mille Romains qui ne lui auraient pas plus coûté
que la nouvelle milice qu'il fallut lever (2). Mais dans la nécessité des
affaires on établit plus que jamais comme une loi inviolable, qu'un soldat
romain devait ou vaincre ou mourir.
1 Cic., de Offic., lib. III, c. 23, n. 110
; Florus , lib. II, c. 2.— 2 Polyb. , lib. c. 65 ; Tit. Liv., lib. XXII,
c. 57, 58 ; Cic., de Offic., lib. III, c. 26, n. 114.
621
Par cette maxime les armées
romaines, quoique défaites et rompues, combattaient et se ralliaient jusqu'à la
dernière extrémité ; et, comme remarque Salluste (1), il se trouve parmi les
Romains plus de gens punis pour avoir combattu sans en avoir ordre, que pour
avoir lâché le pied et quitté son poste : de sorte que le courage avait plus
besoin d'être réprimé, que la lâcheté n'avait besoin d'être excitée.
Ils joignirent à la valeur
l'esprit et l'invention. Outre qu'ils étaient par eux-mêmes appliqués et
ingénieux, ils savaient profiter admirablement de tout ce qu'ils voyaient dans
les autres peuples de commode pour les campements, pour les ordres de bataille,
pour le genre même des armes, en un mot pour faciliter tant l'attaque que la
défense. Vous avez vu dans Salluste et dans les autres auteurs, ce que les
Romains ont appris de leurs voisins et de leurs ennemis mêmes. Qui ne sait
qu'ils ont appris des Carthaginois l'invention des galères par lesquelles ils
les ont battus, et enfin qu'ils ont tiré de toutes les nations qu'ils ont
connues de quoi les surmonter toutes ?
En effet il est certain de leur
aveu propre, que les Gaulois les surpassaient en force de corps, et ne leur
cédaient pas en courage. Polybe nous fait voir qu'en une rencontre décisive les
Gaulois, d'ailleurs plus forts en nombre, montrèrent plus de hardiesse que les
Romains, quelque déterminés qu'ils fussent (2); et nous voyons toutefois en
cette même rencontre ces Romains inférieurs en tout le reste, l'emporter sur les
Gaulois, parce qu'ils savaient choisir de meilleures armes, se ranger dans un
meilleur ordre, et mieux profiler du temps dans la mêlée. C'est ce que vous
pourrez voir quelque jour plus exactement dans Polybe; et vous avez souvent
remarqué vous-même dans les Commentaires de César, que les Romains
commandés par ce grand homme ont subjugué les Gaulois plus encore par les
adresses de l'art militaire que par leur valeur.
Les Macédoniens si jaloux de
conserver l'ancien ordre de leur milice formée par Philippe et par Alexandre,
croyaient leur phalange invincible, et ne pouvaient se persuader que l'esprit
1 Sallust., de Bell. Catil., n. 9. —2 Polyb., lib. II, c.
28 et seq.
622
humain fût capable de trouver quelque chose de plus ferme.
Cependant le même Polybe et Tite-Live après lui (1) ont démontré, qu'à
considérer seulement la nature des armées romaines et de celles des Macédoniens,
les dernières ne pouvaient manquer d'être battues à la longue, parce que la
phalange macédonienne qui n'était qu'un gros bataillon carré, fort épais de
toutes parts, ne pouvait se mouvoir que tout d'une pièce, au lieu que l'armée
romaine distinguée en petits corps, était plus prompte et plus disposée à toute
sorte de mouvements.
Les Romains ont donc trouvé, ou
ils ont bientôt appris l'art de diviser les armées en plusieurs bataillons et
escadrons, et de former les corps de réserve, dont le mouvement est si propre à
pousser ou à soutenir ce qui s'ébranle de part et d'autre. Faites marcher contre
des troupes ainsi disposées la. phalange macédonienne : cette grosse et lourde
machine sera terrible à la vérité à une armée sur laquelle elle tombera de tout
son poids, mais, comme parle Polybe, elle ne peut conserver longtemps sa
propriété naturelle, c'est-à-dire sa solidité et sa consistance, parce qu'il lui
faut des lieux propres, et pour ainsi dire faits exprès, et qu'à faute de les
trouver, elle s'embarrasse elle-même, ou plutôt elle se rompt par son propre
mouvement; joint qu'étant une fois enfoncée, elle ne sait plus se rallier. Au
lieu que l'armée romaine divisée en ses petits corps, profite de tous les lieux,
et s'y accommode : on l'unit et on la sépare comme on veut; elle défile
aisément, et se rassemble sans peine; elle est propre aux détachements, aux
ralliements, à toute sorte de conversions et d'évolutions qu'elle fait ou toute
entière ou en partie, selon qu'il est convenable; enfin elle a plus de
mouvements divers, et par conséquent plus d'action et plus de force que la
phalange. Concluez donc avec Polybe qu'il fallait que la phalange lui cédât, et
que la Macédoine fût vaincue.
Il y a plaisir, Monseigneur, à
vous parler de ces choses dont vous êtes si bien instruit par d'excellents
maîtres, et que vous voyez pratiquées sous les ordres de Louis le Grand d'une
manière
1 Polyb., lib. XVII, in Excerpt., c. 24 et seq.; Tit. Liv.,
liv. IX, c. 19; lib.
623
si admirable, que je ne sais si la mince romaine a jamais
rien eu de plus beau. Mais sans vouloir ici la mettre aux mains avec la milice
française, je me contente que vous ayez vu que la milice romaine, sait qu'on
regarde la science même de prendre ses avantages, ou qu'on s'attache à
considérer son extrême sévérité à faire garder tous les ordres de la guerre, a
surpassé de beaucoup tout ce qui avait paru dans les siècles précédents.
Après la Macédoine, il ne faut
plus vous parler de la Grèce ; vous avez vu que la Macédoine y tenait le dessus,
et ainsi elle vous apprend à juger du reste. Athènes n'a plus rien produit
depuis les temps d'Alexandre. Les Etoliens qui se signalèrent en diverses
guerres, étaient plutôt indociles que libres, et plutôt brutaux que vaillants.
Lacédémone avait fait son dernier effort pour la guerre en produisant Cléomène ;
et la ligue des Achéens, en produisant Philopœmen. Rome n'a point combattu
contre ces deux grands capitaines; mais le dernier qui vivait du temps d'Annibal
et de Scipion, à voir agir les Romains dans la Macédoine, jugea bien que la
liberté de la Grèce allait expirer, et qu'il ne lui restait plus qu'à reculer le
moment de sa chute Ainsi les peuples les plus belliqueux cédaient aux Romains.
Les Romains ont triomphé du courage dans les Gaulois, du courage et de l'art
dans les Grecs, et de tout cela soutenu de la conduite la plus raffinée, en
triomphant d'Annibal; de sorte que rien n'égala jamais la gloire de leur milice.
Aussi n'ont-ils rien eu dans
tout leur gouvernement, dont ils se soient tant vantés que de leur discipline
militaire, ils l'ont toujours considérée comme le fondement de leur empire. La
discipline militaire est la chose qui a paru la première dans leur Etat, et la
dernière qui s'y est perdue : tant elle était attachée à la constitution de leur
république.
Une des plus belles parties de
la milice romaine était qu'on n'y louait point la fausse valeur. Les maximes du
faux honneur qui ont fait périr tant de monde parmi nous, n'étaient pas
seulement connues dans une nation si avide de gloire. On remarque de Scipion s
et de César, les deux premiers hommes de guerre et les
1 Plut., in Philop. — 2 Polyb. lib. X, c. 13.
624
plus vaillants qui aient été parmi les Romains, qu'ils ne
se sont jamais exposés qu'avec précaution, et lorsqu'un grand besoin le
demandait. On n'attendait rien de bon d'un général qui ne savait pas connaître
le soin qu'il devait avoir de conserver sa personne (1), et on réservait pour le
vrai, service les actions d'une hardiesse extraordinaire. Les Romains ne
voulaient point de batailles hasardées mal à propos, ni de victoires qui
coûtassent trop de sang; de sorte qu'il n'y avait rien de plus hardi, ni tout
ensemble de plus ménagé qu'étaient les armées romaines.
Mais comme il ne suffit pas
d'entendre la guerre si on n'a un sage conseil pour l'entreprendre à propos, et
tenir le dedans de l'Etat dans un bon ordre, il faut encore vous faire observer
la profonde politique du sénat romain. A le prendre dans les bons temps de la
république, il n'y eut jamais d'assemblée où les affaires fussent traitées plus
mûrement, ni avec plus de secret, ni avec une plus longue prévoyance, ni dans un
plus grand concours, et avec un plus grand zèle pour le bien public.
Le Saint-Esprit n'a pas dédaigné
de marquer ceci dans le livre des Macchabées (2), ni de louer la haute
prudence et les conseils vigoureux de cette sage compagnie où personne ne se
donnait de l'autorité que par la raison, et dont tous les membres conspiraient à
l'utilité publique sans partialité et sans jalousie.
Pour le secret, Tite-Live nous
en donne un exemple illustre (3). Pendant qu'on méditait la guerre contre
Persée, Eumènes roi de Pergame, ennemi de ce prince, vint à Rome pour se liguer
contre lui avec le sénat. Il y fit ses propositions en pleine assemblée, et
l’affaire fut résolue par les suffrages d'une compagnie composée de trois cents
hommes. Qui croirait que le secret eût été gardé, et qu'on n'ait jamais rien su
de la délibération que quatre ans après, quand la guerre fut achevée ? Mais ce
qu'il y a de plus surprenant, est que Persée avait à Rome ses ambassadeurs pour
observer Eumènes. Toutes les villes de Grèce et d'Asie, qui craignaient d'être
enveloppées dans cette querelle, avaient aussi envoyé les leurs, et tous
ensemble tâchaient à découvrir une affaire
1 Polyb., lib. X , c. 29. — 2 I Machab., VIII ; 15, 16. — 3
Tit. Liv., lib. XLII cap. 14.
625
d'une telle conséquence. Au milieu de tant d'habiles
négociateurs, le sénat Fut impénétrable. Pour faire garder le secret, on n'eut
jamais besoin de supplices, ni de défendre le commerce avec les étrangers sous
des peines rigoureuses. Le secret se recommandait comme tout seul, et par sa
propre importance.
C'est une chose surprenante dans
la conduite de Rome, d'y voir le peuple regarder presque toujours le sénat avec
jalousie, et néanmoins lui déférer tout dans les grandes occasions, et surtout
dans les grands périls. Alors on voyait tout le peuple tourner les yeux sur
cette sage compagnie, et attendre ses résolutions comme autant d'oracles.
Une longue expérience avait
appris aux Romains que de là étaient sortis tous les conseils qui avaient sauvé
l'Etat. C'était dans le sénat que se conservaient les anciennes maximes, et
l'esprit, pour ainsi parler, de la république. C'était là que se formulent les
desseins qu'on voyait se soutenir par leur propre suite ; et ce qu'il y avait de
plus grand dans le sénat, est qu'on n'y prenait jamais des résolutions plus
vigoureuses que dans les plus grandes extrémités.
Ce fut au plus triste état de la
république, lorsque faible encore et dans sa naissance, elle se vit tout
ensemble et divisée au dedans par les tribuns, et pressée au dehors par les
Volsques que Coriolan irrité menait contre sa patrie (1) : ce fut, dis-je, en
cet état que le sénat parut le plus intrépide. Les Volsques toujours battus par
les Romains (a), espérèrent de se venger ayant à leur tête le plus grand homme
de Rome, le plus entendu à la guerre, le plus libéral, le plus incompatible avec
l'injustice ; mais le plus dur, le plus difficile et le plus aigri. Ils
voulaient se faire citoyens par force ; et après de grandes conquêtes, maîtres
de la campagne et du pays, ils menaçaient de tout perdre si on n'accordait leur
demande. Rome n'avait ni armée ni chefs; et néanmoins dans ce triste état, et
pendant qu'elle avait tout à craindre, on vit sortir tout à coup ce hardi décret
du sénat, qu'on périrait plutôt que
1 Dion, Halicarn., lib. VIII, c. 5; Tit. Liv., lib. II, c.
39.
(a) 1re édit. : Menait contre sa patrie. Ces
peuples toujours battus par les Romains.
626
de rien céder à l'ennemi armé, et qu'on lui accorderait des
conditions équitables après qu'il aurait retiré ses armes.
La mère de Coriolan qui fut
envoyée pour le fléchir, lui disait entre autres raisons : « Ne connaissez-vous
pas les Romains ? Ne savez-vous pas, mon fils, que vous n'en aurez rien que
parles prières, et que vous n'en obtiendrez ni grande ni petite chose par la
force (1) ?» Le sévère Coriolan se laissa vaincre : il lui en coûta la vie, et
les Volsques choisirent d'autres généraux : mais le sénat demeura ferme dans ses
maximes; et le décret qu'il donna de ne rien accorder par force, passa pour une
loi fondamentale de la politique romaine, dont il n'y a pas un seul exemple que
les Romains se soient départis dans tous les temps de la république (2). Parmi
eux, dans les états les plus tristes, jamais les faibles conseils n'ont été
seulement écoutés. Ils étaient toujours plus traitables victorieux que vaincus :
tant le sénat savait maintenir les anciennes maximes de la république, et tant
il y savait confirmer le reste des citoyens.
De ce même esprit sont sorties
les résolutions prises tant de fois dans le sénat, de vaincre les ennemis par la
force ouverte, sans y employer les ruses ou les artifices, même ceux qui sont
permis à la guerre : ce que le sénat ne faisait ni par un faux point d'honneur,
ni pour avoir ignoré les lois de la guerre, mais parce qu'il ne jugeait rien
déplus efficace pour abattre un ennemi orgueilleux, que de lui ôter toute
l'opinion qu'il pourrait avoir de ses forces, afin que, vaincu jusque dans le
cœur, il ne vît plus de salut que dans la clémence du vainqueur.
C'est ainsi que s'établit par
toute la terre cette haute opinion des armes romaines. La créance répandue
partout que rien ne leur résistait, faisait tomber les armes des mains à leurs
ennemis, et donnait à leurs alliés un invincible secours. Vous voyez ce que fait
dans toute l'Europe une semblable opinion des armes françaises; et le monde
étonné des exploits du Roi, confesse qu'il n'appartenait qu'à lui seul de donner
des bornes à ses conquêtes.
La conduite du sénat romain si
forte contre les ennemis,
1 Dion. Halicarn., lib. VIII, cap. 7.— 2 Polyb , lib. VI,
cap. 56; Excerpt., de Legat. cap. 69 ; Dion. Halicarn., lib. VIII, cap. 5.
627
n'était pas moins admirable dans la conduite du dedans. Ces
sages sénateurs avaient quelquefois pour le peuple une juste condescendance ;
comme lorsque dans une extrême nécessité, non-seulement ils se taxèrent
eux-mêmes plus haut que les autres, ce qui leur était ordinaire, mais encore
qu'ils déchargèrent le menu peuple de tout impôt, ajoutant « que les pauvres
payaient un assez grand tribut à la république, en nourrissant leurs enfants
(1).»
Le sénat montra par cette
ordonnance, qu'il savait en quoi consistaient les vraies richesses d'un Etat ;
et un si beau sentiment joint aux témoignages d'une bonté paternelle, fit tant
d'impression dans l'esprit des peuples, qu'ils devinrent capables de soutenir
les dernières extrémités pour le salut de leur patrie.
Mais quand le peuple méritait
d'être blâmé, le sénat le faisait aussi avec une. gravité et une vigueur digne
de cette sage compagnie, comme il arriva dans le démêlé entre ceux d'Ardée et
d'Aricie. L'histoire en est mémorable, et mérite de vous être racontée. Ces deux
peuples étaient en guerre pour des terres que chacun d'eux prétendait (2). Enfin
las de combattre, ils convinrent de se rapporter au jugement du peuple romain,
dont l'équité était révérée par tous les voisins. Les tribus furent assemblées,
et le peuple ayant connu dans la discussion que ces terres prétendues par
d'autres lui appartenaient de droit, se les adjugea. Le sénat, quoique convaincu
que le peuple dans le fond avait bien jugé, ne put souffrir que les Romains
eussent démenti leur générosité naturelle, ni qu'ils eussent lâchement trompé
l'espérance de leurs voisins qui s'étaient soumis à leur arbitrage. Il n'y eut
rien que ne fît cette compagnie pour empêcher un jugement d'un si pernicieux
exemple, où les juges prenaient pour eux les terres contestées par les parties.
Après que la sentence eut été rendue, ceux d'Ardée dont le droit était le plus
apparent, indignés d'un jugement si inique, étaient prêts à s'en venger par les
armes. Le sénat ne fit point de difficulté de leur déclarer publiquement qu'il
était aussi sensible qu'eux-mêmes à l'injure qui leur avait été faite; qu'à la
vérité il ne pouvait pas casser un décret du peuple;
1 Tit. Liv., lib. II, cap. 9. — 2 Ibid.,
lib. III, c. 71 ; lib. IV, cap. 7, 9, 10.
628
mais que si après cette offense ils voulaient bien se fier
à la compagnie de la réparation qu'ils avaient raison de prétendre, le sénat
prendrait un tel soin de leur satisfaction, qu'il ne leur resterait aucun sujet
de plainte. Les Ardéates se fièrent à cette parole. Il leur arriva une affaire
capable de ruiner leur ville de fond en comble. Ils reçurent un si prompt
secours par les ordres du sénat, qu'ils se crurent trop bien payés de la terre
qui leur avait été ôtée, et ne songeaient plus qu'à remercier de si fidèles
amis. Mais le sénat ne fut pas content jusqu'à ce qu'en leur faisant rendre la
terre que le peuple romain s'était adjugée, il abolit la mémoire d'un si infâme
jugement.
Je n'entreprends pas ici de vous
dire combien le sénat a fait d'actions semblables ; combien il a livré aux
ennemis de citoyens parjures qui ne voulaient pas leur tenir parole, ou qui
chicanaient sur leurs serments ; combien il a condamné de mauvais conseils qui
avaient eu d'heureux succès (1) : je vous dirai seulement que cette auguste
compagnie n'inspirait rien que de grand au peuple romain, et donnait en toutes
rencontres une haute idée de ses conseils, persuadée qu'elle était que la
réputation était le plus ferme appui des Etats.
On peut croire que dans un
peuple si sagement dirigé, les récompenses et les châtiments étaient ordonnés
avec grande considération. Outre que le service et le zèle au bien de l'Etat
étaient le moyen le plus sûr pour s'avancer dans les charges, les actions
militaires avaient mille récompenses qui ne coûtaient rien au public , et qui
étaient infiniment précieuses aux particuliers, parce qu'on y avait attaché la
gloire si chère à ce peuple belliqueux. Une couronne d'or très-mince, et le plus
souvent une couronne de feuilles de chêne, ou de laurier, ou de quelque herbage
plus vil encore , devenait inestimable parmi les soldats, qui ne connaissaient
point de plus belles marques que celles de la vertu, ni de plus noble
distinction que celle qui venait des actions glorieuses.
Le sénat dont l'approbation
tenait lieu de récompense, savait louer et blâmer quand il fallait. Incontinent
après le combat, les
1 Polyb.; Tit. Liv.; Cic., de Off., lib. III, c. 25, 26,
etc.
629
consuls et les autres généraux donnaient publiquement aux
soldats et aux officiers la louange ou le blâme qu'ils méritaient : mais
eux-mêmes ils attendaient en suspens le jugement du sénat qui jugeait de la
sagesse des conseils, sans se laisser éblouir par le bonheur des événements. Les
louanges étaient précieuses, parce qu'elles se donnaient avec connaissance : le
blâme piquait au vif les cœurs généreux, et retenait les plus faibles dans le
devoir. Les châtiments qui suivaient les mauvaises actions, tenaient les soldats
en crainte, pendant que les récompenses et la gloire bien dispensée les élevait
au-dessus d'eux-mêmes.
Qui peut mettre, dans l'esprit
des peuples la gloire, la patience dans les travaux, la grandeur de la nation,
et l'amour de la patrie, peut se vanter d'avoir trouvé la constitution de l'Etat
la plus propre à produire de grands hommes. C'est sans doute les grands hommes
qui font la force d'un empire. La nature ne manque pas de faire naître dans tous
les pays des esprits et des courages élevés, mais il faut lui aider à les
former. Ce qui les forme, ce qui les achève, ce sont des sentiments forts et de
nobles impressions qui se répandent dans tous les esprits, et passent
insensiblement de l'un à l'autre. Qu'est-ce qui rend notre faiblesse si fière
dans les combats, et si hardie dans les entreprises? c'est l'opinion reçue dès
l'enfance, et établie par le sentiment unanime de la nation, qu'un gentilhomme
sans cœur se dégrade lui-même, et n'est plus digne de voir le jour. Tous les
Romains étaient nourris dans ces sentiments, et le peuple disputait avec la
noblesse à qui agirait le plus par ses vigoureuses maximes. Durant les bons
temps de Rome, l'enfance même était exercée par les travaux : on n'y entendait
parler d'autre chose que de la grandeur du nom romain. Il fallait aller à la
guerre quand la république l'ordonnait, et là travailler sans cesse, camper
hiver et été, obéir sans résistance, mourir ou vaincre. Les pères qui
n'élevaient pas leurs enfants dans ces maximes, et comme il fallait pour les
rendre capables de servir l'Etat, étaient appelés en justice par les magistrats,
et jugés coupables d'un attentat envers le public. Quand on a commencé à prendre
ce train, les grands hommes se font les uns les autres : et si Rome en a plus
porté
630
qu'aucune autre ville qui eût été avant elle, ce n'a point
été par hasard ; mais c'est que l'Etat romain constitué de la manière que nous
avons vue, était pour ainsi parler du tempérament qui devait être le plus fécond
en héros.
Un Etat qui se sent ainsi formé,
se sent aussi en même temps d'une force incomparable, et ne se croit jamais sans
ressource. Aussi voyons-nous que les Romains n'ont jamais désespéré de leurs
affaires, ni quand Porsenna, roi d'Etrurie, les affamait dans leurs murailles;
ni quand les Gaulois, après avoir brûlé leur ville, inondaient tout leur pays,
et les tenaient serrés dans le Capitule ; ni quand Pyrrhus, roi des Epirotes,
aussi habile qu'entreprenant, les effrayait par ses éléphants, et défaisait
toutes leurs armées; ni quand Annibal déjà tant de fois vainqueur, leur tua
encore plus de cinquante mille hommes et leur meilleure milice dans la bataille
de Cannes.
Ce fut alors que le consul
Térentius Varro, qui venait de perdre par sa faute une si grande bataille, fut
reçu à Rome comme s'il eût été victorieux, parce que seulement dans un si grand
malheur il n'avait point désespéré des affaires de la république. Le sénat l'en
remercia publiquement, et dès lors on résolut selon les anciennes maximes, de
n'écouter dans ce triste état aucune proposition de paix. L'ennemi fut étonné ;
le peuple reprit cœur, et crut avoir des ressources que le sénat connaissait par
sa prudence.
En effet cette constance du
sénat, au milieu de tant de malheurs qui arrivaient coup sur coup, né venait pas
seulement d'une résolution opiniâtre de ne céder jamais à la fortune, mais
encore d'une profonde (a) connaissance des forces romaines et des forces
ennemies. Rome savait par son cens, c'est-à-dire par le rôle de ses citoyens
toujours exactement continué depuis Servius Tullius ; elle savait, dis-je, tout
ce qu'elle avait de citoyens capables de porter les armes, et ce qu'elle pouvait
espérer delà jeunesse qui s'élevait tous les jours. Ainsi elle ménageait ses
forces contre un ennemi qui venait des bords de l'Afrique ; que le temps devait
détruire tout seul dans un pays étranger, où les
(a) 1re édit. : Mais d'une profonde.
631
secours étaient si tardifs ; et à qui ses victoires mêmes
qui lui coûtaient tant de sang, étaient fatales. C'est pourquoi, quelque . perte
qui fut arrivée, le sénat toujours instruit de ce qui lui restait de bons
soldats, n'avait qu'à temporiser, et ne se laissait jamais abattre. Quand par la
défaite de Cannes et par les révoltes qui suivirent, il vit les forces de la
république tellement diminuées, qu'à peine eût-on pu se défendre si les ennemis
eussent pressé, il se soutint par courage; et sans se troubler de ses pertes, il
se mit à regarder les démarches du vainqueur. Aussitôt qu'on eut aperçu
qu'Annibal, au lieu de poursuivre sa victoire, ne songeait durant quelque temps
qu'à en jouir, le sénat se rassura, et vit bien qu'un ennemi capable de manquer
à sa fortune, et de se laisser éblouir par ses grands succès, n'était pas né
pour vaincre les Romains. Dès lors Rome fit tous les jours de plus grandes
entreprises; et Annibal, tout habile, tout courageux, tout victorieux qu'il
était, ne put tenir contre elle.
Il est aisé de juger par ce seul
événement à qui devait enfin demeurer tout l'avantage. Annibal enflé de ses
grands succès, crut la prise de Rome trop aisée, et se relâcha. Rome au milieu
de ses malheurs ne perdit ni le courage ni la confiance, et entreprit de plus
grandes choses que jamais. Ce fut incontinent après la défaite de Cannes qu'elle
assiégea Syracuse et Capoue, l'une infidèle aux traités, et l'autre rebelle.
Syracuse ne put se défendre, ni par ses fortifications, ni par les inventions
d'Archimède. L'armée victorieuse d'Annibal vint vainement au secours de Capoue.
Mais les Romains firent lever à ce capitaine le siège de Noie. Un peu après les
Carthaginois défirent et tuèrent en Espagne les deux Scipions. Dans toute cette
guerre, il n'était rien arrivé de plus sensible ni de plus funeste aux Romains.
Leur perte leur fit faire les derniers efforts : le jeune Scipion fils d'un de
ces généraux, non content d'avoir relevé les affaires de Rome en Espagne, alla
porter la guerre aux Carthaginois dans leur propre ville, et donna le dernier
coup à leur empire.
L'état de cette ville ne
permettait pas que Scipion y trouvât la même résistance qu'Annibal trouvait du
côté de Rome; et vous
632
en serez convaincu si peu que vous regardiez la
constitution de ces deux villes.
Rome était dans sa force ; et Carthage qui avait commencé
de baisser, ne se soutenait plus que par Annibal (1). Rome avait son sénat uni,
et c'est précisément dans ces temps que s'y est trouvé ce concert tant loué dans
le livre des Macchabées. Le sénat de Carthage était divisé par de
vieilles factions irréconciliables; et la perte d'Annibal eût fait la joie de la
plus notable partie des grands seigneurs. Rome encore pauvre et attachée à
l'agriculture, nourrissait une milice admirable, qui ne respirait que la gloire,
et ne songeait qu'à agrandir le nom romain. Carthage enrichie par son trafic,
voyait tous ses citoyens attachés à leurs richesses, et nullement exercés dans
la guerre. Au lieu que les armées romaines étaient presque toutes composées de
citoyens, Carthage au contraire tenait pour maxime de n'avoir que des troupes
étrangères, souvent autant à craindre à ceux qui les paient qu'à ceux contre qui
on les emploie.
Ces défauts venaient en partie
de la première institution de la république de Carthage, et en partie s'y
étaient introduits avec le temps. Carthage a toujours aimé les richesses ; et
Aristote l'accuse d'y être attachée jusqu'à donner lieu à ses citoyens de les
préférer à la vertu (2). Par là une république toute faite pour la guerre, comme
le remarque le même Aristote, à la fin en a négligé l'exercice. Ce philosophe ne
la reprend pas de n'avoir que des milices étrangères ; et il est à croire
qu'elle n'est tombée que longtemps après dans ce défaut. Mais les richesses y
mènent naturellement une république marchande ; on veut jouir de ses biens, et
on croit tout trouver dans son argent. Carthage se croyait forte, parce qu'elle
avait beaucoup de soldais, et n'avait pu apprendre par tant de révoltes arrivées
(a) dans les derniers temps, qu'il n'y a rien de plus malheureux qu'un Etat qui
ne se soutient que par les étrangers, où il ne trouve ni zèle, ni sûreté, ni
obéissance.
Il est vrai que le grand génie
d'Annibal semblait avoir remédié
1 Polyb., lib. I, III, VI, c. 49, etc. — 2 Arist., Polit,
lib. II, c. 11.
(a) 1re édit. : Qu'elle avait vues arriver.
633
aux défauts de sa république. On regarde comme un prodige
que dans un pays étranger, et durant seize ans entiers, il n'ait jamais vu, je
ne dis pas de sédition, mais de murmure, dans une armée toute composée de
peuples divers, qui sans s'entendre entre eux s'accordaient si bien à entendre
les ordres de leur général (1). Mais l'habileté d'Annibal ne pouvait pas
soutenir Carthage, lorsqu'attaquée dans ses murailles par un général comme
Scipion, elle se trouva sans forces. Il fallut rappeler Annibal, à qui il ne
restait plus que des troupes affaiblies plus par leurs propres victoires que par
celles des Romains, et qui achevèrent de se ruiner par la longueur du voyage.
Ainsi Annibal fut battu: et Carthage autrefois maîtresse de toute l'Afrique, de
la mer Méditerranée et de tout le commerce de l'univers, fut contrainte de subir
le joug que Scipion lui imposa.
Voilà le fruit glorieux de la
patience romaine. Des peuples qui s'enhardissaient et se fortifiaient par leurs
malheurs, avaient bien raison de croire qu'on sauvait tout pourvu qu'on ne
perdît pas l'espérance; et Polybe a très-bien conclu que Carthage devait à la
fin obéir à Rome par la seule nature des deux républiques.
Que si les Romains s'étaient
servis de ces grandes qualités politiques et militaires seulement pour conserver
leur Etat en paix, ou pour protéger leurs alliés opprimés, comme ils en
faisaient le semblant, il faudrait autant louer leur équité que leur valeur et
leur prudence. Mais quand ils eurent goûté la douceur de la victoire, ils
voulurent que tout leur cédât, et ne prétendirent à rien moins qu'à mettre
premièrement leurs voisins, et ensuite tout l'univers sous leurs lois.
Pour parvenir à ce but, ils
surent parfaitement conserver leurs alliés, les unir entre eux, jeter la
division et la jalousie parmi leurs ennemis, pénétrer leurs conseils, découvrir
leurs intelligences, et prévenir leurs entreprises.
Ils n'observaient pas seulement
les démarches de leurs ennemis, mais encore tous les progrès de leurs voisins :
curieux surtout, ou de diviser, ou de contre-balancer par quelque autre
1 Polyb., lib. I, c. 17.
634
endroit les puissances qui devenaient trop redoutables, ou
qui mettaient de trop grands obstacles à leurs conquêtes.
Ainsi les Grecs avaient tort de
s'imaginer du temps de Polybe, que Rome s'agrandissait plutôt par hasard que par
conduite (1). Ils étaient trop passionnés pour leur nation, et trop jaloux des
peuples qu'ils voyaient s'élever au-dessus d'eux : ou peut-être que voyant de
loin l'empire romain s'avancer si vite, sans pénétrer les conseils qui faisaient
mouvoir ce grand corps, ils attribuaient au hasard, selon la coutume des hommes,
les effets dont les causes ne leur étaient pas connues. Mais Polybe que son
étroite familiarité avec les Romains faisait entrer si avant dans le secret des
affaires, et qui observait de si près la politique romaine durant les guerres
Puniques, a été plus équitable que les autres Grecs, et a vu que, les conquêtes
de Rome étaient la suite d'un dessein bien entendu. Car il voyait les Romains du
milieu de la mer Méditerranée porter leurs regards partout aux environs
jusqu'aux Espagnes et jusqu'en Syrie; observer ce qui s'y passait, s'avancer
régulièrement et de proche en proche; s'affermir avant que de s'étendre ; ne se
point charger de trop d'affaires ; dissimuler quelque temps, et se déclarer à
propos ; attendre qu'Annibal fût vaincu pour désarmer Philippe roi de Macédoine
qui l'avait favorisé; après avoir commencé l'affaire, n'être jamais las ni
contents jusqu'à ce que tout fût fait ; ne laisser aux Macédoniens aucun moment
pour se reconnaître ; et après les avoir vaincus, rendre par un décret public à
la Grèce si longtemps captive, la liberté à laquelle elle ne pensait plus; par
ce moyen répandre d'un côté la terreur, et de l'autre la vénération de leur nom:
c'en était assez pour conclure que les Romains ne s'avançaient pas à la conquête
du monde par hasard, mais par conduite.
C'est ce qu'a vu Polybe dans le
temps des progrès de Rome. Denis d'Halicarnasse qui a écrit après
l'établissement de l'Empire et du temps d'Auguste, a conclu la même chose (2),
en reprenant dès leur origine les anciennes institutions de la république
romaine, si propres de leur nature à former un peuple invincible et dominant.
Vous en avez assez vu pour entrer dans les
1 Polyb., lib. I, c. 63. — 2 Dion.
Halicarn., Ant. Rom., lib. I, II.
635
sentiments de ces sages historiens, et pour condamner
Plutarque, uni toujours trop passionné pour ses Grecs, attribue à la seule
fortune la grandeur romaine, et à la seule vertu celle d'Alexandre (1).
Mais plus ces historiens font
voir de dessein dans les conquêtes de Rome, plus ils y montrent d'injustice. Ce
vice est inséparable du désir de dominer, qui aussi pour cette raison est
justement condamné par les règles de l'Evangile. Mais la seule philosophie
suffit pour nous faire entendre que la force nous est donnée pour conserver
notre bien, et non pas pour usurper celui d'autrui. Cicéron l'a reconnu; et les
règles qu'il a données pour faire la guerre (2), sont une manifeste condamnation
de la conduite des Romains.
Il est vrai qu'ils parurent
assez équitables au commencement de leur république. R semblait qu'ils voulaient
eux-mêmes modérer leur humeur guerrière, en la resserrant dans les bornes que
l'équité prescrivait. Qu'y a-t-il de plus beau et déplus saint que le collège
des Féciaux, sait que Numa en sait le fondateur, comme le dit Denis
d'Halicarnasse (3), ou que ce sait Ancus Martius, comme le veut Tite-Live (4)?
Ce conseil était établi pour juger si une guerre était juste ; avant que le
sénat la proposât, ou que le peuple la résolût, cet examen d'équité précédait
toujours. Quand la justice de la guerre était reconnue, le sénat prenait ses
mesures pour l'entreprendre : mais on envoyait avant toutes choses redemander
dans les formes à l'usurpateur les choses injustement ravies, et on n'en venait
aux extrémités qu'après avoir épuisé les voies de douceur. Sainte institution
s'il en hit jamais, et qui fait honte aux chrétiens, à qui un Dieu venu au monde
pour pacifier toutes choses, n'a pu inspirer la charité et la paix. Mais que
servent les meilleures institutions, quand enfin elles dégénèrent en pures
cérémonies? La douceur de vaincre et de dominer corrompit bientôt dans les
Romains ce que l'équité naturelle leur avait donné de droiture. Les
délibérations des Féciaux
1 Plut., lib. de Fort. Alex, et de Fort., Rom. — 2 Cic.,
de Off., lib. I, cap. II, ib. III, c. 25. — 3 Dion. Halicarn.,
Ant. Rom., lib. II, c. 19. — 4 Tit. Liv., 13; lib. I, cap. 32.
636
ne furent plus parmi eux qu'une formalité inutile; et
encore qu'ils exerçassent envers leurs plus grands ennemis des actions de grande
équité, et même de grande clémence, l'ambition ne permettait pas à la justice de
régner dans leurs conseils.
Au reste leurs injustices
étaient d'autant plus dangereuses, qu'ils savaient mieux les couvrir du prétexte
spécieux de l'équité, et qu'ils mettaient sous le joug insensiblement les rois
et les nations sous couleur de les protéger et de les défendre.
Ajoutons encore qu'ils étaient
cruels à ceux qui leur résistaient : autre qualité assez naturelle aux
conquérants, qui savent que l'épouvante fait plus de la moitié des conquêtes.
Faut-il dominer à ce prix ; et le commandement est-il si doux, que les hommes le
veuillent acheter par des actions si inhumaines ? Les Romains, pour répandre
partout la terreur, affectaient de laisser dans les villes prises des spectacles
terribles de cruauté (1), et de paraître impitoyables à qui attendait la force,
sans même épargner les rois qu'ils faisaient mourir inhumainement, après les
avoir menés en triomphe chargés de fers, et tramés à des chariots comme des
esclaves.
Mais s'ils étaient cruels et
injustes pour conquérir, ils gouvernaient avec équité les nations subjuguées.
Ils tâchaient de faire goûter leur gouvernement aux peuples soumis, et croyaient
que c'était le meilleur moyen de s'assurer leurs conquêtes. Le sénat tenait en
bride les gouverneurs et faisait justice aux peuples. Cette compagnie était
regardée comme l'asile des oppressés : aussi les concussions et les violences ne
furent-elles connues parmi les Romains que dans les derniers temps de la
république, et jusqu'à ce temps la retenue de leurs magistrats (a) était
l'admiration de toute la terre.
Ce n'était donc pas de ces
conquérants brutaux et avares qui ne respirent que le pillage, ou qui
établissent leur domination sur la ruine des pays vaincus. Les Romains rendaient
meilleurs tous ceux qu'ils prenaient, en y faisant fleurir la justice,
l'agriculture,
1 Polyb., lib. X, c. 15.
(a) 1re édit. Et la retenue de leurs magistrats.
637
le commerce, les arts mêmes et les sciences, après qu'ils
les eurent une fois goûtées.
C'est ce qui leur a donné l'empire le plus florissant et le
mieux établi, aussi bien que le plus étendu qui fut jamais. Depuis l'Euphrate et
le Tanaïs jusqu'aux Colonnes d'Hercule et à la mer Atlantique , toutes les
terres et toutes les mers leur obéissaient : du milieu et comme du centre de la
mer Méditerranée, ils embrassaient toute l'étendue de cette mer, pénétrant au
long et au large tous les Etats d'alentour, et la tenant entre deux pour faire
la communication de leur empire. Un est encore effrayé quand on considère que
les nations qui font à présent des royaumes si redoutables, toutes les Gaules,
toutes les Espagnes, la Grande-Bretagne presque toute entière, l'Illyrique
jusqu'au Danube, la Germanie jusqu'à l'Elbe, l'Afrique jusqu'à ses déserts
affreux et impénétrables, la Grèce, la Thrace, la Syrie, l'Egypte, tous les
royaumes de l'Asie-Mineure, et ceux qui sont enfermés entre le Pont-Euxin et la
mer Caspienne, et les autres que j'oublie peut-être, ou que je ne veux pas
rapporter, n'ont été durant plusieurs siècles que des provinces romaines. Tous
les peuples de notre monde jusqu'aux plus barbares, ont respecté leur puissance,
et les Romains y ont établi presque partout avec leur empire les lois et la
politesse.
C'est une espèce de prodige, que
dans un si vaste empire, qui embrassait tant de nations et tant de royaumes, les
peuples aient été si obéissants et les révoltes si rares. La politique romaine y
avait pourvu par divers moyens qu'il faut vous expliquer en peu de mots.
Les colonies romaines établies
de tous côtés dans l'empire, faisaient deux effets admirables : l'un, de
décharger la ville d'un grand nombre de citoyens, et la plupart pauvres ;
l'autre, de garder les postes principaux, et d'accoutumer peu à peu les peuples
étrangers aux mœurs romaines.
Ces colonies qui portaient avec
elles leurs privilèges, demeuraient toujours attachées au corps de la
république, et peuplaient tout l'empire de Romains. Mais outre les colonies, un
grand nombre de villes obtenaient
638
pour leurs citoyens le droit de citoyens romains ; et unies
par leur intérêt au peuple dominant, elles tenaient dans le devoir les villes
voisines.
Il arriva à la fin que tous les
sujets de l'empire se crurent Romains. Les honneurs du peuple victorieux peu à
peu se communiquèrent aux peuples vaincus ; le sénat leur fut ouvert, et ils
pouvaient aspirer jusqu'à l'empire. Ainsi par la clémence romaine, toutes les
nations n'étaient plus qu'une seule nation, et Rome fut regardée comme la
commune patrie.
Quelle facilité n'apportait pas
à la navigation et au commerce cette merveilleuse union de tous les peuples du
monde sous un même empire ? La société romaine embrassait tout ; et à la réserve
de quelques frontières inquiétées quelquefois par les voisins, tout le reste de
l'univers jouissait d'une paix profonde. Ni la Grèce, ni l’Asie-Mineure, ni la
Syrie, ni l'Egypte, ni enfin la plupart des autres provinces n'ont jamais été
sans guerre que sous l'empire romain ; et il est aisé d'entendre qu'un commerce
si agréable des nations servait à maintenir dans tout le corps de l'empire la
concorde et l'obéissance.
Les légions distribuées pour la
garde des frontières, en défendant le dehors, affermissaient le dedans. Ce
n'était pas la coutume des Romains d'avoir des citadelles dans leurs places, ni
de fortifier leurs frontières ; et je ne vois guère commencer ce soin que sous
Valentinien I. Auparavant on mettait la force et la sûreté de l'empire
uniquement dans les troupes, qu'on disposait de manière qu'elles se prêtaient la
main les unes aux autres. Au reste comme l'ordre était qu'elles campassent
toujours, les villes n'en étaient point incommodées; et la discipline ne
permettait pas aux soldats de se répandre dans la campagne. Ainsi les armées
romaines ne troublaient ni le commerce ni le labourage. Elles faisaient dans
leur camp comme une espèce de villes, qui ne différaient des autres que parce
que les travaux y étaient continuels, la discipline plus sévère, et le
commandement plus ferme. Elles étaient toujours prêtes pour le moindre
mouvement; et c'était assez pour tenir les peuples dans le devoir, que de leur
montrer seulement dans le voisinage cette milice invincible.
639
Mais rien ne maintenait tant la
paix de l'empire, que Tordre delà justice. L'ancienne république l'avait établi
: les empereurs et les sages l'ont expliqué sur les mêmes fondements : tous les
peuples jusqu'aux plus barbares, le regardaient avec admiration, et c'est par là
principalement que les Romains étaient jugés dignes d'être les maîtres du monde.
Au reste si les lois romaines ont paru si saintes, que leur majesté subsiste
encore malgré la ruine de l'empire, c'est que le bon sens, qui est le maître de
la vie humaine, y règne partout, et qu'on ne voit nulle part une plus belle
application des principes de l'équité naturelle.
Malgré cette grandeur du nom
romain, malgré la politique profonde, et toutes les belles institutions de cette
fameuse république, elle portait en son sein la cause de sa ruine dans la
jalousie perpétuelle du peuple contre le sénat, ou plutôt des Plébéiens contre
les Patriciens. Romulus avait établi cette distinction (1). Il fallait bien que
les rois eussent des gens distingués qu'ils attachassent à leur personne par des
liens particuliers, et par lesquels ils gouvernassent le reste du peuple. C'est
pour cela que Romulus choisit les Pères dont il forma le corps du sénat. On les
appelait ainsi à cause de leur dignité et de leur âge ; et c'est d'eux que sont
sorties les familles (a) patriciennes. Au reste quelque autorité que Romulus eût
réservée au peuple, il avait mis les Plébéiens en plusieurs manières dans la
dépendance des Patriciens; et cette subordination nécessaire à la royauté avait
été conservée, non-seulement sous les rois, mais encore dans la république.
C'était parmi les Patriciens qu'on prenait toujours les sénateurs. Aux
Patriciens appartenaient les emplois, les commandements, les dignités, même
celle du sacerdoce ; et les Pères qui avaient été les auteurs de la liberté,
n'abandonnèrent pas leurs prérogatives. Mais la jalousie se mit bientôt entre
les deux ordres. Car je n'ai pas besoin de parler ici des Chevaliers romains,
troisième ordre comme mitoyen entre les Patriciens et le simple peuple, qui
prenait tantôt un parti et tantôt l'autre. Ce fut donc entre ces deux ordres que
se mit la jalousie : elle se réveillait
1 Dion. Hal., lib. II, c, 4.
(a) 1re édit. : Et c'est d'eux que sont sorties
dans la suite les familles.
640
en diverses occasions; mais la cause profonde qui
l'entretenait était l'amour de la liberté.
La maxime fondamentale de la
république était de regarder la liberté comme une chose inséparable du nom
romain. Un peuple nourri dans cet esprit ; disons plus, un peuple qui se croyait
né pour commander aux autres peuples, et que Virgile pour cette raison appelle
si noblement un peuple-roi, ne voulait recevoir de loi que de lui-même.
L'autorité du sénat était jugée
nécessaire pour modérer les conseils publics, qui sans ce tempérament eussent
été trop tumultueux. Mais au fond c'était au peuple à donner les commandements,
à établir les lois, à décider de la paix et de la guerre. Un peuple qui
jouissait des droits les plus essentiels de la royauté, entrait en quelque sorte
dans l'humeur des rois. Il voulait bien être conseillé, mais non pas forcé par
le sénat. Tout ce qui paraissait trop impérieux, tout ce qui s'élevait au-dessus
des autres, en un mot tout ce qui blessait ou semblait blesser l'égalité que
demande un Etat libre, devenait suspect à ce peuple délicat. L'amour de la
liberté, celui de la gloire et des conquêtes rendait de tels esprits difficiles
à manier ; et cette audace qui leur faisait tout entreprendre au dehors, ne
pouvait manquer de porter la division au dedans.
Ainsi Rome si jalouse de sa
liberté, par cet amour de la liberté qui était le fondement de son Etat, a vu la
division, se jeter entre tous les ordres dont elle était composée. De là ces
jalousies furieuses entre le sénat et le peuple, entre les Patriciens et les
Plébéiens; les uns alléguant toujours que la liberté excessive se détruit enfin
elle-même; et les autres craignant au contraire que l'autorité qui de sa nature
croît toujours, ne dégénérât enfin en tyrannie.
Entre ces deux extrémités, un
peuple d'ailleurs si sage ne put trouver le milieu. L'intérêt particulier qui,
fait que de part ou d'autre on pousse plus loin qu'il ne faut même ce qu'on a
commencé pour le bien public, ne permettait pas qu'on demeurât dans des conseils
modérés. Les esprits ambitieux et remuants excitaient les jalousies pour s'en
prévaloir; et ces jalousies tantôt
641
plus couvertes, et tantôt plus déclarées selon les temps,
mais toujours vivantes dans le fond des cœurs, ont enfin causé ce grand
changement qui arriva du temps de César, et les autres qui ont suivi.
Il vous sera aisé d'en découvrir
toutes les causes, si, après avoir bien compris l'humeur des Romains et la
constitution de leur république, vous prenez soin d'observer un certain nombre
d'événements principaux, qui, quoique arrivés en des temps assez éloignés, ont
une liaison manifeste. Les voici ramassés ensemble pour une plus grande
facilité.
Romulus nourri dans la guerre,
et réputé fils de Mars, bâtit Rome, qu'il peupla de gens ramassés, bergers,
esclaves, voleurs, qui étaient venus chercher la franchise et l'impunité dans
l'asile qu'il avait ouvert à tous venants : il en vint aussi quelques-uns plus
qualifiés et plus honnêtes.
Il nourrit ce peuple farouche
dans l'esprit de tout entreprendre par la force, et ils eurent par ce moyen
jusqu'aux femmes qu'ils épousèrent.
Peu à peu il établit l'ordre, et
réprima les esprits par des lois très-saintes. Il commença par la religion,
qu'il regarda comme le fondement des Etats (1). Il la fit aussi sérieuse, aussi
grave, et aussi modeste que les ténèbres de l'idolâtrie le pouvaient permettre.
Les religions étrangères et les sacrifices qui n'étaient pas établis par les
coutumes romaines, furent défendus. Dans la suite on se dispensa de cette loi;
mais c'était l'intention de Romulus qu'elle fut gardée, et on en retint toujours
quelque chose.
Il choisit parmi tout le peuple
ce qu'il y avait de meilleur, pour en former le conseil public, qu'il appela le
Sénat. Il le composa de deux ou trois cents (a) sénateurs, dont le nombre fut
encore après augmenté; et de là sortirent les familles nobles,
1 Dion. Halicarn., lib. II, c. 16.
(a) 1re édit. : Deux cents.
642
qu'on appelait Patriciennes. Les autres s'appelaient
les Plébéiens, c'est-à-dire le commun peuple.
Le sénat devait digérer et
proposer toutes les affaires : il en réglait quelques-unes souverainement avec
le roi; mais les plus générales étaient rapportées au peuple, qui en décidait.
Romulus, dans une assemblée où
il survint tout à coup un grand orage, fut mis en pièces par les sénateurs, qui
le trouvaient trop impérieux ; et l'esprit d'indépendance commença dès lors à
paraître dans cet ordre.
Pour apaiser le peuple qui
aimait son prince, et donner une grande idée du fondateur de la ville, les
sénateurs publièrent que les dieux l'avaient enlevé au ciel, et lui firent
dresser des autels.
Numa Pompilius second roi, dans
une longue et profonde paix acheva de former les mœurs, et de régler la religion
sur les mêmes fondements que Romulus avait posés.
Tullus Hostilius établit par de
sévères règlements la discipline militaire et les ordres de la guerre, que son
successeur Ancus Martius accompagna de cérémonies sacrées, afin de rendre la
milice sainte et religieuse.
Après lui Tarquin l'Ancien, pour
se faire des créatures, augmenta le nombre des sénateurs jusqu'au nombre de
trois cents, où ils demeurèrent fixés durant plusieurs siècles, et commença les
grands ouvrages qui devaient servir à la commodité publique.
Servius Tullius projeta
l'établissement d'une république sous le commandement de deux magistrats annuels
qui seraient choisis par le peuple.
En haine de Tarquin le Superbe, la royauté fut abolie avec
des exécrations horribles contre tous ceux qui entreprendraient de la rétablir :
et Brutus fit jurer au peuple qu'il se maintiendrait éternellement dans sa
liberté.
Les mémoires de Servius Tullius
furent suivis dans ce changement. Les consuls élus par le peuple entre les
Patriciens étaient égalés aux rois, à la réserve qu'ils étaient deux qui avaient
entre eux un tour réglé pour commander, et qu'ils changeaient tous les ans.
643
Collatin nommé consul avec
Brutus comme ayant été avec lui l'auteur de la liberté, quoique mari de Lucrèce,
dont la mort avait donné lieu au changement et intéressé plus que tous les
autres à la vengeance de l'outrage qu'elle avait reçu, devint suspect, parce
qu'il était de la famille royale, et fut chassé.
Valère substitué à sa place, au
retour d'une expédition où il avait délivré sa patrie des Véientes et des
Etruriens, fut soupçonné par le peuple d'affecter la tyrannie à cause d'une
maison qu'il faisait bâtir sur une éminence. Non-seulement il cessa de bâtir;
mais devenu tout populaire, quoique patricien, il établit la loi qui permet
d'appeler au peuple, et lui attribue en certains cas le jugement en dernier
ressort.
Par cette nouvelle loi, la
puissance consulaire fut affaiblie dans son origine, et le peuple étendit ses
droits.
A l'occasion des contraintes qui
s'exécutaient pour dettes par les riches contre les pauvres, le peuple soulevé
contre la puissance des consuls et du sénat, fit cette retraite fameuse au mont
Aventin.
Il ne se parlait que de liberté
dans ces assemblées; et le peuple romain ne se crut pas libre s'il n'avait des
voies légitimes pour résister au sénat (1). On fut contraint de lui accorder des
magistrats particuliers appelés tribuns du peuple, qui pussent l'assembler, et
le secourir contre l'autorité des consuls par opposition ou par appel.
Ces magistrats, pour
s'autoriser, nourrissaient la division entre les deux ordres, et ne cessaient de
flatter le peuple, en proposant que les terres des pays vaincus, pu le prix qui
proviendrait de leur vente, fût partagé entre les citoyens.
Le sénat s'opposait toujours constamment à ces lois
ruineuses à l'Etat, et voulait que le prix des terres fût adjugé au trésor
public.
Le peuple se laissait conduire à
ses magistrats séditieux, et conservait néanmoins assez d'équité pour admirer la
vertu des grands hommes qui lui résistaient.
Contre ces dissensions
domestiques, le sénat ne trouvait point
1 Dion. Halicarn., lib. VI, cap. 8 et seq.
644
de meilleur remède que de faire naître continuellement des
occasions de guerres étrangères. Elles empêchaient les divisions d'être poussées
à l'extrémité, et réunissaient les ordres dans la défense de la patrie.
Pendant que les guerres
réussissent, et que les conquêtes s'augmentent, les jalousies se réveillent.
Les deux partis, fatigués de
tant de divisions qui menaçaient l'Etat de sa ruine, conviennent de faire des
lois pour donner le repos aux uns et aux autres, et établir l'égalité qui doit
être dans une ville libre.
Chacun des ordres prétend que
c'est à lui qu'appartient l'établissement de ces lois.
La jalousie, augmentée par ces prétentions, fait qu'on
résout d'un commun accord une ambassade en Grèce pour y rechercher les
institutions des villes de ce pays, et surtout les lois de Solon qui étaient les
plus populaires. Les lois des Douze Tables sont établies ; mais les Décemvirs
(a) qui les rédigèrent, furent privés du pouvoir dont ils abusaient.
Pendant que tout est tranquille
(b), et que des lois si équitables semblent établir pour jamais le repos public,
les dissensions se réchauffent par les nouvelles prétentions du peuple, qui
aspire aux honneurs et au consulat réservé jusqu'alors au premier ordre.
La loi pour les y admettre est
proposée. Plutôt que de rabaisser le consulat, les Pères consentent à la
création de trois nouveaux magistrats qui auraient l'autorité des consuls sous
le nom de tribuns militaires, et le peuple est admis à cet honneur.
Content d'établir son droit, il use modérément de sa
victoire, et continue quelque temps à donner le commandement aux seuls
Patriciens.
Après de longues disputes on
revient au consulat, et peu à peu les honneurs deviennent communs entre les deux
ordres, quoique les Patriciens soient toujours plus considérés dans les
élections.
(a) 1re édit. : Et les Décemvirs. — (b) 1re
édit. : Pendant qu'on voit tout tranquille.
645
Les guerres continuent, et les
Romains soumettent, après cinq cents ans, les Gaulois Cisalpins leurs principaux
ennemis, et toute l'Italie (1).
Là commencent les guerres
Paniques; et Ira choses en viennent si avant, que chacun de ces deux peuples
jaloux croit ne pouvoir subsister que par la ruine de l'autre.
Rome prête à succomber se
soutient principalement durant ses malheurs, par la constance et par la sagesse
du sénat.
A la fin la patience romaine
l'emporte ; Annibal est vaincu, et Carthage subjuguée par Scipion l'Africain.
Rome victorieuse s'étend
prodigieusement durant deux cents ans par mer et par terre, et réduit tout
l'univers sous sa puissance.
En ces temps et depuis la ruine
de Carthage, les charges dont la dignité aussi bien que le profit s'augmentait
avec l'empire, furent briguées avec fureur. Les prétendons ambitieux ne
songèrent qu'à flatter le peuple ; et la concorde des ordres entretenue par
l'occupation des guerres paniques, se troubla plus que jamais. Les Gracques
mirent tout en confusion, et leurs séditieuses propositions furent le
commencement de toutes les guerres civiles.
Alors on commença à porter des
armes, et a agir par la force ouverte dans les assemblées du peuple romain, où
chacun auparavant voulait remporter par les seules voles légitimes, et avec la
liberté des opinions (2). La sage conduite du sénat et les grandes guerres
survenues modérèrent les brouilleries.
Marius plébéien, grand homme de
guerre, avec son éloquence militaire et ses harangues séditieuses, où il ne
cessait d'attaquer l'orgueil de la noblesse, réveilla la jalousie du peuple, et
s'éleva par ce moyen aux plus grands honneurs.
Sylla patricien se mit à la tête
du parti contraire, et devint l'objet de la jalousie de Marius. Les brigues et
la corruption peuvent tout dans Rome. L'amour de la patrie et le respect des
lois s'y éteint.
1 App., Praef. op. — 2 Vell. Paterc , lib. II, cap. 3.
646
Pour comble de malheurs, les
guerres d'Asie apprennent le luxe aux Romains, et augmentent l'avarice.
En ce temps les généraux
commencèrent à s'attacher leurs soldats, qui ne regardaient en eux jusqu'alors
que le caractère de l'autorité publique.
Sylla, dans la guerre contre
Mithridate, laissait enrichir ses soldats pour les gagner.
Marius de son côté proposait à
ses partisans des partages d'argent et de terre.
Par ce moyen maîtres de leurs
troupes, l'un sous prétexte de soutenir le sénat, et l'autre sous le nom du
peuple, ils se firent une guerre furieuse jusque dans l'enceinte de la ville.
Le parti de Marius et du peuple
fut tout à fait abattu, et Sylla se rendit souverain sous le nom de dictateur.
Il fit des carnages effroyables,
et traita durement le peuple, et par voie de fait et de paroles, jusque dans les
assemblées légitimes.
Plus puissant et mieux établi
que jamais, il se réduisit de lui-même à la vie privée, mais après avoir fait
voir que le peuple Romain pouvait souffrir un maître.
Pompée que Sylla avait élevé, succéda à une grande partie
de sa puissance. Il flattait tantôt le peuple et tantôt le sénat pour s'établir
: mais son inclination et son intérêt l'attachèrent enfin au dernier parti.
Vainqueur des pirates, des
Espagnes et de tout l'Orient, il devient tout-puissant dans la république, et
principalement dans le sénat.
César qui veut du moins être son
égal, se tourne du côté du peuple ; et imitant dans son consulat les tribuns les
plus séditieux, il propose avec des partages de terre les lois les plus
populaires qu'il put inventer.
La conquête des Gaules porte au
plus haut point la gloire et la puissance de César.
Pompée et lui s'unissent par
intérêt, et puis se brouillent par jalousie. La guerre civile s'allume. Pompée
croit que son seul nom soutiendra tout, et se néglige. César actif et prévoyant
remporte la victoire, et se rend le maître.
647
Il fait diverses tentatives pour
voir si les Romains pourraient s'accoutumer au nom de roi. Elles ne servent qu'à
le rendre odieux. Pour augmenter la haine publique, le sénat lui décerne des
honneurs jusqu'alors inouïs dans Rome : de sorte qu'il est tué en plein sénat
comme un tyran.
Antoine sa créature, qui se
trouva consul au temps de sa mort, émut le peuple contre ceux qui l'avaient tué,
et tâcha de profiter des brouilleries pour usurper l'autorité souveraine.
Lépidus qui avait aussi un grand commandement sous César, tâcha de le maintenir.
Enfin le jeune César à l'âge de dix-neuf ans, entreprit de venger la mort de son
père, et chercha l'occasion de succéder à sa puissance.
Il sut se servir pour ses
intérêts des ennemis de sa maison, et même de ses concurrents.
Les troupes de son père se
donnèrent à lui, touchées du nom de César, et des largesses prodigieuses qu'il
leur fit.
Le sénat ne peut plus rien :
tout se fait par la force et par les soldats, qui se livrent à qui plus leur
donne.
Dans cette funeste conjoncture,
le triumvirat abattit tout ce que Rome nourrissait de plus courageux et de plus
opposé à la tyrannie. César et Antoine défirent Brutus et Cassius : la liberté
expira avec eux. Les vainqueurs, après s'être défaits du faible Lépide, firent
divers accords et divers partages où César, comme plus habile, trouvant toujours
le moyen d'avoir la meilleure part, mit Rome dans ses intérêts, et prit le
dessus. Antoine entreprend en vain de se relever, et la bataille Actiaque soumet
tout l'empire à la puissance d'Auguste César.
Rome fatiguée et épuisée par
tant de guerres civiles, pour avoir du repos, est contrainte de renoncer à sa
liberté.
La maison des Césars,
s'attachant sous le grand nom d'empereur le commandement des armées, exerce une
puissance absolue.
Rome sous les Césars, plus
soigneuse de se conserver que de s'étendre, ne fait presque plus de conquêtes
que pour éloigner les barbares qui voulaient entrer dans l'empire.
A la mort de Caligula, le sénat
sur le point de rétablir la liberté
648
et la puissance consulaire, en est empêché par les gens de
guerre qui veulent un chef perpétuel, et que leur chef sait le maître.
Dans les révoltes causées par
les violences de Néron, chaque armée élit un empereur ; et les gens de guerre
connaissent qu'ils sont maîtres de donner l'empire.
Ils s'emportent jusqu'à le
vendre publiquement au plus offrant, et s'accoutument à secouer le joug. Avec
l'obéissance, la discipline se perd. Les bons princes s'obstinent en vain à la
conserver ; et leur zèle pour maintenir l'ancien ordre de la milice romaine, ne
sert qu'à les exposer à la fureur des soldats.
Dans les changements d'empereur,
chaque armée entreprenant de faire le sien, il arrive des guerres civiles, et
des massacres effroyables.
Ainsi l'empire s'énerve par le
relâchement de la discipline, et tout ensemble il s'épuise par tant de guerres
intestines.
Au milieu de tant de désordres,
la crainte et la majesté du nom romain diminue. Les Parthes souvent vaincus
deviennent redoutables du côté de l'Orient, sous l'ancien nom de Perses qu'ils
reprennent. Les nations septentrionales qui habitaient des terres froides et
incultes, attirées par la beauté et par la richesse de celles de l'empire, en
tentent l'entrée de toutes parts.
Un seul homme ne suffît plus à
soutenir le fardeau d'un empire si vaste et si fortement attaqué.
La prodigieuse multitude des
guerres, et l'humeur des soldats qui voulaient voir à leur tète des empereurs et
des césars, oblige à les multiplier.
L'empire même étant regardé
comme un bien héréditaire, les empereurs se multiplient naturellement par la
multitude des enfants des princes.
Marc-Aurèle associe son frère à
l’empire. Sévère fait ses deux enfants empereurs. La nécessité des affaires
oblige Dioclétien à partager l'Orient et l'Occident entre lui et Maximien :
chacun d'eux surchargé se soulage en élisant deux césars.
Par cette multitude d'empereurs
et de césars, l'Etat est accablé d'une dépense excessive, le corps de l'empire
est désuni, et les guerres civiles se multiplient.
649
Constantin fils de l'empereur
Constantius Chlorus, partage l'empire comme un héritage entre ses enfants : la
postérité suit ces exemples, et on ne voit presque plus un seul empereur.
La mollesse d'Honorius et celle
de Valentinien III, empereurs d'Occident, fait tout périr.
L'Italie et Rome même sont
saccagées à diverses fois, et deviennent la proie des barbares.
Tout l'Occident est à l'abandon.
L'Afrique est occupée par les Vandales, l'Espagne par les Visigoths, la Gaule
par les Francs, la Grande-Bretagne par les Saxons, Rome et l'Italie même par les
Hérules, et ensuite par les Ostrogoths. Les empereurs romains se renferment dans
l'Orient, et abandonnent le reste, même Rome et l'Italie.
L'empire reprend quelque force
sous Justinien, par la valeur de Bélisaire et de Narsès. Rome souvent prise et
reprise, demeure enfin aux empereurs. Les Sarrasins devenus puissants par la
division de leurs voisins et par la nonchalance des empereurs, leur enlèvent la
plus grande partie de l'Orient, et les tourmentent tellement de ce côté-là,
qu'ils ne songent plus à l'Italie. Les Lombards y occupent les plus belles et
les plus riches provinces. Rome réduite à l'extrémité par leurs entreprises
continuelles, et demeurée sans défense du côté de ses empereurs, est contrainte
de se jeter entre les bras des François. Pépin roi de France passe les Monts, et
réduit les Lombards. Charlemagne, après en avoir éteint la domination, se fait
couronner roi d'Italie, où sa seule modération conserve quelques petits restes
aux successeurs des Césars; et en l'an 800 de Notre-Seigneur, élu empereur par
les Romains, il fonde le nouvel empire.
Il est maintenant aisé (a) de
connaître les causes de l'élévation et de la chute de Rome.
Vous voyez que cet Etat fondé
sur la guerre, et par là naturellement disposé à empiéter sur ses voisins, a mis
tout l'univers sous le joug pour avoir porté au plus haut point la politique et
l'art militaire.
Vous voyez les causes des
divisions de la république, et finalement
(a) 1re édit. : Il vous est maintenant aisé.
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de sa chute, dans les jalousies de ses citoyens, et dans
l'amour de la liberté poussé jusqu'à un excès et une délicatesse insupportable.
Vous n'avez plus de peine à
distinguer tous les temps de Rome, sait que vous vouliez la considérer en
elle-même, sait que vous la regardiez par rapport aux autres peuples ; et vous
voyez les changements qui devaient suivre la disposition des affaires en chaque
temps.
En elle-même vous la voyez au
commencement dans un état monarchique établi selon ses lois primitives, ensuite
dans sa liberté, et enfin soumise encore une fois au gouvernement monarchique,
mais par force et par violence.
Il est aisé (a) de concevoir de
quelle sorte s'est formé l'état populaire, ensuite des commencements qu'il avait
dès les temps de la royauté ; et vous ne voyez pas dans une moindre évidence,
comment dans la liberté s'établissaient peu à peu les fondements de la nouvelle
monarchie.
Car de même que vous avez vu le
projet de république dressé dans la monarchie par Servius Tullius, qui donna
comme un premier goût de la liberté au peuple Romain, vous avez aussi observé
que la tyrannie de Sylla , quoique passagère, quoique courte, a fait voir que
Rome malgré, sa fierté, était autant capable de porter le joug que les peuples
qu'elle tenait asservis.
Pour connaître ce qu'a opéré
successivement cette jalousie furieuse entre les ordres, vous n'avez qu'à
distinguer les deux temps que je vous ai expressément marqués : l'un, où le
peuple était retenu dans certaines bornes par les périls qui l'environnaient de
tous côtés ; et l'autre, où n'ayant plus rien à craindre au dehors, il s'est
abandonné sans réserve à sa passion.
Le caractère essentiel de chacun
de ces deux temps, est que dans l'un l'amour de la patrie et des lois retenait
les esprits ; et que dans l'autre tout se décidait par l'intérêt et par la
force.
De là s'ensuivait encore que
dans le premier de ces deux temps, les hommes de commandement, qui aspiraient
aux. honneurs par les moyens légitimes, tenaient les soldats en bride et
attachés à
(a) 1re édit. : Il vous est aisé.
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la république; au lieu que dans l'autre temps, où la
violence emportait tout, ils ne songeaient qu'à les ménager pour les faire
entrer dans leurs desseins malgré l'autorité du sénat.
Par ce dernier état la guerre
était nécessairement dans Rome, et par le génie de la guerre le commandement
venait naturellement entre les mains d'un seul chef : mais parce que dans la
guerre (a) où les lois ne peuvent plus rien, la seule force décide, il fallait
que le plus fort demeurât le maître, par conséquent que l'empire retournât en la
puissance d'un seul.
Et les choses s'y disposaient
tellement par elles-mêmes, que Polybe qui a vécu dans le temps le plus
florissant de la république, a prévu par la seule disposition des affaires que
l'état de Rome à la longue reviendrait à la monarchie (1).
La raison de ce changement est
que la division entre les ordres n'a pu cesser parmi les Romains que par
l'autorité d'un maître absolu, et que d'ailleurs la liberté était trop aimée
pour être abandonnée volontairement. Il fallait donc peu à peu l'affaiblir par
des prétextes spécieux, et faire par ce moyen qu'elle put être ruinée par la
force ouverte.
La tromperie, selon Aristote
(2), devait commencer en flattant le peuple, et devait naturellement être suivie
de la violence.
Mais delà on devait tomber dans
un autre inconvénient par la puissance des gens de guerre, mal inévitable à cet
état.
En effet cette monarchie que
formèrent les Césars s'étant érigée par les armes, il fallait qu'elle fût toute
militaire ; et c'est pourquoi elle s'établit sous le nom d'empereur, titre
propre et naturel du commandement des armées.
Par là vous avez pu voir que
comme la république avait son faible inévitable, c'est-à-dire la jalousie entre
le peuple et le sénat, la monarchie des Césars avait aussi le sien ; et ce
faible était la licence des soldats qui les avaient faits.
Car il n'était pas possible que
les gens de guerre qui avaient changé le gouvernement, et établi les empereurs,
fussent longtemps
1 Polyb., lib. VI, c. 1 et seq. ; c. 41 et seq. — 2 Arist.
Polit., lib. V, c. 4.
(a) 1re édit. : Par ce dernier état la guerre
était nécessairement dans Rome ; et parce que dans la guerre où les lois.
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sans s'apercevoir que c'était eux en effet qui disposaient
de l'empire.
Vous pouvez maintenant ajouter
aux temps que vous venez d'observer, ceux qui vous marquent l'état et le
changeaient de la milice ; celui où elle est soumise et attachée au sénat et au
peuple Romain ; celui où elle s'attache à ses généraux ; celui où elle les élève
à la puissance absolue sous le titre militaire d'empereurs ; celui où maîtresse
en quelque façon de ses propres empereurs qu'elle créait, elle les fait et les
défait à sa fantaisie. De là le relâchement ; de là les séditions et les guerres
que vous avez vues ; de là enfin la ruine de la milice avec celle de l'empire.
Tels sont les temps remarquables
qui nous marquent les changements de l'état de Rome considérée en elle-même.
Ceux qui nous la font connaître par rapport aux autres peuples, ne sont pas
moins aisés à discerner.
Il y a le temps où elle combat
contre ses égaux, et où elle est en péril. Il dure un peu plus de cinq cents
ans, et finit à la ruine des Gaulois en Italie, et de l'empire des Carthaginois.
Celui où elle combat, toujours
plus forte et sans péril, quelque grandes que soient les guerres qu'elle
entreprenne. Il dure deux cents ans, et va jusqu'à l'établissement de l'empire
des Césars.
Celui où elle conserve son
empire et sa majesté. Il dure quatre cents ans, et finit au règne de Théodose le
Grand.
Celui enfin où son empire entamé
de toutes parts, tombe peu à peu. Cet état qui dure aussi quatre cents ans,
commence aux enfants de Théodose, et se termine enfin à Charlemagne.
Je n'ignore pas, Monseigneur,
qu'on pourrait ajouter aux causes de la ruine de Rome beaucoup d'incidents
particuliers. Les rigueurs des créanciers sur leurs débiteurs ont excité de
grandes et de fréquentes révoltes. La prodigieuse quantité de gladiateurs et
d'esclaves dont Rome et l'Italie était surchargée, ont causé d'effroyables
violences, et même des guerres sanglantes. Rome épuisée partant de guerres
civiles et étrangères, se fit tant de nouveaux citoyens ou par brigue ou par
raison, qu'à peine pouvait-elle se reconnaître elle-même parmi tant d'étrangers
qu'elle avait naturalisés. Le sénat se remplissait de barbares : le sang
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romain se mêlait : l'amour de la patrie par lequel Rome
s'était élevée au-dessus de tous les peuples du monde, n'était pas naturel à ces
citoyens venus de dehors ; et les autres se gâtaient par le mélange. Les
partialités se multipliaient avec cette prodigieuse multiplicité de citoyens
nouveaux ; et les esprits turbulents y trouvaient de nouveaux moyens de
brouiller et d'entreprendre.
Cependant le nombre des pauvres
s'augmentait sans fin par le luxe, par les débauches , et par la fainéantise qui
s'introduisait. Ceux qui se voyaient ruinés n'avaient de ressource que dans les
séditions, et en tout cas se souciaient peu que tout pérît après eux. On sait
que (a) c'est ce qui fit la conjuration de Catilina. Les grands ambitieux et les
misérables qui n'ont rien à perdre, aiment toujours le changement. Ces deux
genres de citoyens prévalaient dans Rome ; et l'état mitoyen qui seul tient tout
en balance dans les Etats populaires, étant le plus faible, il fallait que la
république tombât.
On peut joindre encore à ceci
l'humeur et le génie particulier de ceux qui ont causé les grands mouvements, je
veux dire des Gracques, de Marius, de Sylla, de Pompée, de Jules César,
d'Antoine et d'Auguste. J'en ai marqué quelque chose ; mais je me suis attaché
principalement à vous découvrir les causes universelles et la vraie racine du
mal, c'est-à-dire cette jalousie entre les deux ordres, dont il vous était
important de considérer toutes les suites.
Mais souvenez-vous, Monseigneur,
que ce long enchaînement des causes particulières qui font et défont les
empires, dépend des ordres secrets de la divine Providence. Dieu tient du plus
haut des cieux les rênes de tous les royaumes ; il a tous les cœurs en sa main :
tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la
(a) 1re édit. : Vous savez que. — (b) Titre
ajouté dans la IIIe édition.
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bride, et par là il remue tout le genre humain. Veut-il
faire des conquérants? Il fait marcher, l'épouvante devant eus, et il inspire à
eux et à leurs soldats une hardiesse invincible. Veut-il faire des législateurs?
Il leur envoie son esprit de sagesse et de prévoyance; il leur fait prévenir les
maux qui menacent les Etats, et poser les fondements de la tranquillité
publique. Il connaît la sagesse humaine, toujours courte par quelque endroit; il
l'éclairé, il étend ses vues, et puis il l'abandonne à ses ignorances : il
l'aveugle, il la précipite, il la confond par elle-même, elle s'enveloppe, elle
s'embarrasse dans ses propres subtilités, et ses précautions lui sont un piège.
Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugements, selon les règles de sa
justice toujours infaillible. C'est lui qui prépare les effets dans les causes
les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont le contre-coup porte si
loin. Quand il veut lâcher le dernier, et renverser les empires, tout est faible
et irrégulier dans les conseils. L'Egypte autrefois si sage, marche enivrée,
étourdie et chancelante, parce que le Seigneur a répandu l'esprit de vertige
dans ses conseils ; elle ne sait plus ce qu'elle fait, elle est perdue. Mais que
les hommes ne s'y trompent pas : Dieu redresse quand il lui plaît le sens égaré
; et celui qui insultait à l'aveuglement des autres tombe lui-même dans des
ténèbres plus épaisses, sans qu'il faille souvent autre chose pour lui renverser
le sens que ses longues prospérités.
C'est ainsi que Dieu règne sur
tous les peuples. Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en
seulement comme d'un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à
l'égard de nos conseils incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus
haut, c'est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et
tous les effets dans un même ordre. De cette sorte tout concourt à la même fin,
et c'est faute d'entendre le tout que nous trouvons du hasard ou de
l’irrégularité dans les rencontres particulières.
Par là se vérifie ce que dit
l'Apôtre, que « Dieu est heureux et le seul puissant, Roi des rois, et Seigneur
des seigneurs (1).» Heureux, dont le repos est inaltérable, qui voit tout
changer
1 I Tim., VI, 15.
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sans changer lui-même, et qui fait tous les changements par
un conseil immuable; qui donne, et qui ôte la puissance; qui la transporte d'un
homme à un autre, d'une maison à une autre, d'un peuple à un autre, pour montrer
qu'ils ne l'ont tous que par emprunt, et qu'il est le seul en qui elle réside
naturellement.
C'est pourquoi tous ceux qui
gouvernent se sentent assujettis à une force majeure. Ils font plus ou moins
qu'ils ne pensent, et leurs conseils n'ont jamais manqué d'avoir des effets
imprévus. Ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles passés ont
mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra
l'avenir, loin qu'ils le puissent forcer. Celui-là seul tient tout en sa main,
qui sait le nom de ce qui est et de ce qui n'est pas encore, qui préside à tous
les temps, et prévient tous les conseils.
Alexandre, ne croyait pas
travailler pour ses capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand
Brutus inspirait au peuple Romain un amour immense de la liberté, il ne songeait
pas qu'il jetait dans les esprits le principe de cette licence effrénée, par
laquelle la tyrannie qu'il voulait détruire devait être un jour rétablie plus
dure que sous les Tarquins. Quand les Césars flattaient les soldats, ils
n'avaient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l'empire.
En un mot, il n'y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à
d'autres desseins que les siens. Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. C'est
pourquoi tout est surprenant à ne regarder que les causes particulières, et
néanmoins tout s'avance avec une suite réglée. Ce Discours vous le fait entendre
; et pour ne plus parler des autres empires, vous voyez par combien de conseils
imprévus, mais toutefois suivis en eux-mêmes, la fortune de Rome a été menée
depuis Romulus jusqu'à Charlemagne.
Vous croirez peut-être,
Monseigneur, qu'il aurait fallu vous dire quelque chose de plus de vos Français
et de Charlemagne qui a fondé le nouvel empire. Mais outre que son histoire fait
partie de celle de France que vous écrivez vous-même, et que vous avez déjà si
fort avancée, je me réserve à vous faire un second Discours, où j'aurai une
raison nécessaire de vous parler
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de la France et de ce grand conquérant, qui étant égal en
valeur à ceux que l'antiquité a le plus vantés, les surpasse en piété, en
sagesse et en justice.
Ce même Discours vous découvrira
les causes des prodigieux succès de Mahomet et de ses successeurs. Cet empire
qui a commencé deux cents ans avant Charlemagne, pouvait trouver sa place dans
ce Discours : mais j'ai cru qu'il valait mieux vous taire voir dans une même
suite ses commencements et sa décadence.
Ainsi je n'ai plus rien à vous dire sur la première partie
de l'histoire universelle. Vous en découvrez tous les secrets, et il ne tiendra
plus qu'à vous d'y remarquer toute la suite de la religion et celle des grands
empires jusqu'à Charlemagne.
Pendant que vous les verrez
tomber presque tous d'eux-mêmes, et que vous verrez la religion se soutenir par
sa propre force, vous connaîtrez aisément quelle est la solide grandeur, et où
un homme sensé doit mettre son espérance.
FIN DU VINGT
QUATRIÈME VOLUME.
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