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LIVRE III.
En l’an 1530.
SOMMAIRE.
Les confessions de foi des deux partis des protestons.
Celle d'Augsbourg composée par Mélanchthon. Celle de Strasbourg ou des quatre
villes par Bucer. Celle de Zuingle. Variations de celle d'Augsbourg sur
l'Eucharistie. Ambiguïté de celle de Strasbourg. Zuingle seul pose nettement le
sens figuré. Le terme de substance pourquoi mis pour expliquer la réalité.
Apologie de la Confession d'Augsbourg faite par Mélanchthon. L'Eglise calomniée
presque sur tous les points, et principalement sur celui de la justification, et
sur l'opération des sacrements et de la messe. Le mérite des bonnes œuvres avoué
de part et d'autre, l'absolution sacramentale de même, la confession, les vœux
monastiques et beaucoup d'autres articles. L'Eglise romaine reconnue en
plusieurs manières dans la confession d'Augsbourg. Démonstration par la
confession d'Augsbourg et par l'Apologie que les luthériens reviendraient à
nous, en retranchant leurs calomnies, et en entendant bien leur propre doctrine.
Au milieu de ces démêlés on se
préparait à la célèbre diète d'Augsbourg, que Charles V avait convoquée pour y
remédier aux troubles que le nouvel évangile causait en Allemagne. Il arriva à
Augsbourg le 15 juin 1530. Ce temps est considérable, car c'est
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alors qu'on vit paraître pour la première fois des
confessions de foi en forme, publiées au nom de chaque parti. Les luthériens
défenseurs du sens littéral présentèrent à Charles V la confession de foi
appelée la Confession d'Augsbourg. Quatre villes de l'empire, Strasbourg,
Mémingue, Lindau et Constance, qui défendaient le sens figuré, donnèrent la leur
séparément au même prince. On la nomma la Confession de Strasbourg ou
des quatre villes : et Zuingle qui ne voulut pas être muet dans une occasion
si célèbre, quoiqu'il ne fût pas du corps de l'empire, envoya aussi sa
confession de foi à l'empereur.
Mélanchthon, le plus éloquent et
le plus poli aussi bien que le plus modéré de tous les disciples de Luther,
dressa la Confession d'Augsbourg de concert avec son maître qu'on avait fait
approcher du lieu de la diète. Cette confession de foi fut présentée à
l'empereur en latin et en allemand le 25 juin 1330, souscrite par Jean électeur
de Saxe, par six autres princes, dont Philippe landgrave de Hesse était un des
principaux, et par les villes de Nuremberg et de Reutlingue, auxquelles quatre
autres villes étaient associées (1). On la lut publiquement dans la diète en
présence de l'empereur ; et on convint de n'en répandre aucune copie, ni
manuscrite ni imprimée que de son ordre. Il s'en est fait depuis plusieurs
éditions tant en allemand qu'en latin, toutes avec de notables différences, et
tout le parti la reçut.
Ceux de Strasbourg et leurs
associés défenseurs du sens figuré, s'offrirent à la souscrire, à la réserve de
l'article de la Cène. Ils n'y furent pas reçus : de sorte qu'ils composèrent
leur confession particulière, qui fut dressée par Bucer (2).
C'était un homme assez docte,
d'un esprit pliant et plus fertile en distinctions que les scholastiques les
plus raffinés ; agréable prédicateur : un peu pesant dans son style : mais il
imposait par la taille et par le son de la voix. Il avait été jacobin et s'était
marié comme les autres, et même pour ainsi parler plus que les autres, puisque
sa femme étant morte, il passa à un second et à un troisième mariage. Les saints
Pères ne recevaient pas au sacerdoce ceux qui avaient été mariés deux fois étant
laïques. Celui-ci prêtre
1 Chytr., Hist. Conf. Aug., etc. — 2 Ibid.
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et religieux se marie trois fois sans scrupule durant son
nouveau ministère. C'était une recommandation dans le parti, et on aimait à
confondre par ces exemples hardis les observances superstitieuses de l'ancienne
Eglise.
Il ne parait pas que Bucer ait
rien concerté avec Zuingle : celui-ci avec les Suisses parlait franchement ;
Bucer méditait des accommodements, et jamais homme ne fut plus fécond en
équivoques.
Cependant lui et les siens ne purent alors s'unir aux
luthériens, et la nouvelle Réforme fit en Allemagne deux corps visiblement
séparés par des confessions de foi différentes.
Après les avoir dressées, ces
églises semblaient avoir pris leur dernière forme, et il était temps, du moins
alors, de se tenir ferme : mais c'est ici au contraire que les variations se
montrent plus grandes.
La Confession d'Augsbourg est la
plus considérable en toutes manières. Outre qu'elle fut présentée la première,
souscrite par un plus grand corps et reçue avec plus de cérémonie, elle a encore
cet avantage qu'elle a été regardée dans la suite, non-seulement par Bucer et
par Calvin même en particulier, mais encore par tout le parti du sens figuré
assemblé en corps, comme une pièce commune de la nouvelle Réforme, ainsi que la
suite le fera paraître. parti? Comme l'empereur la fit réfuter par quelques
théologiens catholiques, Mélanchthon en fit l'Apologie, qu'il étendit davantage
un peu après. Au reste il ne faut pas regarder cette Apologie comme un ouvrage
particulier, puisqu'elle fut présentée à l'empereur au nom de tout le parti, par
les mêmes qui lui présentèrent la Confession d'Augsbourg, et que depuis les
luthériens n'ont tenu aucune assemblée pour déclarer leur foi, où ils n'aient
fait marcher d'un pas égal la Confession d'Augsbourg et l'Apologie, comme il
paraît par les actes de l'assemblée de Smalcalde (a) en 1537 et par les autres
(1).
Il est certain que l'intention
de la Confession d'Augsbourg était d'établir la présence réelle du corps et du
sang ; et comme disent
1 Praef. Apol. in lib. Concord.,
p. 48; art. Smal., ibid., 356 ; Epitome, art. ibid., 571 ;
Solida repet., ibid., 633, 728, etc.
(a) Schmalden.
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les luthériens dans le livre de la Concorde, « on y voulait
expressément rejeter l'erreur des sacramentaires, qui présentèrent en même temps
à Augsbourg leur confession particulière (1). » Mais en quatre tant s'en faut
que les luthériens tiennent un langage uniforme sur cette matière, qu'au
contraire on voit d'abord l'article X des deux premières, leur confession, qui
est celui où ils ont dessein d'établir la réalité : on voit, dis-je, cet article
X couché en quatre manières différentes, sans qu'on puisse presque discerner
laquelle est la plus authentique, puisqu'elles ont toutes paru dans des éditions
où étaient les marques de l'autorité publique.
De ces quatre manières nous en
voyons deux dans le recueil de Genève, où la Confession d'Augsbourg nous est
donnée telle qu'elle avait été imprimée en 1540 à Vitenberg, dans le lieu où
était né le luthéranisme, où Luther et Mélanchthon étaient présents (2). Nous y
lisons l'article de la Cène en deux manières. Dans la première qui est celle de
l'édition de Vitenberg, il est dit « qu'avec le pain et le vin, le corps et le
sang de Jésus-Christ est vraiment donné à ceux qui mangent dans la Cène. » La
seconde ne parle pas du pain et du vin, et se trouve couchée en ces termes :
«Elles croient (les églises protestantes) que le corps et le sang sont vraiment
distribués à ceux qui mangent, et improuvent ceux qui enseignent le contraire. »
Voilà dès le premier pas une
variété assez importante, puisque la dernière de ces expressions s'accorde avec
la doctrine du changement de substance, et que l'autre semble être mise pour la
combattre. Toutefois les luthériens ne s'en sont pas tenus là; et encore que des
deux manières d'énoncer l'article X qui paraissent dans le recueil de Genève,
ils aient suivi la dernière dans leur livre de la Concorde à l’endroit où la
Confession d'Augsbourg y est insérée (3), on voit néanmoins dans le même livre
ce même article x rapporté de deux autres façons.
En effet on trouvera dans ce
livre l'Apologie de la Confession d'Augsbourg, où ce même Mélanchthon qui
l'avait dressée et qui la défend, transcrit l'article en ces termes : « Dans la
Cène du Seigneur,
1 Concord., p. 728. — 2 Conf.
Aug., art. 10, Syntagm. Gen., II part., p. 13. — 3 Conf. Aug.,
art. 10, in lib. Conc., p. 13.
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le corps et le sang de Jésus-Christ sont vraiment et
substantiellement présents, et sont vraiment donnés avec les choses qu'on voit,
c'est-à-dire avec le pain et le vin, à ceux qui reçoivent le sacrement (1). »
Enfin nous trouvons encore ces
mots dans le même livre de la Concorde (2) : «L'article de la Cène est
ainsi enseigné par la parole de Dieu dans la Confession d'Augsbourg : que le
vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ sont vraiment présents, distribués et
reçus dans la sainte Cène sous l'espèce du pain et du vin, et qu'on improuve
ceux qui enseignent le contraire. » Et c'est aussi la manière dont cet article X
est couché dans la version française de la Confession d'Augsbourg
imprimée à Francfort en 1673.
Si on compare maintenant ces
deux façons d'exprimer la réalité, il n'y a personne qui ne voie que celle de l’Apologie
l'exprime par des paroles plus fortes que ne faisaient les deux précédentes
rapportées dans le recueil de Genève : mais qu'elle s'éloigne aussi davantage de
la transsubstantiation; et que la dernière au contraire s'accommode tellement
aux expressions dont on se sert dans l'Eglise, que les catholiques pourraient la
souscrire.
De ces quatre façons
différentes, si on demande laquelle est l'originale qui fut présentée à Charles
V, la chose est assez douteuse.
Hospinien soutient que c'est la dernière qui doit
être l'originale (3), parce que c'est celle qui paraît dans l'impression qui fut
faite dès l'an 1530 à Vitenberg, c'est-à-dire dans le siège du luthéranisme, où
était la demeure de Luther et de Mélanchthon.
Il ajoute que ce qui fit changer
l'article, c'est qu'il favorisait trop ouvertement la transsubstantiation,
puisqu'il marquait le corps et le sang véritablement reçus, non point avec la
substance, mais « sous les espèces du pain et du vin, » qui est la même
expression dont se servent les catholiques.
Et c'est cela même qui fait
croire que c'est ainsi que l'article avait été couché d'abord? puisqu'il est
certain par Sleidan et par Mélanchthon, aussi bien que par Chytré et par
Célestin dans leur
1 Apol. Conf. Aug. Conc., p.
157.— 2 Solid. repetit., de Cœn. Dom., n. 7; Conc., p.
728.— 3 Hosp.,part. II, fol. 94,132,173.
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Histoire de la Confession d'Augsbourg (1), que les
catholiques ne contredirent point cet article dans la réfutation qu'ils firent
alors de la Confession d’Augsbourg par ordre de l'empereur.
De ces quatre manières, la
seconde est celle qu'on a insérée dans le livre de la Concorde ; et il
pourrait sembler que ce serait la plus authentique, parce que les princes et
Etats qui ont souscrit à ce livre, semblent assurer dans la préface qu'ils ont
transcrit la Confession d'Augsbourg comme elle se trouve encore dans les
archives de leurs prédécesseurs et dans ceux de l'empire (2). Mais si l'on y
prend garde de près, on verra que cela ne conclut pas, puisque les auteurs de
cette préface disent seulement qu'ayant conféré les exemplaires avec les
archives, « ils ont trouvé que le leur était en tout et partout de même sens que
les exemplaires latins et allemands : » ce qui montre la prétention d'être
d'accord (a) dans le fond avec les autres éditions, mais non pas le fait
positif, que les termes soient en tout les mêmes; autrement on n'en verrait pas
de si différents dans un autre endroit du même livre, comme nous l'avons
remarqué.
Quoi qu'il en soit, il est
étrange que la Confession d’Augsbourg n'ayant pu être présentée à
l'empereur que d'une seule façon, il en paraisse trois autres aussi différentes
de celle-là, et tout ensemble aussi authentiques que nous le venons de voir; et
qu'un acte si solennel ait été tant de fois altéré par ses auteurs dans un
article si essentiel.
Mais ils ne demeurèrent pas en
si beau chemin; et incontinent après la Confession d’Augsbourg ils
donnèrent à l'empereur une cinquième explication de l'article de la Cène dans
l’Apologie de rapporté leur Confession de foi, qu'ils firent faire par
Mélanchthon.
Dans cette Apologie approuvée,
comme on a vu, de tout le parti, Mélanchthon, soigneux d'exprimer en termes
formels le sens littéral, ne se contenta pas d'avoir reconnu « une présente
vraie et substantielle, » mais se servit encore du mot de « présence corporelle
(3), » ajoutant que Jésus-Christ « nous était donné
4 Sleid., Apol. Conf. Aug., ad
art. 10; Chrytr., Hist. Conf. Aug.; Cœlest., Hist. Conf. Aug.,
tom. III.— 2 Prœf. Concord.— 3 Apol. Conf. Aug., in art. X, p.
157.
(a) 1ère édit. : Qu'on est d'accord.
99
corporellement, » et que c'était le sentiment « ancien et
commun non-seulement de l'Eglise romaine, mais encore de l'Eglise grecque. »
Et encore que cet auteur soit
peu favorable même dans ce livre au changement de substance, toutefois il ne
trouve pas ce sentiment si mauvais qu'il ne cite avec honneur des autorités qui
l'établissent : car voulant prouver la doctrine « de la présence corporelle »
par le sentiment de l'Eglise orientale, il allègue le canon de la messe grecque,
où le prêtre « demande nettement, dit-il, que le propre corps de Jésus-Christ
soit fait en changeant le pain, » ou « par le changement du pain (1). » Bien
loin de rien improuver dans cette prière, il s'en sert comme d'une pièce dont il
reconnaît l'autorité, et il produit dans le même esprit les paroles de
Théophylacte, archevêque de Bulgarie, « qui assure que le pain n'est pas
seulement une figure, mais qu'il est vraiment changé en chair. » Il se trouve
par ce moyen que de trois autorités qu'il apporte pour confirmer la doctrine de
la présence réelle, il y en a deux qui établissent le changement de substance ;
tant ces deux choses se suivent, et tant il est naturel de les joindre ensemble.
Quand depuis on a retranché dans
quelques éditions ces deux passages qui se trouvent dans la première publication
qui en fut faite, c'est qu'on a été fâché que les ennemis de la
transsubstantiation n'aient pu établir la réalité qu'ils approuvent, sans
établir en même temps cette transsubstantiation qu'ils voulaient nier.
Voilà les incertitudes où
tombèrent les luthériens dès le premier pas ; et aussitôt qu'ils entreprirent de
donner par une confession de foi une forme constante à leur église, ils furent
si peu résolus qu'ils nous donnèrent d'abord en cinq ou six façons différentes
un article aussi important que celui de l'Eucharistie. Ils ne furent pas plus
constants, comme nous verrons, dans les autres articles; et ce qu'ils répondent
ordinairement, que le concile de Constantinople a bien ajouté quelque chose à
celui de Nicée ne leur sert de rien : car il est vrai qu'étant survenu depuis le
concile de Nicée une nouvelle hérésie, qui niait la divinité du Saint-Esprit,
1 Apol. Conf. Aug., in art. 10,
p. 157.
100
il fallut bien ajouter quelques mots pour la condamner :
mais ici, où il n'est rien arrivé de nouveau, c'est une pure irrésolution qui a
introduit parmi les luthériens les variations que nous avons vues. Ils ne s'en
tinrent pas là, et nous en verrons beaucoup d'autres dans les confessions de foi
qu'il fallut depuis ajouter à celle d'Augsbourg.
Que si les défenseurs du sens
figuré répondent que leur parti n'est pas tombé dans le même inconvénient,
qu'ils ne se flattent pas de cette pensée. On a vu que dans la diète
d'Augsbourg, où commencent les confessions de foi, les sacramentaires en ont
produit d'abord deux différentes, et bientôt nous en verrons les diversités.
Dans la suite ils ne furent pas moins féconds en confessions de foi différentes
que les luthériens ; et n'ont pas paru moins embarrassés, ni moins incertains
dans la défense du sens figuré, que les autres dans la défense du sens littéral.
C'est de quoi il y a sujet de
s'étonner; car il semble qu'une doctrine aussi aisée à entendre selon la raison
humaine, que l'est celle des sacramentaires, ne devait faire aucun embarras à
ceux qui entreprenaient de la proposer. Mais c'est que les paroles de
Jésus-Christ font dans l'esprit naturellement une impression de réalité que
toutes les finesses du sens figuré ne peuvent détruire. Comme donc la plupart de
ceux qui la combattaient ne pouvaient pas s'en défaire entièrement, et que
d'ailleurs ils voulaient plaire aux luthériens qui la retenaient, il ne faut pas
s'étonner s'ils ont mêlé tant d'expressions qui ressentent la réalité à leurs
interprétations figurées, ni si ayant quitté l'idée véritable de la présence
réelle, que l'Eglise leur avait apprise, ils ont eu tant de peine à se contenter
des termes qu'ils avaient choisis pour en conserver quelque image.
C'est la cause des équivoques
que nous verrons s'introduire dans leurs catéchismes et dans leurs confessions
de foi. Bucer, le grand architecte de toutes ces subtilités, en donna un petit
essai dans la Confession de Strasbourg ; car sans vouloir se servir des
termes dont se servaient les luthériens pour expliquer la présence réelle, il
affecte de ne rien dire qui lui soit formellement contraire, et s'explique en
paroles assez ambiguës pour pouvoir
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être tirées de ce côté-là. Voici comme il parie, ou plutôt
comme il fait parler ceux de Strasbourg et les autres. « Quand les chrétiens
répètent la Cène, que Jésus-Christ fit avant sa mort en la manière qu'il
instituée, il leur donne par les sacrements son vrai corps et son vrai sang à
manger et à boire véritablement, pour être la nourriture et le breuvage des âmes
(1). »
À la vérité ils ne disent pas
avec les luthériens « que ce corps et ce sang sont vraiment donnés avec le pain
et le vin ; » encore moins, « qu'ils sont vraiment et substantiellement donnés.
» Bucer n'en était pas encore venu là; mais il ne dit rien qui y soit contraire
, ni rien en un mot dont un luthérien et même un catholique ne put convenir,
puisque nous sommes tous d'accord que « le vrai corps et le vrai sang de
Notre-Seigneur nous sont donnés à manger et à boire véritablement, » non pas
pour la nourriture des corps, mais, comme disait Bucer, « pour la nourriture des
âmes. » Ainsi cette confession se tenait dans des expressions générales ; et
même lorsqu'elle dit que « nous mangeons et buvons vraiment le vrai corps et le
vrai sang de Notre-Seigneur, » elle semble exclure le manger et le boire par la
foi, qui n'est après tout qu'un manger et un boire métaphorique : tant on avait
de peine à lâcher le mot, que le corps et le sang ne fussent donnés que
spirituellement et d'insérer dans une confession de foi une chose si nouvelle
aux chrétiens. Car encore que l'Eucharistie, aussi bien que les autres mystères
de notre salut, eût pour fin un effet spirituel, elle avait pour son fondement,
comme les autres mystères, ce qui s'accomplissait dans le corps. Jésus-Christ
devait naître, mourir, ressusciter spirituellement dans ses fidèles : mais il
devait aussi naître, mourir et ressusciter en effet et selon la chair. De même
nous devions participer spirituellement à son sacrifice ; mais nous devions
aussi recevoir corporellement la chair de cette victime et la manger en effet.
Nous devions être unis spirituellement à l'Epoux céleste ; mais son corps, qu'il
nous donnait. dans l'Eucharistie pour posséder en même temps le nôtre, devait
être le gage et le sceau, aussi bien que le fondement de cette union spirituelle
; et ce divin mariage devait aussi bien que les mariages
1 Conf. Argent, cap. XVIII, de Cœnâ; Synt.
Gen., part. I, p. 195.
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vulgaires, quoique d'une manière bien différente, unir les
esprits en unissant les corps. C'était donc à la vérité expliquer la dernière
fin du mystère que de parler de l'union spirituelle ; mais pour cela il ne
fallait pas oublier la corporelle, sur laquelle l'autre était fondée. En tout
cas, puisque c'était là ce qui séparait les églises, on en devait parler
nettement, ou pour ou contre, dans une confession de foi, et c'est à quoi Bucer
ne put se résoudre.
Il sentait bien qu'il serait
repris de son silence ; et pour aller au-devant de l'objection, après avoir dit
en général « que nous mangeons et buvons vraiment le vrai corps et le vrai sang
de Notre-Seigneur pour la nourriture de nos âmes, » il fit dire à ceux de
Strasbourg « que s'éloignant de toute dispute et de toute recherche curieuse et
superflue, ils rappellent les esprits à la seule chose qui profite, et qui a été
uniquement regardée par Notre-Seigneur, c'est-à-dire qu'étant nourris de lui,
nous vivions en lui et par lui (1) ; » comme si c'était assez d'expliquer la fin
principale de Notre-Seigneur, sans parler ni en bien ni en mal de la présence
réelle que les luthériens aussi bien que les catholiques donnaient pour moyen.
Après avoir exposé ces choses,
ils finissent en protestant « qu'on les calomnie lorsqu'on les accuse de changer
les paroles de Jésus-Christ, et de les déchirer par des gloses humaines, ou de
n'administrer dans leur Cène que du pain et du vin tout simple, où de mépriser
la Cène du Seigneur : Car au contraire, disent-ils, nous exhortons les fidèles à
entendre avec une simple foi les paroles de Notre-Seigneur, en rejetant toutes
fausses gloses et toutes inventions humaines, et en s'attachant au sens des
paroles sans hésiter en aucune sorte, enfin en recevant les sacrements pour la
nourriture de leurs âmes. »
Qui ne condamne avec eux les
curiosités superflues, les inventions humaines, les fausses gloses des paroles
de Notre-Seigneur? Quel chrétien ne fait pas profession de s'attacher au sens
véritable de ces divines paroles ? Mais puisqu'on disputait de ce sens il y
avait déjà six ans entiers, et que pour en convenir il s'était fait tant de
conférences, il fallait déterminer quel il était, et quelles étaient
1 Conf. Argent., cap. XVIII, de Cœnâ; Synt. Gen.,
part. I, p. 195.
103
ces mauvaises gloses qu'il faut rejeter. Car que sert de
condamner en général, par des termes vagues, Ce qui est rejeté de tous les
partis; et qui ne voit qu'une confession de foi demande des décisions plus
nettes et plus précises? Certainement si on ne jugeait des sentiments de Bucer
et de ses confrères que par cette confession de foi, et qu'on ne sût pas
d'ailleurs qu'ils n'étaient pas favorables à la présence réelle et
substantielle, on pourrait croire qu'ils n'en sont pas éloignés : ils ont des
termes pour flatter ceux qui la croient; ils en ont pour leur échapper si on les
presse; enfin nous pouvons dire, sans leur faire tort, qu'au lieu qu'on fait
ordinairement des confessions de foi pour proposer ce qu'on pense sur les
disputes qui troublent la paix de l'Eglise, ceux-ci au contraire, par de longs
discours et un grand circuit de paroles, ont trouvé moyen de ne rien dire de
précis sur la matière dont il s'agissait alors.
De là il est arrivé un effet
bizarre : c'est que des quatre villes qui s'étaient unies par cette commune
confession de foi, et qui toutes embrassaient alors les sentiments contraires
aux luthériens, trois, à savoir Strasbourg, Mémingue et Lindau, passèrent un peu
après sans scrupule à la doctrine de la présence réelle : tant Bucer avait
réussi par ses discours ambigus à plier les esprits, de sorte qu'ils pussent se
tourner de tous côtés.
Zuingle y allait plus
franchement. Dans la Confession de foi qu'il envoya à Augsbourg et qui fut
approuvée de tous les Suisses, il expliquait nettement « que le corps de
Jésus-Christ? depuis son ascension n'était plus que dans le ciel, et ne pouvait
être autre part; équivoque qu'à la vérité il était comme présent dans la Cène
par la contemplation de la foi, et non pas réellement ni par son essence (1). »
Pour défendre cette doctrine, il
écrivit une lettre à l'empereur et aux princes protestants, où il établit cette
différence entre lui et ses adversaires, que ceux-ci voulaient « un corps
naturel et substantiel, et lui un corps sacramentel (2). »
Il tient toujours constamment le
même langage ; et dans une autre Confession de foi qu'il adresse dans le même
temps à François Ier,
1 Conf. Zuing., int. Oper. Zuing., et
ap. Hosp., ad an. 1530, 101 et seq. — 2 Epist. ad Cas. et princ. prot.,
ibid.
104
il explique : Ceci est mon corps, « d'un corps
symbolique, mystique et sacramentel; d'un corps par dénomination et par
signification : de même, dit-il, qu'une reine montrant parmi ses joyaux sa bague
nuptiale, dit sans hésiter : Ceci est mon roi, c'est-à-dire c'est l'anneau du
roi mon mari, par lequel il m'a épousée (1). » Je ne sache guère de reine qui se
soit servie de cette phrase bizarre : mais il n'était pas aisé à Zuingle de
trouver dans le langage ordinaire des expressions semblables à celles qu'il
voulait attribuer à Notre-Seigneur. Au surplus il ne reconnaît dans
l'Eucharistie qu'une pure présence morale, qu'il appelle sacramentelle et
spirituelle. Il met toujours la force des sacrements « en ce qu'ils aident
la contemplation de la foi, qu'ils servent de frein aux sens, et les font mieux
concourir avec la pensée. » Quant à la manducation « que mettent les Juifs avec
les papistes , selon lui elle doit causer la même horreur qu'aurait un père à
qui on donnerait son fils à manger. » En général, « la foi a horreur de la
présence visible et corporelle ; ce qui fait dire à saint Pierre : «Seigneur,
retirez-vous de moi. » Il ne faut point manger Jésus-Christ de cette manière
charnelle et grossière : une âme fidèle et religieuse mange son vrai corps
sacramentellement et spirituellement. » Sacramentellement, c'est-à-dire en signe
; spirituellement, c'est-à-dire par la contemplation de la foi qui nous
représente Jésus-Christ souffrant, et nous montre qu'il est à nous.
Il ne s'agit pas de se plaindre
de ce qu'il appelle charnelle et grossière notre manducation, qui est si élevée
au-dessus des sens, cubent ni de ce qu'il en veut donner de l'horreur, comme si
elle était Confession cruelle et sanglante. Ce sont les reproches ordinaires
qu'ont toujours faits ceux de son parti aux luthériens et à nous. Nous verrons
dans la suite comme ceux qui nous les ont faits nous en justifient : maintenant
il nous suffit d'observer que Zuingle parle nettement. On entend par ces deux
confessions de foi, en quoi consiste précisément la difficulté : d'un côté, une
présence en signe et par foi; de l'autre, une présence réelle et substantielle :
et voilà ce qui séparait les sacramentaires d'avec les catholiques et les
luthériens.
1 Conf. ad Franc., I.
105
Il sera maintenant aisé
d'entendre d'où vient que les défenseurs du sens littéral, catholiques et
luthériens, se sont tant servis des mots de vrai corps, de corps réel,
de substance, de propre substance, et des autres de cette nature.
Ils se sont servis du mot de
réel et de vrai, pour faire entendre que c'est la que l'Eucharistie
n'était pas un simple signe du corps et du sang, mais la chose même.
C'est encore ce qui leur a fait
employer le mot de substance ; et si nous allons à la source, nous trouverons
que la même raison qui a introduit ce mot dans le mystère de la Trinité, l'a
aussi rendu nécessaire dans le mystère de l'Eucharistie.
Avant que les subtilités des
hérétiques eussent embrouillé le sens véritable de cette parole de
Notre-Seigneur : « Nous sommes moi et mon Père une même chose (1), » on croyait
suffisamment expliquer l'unité parfaite du Père et du Fils par cette expression
de l'Ecriture, sans qu'il fût nécessaire de dire toujours qu'ils étaient un en
substance : mais depuis que les hérétiques ont voulu persuader aux fidèles que
cette unité du Père et du Fils n'était qu'une unité de concorde, de pensée et
d'affection, on a cru qu'il fallait bannir ces pernicieuses équivoques, en
établissant la consubstantialité, c'est-à-dire l'unité de substance.
Ce terme qui n'était point dans
l'Ecriture, fut jugé nécessaire pour la bien entendre, et pour éloigner les
dangereuses interprétations de ceux qui altéraient la simplicité de la parole de
Dieu.
Ce n'est pas qu'en ajoutant ces
expressions à l'Ecriture, on prétende qu'elle s'explique sur ce mystère d'une
manière ambiguë ou enveloppée : mais c'est qu'il faut résister par ces paroles
expresses aux mauvaises interprétations des hérétiques, et conserver à
l'Ecriture ce sens naturel et primitif qui frapperait d'abord les esprits, si
les idées n'étaient point brouillées par la prévention ou par de fausses
subtilités.
Il est aisé d'appliquer ceci à
la matière de l'Eucharistie. Si on eût conservé sans raffinement l'intelligence
droite et naturelle de ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, »
nous eussions cru suffisamment expliquer une présence réelle de Jésus-
1 Joan., X, 30.
106
Christ dans l'Eucharistie, en disant que ce qu'il y donne
est son corps et son sang : mais depuis qu'on a voulu dire que Jésus-Christ n'y
était présent qu'en figure, ou par son esprit, ou par sa vertu, ou par la foi ;
alors pour ôter toute ambiguïté , on a cru qu'il fallait dire que le corps de
Notre-Seigneur nous était donné en sa propre et véritable substance ou, ce qui
est la même chose, qu'il était réellement et substantiellement présent.
Voilà ce qui a fait naître le
terme de transsubstantiation, aussi naturel pour exprimer un changement
de substance, que celui de consubstantiel pour exprimer une unité de
substance.
Par la même raison les
luthériens, qui reconnaissent la réalité sans changement de substance, en
rejetant le terme de transsubstantiation, ont retenu celui de vraie et
substantielle présence, ainsi que nous l'avons vu dans l’Apologie de la
Confession d'Augsbourg; et ces termes ont été choisis pour fixer au sens
naturel ces paroles : « Ceci est mon corps, » comme le mot de consubstantiel
a été choisi par les Pères de Nicée, pour fixer au sens littéral ces paroles :
«Moi et mon Père, ce n'est qu'un (1) ; » et ces autres : « Le Verbe était Dieu
(2). »
Aussi ne voyons-nous pas que
Zuingle, qui le premier a donné la forme à l'opinion du sens figuré et qui l'a
expliquée le plus franchement, ait jamais employé le mot de substance. Au
contraire, il a perpétuellement exclu « la manducation, » aussi bien que «la
présence substantielle, » pour ne laisser qu'une manducation figurée,
c'est-à-dire « en esprit et par la fois. »
Bucer, quoique plus porté à des
expressions ambiguës, ne se servit non plus au commencement du mot de
substance ou de communion et de présence substantielle : il se
contenta seulement de ne pas condamner ces termes, et demeura dans les
expressions générales que nous avons vues.
Voilà le premier état de la
dispute sacramentaire, où les subtilités de Bucer introduisirent ensuite tant
d'importunes variations qu'il nous faudra raconter dans la suite. Quant à
présent, il suffit d'en avoir touché la cause.
La question de la justification,
où celle du libre arbitre était
1 Joan., X, 30. — 2 Joan.,
I, 1. — 2 Epist. ad Cœs. et princ. prot.
107
renfermée, paraissait bien d'une autre importance aux
protestants : c'est pourquoi dans l’Apologie ils demandent par deux fois
à l'empereur une attention particulière sur cette matière, comme étant la plus
importante de tout l'Evangile, et celle aussi où ils ont le plus travaillé (1).
Mais j'espère qu'on verra bientôt qu'ils ont travaillé en vain, pour ne rien
dire de plus, et qu'il y a plus de malentendu que de véritables difficultés dans
cette dispute.
Et d'abord il faut mettre hors
de cette dispute la question du libre arbitre. Luther était revenu des excès qui
lui faisaient dire que la prescience de Dieu mettait le libre arbitre en poudre
dans toutes les créatures; et il avait consenti qu'on mît cet article dans la
Confession d’Augsbourg : « Qu'il faut reconnaître le libre arbitre dans tous
les hommes qui ont l'usage de la raison, non pour les choses de Dieu, que l'on
ne peut commencer ou du moins achever sans lui, mais seulement pour les œuvres
de la vie présente et pour les devoirs de la société civile (2). » Mélanchthon y
ajoutait, dans l’Apologie, « pour les œuvres extérieures de la loi de
Dieu (3). » Voilà donc déjà deux vérités qui ne souffrent aucune contestation :
l'une, qu'il y a un libre arbitre, et l'autre, qu'il ne peut rien de lui-même
dans les œuvres vraiment chrétiennes.
Il y avait même un petit mot
dans le passage qu'on vient de voir de la Confession d’Augsbourg, où pour
des gens qui voulaient tout attribuer à la grâce, on n'en parlait pas à beaucoup
près si correctement qu'on fait dans l'Eglise catholique. Ce petit mot, c'est
qu'on dit que de lui-même « le libre arbitre ne peut commencer ou du moins
achever les choses de Dieu : » restriction qui semble insinuer qu'il les peut «
du moins commencer » par ses propres forces : ce qui était une erreur
demi-pélagienne, dont nous verrons dans la suite que les luthériens d'à présent
ne sont pas éloignés.
L'article suivant expliquait que
« la volonté des méchants était la cause du péché (4) » où, encore qu'on ne dit
pas assez nettement que Dieu n'en est pas l'auteur, on l'insinuait toutefois
contre les premières maximes de Luther.
1 Ad art. 4, de Justif., p. 60;
de Pœn., p. 161. — 2 Confess. Aug., art. 18. — 3 Apol., ad
eumd. art. — 4 Art. XIX, ibid.
108
Ce qu'il y avait de plus
remarquable sur le reste de la matière de la grâce chrétienne dans la
Confession d’Augsbourg, c'est que partout on y supposait dans l'Eglise
catholique des erreurs qu'elle avait toujours détestées : de sorte qu'on
semblait plutôt lui chercher querelle que la vouloir réformer; et la chose
paraîtra claire en exposant historiquement la croyance des uns et des autres.
On appuyait beaucoup dans la
Confession d’Augsbourg et dans l’Apologie sur ce que la rémission des péchés
était une pure libéralité , qu'il ne fallait pas attribuer au mérite et à la
dignité des actions précédentes. Chose étrange ! les luthériens partout se fai-soient
honneur de cette doctrine, comme s'ils l'avaient ramenée dans l'Eglise; et ils
reprochaient aux catholiques « qu'ils croyaient trouver par leurs propres œuvres
la rémission de leurs péchés, qu'ils croyaient la pouvoir mériter en faisant de
leur côté ce qu'ils pouvaient, et même par leurs propres forces : que tout ce
qu'ils attribuaient à Jésus-Christ était de nous avoir mérité une certaine grâce
habituelle, par laquelle nous pouvions plus facilement aimer Dieu ; et qu'encore
que la volonté put l'aimer, elle le faisait plus volontiers par cette habitude;
Qu'ils n'enseignent autre chose que la justice de la raison; que nous pouvions
approcher de Dieu par nos propres œuvres indépendamment de la propitiation de
Jésus-Christ, et que nous avions rêvé une justification sans parler de lui (1) :
» ce qu'on répète sans cesse pour conclure autant de fois « que nous avions
enseveli Jésus-Christ. »
Mais pendant qu'on reprochait
aux catholiques une erreur si grossière, on leur imputait d'autre part le
sentiment opposé, les accusant de « se croire justifiés par le seul usage du
sacrement, ex opere operato, » comme on parle, « sans aucun bon mouvement
». » Comment les luthériens pouvaient-ils s'imaginer qu'on donnât tant à l'homme
parmi nous, et qu'en même temps on donnât si peu? Mais l'un et l'autre est
très-éloigné de notre doctrine , puisque le concile de Trente d'un côté est tout
plein des bons sentiments par où il se faut disposer au baptême, à la pénitence
et à la communion, déclarant même en termes exprès que
1 Conf., art. 20; Apol., cap. de Justif.;
Concord., p. 61, 62, 74, 102,103, etc. — 2 Conf. Aug., art. 13,
etc.
109
« la réception de la grâce est volontaire, » et que d'autre
côté il enseigne que la rémission des péchés est purement gratuite ; et que tout
ce qui nous y prépare de près ou de loin, depuis le commencement de la vocation
et les premières horreurs de la conscience ébranlée par la crainte, jusqu'à
l'acte le plus parfait de la charité, est un don de Dieu (1).
Il est vrai qu'à l'égard des
enfants nous disons que par son immense miséricorde le baptême les sanctifie,
sans qu'ils coopèrent à ce grand ouvrage par aucun bon mouvement : mais outre
que c'est en cela que reluit le mérite de Jésus-Christ et l'efficace de son
sang, les luthériens en disent autant, puisqu'ils confessent avec nous « qu'il
faut baptiser les petits enfants; que le baptême leur est nécessaire à salut, et
qu'ils sont faits enfants de Dieu par ce sacrement (2) » N'est-ce pas là
reconnaître cette force du sacrement efficace par lui-même et par sa propre
action, ex opere operato, dans les enfants? Car je ne vois pas que les
luthériens s'attachent à soutenir avec Luther que les enfants qu'on porte au
baptême, y exercent un acte de foi. Il faut donc qu'ils disent avec nous que le
sacrement, par lequel ils sont régénérés, opère par sa propre vertu.
Que si l'on objecte que parmi
nous le sacrement a encore la même efficace dans les adultes et y opère ex
opere operato, il est aisé de comprendre que ce n'est pas pour exclure en
eux les bonnes dispositions nécessaires, mais seulement pour faire voir que ce
que Dieu opère en nous lorsqu'il nous sanctifie par le sacrement, est au-dessus
de tous nos mérites, de toutes nos œuvres, de toutes nos dispositions
précédentes, en un mot un pur effet de sa grâce et du mérite infini de
Jésus-Christ.
Il n'y a donc point de mérite
pour la rémission des péchés ; et la Confession d’Augsbourg ne devait pas
se glorifier de cette doctrine comme si elle lui était particulière, puisque le
concile de Trente reconnaît aussi bien qu'elle a que nous sommes dits justifiés
gratuitement, à cause que tout ce qui précède la justification, de Trente. soit
la foi, soit les œuvres, ne peut mériter cette grâce, selon ce
1 Sess. VI, cap. V, VI, XIV; sess. XIII,
VII; sess. XIV, IV; sess. VI, VII; sess. VI, VIII ; sess. VI, V, VI; can. 1, 2,
3; sess. XIV, 4. — 2 Art. 9.
110
que dit l'Apôtre : « Si c'est grâce, ce n'est point par
œuvres, autrement la grâce n'est plus grâce (1). »
Voilà donc la rémission des
péchés et la justification établie gratuitement et sans mérites dans l'Eglise
catholique en termes aussi exprès qu'on l'a pu faire dans la Confession
d’Augsbourg.
Que si après la rémission des
péchés, lorsque le Saint-Esprit habite en nous, que la charité y domine et que
la personne a été rendue agréable par une bonté gratuite, nous reconnaissons du
mérite dans nos bonnes œuvres, la Confession d’Augsbourg en est d'accord,
puisqu'on y lit dans l'édition de Genève imprimée sur celle de Vitenberg faite à
la vue de Luther et de Mélanchthon « que la nouvelle obéissance est réputée une
justice, ET MÉRITE des récompenses. » Et encore plus expressément, que « bien
que fort éloignée de la perfection de la loi, elle est une justice, ET MÉRITE
des récompenses. » Et un peu après, que « les bonnes œuvres sont dignes de
grandes louanges, qu'elles sont nécessaires, et qu'elles MÉRITENT des
récompenses (2). »
Ensuite expliquant cette parole
de l'Evangile : « Il sera donné à celui qui a déjà; » elle dit, « que notre
action doit être jointe aux dons de Dieu qu'elle nous conserve, et qu'elle EN
MÉRITE l'accroissement (3); » et loue cette parole de saint Augustin, « que la
charité, quand on l'exerce, mérite l'accroissement de la charité. » Voilà donc
en termes formels notre coopération nécessaire, et son mérite établi dans la
Confession d’Augsbourg. C'est pourquoi on conclut ainsi cet article : «
C'est par là que les gens de bien entendent les vraies bonnes œuvres, et comment
elles plaisent à Dieu et comment elles SONT MÉRITOIRES (4) » On ne peut pas
mieux établir, ni plus inculquer le mérite; et le concile de Trente n'appuie pas
davantage sur cette matière.
Tout cela était pris de Luther
et du fond de ses sentiments : car il écrit dans son Commentaire sur l’Epître
aux Galates que « lorsqu'il parle de la foi justifiante, il entend celle qui
opère par la charité : car, dit-il, la foi MÉRITE que le Saint-Esprit nous soit
donné (4). »
1 Conc. Trid., sess. VI, cap.
VIII. — 2 Art. 6, Synt. Gen., p. 12; ibid., p. 20, cap. de bon.
oper. — 3 Art. 6, Synt. Gen., p. 21. — 4 Ibid., p. 22. — »
Comment. in Ep. ad Gal., tom. V, 2-13.
111
Il venait de dire qu'avec cet Esprit toutes les vertus nous
étaient données; et c'est ainsi qu'il expliquait la justification dans ce fameux
Commentaire: il est imprimé à Vitenberg en l'an 1553; de sorte que vingt
ans après que Luther eut commencé la Réforme, on n'y trouvait rien encore à
reprendre dans le mérite.
Il ne faut donc pas s'étonner si
on trouve ce sentiment si fortement établi dans l’Apologie de la Confession
d’Augsbourg. Mélanchthon fait de nouveaux efforts pour expliquer la matière
de la justification, comme il le témoigne dans ses lettres, et il y enseigne «
qu'il y a des récompenses proposées et promises aux bonnes œuvres des fidèles,
et qu'elles sont MÉRITOIRES, non de la rémission des péchés ou de la
justification ( choses que nous n'avons que par la foi), mais d'autres
récompenses corporelles et spirituelles en cette vie et en l'autre, selon ce que
dit saint Paul, que « chacun recevra sa récompense selon son travail (1). » Et
Mélanchthon est si plein de cette vérité, qu'il l'établit de nouveau dans la
réponse aux objections par ces paroles : «Nous confessons, comme nous avons déjà
fait souvent, qu'encore que la justification et la vie éternelle appartiennent à
la foi, toutefois les bonnes œuvres MÉRITENT d'autres récompenses corporelles et
spirituelles et divers degrés de récompenses, selon ce que dit saint Paul, que «
chacun sera récompensé selon son travail : » car la justice de l'Evangile
occupée de la promesse de la grâce, reçoit gratuitement la justification et la
vie : mais l'accomplissement de la loi, qui vient en conséquence de la foi, est
occupé autour de la loi même ; et là, poursuit-il, la récompense EST OFFERTE,
non pas GRATUITEMENT, mais selon les œuvres, ET ELLE EST DUE, et aussi ceux QUI
MÉRITENT cette récompense sont justifiés devant que d'accomplir la loi (2). »
Ainsi le mérite des œuvres est
constamment reconnu par ceux de la Confession d’Augsbourg comme chose qui
est comprise dans la notion de la récompense, n'y ayant rien en effet de plus
naturellement lié ensemble que le mérite d'un côté, quand la récompense est
promise et proposée de l'autre.
1 Apol. Conf. Aug., ad art. 4, 5,
6, 20; Resp. ad object. Concord., p. 96.— 2 Ibid.,
p. 137.
112
Et en effet ce qu'ils reprennent
dans les catholiques n'est pas d'admettre le mérite qu'ils établissent aussi;
mais « c'est, dit l’Apologie, en ce que toutes les fois qu'on parle du
mérite, ils le transportent des autres récompenses à la justification (1). » Si
donc nous ne connaissons de mérite qu'après la justification et non pas devant,
la difficulté sera levée; et c'est ce qu'on a fait à Trente par cette décision
précise : « Que nous sommes dits justifiés gratuitement, à cause qu'aucune des
choses qui précèdent la justification, soit la foi, soit les œuvres, ne la
peuvent mériter (2). » Et encore : « Que nos péchés nous sont remis gratuitement
par la miséricorde divine, à cause de Jésus-Christ (3). » D'où vient aussi que
le concile n'admet de mérite, « qu'à l'égard de l'augmentation de la grâce et de
la vie éternelle (4)»
Pour l'augmentation de la grâce,
on en convenait à Augsbourg, entend comme on a vu : et pour la vie éternelle, il
est vrai que Mélanchthon ne voulait pas avouer qu'elle fût méritée par les
bonnes œuvres, puisque selon lui elles méritaient seulement d'autres récompenses
qui leur sont promises en cette vie et en l'autre. Mais quand Mélanchthon
parlait ainsi, il ne considérait pas ce qu’il disait lui-même dans ce même lieu
(5), que c'est la gloire éternelle « qui est due aux justifiés, selon cette
parole de saint Paul : «Ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés (6). »
Il ne considère pas, encore un coup, que c'est la vie éternelle qui est la vraie
récompense promise par Jésus-Christ aux bonnes œuvres, conformément à ce passage
de l'Evangile qu'il rapporte lui-même ailleurs pour établir le mérite (7), que
ceux qui obéiront à l'Evangile « recevront le centuple en ce siècle et la vie
éternelle en l'autre (8) ; » où l'on voit qu'outre le centuple, qui sera notre
récompense en ce siècle, la vie éternelle nous est promise comme notre
récompense au siècle futur : de sorte que si le mérite est fondé sur la promesse
de la récompense, comme l'assure Mélanchthon et comme il est vrai, il n'y a rien
de plus mérité que la vie éternelle, quoiqu'il n'y ait rien d'ailleurs de plus
gratuit, selon
1 Apol., ibid. — 2 Sess. VI, cap.
VIII. — 3 Sess. VI, cap. IX. — 4 Sess. VI, cap. XVI,
et can. 32.— 5 Apol. Conf. Aug., ad art. 4, 5, 6, 20; Resp. ad object., Conc.,
p. 137. — 6 Rom.,
VIII,30.—7 In locis com., cap. de Justif. — 8 Matth., XIX,
29.
113
cette belle doctrine de saint Augustin, que « la vie
éternelle est due aux mérites des bonnes œuvres, mais que les mérites auxquels
elle est due nous sont donnés gratuitement par Notre-Seigneur Jésus-Christ (1).
»
Aussi est-il véritable que ce qui empêche Mélanchthon de
regarder absolument la vie éternelle comme récompense promise aux bonnes œuvres,
c'est que dans la vie éternelle il y a toujours un certain fonds qui est
attaché à la grâce, qui est donné sans œuvres aux petits enfants, qui serait
donné aux adultes quand même ils seraient surpris de la mort au moment précis
qu'ils sont justifiés sans avoir eu le loisir d'agir après : ce qui n'empêche
pas qu'à un autre égard le royaume éternel, la gloire éternelle, la vie
éternelle ne soient promises aux bonnes œuvres comme récompense, et ne puissent
aussi être méritées au sens même de la Confession d’Augsbourg.
Que sert aux luthériens d'avoir
altéré cette Confession, et d'en avoir retranché dans leur livre de la
Concorde et dans d'autres éditions ces passages qui autorisent le mérite ?
Empêcheront-ils par là que cette Confession de foi n'ait été imprimée à
Vitenberg, sous les yeux de Luther et de Mélanchthon et sans aucune
contradiction dans tout le parti, avec tous les passages que nous avons
rapportés? Que font-ils donc autre chose, quand ils les effacent maintenant, que
de nous en faire remarquer la force et l'importance? Mais que leur sert de rayer
le mérite des bonnes œuvres dans la Confession d’Augsbourg, s'ils nous le
laissent eux-mêmes aussi entier dans l’Apologie, comme ils l'ont fait imprimer
dans leur livre de la Concorde? N'est-il pas constant que l’Apologie a
été présentée à Charles V par les mêmes princes et dans la même diète, que la
Confession d’Augsbourg (2)? Mais ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est
qu'elle fut présentée de l'aveu des luthériens, « pour en conserver le vrai et
propre sens; » car c'est ainsi qu'il en est parlé dans un écrit authentique, où
les princes et les Etats protestants déclarent leur foi (3). Ainsi on ne peut
douter que le mérite des œuvres ne soit de l'esprit du luthéranisme et
1 Aug., ep. CV, nunc CXCIV, n. 19, De Corrept. et grat.,
cap. XIII, n. 41. — 2 Praef. Apol., Conc., p. 48. — 3 Solid. repet.
Conc., 633.
114
de la Confession d’Augsbourg: et c'est à tort que
les luthériens inquiètent sur ce sujet l'Eglise romaine.
Je prévois pourtant qu'on pourra
dire qu'ils n'ont pas approuvé le mérite des œuvres dans le même sens que nous,
pour trois raisons. Premièrement, parce qu'ils ne reconnaissent pas, comme nous,
que l'homme juste puisse et doive satisfaire à la loi. Secondement, parce que
pour cette raison ils n'admettent pas le mérite qu'on appelle de condignité,
dont tous nos livres sont pleins. Troisièmement, parce qu'ils enseignent que les
bonnes œuvres de l'homme justifié ont besoin d'une acceptation gratuite de Dieu,
pour nous obtenir la vie éternelle; ce qu'ils ne veulent pas que nous
admettions.
Voilà, dira-t-on, trois
caractères par où la doctrine de la Confession d’Augsbourg et de l’Apologie
sera éternellement séparée de la nôtre. Mais ces trois caractères ne subsistent
que par trois fausses accusations de notre croyance : car premièrement, si nous
disons qu'il faut satisfaire à la loi, tout le monde en est d'accord, puisqu'on
est d'accord qu'il faut aimer, et que l'Ecriture prononce que « l'amour » ou «
la charité est l'accomplissement de la loi (1). » Il y en a même dans l’Apologie
un chapitre exprès, dont voici le titre : «De la dilection et de
l'accomplissement de la loi (2). » Et nous y venons de voir que
« l'accomplissement de la loi vient en conséquence de la justification (3) ; »
ce qui y est répété en cent endroits, et ne peut être révoqué en doute : mais au
reste il n'est pas vrai que nous prétendions qu'après être justifié on
satisfasse à la loi de Dieu en toute rigueur, puisqu'au contraire on nous
apprend dans le concile de Trente, que nous avons besoin de dire tous les jours
: « Pardonnez-nous nos fautes (4); » de sorte que, pour parfaite que soit notre
justice, il y a toujours quelque chose que Dieu y répare par sa grâce, y
renouvelle par son Saint-Esprit, y supplée par sa bonté.
Quant au mérite de condignité,
outre que le concile de Trente ne s'est pas servi de ce terme, la chose en
elle-même n'a aucune difficulté, puisqu'au fond on est d'accord qu'après la
justification, c'est-à-dire après que la personne est agréable, que le
Saint-Esprit
1 Rom.,
XIII, 10. — 2 Apol., p. 83. — 3 Apol., p. 137. — 4 Sess.
VI, cap. XI,
115
y habite et que la charité y règne, l'Ecriture lui attribue
une espèce de dignité : « Ils marcheront avec moi en habit blanc, parce qu'ils
en sont dignes (1). » Mais le concile de Trente a clairement expliqué que toute
cette dignité vient de la grâce (2) ; et les catholiques le déclarèrent aux
luthériens dès le temps de la Confession d'Augsbourg, comme il paraît par
l'Histoire de David Chytré et par celle de Georges Célestin, auteurs luthériens
(3) Ces deux historiens rapportent la réfutation de la Confession d’Augsbourg
faite par les catholiques par ordre de l'empereur, où il est porté « que l'homme
ne peut mériter la vie éternelle par ses propres forces et sans la grâce de
Dieu, et que tous les catholiques confessent que nos œuvres ne sont par
elles-mêmes d'aucun mérite, mais que la grâce de Dieu les rend dignes de la vie
éternelle. »
Pour ce qui regarde les bonnes
œuvres que nous faisons avant que d'être justifiés, parce qu'alors la personne
n'est pas agréable ni juste, qu'au contraire elle est regardée comme étant
encore en péché et comme ennemie : en cet état elle est incapable d'un véritable
mérite ; et le mérite de congruité ou de convenance, que les théologiens y
reconnaissent, n'est pas selon eux un véritable mérite ; mais un mérite
improprement dit, qui ne signifie autre chose sinon qu'il est convenable à la
divine bonté d'avoir égard aux gémissements et aux pleurs qu'il a lui-même
inspirés au pécheur qui commence à se convertir.
Il faut répondre la même chose
des aumônes que fait un pécheur « pour racheter ses péchés, » selon le précepte
de Daniel (4) ; et « de la charité qui couvre la multitude des péchés, » selon
saint Pierre (5) ; et du pardon promis par Jésus-Christ même « à ceux qui
pardonnent à leurs frères (6). » L'Apologie répond ici que Jésus-Christ n'ajoute
pas « qu'en faisant l'aumône, » ou « en pardonnant, on mérite le pardon, » ex
opere operato, en vertu de cette action, «mais en vertu de la foi (7), »
Mais qui aussi le prétend autrement? Qui a jamais dit que les bonnes œuvres qui
plaisent à Dieu ne dussent pas être faites selon l'esprit de la foi, « sans
laquelle, comme
1 Apoc., III, 4.— 2 Conc.
Trid., sess. VI, cap. XVI, etc. — 3 Chyt., Hist. Conf. Aug., post. Conf.
Georg.; Cœl., Hist. Conf. Aug., tom. III. — 4 Dan., IV, 24. —
5 I Petr., IV, 8. — 6 Luc., VI, 37. — 7 Resp. ad
Arg., p. 111.
116
dit saint Paul, il n'est pas possible de plaire à Dieu (1)
? » Ou qui a jamais pensé que ces bonnes œuvres et la foi qui les produit,
méritassent la rémission des péchés ex opere operato, et fussent capables
de l'opérer par elles-mêmes? On n'avait pas seulement songé à employer cette
locution, ex opere operato, dans les bonnes œuvres des fidèles : on ne
l'appliquait qu'aux sacrements, qui ne sont que de simples instruments de Dieu ;
on l'employait pour montrer que leur action était divine, toute-puissante et
efficace par elle-même ; et c'était une calomnie ou une ignorance grossière de
supposer que dans la doctrine catholique les bonnes œuvres opérassent de cette
sorte la rémission des péchés et la grâce justifiante. Dieu, qui les inspire, y
a égard par sa bonté, à cause de Jésus-Christ ; non à cause que nous sommes
dignes qu'il y ait égard pour nous justifier, mais parce qu'il est digne de lui
de regarder en pitié des cœurs humiliés et d'y achever son ouvrage. Voilà le
mérite de convenance, qui peut être attribué à l'homme, avant même qu'il soit
justifié. La chose au fond est incontestable ; et si le terme déplaît, l'Eglise
aussi ne s'en sert pas dans le concile de Trente.
Mais encore que Dieu regarde
d'un autre œil les pécheurs déjà justifiés, et que les œuvres qu'il y produit
par son Esprit habitant en eux tendent plus immédiatement à la vie éternelle, il
n'est pas vrai, selon, nous qu'il n'y faille pas de la part de Dieu une
acceptation volontaire, puisque tout est ici fondé, comme dit le concile de
Trente, sur la promesse que « Dieu nous a faite miséricordieusement, »
c'est-à-dire gratuitement, « à cause de Jésus-Christ (2), » de donner la vie
éternelle à nos bonnes œuvres ; sans quoi nous ne pourrions pas nous promettre
une si haute récompense.
Ainsi quand on nous objecte
partout dans la Confession d'Augsbourg et dans l’Apologie (3),
qu'après la justification nous ne croyons plus avoir besoin de la médiation de
Jésus-Christ, on ne peut pas nous calomnier plus visiblement, puisqu'outre que
c'est par Jésus-Christ seul que nous conservons la grâce reçue, nous avons
besoin que Dieu se ressouvienne sans cesse de la promesse qu'il
1 Hebr., XI, 6. — 2 Conc. Trid.,
sess. VI, cap. XVI. — 3 Apol., Resp. ad Arg., p. 127, etc.
117
nous a faite dans la nouvelle alliance par sa seule
miséricorde et par le sang du Médiateur.
Enfin tout ce qu'il y a de bon
dans la doctrine luthérienne, non-seulement était en son entier dans l'Eglise,
mais encore s'y expliquait beaucoup mieux, puisqu'on éloignait clairement toutes
les fausses idées : et c'est ce qui paraît principalement dans la doctrine de la
justice imputée. Les luthériens croyaient avoir trouvé quelque chose de
merveilleux et qui leur fût particulier, en disant que Dieu nous imputait la
justice de Jésus-Christ, qui avait parfaitement satisfait pour nous et qui
rendait ses mérites nôtres. Cependant les scolastiques, qu'ils blâmaient tant,
étaient tout pleins de cette doctrine. Qui de nous n'a pas toujours cru et
enseigné que Jésus-Christ avait satisfait surabondamment pour les hommes, et que
le Père éternel content de cette satisfaction de son Fils, nous traitait aussi
favorablement que si nous eussions nous-mêmes satisfait à sa justice? Si on ne
veut dire que cela quand on dit que la justice de Jésus-Christ nous est imputée,
c'est une chose hors de doute, et il ne fallait pas troubler tout l'univers , ni
prendre le titre de Réformateurs pour une doctrine si connue et si
avouée. Et le concile de Trente reconnaissait bien que « les mérites de
Jésus-Christ et de sa passion » étaient rendus nôtres par la justification ,
puisqu'il répète tant de fois « qu'ils nous y sont communiqués (1), » et que
personne ne peut être justifié sans cela.
Ce que veulent dire les
catholiques avec ce concile, lorsqu'ils ne permettent pas de s'en tenir à une
simple imputation des mérites de Jésus-Christ, c'est que Dieu lui-même ne s'en
tient pas là ; mais que pour nous appliquer ses mérites, en même temps il nous
renouvelle, il nous régénère, il nous vivifie, il répand en nous son
Saint-Esprit qui est l'esprit de sainteté, et par là il nous sanctifie : et tout
cela ensemble selon nous fait la justification du pécheur. C'était aussi la
doctrine de Luther et de Mélanchthon. Ces subtiles distinctions entre la
justification et la régénération ou la sanctification, où l'on met maintenant
toute la finesse de la doctrine protestante, sont nées après eux et depuis la
Confession
1 Sess. VI, cap. III, VII.
118
d'Augsbourg. Les luthériens d'à présent conviennent
eux-mêmes que ces choses sont confondues par Luther et par Mélanchthon (1), et
cela dans l’Apologie, un ouvrage si authentique de tout le parti. En
effet Luther définit ainsi la foi justifiante : «La vraie foi est l'œuvre de
Dieu en nous, par laquelle nous sommes renouvelés et nous renaissons de Dieu et
du Saint-Esprit. Et cette foi est la véritable justice, que saint Paul appelle
la justice de Dieu et que Dieu approuve (2). » C'est donc par elle que nous
sommes justifiés et régénérés tout ensemble, et puisque le Saint-Esprit,
c'est-à-dire Dieu même agissant en nous, intervient dans cet ouvrage, ce n'est
pas une imputation hors de nous, comme le veulent à présent les protestants,
mais un ouvrage en nous.
Et pour ce qui est de
l'Apologie, Mélanchthon y répète à toutes les pages (3), « que la foi nous
justifie et nous régénère, et nous apporte le Saint-Esprit. » Et un peu après :
«Qu'elle régénère les cœurs, et qu'elle enfante la vie nouvelle. » Et encore
plus clairement : «Etre justifié, c'est d'injuste être fait juste ; et être
régénéré, c'est aussi être déclaré et réputé juste : » ce qui montre que ces
deux choses concourent ensemble. On ne voit aucun vestige du contraire dans la
Confession d’Augsbourg ; et il n'y a personne qui ne voie combien ces
idées qu'avaient alors les luthériens, reviennent aux nôtres.
Il semble qu'ils s'en éloignent
davantage sur les œuvres satisfactoires et sur les austérités de la vie
religieuse ; car ils les rejettent souvent comme contraires à la doctrine de la
justification gratuite. Mais au fond ils ne les condamnent pas si sévèrement
qu'on le pourrait croire d'abord : car non-seulement saint Antoine et les moines
des premiers siècles, gens d'une si terrible austérité, mais encore dans les
derniers temps, saint Bernard, saint Dominique et saint François sont comptés
dans l’Apologie parmi les saints Pères. Leur genre dévie, loin d'être
blâmé, est jugé digne des saints, « à cause, dit-on, qu'il ne les a pas empêchés
de se croire justifiés par la foi pour l'amour de Jésus-Christ (4). »
Sentiment bien
1 Solid. repet., Conc., p. 686;
Epit. artic., Conc., p. 185. — 2 Prœf. in Epist. ad Rom., tom.
V, fol. 97, 98. — 3 Cap. de Justif., Conc., p. 68, 71-74, 82, cap.
de Dilect., p. 83, etc. — 4 Apol., Resp. ad Arg., p. 99; de Vot.
monast., p. 281.
119
éloigné des emportements qu'on voit aujourd'hui dans la
nouvelle Réforme, où on ne rougit pas de condamner saint Bernard et de traiter
saint François d'insensé.
Il est vrai que l’Apologie,
après avoir mis ces grands hommes an nombre des saints Pères, condamne les
moines qui les ont suivis, parce qu'on « prétend qu'ils ont cru mériter la
rémission des péchés, la grâce et la justice par ces œuvres, et non pas la
recevoir gratuitement (1). » Mais la calomnie est visible, puisque les religieux
d'aujourd'hui croient encore, comme les anciens, avec l'Eglise catholique et le
concile de Trente, que la rémission des péchés est purement gratuite et donnée
par les mérites de Jésus-Christ seul.
Et afin qu'on ne pense pas que
le mérite que nous attribuons à ces œuvres de pénitence fût alors improuvé par
les défenseurs de la Confession d’Augsbourg, ils enseignent en général
des œuvres et des afflictions, « qu'elles MÉRITENT non pas la justification,
mais d'autres récompenses (2) : » et en particulier de l'aumône, lorsqu'on la
fait en état de grâce, « qu'elle MÉRITE plusieurs bienfaits de Dieu ; QU'ELLE
ADOUCIT LES PEINES ; qu'elle MÉRITE que nous soyons assistés contre les périls
du péché et de la mort. » Qui empêche qu'on n'en dise autant du jeûne et des
autres mortifications ? Et tout cela bien entendu n'est au fond que ce
qu'enseignent tous les catholiques.
Les calvinistes se sont éloignés
des véritables idées de la justification, en disant, comme nous verrons, que le
baptême n'est pas nécessaire aux petits enfants ; que la justice une fois reçue
ne se perd pas ; et ce qui en est une suite, qu'elle se conserve même dans le
crime. Mais comme les luthériens virent commencer ces erreurs dans les sectes
des anabaptistes, ils les proscrivirent par ces trois articles de la
Confession d’Augsbourg :
« Que le baptême est nécessaire
à salut et qu'ils condamnent les anabaptistes, qui assurent que les enfants
peuvent être sauvés sans le baptême et hors de l'Eglise de Jésus-Christ (3).
» Qu'ils condamnent les mêmes
anabaptistes, qui nient qu'on
1 Apol., resp. ad Arg., p. 99;
de vot. monast., p. 281. — 2 Ibid., p. 136. — 3 Art. 9, p. 12.
120
puisse perdre le Saint-Esprit, quand on a été une fois
justifié (1).
« Que ceux qui
tombent en péché mortel ne sont pas justes : qu'il faut résister aux mauvaises
inclinations : que ceux qui leur obéissent contre le commandement de Dieu, et
agissent contre leur conscience, sont injustes et n'ont ni le Saint-Esprit, ni
la foi, ni la confiance en la divine miséricorde (2). »
On sera étonné de voir tant
d'articles de conséquence décidés selon nos idées dans la Confession
d’Augsbourg, et enfin quand je considère ce qu'elle a trouvé de particulier;
je ne vois que cette foi spéciale dont nous avons parlé au commencement de cet
ouvrage, et la certitude infaillible de la rémission des péchés qu'on lui veut
faire produire dans les consciences. Il faut avouer aussi que c'est là ce qu'on
nous donne pour le dogme capital de Luther, le chef-d'œuvre de sa Réforme et le
plus grand fondement de la piété et de la consolation des âmes fidèles. Mais
cependant on n'a point trouvé de remède à ce terrible inconvénient que nous
avons remarqué d'abord (3), d'être assuré de la rémission de ses péchés sans le
pouvoir jamais être de la sincérité de sa repentance. Car enfin, quoi qu'il soit
de l'imputation, il est bien certain que Jésus-Christ n'impute sa justice qu'à
ceux qui sont pénitents et sincèrement pénitents, c'est-à-dire sincèrement
contrits, sincèrement affligés de leurs péchés, sincèrement convertis. Que cette
sincère pénitence ait en elle-même de la dignité, de la perfection, du mérite,
quel qu'il soit, ou qu'elle n'en ait pas, je m'en suis assez expliqué, et c'est
de quoi je n'ai que faire en cette occasion. Qu'elle soit ou condition, ou
disposition et préparation, ou enfin tout ce qu'on voudra, cela ne m'importe,
puisqu'enfin, quoi qu'il en soit, il faut l'avoir, ou il n'y a point de pardon.
Or si je l'ai, ou si je ne l'ai pas, c'est de quoi je ne puis jamais être assuré
selon les principes de Luther, puisque selon lui je ne sais jamais si ma
pénitence n'est pas une illusion, ou une vaine pâture de mon amour-propre , ni
si le péché que je crois détruit dans mon cœur, n'y règne pas avec plus de
sûreté que jamais en se dérobant à mes yeux.
1 Art. 11, p. 13. — 2 Art. 6, p. 12; cap. de bon. oper.,
p. 21. — 3 Ci-dessus, livre I, n. 9 et suiv.
121
Et on a beau dire avec l’Apologie
: « La foi ne compatit pas avec le péché mortel (1) : » or j'ai la foi : donc je
n'ai plus de péché mortel; car c'est de là que vient tout l'embarras, puisqu'on
doit dire au contraire : « La foi ne compatit pas avec le péché mortel : » c'est
ce que les luthériens viennent d'enseigner. Or je ne suis pas assuré de n'avoir
plus de péché mortel ; c'est ce que nous avons prouvé par la doctrine de Luther
(2) : je ne suis donc pas assuré d'avoir la foi. En effet on s'écrie dans l'Apologie
: « Qui aime assez Dieu? Qui le craint assez? Qui souffre avec assez de patience
(3)? » Or on peut dire de même : « Qui croit comme il faut? Qui croit assez pour
être justifié devant Dieu?» Et la suite de l’Apologie établit ce doute;
car elle poursuit : «Qui ne doute pas souvent si c'est Dieu ouïe hasard qui
gouverne le monde? Qui ne doute pas souvent s'il sera exaucé de Dieu? » On doute
donc souvent de sa propre foi : comment est-on assuré alors de la rémission de
ses péchés? On ne l'a donc pas cette rémission : ou bien, contre le dogme de
Luther, on l'a sans en être assuré ; ou, ce qui est le comble de l'aveuglement,
on en est assuré sans être assuré de la sincérité de sa foi ni de celle de sa
pénitence, et la rémission des péchés devient indépendante de l'une et de
l'autre. Voilà où nous précipite cette certitude qui fait tout le fond de la
Confession d’Augsbourg et le dogme fondamental du luthéranisme.
Au reste ce qu'on nous oppose,
que par l'incertitude où nous laissons les consciences affligées nous les jetons
dans le trouble ou même dans le désespoir, n'est pas véritable ; et il faut bien
que les luthériens en conviennent par cette raison : car quelque assurés qu'ils
se vantent d'être de leur justification, ils n’osent pas s’assurer absolument de
leur persévérance, ni par conséquent de leur béatitude éternelle. Au contraire
ils condamnent ceux qui disent qu'on ne peut pas perdre la justice une fois
reçue (4). Mais en la perdant, on perd avec elle tout le droit qu'on avait comme
justifié à conscience l'héritage éternel. On n'est donc jamais assuré de ne pas
perdre ce droit, puisqu'on n'est pas assuré de ne pas perdre la justice à
laquelle il est attaché. On y espère néanmoins à ce bienheureux
1 Apol., cap. de Justif., p. 71, 81, etc.— 2
Ci-dessus, liv. I, n. 9 et suiv.— 3 Apol. cap. de Justif. p. 91.—
4 Conf. Aug., art. 6, 11, cap. de bon. operib., p. 12,13,21.
122
héritage : on vit heureux dans cette douce espérance, selon
ce que dit saint Paul : «Nous réjouissant en espérance (1) ! » On peut donc sans
cette assurance dernière qui exclut toute sorte de doute, jouir du repos que
l'état de cette vie nous peut permettre.
On voit par là ce qu'il faut
faire pour accepter la promesse et se l'appliquer ; c'est sans hésiter, qu'il
faut croire que la grâce de la justice chrétienne et par conséquent la vie
éternelle est à nous en Jésus-Christ : et non-seulement à nous en général, mais
encore à nous en particulier. Il n'y a point à hésiter du côté de Dieu, je le
reçoit, confesse : le ciel et la terre passeront plutôt que ses promesses nous
manquent. Mais qu'il n'y ait point à hésiter ni rien à craindre de notre côté,
le terrible exemple de ceux qui ne persévèrent pas jusqu'à la un et qui, selon
les luthériens, n'ont pas été moins justifiés que les élus mêmes, démontre le
contraire.
Voici donc en abrégé toute la
doctrine de la justification : qu'encore que pour nourrir l'humilité dans nos
cœurs nous soyons toujours en crainte de notre côté, tout nous est assuré du
côté de Dieu ; de sorte que notre repos en cette vie consiste dans une ferme
confiance en sa bonté paternelle, et dans un parfait abandon à sa haute et
incompréhensible volonté avec une profonde adoration de son impénétrable secret.
Pour la Confession de
Strasbourg, si nous en considérons la doctrine, nous verrons combien on eut
de raison, dans la conférence de Marpourg, d'accuser ceux de Strasbourg et en
général les sacramentaires, de ne rien entendre dans la justification de Luther
et des luthériens : car cette confession de foi ne dit pas un mot ni de la
justice par imputation, ni aussi de la certitude qu'on en doit avoir (2). Elle
définit au contraire la justification, ce par quoi « d'injustes nous devenons
justes, et de mauvais bons et droits (3), » sans en donner d'autre idée. Elle
ajoute qu'elle est gratuite et l'attribue à la foi, mais à la foi unie à la
charité et féconde en bonnes œuvres.
Aussi dit-elle avec la
Confession d’Augsbourg « que la charité est l'accomplissement de toute la
loi, selon la doctrine de saint
1 Rom., XII, 12. — 2 Voy. ci-dessus, liv. II, n.
dern. — 2 Conf. Argent., cap. III et IV.
123
Paul (1) ; » mais elle explique plus fortement que n'y
avait fait Mélanchthon combien nécessairement la loi doit être accomplie,
lorsqu'elle assure « que personne ne peut être pleinement sauvé, s'il n'est
conduit par l'esprit de Jésus-Christ à ne manquer d'aucune des bonnes œuvres
pour lesquelles Dieu nous a créés; et qu'il est si nécessaire que la loi
s'accomplisse, que le ciel et la terre passeront plutôt qu'il puisse arriver du
relâchement dans le moindre trait de la loi ou dans un seul ïota (2). »
Jamais catholique n'a parlé plus
fortement de l'accomplissement de la loi que fait cette confession : mais encore
que ce soit là le fondement du mérite, Bucer n'y en disait mot, quoique
d'ailleurs il ne fasse point de difficulté de le reconnaître au sens de saint
Augustin, qui est celui de l'Eglise.
Il ne sera pas inutile, pendant
que nous sommes sur cette matière, de considérer ce qu'en a pensé ce docteur, un
des chefs du second parti de la nouvelle Réforme, dans une conférence solennelle
(3) où il parla en ces termes : « Puisque Dieu jugera chacun selon ses œuvres,
il ne faut pas nier que les bonnes œuvres faites par la grâce de Jésus-Christ,
et qu'il opère lui-même dans ses serviteurs, ne méritent la vie
éternelle, non point à la vérité par leur propre dignité, mais par l'acceptation
et la promesse de Dieu, et le pacte fait avec lui : car c'est à de telles œuvres
que l'Ecriture promet la récompense de la vie éternelle, qui pour cela n'en est
pas moins une grâce à un autre égard, parce que ces bonnes œuvres, auxquelles on
donne une si grande récompense, sont elles-mêmes des dons de Dieu. » Voilà ce
qu'écrit Bucer en 1539 dans la dispute de Lipsic, aûn qu'on ne pense que ce soit
des choses écrites au commencement de la Réforme, et avant qu'elle eût le loisir
de se reconnaître. Selon ce même principe, le même Bucer décide en un autre
endroit (4), qu'il ne faut pas nier « qu'on puisse être justifié par les œuvres,
comme l'enseigne saint Jacques, puisque Dieu rendra à chacun selon ses œuvres.
Et, poursuit-il, la question n'est pas des mérites : nous ne les rejetons
en aucune sorte, et même nous reconnaissons qu'on mérite la vie
éternelle,
1 Conf. Argent., cap. III et IV. — 2 Conf. Argent.,
cap. V, p. 181. — 3 Disp. Lips.; an. 1539. — 4 Resp. ab Abrinc.
124
selon cette parole de Notre-Seigneur : « Celui qui
abandonnera tout pour l'amour de moi aura le centuple dans ce siècle, et la vie
éternelle en l'autre. »
On ne peut reconnaître plus
clairement les mérites que chacun peut acquérir pour soi-même, et même par
rapport à la vie éternelle. Mais Bucer passe encore plus loin : et comme on
accusait l'Eglise d'attribuer des mérites aux saints, non-seulement pour
eux-mêmes, mais encore pour les autres, il la justifiait par ces paroles : «
Pour ce qui regarde ces prières publiques de l'Eglise, qu'on appelle
Collectes, où l'on fait mention des prières et des mérites des saints,
puisque dans ces mêmes prières tout ce qu'on demande en cette sorte est demandé
à Dieu, et non pas aux saints, et encore qu'il est demandé par Jésus-Christ: dès
là tous ceux qui font cette prière reconnaissent que tous les mérites des saints
sont des dons de Dieu gratuitement accordés (1). » Et un peu après : « Car
d'ailleurs nous confessons et nous prêchons avec joie que Dieu récompense les
bonnes œuvres de ses serviteurs, non-seulement en eux-mêmes, mais encore en ceux
pour qui ils prient, puisqu'il a promis qu'il ferait du bien à ceux qui
l'aiment, jusqu'à mille générations. » Bucer disputait ainsi pour l'Eglise
catholique en 1546 dans la conférence de Ratisbonne : aussi ces prières
avaient-elles été faites par les plus grands hommes de l'Eglise, et dans les
siècles les plus éclairés ; et saint Augustin même, tout ennemi qu'il était du
mérite présomptueux, ne laissait pas de reconnaître que le mérite des saints
nous était utile, en disant qu'une des raisons de célébrer dans l'Eglise la
mémoire des martyrs, « était pour être associés à leurs mérites et aidés par
leurs prières (2). »
Ainsi, quoi qu'on puisse dire,
la doctrine de la justice chrétienne, de ses œuvres et de son mérite, était
avouée dans les deux partis de la nouvelle Réforme; et ce qui a fait depuis tant
de difficultés n'en faisait aucune alors, ou n'en faisait en tous cas qu'à cause
que dans la Réforme on se laissait souvent entraîner à l'esprit de
contradiction.
Je ne puis omettre ici une
bizarre doctrine de la Confession
1 Disp. Ratisb. — 2 Lib. XX,
contra Faust, manich., cap. XXI.
125
d’Augsbourg sur la justification. C'est
non-seulement que l'amour de Dieu n'y était pas nécessaire, mais que
nécessairement il la supposait accomplie. Luther nous l'a déjà dit : mais
Mélanchthon l'explique amplement dans l’Apologie. « Il est impossible
d'aimer Dieu, dit-il, si auparavant on n'a par la foi la rémission des péchés;
car un cœur qui sent vraiment un Dieu irrité, ne le peut aimer; il faut le voir
apaisé : tant qu'il menace, tant qu'il condamne, la nature humaine ne peut
s'élever jusqu'à l'aimer dans sa colère. Il est aisé aux contemplateurs oisifs
d'imaginer ces songes de l'amour de Dieu, qu'un homme coupable de péché mortel
le puisse aimer par-dessus toutes choses, parce qu'ils ne sentent pas ce que
c'est que la colère ou le jugement de Dieu : mais une conscience agitée sent la
vanité de ces spéculations philosophiques (1). » De là donc il conclut partout «
qu'il est impossible d'aimer Dieu, si l’on n'est auparavant assuré de la
rémission obtenue (2). »
C'est donc une des finesses de
la justification de Luther, que nous sommes justifiés avant que d'avoir la
moindre étincelle de l'amour de Dieu : car tout le but de l’Apologie est
d'établir, non-seulement qu'on est justifié avant que d'aimer, mais encore qu'il
est impossible d'aimer si l'on n'est auparavant justifié (3) : en sorte que la
grâce offerte avec tant de bonté ne peut rien du tout sur notre cœur; il faut
l'avoir reçue pour être capable d'aimer Dieu. Ce n'est pas ainsi que parle
l'Eglise dans le concile de Trente : «L'homme excité et aidé par la grâce, dit
ce concile, croit tout ce que Dieu a révélé et tout ce qu'il a promis; et croit
ceci avant toutes choses, que l'impie est justifié par la grâce, par la
rédemption qui est en Jésus-Christ. Alors se sentant pécheur, de la justice dont
il est alarmé, il se tourne vers la divine miséricorde qui relève son espérance,
dans la confiance qu'il a que Dieu lui sera propice par Jésus-Christ, et
il commence à l'aimer comme l'auteur de toute justice (4), » c'est-à-dire comme
celui qui justifie gratuitement l'impie. Cet amour si heureusement commencé a le
1 Art. 5, 20, cap. de bon. oper.; Synt. Gen., IIe
part., sup. liv. I, n. 18; Apol., cap. de Justif., p. 66. — 2
Ibid., p. 81, etc. — 3 Apol., p. 66, 81-83,121, etc. — 4 Sess. VI,
cap. VI.
126
porte à détester ses crimes; » il reçoit le sacrement, il
est justifié. La charité est répandue dans son cœur gratuitement par le
Saint-Esprit; et ayant commencé à aimer Dieu lorsqu'il lui offrait la grâce, il
l'aime encore plus quand il l'a reçue.
Mais voici une nouvelle finesse
de la justification luthérienne. Saint Augustin établit après saint Paul, qu'une
des différences de la justice chrétienne d'avec la justice de la loi, c'est que
la justice de la loi est fondée sur l'esprit de crainte et de terreur, au lieu
que la justice chrétienne est inspirée par un esprit de dilection et d'amour.
Mais l’Apologie l'explique autrement; et la justice, où l'amour de Dieu
est jugé nécessaire, où il entre, dont il fait la pureté et la vérité, y est
partout représentée comme la justice des œuvres, la justice de la raison, la
justice par les propres mérites, en un mot comme la justice de la loi et la
justice pharisaïque (1). Voici de nouvelles idées que le christianisme ne
connaissait pas encore : une justice que le Saint-Esprit répand dans les cœurs
en y répandant la charité, est une justice pharisaïque, qui ne purifie que le
dehors; une justice répandue gratuitement dans les cœurs à cause de
Jésus-Christ, est une justice de la raison, une justice de la loi, une justice
par les œuvres; et enfin on nous accuse d'établir une justice par ses propres
forces, lorsqu'il paraît clairement par le concile de Trente que nous
établissons une justice dont la foi est le fond, dont la grâce est le principe,
dont le Saint-Esprit est l'auteur depuis son premier commencement jusqu'à la
dernière perfection où l'on peut arriver dans cette vie.
Je crois qu'on voit maintenant
combien il a été nécessaire de bien faire entendre la justification luthérienne
par la Confession d’Augsbourg et par l’Apologie, puisque cette
exposition a fait paraître que dans un article que les luthériens regardent
comme le chef-d'œuvre de leur Réforme, ils n'ont après tout fait autre chose que
de nous calomnier dans quelques points, nous justifier en d'autres ; et dans
ceux où il peut rester quelque dispute, nous laisser visiblement la meilleure
part.
Outre cet article principal, il
y en a d'autres très-importants dans la Confession d’Augsbourg ou dans
l'Apologie, comme « qu'il
1 Apol., p. 86, 103, etc.
127
faut retenir dans la confession l'absolution particulière;
que c'est l’erreur des novatiens, et une erreur condamnée, de la rejeter ; que
cette absolution est un sacrement véritable et proprement dit ; et que la
puissance des clefs remet les péchés, non-seulement devant l'Eglise, mais encore
devant Dieu (1). » Quant au reproche qu'on nous fait ici de dire que « ce
sacrement conférait la grâce sans aucun bon mouvement de celui qui le reçoit, »
je crois qu'on est las d'entendre une calomnie si souvent réfutée.
Quant à ce qu'on enseigne au
même lieu qu'en retenant la confession « il n'y fallait pas exiger le
dénombrement des péchés, à cause qu'il est impossible, conformément à cette
parole : «Qui est-ce qui connaît ses péchés (2) ? » c’était à la vérité une
bonne excuse à l'égard des péchés que l'on ne connaît pas, mais non pas une
raison suffisante de ne point soumettre aux clefs de l'Eglise ceux que l'on
connaît. Aussi faut-il avouer de bonne foi que les luthériens non plus que
Luther n'ont pas en cela d'autres sentiments que les nôtres, puisque nous
trouvons ces mots dans le Petit Catéchisme de Luther reçu unanimement
dans tout le parti : « Devant Dieu nous devons nous tenir coupables de nos
péchés cachés : mais à l'égard du ministre, il faut seulement confesser ceux qui
nous sont connus, et que nous sentons dans notre cœur (3). » Et pour mieux voir
la conformité des luthériens avec nous dans l'administration de ce sacrement, il
ne sera pas hors de propos de considérer l'absolution, qu'au rapport du même
Luther dans le même endroit, le confesseur donne au pénitent après sa confession
en ces termes : « Ne croyez-vous pas que ma rémission est celle de Dieu? Oui,
répond le pénitent. Et moi, reprend le confesseur, par l'ordre de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, je vous remets vos péchés au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit (4).»
Pour le nombre des sacrements,
l’Apologie nous enseigne « que le baptême, la cène, et l'absolution sont
trois véritables sacrements (5) » En voici un quatrième, puisqu'il « ne faut
point faire
1 Art. 11, 12, 22, édit. Gen., p. 21; Apol., de Pœnit., p.
167, 200, 201; ibid., p. 164, 167; ibid., p. 165. — 2 Conf. Aug., art.
10, cap. de Conf. — 3 Cat. min., Concord., p. 378. — 4
Ibid., 380. — 5 Apol., cap. de num. Sac., ad art. XIII, p. 200
et seq.
128
de difficulté de mettre l'ordre en ce rang, en le prenant
pour le ministère de la parole, parce qu'il est commandé de Dieu et qu'il a de
grandes promesses. » La confirmation et l'extrême-onction sont marquées comme
des « cérémonies reçues des Pères, » mais qui n'ont pas une expresse promesse de
la grâce. Je ne sais donc ce que veulent dire ces paroles de l’Epître de saint
Jacques, en parlant de l'onction des malades : «S'il est en péché, il lui sera
remis (1); » mais c'est peut-être que Luther n'estimait pas cette Epître y
quoique l'Eglise ne l'ait jamais révoquée en doute. Ce hardi réformateur
retranchait du canon des Ecritures tout ce qui ne s'accommodat pas avec ses
pensées ; et c'est à l'occasion de cette onction qu'il écrit dans la
Captivité de Babylone, sans aucun témoignage de l'antiquité, que cette
Epître « ne paraît pas de saint Jacques, ni digne de l'esprit apostolique(2). »
Pour le mariage, ceux de la
confession d'Augsbourg y reconnaissent une institution divine et des promesses,
mais temporelles (3) ; comme si c'était une chose temporelle que d'élever dans
l'Eglise les enfants de Dieu, et se sauver en les engendrant de cette sorte (4)
; ou que ce ne fût pas un des fruits du mariage chrétien, de faire que les
enfants qui en sortent fussent nommés saints, comme étant destinés à la sainteté
».
Mais au fond l’Apologie
ne parait pas s'opposer beaucoup à notre doctrine sur le nombre des sacrements,
« pourvu, dit-elle, qu'on rejette ce sentiment qui domine dans tout le règne
pontifical, que les sacrements opèrent la grâce sans aucun bon mouvement de
celui qui les reçoit (6). » Car on ne se lasse point de nous faire cet injuste
reproche. C'est là qu'on met le nœud de la question, c'est-à-dire qu'il n'y
resterait presque plus de difficulté sans les fausses idées de nos adversaires.
Luther s'était expliqué contre
les vœux monastiques d'une manière terrible, jusqu'à dire de celui de la
continence (fermez vos oreilles, âmes chastes) qu'il était aussi peu possible de
l'accomplir que de se dépouiller de son sexe (7). La pudeur serait offensée si
1 Jacob., V, 18. — 2 De Captiv. Babylon.,
tom. II, 86. — 3 Apol., 202. — 4 I Timoth.,
II, 15. — 5 I Cor., VII, 14. — 6 Apol., p. 203. — 2 Ep. ad Volf.,
tom. VII, fol. 505, etc.
129
je répétais les paroles dont il se sert en plusieurs
endroits sur ce sujet; et à voir comment il s'explique de l'impossibilité de la
continence, je ne sais pour moi ce que deviendra cette vie qu'il dit avoir menée
sans reproche durant tout le temps de son célibat, et jusqu'à l'âge de
quarante-cinq ans. Quoi qu'il en soit, tout s'adoucit dans l’Apologie y
puisque non-seulement saint Antoine et saint Bernard, mais encore saint
Dominique et saint François y sont nommés parmi les saints (1) ; et tout ce
qu'on demande à leurs disciples, c'est qu'ils recherchent, à leur exemple, la
rémission de leurs péchés dans la bonté gratuite de Dieu : à quoi l'Eglise a
trop bien pourvu pour appréhender sur ce sujet aucun reproche.
Cet endroit de l’Apologie
est remarquable, puisqu'on y met les saints ceux des derniers temps, et qu'ainsi
on reconnaît pour la vraie Eglise celle qui les a portés dans son sein. Luther
n'a pu refuser à ces grands hommes ce glorieux titre. Partout il compte parmi
les saints, non-seulement saint Bernard, mais encore saint François, saint
Bonaventure et les autres du treizième siècle. Saint François entre tous les
autres lui parut un homme admirable, animé d'une merveilleuse ferveur d'esprit.
Il pousse ses louanges jusqu'à Gerson, lui qui avait condamné Viclef et Jean Hus
dans le concile de Constance, et il l'appelle un homme grand en tout (2)
: ainsi l'Eglise romaine était encore la Mère des saints dans le quinzième
siècle. Il n'y a que saint Thomas d'Aquin dont Luther a voulu douter ; je ne
sais pourquoi, si ce n'est que ce saint était jacobin, et que Luther ne pouvait
oublier les aigres disputes qu'il avait eues avec cet ordre. Quoi qu'il en soit,
« il ne sait, dit-il, si Thomas est damné ou sauvé (3), » bien qu'assurément il
n'eût pas fait d'autres vœux que les autres saints religieux, qu'il n'eût pas
dit une autre messe, et qu'il n'eût pas enseigné une autre foi.
Pour maintenant revenir à la
Confession d'Augsbourg et à l'Apologie, l'article même de la messe y
passe si doucement (4) qu'à peine s'aperçoit-on que les protestants y aient
voulu apporter du
1 Apol., resp. ad
Arg., p. 99; de Vol. Mon.,
p. 281. — 2 Thes., 1522, tom. I, 317; adv.
Paris. Theologast., tom. II,
193; de abrog. Miss. priv. primo Tract.,
ibid., 258, 259; de Vot. Mon., ibid., 271, 278.— 3 Prœf. adv. Latom.,
ibid., 243. — 4 Cap. de Miss.
130
changement. Ils commencent par se plaindre « du reproche
injuste qu'on leur fait d'avoir aboli la messe. On la célèbre, disent-ils, parmi
nous avec une extrême révérence, et on y conserve presque toutes les cérémonies
ordinaires. » En effet, en 1523, lorsque Luther réforma la messe, et en dressa
la formule (1), il ne changea presque rien de ce qui frappait les yeux du
peuple. On y garda l'Introït, le Kyrie, la Collecte, l'Epître,
l'Evangile, avec les cierges et l'encens, si l'on voulait, le Credo, la
Prédication, les Prières, la Préface, le Sanctus, les paroles de la
Consécration, l'Elévation, l'Oraison Dominicale, l’Agnus Dei, la
Communion, l'Action de grâces. Voilà l'ordre de la messe luthérienne, qui ne
paraissait pas à l'extérieur fort différente de la nôtre : au reste on avait
conservé le chant, et même le chant en latin; et voici ce qu'on en disait dans
la Confession d’Augsbourg : «On y mêle avec le chant en latin des prières
en langue allemande pour l'instruction du peuple. » On voyait dans cette messe
et les parements et les habits sacerdotaux ; et on avait un grand soin de les
retenir, comme il paraissait par l'usage et par toutes les conférences qu'on fit
alors (2). Bien plus, on ne disait rien contre l'oblation dans la Confession
d’Augsbourg ; au contraire elle est instituée dans ce passage, qui est
rapporté de l’ Histoire tripartite : « Dans la ville d'Alexandrie, on
s'assemble le mercredi et le vendredi, et on y fait tout le service, excepté
l'oblation solennelle (3). »
C'est qu'on ne voulait pas faire
paraître au peuple qu'on eût changé le service public. A entendre la
Confession d’Augsbourg, il semblait qu'on ne s'attachât qu'aux messes sans
communiants, « qu'on avait abolies, disait-on, à cause qu'on n'en célébrait
presque plus que pour le gain (4) ; » de sorte qu'à ne regarder que les termes
de la Confession, on eût dit qu'on n'en voulait qu'à l'abus.
Cependant on avait ôté dans le
canon de la messe les paroles où il est parlé de l'oblation qu'on faisait à Dieu
des dons proposés. Mais le peuple toujours frappé au dehors des mêmes objets,
n'y prenait pas garde d'abord; et en tout cas, pour lui rendre ce
1 Form. Mess., tom. II. — 2
Chytr., Hist. Conf. Aug. — 3 Confess. Aug., cap.
de Miss., ibid. — 4 Ibid.
131
changement supportable, on insinuait que le canon n'était
pas le même dans les églises : que « celui des Grecs différait de celui des
Latins, et même parmi les Latins celui de Milan d'avec celui de Rome (1). »
Voilà de quoi on amusait les ignorons : mais on ne leur disait pas que ces
canons ou ces liturgies n'avaient que des différences fort accidentelles ; que
toutes les liturgies convenaient unanimement de l'oblation qu'on faisait à Dieu
des dons proposés devant que de les distribuer : et c'est ce qu'on changeât dans
la pratique, sans l'oser dire dans la Confession publique.
Mais pour rendre cette oblation
odieuse, on faisait accroire à l'Eglise qu'elle lui attribuait « un mérite de
remettre les péchés, sans qu'il fût besoin d'y apporter ni la foi, ni aucun bon
mouvement : » ce qu'on répétait par trois fois dans la Confession d'Augsbourg;
et on ne cessait de l'inculquer dans l’Apologie (2), pour insinuer que
les catholiques n'admettaient la messe que pour éteindre la piété.
On avait même inventé dans la
Confession d’Augsbourg, cette admirable doctrine des catholiques, à qui on
faisait dire : «Que Jésus-Christ avait satisfait dans sa passion pour le péché
originel, et qu'il avait institué la messe pour les péchés mortels et véniels
que l'on commettait tous les jours (3) : » comme si Jésus-Christ n'avait pas
également satisfait pour tous les péchés ; et on ajoutait comme un nécessaire
éclaircissement, « que Jésus-Christ s'était offert à la croix, non-seulement
pour le péché originel, mais encore pour tous les autres (4) ; » vérité dont
personne n'avait jamais douté. Je ne m'étonne donc pas que les catholiques, au
rapport même des luthériens, quand ils entendirent ce reproche, se soient comme
récriés tout d'une voix : « Que jamais on n'avait oui telle chose parmi eux (5).
» Mais il fallait faire croire au peuple que ces malheureux papistes ignoraient
jusqu'aux éléments du christianisme.
Au reste, comme les fidèles
avaient bien avant dans l'esprit l'oblation faite de tout temps pour les morts,
les protestants ne
1 Consult. Luth., apud Chytr.,
Hist. Aug. Conf., tit de Canone. — 2 Conf. Aug.
édit. Gen. cap. de Miss., p. 25; Apol., cap. de Sacram. et
sacrif. et de vocab. Miss.,
p. 260 et seq. — 3 Conf. Aug., in lib. Conc., cap. de Miss.,
p. 25. — 4 Ibid., p. 26. — 5 Chytr., Hist. Conf. Aug., Confut.
Cathol., cap. de Missâ.
132
voulaient pas paraître ignorer ou dissimuler une chose si
connue ; et ils en parlèrent dans l’Apologie en ces termes : «Quant à ce
qu'on nous objecte de l'oblation pour les morts pratiquée par les Pères, nous
avouons qu'ils ont prié pour les morts, et nous n'empêchons pas qu'on ne le
fasse ; mais nous n'approuvons pas l'application de la Cène de
Notre-Seigneur pour les morts, en vertu de l'action, ex opere operato
(1). »
Tout est ici plein d'artifice :
car premièrement, en disant qu'ils n'empêchent pas cette prière, ils l’avaient
ôtée du canon, et en avaient effacé par ce moyen une pratique aussi ancienne que
l'Eglise. Secondement, l'objection parlait de l'oblation, et ils répondent de la
prière, n'osant faire voir au peuple que l'antiquité eût offert pour les morts,
parce que c'était une preuve trop convaincante que l'Eucharistie profitait même
à ceux qui ne recevaient pas la communion.
Mais les paroles suivantes de l’Apologie
sont remarquables : « C'est à tort que nos adversaires nous reprochent la
condamnation d'Àérius, qu'ils veulent qu'on ait condamné à cause qu'il niait
qu'on offrit la messe pour les vivants et pour les morts. Voilà leur coutume de
nous opposer les anciens hérétiques, et de comparer notre doctrine avec la leur.
Saint Epiphane témoigne qu'Aérius enseignait que les prières pour les morts
étaient inutiles. Nous ne soutenons point Aérius ; mais nous disputons avec
vous qui dites, contre la doctrine des prophètes, des apôtres et des Pères, que
la messe justifie les hommes en vertu de l'action, et mérite la rémission de la
coulpe et de la peine aux méchants à qui on l'applique, pourvu qu'ils n'y mettent
pas d'obstacle (2). » Voilà comme on donne le change aux ignorants. Si les
luthériens ne voulaient point soutenir Aérius, pourquoi soutenaient-ils « ce
dogme particulier, » que cet hérétique arien avait ajouté « à l'hérésie arienne,
qu'il ne fallait point prier ni offrir des oblations pour les morts ? » Voilà ce
que saint Augustin rapporte d'Aérius après saint Epiphane, dont il a été fait un
abrégé (3). Si on rejette Aérius, si on n'ose pas soutenir un hérétique réprouvé
par les
1 Apol., cap. de vocab. Miss.,
p. 274. — 2 Ibid. — 3 S. Aug., lib. de Hœres., 53 ; Epiph., haeres.
75.
133
saints Pères, il faut rétablir dans la liturgie,
non-seulement la prière, mais encore l'oblation pour les morts.
Mais voici le grand grief de
l’Apologie : C'est, dit-on, que saint Epiphane en condamnant Aérius, ne
disait pas comme vous, « que la messe justifie les hommes en vertu de l'action,
ex opere operato, et mérite la rémission de la coulpe et de la peine aux
méchats à qui on l'applique, pourvu qu'ils n'y mettent point d'obstacle. » On
dirait à les entendre, que la messe par elle-même va justifier tous les pécheurs
pour qui on la dit, sans qu'ils y pensent : mais que sert d'amuser le monde? La
manière dont nous disons que la messe profite même à ceux qui n'y pensent pas,
jusqu'aux plus méchants, n'a aucune difficulté. Elle leur profite comme la
prière, laquelle certainement on ne ferait pas pour les pécheurs les plus
endurcis, si on ne croyait qu'elle pût obtenir de Dieu la grâce qui surmonterait
leur endurcissement s'ils n'y résistaient, et qui souvent la leur obtient si
abondante, qu'elle empêche leur résistance. C'est ainsi que l'oblation de
l'Eucharistie profite aux absents, aux morts et aux pécheurs même, parce qu'en
effet la consécration de l'Eucharistie, en mettant devant les yeux de Dieu un
objet aussi agréable que le corps et le sang de son Fils, emporte avec elle une
manière d'intercession très-puissante, mais que trop souvent les pécheurs
rendent inutile par l'empêchement qu'ils mettent à son efficace.
Qu'y avait-il de choquant dans
cette manière d'expliquer l'effet de la messe? Quant à ceux qui détournaient à
un gain sordide une doctrine si pure, les protestons savaient bien que l'Eglise
ne les approuvait pas : et pour les messes sans communiants, les catholiques
leur dirent dès lors ce qui depuis a été confirmé à Trente, que s'y l'on n'y
communie pas, ce n'est pas la faute de l'Eglise, » puisqu'elle souhaiterait au
contraire que les assistants communiassent à la messe qu'ils entendent (1) : »
de sorte que l'Eglise ressemble à un riche bienfaisant, dont la table est
toujours ouverte et toujours servie, encore que les conviés n'y viennent pas.
1 Chytr., Hist. Conf. Aug., Confut. Cath., cap. de Missâ;
Conc. Trid., sess. XXII,
cap. VI.
134
On voit maintenant tout
l'artifice de la Confession d’Augsbourg touchant la messe : ne toucher
guère au dehors ; changer le dedans, et même ce qu'il y avait de plus ancien
sans en avertir les peuples; charger les catholiques des erreurs les plus
grossières, jusqu'à leur faire dire contre leurs principes que « la messe
justifiait le pécheur, » chose constamment réservée aux sacrements de baptême et
de pénitence ; et encore sans aucun bon mouvement, afin de rendre l'Eglise et sa
liturgie plus odieuses.
On n'était pas moins soigneux de
défigurer les autres parties de notre doctrine, et particulièrement le chapitre
de la Prière des saints. « Il y en a, dit l’Apologie, qui attribuent
nettement la divinité aux Saints, en disant qu'ils voient en nous les
secrètes pensées de nos cœurs (1). » Où sont-ils ces théologiens qui attribuent
aux Saints de voir le secret des cœurs comme Dieu, ou de le voir autrement que
par la lumière qu'il leur donne, comme il a fait aux prophètes quand il lui a
plu ? « Ils font des Saints, disait-on, non-seulement des intercesseurs; mais
encore des médiateurs de rédemption. Ils ont inventé que Jésus-Christ
était plus dur, et les Saints plus aisés à apaiser; ils se fient plus à la
miséricorde des Saints qu'à celle de Jésus-Christ; et fuyant Jésus-Christ
, ils cherchent les Saints (2) » Je n'ai pas besoin de justifier l'Eglise de ces
abominables excès. Mais afin qu'on ne doutât pas que ce ne fût là au pied de la
lettre le sentiment catholique, « nous ne parlons point encore, ajoutait-on, des
abus du peuple: nous parlons de l'opinion des docteurs, » Et un peu après : «
Ils exhortent à se fier davantage à la miséricorde des Saints qu'à celle de
Jésus-Christ. Ils ordonnent de se fier aux mérites des Saints, comme si nous
étions réputés justes à cause de leurs mérites, comme nous sommes réputés justes
à cause des mérites de Jésus-Christ (3). » Après nous avoir imputé de tels
excès, on dit gravement : « Nous n'inventons rien : ils disent dans les
indulgences que les mérites des Saints nous sont appliqués. » Il ne fallait
qu'un peu d'équité pour entendre de quelle sorte les mérites des Saints nous
sont utiles; et Bucer même, auteur non suspect, nous a justifiés du reproche
qu'on nous faisait sur ce point.
1 Ad art. 21, cap. de Invoc. sanct,
p. 225. — 2 Ibid. — 3 Ibid., p. 227.
135
Mais on ne voulait qu'aigrir et irriter les esprits. C'est
pourquoi on ajoute encore : « De l'invocation des Saints on est venu aux images.
On les a honorées, et on pensait qu'il y avait une certaine vertu, comme les
magiciens nous font accroire qu'il y en a dans les images des
constellations, lorsqu'on les fait en un certain temps (1). » Voilà comme on
excitait la haine publique. Il faut avouer pourtant qu'on n'en venait pas à cet
excès dans la Confession d’Augsbourg, et qu'on n'y parlait pas même des
images. Pour contenter le parti, il fallut dire dans l’Apologie quelque
chose de plus dur. Cependant on se gardait bien d'y faire voir au peuple que ces
prières adressées aux Saints, afin qu'ils priassent pour nous, fussent communes
dans l'ancienne Eglise. Au contraire, on en parlait comme d'une « coutume
nouvelle, introduite sans le témoignage des Pères, et dont on ne voyait rien
avant saint Grégoire (2) » c'est-à-dire avant le septième siècle. Les peuples
n'étaient pas encore accoutumés à mépriser l'autorité de l'ancienne Eglise, et
la Réforme timide encore révérait les grands noms des Pères. Mais maintenant
elle a endurci son front; elle ne sait plus rougir ; de sorte qu'on nous
abandonne le quatrième siècle, et on ne craint point d'assurer que saint Basile,
saint Ambroise, saint Augustin, et en un mot tous les Pères de ce siècle si
vénérable, ont avec l'invocation des Saints établi dans la nouvelle idolâtrie le
règne de l'Antéchrist (3).
Alors et durant le temps de la
Confession d’Augsbourg, les protestants se glorifiaient d'avoir pour eux
les saints Pères, principalement dans l'article de la justification, qu'ils
regardaient comme le plus essentiel : et non-seulement ils prétendaient avoir
pour eux l'ancienne Eglise (4), mais voici encore comme ils finissaient
l'exposition de leur doctrine : « Tel est l'abrégé de notre foi, où l'on ne
verra rien de contraire à l'Ecriture, ni à l'Eglise catholique, ou même à
l'Eglise romaine, autant qu'on la peut connaître par ses écrivains. Il
s'agit de quelque peu d'abus qui se sont introduits dans les églises sans aucune
autorité certaine; et
1 Ad art. 21, cap. de Invoc. sanct.,
p. 229. — 2 Ibid., p. 223, 225, 229. — 3 Dall., de cult. Latin.;
Joseph. Meda, in Comment. Apoc.; Jur., Acc. des Proph.
— 3 Conf. Aug., art. 21, edit. Gen., p. 22, 23, etc.; Apol., Resp. ad
Arg., p. 141, etc.
136
quand il y aurait quelque différence, il la faudrait
supporter, puisqu'il n'est pas nécessaire que les rites des églises soient
partout les mêmes. »
Dans une autre édition on lit
ces mots : « Nous ne méprisons pas le contentement de l'Eglise catholique,
ni ne voulons soutenir les opinions impies et séditieuses qu'elle a condamnées;
car ce ne sont point des passions désordonnées; mais c'est l'autorité (a) de la
parole de Dieu, et de l'ancienne Eglise, qui nous a poussés à embrasser
cette doctrine pour augmenter la gloire de Dieu, et pourvoir à l'utilité des
bonnes âmes dans l'Eglise universelle (1). »
On disait aussi dans l’Apologie,
après y avoir exposé l'article de la justification, qu'on tenait sans
comparaison le principal : «Que c'était la doctrine des prophètes, des apôtres,
des saints Pères, de saint Ambroise, de saint Augustin, de la plupart des autres
Pères, et de toute l'Eglise qui reconnaissait Jésus-Christ pour propitiateur, et
comme l'auteur de la justification; et qu'il ne fallait pas prendre pour
doctrine de l'Eglise romaine tout ce qu'approuve le Pape, quelques cardinaux,
évêques, théologiens ou moines (2) : » par où l'on distinguait manifestement les
opinions particulières d'avec le dogme reçu et constant, où on faisait
profession de ne vouloir point toucher.
Les peuples croyaient donc
encore suivre en tout les sentiments des Pères, l'autorité de l'Eglise
catholique, et même celle de l'Eglise romaine, dont la vénération était
profondément imprimée dans tous les esprits. Luther même, tout arrogant et tout
rebelle qu'il était, revenait quelquefois à son bon sens, et il faisait bien
paraître que cette ancienne vénération qu'il avait eue pour l'Eglise n'était pas
entièrement effacée. Environ l'an 1534, tant d'années après sa révolte et quatre
ans après la Confession d'Augsbourg, on publia son traité pour abolir la
messe privée. C'est celui où il raconte son fameux colloque avec le prince des
ténèbres. Là, tout outré qu'il était contre l'Eglise catholique, jusqu'à la
regarder comme le siège de l'Antéchrist et de l'abomination, loin
1 Edit. Gen., art. 21, p. 22. — 2
Apol., Resp. ad ant., p. 141.
(a) 1ère édit. : Mais l'autorité.
137
de lui ôter le titre d'Eglise par cette raison, il
concluait au contraire « qu'elle était la véritable Eglise, le soutien et la
colonne delà vérité, et le lieu très-saint. En cette Eglise, poursuivait-il,
Dieu conserve miraculeusement le baptême, le texte de l'Evangile dans toutes les
langues, la rémission des péchés, et l'absolution tant dans la confession qu'en
public; le sacrement de l'autel vers Pâque et trois ou quatre fois l'année,
quoiqu'on en ait arraché une espèce au peuple; la vocation et l'ordination des
pasteurs; la consolation dans l'agonie; l'image du crucifix, et en même temps le
ressouvenir de la mort et de la passion de Jésus-Christ; le Psautier, l'Oraison
Dominicale, le Symbole, le Décalogue, plusieurs cantiques pieux en latin et en
allemand. » Et un peu après: «Où l'on trouve ces vraies reliques des Saints, là
sans doute a été et est encore la sainte Eglise de Jésus-Christ; là sont
demeurés les Saints; car les institutions et les sacrements de Jésus-Christ y
sont, excepté une des espèces arrachée par force. C'est pourquoi il est certain
que Jésus-Christ y a été présent, et que son Saint-Esprit y conserve sa vraie
connaissance et la vraie foi dans ses ans (1). » Loin de regarder la croix,
qu'on mettait entre les mains des mourants, comme un objet d'idolâtrie, il la
regarde au contraire comme un monument de piété, et comme un salutaire
avertissement qui nous rappelait dans l'esprit la mort et la passion de
Jésus-Christ. La révolte n'avait pas encore éteint dans son cœur ces beaux
restes de la doctrine et de la piété de l'Eglise ; et je ne m'étonne pas qu'à la
tête de tous les volumes de ses œuvres on l'ait peint, avec son maître
l'électeur, à genoux devant un crucifix.
Pour ce qu'il dit de la
soustraction d'une des espèces, la Réforme se trouvait fort embarrassée sur cet
article; et voici ce qu'on en disait dans l'Apologie : « Nous excusons
l'Eglise, qui ne pouvant recevoir les deux espèces, a souffert cette injure :
mais nous n'excusons pas les auteurs de cette défense (2). »
Pour entendre le secret de cet
endroit de l’Apologie, il ne faut que remarquer un petit mot que
Mélanchthon son auteur écrit à Luther, en le consultant sur cette matière,
pendant qu'on en
1 Tract. de Missâ priv., tom. VII, 236 et seq. — 2
Cap. De utraque specie, 235.
138
disputait à Augsbourg entre les catholiques et les
protestants. « Eccius voulait, lui dit-il, qu'on tînt pour indifférente la
communion sous une ou sous deux espèces. C'est ce que je n'ai pas voulu accorder
: et toutefois j'ai excusé ceux qui jusqu'ici avaient reçu une seule espèce
par erreur; car on criait que nous condamnions toute l'Eglise (1). »
Ils n'osaient donc pas condamner
toute l'Eglise : la seule pensée en faisait horreur. C'est ce qui fait trouver à
Mélanchthon ce beau dénouement, d'excuser « l'Eglise sur une erreur. » Que
poudraient dire de pis ceux qui la condamnent, puisque l'erreur dont il s'agit
est supposée une erreur dans la foi, et encore une erreur tendante à l'entière
subversion d'un aussi grand sacrement que celui de l'Eucharistie ? Mais enfin on
n'y trouvait pas d'autre expédient : Luther l'approuva ; et pour mieux excuser
l'Eglise, qui ne communiait que sous une espèce, il joignit la violence qu'elle
souffrait de ses pasteurs sur ce point (a), à l'erreur où elle était induite :
la voilà bien excusée, et les promesses de Jésus-Christ, qui ne la devait jamais
abandonner, sauvées admirablement par cette méthode.
Les paroles de Luther dans la
réponse à Mélanchthon sont remarquables : « Ils crient que nous condamnons toute
l'Eglise. » C'est ce qui (b) frappait tout le monde. « Mais, répondit Luther,
nous disons que l'Eglise oppressée et privée par violence d'une des espèces,
doit être excusée, comme on excuse la Synagogue de n'avoir pas observé toutes
les cérémonies de la loi dans la captivité de Babylone, où elle n'en avait pas
le pouvoir (2). »
L'exemple était cité bien mal à
propos : car enfin ceux qui tenaient la Synagogue captive n'étaient pas de son
corps, comme les pasteurs de l'Eglise, qu'on faisait ici passer pour ses
oppresseurs, étaient du corps de l'Eglise. D'ailleurs la Synagogue, pour être
contrainte au dehors dans ses observances, n'était pas pour cela induite « en
erreur, » comme Mélanchthon soutenait que l'Eglise privée d'une des espèces y
était induite : mais enfin l'article passa. Pour ne point condamner l'Eglise, on
demeura
1 Mel., lib. I, ep. XV.— 2
Resp. Luth, ad Mel., tom. II; Sleid., lib. VII, 112. (a) 1ère
édit. : Qu'elle souffrait sur ce point de ses pasteurs. — (b) Voici ce qui.
139
d’accord de l'excuser sur l'erreur où elle était et sur
« l'injure » qu'on loi avait faite, et tout le parti souscrivit à cette réponse
de l'Apologie.
Tout cela ne s'accordait guère
avec l'article VII de la Confession d’Augsbourg, où il est porté « qu'il
y a une sainte Eglise qui demeurera éternellement. Or l'Eglise, c'est
l'assemblée des Saints, où l'Evangile est enseigné et les sacrements administrés
comme il faut (1). » Pour sauver cette idée d'Eglise, il ne fallait pas
seulement excuser le peuple; mais il fallait encore que les sacrements fanent
bien administrés par les pasteurs; et si celui de l'Eucharistie ne subsistait
sous une seule espèce, on ne pouvait plus faire subsister l'Eglise même.
L'embarras n'était pas moins
grand à en condamner la doctrine; et c'est pourquoi les protestants n'osaient
avouer que leur confession de foi fût opposée à l'Eglise romaine, ou qu'ils se
fussent retirés de son sein. Ils tâchaient de faire accroire, comme on vient de
voir, qu'ils n'en étaient distingués que par certains rites et quelques légères
observances. Et au reste, pour faire voir qu'ils prétendaient toujours faire
avec elle un même corps, ils se soumettaient publiquement à son concile.
C’est ce qui paraît dans la
Préface de la Confession d’Augsbourg adressée à Charles V : « Votre Majesté
Impériale a déclaré qu'elle pouvait rien déterminer dans cette affaire où il
s'agissait de la légion; mais qu'Elle agirait auprès du Pape pour procurer
l'assemblée du concile universel. Elle réitéra l'an passé la même déclaration
dans la dernière diète tenue à Spire, et a fait voir qu'Elle persistait dans la
résolution de procurer cette assemblée du concile général; ajoutant que les
affaires qu'Elle avait avec le Pape était terminées, Elle croyait qu'il pouvait
être aisément porté à tarir un concile général (2). » On voit par là de quel
concile on entendent parler alors : c'était d'un concile général assemblé par
les Papes, et les protestants s'y soumettent en ces termes : «Si les affaires de
la religion ne peuvent pas être accommodées à l'amiable avec nos parties, nous
offrons en toute obéissance à Votre Majesté Impériale de comparaître, et de
plaider notre cause devant un tel
1 Conf. Aug., art. 7. — 2
Prœf. Conf. Aug., Concord., p. 8, 9.
140
concile général, libre et chrétien. » Et enfin : « C'est à
ce concile général, et ensemble à Votre Majesté Impériale que nous avons appelé
et appelons, et nous adhérons à cet appel. » Quand ils partaient de cette sorte,
leur intention n'était pas de donner à l'Empereur l'autorité de prononcer sur
les articles de la foi : mais en appelant au concile, ils nommaient aussi
l'Empereur dans leur appel, comme celui qui devait procurer la convocation de
cette sainte assemblée, et qu'ils priaient en attendant de tenir tout en
suspens. Une déclaration si solennelle demeurera éternellement dans l'acte le
plus authentique qu'aient jamais fait les luthériens, et à la tête de la
Confession d’Augsbourg, en témoignage contre eux et en reconnaissance de
l'inviolable autorité de l'Eglise. Tout s'y soumettent alors ; et ce qu'on
faisait, en attendant sa décision, ne pouvait être que provisoire. On retenait
les peuples, et on se trompait peut-être soi-même par cette belle apparence. On
s'engageait cependant, et l'horreur qu'on avait du schisme diminuait tous les
jours. Après qu'on y fut accoutumé, et que le parti se fut fortifié par des
traités et par des ligues, l'Eglise fut oubliée, tout ce qu'on avait dit de son
autorité sainte s'évanouit comme un songe ; et le titre de concile libre et
chrétien, dont on s'était servi, devint un prétexte pour rendre illusoire la
réclamation au concile, comme on le verra par la suite.
Voilà l'histoire de la
Confession d’Augsbourg et de son Apologie. On voit que les luthériens
reviendraient de beaucoup de choses, et j'ose dire presque de tout, s'ils
voulaient seulement prendre la peine d'en retrancher les calomnies dont on nous
y charge, et de bien comprendre les dogmes où l'on s'accommode si visiblement à
notre doctrine. Si l'on eût cru Mélanchthon, on se serait encore approché
beaucoup davantage des catholiques : car il ne disait pas tout ce qu'il voulait;
et pendant qu'il travaillait à la Confession d’Augsbourg, lui-même en
écrivant à Luther sur les « articles de foi » qu'il le priait de revoir : «II
les faut, dit-il, changer souvent et les accommoder à l'occasion (1). » Voilà
comme on bâtissait cette célèbre Confession de foi, qui est le fondement de la
religion protestante ; et c'est ainsi qu'on y traitait les dogmes. On ne
permettait
1 Lib. I, ep. 1.
144
pas à Mélanchthon d'adoucir les choses autant qu'il le
souhaitait . « Je changeais, dit-il, tous les jours, et rechangeais quelque
chose, et j'en aurais changé beaucoup davantage, si nos compagnons nous
l'avaient permis. Mais, poursuivait-il, ils ne se mettent en peine de rien (1) :
» c'était-à-dire, comme il l'explique partout, que, sans prévoir ce qui pouvait
arriver, on ne songeait qu'à poser tout à l'extrémité : c'est pourquoi on voyait
toujours Mélanchthon, comme il le confesse lui-même, « accablé de cruelles
inquiétudes, de soins infinis, d'insupportables regrets (2). » Luther le
contraignait plus que tous les autres ensemble. On voit dans les lettres qu'il
lui écrit, qu'il ne savait comment adoucir cet esprit superbe : quelquefois il
entrait contre Mélanchthon « dans une telle colère, qu'il ne voulait pas même
lire ses lettres ». C'est en vain qu'on lui envoyait des messagers exprès : ils
revenaient sans réponse; et le malheureux Mélanchthon, qui s'opposait le plus
qu'il pouvait aux emportements de son maître et de son parti, toujours pleurant
et gémissant, écrivait la Confession d'Augsbourg avec ces contraintes.
1 Lib. IV, ep. XCV. — 2 Ibid. —
3 Lib. I, ep. VI.
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