© Edition
numérique :
"Suite à la demande des
éditions du Cerf de retirer du site ses traductions de cette oeuvre de
saint Thomas, le projet Docteur Angélique entreprend une nouvelle traduction, à
partir du 3 mars 2017"
Suivie
du Supplementum réalisé par frère
Reginald
Mise à disposition sur site des Œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin |
QUESTION I — QU’EST-CE QUE LA DOCTRINE SACRÉE ? QUEL EST SON OBJET ?
Article 1 — La doctrine sacrée est-elle nécessaire ?
Article 2 — La doctrine sacrée est-elle une science ?
Article 3 — La doctrine sacrée est-elle une ou multiple ?
Article 4 — La doctrine sacrée est-elle spéculative ou
pratique ?
Article 5 — La doctrine sacrée est-elle supérieure aux autres
sciences ?
Article 6 — Cette doctrine est-elle une sagesse ?
Article 7 — Dieu est-il le sujet de cette science ?
Article 8 — Cette doctrine argumente-t-elle ?
Article 9 — La doctrine sacrée doit-elle user de métaphores ?
Article 10 — Est-ce que la “ lettre ” de l’Écriture sainte
peut revêtir plusieurs sens ?
QUESTION 2 — À PROPOS DE L’EXISTENCE DE
DIEU
Article 1 — L’existence de Dieu est-elle évidente par
elle-même ?
Article 2 — L’existence de Dieu est-elle démontrable ?
Article 3 — Dieu existe-t-il ?
QUESTION 3 — À PROPOS DE LA SIMPLICITÉ
DE DIEU
Article 2 — Y a-t-il en Dieu composition de matière et de
forme ?
Article 3 — Y a-t-il en Dieu composition d’essence ou de
nature, et de sujet ?
Article 4 — Y a-t-il en Dieu composition de l’essence et de
l’existence ?
Article 5 — Y a-t-il en Dieu composition de genre et de
différence ?
Article 6 — Y a-t-il en Dieu composition de sujet et
d’accident ?
Article 7 — Dieu est-il composé de quelque manière, ou
absolument simple ?
Article 8 — Dieu entre-t-il en composition avec les autres
êtres ?
QUESTION 4 — À PROPOS DE LA PERFECTION
DE DIEU
Article 1 — Dieu est-il parfait ?
Article 2 — Dieu est-il universellement parfait, contenant en
lui les perfections de toutes choses ?
Article 3 — Peut-on dire que les créatures ressemblent à Dieu
?
QUESTION 5 — DE LA BONTÉ EN GÉNÉRAL
Article 1 — Le bon et l’étant sont-ils identiques dans la
réalité ?
Article 3 — Puisque l’être est premier, tout étant est-il bon
?
Article 4 — Dans quel genre de cause la bonté rentre-t-elle ?
Article 5 — La bonté consiste-t-elle dans le mode, l’espèce
et l’ordre ?
Article 6 — La division du bien en honnête, utile et
délectable
QUESTION 6 — À PROPOS DE LA BONTÉ DE
DIEU
Article 1 — Peut-on dire de Dieu qu’il est bon ?
Article 2 — Dieu est-il suprêmement bon ?
Article 3 — Dieu seul est-il bon par essence ?
Article 4 — Toutes choses sont-elles bonnes de la bonté
divine ?
QUESTION 7 — À PROPOS DE L’INFINITÉ DE
DIEU
Article 1 — Dieu est-il infini ?
Article 2 — Y a-t-il, en dehors de Dieu, un être qui soit
infini en son essence ?
Article 3 — Quelque chose peut-il être infini en étendue ?
Article 4 — Peut-il y avoir dans les choses une multitude
infinie ?
QUESTION 8 — L’EXISTENCE DE DIEU DANS
LES CHOSES
Article 1 — Dieu est-il en toutes choses ?
Article 2 — Dieu est-il partout ?
Article 3 — Dieu est-il partout par l’essence, la puissance
et la présence ?
Article 4 — Être partout est-il propre à Dieu ?
QUESTION 9 — L’IMMUTABILITÉ DE DIEU
Article 1 — Dieu est-il absolument immuable ?
Article 2 — Être immuable est-il propre à Dieu ?
QUESTION 10 — L’ÉTERNITÉ DE DIEU
Article 1 — Qu’est-ce que l’éternité ?
Article 2 — Dieu est-il éternel ?
Article 3 — Est-il propre à Dieu d’être éternel ?
Article 4 — L’éternité diffère-t-elle du temps ?
Article 5 — La différence entre l’aevum et le temps
Article 6 — Y a-t-il un seul aevum, comme il y a un seul
temps et une seule éternité ?
Article 1 — Est-ce que “ un ” ajoute quelque chose à “ étant
” ?
Article 2 — Y a-t-il opposition entre l’un et le multiple ?
Article 4 — Dieu est-il le plus un de tous les étants ?
QUESTION 12 — COMMENT DIEU EST CONNU PAR
NOUS
Article 1 — Un intellect créé peut-il voir l’essence divine ?
Article 2 — L’essence de Dieu est-elle vue par l’intellect au
moyen d’une espèce créée ?
Article 3 — L’essence divine peut-elle être vue par les yeux
du corps ?
Article
5 — L’intellect créé, pour voir l’essence divine, a-t-il besoin d’une lumière
créée ?
Article 7 — Un intellect créé peut-il comprendre l’essence
divine ?
Article 8 — L’intellect créé qui voit l’essence divine
connaît-il en elle toutes choses ?
Article 10 — L’intellect créé connaît-il simultanément tout
ce qu’il voit en Dieu ?
Article 11 — Un homme peut-il en cette vie voir l’essence de
Dieu ?
Article 12 — Pouvons-nous, en cette vie, connaître Dieu par
la raison naturelle ?
Article 1 — Dieu peut-il être nommé par nous ?
Article 2 — Certains noms attribués à Dieu désignent-ils sa
substance ?
Article 4 — Les nombreux noms donnés à Dieu sont-ils
synonymes ?
Article 5 — Y a-t-il des noms attribués à Dieu et aux
créatures, univoquement ou équivoquement ?
Article 6 — Si c’est par analogie, ces noms sont-ils dits en
priorité de Dieu ou des créatures ?
Article 7 — Certains noms sont-ils dits de Dieu
temporellement ?
Article 8 — Ce nom “ Dieu ” signifie-t-il la nature de Dieu,
ou son opération ?
Article 9 — Ce nom “ Dieu ” est-il communicable ?
Article 11 — Le nom “ Celui qui est ” est-il,
plus que tous les autres, le nom propre de Dieu ?
Article 12 — Peut-on former au sujet de Dieu des propositions
affirmatives ?
QUESTION 14 — LA SCIENCE DE DIEU
Article 1 — Y a-t-il science en Dieu ?
Article 2 — Dieu se connaît-il lui-même ?
Article 3 — La connaissance que Dieu a de lui-même est-elle
compréhensive ?
Article 4 — Le connaître de Dieu est-il sa substance même ?
Article 5 — Dieu connaît-il les autres ?
Article 6 — Dieu a-t-il une connaissance propre des réalités
autres que lui ?
Article 7 — La science de Dieu est-elle discursive ?
Article 8 — La science de Dieu est-elle cause des choses ?
Article 9 — Dieu a-t-il la connaissance des choses qui ne
sont pas ?
Article 10 — Dieu a-t-il la connaissance des maux ?
Article 11 — Dieu connaît-il les singuliers ?
Article 12 — Dieu connaît-il une infinité de choses ?
Article 13 — Dieu connaît-il les futurs contingents ?
Article 14 — Dieu connaît-il nos énonciations ?
Article 15 — La science de Dieu est-elle soumise au
changement ?
Art 16 - Dieu a-t-il des choses une connaissance spéculative,
ou une connaissance pratique ?
Article 1 — Y a-t-il des idées en Dieu ?
Article 2 — Y a-t-il plusieurs idées, ou une seule ?
Article 3 — Y a-t-il des idées de toutes les choses que Dieu
connaît ?
Article 1 — La vérité est-elle dans la chose, ou seulement
dans l’intelligence ?
Article 2 — La vérité est-elle dans l’intelligence seulement
quand elle compose et divise ?
Article 3 — Du vrai comparé à l’étant
Article 4 — Du vrai comparé au bon
Article 5 — Dieu est-il la vérité ?
Article 6 — Toutes choses sont-elles vraies d’une seule
vérité, ou de plusieurs ?
Article 7 — L’éternité de la vérité
Article 8 — L’immutabilité de la vérité
Article 1 — La fausseté est-elle dans les choses ?
Article 2 — La fausseté est-elle dans le sens ?
Article 3 — La fausseté est-elle dans l’intelligence ?
Article 4 — L’opposition entre le vrai et le faux
Article 1 — A qui appartient-il de vivre ?
Article 2 — Qu’est-ce que la vie ?
Article 3 — La vie convient-elle à Dieu ?
Article 4 — Toutes choses sont-elles vie en Dieu. ?
QUESTION 19 — LA VOLONTÉ DE DIEU
Article 1 — Y a-t-il une volonté en Dieu ?
Article 2 — Dieu veut-il autre chose que lui-même ?
Article 3 — Tout ce que Dieu veut, le veut-il nécessairement
?
Article 4 — La volonté de Dieu est-elle cause des choses ?
Article 5 — Peut-on attribuer une cause à la volonté divine ?
Article 6 — La volonté divine s’accomplit-elle toujours ?
Article 7 — La volonté de Dieu est-elle sujette au changement
?
Article
8 — La volonté de Dieu rend-elle forcément nécessaires les choses qu’elle veut
?
Article 9 — Y a-t-il en Dieu la volonté des choses mauvaises
?
Article 10 — Dieu a-t-il le libre arbitre ?
Article 11 — Doit-on distinguer en Dieu une volonté de signe
?
Article 12 — Convient-il de proposer cinq signes de la
volonté divine ?
Article 1 — L’amour se trouve-t-il en Dieu ?
Article 2 — Dieu aime-t-il toutes choses ?
Article 3 — Dieu aime-t-il l’un plus que l’autre ?
Article 4 — Dieu aime-t-il davantage les meilleurs ?
QUESTION 21 — LA JUSTICE ET LA
MISÉRICORDE EN DIEU
Article 1 — Trouve-t-on en Dieu la justice ?
Article 2 — La justice de Dieu peut-elle être dite “ Vérité ”
?
Article 3 — Trouve-t-on en Dieu la miséricorde ?
Article 4 — Trouve-t-on la justice et la miséricorde dans
toutes les œuvres de Dieu ?
QUESTION 22 — LA PROVIDENCE DE DIEU
Article 1 — La providence convient-elle à Dieu ?
Article 2 — Toutes choses sont-elles soumises à la providence
divine ?
Article 3 — La providence divine s’applique-t-elle
immédiatement à toutes choses ?
Article 4 — La providence divine impose-t-elle la nécessité
aux choses qui lui sont soumises ?
QUESTION 23 — LA PRÉDESTINATION
Article 1 — Convient-il d’attribuer à Dieu la prédestination
?
Article 3 — La réprobation de certains hommes vient-elle de
Dieu ?
Article 4 — Peut-on dire que les prédestinés sont élus ?
Article 6 — La certitude de la prédestination — les
prédestinés sont-ils infailliblement sauvés ?
Article 7 — Le nombre des prédestinés est-il fixé ?
Article 8 — La prédestination peut-elle être aidée par les
prières des saints ?
Article 1 — Qu’est-ce que le livre de vie ?
Article 2 — De quelle vie est-il le livre ?
Article 3 — Quelqu’un peut-il être effacé du livre de vie ?
QUESTION 25 — LA PUISSANCE DIVINE
Article 1 — Y a-t-il en Dieu de la puissance ?
Article 2 — La puissance de Dieu est-elle infinie ?
Article 3 — Dieu est-il tout-puissant ?
Article 4 — Dieu peut-il faire que les choses passées n’aient
pas été ?
Article 5 — Dieu peut-il faire les choses qu’il ne fait pas,
ou omettre celles qu’il fait ?
Article 6 — Les choses que Dieu fait, pourrait-il les faire
meilleures ?
QUESTION 26 — LA BÉATITUDE DIVINE
Article 1 — La béatitude convient-elle à Dieu ?
Article 2 — Dit-on de Dieu qu’il est bienheureux en raison de
l’intellection ?
Article 3 — Dieu est-il essentiellement la béatitude de tout
bienheureux ?
Article 4 — La béatitude de Dieu inclut-elle toute béatitude
?
QUESTION 27 — LA PROCESSION DES
PERSONNES DIVINES
Article 1 — Y a-t-il une procession en Dieu ?
Article 2 — Y a-t-il en Dieu une procession qui puisse
s’appeler une génération ?
Article 3 — Outre la génération, peut-il y avoir une autre
procession en Dieu ?
Article 4 — La procession de l’amour en Dieu peut-elle
s’appeler génération ?
Article 5 — N’y a-t-il en Dieu que ces deux processions ?
QUESTION 28 — LES RELATIONS DIVINES
Article 1 — Y a-t-il en Dieu des relations réelles ?
Article 2 — Ces relations sont-elles l’essence divine
elle-même ?
Article 3 — Peut-il y avoir en Dieu plusieurs relations
réellement distinctes les unes des autres ?
Article 4 — Quel est le nombre des relations en Dieu ?
QUESTION 29 — LES PERSONNES DIVINES
Article 1 — Définition de la personne
Article 2 — Persona, hypostasis, subsistentia et essentia
sont-ils synonymes ?
Article 3 — Convient-il d’employer le terme “ personne ” pour
parler de Dieu ?
Article 4 — Que signifie, en Dieu, le nom de Personne ?
QUESTION 30 — LA PLURALITÉ DES PERSONNES
EN DIEU
Article 1 — Y a-t-il plusieurs personnes en Dieu ?
Article 2 — Combien y a-t-il de personnes en Dieu ?
Article 3 — Que signifient en Dieu nos termes numériques ?
Article 4 — Comment le nom de “ personne ” est-il commun en
Dieu ?
QUESTION 31 — TERMES EVOQUANT UNITÉ OU
PLURALITÉ EN DIEU
Article 1 — Y a-t-il une trinité en Dieu ?
Article 2 — Peut-on dire que le Fils est autre que le Père ?
Article 3 — Le terme exclusif “ seul ” peut-il s’adjoindre à
un terme essentiel ?
Article 4 — Un terme exclusif peut-il s’adjoindre à un nom
personnel ?
QUESTION 32 — LA CONNAISSANCE DES
PERSONNES DIVINES
Article 1 — La Trinité des Personnes divines peut-elle être
connue par la raison naturelle ?
Article 2 — Faut-il attribuer des “ notions ” aux Personnes
divines ?
Article 3 — Le nombre des notions
Article 4 — Sur les notions, les opinions sont-elles libres ?
QUESTION 33 — LA PERSONNE DU PÈRE
Article 1 — Convient-il au Père d’être qualifié de “ Principe
” ?
Article 2 — Le nom de “ Père ” est-il le nom propre de cette
Personne ?
Article 4 — Est-il propre au Père d’être inengendré ?
Article 1 — Le mot “ Verbe ”, est-il en Dieu un nom
essentiel, ou personnel ?
Article 2 — “ Le Verbe ”, est-ce un nom propre du Fils ?
Article 3 — Le nom de “ Verbe ” implique-t-il rapport aux
créatures ?
Article 1 — Le Mot “ Image ” est-il en Dieu un nom de
personne ?
Article 2 — Le nom d’Image est-il propre au Fils ?
QUESTION 36 — LA PERSONNE DU
SAINT-ESPRIT
Article 1 — L’Esprit-Saint, est-il le nom propre d’une
personne divine ?
Article 2 — Le Saint-Esprit procède-t-il du Père et du Fils ?
Article 3 — Le Saint-Esprit procède-t-il du Père par le Fils
?
Article 4 — Le Père et le Fils sont-ils un seul principe du
Saint-Esprit ?
QUESTION 37 — LE NOM DU SAINT-ESPRIT QUI
EST “ AMOUR ”
Article 1 — “ Amour ” est-il un nom propre du Saint-Esprit ?
Article 2 — Le Père et le Fils s’aiment-ils par le
Saint-Esprit ?
QUESTION 38 — LE NOM DU SAINT-ESPRIT QUI
EST “ DON ”
Article 1 — “ Don ” peut-il être un nom personnel ?
Article 2 — “ Don ” est-il un nom propre du Saint-Esprit ?
QUESTION 39 — LA RELATION DES PERSONNES
À L’ESSENCE
Article 1 — En Dieu, l’essence est-elle identique à la
personne ?
Article 2 — Doit-on dire qu’il y a trois Personnes d’une
seule essence ?
Article 3 — Les noms essentiels s’attribuent-ils aux
Personnes au pluriel ou au singulier ?
Article 5 — Les termes notionnels peuvent-ils s’attribuer aux
noms essentiels pris abstraitement ?
Article 6 — Les noms des Personnes peuvent-ils s’attribuer
aux noms essentiels concrets ?
Article 7 — Faut-il approprier les noms essentiels aux
Personnes ?
Article 8 — Quel attribut faut-il approprier à chaque
Personne ?
QUESTION 40 — COMPARAISON DES PERSONNES
AVEC LES RELATIONS OU PROPRIÉTÉS
Article 1 — La relation est-elle identique à la Personne ?
Article 2 — Est-ce que les relations distinguent et
constituent les personnes ?
Article 4 — Logiquement, les relations présupposentelles les
actes des personnes, ou inversement ?
QUESTION 41 — COMPARAISON DES PERSONNES
AVEC LES ACTES NOTIONNELS
Article 1 — Faut-il attribuer aux personnes les actes
notionnels ?
Article 2 — Les actes notionnels sont-ils nécessaires ou
volontaires ?
Article 3 — La personne procède-t-elle de rien, ou de quelque
chose ?
Article 4 — Faut-il poser en Dieu une puissance relative aux
actes notionnels ?
Article 5 — En quoi consiste cette puissance ?
Article 6 — Les actes notionnels peuvent-ils se terminer à
plusieurs personnes ?
QUESTION 42 — ÉGALITÉ ET SIMILITUDE
ENTRE LES PERSONNES DIVINES
Article 1 — Y a-t-il lieu de parler d’égalité entre les
Personnes divines ?
Article 2 — La personne qui procède est-elle égale en
éternité à celle dont elle procède ?
Article 3 — Y a-t-il un ordre entre les Personnes divines ?
Article 4 — Les Personnes divines sont-elles égales en
grandeur ?
Article 5 — Les Personnes diuines sont-elles l’une dans
l’autre ?
Article 6 — Les Personnes divines sont-elles égales en
puissance ?
QUESTION 43 — LA MISSION DES PERSONNES
DIVINES
Article 1 — Convient-il à une Personne divine d’être envoyée
?
Article 2 — La mission est-elle éternelle ou seulement
temporelle ?
Article 3 — Comment une Personne divine est-elle envoyée ?
Article 4 — Convient-il à toute Personne divine d’être
envoyée ?
Article 5 — Y a-t-il mission invisible du Fils aussi bien que
du Saint-Esprit ?
Article 6 — A qui est accordée la mission invisible ?
Article 7 — Convient-il au Saint-Esprit d’être envoyé
visiblement ?
Article 8 — Une Personne peut-elle s’envoyer elle-même visiblement
ou invisiblement ?
QUESTION 44 — LA CAUSE PREMIÈRE DES
ÊTRES
Article 1 — Dieu est-il la cause efficiente de tous les êtres
?
Article 2 — La matière première est-elle créée par Dieu ?
Article 3 — Dieu est-il la cause exemplaire des choses ?
Article 4 — Dieu est-il la cause finale de toute chose ?
QUESTION 45 — LA MANIÈRE DONT LES CHOSES
ÉMANENT DU PREMIER PRINCIPE
Article 1 — Qu’est-ce que la création ?
Article 2 — Dieu peut-il créer quelque chose ?
Article 3 — La création est-elle quelque chose dans la
créature ?
Article 4 — A quels êtres appartient-il d’être créés ?
Article 5 — Appartient-il à Dieu seul de créer ?
Article 6 — Créer est-il commun à toute la Trinité, ou propre
à l’une des Personnes divines ?
Article 7 — Y a-t-il un vestige de la Trinité dans les êtres
créés ?
Article 8 — L’œuvre de la création se mêle-t-elle aux œuvres
de la nature et de la volonté ?
QUESTION 46 — LE COMMENCEMENT DE LA
DURÉE DES CRÉATURES
Article 1 — Les créatures ont-elles toujours existé ?
Article 2 — Est-ce un article de foi que le monde ait
commencé ?
Article 3 — En quel sens dit-on — “ Au commencement Dieu a
créé le ciel et la terre ” ?
QUESTION 47 — CONSIDÉRATION GÉNÉRALE SUR
LA DIFFÉRENCE ENTRE LES ÊTRES
Article 1 — La multitude des choses et leur distinction
Article 2 — L’inégalité des choses
Article 1 — Le mal est-il une nature ?
Article 2 — Le mal se trouve-t-il dans les choses ?
Article 3 — Le bien est-il le sujet du mal ?
Article 4 — Le mal détruit-il totalement le bien ?
Article 5 — La division du mal par la peine et la faute
Article 6 — La raison de mal se réalise-t-elle davantage dans
la peine, ou dans la faute ?
Article 1 — Le bien peut-il être cause du mal ?
Article 2 — Le souverain bien, qui est Dieu, est-il cause du
mal ?
Article 3 — Y a-t-il un souverain mal, qui soit la cause
première de tous les maux ?
QUESTION 50 — LA NATURE DES ANGES
Article 1 — Existe-t-il une créature totalement spirituelle
et absolument incorporelle ?
Article 2 — L’ange est-il composé de matière et de forme ?
Article 3 — Quel est le nombre des anges ?
Article 4 — La distinction des anges entre eux
Article 5 — L’immortalité ou incorruptibilité des anges
QUESTION 51 — LES RAPPORTS DES ANGES
AVEC LES RÉALITÉS CORPORELLES
Article 1 — Les anges ont-ils des corps qui leur soient unis
naturellement ?
Article 2 — Les anges assument-ils des corps ?
Article 3 — Les anges exercent-ils les fonctions de la vie
dans les corps qu’ils assument ?
QUESTION 52 — LES RAPPORTS DES ANGES
AVEC LE LIEU
Article 1 — L’ange est-il dans un lieu ?
Article 2 — L’ange peut-il être dans plusieurs lieux en même
temps ?
Article 3 — Plusieurs anges peuventil être dans un même lieu
?
QUESTION 53 — LE MOUVEMENT LOCAL DES
ANGES
Article 1 — L’ange peut-il se mouvoir localement ?
Article 2 — L’ange passe-t-il d’un lieu à un autre en
traversant l’espace intermédiaire ?
Article 3 — Le mouvement de l’ange est-il successif ou
instantané ?
QUESTION 54 — LA PUISSANCE COGNITIVE DES
ANGES
Article 1 — L’acte d’intellection de l’ange est-il sa
substance ?
Article 2 — L’acte d’intellection de l’ange est-il son
existence ?
Article 3 — La substance de l’ange est-elle son intelligence
?
Article 4 — Les anges ont-ils un intellect agent et un
intellect possible ?
Article 5 — Les anges ont-ils d’autres puissances cognitives
que l’intelligence ?
QUESTION 55 — LE MÉDIUM DE LA
CONNAISSANCE ANGÉLIQUE
Article 1 — Les anges connaissent-ils toutes choses par leur
substance ou par des espèces ?
Article 2 — Les espèces sont-elles connaturelles aux anges,
ou reçues des choses ?
QUESTION 56 — LA CONNAISSANCE DES ANGES
CONCERNANT LES ÊTRES IMMATÉRIELS
Article 1 — L’ange se connaît-il lui-même ?
Article 2 — Un ange en connaît-il un autre ?
Article 3 — Les anges peuvent-ils connaître Dieu par leurs
facultés naturelles ?
QUESTION 57 — LA CONNAISSANCE DES ANGES
CONCERNANT LES RÉALITÉS MATÉRIELLES
Article 1 — Les anges connaissent-ils les choses matérielles
?
Article 2 — Les anges connaissent-ils les singuliers ?
Article 3 — Les anges connaissent-ils l’avenir ?
Article 4 — Les anges connaissent-ils les pensées des cœurs ?
Article 5 — Les anges connaissent-ils tous les mystères de la
grâce ?
QUESTION 58 — LE MODE DE LA CONNAISSANCE
ANGÉLIQUE
Article 1 — L’intellect de l’ange est-il tantôt en puissance
et tantôt en acte ?
Article 2 — L’ange peut-il connaître plusieurs choses à la
fois ?
Article 3 — L’intellection de l’ange est-elle discursive ?
Article 4 — La connaissance de l’ange se fait-elle par
composition et division ?
Article 5 — Peut-il y avoir de l’erreur dans l’intellect de
l’ange ?
Article 7 — La connaissance du matin et la connaissance du
soir sont-elles identiques ou diverses ?
QUESTION 59 — LA VOLONTÉ DES ANGES
Article 1 — Y a-t-il une volonté chez les anges ?
Article 2 — La volonté de l’ange est-elle identique à sa
nature ou à son intelligence
Article 3 — Les anges ont-ils le libre arbitre ?
Article 4 — L’irascible et le concupiscible existent-ils chez
les anges ?
QUESTION 60 — L’AMOUR OU DILECTION CHEZ
LES ANGES
Article 1 — Y a-t-il chez l’ange une dilection naturelle ?
Article 2 — Y a-t-il chez l’ange un amour électif ?
Article 3 — L’ange s’aime-t-il lui-même d’un amour naturel ou
d’un amour électif ?
Article 4 — L’ange aime-t-il naturellement un autre ange
comme lui-même ?
Article 5 — L’ange, par amour naturel aime-t-il Dieu plus que
lui-même ?
QUESTION 61 — LA PRODUCTION DES ANGES
SELON LEUR ÊTRE NATUREL
Article 1 — L’ange a-t-il une cause de son existence ?
Article 2 — L’ange existe-t-il de toute éternité ?
Article 3 — L’ange a-t-il été créé avant les créatures
corporelles ?
Article 4 — Les anges ont-ils été créés dans le ciel empyrée
?
QUESTION 62 — L’ÉLÉVATION DES ANGES À LA
GRÂCE ET À LA GLOIRE
Article 1 — Les anges ont-ils été créés bienheureux ?
Article 2 — Les anges avaient-ils besoin de la grâce pour se
tourner vers Dieu ?
Article 3 — Les anges ont-ils été créés en grâce ?
Article 4 — Les anges ont-ils mérité leur béatitude ?
Article 5 — Les anges ont-ils obtenu la béatitude aussitôt
après le mérite ?
Article 6 — Les anges ont-ils reçu la grâce et la gloire en
proportion de leur capacité naturelle ?
Article 8 — Les anges bienheureux ont-ils pu pécher par la
suite ?
Article 9 — Après l’entrée dans la gloire, les anges ont-ils
pu progresser ?
QUESTION 63 — LE MAL DES ANGES QUANT À
LA FAUTE
Article 1 — Le mal de faute peut-il exister chez l’ange ?
Article 2 — Quelles sortes de péché peut-il y avoir chez
l’ange ?
Article 3 — A cause de quel désir l’ange a-t-il péché ?
Article 5 — L’ange a-t-il pu devenir mauvais volontairement
dès le premier instant de sa création ?
Article 6 — S’est-il écoulé un certain temps entre la création
de l’ange et sa chute ?
Article 8 — Le péché du premier ange a-t-il causé le péché
des autres ?
Article 9 — Y a-t-il autant d’anges tombés que d’anges restés
fidèles ?
QUESTION 64 — LE CHÂTIMENT DES DÉMONS
Article 1 — L’obscurcissement de leur intelligence
Article 2 — L’obstination de leur volonté
Article 3 — La souffrance des démons
Article 4 — Le lieu du châtiment des démons
QUESTION 65 — L’ŒUVRE DE CRÉATION DE LA
CRÉATURE CORPORELLE
Article 1 — La créature corporelle vient-elle de Dieu ?
Article 2 — La créature corporelle a-t-elle été faite en vue
de la bonté de Dieu ?
Article 3 — La créature corporelle a-t-elle été l’œuvre de
Dieu par l’intermédiaire des anges ?
Article 4 — Les formes des corps viennent-elles des anges ou
immédiatement de Dieu ?
QUESTION 66 — LE RAPPORT ENTRE CRÉATION
ET DISTINCTION
Article 2 — Y a-t-il une seule matière pour tous les êtres
corporels ?
Article 3 — Le ciel empyrée fut-il concréé avec la matière
informe ?
Article 4 — Le temps fut-il concréé avec la matière informe ?
QUESTION 67 — L’ŒUVRE DU PREMIER JOUR
Article 1 — La lumière peut-elle être attribuée dans un sens
propre aux réalités spirituelles ?
Article 2 — La lumière corporelle est-elle un corps ?
Article 3 — La lumière est-elle une qualité ?
Article 4 — Est-il normal que la lumière ait été créée le
premier jour ?
QUESTION 68 — L’ŒUVRE DU DEUXIÈME JOUR
Article 1 — Le firmament a-t-il été créé le deuxième jour ?
Article 2 — Y a-t-il des eaux au-dessus du firmament ?
Article 3 — Le firmament divise-t-il les eaux d’avec les eaux
?
Article 4 — Y a-t-il un ciel seulement, ou plusieurs ?
QUESTION 69 — L’ŒUVRE DU TROISIÈME JOUR
Article 1 — Le rassemblement des eaux
Article 2 — La production des plantes
QUESTION 70 — L’ŒUVRE DU QUATRIÈME JOUR
Article 1 — La production des luminaires
Article 2 — La cause finale de la production des luminaires
Article 3 — Les luminaires du ciel sont-ils animés ?
QUESTION 71 — L’ŒUVRE DU CINQUIÈME JOUR
QUESTION 72 — L’ŒUVRE DU SIXIÈME JOUR
QUESTION 73 — CE QUI CONCERNE LE
SEPTIÈME JOUR
Article 1 — L’achèvement des œuvres
Article 3 — La bénédiction et la sanctification du septième
jour
QUESTION 74 — L’ENSEMBLE DES JOURS DE LA
CRÉATION
Article 1 — Ces jours sont-ils assez nombreux ?
Article 2 — Ces jours sont-ils un seul ou plusieurs ?
Article 3 — Quelques façons de parler dans le récit des six
jours
QUESTION 75 — L’ESSENCE DE L’ÂME
Article 1 — L’âme est-elle une réalité corporelle ?
Article 2 — L’âme est-elle une réalité subsistante ?
Article 3 — Les âmes des bêtes sont-elles subsistantes ?
Article 4 — L’âme est-elle l’homme même ?
Article 5 — L’âme est-elle composée de matière et de forme ?
Article 6 — L’âme humaine est-elle incorruptible ?
Article 7 — L’âme est-elle de même nature que l’ange ?
QUESTION 76 — L’UNION DE L’ÂME AU CORPS
Article 1 — Le principe pensant s’unit-il au corps comme une
forme ?
Article 2 — Y a-t-il autant de principes d’intellection qu’il
y a de corps ?
Article 3 — Y a-t-il dans l’homme d’autres âmes que l’âme
intellectuelle ?
Article 4 — Y a-t-il dans l’homme une autre forme
substantielle que l’âme intellectuelle ?
Article 5 — À quelle sorte de corps convenait-il que l’âme
intellective fût unie ?
Article 6 — L’âme est-elle unie à un tel corps par
l’intermédiaire de dispositions accidentelles ?
Article 7 — L’âme est-elle unie au corps par l’intermédiaire
d’un autre corps ?
Article 8 — L’âme est-elle tout entière dans chaque partie du
corps ?
QUESTION 77 — LES PUISSANCES DE L’ÂME EN
GÉNÉRAL
Article 1 — L’essence de l’âme est-elle identique à sa
puissance ?
Article 2 — Y a-t-il une ou plusieurs puissances dans l’âme ?
Article 3 — Comment distingue-t-on ces puissances ?
Article 4 — Les rapports naturels entre les puissances de
l’âme
Article 5 — L’âme est-elle le sujet de toutes les puissances
?
Article 6 — Les Puissances émanent-elles de l’essence de
l’âme ?
Article 7 — Une puissance de l’âme sort-elle d’une autre ?
Article 8 — Toutes les puissances demeurent-elles dans l’âme
après la mort ?
QUESTION 78 — LES PUISSANCES NON
SPIRITUELLES DE L’ÂME
Article 1 — Les différents genres de puissances dans l’âme
Article 2 — Les puissances de l’âme végétatives
QUESTION 79 — LES PUISSANCES
INTELLECTUELLES
Article 1 — L’intelligence est-elle une puissance de l’âme ou
son essence ?
Article 2 — L’intelligence est-elle une puissance passive ?
Article 3 — Faut-il admettre l’existence d’un intellect agent
?
Article 4 — L’intellect agent fait-il partie de l’âme ?
Article 5 — N’y a-t-il qu’un seul intellect agent pour tous
les hommes ?
Article 6 — La mémoire est-elle dans l’intellect ?
Article 7 — La mémoire est-elle une puissance distincte de
l’intelligence ?
Article 8 — La raison se distingue-t-elle de l’intelligence ?
Article 9 — La raison supérieure et la raison inférieure
sont-elles des puissances différentes ?
Article 10 — L’intelligence est-elle une autre puissance que
l’intellect ?
Article 11 — L’intellect spéculatif et l’intellect pratique
sont-ils des puissances différentes ?
Article 12 — La syndérèse est-elle une puissance
intellectuelle ?
Article 13 — La conscience est-elle une puissance ?
QUESTION 80 — LES PUISSANCES APPÉTITIVES
EN GÉNÉRAL
Article 1 — L’appétit est-il une puissance spéciale ?
Article 2 — L’appétit sensible et l’appétit intellectuel
sont-ils des puissances différentes ?
Article 1 — La sensibilité est-elle uniquement de l’ordre
appétitif ?
Article 3 — L’irascible et le concupiscible obéissent-ils à
la raison ?
Article 1 — La volonté désire-t-elle quelque chose de façon
nécessaire ?
Article 2 — La volonté désire-t-elle toutes choses de façon
nécessaire ?
Article 3 — La volonté est-elle une puissance supérieure à
l’intelligence ?
Article 4 — La volonté meut-elle l’intelligence ?
Article 5 — Faut-il distinguer dans l’appétit supérieur
l’irascible et le concupiscible ?
QUESTION 83 — LE LIBRE ARBITRE
Article 1 — L’homme est-il doué de libre arbitre ?
Article 2 — Le libre arbitre est-il une puissance de l’âme ?
Article 3 — Le libre arbitre est-il une puissance de
l’appétit ou de la connaissance ?
Article 4 — Le libre arbitre est-il la même puissance que la
volonté ?
Article 1 — L’âme connaît-elle les corps par l’intelligence ?
Article 2 — L’âme connaît-elle les corps par son essence ou à
travers des espèces ?
Article 3 — Y a-t-il dans l’âme des espèces innées de tout
objet intelligibles ?
Article 4 — Les espèces intelligibles découlent-elles dans
l’âme de certaines formes séparées ?
Article 5 — Notre âme voit-elle tout ce qu’elle comprend dans
les raisons éternelles ?
Article 6 — L’âme acquiert-elle la connaissance
intellectuelle à partir du sens ?
Article 8 — Le jugement de l’intellect est-il empêché par la
paralysie des facultés sensibles ?
QUESTION 85 — COMMENT ET DANS QUEL ORDRE
OPÈRE L’INTELLIGENCE ?
Article 1 — Notre intellect opère-t-il en abstr ayant des
images les espèces intelligibles ?
Article 2 — Les espèces intelligibles abstraites sont-elles
ce que notre intelligence connaît ?
Article 3 — Est-il naturel à notre intellect de connaître
d’abord le plus universel ?
Article 4 — Notre intellect peut-il connaître plusieurs
choses à la fois ?
Article 5 — Notre intellect connaît-il par composition et
division ?
Article 6 — L’intellect peut-il se tromper ?
Article 7 — Quelqu’un peut-il connaître une même chose mieux
qu’un autre ?
Article 8 — Notre intellect connaît-il l’indivisible avant le
divisible ?
QUESTION 86 — CE QUE NOTRE INTELLECT
CONNAÎT DANS LES RÉALITÉS MATÉRIELLES
Article 1 — Notre intellect connaît-il les singuliers ?
Article 2 — Notre intellect peut-il connaître des infinis ?
Article 3 — Notre intelligence connaît-elle les contingents ?
Article 4 — Notre intelligence connaît-elle les futurs ?
QUESTION 87 — COMMENT L’ÂME
INTELLECTUELLE SE CONNAÎT ET CONNAÎT CE QUI EST EN ELLE
Article 1 — L’âme intellectuelle se connaît-elle par son
essence ?
Article 2 — Comment notre intelligence connaît-elle les
habitue de l’âme qui existent en elle ?
Article 3 — Comment l’intellect connaît-il son acte propre ?
Article 4 — Comment l’intellect connaît-il l’acte de volonté
?
QUESTION 88 — COMMENT L’ÂME HUMAINE
CONNAÎT-ELLE LES RÉALITÉS SUPÉRIEURES A ELLE ?
Article 3 — Dieu est-il notre premier objet de connaissance ?
QUESTION 89 — LA CONNAISSANCE CHEZ L’ÂME
SÉPARÉE
Article 1 — L’âme séparée du corps peut-elle faire acte
d’intelligence ?
Article 2 — L’âme séparée connaît-elle les substances
séparées ?
Article 3 — L’âme séparée connaît-elle toutes les réalités
naturelles ?
Article 4 — L’âme séparée connaît-elle les singuliers ?
Article 5 — Les habitus de science acquis en cette vie
demeurent-ils dans l’âme séparée ?
Article 6 — L’âme séparée peut-elle user de l’habitus de
science acquis ici-bas ?
Article 7 — La distance dans l’espace empêche-t-elle la
connaissance chez l’âme séparée ?
Article 8 — Les âmes séparées connaissent-elles ce qui se
passe ici-bas ?
QUESTION 90 — LA PRODUCTION DE L’ÂME
HUMAINE
Article 2 — Étant admis que l’âme a été produite, a-t-elle
été créée ?
Article 3 — L’âme humaine a-t-elle été faite par
l’intermédiaire des anges ?
Article 4 — L’âme humaine a-t-elle été faite avant le corps ?
QUESTION 91 — LA PRODUCTION DU CORPS DU
PREMIER HOMME
Article 1 — La matière à partir de laquelle fut produit le
corps du premier homme
Article 2 — L’auteur de cette production du corps humain
Article 3 — La disposition qui fut attribuée au corps ainsi
produit
Article 4 — Les modalités et l’ordre de cette production
QUESTION 92 — LA PRODUCTION DE LA FEMME
Article 1 — La production des choses devait-elle comporter la
production de la femme ?
Article 2 — La femme devait-elle être faite à partir de
l’homme ?
Article 3 — La femme devait-elle être faite de la côte de
l’homme ?
Article 4 — La femme a-t-elle été faite immédiatement par
Dieu ?
QUESTION 93 — L’IMAGE DE DIEU CHEZ
L’HOMME
Article 1 — Y a-t-il une image de Dieu chez l’homme ?
Article 2 — Y a-t-il une image de Dieu chez les créatures
sans raison ?
Article 3 — L’image de Dieu est-elle davantage chez l’ange
que chez l’homme ?
Article 4 — L’image de Dieu est-elle en tout homme ?
Article 6 — L’image de Dieu existe-t-elle chez l’homme selon
l’esprit seulement ?
Article 7 — Est-ce selon les actes que l’image de Dieu se
trouve dans l’âme ?
Article 9 — La différence entre image et ressemblance
QUESTION 94 — LA CONDITION DU PREMIER
HOMME QUANT À L’INTELLIGENCE
Article 1 — Le premier homme a-t-il vu Dieu dans son essence
?
Article 2 — Le premier homme a-t-il pu voir les substances
séparées, c’est-à-dire les anges ?
Article 3 — Le premier homme a-t-il eu la science de toutes
choses ?
Article 4 — Le premier homme a-t-il pu se tromper ou être
trompé ?
QUESTION 95 — CE QUI SE RATTACHE À LA
VOLONTÉ DU PREMIER HOMME — LA GRÂCE ET LA JUSTICE,
Article 1 — L’homme a-t-il été créé en grâce ?
Article 2 — L’homme a-t-il eu des passions dans l’état
d’innocence ?
Article 3 — Dans l’état d’innocence, l’homme avait-il toutes
les vertus ?
Article 4 — Les actions de l’homme avaient-elles une valeur
méritoire égale à celles de maintenant ?
QUESTION 96 — LE POUVOIR DE DOMINATION
QUI APPARTENAIT À L’HOMME DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE
Article 1 — L’homme dans l’état d’innocence aurait-il dominé
sur les animaux ?
Article 2 — L’homme en état d’innocence aurait-il dominé sur
toute créature ?
Article 3 — Dans l’état d’innocence tous les hommes
auraient-ils été égaux ?
Article 4 — Les hommes, dans l’état d’innocence, auraient-ils
dominé sur les hommes ?
QUESTION 97 — CE QUI CONCERNE L’ÉTAT DU
PREMIER HOMME QUANT À LA CONSERVATION DE L’INDIVIDU
Article 1 — L’homme, dans l’état d’innocence, était-il
immortel ?
Article 2 — L’homme, dans l’état d’innocence, était-il
impassible ?
Article 3 — Dans l’état d’innocence, l’homme avait-il besoin
de se nourrir ?
Article 4 — L’homme aurait-il obtenu l’immortalité par
l’arbre de vie ?
CE QUI CONCERNE LA CONSERVATION DE L’ESPÈCE
Article 1 — Y aurait-il eu génération dans l’état d’innocence
?
Article 2 — La génération se serait-elle faite, dans l’état
d’innocence, par union charnelle ?
LA CONDITION DANS LAQUELLE SERAIENT NÉS LES ENFANTS
QUESTION 99 — LEUR CONDITION CORPORELLE
Article 2 — Tous les enfants seraient-ils nés du sexe
masculin ?
QUESTION 100 — LA CONDITION NATIVE DES
ENFANTS QUANT À LA JUSTICE
Article 1 — Les hommes seraient-ils nés avec la justice ?
Article 2 — Les hommes seraient-ils nés confirmés en justice
?
QUESTION 101 — LA CONDITION NATIVE DES
ENFANTS QUANT À LA SCIENCE
Article 1 — Les enfants seraient-ils nés avec une science
parfaite ?
Article 2 — Les enfants auraient-ils eu dès leur naissance
l’usage parfait de la raison ?
QUESTION 102 — LE LIEU DE L’HOMME, QUI
EST LE PARADIS
Article 1 — Le paradis est-il un lieu corporel ?
Article 2 — Le paradis est-il un lieu qui convient à
l’habitation de l’homme ?
Article 3 — Pour quelle fin l’homme fut-il placé dans le
paradis ?
Article 4 — L’homme devait-il être créé dans le paradis ?
QUESTION 103 — LE GOUVERNEMENT DU MONDE
EN GÉNÉRAL
Article 1 — Le monde est-il gouverné par quelqu’un ?
Article 2 — Quel est le but de ce gouvernement du monde ?
Article 3 — Le monde est-il gouverné par un être unique ?
Article 4 — Les effets de ce gouvernement
Article 5 — Toutes choses sont-elles soumises au gouvernement
divin ?
Article 6 — Toutes choses sont-elles gouvernées immédiatement
par Dieu ?
Article 7 — Peut-il se produire quelque chose en dehors de
l’ordre du gouvernement divin ?
Article 8 — Quelque chose peut-il s’opposer à la providence
divine ?
QUESTION 104 — LES EFFETS SPÉCIAUX DU
GOUVERNEMENT DIVIN
Article 1 — Les créatures ont-elles besoin d’être conservées
dans l’être par Dieu ?
Article 2 — Les créatures sont-elles conservées par Dieu de
façon immédiate ?
Article 3 — Dieu peut-il réduire quelque chose à néant ?
Article 4 — Y a-t-il des réalités qui soient réduites à néant
?
QUESTION 105 — LA MUTATION DES CRÉATURES
PAR DIEU
Article 1 — Dieu peut-il mouvoir immédiatement la matière à
recevoir la forme ?
Article 2 — Dieu peut-il mouvoir immédiatement un corps ?
Article 3 — Dieu peut-il mouvoir l’intelligence ?
Article 4 — Dieu peut-il mouvoir la volonté ?
Article 5 — Dieu agit-il en tout être agissant ?
Article 6 — Dieu peut-il faire quelque chose en dehors de
l’ordre naturel ?
Article 7 — Tout ce que Dieu fait en dehors de l’ordre
naturel est-il miraculeux ?
Article 8 — La diversité des miracles
LA MOTION DE LA CRÉATURE PAR UNE AUTRE
QUESTION 106 — L’ILLUMINATION D’UN ANGE
PAR UN AUTRE
Article 1 — Un ange meut-il l’intelligence d’un autre en
l’illuminant ?
Article 2 — Un ange peut-il mouvoir la volonté d’un autre
ange ?
Article 3 — Un ange inférieur peut-il illuminer un ange
supérieur ?
Article 4 — L’ange supérieur illumine-t-il l’ange inférieur
sur tout ce qu’il connaît lui-même ?
QUESTION 107 — LE LANGAGE DES ANGES
Article 1 — Un ange parle-t-il à un autre ?
Article 2 — Un ange inférieur peut-il parler à un ange
supérieur ?
Article 3 — L’ange parle-t-il à Dieu ?
Article 4 — La distance locale agit-elle sur le langage
angélique ?
Article 5 — La parole d’un ange à un autre est-elle connue de
tous les autres ?
QUESTION 108 — HIÉRARCHIES ET ORDRES
ANGÉLIQUES
Article 1 — Tous les anges appartiennent-ils à une seule
hiérarchie ?
Article 2 — Y a-t-il un ordre unique dans une même hiérarchie
?
Article 3 — Dans un seul ordre y a-t-il plusieurs anges ?
Article 4 — La distinction des hiérarchies et des ordres
tient-elle à la nature des anges ?
Article 5 — Les noms et les propriétés de chaque ordre
Article 6 — Les rapports des différents ordres entre eux
Article 7 — Les ordres subsisteront-ils après le jour du
jugement ?
Article 8 — Les hommes sont-ils élevés aux ordres angéliques
?
QUESTION 109 — L’ORGANISATION DES
MAUVAIS ANGES
Article 1 — Y a-t-il une hiérarchie parmi les démons ?
Article 2 — Y a-t-il parmi les démons, un acte de supériorité
?
Article 3 — Y a-t-il illumination chez les démons ?
Article 4 — Les bons anges exercent-ils une supériorité sur
les mauvais anges ?
QUESTION 110 — LA PRIMAUTÉ DES ANGES SUR
LES CRÉATURES CORPORELLES
Article 1 — La créature corporelle est-elle gouvernée par les
anges ?
Article 2 — La matière corporelle obéit-elle aux anges sans
aucune résistance ?
Article 3 — Les anges peuvent-ils immédiatement, par leur
vertu, déplacer les corps ?
Article 4 — Les anges, bons ou mauvais, peuvent-ils faire des
miracles ?
QUESTION 111 — L’ACTION NATURELLE
DES ANGES SUR LES HOMMES
Article 1 — L’ange peut-il illuminer l’intelligence de
l’homme
Article 2 — L’ange peut-il changer la volonté de
l’homme ?
Article 3 — L’ange peut-il modifier l’imagination de
l’homme ?
Article 4 — L’ange peut-il agir sur les sens de
l’homme ?
QUESTION 112 — LA MISSION DES
ANGES
Article 1 — Certains anges sont-ils envoyés pour un
ministère ?
Article 2 — Tous les anges sont-ils envoyés en
ministère ?
Article 3 — Les anges envoyés en ministère
demeurent-ils auprès de Dieu ?
Article 4 — A quel ordre d’anges appartiennent ceux
qui sont envoyés ?
QUESTION 113 — LES ANGES GARDIENS
Article 1 — Les hommes sont-ils gardés par des anges ?
Article 2 — Y a-t-il un ange particulier chargé de
garder chaque homme ?
Article 3 — La garde des hommes est-elle réservée au
dernier ordre des anges ?
Article 4 — Tout homme doit-il avoir un ange gardien ?
Article 5 — A quel moment l’ange gardien commence-t-il
sa mission ?
Article 6 — L’ange gardien garde-t-il l’homme
continuellement ?
Article 7 — L’ange souffre-t-il de voir périr son
protégé ?
Article 8 — Y a-t-il conflit entre les anges gardiens
?
QUESTION 114 — LES ATTAQUES DES
DÉMONS
Article 1 — Les hommes sont-ils attaqués par les
démons ?
Article 2 — Tenter est-il le propre du diable ?
Article 3 — Tous les péchés des hommes proviennent-ils
de l’attaque ou de la tentation des démons ?
Article 4 — Les démons peuvent-ils faire de vrais
miracles pour nous séduire ?
Article 5 — Les démons vaincus par les hommes sont-ils
empêchés de les attaquer de nouveau ?
QUESTION 115 — L’ACTION DE LA
CRÉATURE CORPORELLE
Article 1 — Un corps peut-il être actif ?
Article 2 — Y a-t-il dans le corps des raisons
séminales ?
Article 3 — Les corps célestes sont-ils la cause de ce
qui se passe dans les corps d’ici-bas ?
Article 4 — Les corps célestes sont-ils la cause des
actes humains ?
Article 5 — Les démons sont-ils soumis à l’action des
corps célestes ?
Article 6 — Les corps célestes rendent-ils nécessaire
ce qui est soumis à leur action ?
Article 1 — Le destin existe-t-il ?
Article 2 — Où le destin se trouve-t-il ?
Article 3 — Le destin est-il immuable ?
Article 4 — Tout est-il soumis au destin ?
QUESTION 117 — CE QUI CONCERNE
L’ACTION DE L’HOMME
Article 1 — Un homme peut-il instruire un autre homme,
en produisant en lui la science ?
Article 2 — Les hommes peuvent-ils instruire les anges
?
Article 3 — L’homme peut-il par la puissance de son
âme modifier la matière corporelle ?
Article 4 — L’âme humaine séparée peut-elle imprimer
aux corps un mouvement local ?
QUESTION 118 — D’OÙ PROVIENT
L’ÂME DE L’HOMME ?
Article 1 — L’âme sensitive est-elle transmise avec la
semence ?
Article 2 — L’âme intellective est-elle transmise avec
la semence ?
Article 3 — Toutes les âmes ont-elles été créées
ensemble ?
QUESTION 119 — LA PROPAGATION
CORPORELLE DE L’HOMME
Article 1 — Une part des aliments se transforme-t-elle
en la réalité de la nature humaine ?
Article 2 — La semence, principe de la génération
humaine, provient-elle du superflu de nourriture ?
PRIMA PARS — DIEU, LA TRINITÉ, LA CRÉATION
Celui qui est docteur de la vérité catholique doit
non seulement enseigner ceux qui sont les plus avancés, mais il doit aussi
instruire ceux qui commencents, selon ces mots de l’Apôtre (1 Co 3, 1-2) :
“Comme à de petits enfants dans le Christ, c’est du lait que je vous ai donné à
boire, non de la nourriture solide. ” Notre intention est donc, dans cet
ouvrage, d’exposer ce qui concerne la religion chrétienne de la façon la plus
convenable à la formation des débutants.
Nous avons observé en effet que, dans l’emploi des
écrits des différents auteurs, les novices en cette matière sont fort empêchés,
soit par la multiplication des questions inutiles, des articles et des preuves
; soit parce que ce qu’il leur convient d’apprendre n’est pas traité selon
l’ordre même de la discipline, mais selon que le requiert l’explication des
livres, ou l’occasion des disputes ; soit enfin que la répétition fréquente des
mêmes choses engendre dans l’esprit des auditeurs lassitude et confusion.
Désirant éviter ces inconvénients et d’autres
semblables, nous tenterons, confiants dans le pouvoir divin, de présenter la
doctrine sacrée brièvement et clairement, autant que la matière le permettra.
QUESTION I — QU’EST-CE QUE LA DOCTRINE SACRÉE ? QUEL EST
SON OBJET ?
En vue de délimiter exactement le champ de nos
recherches, nous devons d’abord traiter de la doctrine sacrée elle-même, nous
demandant ce qu’elle est, et quel est son domaine.
1. Une telle doctrine est-elle nécessaire ? 2.
Est-elle une science ? 3. Est-elle une ou multiple ? 4. Est-elle spéculative ou
pratique ? 5. Quels rapports entretient-elle avec les autres sciences ? 6.
Est-elle une sagesse ? 7. Quel est son sujet ? 8. Argumente-t-elle ? 9.
Doit-elle employer des métaphores ou des expressions symboliques ? 10. Les
textes de l’Écriture sainte, dans cette doctrine, doivent-ils être expliqués
selon plusieurs sens ?
Article 1 — La
doctrine sacrée est-elle nécessaire ?
Objections :
1. Il semble qu’il ne soit pas nécessaire d’avoir
une autre doctrine que les disciplines philosophiques. Pourquoi faire effort en
effet vers ce qui dépasse la raison humaine ? “ Ne cherche pas plus haut que
toi ”, nous dit l’Ecclésiastique (3, 23). Or, ce qui est à portée de la raison
nous est communiqué de manière suffisante dans les disciplines philosophiques.
Il paraît donc superflu de recourir à une autre doctrine.
2. Il n’y a de science que de l’être, car on ne
peut avoir de connaissance que du vrai, qui lui-même est convertible avec
l’être. Or, dans les disciplines philosophiques, on traite de toutes les
modalités de l’être, et même de Dieu ; d’où vient qu’une branche de ce savoir
est appelée théologie, ou science divine, comme le montre Aristote. Il n’est
donc pas nécessaire d’ajouter aux disciplines philosophiques une autre
doctrine.
En sens contraire,
S. Paul dit (2 Tm
Réponse :
Il fut nécessaire pour le salut de l’homme qu’il y
eût, en dehors des sciences philosophiques que scrute la raison humaine, une
doctrine procédant de la révélation divine. Le motif en est d’abord que l’homme
est destiné par Dieu à atteindre une fin qui dépasse la compréhension de son
esprit, car, dit Isaïe (64, 3), “ l’œil n’a point vu, ô Dieu, en dehors de toi,
ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment ”. Or il faut qu’avant de diriger
leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette
fin. Il était donc nécessaire, pour le salut de l’homme, que certaines choses
dépassant sa raison lui fussent communiquées par révélation divine.
A l’égard même de ce que la raison était capable
d’atteindre au sujet de Dieu, il fallait aussi que l’homme fût instruit par
révélation divine. En effet, la vérité sur Dieu atteinte par la raison n’eût
été le fait que d’un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps, et se fût
mêlée de beaucoup d’erreurs. De la connaissance d’une telle vérité, cependant,
dépend tout le salut de l’homme, puisque ce salut est en Dieu. Il était donc
nécessaire, si l’on voulait que ce salut fût procuré aux hommes d’une façon
plus ordinaire et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits par une
révélation divine.
Pour toutes ces raisons, il était nécessaire qu’il
y eût, en plus des disciplines philosophiques, œuvres de la raison, une
doctrine sacrée, acquise par révélation[1].
Solutions :
1. Il est bien vrai qu’il ne faut pas chercher à
scruter au moyen de la raison ce qui dépasse la connaissance humaine, mais à la
révélation qui nous en est faite par Dieu nous devons accorder notre foi.
Aussi, au même endroit, est-il ajouté : “ Beaucoup de choses te sont montrées qui
dépassent la compréhension humaine.” C’est en ces choses que consiste la
doctrine sacrée.
2. Une diversité de “ raisons ”, ou de points de
vue, dans ce que l’on connaît, détermine une diversité de sciences. Ainsi
est-ce bien une même conclusion que démontrent l’astronome et le physicien, par
exemple, que la terre est ronde ; mais le premier utilise à cette fin un moyen
terme mathématique, c’est-à-dire abstrait de la matière, tandis que le second
en emploie un qui s’y trouve impliqué. Rien n’empêche donc que les objets mêmes
dont traitent les sciences philosophiques, selon qu’ils sont connaissables par
la lumière de la raison naturelle, puissent encore être envisagés dans une
autre science, selon qu’ils sont connus par la lumière de la révélation divine.
La théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc d’un autre genre que
celle qui est encore une partie de la philosophie.
Article 2 — La
doctrine sacrée est-elle une science ?
Objections :
1. Toute science procède de principes évidents par
eux-mêmes. Or les principes de la doctrine sacrée sont les articles de foi, qui
ne sont pas de soi évidents, puisqu’ils ne sont pas admis par tous. “ La foi
n’est pas le partage de tous ”, dit l’Apôtre (2 Th 3, 2). La doctrine sacrée
n’est donc pas une science.
2. Il n’y a pas de science du singulier. Or, la
doctrine sacrée s’occupe de cas singuliers, par exemple des faits et gestes
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et d’autres choses semblables. Elle n’est donc
pas une science.
En sens contraire,
S. Augustin dit : “ A cette science appartient cela
seulement par quoi la foi très salutaire est engendrée, nourrie, défendue,
corroborée ”, rôles qui ne peuvent être attribués qu’à la doctrine sacrée.
Celle-ci est donc une science.
Réponse :
A coup sûr la doctrine sacrée est une science.
Mais, parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s’appuient sur
des principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence : telles
l’arithmétique, la géométrie, etc. D’autres procèdent de principes qui sont
connus à la lumière d’une science supérieure : comme la perspective à partir de
principes reconnus en géométrie, et la musique à partir de principes connus par
l’arithmétique. Et c’est de cette façon que la doctrine sacrée est une science.
Elle procède en effet de principes connus à la lumière d’une science de Dieu et
des bienheureux. Et comme la musique fait confiance aux principes qui lui sont
livrés par l’arithmétique, ainsi la doctrine sacrée accorde foi aux principes
révélés par Dieu.
Solutions :
1. Les principes de toute science, ou sont évidents
par eux-mêmes, ou se ramènent à la connaissance d’une science supérieure. Et ce
dernier cas est celui des principes de la doctrine sacrée, comme on vient de le
dire.
2. S’il arrive que des faits singuliers soient
rapportés dans la doctrine sacrée, ce n’est pas à titre d’objet d’étude
principal : ils sont introduits soit comme des exemples de vie, qu’invoquent
les sciences morales, soit pour établir l’autorité des hommes par qui nous
arrive la révélation divine, fondement même de l’Écriture ou de la doctrine
sacrée.
Article 3 — La
doctrine sacrée est-elle une ou multiple ?
Objections :
1. Selon Aristote, une science “ une ” n’a pour
sujet qu’un seul genre. Or, le créateur et la créature, dont il est question
dans la doctrine sacrée, ne sont pas des sujets contenus dans un même genre. La
doctrine sacrée n’est donc pas une science “ une ”.
2. Dans la doctrine sacrée, on traite des anges,
des créatures corporelles, des mœurs humaines, toutes choses qui appartiennent
à diverses sciences philosophiques. La doctrine sacrée ne peut donc être, elle
non plus, une science “ une ”.
En sens contraire,
l’Écriture parle de cette doctrine comme d’une
science unique ; ainsi dit-elle (Sg 10, 10) : “ La sagesse lui donna (à Jacob)
la science des choses saintes. ”
Réponse :
La doctrine sacrée est bien une science une.
L’unité d’une puissance de l’âme ou d’un habitus se prend, en effet, de son
objet ; non pas de son objet considéré matériellement, mais envisagé du point
de vue de sa raison formelle d’objet ; l’homme, l’âne, la pierre, par exemple,
se rencontrent dans l’unique raison formelle du coloré, qui est l’objet de la
vue. Donc, puisque l’Écriture sainte envisage certains objets en tant que
révélés par Dieu, ainsi qu’on vient de le voir tout ce qui est connaissable par
révélation divine s’unifie dans la raison formelle de cette science et de ce
fait, se trouve compris dans la doctrine sacrée comme dans une science unique.
Solutions :
1. La doctrine sacrée ne met pas Dieu et les
créatures à égalité lorsqu’elle en traite ; c’est de Dieu principalement
qu’elle s’occupe, et lorsqu’elle parle des créatures, elle les envisage selon
qu’elles se rapportent à Dieu, soit comme à leur principe, soit comme à leur
fin. L’unité de la science est donc sauve.
2. Rien n’empêche que des puissances de l’âme ou
des habitus de rang inférieur soient diversifiés par rapport à des matières qui
se trouvent unifiées en face d’une puissance ou d’un habitus de rang supérieur,
car une puissance de l’âme ou un habitus, s’il est d’un ordre plus élevé,
considère son objet sous une raison formelle plus universelle. Par exemple le “
sens commun ” a pour objet le sensible, qui embrasse le visible et l’audible ;
ainsi, bien qu’il soit une seule puissance, s’étendit à tous les objets des
cinq sens. De même, l’unique science sacrée est en mesure d’envisager sous une
même raison formelle, c’est-à-dire en tant que divinement révélables, des
objets traités dans des sciences philosophiques différentes ; ce qui fait que
cette science peut être regardée comme une certaine impression de la science de
Dieu elle-même, une et simple à l’égard de tout.
Article 4 — La
doctrine sacrée est-elle spéculative ou pratique ?
Objections :
1. Il semble que la doctrine sacrée soit une
science pratique, car, selon Aristote une science pratique a pour but l’action.
Or la doctrine sacrée est adonnée à l’action : “ Mettez la Parole en pratique
au lieu de l’écouter seulement ”, nous dit S. Jacques (1, 22). La doctrine
sacrée est donc une science pratique.
2. La doctrine sacrée se divise en loi ancienne et loi nouvelle. Or, une
loi est affaire de science morale, c’est-à-dire de science pratique. C’est donc
que la doctrine sacrée appartient à cette catégorie.
En sens contraire,
toute science pratique se rapporte à des œuvres qui
peuvent être accomplies par l’homme : ainsi la morale concerne les actes
humains, la science de l’architecte les constructions. Or la doctrine sacrée
porte avant tout sur Dieu, dont les hommes apparaissent plutôt comme ses œuvres
à lui ; elle n’est donc pas une science pratique, mais davantage une science
spéculative.
Réponse :
Nous avons dit que la doctrine sacrée, sans cesser
d’être une, s’étend à des objets qui appartiennent à des sciences
philosophiques différentes, à cause de l’unité de point de vue qui lui fait
envisager toutes choses comme connaissables dans la lumière divine. Il se peut
donc bien que, parmi les sciences philosophiques, les unes soient spéculatives
et d’autres pratiques ; mais la doctrine sacrée, pour sa part, sera l’une et
l’autre, de même que Dieu, par une même science, se connaît et connaît ses
œuvres.
Toutefois la science sacrée est plus spéculative
que pratique, car elle concerne plus les choses divines que les actes humains
n’envisageant ceux-ci que comme moyens pour parvenir à la pleine connaissance
de Dieu, en laquelle consiste l’éternelle béatitude.
Et par là, Réponse est donnée aux Objections.
Article 5 — La
doctrine sacrée est-elle supérieure aux autres sciences ?
Objections :
1. La supériorité d’une science dépend de sa
certitude. Or, les autres sciences, dont les principes ne peuvent être mis en
doute, paraissent plus certaines que la doctrine sacrée, dont les principes,
qui sont les articles de foi, admettent le doute. Les autres sciences
paraissent donc être supérieures.
2. C’est le fait d’une science inférieure
d’emprunter à une science supérieure : ainsi en est-il de la musique par
rapport à l’arithmétique ; or, la doctrine sacrée fait des emprunts aux
doctrines philosophiques ; S. Jérôme dit en effet dans une lettre à un grand
orateur de Rome, en parlant des anciens docteurs : “ Ils ont parsemé leurs
livres d’une telle quantité de doctrines et de maximes de philosophes qu’on ne
sait ce qu’on doit admirer davantage, de leur érudition séculière, ou de leur science
des Ecritures. ” La doctrine sacrée est donc inférieure aux autres sciences.
En sens contraire,
les autres sciences sont appelées ses servantes ;
ainsi lit-on aux Proverbes (9, 3) : la Sagesse “ a dépêché ses servantes, elle
appelle sur les hauteurs ”.
Réponse :
La vérité est que cette science, à la fois
spéculative et pratique, dépasse sous ce double rapport toutes les autres.
Parmi les sciences spéculatives, on doit appeler la plus digne celle qui est la
plus certaine et s’occupe des plus hauts objets. Or, à ce double point de vue,
la science sacrée l’emporte sur les autres sciences spéculatives. Elle est la
plus certaine, car les autres tirent leur certitude de la lumière naturelle de
la raison humaine qui peut faillir, alors qu’elle tire la sienne de la lumière
de la science divine qui ne peut se tromper. C’est elle aussi qui a l’objet le
plus élevé, puisqu’elle porte principalement sur ce qui dépasse la raison, au
lieu que les autres disciplines envisagent ce qui est soumis à la raison.
Parmi les sciences pratiques, on doit dire
supérieure celle qui ne vise pas, au-delà d’elle-même, une autre fin, telle la
politique pour l’art militaire (le bien de l’armée est en effet ordonné à celui
de la cité). Or, la fin de notre doctrine, selon qu’elle est pratique, n’est
autre que la béatitude éternelle, but auquel se réfèrent, comme à la fin
suprême, toutes les autres fins des sciences pratiques. De toute façon la
science sacrée est donc prééminente.
Solutions :
1. Rien n’empêche qu’une connaissance plus certaine
selon sa nature soit en même temps moins certaine pour nous ; cela tient à la
faiblesse de notre esprit, qui se trouve, dit Aristote, “ devant les plus
hautes évidences des choses, comme l’œil du hibou en face de la lumière du
soleil ”. Le doute qui peut surgir à l’égard des articles de foi ne doit donc
pas être attribué à une incertitude des choses mêmes, mais à la faiblesse de
l’intelligence humaine. Malgré cela, la moindre connaissance touchant les
choses les plus hautes est plus désirable qu’une science très certaine des
choses moindres, dit Aristote.
2. La science sacrée peut faire des emprunts aux
sciences philosophiques, mais ce n’est pas qu’elles lui soient nécessaires,
c’est uniquement en vue de mieux manifester ce qu’elle-même enseigne. Ses principes
ne lui viennent en effet d’aucune autre science, mais de Dieu immédiatement,
par révélation ; d’où il suit qu’elle n’emprunte point aux autres sciences
comme si celle-ci lui étaient supérieures, mais au contraire qu’elle en use
comme d’inférieures et de servantes ; ainsi en est-il des sciences dites
architectoniques, qui utilisent leurs inférieures, comme fait la politique pour
l’art militaire. Du reste, que la science sacrée utilise les autres sciences de
cette façon-là, le motif n’en est point son défaut ou son insuffisance, mais la
faiblesse de notre esprit, qui est acheminé avec plus d’aisance à partir des
connaissances naturelles, d’où procèdent les autres sciences, vers les objets
qui la dépassent, et dont cette science traite.
Article 6 — Cette
doctrine est-elle une sagesse ?
Objections :
1. Une doctrine qui prend ses principes hors
d’elle-même ne mérite pas le nom de sagesse : “ Le rôle du sage est d’intimer
l’ordre et non de le recevoir d’un autre ”, déclare en effet Aristote ; or,
cette doctrine-ci emprunte ailleurs ses principes, comme on l’a montré ; elle
n’est donc pas une sagesse.
2. C’est le fait d’une sagesse d’établir les
principes des autres sciences ; d’où ce titre de “ chef des autres sciences ”
que lui attribue Aristote ; or la doctrine sacrée ne se comporte pas ainsi ;
elle n’est donc pas sagesse.
3. Notre doctrine s’acquiert par l’étude, tandis
que la sagesse est obtenue par infusion ; ainsi est-elle comptée parmi les sept
dons du Saint-Esprit, comme on le voit en Isaïe (11, 2). La doctrine sacrée
n’est donc pas une sagesse.
En sens contraire,
au principe de la loi, le Deutéronome (4, 6 Vg)
fait cette déclaration : “ Telle est notre sagesse et notre intelligence aux
yeux de tous les peuples. ”
Réponse :
Cette doctrine est par excellence une sagesse,
parmi toutes les sagesses humaines, et cela non pas seulement dans un genre
particulier, mais absolument. En effet, puisqu’il appartient au sage d’intimer
l’ordre et de juger, et que d’autre part le jugement, pour ce qui est inférieur,
s’obtient par un appel à une cause plus élevée, celui-là est le sage dans un
genre quelconque, qui prend en considération la cause suprême de ce genre. Par
exemple, s’il s’agit de construction, l’homme de l’art qui a disposé les plans
de la maison, mérite le titre de sage et d’architecte, au regard des
techniciens inférieurs qui taillent les pierres, ou préparent le ciment. Ce
pourquoi l’Apôtre dit (1 Co 3, 10) : “ Comme un sage architecte, j’ai posé le
fondement. ” S’il s’agit de la vie humaine dans son ensemble, l’homme prudent
sera appelé sage du fait qu’il ordonne les actes humains vers la fin qu’ils
doivent atteindre ainsi est-il dit aux Proverbes (10, 23 Vg) : “ La sagesse est
prudence pour l’homme. ” Celui-là donc qui considère purement et simplement la
cause suprême de tout l’univers, qui est Dieu, mérite par excellence le nom de
sage. C’est pourquoi, comme on le voit dans S. Augustin la sagesse est appelée
la connaissance la plus digne. Or, la doctrine sacrée traite très proprement de
Dieu selon qu’il est la cause suprême ; car elle ne se contente pas de ce qu’on
peut en savoir par les créatures, et que les philosophes ont connu. “ Ce qu’on
peut connaître de Dieu est pour eux manifeste ”, dit en effet l’Apôtre (Rm
1,19) ; elle traite aussi de Dieu quant à ce qui n’est connu que de lui seul,
et qui est communiqué aux autres par révélation. La doctrine sacrée mérite donc
par excellence le nom de sagesse.
Solutions :
1. La doctrine sacrée n’emprunte ses principes à
aucune science humaine ; elle les tient de la science divine, qui règle, à
titre de sagesse souveraine, toute notre connaissance.
2. Les principes des autres sciences, ou bien sont
évidents, et donc ne peuvent être prouvés, ou bien sont prouvés par quelque
raison naturelle dans une autre science ; or la connaissance propre à notre
science est obtenue par révélation et non par raison naturelle. C’est pourquoi
il n’appartient pas à la doctrine sacrée de démontrer les principes des autres
sciences, mais seulement d’en juger. En effet, tout ce qui, dans ces sciences,
se trouverait contredire la vérité exprimée par la science sacrée doit être
condamné comme faux, selon l’Apôtre (2 Co 10, 45) : “ Nous détruisons les
sophismes et toute puissance altière qui se dresse contre la science de Dieu. ”
3. Puisque juger est le fait du sage, aux deux
façons de juger dont on peut faire état correspondent deux sagesses
différentes. Il arrive en effet qu’on juge par inclination, comme celui qui
possède un habitus vertueux juge avec rectitude de ce qu’il doit faire dans la
ligne de cet habitus, étant déjà incliné dans ce sens. Aussi Aristote
déclare-t-il n que l’homme vertueux est la mesure et la règle des actes
humains. Mais il est une autre façon de juger, à savoir par mode de
connaissance, comme celui qui est instruit de la science morale peut juger des
actes d’une vertu, même s’il n’a pas cette vertu. La première façon de juger
des choses divines est le fait de la sagesse du Saint-Esprit, selon cette
parole de l’Apôtre (1 Co 2, 15) : “ L’homme spirituel juge de tout. ” De même
Denys : “ Hiérothée est devenu sage, non seulement en étudiant, mais en
éprouvant le divin. ” Quant à l’autre façon de juger, c’est celle qui
appartient à la doctrine qui nous occupe, selon qu’elle est obtenue par
l’étude, bien que ses principes lui viennent de la révélation.
Article 7 — Dieu
est-il le sujet de cette science ?
Objections :
1. Toute science, dit Aristote, suppose connue la
nature de son sujet, autrement dit “ ce qu’il est ”. Or, cette science ne
suppose pas la connaissance de ce que Dieu est, car, selon S. Jean Damascène :
“ Dire de Dieu ce qu’il est nous est impossible. ” Dieu n’est donc pas le sujet
de cette science.
2. Tout ce dont on traite dans une science est
compris dans son sujet. Or, dans la Sainte Écriture, il est question de bien
d’autres choses que de Dieu, par exemple des créatures, des mœurs humaines.
Donc Dieu n’est pas le sujet de cette science.
En sens contraire,
on doit considérer comme le sujet d’une science
cela même dont on parle dans la science ; or, dans la science sacrée, il est
question de Dieu : d’où son nom de “ théo-logie ”, autrement dit de discours ou
de parole sur Dieu. Dieu est donc bien le sujet de cette science.
Réponse :
Dieu est effectivement le sujet de cette science.
Il y a le même rapport, en effet, entre le sujet d’une science et la science
elle-même, qu’entre l’objet et une puissance de l’âme ou un habitus. Or, on
assigne proprement comme objet à une puissance ou à un habitus ce qui détermine
le point de vue sous lequel toutes choses se réfèrent à cette puissance ou à
cet habitus ; ainsi, l’homme et la pierre se rapportent à la vue selon qu’ils
sont colorés ; et c’est pourquoi le coloré est l’objet propre de la vue. Or,
dans la doctrine sacrée, on traite tout “ sous la raison de Dieu ”, ou du point
de vue de Dieu, soit que l’objet d’étude soit Dieu lui-même, soit qu’il ait
rapport à Dieu comme à son principe ou comme à sa fin. D’où il suit que Dieu
est vraiment le sujet de cette science. Ceci d’ailleurs est aussi manifeste si
l’on envisage les principes de cette science, qui sont les articles de foi,
laquelle concerne Dieu ; or, le sujet des principes et celui de la science tout
entière ne font qu’un, toute la science étant contenue virtuellement dans ses
principes.
Certains toutefois, considérant les choses mêmes
dont traite cette science, et non le point de vue sous lequel elle les
envisage, en ont circonscrit autrement la matière. Ainsi parlent-ils de “
choses ” et de “ signes ” ; ou des “ œuvres de la Réparation ” ; ou du “ Christ
total ”, à savoir la tête et les membres. Il est bien traité de tout cela dans
notre science ; mais c’est toujours par rapport à Dieu.
Solutions :
1. Il est vrai, nous ne pouvons pas savoir de Dieu
ce qu’il est ; toutefois, dans notre doctrine, nous utilisons, au lieu d’une
définition, pour traiter de ce qui se rapporte à Dieu, les effets que celui-ci
produit dans l’ordre de la nature ou de la grâce. Comme on démontre en
certaines sciences philosophiques des vérités relatives à une cause au moyen de
son effet, en prenant l’effet au lieu de la définition de cette cause.
2. Quant aux divers objets autres que Dieu dont il
est question dans la Sainte Écriture, ils se ramènent à Dieu lui-même ; non
point à titre de parties, d’espèces ou d’accidents, mais comme se rapportant à
lui de quelque manière.
Article 8 — Cette
doctrine argumente-t-elle ?
Objections :
1. S. Ambroise dit : “ Rejette les arguments, là où
c’est la foi qu’on cherche. ” Or, dans cette doctrine, c’est la foi surtout que
l’on cherche : “ Ces choses ont été écrites, dit S. Jean (20, 31), afin que
vous croyiez. ” La doctrine sacrée ne procède donc pas par arguments.
2. Si cette science devait argumenter, ce serait ou
par autorité ou par raison. Mais prouver par autorité ne semble pas convenir à
sa dignité, car, selon Boèce, l’argument d’autorité est de tous le plus faible.
Quant aux preuves rationnelles, elles ne conviennent pas à sa fin, puisque,
selon S. Grégoire, “ la foi n’a pas de mérite, là où la raison procure une
connaissance directe ”. Par conséquent la doctrine sacrée n’use pas
d’arguments.
En sens contraire,
l’Apôtre, parlant de l’évêque, dit (Tt 1, 9) : “
Qu’il soit attaché à l’enseignement sûr, conforme à la doctrine ; il doit être
capable d’exhorter dans la saine doctrine et de réfuter les contradicteurs. ”
Réponse :
Les autres sciences n’argumentent pas en vue de
démontrer leurs principes ; mais elles argumentent à partir d’eux pour
démontrer d’autres vérités comprises dans ces sciences. Ainsi la doctrine
sacrée ne prétend pas, au moyen d’une argumentation, prouver ses propres
principes, qui sont les vérités de foi ; mais elle les prend comme point
d’appui pour manifester quelque autre vérité, comme l’Apôtre (1 Co 15,12) prend
appui sur la résurrection du Christ pour prouver la résurrection générale.
Toutefois, il faut considérer ceci. Dans l’ordre
des sciences philosophiques, les sciences inférieures non seulement ne prouvent
pas leurs principes, mais ne disputent pas contre celui qui les nie, laissant
ce soin à une science plus haute ; la plus élevée de toutes, au contraire, qui
est la métaphysique, dispute contre celui qui nie ses principes, à supposer que
le négateur concède quelque chose ; et, s’il ne concède rien, elle ne peut
discuter avec lui, mais elle peut détruire ses arguments. La science sacrée
donc, n’ayant pas de supérieure, devra-t-elle aussi disputer contre celui qui
nie ses principes. Elle le fera par le moyen d’une argumentation, si
l’adversaire concède quelque chose de la révélation divine : c’est ainsi qu’en
invoquant les “ autorités ” de la doctrine sacrée, nous disputons contre les
hérétiques, utilisant un article de foi pour combattre ceux qui en nient un
autre. Mais si l’adversaire ne croit rien des choses révélées, il ne reste plus
de moyen pour prouver par la raison les articles de foi ; il est seulement
possible de réfuter les raisons qu’il pourrait opposer à la foi. En effet,
puisque la foi s’appuie sur la vérité infaillible, et qu’il est impossible de
démontrer le contraire du vrai, il est manifeste que les arguments qu’on
apporte contre la foi ne sont pas de vraies démonstrations, mais des arguments
réfutables.
Solutions :
1. Bien que les arguments de la raison humaine
soient impropres à démontrer ce qui est de foi, il reste qu’à partir des
articles de foi la doctrine sacrée peut prouver autre chose, comme on vient de
le dire.
2. Il est certain que notre doctrine doit user
d’arguments d’autorité ; et cela lui est souverainement propre du fait que les
principes de la doctrine sacrée nous viennent de la révélation, et qu’ainsi on
doit croire à l’autorité de ceux par qui la révélation a été faite. Mais cela
ne déroge nullement à sa dignité, car si l’argument d’autorité fondé sur la
raison humaine est le plus faible, celui qui est fondé sur la révélation divine
est de tous le plus efficace.
Toutefois la doctrine sacrée utilise aussi la
raison humaine, non point certes pour prouver la foi, ce qui serait en abolir
le mérite, mais pour mettre en lumière certaines autres choses que cette
doctrine enseigne. Donc, puisque la grâce ne détruit pas la nature, mais la
parfait, c’est un devoir, pour la raison naturelle, de servir la foi, tout
comme l’inclination naturelle de la volonté obéit à la charité. Aussi l’Apôtre
dit-il (2 Co 10, 5) : “ Nous assujettissons toute pensée pour la faire obéir au
Christ. ” De là vient que la doctrine sacrée use aussi des autorités des
philosophes, là où, par leur raison naturelle, ils ont pu atteindre le vrai. S.
Paul, dans les Actes (17, 28) rapporte cette sentence d’Aratus : “ Nous sommes
de la race de Dieu, ainsi que l’ont affirmé certains de vos poètes. ” Il faut
prendre garde cependant que la doctrine sacrée n’emploie ces autorités qu’au
titre d’arguments étrangers à sa nature, et n’ayant qu’une valeur de
probabilité. Au contraire, c’est un usage propre qu’elle fait des autorités de
l’Écriture canonique. Quant aux autorités des autres docteurs de l’Église, elle
en use aussi comme arguments propres, mais d’une manière seulement probable.
Cela tient à ce que notre foi repose sur la révélation faite aux Apôtres et aux
Prophètes, non sur d’autres révélations, s’il en existe, faites à d’autres
docteurs. C’est pourquoi, écrivant à S. Jérôme, S. Augustin
déclare : “ Les livres des Écritures canoniques sont les seuls auxquels
j’accorde l’honneur de croire très fermement leurs auteurs incapables d’errer
en ce qu’ils écrivent. Les autres, si je les lis, ce n’est point parce qu’ils
ont pensé une chose ou l’ont écrite que je l’estime vraie, quelque éminents
qu’ils puissent être en sainteté et en doctrine. ”
Article 9 — La
doctrine sacrée doit-elle user de métaphores ?
Objections :
1. Ce qui appartient en propre à une doctrine tout
à fait inférieure, ne paraît pas convenir à la doctrine sacrée qui, on vient de
le dire, occupe le sommet du savoir. Or l’emploi de similitudes diverses et de
représentations sensibles est le fait de la poétique, qui occupe le dernier
rang parmi toutes les sciences. User de similitudes de ce genre ne convient
donc pas à la science sacrée.
2. La doctrine sacrée paraît avoir pour but de
manifester la vérité : c’est pourquoi ceux qui accomplissent cette tâche se
voient promettre une récompense : “ Ceux qui me mettent en lumière auront la
vie éternelle ”, dit la Sagesse dans l’Ecclésiastique (24, 31 Vg). Or, de
telles similitudes cachent la vérité. Il ne convient donc pas à cette doctrine
de présenter les réalités divines sous des similitudes empruntées au monde
corporel.
3. Plus des créatures sont élevées, et plus elles
s’approchent de la ressemblance divine. Donc, si quelque chose des créatures
devait être transposé en Dieu, une telle transposition devrait se faire à
partir des créatures les plus nobles, et non à partir des plus basses, ce qui
cependant se présente fréquemment dans les Écritures.
En sens contraire,
Dieu dit dans Osée (12, 11) : “ J’ai multiplié les
visions et, par les prophètes, j’ai parlé en similitudes. ” Or présenter une
vérité sous le couvert de similitudes, c’est bien user de métaphores. Il
convient donc à la doctrine sacrée d’en employer.
Réponse :
Il convient certainement à la Sainte Écriture de
nous livrer les choses divines sous le voile de similitudes empruntées aux
choses corporelles Dieu, en effet, pourvoit à tous les êtres conformément à
leur nature. Or, il est naturel à l’homme de s’élever à l’intelligible par le sensible,
parce que toute notre connaissance prend son origine des sens. Il est donc
parfaitement convenable que dans l’Écriture sainte les choses spirituelles nous
soient livrées au moyen de métaphores corporelles. C’est ce que dit Denys : “
Le rayon divin ne peut luire pour nous qu’enveloppé par la diversité des voiles
sacrés. ” De plus, l’Écriture étant proposée de façon commune à tous, selon ce
mot de l’Apôtre (Rm 1,14) : “Je me dois aux savants et aux ignorants ”, il lui
convient de présenter les réalités spirituelles sous la figure de similitudes
empruntées au corps, afin que, par ce moyen tout au moins, les simples la
comprennent, eux qui ne sont pas aptes à saisir en elles-mêmes les réalités
intelligibles.
Solutions :
1. La poétique use de métaphores en vue de la
représentation, car celle-ci est naturellement agréable à l’homme. La doctrine
sacrée, elle, use de ce procédé par nécessité et dans un but utilitaire, nous
venons de le dire.
2. Le rayon de la divine révélation, nous dit
Denys, n’est pas supprimé par les figures sensibles qui le voilent ; il demeure
dans sa vérité, en sorte qu’il ne soit pas permis aux esprits auxquels est
faite la révélation de s’en tenir aux images mêmes ; il les élève jusqu’à la
connaissance des choses intelligibles, et, par leur intermédiaire, les autres
en sont également instruits. C’est pourquoi ce qui est livré en un endroit de
l’Écriture sous des métaphores, est présenté plus explicitement en d’autres
passages. Du reste, l’obscurité même des figures est utile, tant pour exercer
les esprits studieux, que pour éviter les moqueries des infidèles, au sujet
desquels S. Matthieu dit (7, 6) : “ Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré.
” 3. Denys nous explique encore, pourquoi il est préférable que, dans les
Écritures, les choses divines nous soient livrées sous la figure des corps les
plus vils, plutôt que sous celle des plus nobles. Il en donne trois raisons.
Tout d’abord on écarte ainsi de l’esprit humain un risque d’erreur, en rendant
évident qu’on ne parle pas en propriété de termes des choses divines, ce qui
pourrait être l’objet d’un doute, si ces choses étaient présentées sous la
figure des corps les plus nobles, surtout pour les hommes qui n’imaginent rien
de plus noble que le monde corporel. En deuxième lieu, cette manière d’agir est
plus en rapport avec la connaissance que nous avons de Dieu en cette vie ; car
nous savons plutôt de Dieu ce qu’il n’est pas que ce qu’il est ; les
similitudes les plus lointaines sont donc à cet égard les plus proches de la
vérité : elles nous donnent à comprendre que Dieu est au-dessus de tout ce que
nous pouvons dire ou penser de lui. Enfin, par là, les choses divines se
trouvent voilées plus efficacement au regard des indignes.
Article
10 — Est-ce que la “ lettre ” de l’Écriture sainte peut revêtir plusieurs sens
?
Objections :
1. Il semble bien que l’Écriture ne contient pas
sous une seule lettre plusieurs des sens ainsi distingués : le sens historique
ou littéral, le sens allégorique, le sens tropologique ou moral, et le sens
anagogique. En effet, une multiplicité de sens pour un seul passage engendre la
confusion, prête à l’erreur et rend l’argumentation fragile. C’est pourquoi une
argumentation véritable ne procède pas de propositions aux sens multiples ;
bien plus, cela occasionne certains sophismes. Or, l’Écriture sainte doit être
apte à nous montrer la vérité sans prêter occasion à l’erreur ; elle ne peut
donc nous offrir, sous une seule lettre, une pluralité de sens.
2. S. Augustin nous dit : “ Cette partie de
l’Écriture qu’on appelle l’Ancien Testament se présente sous quatre formes :
l’histoire, l’étiologie, l’analogie, l’allégorie ”, division qui paraît
totalement étrangère à celle qui a été rapportée plus haut. Il ne semble donc
pas convenable que l’Écriture sainte soit exposée suivant les quatre sens
énumérés en premier.
3. En dehors des quatre sens précités, il y a
encore le sens parabolique, qui n’est pas compris parmi eux.
En sens contraire,
S. Grégoire dit : “ L’Écriture sainte, par la
manière même dont elle s’exprime, dépasse toutes les sciences ; car, dans un
seul et même discours, tout en racontant un fait, elle livre un mystère. ”
Réponse :
L’auteur de l’Écriture sainte est Dieu. Or, il est
au pouvoir de Dieu d’employer, pour signifier quelque chose, non seulement des
mots, ce que peut faire aussi l’homme, mais également les choses elles-mêmes.
Pour cette raison, alors que dans toutes les sciences ce sont les mots qui ont
valeur significative, celle-ci a en propre que les choses mêmes signifiées par
les mots employés signifient à leur tour quelque chose. La première
signification, celle par laquelle les mots signifient certaines choses,
correspond au premier sens, qui est le sens historique ou littéral. La
signification par laquelle les choses signifiées par les mots signifient encore
d’autres choses, c’est ce qu’on appelle le sens spirituel, qui est fondé sur le
sens littéral et le suppose.
A son tour, le sens spirituel se divise en trois
sens distincts. En effet, dit l’Apôtre (He 7,19), la loi ancienne est une
figure de la loi nouvelle, et la loi nouvelle elle-même, ajoute Denys, est une
figure de la gloire à venir ; en outre, dans la loi nouvelle, ce qui a lieu
dans le chef est le signe de ce que nous-mêmes devons faire. Donc, lorsque les
réalités de la loi ancienne signifient celles de la loi nouvelle, on a le sens
allégorique ; quand les choses réalisées dans le Christ, ou dans ce qui
signifie le Christ, sont le signe de ce que nous devons faire, on a le sens
moral ; pour autant, enfin que ces mêmes choses signifient ce qui existe dans
la gloire éternelle, on a le sens anagogique.
Comme, d’autre part, le sens littéral est celui que
l’auteur entend signifier, et comme l’auteur de l’Écriture sainte est Dieu, qui
comprend simultanément toutes choses dans la simple saisie de son intelligence,
il n’y a pas d’obstacle à dire, à la suite de S. Augustin, que selon le sens
littéral, même dans une seule “ lettre ” de l’Écriture, il y a plusieurs sens.
Solutions :
1. La multiplicité des sens en question ne crée pas
d’équivoque, ni aucune espèce de multiplicité de ce genre. En effet, d’après ce
qui a été dit, ces sens ne se multiplient pas pour cette raison qu’un seul mot
signifierait plusieurs choses, mais parce que les réalités elles-mêmes,
signifiées par les mots, peuvent être signes d’autres réalités. Il n’y aura pas
non plus de confusion dans l’Écriture, car tous les sens sont fondés sur
l’unique sens littéral, et l’on ne pourra argumenter qu’à partir de lui, à
l’exclusion des sens allégoriques, ainsi que l’observe S. Augustin contre le
donatiste Vincent. Rien cependant ne sera perdu de l’Ecriture sainte, car rien
de nécessaire à la foi n’est contenu dans le sens spirituel sans que l’Écriture
nous le livre clairement ailleurs, par le sens littéral.
2. Trois des sens énumérés ici par S. Augustin se
rapportent au seul sens littéral : l’histoire, l’étiologie et l’analogie. Il y
a histoire, explique S. Augustin, lorsqu’une chose est exposée pour elle-même.
Il y a étiologie quand la cause de ce dont on parle est indiquée : ainsi
lorsque le Seigneur explique pourquoi Moïse donna licence aux Juifs de répudier
leurs épouses, c’est-à-dire en raison de la dureté de leur cœur (Mt 19, 8). Il
y a analogie enfin quand on fait voir que la vérité d’un passage de l’Écriture
n’est pas opposée à la vérité d’un autre passage. Reste l’allégorie qui, à elle
seule, dans l’énumération de S. Augustin, tient la place des trois sens
spirituels. Hugues de Saint-Victor range lui aussi le sens anagogique sous le
sens allégorique ; retenant ainsi, dans son troisième livre des Sentences,
trois sens seulement : le sens historique, le sens allégorique et le sens
tropologique.
3. Le sens parabolique est inclus dans le sens
littéral ; car par les mots on peut signifier quelque chose au sens propre, et
quelque chose au sens figuré ; et, dans ce cas, le sens littéral ne désigne pas
la figure elle-même, mais ce qu’elle représente. Quand, en effet, l’Écriture
parle du bras de Dieu, le sens littéral n’est pas qu’il y ait en Dieu un bras
corporel, mais ce qui est signifié par ce membre, à savoir une puissance
active. Cela montre bien que, dans le sens littéral de l’Écriture, il ne peut
jamais y avoir de fausseté.
L’objet principal de la doctrine sacrée est de
transmettre la connaissance de Dieu, non pas seulement ce qu’il est en lui-même,
mais aussi selon qu’il est le principe et la fin de toutes choses, spécialement
de la créature raisonnable comme on l’a montré dans ce qui précède. Nous
devrons donc, ayant à exposer cette doctrine, traiter 1° de Dieu (première
partie) ; 2° du mouvement de la créature raisonnable vers Dieu (deuxième
partie) ; 3° du Christ, qui, comme homme, est pour nous la voie qui mène à Dieu
(troisième partie).
Notre étude de Dieu comprendra trois sections. Nous
considérerons 1° ce qui concerne l’essence divine (Q. 2-26) ; 2° ce qui
concerne la distinction des Personnes (Q. 27-43) ; 3° ce qui concerne la
manière dont les créatures procèdent de Dieu (Q. 44-119).
Touchant l’essence divine, il y a lieu de se
demander 1° si Dieu existe ; 2° comment il est, ou plutôt comment il n’est pas
(Q. 3-13) ; 3° il faudra étudier en outre ce qui concerne son opération, à
savoir sa science, sa volonté et sa puissance (Q. 14-26).
QUESTION 2 — À PROPOS DE L’EXISTENCE DE DIEU
1. L’existence de Dieu est-elle évidente par
elle-même ? 2. Est-elle démontrable ? 3. Dieu existe-t-il ?
Article 1 —
L’existence de Dieu est-elle évidente par elle-même ?
Objections :
1. Nous disons évident ce dont la connaissance est
en nous naturellement, comme c’est le cas des premiers principes. Or, dit Jean
Damascène au début de son livre, “ la connaissance de l’existence de Dieu est
naturellement infuse dans tout être ”. Il y a donc là une évidence.
2. On déclare encore évidentes les propositions
dont la vérité apparaît dès que les termes en sont connus, comme le Philosophe
le dit des premiers principes de la démonstration dans ses Derniers
Analytiques. Dès qu’on sait, par exemple, ce que sont le tout et la partie, on
sait que le tout est toujours plus grand que sa partie. Or, dès qu’on a compris
ce que signifie ce mot : Dieu, aussitôt on sait que Dieu existe. En effet, ce
mot signifie un être tel qu’on ne peut en concevoir de plus grand ; or, ce qui
existe à la fois dans la réalité et dans l’esprit est plus grand que ce qui
existe uniquement dans l’esprit. Donc, puisque, le mot étant compris, Dieu est
dans l’esprit, on sait du même coup qu’il est dans la réalité. L’existence de
Dieu est donc évidente.
3. Il est évident que la vérité existe, car celui
qui nie que la vérité existe concède par le fait même qu’elle existe ; car si
la vérité n’existe pas, ceci du moins est vrai : que la vérité n’existe pas.
Or, si quelque chose est vrai, la vérité existe. Or Dieu est la vérité même,
selon ce que dit Jésus en Jean (14, 6) : “ Je suis la voie, la vérité et la vie.
” Donc l’existence de Dieu est évidente.
En sens contraire,
personne ne peut penser l’opposé d’une vérité
évidente, comme le prouve le Philosophe en ce qui concerne les premiers
principes de la démonstration. Or, on peut penser le contraire de cette proposition
: Dieu existe, puisque, d’après le psaume (53, 1), “ L’insensé a dit dans son
cœur : il n’y a pas de Dieu. ” Donc l’existence de Dieu n’est pas évidente par
elle-même.
Réponse :
Une chose peut être évidente de deux façons : soit
en elle-même, mais non pas pour nous ; soit à la fois en elle-même et pour
nous. En effet, une proposition est évidente par elle-même du fait que le
prédicat y est inclus dans l’idée du sujet, comme lorsqu’on dit : L’homme est
un animal ; car l’animalité fait partie de l’idée d’homme. Si donc la
définition du sujet et celle du prédicat sont connues de tous, cette
proposition sera évidente pour tous. C’est ce qui a lieu pour les premiers
principes de la démonstration, dont les termes sont trop généraux pour que
personne puisse les ignorer, comme être et non-être, tout et partie, etc. Mais
s’il arrive chez quelqu’un que la définition du prédicat et celle du sujet
soient ignorées, la proposition sera évidente de soi ; mais non pour ceux qui
ignorent le sujet et le prédicat de la proposition. C’est pour cette raison,
dit Boèce, qu’il y a des conceptions communes de l’esprit qui sont évidentes
seulement pour ceux qui savent, comme celle-ci : les choses immatérielles n’ont
pas de lieu.
Je dis donc que cette proposition : Dieu existe, est
évidente de soi, car le prédicat y est identique au sujet ; Dieu, en effet, est
son être même, comme on le verra plus loin. Mais comme nous ne connaissons pas
l’essence de Dieu, cette proposition n’est pas évidente pour nous ; elle a
besoin d’être démontrée par ce qui est mieux connu de nous, même si cela est,
par nature, moins connu, à savoir par les œuvres de Dieu.
Solutions :
1. Nous avons naturellement quelque connaissance générale et confuse de
l’existence de Dieu, à savoir en tant que Dieu est la béatitude de l’homme ;
car l’homme désire naturellement la béatitude, et ce que naturellement il
désire, naturellement aussi il le connaît. Mais ce n’est pas là vraiment
connaître que Dieu existe, pas plus que connaître que quelqu’un vient n’est
connaître Pierre, même si c’est Pierre qui vient. En effet, beaucoup estiment
que la béatitude, ce bien parfait de l’homme, consiste dans les richesses,
d’autres dans les plaisirs, d’autres dans quelque autre chose.
2. Il n’est pas sûr que tout homme qui entend prononcer
ce mot : Dieu, l’entende d’un être tel qu’on ne puisse pas en concevoir de plus
grand, puisque certains ont cru que Dieu est un corps. Mais admettons que tous
donnent au mot Dieu la signification qu’on prétend, à savoir celle d’un être
tel qu’on n’en puisse concevoir de plus grand : il s’ensuit que chacun pense
nécessairement qu’un tel être est dans l’esprit comme appréhendé, mais
nullement qu’il existe dans la réalité. Pour pouvoir tirer de là que l’être en
question existe réellement, il faudrait supposer qu’il existe en réalité un
être tel qu’on ne puisse pas en concevoir de plus grand, ce que refusent
précisément ceux qui nient l’existence de Dieu.
3. Que la vérité soit, en général, cela est évident
; mais que la vérité première soit, c’est ce qui n’est pas évident pour nous.
Article 2 —
L’existence de Dieu est-elle démontrable ?
Objections :
1. L’existence de Dieu est un article de foi ; mais
les articles de foi ne se démontrent pas ; car la démonstration engendre la
science, mais l’objet de la foi est ce dont la vérité n’apparaît pas, selon
l’épître aux Hébreux (11, 1).
2. Le moyen terme d’une démonstration est la
définition du sujet, qui fait connaître ce qu’il est. Or, ce Dieu, nous ne
pouvons pas savoir ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas, dit le
Damascène. Donc nous ne pouvons pas démontrer Dieu.
3. Si l’on pouvait démonter Dieu, ce ne pourrait
être que par ses œuvres ; or les œuvres de Dieu ne lui sont pas
proportionnelles. Elles sont finies, lui-même est infini ; et il n’y a pas de
proportion entre le fini et l’infini. En conséquence, comme on ne peut
démontrer une cause par un effet hors de proportion avec elle, il semble qu’on
ne puisse pas démontrer l’existence de Dieu.
En sens contraire,
l’Apôtre dit (Rm 1, 20) : “ Les perfections
invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses
œuvres. ” Mais cela ne serait pas si, par ses œuvres, on ne pouvait démontrer
l’existence même de Dieu ; car la première chose à connaître au sujet d’un
être, c’est qu’il existe.
Réponse :
Il y a deux sortes de démonstrations : l’une par la
cause, que l’on nomme propter quid ; elle part de ce qui est antérieur, en
réalité, par rapport à ce qui est démontré. L’autre, par les effets, que l’on
nomme démonstration quia ; elle part de ce qui n’est premier que dans l’ordre
de notre connaissance. C’est pourquoi, toutes les fois qu’un effet nous est
plus manifeste que sa cause, nous recourons à lui pour connaître la cause. Or,
de tout effet, on peut démontrer que sa cause propre existe, si du moins les
effets de cette cause sont plus connus pour nous qu’elle-même ; car, les effets
dépendant de la cause, dès que l’existence de l’effet est établie, il suit
nécessairement que la cause préexiste. Donc, si l’existence de Dieu n’est pas
évidente à notre égard, elle peut être démontrée par ses effets connus de nous.
Solutions :
1. L’existence de Dieu et les autres vérités
concernant Dieu, que la raison naturelle peut connaître, comme dit l’Apôtre (Rm
1, 19), ne sont pas des articles de foi, mais des vérités préliminaires qui
nous y acheminent. En effet, la foi présuppose la connaissance naturelle, comme
la grâce présuppose la nature, et la perfection le perfectible. Toutefois, rien
n’empêche que ce qui est, de soi, objet de démonstration et de science ne soit
reçu comme objet de foi par celui qui ne peut saisir la démonstration.
2. Quand on démontre une cause par son effet, il
est nécessaire d’employer l’effet, au lieu de la définition de la cause, pour
prouver l’existence de celle-ci. Et cela se vérifie principalement lorsqu’il
s’agit de Dieu. En effet, pour prouver qu’une chose existe, on doit prendre
comme moyen non sa définition, mais la signification qu’on lui donne car, avant
de se demander ce qu’est une chose, on doit se demander si elle existe. Or, les
noms de Dieu lui sont donnés d’après ses effets, comme nous le montrerons ;
donc, ayant à démontrer Dieu par ses effets, nous pouvons prendre comme moyen
terme ce que signifie ce nom : Dieu.
3. Par des effets disproportionnés à leur cause, on
ne peut obtenir de cette cause une connaissance parfaite ; mais, comme nous
l’avons dit, il suffit d’un effet quelconque pour démontrer manifestement que
cette cause existe. Ainsi, en partant des œuvres de Dieu, on peut démontrer
l’existence de Dieu, bien que par elles nous ne puissions pas le connaître
parfaitement quant à son essence.
Article 3 — Dieu
existe-t-il ?
Objections :
1. De deux contraires, si l’un est infini, l’autre
est totalement aboli. Or, quand on prononce le mot Dieu, on l’entend d’un bien
infini. Donc, si Dieu existait, il n’y aurait plus de mal. Or l’on trouve du
mal dans le monde. Donc Dieu n’existe pas.
2. Ce qui peut être accompli par des principes en
petit nombre ne se fait pas par des principes plus nombreux. Or, il semble bien
que tous les phénomènes observés dans le monde puissent s’accomplir par
d’autres principes, si l’on suppose que Dieu n’existe pas ; car ce qui est
naturel a pour principe la nature, et ce qui est libre a pour principe la
raison humaine ou la volonté. Il n’y a donc nulle nécessité de supposer que
Dieu existe.
En sens contraire,
Dieu lui-même dit (Ex 3, 14) : “ Je suis Celui qui
suis. ”
Réponse :
Que Dieu existe, on peut prendre cinq voies pour le
prouver.
La première et la plus manifeste est celle qui se
prend du mouvement. Il est évident, nos sens nous l’attestent, que dans ce
monde certaines choses se meuvent. Or, tout ce qui se meut est mû par un autre.
En effet, rien ne se meut qu’autant qu’il est en puissance par rapport au terme
de son mouvement, tandis qu’au contraire, ce qui meut le fait pour autant qu’il
est en acte ; car mouvoir, c’est faire passer de la puissance à l’acte, et rien
ne peut être amené à l’acte autrement que par un être en acte, comme un corps
chaud en acte, tel le feu, rend chaud en acte le bois qui était auparavant
chaud en puissance, et par là il le meut et l’altère. Or il n’est pas possible
que le même être, envisagé sous le même rapport, soit à la fois en acte et en
puissance ; il ne le peut que sous des rapports divers ; par exemple, ce qui
est chaud en acte ne peut pas être en même temps chaud en puissance ; mais il
est, en même temps, froid en puissance. Il est donc impossible que sous le même
rapport et de la même manière quelque chose soit à la fois mouvant et mû,
c’est-à-dire qu’il se meuve lui-même. Il faut donc que tout ce qui se meut soit
mû par un autre. Donc, si la chose qui meut est mue elle-même, il faut qu’elle
aussi soit mue par une autre, et celle-ci par une autre encore. Or, on ne peut
ainsi continuer à l’infini, car dans ce cas il n’y aurait pas de moteur
premier, et il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas non plus d’autres moteurs, car
les moteurs seconds ne meuvent que selon qu’ils sont mûs par le moteur premier,
comme le bâton ne meut que s’il est mû par la main. Donc il est nécessaire de
parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et un tel
être, tout le monde comprend que c’est Dieu.
La seconde voie part de la notion de cause
efficiente. Nous constatons, à observer les choses sensibles, qu’il y a un
ordre entre les causes efficientes ; mais ce qui ne se trouve pas et qui n’est
pas possible, c’est qu’une chose soit la cause efficiente d’elle-même, ce qui
la supposerait antérieure à elle-même, chose impossible. Or, il n’est pas
possible non plus qu’on remonte à l’infini dans les causes efficientes ; car,
parmi toutes les causes efficientes ordonnées entre elles, la première est
cause des intermédiaires et les intermédiaires sont causes du dernier terme,
que ces intermédiaires soient nombreux ou qu’il n’y en ait qu’un seul. D’autre
part, supprimez la cause, vous supprimez aussi l’effet. Donc, s’il n’y a pas de
premier, dans l’ordre des causes efficientes, il n’y aura ni dernier ni
intermédiaire. Mais si l’on devait monter à l’infini dans la série des causes
efficientes, il n’y aurait pas de cause première ; en conséquence, il n’y
aurait ni effet dernier, ni cause efficiente intermédiaire, ce qui est
évidemment faux. Il faut donc nécessairement affirmer qu’il existe une cause
efficiente première, que tous appellent Dieu.
La troisième voie se prend du possible et du
nécessaire, et la voici. Parmi les choses, nous en trouvons qui peuvent être et
ne pas être la preuve, c’est que certaines choses naissent et disparaissent, et
par conséquent ont la possibilité d’exister et de ne pas exister. Mais il est
impossible que tout ce qui est de telle nature existe toujours ; car ce qui
peut ne pas exister n’existe pas à un certain moment. Si donc tout peut ne pas
exister, à un moment donné, rien n’a existé. Or, si c’était vrai, maintenant
encore rien n’existerait ; car ce qui n’existe pas ne commence à exister que
par quelque chose qui existe. Donc, s’il n’y a eu aucun être, il a été
impossible que rien commençât d’exister, et ainsi, aujourd’hui, il n’y aurait
rien, ce qu’on voit être faux. Donc, tous les êtres ne sont pas seulement
possibles, et il y a du nécessaire dans les choses. Or, tout ce qui est
nécessaire, ou bien tire sa nécessité d’ailleurs, ou bien non. Et il n’est pas
possible d’aller à l’infini dans la série des nécessaires ayant une cause de
leur nécessité, pas plus que pour les causes efficientes, comme on vient de le
prouver. On est donc contraint d’affirmer l’existence d’un Être nécessaire par
lui-même, qui ne tire pas d’ailleurs sa nécessité, mais qui est cause de la
nécessité que l’on trouve hors de lui, et que tous appellent Dieu.
La quatrième voie procède des degrés que l’on
trouve dans les choses. On voit en effet dans les choses du plus ou moins bon,
du plus ou moins vrai, du plus ou moins noble, etc. Or, une qualité est
attribuée en plus ou en moins à des choses diverses selon leur proximité
différente à l’égard de la chose en laquelle cette qualité est réalisée au
suprême degré ; par exemple, on dira plus chaud ce qui se rapproche davantage de
ce qui est superlativement chaud. Il y a donc quelque chose qui est
souverainement vrai, souverainement bon, souverainement noble, et par
conséquent aussi souverainement être, car, comme le fait voir Aristote dans la
Métaphysique, le plus haut degré du vrai coïncide avec le plus haut degré de
l’être. D’autre part, ce qui est au sommet de la perfection dans un genre
donné, est cause de cette même perfection en tous ceux qui appartiennent à ce
genre : ainsi le feu, qui est superlativement chaud, est cause de la chaleur de
tout ce qui est chaud, comme il est dit au même livre. Il y a donc un être qui
est, pour tous les êtres, cause d’être, de bonté et de toute perfection. C’est
lui que nous appelons Dieu.
La cinquième voie est tirée du gouvernement des
choses. Nous voyons que des êtres privés de connaissance, comme les corps
naturels, agissent en vue d’une fin, ce qui nous est manifesté par le fait que,
toujours ou le plus souvent, ils agissent de la même manière, de façon à
réaliser le meilleur ; il est donc clair que ce n’est pas par hasard, mais en
vertu d’une intention qu’ils parviennent à leur fin. Or, ce qui est privé de
connaissance ne peut tendre à une fin que dirigé par un être connaissant et
intelligent, comme la flèche par l’archer. Il y a donc un être intelligent par
lequel toutes choses naturelles sont ordonnées à leur fin, et cet être, c’est
lui que nous appelons Dieu.
Solutions :
2. Puisque la nature ne peut agir en vue d’une fin
déterminée que si elle est dirigée par un agent supérieur, on doit
nécessairement faire remonter jusqu’à Dieu, première cause, cela même que la
nature réalise. Et de la même manière, les effets d’une libre décision humaine
doivent être rapportés au-delà de la raison ou de la volonté humaine, à une
cause plus élevée ; car ils sont variables et faillibles, et tout ce qui est
variable, tout ce qui peut faillir, doit dépendre d’un principe immobile et
nécessaire par lui-même, comme on vient de le montrer.
Lorsqu’on sait de quelque chose qu’il est, il reste
à se demander comment il est, afin de savoir ce qu’il est. Mais comme nous ne
pouvons savoir de Dieu que ce qu’il n’est pas, non ce qu’il est, nous n’avons
pas à considérer comment il est, mais plutôt comment il n’est pas.
Il faut donc examiner 1° comment il n’est pas ; 2°
comment il est connu de nous ; 3° comment il est nommé.
On peut montrer comment Dieu n’est pas, en écartant
de lui ce qui ne saurait lui convenir, comme d’être composé, d’être en
mouvement etc. Il faut donc s’enquérir 1° de la simplicité de Dieu (Q. 3), par
laquelle nous excluons de lui toute composition. Mais parce que, dans les
choses corporelles, les choses simples sont les moins parfaites et font partie
des autres, nous traiterons 2° de sa perfection (Q. 4-6) ; 3° de son infinité
(Q. 7-8) ; 4° de son immutabilité (Q. 9-10) ; 5° de son unité (Q. 11).
QUESTION 3 — À PROPOS DE LA SIMPLICITÉ DE DIEU
1. Dieu est-il un corps, c’est-à-dire : y a-t-il en
lui composition de parties quantitatives ? 2. Y a-t-il en lui composition de
matière et de forme ? 3. Composition d’essence ou de nature, et de sujet ? 4.
Composition de l’essence et de l’existence ? 5. Composition de genre et de
différence ? 6. Composition de sujet et d’accident ? 7. Dieu est-il composé de
quelque manière, ou absolument simple ? 8. Dieu entre-t-il en composition avec
les autres choses ?
Article 1 — Dieu
est-il un corps, c’est-à-dire — y a-t-il en lui composition de parties
quantitatives ?
Objections :
1. Un corps est ce qui a trois dimensions. Mais la
Sainte Écriture attribue à Dieu trois dimensions, car on lit dans Job (11, 8) :
“ Le Tout-Puissant est plus haut que le ciel, que feras-tu ? plus profond que
le séjour des morts, qu’en sauras-tu ? plus long que la terre à mesurer et plus
large que la mer. ” 2. Tout être doté de figure est un corps, puisque la figure
est la qualité affectant la quantité. Mais Dieu semble avoir une figure, selon
la Genèse (1, 26) : “ Faisons l’homme à notre image et ressemblance ” ; car la
figure est appelée une image selon la lettre aux Hébreux (1, 3) : le Fils “ est
le resplendissement de sa gloire, et la figure c’est-à-dire l’image de sa
substance ”.
3. Tout ce qui a des membres est un corps. Mais
l’Écriture attribue toujours des membres à Dieu : “ As-tu un bras comme Dieu ?
” (Jb 40, 9). “ Les yeux du Seigneur sont fixés sur les justes ” (Ps 34, 16). “
La droite du Seigneur a montré sa force ” (Ps 118, 16).
4. On ne parle de position que pour un corps. Or,
l’Écriture attribue à Dieu des positions : “ J’ai vu le Seigneur assis... ” (Is
6, 1). “ Le Seigneur s’est levé pour juger ” (Is 3, 13).
5. Rien ne peut être le terme local d’un départ ou
d’une arrivée s’il n’est un corps ou quelque chose de corporel. Mais l’Écriture
présente Dieu comme un terme local d’arrivée : “ Approchez de lui et vous
recevrez sa lumière ” (Ps 34, 6), ou de départ : “ Ceux qui se détournent de
toi seront inscrits dans la terre ” (Jr 17, 13).
En sens contraire,
S. Jean (4, 24) écrit : “ Dieu est esprit. ”
Réponse :
Il faut dire sans aucune réserve que Dieu n’est pas
un corps. On peut le démontrer de trois manières :
1. Aucun corps ne meut sans être mû lui-même, comme
l’enseigne une expérience universelle ; or, on a fait voir plus haut que Dieu
est le premier moteur immobile ; il est donc manifeste qu’il n’est pas un
corps.
2. L’être premier doit nécessairement être en acte
et d’aucune manière en puissance. Sans doute, si l’on considère un seul et même
être qui passe de la puissance à l’acte, la puissance existe avant l’acte ;
cependant, absolument parlant, c’est l’acte qui est antérieur à la puissance,
puisque l’être en puissance n’est amené à l’acte que par un être en acte. Or,
on a montré plus haut que Dieu est l’être premier. Il est donc impossible qu’en
Dieu il y ait rien en puissance. Or tout corps est en puissance, car le
continu, en tant que tel, est divisible à l’infini. Il est donc impossible que
Dieu soit un corps.
3. Dieu est, comme on l’a dit, ce qu’il y a de plus
noble parmi les êtres. Mais il est impossible qu’un corps soit le plus noble
des êtres. Car un corps est vivant ou il ne l’est pas ; le vivant est
manifestement plus noble que ce qui n’a point de vie. D’autre part, le corps
vivant ne vit pas précisément en tant que corps, car alors tout corps vivrait ;
il faut donc qu’il vive par quelque chose d’autre, comme notre corps vit par
l’âme. Or, ce par quoi vit le corps est plus noble que le corps. Il est donc
impossible que Dieu soit un corps.
Solutions :
1. Comme on l’a dit plus haut, la Sainte Écriture
nous livre les choses divines et spirituelles sous le voile de similitudes
empruntées aux choses corporelles. Aussi, lorsqu’elle attribue à Dieu les trois
dimensions, elle désigne, sous la similitude d’une quantité corporelle, la
quantité de sa puissance. Ainsi la profondeur symbolise la puissance de
connaître les choses cachées ; la hauteur, la supériorité de sa puissance ; la
longueur, la durée de son existence ; la largeur, l’efficacité de son amour
pour toutes choses. Ou encore, selon Denys : “ La profondeur de Dieu signifie
l’incompréhensibilité de son essence ; sa longueur, l’extension de sa vertu,
qui pénètre toutes choses ; sa largeur, l’amplitude universelle de cette vertu,
en tant que tout est enveloppé par sa protection. ” 2. On dit que l’homme est créé
à l’image de Dieu non pas selon son corps, mais selon sa supériorité sur les
autres animaux. Aussi, après la parole : “ Faisons l’homme à notre image et
ressemblance ”, la Genèse ajoute-t-elle : “ pour qu’il domine sur tous les
poissons de la mer... ” Or, l’homme est supérieur aux autres animaux par la
raison et l’intelligence. C’est donc selon l’intelligence et la raison, qui
sont incorporelles, que l’homme est à l’image de Dieu.
3. Dans l’Écriture, des membres sont attribués à
Dieu en raison de leur action, selon une certaine similitude. Ainsi, l’acte de
l’œil est de voir : aussi attribue-t-on des yeux à Dieu pour signifier sa
capacité de voir par l’intelligence, non par les sens. Et de même pour les
autres membres.
4. Des positions ne sont attribuées à Dieu que par
métaphore : on dit qu’il est assis à cause de son immutabilité et de son
autorité ; et debout à cause de sa force pour vaincre tous ses adversaires.
5. On ne s’approche pas de Dieu par une démarche
corporelle, puisqu’il est partout, mais par les sentiments de l’âme, et l’on
s’éloigne de lui de la même façon. Ainsi l’approche ou l’éloignement, sous la
similitude du mouvement local, désigne une démarche spirituelle.
Article 2 — Y
a-t-il en Dieu composition de matière et de forme ?
Objections :
1. Tout ce qui a une âme est composé de matière et
de forme, puisque l’âme est la forme du corps. Mais l’Écriture attribue à Dieu
une âme, puisque l’épître aux Hébreux (10, 38) cite cette parole en la mettant
dans sa bouche : “ Mon juste vivra par la foi ; et s’il se dérobe, mon âme ne
se complaira pas en lui. ” 2. La colère, la joie, etc. sont des passions d’un
être composé de corps et d’âme, dit Aristote. Mais ces sentiments sont
attribués à Dieu par l’Écriture, par exemple au Psaume (106, 40) : “ Le Seigneur
s’est enflammé de colère contre son peuple. ” 3. C’est la matière qui est
principe d’individuation. Or, Dieu est un être individuel. S’il ne l’était pas,
on pourrait attribuer sa nature à plusieurs êtres. Donc il est composé de
matière et de forme.
En sens contraire,
tout composé de matière et de forme est un corps ;
car l’étendue est le premier attribut que revêt la matière. Or, on vient de
montrer que Dieu n’est pas un corps : donc il n’est pas composé de matière et
de forme.
Réponse :
Il est impossible qu’il y ait en Dieu aucune
matière. 1. Parce que la matière est de l’être en puissance, et il a été
démontré que Dieu est acte pur, n’ayant en lui rien de potentiel. Il est donc
impossible qu’il y ait en lui composition de matière et de forme.
2. Un composé de matière et de forme n’a de
perfection et de bonté qu’en raison de sa forme ; il n’est donc bon que d’une
façon participée, selon que sa matière participe de la forme. Or, le bien
premier et optimal, Dieu, ne peut pas être bon de façon participée ; car il est
bon par essence et ce qui est bon par essence est premier à l’égard de ce qui
est bon en raison d’une participation.
3. Tout agent agit en raison de sa forme : il y a
donc stricte corrélation entre ce que la forme est pour lui et la manière dont
il est agent. Il s’ensuit que ce qui est l’agent premier et par soi est aussi
forme premièrement et par soi. Or, Dieu est le premier agent, étant la première
cause efficiente, on l’a vu . Il est donc forme selon toute son essence, et non
pas composé de matière et de forme.
Solutions :
1. On attribue une âme à Dieu en raison d’une
ressemblance entre l’acte de Dieu et le nôtre. Si, en effet, nous voulons
quelque chose, cela vient de notre âme. On dit alors que l’âme de Dieu se
complaît en quelque chose, pour dire que sa volonté s’y complaît.
2. La colère et les passions semblables sont
attribuées à Dieu pour une ressemblance entre les effets : du fait qu’un homme
en colère est porté à châtier, on appelle colère, par métaphore, le châtiment
divin.
3. Il est vrai que les formes susceptibles d’être
reçues dans une matière sont individuées par cette matière, laquelle ne peut
être subjectée en rien d’autre, étant elle-même le premier sujet ; la forme, au
contraire, en ce qui la concerne, et sauf empêchement venu d’ailleurs, peut
être reçue en plusieurs sujets. Au contraire, la forme qui n’est pas faite pour
être reçue dans une matière, étant subsistante par là-même qu’elle ne peut être
reçue en un autre qu’elle-même : ainsi en est-il de Dieu. De ce que Dieu est individué,
il ne suit donc nullement qu’il aurait une matière.
Article 3 — Y
a-t-il en Dieu composition d’essence ou de nature, et de sujet ?
Objections :
1. Il semble que Dieu ne s’identifie pas avec son
essence ou sa nature. Car rien n’est à proprement parler en soi-même ; or, on
dit, de l’essence ou nature de Dieu, qui est la déité, qu’elle est en Dieu :
elle est donc distincte de lui.
2. L’effet ressemble à sa cause ; car tout agent
assimile à lui son effet. Or, dans les choses créées, le suppôt n’est pas
identique à sa nature ; ainsi l’homme n’est pas identique à son humanité. Donc,
Dieu non plus n’est pas identique à sa déité.
En sens contraire,
il est dit de Dieu qu’il est la vie, et non pas
seulement qu’il est vivant, comme on le voit en S. Jean (14, 6) : “ Je suis la
voie, la vérité et la vie. ” Or la déité est dans le même rapport avec Dieu que
la vie avec le vivant. Donc Dieu est la déité elle-même.
Réponse :
Dieu est identique à son essence ou nature. Pour le
comprendre, il faut savoir que dans les choses composées de matière et de
forme, il y a nécessairement distinction entre la nature ou essence d’une part,
et le suppôt de l’autre. En effet, la nature ou essence comprend seulement ce
qui est contenu dans la définition de l’espèce ; ainsi l’humanité comprend
seulement ce qui est inclus dans la définition de l’homme, car c’est par cela
même que l’homme est homme, et c’est cela que signifie le mot humanité : à
savoir ce par quoi l’homme est homme. Mais la matière individuelle, comprenant
tous les accidents qui l’individualisent, n’entre pas dans la définition de
l’espèce ; car on ne peut introduire dans la définition de l’homme cette chair,
ces os, la blancheur, la noirceur, etc. ; donc, cette chair, ces os et les
accidents qui circonscrivent cette matière ne sont pas compris dans l’humanité,
et cependant ils appartiennent à cet homme-ci. Il s’ensuit que l’individu
humain a en soi quelque chose que n’a pas l’humanité. En raison de cela,
l’humanité ne dit pas le tout d’un homme, mais seulement sa partie formelle,
car les éléments de la définition se présentent comme informant la matière,
d’où provient l’individuation.
Mais dans les êtres qui ne sont pas composés de
matière et de forme, qui ne tirent pas leur individuation d’une matière
individuelle, à savoir telle matière, mais où les formes sont individualisées
par elles-mêmes, les formes doivent être elles-mêmes les suppôts subsistants,
de sorte que là le suppôt ne se distingue pas de la nature. Ainsi, puisque Dieu
n’est pas composé de matière et de forme, comme nous l’avons montré, on doit
conclure nécessairement que Dieu est sa déité, sa vie, et quoi que ce soit
d’autre qu’on affirme ainsi de lui.
Solutions :
1. Nous ne pouvons parler des choses simples qu’à
la manière des choses composées d’où nous tirons notre connaissance. C’est
pourquoi, parlant de Dieu et voulant le signifier comme subsistant, nous
employons des termes concrets, parce que notre expérience ne nous montre comme
subsistants que des êtres composés ; quand, au contraire, nous voulons exprimer
sa simplicité, nous employons des termes abstraits. Donc, si l’on dit que la
déité ou la vie, ou quoi que ce soit de pareil, est en Dieu, ces expressions se
rapportent non à une diversité dans le réel, en Dieu, mais à une diversité des
représentations du réel dans notre esprit.
2. Les effets de Dieu lui sont assimilés, non pas
parfaitement, mais dans la mesure du possible ; et c’est cette imperfection
dans la ressemblance qui explique que ce qui est (en Dieu) simple et un ne peut
être reproduit que par une multiplicité. c’est ainsi que, dans les effets,
intervient la composition d’où il provient que le suppôt, en eux, n’est pas
identique à la nature.
Article 4 — Y
a-t-il en Dieu composition de l’essence et de l’existence ?
Objections :
1. Il semble qu’en Dieu essence et existence ne
soient pas identiques ; car si cela était, rien ne s’ajouterait à l’être divin.
Mais l’être sans aucune addition, c’est l’être en général, qu’on attribue à
tout ce qui est. Dieu ne serait donc que l’être en général, commun à tous les
êtres, et c’est à quoi s’opposent ces paroles de la Sagesse (14, 21) : “ Ils
ont donné à la pierre et au bois le nom incommunicable. ” 2. Au sujet de Dieu,
nous pouvons savoir qu’il est, comme nous l’avons dit. Mais nous ne pouvons
savoir ce qu’il est. C’est donc qu’on doit distinguer en lui d’une part son
existence, de l’autre ce qu’il est : son essence, sa nature.
En sens contraire,
S. Hilaire écrit : “ L’être n’est pas en Dieu
quelque chose de surajouté, mais vérité subsistante. ” Donc ce qui subsiste en
Dieu, c’est son être.
Réponse :
Il ne suffit pas de dire que Dieu est identique à
son essence, comme nous venons de le montrer ; il faut ajouter qu’il est
identique à son être, ce qui peut se prouver de maintes manières.
1. Ce que l’on trouve dans un étant, outre son
essence, est nécessairement causé, soit qu’il résulte des principes mêmes
constitutifs de l’essence, comme les attributs propres de l’espèce : ainsi le
rire appartient à l’homme en raison des principes essentiels de son espèce ;
soit qu’il vienne de l’extérieur, comme la chaleur de l’eau est causée par le
feu. Donc, si l’existence même d’une chose est autre que son essence, elle est
causée nécessairement soit par un agent extérieur, soit par les principes
essentiels de cette chose. Mais il est impossible, lorsqu’il s’agit de
l’existence, qu’on la dise causée par les seuls principes essentiels de la
chose, car aucune chose n’est capable de se donner l’existence, si cette
existence dépend d’une cause. Il faut donc que l’étant dont l’existence est
autre que son essence, reçoive son existence d’un autre étant. Or cela ne peut
se dire de Dieu, puisque ce que nous nommons Dieu, est la cause efficiente
première. Il est donc impossible que l’existence soit autre que l’essence.
2. L’existence est l’actualité de toute forme ou
nature ; en effet, dire que la bonté ou l’humanité, par exemple, est en acte,
c’est dire qu’elle existe. Il faut donc que l’existence soit à l’égard de
l’essence, lorsque celle-ci en est distincte, ce que l’acte est à la puissance.
Et comme en Dieu rien n’est potentiel, ainsi qu’on la montré, il s’ensuit qu’en
lui l’essence n’est pas autre chose que son existence. Son essence est donc son
existence.
3. De même que ce qui est igné et n’est pas feu est
igné par participation, ainsi ce qui a l’existence, et n’est pas l’existence
est être par participation. Or Dieu est son essence même, ainsi qu’on l’a
montré ; donc, s’il n’est pas son existence même, il aura l’être par
participation et non par essence, il ne sera donc pas le premier être, ce qui
est absurde. Donc Dieu est son existence, et non pas seulement son essence.
Solutions :
1. Ce qu’on dit ici de l’être sans addition peut se
comprendre en deux sens : ou bien l’être en question ne reçoit pas d’addition
parce qu’il est de sa notion d’exclure toute addition : ainsi la notion de “
bête ” exclut l’addition de “ raisonnable ”. Ou bien il ne reçoit pas
d’addition parce que sa notion ne comporte pas d’addition comme l’animal en
général est sans raison en ce sens qu’il n’est pas dans sa notion d’avoir la
raison ; mais il n’est pas non plus dans sa notion de ne pas l’avoir. Dans le
premier cas, l’être sans addition dont on parle est l’être divin ; dans le
second cas, c’est l’être en général ou commun.
2. “ Être ” se dit de deux façons : en un premier
sens pour signifier l’acte d’exister, en un autre sens pour marquer le lien
d’une proposition, œuvre de l’âme joignant un prédicat à un sujet. Si l’on
entend l’existence de la première façon, nous ne pouvons pas plus connaître
l’être de Dieu que son essence. De la seconde manière seulement nous pouvons
connaître l’être de Dieu : nous savons, en effet, que la proposition que nous
construisons pour exprimer que Dieu est, est vraie et nous le savons à partir
des effets de Dieu, ainsi que nous l’avons dit.
Article 5 — Y
a-t-il en Dieu composition de genre et de différence ?
Objections :
1. Il semble bien que Dieu soit dans un genre. En
effet, la substance est l’être subsistant par soi. Or cela convient
souverainement à Dieu. Donc Dieu est dans le genre substance.
2. Chaque chose se mesure d’après une norme du même
genre, comme les longueurs par une longueur, et les nombres par un nombre. Or,
Dieu est la mesure suprême des substances, dit le Commentateur sur le livre X
de la Métaphysique. Il appartient donc lui-même au genre substance.
En sens contraire,
pour l’esprit, le genre précède ce qui est contenu
dans ce genre. Mais rien n’est antérieur à Dieu, ni dans la réalité, ni pour
l’esprit. Dieu n’est donc pas un genre.
Réponse :
Quelque chose peut appartenir à un genre de deux
façons : absolument et en toute propriété de termes, comme l’espèce est
contenue dans le genre ; ou bien par réduction, comme les principes des choses
ou les privations : ainsi le point et l’unité se ramènent au genre quantité
parce qu’ils y jouent le rôle de principes ; la cécité ou toute autre privation
se ramènent au genre de ce dont ils sont le manque. Mais Dieu ne peut être dans
un genre d’aucune de ces deux manières.
Qu’il ne puisse être espèce dans un genre, c’est ce
qu’on peut démontrer de trois façons.
1. L’espèce se forme par genre et différence, et ce
dont provient la différence constitutive de l’espèce joue toujours, à l’égard
de ce dont le genre est tiré, le rôle de l’acte par rapport à la puissance.
Ainsi ce terme : animal, se prend de la nature sensitive signifiée au concret ;
car cela est animal qui est de nature sensitive ; cet autre terme :
raisonnable, se prend de la nature intellectuelle, car on dit raisonnable ce
qui est de nature intellectuelle. Or, l’intellectuel est avec le sensitif dans
la relation de l’acte avec la puissance, et il en est de même en tout le reste.
Comme en Dieu nulle puissance ne s’adjoint à l’acte, il est impossible que Dieu
soit dans un genre à titre d’espèce.
2. L’existence de Dieu est son essence même, on
vient de le montrer. Si Dieu était dans un genre, ce genre serait donc
nécessairement le genre être, car le genre désigne l’essence, étant attribué
essentiellement. Or, le Philosophe démontre, que l’être ne peut être le genre de
rien. Tout genre, en effet, comporte des différences spécifiques qui
n’appartiennent pas à l’essence de ce genre ; or, il n’est aucune différence
qui n’appartienne à l’être puisque le non-être ne saurait constituer une
différence. Reste donc que Dieu ne rentre dans aucun genre.
3. Toutes les réalités appartenant à un même genre
ont en commun la nature ou essence du genre, puisque celui-ci leur est attribué
selon l’essence ; mais elles diffèrent selon l’existence, car l’existence n’est
pas la même, par exemple, de l’homme et du cheval, de tel homme et de tel autre
homme. Il s’ensuit que dans tous les étants qui appartiennent à un genre,
l’existence est autre que l’essence. Or, en Dieu, il n’y a pas cette altérité,
comme on l’a montré. Dieu n’est donc pas une espèce dans un genre.
Cela montre qu’on ne peut assigner à Dieu ni genre
ni différence ; qu’il ne peut donc être défini, et qu’on ne peut démontrer de
lui quoi que ce soit autrement que par ses effets ; car toute définition
s’établit par genre et différence, et le médium de la démonstration est la
définition.
Quant à inclure Dieu dans un genre par réduction,
au titre de principe, l’impossibilité en est manifeste. En effet, le principe
qui se ramène à un genre ne s’étend pas au-delà de ce genre ; ainsi le point
n’est principe qu’à l’égard du continu, l’unité qu’à l’égard du nombre, etc.
Or, Dieu est le principe de tout l’être, comme on le démontrera par la suite :
il n’est donc pas contenu dans un genre à ce titre de principe.
Solutions :
1. Le terme de “ substance ” ne signifie pas
seulement “ être par soi ”, puisqu’il n’est pas possible que l’être soit un
genre, on vient de le dire. Ce qu’il signifie, c’est l’essence à laquelle il
appartient d’exister ainsi, à savoir par soi-même, sans pour autant que son
existence s’identifie avec son essence. Il est donc manifeste que Dieu n’est
pas dans le genre substance.
2. Cette objection se rapporte au cas d’une mesure
proportionnée au mesuré ; dans ce cas, en effet, la mesure doit être homogène
au mesuré. Mais Dieu n’est pas une mesure proportionnée à quoi que ce soit. Si
on le dit mesure de toutes choses, c’est en ce sens que chacune participe de
l’être pour autant qu’elle approche de Dieu.
Article 6 — Y
a-t-il en Dieu composition de sujet et d’accident ?
Objections :
1. Il semble qu’il y ait en Dieu des accidents ;
car, dit Aristote, une substance ne saurait être accident à l’égard d’une
autre. Donc ce qui est un accident dans un sujet ne peut être substance dans un
autre ; ainsi prouve-t-on que la chaleur n’est pas la forme substantielle du
feu, par le fait qu’elle est accident dans tout le reste. Or la sagesse, la
puissance et d’autres attributs qui, en nous, sont accidentels sont attribués à
Dieu ; donc, en Dieu aussi ils sont des accidents.
2. Dans chaque genre de choses il y a un premier ;
or il y a de nombreux genres d’accidents. Donc, si le terme premier de chacun
de ces genres n’est pas en Dieu, il y aura beaucoup de premiers hors de lui, ce
qui ne convient pas.
En sens contraire,
tout accident est dans un sujet ; or Dieu ne peut
pas être un sujet, car une forme simple ne peut être un sujet, dit Boèce.
Réponse :
Ce qui précède suffit à prouver qu’il ne peut pas y
avoir d’accident en Dieu.
1. Parce que le sujet est à l’accident ce que la
puissance est à l’acte. En effet, le sujet est actué par l’accident en quelque
manière. Or, il faut exclure de Dieu toute potentialité, on a pu le voir.
2. Parce que Dieu est son être même ; or, dit Boèce
“ ce qui est peut bien, par une nouvelle adjonction, être autre chose encore ;
mais l’être même ne comporte nulle adjonction ” ; par exemple ce qui est chaud
peut bien avoir encore une qualité différente, il peut être blanc ; mais la
chaleur même ne peut avoir rien d’autre que la chaleur.
3. Parce que l’être qui a l’existence par soi
précède ce qui n’existe que par accident. Donc, Dieu étant en toute rigueur le
premier être, rien ne peut être en lui par accident. Même les accidents qui
découlent par eux-mêmes de la nature du sujet (comme la faculté de rire est par
soi un accident propre de l’homme) ne peuvent pas davantage être attribués à
Dieu. Car ces accidents trouvent leur cause dans les principes du sujet ; or,
en Dieu, rien ne peut être causé, puisqu’il est la cause première. Il en
résulte finalement qu’il n’y a aucun accident en Dieu.
Solutions :
1. La puissance et la sagesse ne se disent pas de
Dieu et de nous univoquement, comme on l’expliquera plus loin. Il ne s’ensuit
donc pas que ce qui est accident en nous le soit aussi en Dieu.
2. La substance ayant à l’égard des accidents une
priorité d’être, les principes de ceux-ci se ramènent à ceux de la substance
comme à quelque chose d’antérieur. Non que Dieu soit le premier dans le genre
de la substance, car s’il est le premier, c’est en étant lui-même en dehors de
tout genre et à l’égard de tout l’être.
Article 7 — Dieu
est-il composé de quelque manière, ou absolument simple ?
Objections :
1. Il semble que Dieu ne soit pas absolument
simple. En effet, les choses qui procèdent de Dieu lui ressemblent ; ainsi du
premier être dérivent tous les êtres, et du premier bien tous les biens. Or,
parmi les choses que Dieu a faites, aucune n’est absolument simple. Donc Dieu
n’est pas absolument simple.
2. Tout ce qui est le meilleur doit être attribué à
Dieu. Or, chez nous, les choses complexes sont meilleures que les simples ;
ainsi les mixtes valent mieux que les éléments, et les éléments que leurs
parties. Il ne faut donc pas dire que Dieu est absolument simple.
En sens contraire,
S. Augustin affirme que “ Dieu est vraiment et
souverainement simple ”.
Réponse :
Que Dieu soit parfaitement simple, cela peut se
prouver de plusieurs manières.
1. Tout d’abord en rappelant ce qui précède.
Puisque Dieu n’est composé ni de parties quantitatives, n’étant pas un corps ;
ni de forme et de matière, puisqu’en lui le suppôt n’est pas autre que la
nature, ni la nature n’est autre chose que son existence ; puisqu’il n’y a en
lui composition ni de genre et de différence, ni de sujet et d’attribut, il est
manifeste que Dieu n’est composé d’aucune manière, mais qu’il est absolument
simple.
2. Tout composé est postérieur à ses composants et
dans leur dépendance ; or, Dieu est l’être premier, comme on l’a fait voir.
3. Tout composé a une cause ; car des choses de soi
diverses ne constituent un seul être que par une cause unifiante. Or, Dieu n’a
pas de cause, ainsi qu’on l’a vu, étant première cause efficiente.
4. Dans tout composé il faut qu’il y ait puissance
et acte, ce qui n’est pas en Dieu. En effet, dans le composé, ou bien une
partie est acte à l’égard de l’autre, ou du moins les parties sont toutes comme
en puissance à l’égard du tout.
5. Un composé n’est jamais identique à aucune de
ses parties. Cela est bien manifeste dans les touts formés de parties
dissemblables : nulle partie de l’homme n’est l’homme, et nulle partie du pied
n’est le pied. Quant il s’agit de touts homogènes, il est bien vrai que telle
chose est dite aussi bien du tout et des parties, et par exemple une partie
d’air est de l’air, et une partie d’eau est de l’eau ; mais d’autres choses
pourront se dire du tout qui ne conviendront pas à la partie ; ainsi une masse
d’eau ayant deux pintes, sa partie n’a plus deux pintes. Donc, en tout composé,
il y a quelque chose qui ne lui est pas identique. Or, ceci peut bien se dire
du sujet de la forme : qu’il y a en lui quelque chose qui n’est pas lui ; ainsi
dans quelque chose qui est blanc, il n’y a pas que le blanc, mais dans la forme
même il n’y a rien d’autre qu’elle-même. Dès lors, puisque Dieu est pure forme,
ou pour mieux dire puisqu’il est l’être, il ne peut être composé d’aucune
manière. S. Hilaire touche cette raison dans son livre de La Trinité lorsqu’il
dit : “ Dieu, qui est puissance, ne comprend pas de faiblesses ; lui qui est
lumière, n’admet aucune obscurité. ”
Solutions :
1. Ce qui procède de Dieu ressemble à Dieu, comme
les effets de la cause première peuvent lui ressembler. Or, être causé c’est
nécessairement être composé de quelque manière ; car tout au moins l’existence
d’un être causé est autre que son essence, ainsi qu’on le verra.
2. Si, dans notre univers, les composés sont
meilleurs que les simples, cela vient de ce que la bonté achevée de la créature
ne consiste jamais en une perfection unique, mais en requiert plusieurs ;
tandis que la perfection en laquelle s’accomplit la bonté divine est une et
simple, ainsi qu’on le fera voir.
Article 8 — Dieu
entre-t-il en composition avec les autres êtres ?
Objections :
1. Denys a dit : “ La Déité est l’être de toutes
choses, être au-dessus de l’être. ” Or, l’être de toutes choses entre dans la
composition de chaque chose. Donc, Dieu vient en composition avec les choses.
2. Dieu est une forme ; car S. Augustin écrit que
le Verbe de Dieu, qui est Dieu, “ est une forme non informée ”. Or, une forme
est une partie d’un composé. Donc Dieu fait partie de quelque compose.
3. Des choses qui sont et qui ne diffèrent en rien
ne sont qu’une seule et même chose. Or, Dieu et la matière première sont et ne
diffèrent en rien. Donc ils sont identiques. Mais la matière première entre
dans la composition des choses. Donc Dieu aussi. Preuve de la mineure : Toutes
les choses qui diffèrent entre elles diffèrent par quelques différences, ce qui
suppose qu’elles sont composées ; mais Dieu et la matière première sont
absolument simples ; donc ils ne diffèrent en rien.
En sens contraire,
Denys a dit : “ Il n’y a de sa part (de Dieu) ni
contact, ni aucun autre mélange avec des parties. ” Il est dit aussi au Livre
des Causes que “ la cause première régit toutes choses sans se mêler a elles ”.
Réponse :
A ce sujet, il y a eu trois erreurs. Certains ont
dit : Dieu est l’âme du monde, comme le rapporte S. Augustin dans la Cité de
Dieu, et à cela se ramène ce que certains affirment, à savoir que Dieu est
l’âme du premier ciel. D’autres ont dit que Dieu est le principe formel de
toutes choses, et telle fut, dit-on, l’opinion des partisans d’Amaury. Enfin,
la troisième erreur fut celle de David de Dinant, qui stupidement faisait de
Dieu la matière première. Mais tout cela est manifestement faux, et il n’est
pas possible que Dieu vienne d’aucune manière en composition avec quelque
chose, soit comme principe formel, soit comme principe matériel.
1. Parce que Dieu, comme nous l’avons dit, est
cause efficiente première. Or, la cause efficiente ne coïncide pas avec la
forme de son effet selon l’identité numérique, mais seulement selon l’identité
spécifique. En effet un homme engendre un autre homme. Quant à la matière, elle
ne s’identifie à la cause ni numériquement ni quant à l’espèce, car l’une est
en puissance, tandis que l’autre est en acte.
2. Dieu étant cause efficiente première, il lui
appartient d’être celui qui agit, et d’agir par lui-même. Or, ce qui entre
comme partie dans un composé n’est pas celui qui agit, et qui agit par
lui-même, c’est bien plutôt le composé : ce n’est pas la main qui agit, c’est
l’homme par sa main, et c’est le feu qui réchauffe par sa chaleur. Donc Dieu ne
peut faire partie d’un composé.
3. Aucune partie de composé ne peut être en toute
rigueur le premier des êtres ; et, pas davantage la matière et la forme, qui
sont les parties premières des composés ; la matière parce qu’elle est en
puissance, et que, de soi, la puissance est postérieure à l’acte, on l’a vu
plus haut. Quant à la forme, dès qu’elle est partie d’un composé, elle est une
forme participée. Or, de même que le participant est postérieur à ce qui est
par essence, ainsi en est-il de la chose participée elle-même ; par exemple, le
feu dans une matière en ignition est postérieur à ce qui est feu par nature. Or
on a montré que Dieu est absolument le premier être.
Solutions :
1. Si l’on dit que Dieu est l’être de toutes
choses, ce ne peut être que selon la causalité efficiente et la causalité
exemplaire, non comme faisant partie de leur essence.
2. Le Verbe est la forme d’exemplaire, non la forme
qui est partie d’un composé.
3. Les choses simples ne diffèrent pas entre elles
par autre chose qu’elles-mêmes, car cela n’est vrai que des composés. Ainsi,
l’homme et le cheval diffèrent par le rationnel et l’irrationnel, qui sont
leurs différences ; mais ces différences elles-mêmes ne diffèrent pas ensuite
par d’autres différences. Aussi, en rigueur de termes, on ne peut dire
proprement qu’elles diffèrent, mais plutôt qu’elles sont diverses, car, selon
le Philosophe, “ divers se dit absolument ; mais ce qu’on affirme différer
diffère toujours par quelque chose ”. Donc, si l’on veut parler avec précision,
la matière première et Dieu ne diffèrent pas ; ils sont divers par eux-mêmes.
On ne peut donc pas conclure à leur identité.
Après avoir considéré la simplicité divine, il nous
faut traiter de la perfection de Dieu. Comme A on appelle bon tout ce qui est
dans la mesure où il est parfait, nous nous occuperons d’abord de la perfection
de Dieu (Q. 4) et ensuite de sa bonté (Q. 5-6).
QUESTION 4 — À PROPOS DE LA PERFECTION DE DIEU
1. Dieu est-il parfait ? 2. Dieu est-il
universellement parfait, contenant en lui les perfections de toutes choses ? 3.
Peut-on dire que les créatures ressemblent à Dieu ?
Article 1 — Dieu
est-il parfait ?
Objections :
1. Il semble qu’il ne convienne pas à Dieu d’être
parfait. Car “ parfait ” veut dire achevé, c’est-à-dire totalement fait. Mais
il ne convient pas à Dieu d’être fait. Ni donc d’être parfait.
2. Dieu est le principe des choses. Mais il paraît
bien que les principes des choses sont imparfaits : ainsi la semence qui est le
principe des plantes et des animaux. Donc Dieu est imparfait.
3. La nature de Dieu est l’être même, avons-nous
dit. Mais l’être même est ce qu’il y a de plus imparfait, étant ce qu’il y a de
plus général, appelé à être complété par les déterminations de tous les étants.
Dieu est donc imparfait.
En sens contraire,
il est dit en S. Matthieu (5, 48) : “ Soyez
parfaits comme votre Père céleste est parfait. ”
Réponse :
Comme Aristote le rapporte, certains philosophes de
l’antiquité, les pythagoriciens et Speusippe ne reconnaissaient pas au premier
principe l’excellence et la perfection suprêmes. La raison en est que les
philosophes anciens n’ont considéré que le principe matériel, et que le premier
principe matériel est ce qu’il y a de plus imparfait. Comme, en effet, la
matière, en tant que telle, est en puissance, le premier principe matériel ne
peut qu’être tout à fait en puissance, et donc imparfait au maximum.
Mais au sujet de Dieu, il est établi qu’il est le
premier principe, non matériel, mais dans l’ordre de la causalité efficiente,
et un tel principe doit être souverainement parfait ; car si la matière comme
telle est en puissance, l’agent en tant que tel est en acte. Il s’ensuit que le
premier principe actif doit être en acte au maximum, et, en conséquence,
parfait au maximum. Un étant, en effet, est dit parfait dans la mesure où il
est en acte, puisqu’on dit parfait l’être à qui rien ne fait défaut de sa
perfection propre.
Solutions :
1. Comme dit S. Grégoire, “ nous balbutions comme
nous pouvons les grandeurs de Dieu, et ce qui n’est pas fait ne peut, à
proprement parler, être dit parfait ”. Mais comme, parmi les choses qui se
font, on dit parfaite la chose, qui de la puissance a été menée à l’acte, on
transpose le terme “ parfait ”, pour signifier ce qui est pleinement en acte,
que cela soit, ou non, au terme d’un processus de perfectionnement.
2. Le principe matériel qu’on trouve dans notre
monde est sans doute imparfait ; mais il ne saurait être absolument premier,
car il en présuppose un autre, qui lui, est parfait. Ainsi la semence, est bien
le principe de l’animal engendré à partir d’elle ; mais elle-même a pour
principe un autre animal, ou une plante, dont elle se détache. En effet, ce qui
est en puissance, doit être précédé par quelque chose qui soit en acte, puisque
l’étant en puissance n’est amené à l’acte que par un étant en acte.
3. L’être même est ce qu’il y a de plus parfait
dans le réel, car à l’égard de tous les étants il est l’acte. Rien n’a
d’actualité sinon en tant qu’il est ; c’est donc que l’être même est
l’actualité de toutes choses, et des formes elles-mêmes. L’être n’est donc
point, par rapport au reste, dans la relation de ce qui reçoit à ce qui est
reçu, mais plutôt comme ce qui est reçu à l’égard de ce qui reçoit. Quand par
exemple je dis : l’être de l’homme, ou du cheval, ou de quoi que ce soit,
j’envisage l’être même comme un principe formel et comme ce qui est reçu, non
comme un étant à quoi il appartiendrait d’être.
Article 2 — Dieu
est-il universellement parfait, contenant en lui les perfections de toutes
choses ?
Objections :
1. Il ne semble pas que les perfections de toutes
choses soient en Dieu, car Dieu est simple, ainsi qu’on l’a montré. Or les
perfections des choses sont nombreuses et diverses. Il n’y a donc pas en Dieu
les perfections de toutes choses.
2. Des attributs opposés ne peuvent se rencontrer
dans le même sujet. Or, les perfections des choses sont opposées, car chaque
chose reçoit sa perfection de sa différence spécifique, et les différences, par
lesquelles est divisé le genre et sont constituées les espèces, sont opposées.
Puisque les perfections opposées ne peuvent cœxister dans le même sujet, il
semble donc que toutes les perfections des choses ne sont pas en Dieu.
3. Le vivant est plus parfait que le simple étant,
et l’intelligent, que le vivant. Or, l’essence en Dieu est l’être même. Donc il
n’y a pas en lui la vie, la sagesse et les autres perfections.
En sens contraire,
Denys a dit : “ Dieu, par sa seule existence,
possède d’emblée tout le reste. ”
Réponse :
Certes les perfections de toutes choses sont en
Dieu. Aussi est-il dit universellement parfait, parce qu’aucune grandeur ne lui
manque de toutes les perfections qu’on peut découvrir dans tous les ordres,
ainsi que l’affirme le Commentateur On peut le démontrer de deux façons.
D’abord, tout ce qu’il y a de perfection dans
l’effet doit se retrouver dans la cause efficiente, que ce soit selon la même
raison, s’il s’agit d’un agent univoque, comme lorsqu’un homme engendre un
homme ; ou bien de façon éminente, s’il s’agit d’un agent équivoque, comme dans
le soleil il y a quelque chose de semblable à ce qui est engendré par sa vertu.
Car il est manifeste que tout effet préexiste virtuellement dans sa cause
efficiente ; mais préexister ainsi virtuellement dans la cause efficiente, ce
n’est pas préexister sous un mode moins parfait, mais plus parfait, alors que
préexister potentiellement dans la cause matérielle est préexister sous un mode
imparfait, parce que la matière, comme telle, est imparfaite, tandis que
l’agent, comme tel, est parfait. Puisque Dieu est première cause efficiente des
choses, les perfections de toutes choses doivent préexister en Dieu selon un
mode plus éminent. Denys signale cet argument quand il dit de Dieu : “ Il n’est
pas ceci à l’exclusion de cela ; mais il est tout, en tant que cause de tout. ”
La seconde raison est celle-ci. Nous avons démontré que Dieu est l’être même
subsistant par soi ; il suit de là nécessairement qu’il y a en lui toute la
perfection de l’acte d’être. Il est manifeste, en effet, que la raison pour
laquelle un corps chaud n’a pas toute la perfection de la chaleur est que la
chaleur participée n’est pas pleinement elle-même, mais, si la chaleur
subsistait par soi, rien ne pourrait lui manquer de ce qui est la chaleur. Il
en résulte que, Dieu étant l’être même subsistant, rien ne peut lui manquer de
la perfection de l’être. Or, les perfections de tous les étants se ramènent à
celle de l’être ; car les étants sont parfaits dans la mesure où ils ont
l’être. Ils suit de là que la perfection d’aucun étant ne fait défaut à Dieu.
Et cet argument a été encore indiqué par Denys quand il a dit : “ Dieu n’est
pas de telle ou telle manière ; il est absolument et sans bornes, il embrasse
en lui la totalité de l’être. ” Un peu plus loin il ajoute : “ C’est lui qui
est l’être de tout ce qui subsiste. ”
Solutions :
1. Comme l’explique le même Denys : “ Si le soleil,
un en lui-même et brillant uniformément embrasse en sa forme une les
substances, ainsi que les qualités multiples et diverses des choses sensibles,
bien plus encore il est nécessaire que dans la cause de tous les étants ceux-ci
préexistent, compris dans l’unité de sa nature. ” Et c’est ainsi que des choses
diverses et opposées en elles-mêmes préexistent en Dieu dans l’unité, sans
faire tort à sa simplicité parfaite.
2. Cette Réponse suffit à résoudre la deuxième
objection.
3. Comme l’observe encore Denys, bien que l’être en
lui-même soit plus parfait que la vie en elle-même, et la vie plus parfaite que
la pensée, à considérer les raisons formelles selon lesquelles notre raison les
distingue, le vivant, lui, est plus parfait que l’étant non vivant, car le
vivant est aussi un étant, et l’intelligent est aussi un vivant. Ainsi donc, il
faut reconnaître que l’étant n’inclut pas en sa notion le vivant et
l’intelligent, car participer à l’être, ce n’est pas avoir part à tous les
modes d’être. Cependant, l’être lui-même inclut la vie et la pensée, car il
n’est pas une perfection de l’être qui puisse faire défaut à celui qui est
l’être même subsistant.
Article 3 —
Peut-on dire que les créatures ressemblent à Dieu ?
Objections :
1. Il semble que nulle créature ne puisse
ressembler à Dieu, car il est dit au Psaume (86, 8) : “ Parmi les dieux, pas un
n’est semblable à toi, Seigneur. ” Mais parmi les créatures celles qui sont
appelées Dieu par participation sont les plus excellentes. Donc beaucoup moins
encore les autres créatures peuvent-elles être dites semblables à Dieu.
2. Assimiler, c’est comparer. Or, toute
comparaison, est impossible entre des choses qui appartiennent à des genres
différents. Toute assimilation aussi, par conséquent : aussi bien, on ne dit
pas que la blancheur est semblable à la douceur. Mais nulle créature n’est dans
un même genre avec Dieu, puisque Dieu ne fait partie d’aucun genre, comme on
l’a montré.
3. On dit semblables les choses qui se rencontrent
dans une forme commune. Mais rien n’a en commun avec Dieu la forme, car de Dieu
seul, et de nul autre, l’essence est l’être même. Ainsi nulle créature ne peut
être semblable à Dieu.
4. Entre deux semblables, la similitude est
réciproque, car “ le semblable est semblable au semblable ". Donc, si
quelque créature est semblable à Dieu, il s’ensuit que Dieu est semblable à une
créature, ce qui contredit la parole d’Isaïe (40, 18) : · A quoi donc avez-vous
assimilé Dieu ? ”
En sens contraire,
la Genèse (1, 26) met ces paroles dans la bouche de
Dieu : “ Faisons l’homme à notre image et ressemblance ”, et S. Jean écrit (1
Jn 3, 2) : “ Au temps de cette manifestation, nous lui serons semblables. ”
Réponse :
Toute ressemblance se prend de la communauté de
forme, et pour ce motif il y a diverses sortes de ressemblance, selon diverses
façons de communier dans la forme. Certaines choses sont dites semblables parce
qu’elles communient dans une forme qui est la même, et selon la définition et
selon le mode de réalisation, et celles-là on ne les dit pas semblables
seulement, mais égales en similitude, tels deux corps également blancs : c’est
la similitude parfaite. Mais on peut dire semblables, d’une autre manière, des
choses dont la forme est la même selon la définition mais non selon le mode de
réalisation, plus ou moins intense : ainsi un corps moins blanc est dit
semblable à un corps plus blanc, et c’est là une similitude imparfaite. Enfin,
on peut dire semblables des choses dont la forme est commune, sans pourtant
rentrer dans la même définition, comme cela est clair pour les agents non
univoques.
En effet, comme tout agent fait ce qui lui
ressemble en cela même par quoi il est agent ; comme d’autre part tout agent
agit selon sa forme, il est nécessaire que dans l’effet il y ait ressemblance
avec la forme de cet agent. Donc, si l’agent est contenu dans la même espèce
que son effet, la similitude formelle entre l’un et l’autre portera sur la
perfection spécifique apportée par la forme, comme lorsqu’un homme engendre un
homme. Si au contraire l’agent ne se laisse pas enfermer dans l’espèce, il y
aura assimilation, mais non selon la perfection spécifique. Ainsi les étants
qui sont engendrés par la vertu du soleil accèdent à une certaine ressemblance
avec le soleil, mais pas au point de recevoir de lui une forme spécifiquement
identique à la sienne.
Du fait qu’un agent est tel qu’il ne se laisse
enfermer dans aucun genre, c’est à une ressemblance bien plus lointaine encore
que parviendront ses effets, ressemblance selon la forme, mais non selon la
perfection spécifique ou même générique, seulement selon une certaine
proportion, celle selon laquelle l’être est commun à toutes choses. C’est de
cette manière que les effets de Dieu, en ceci qu’ils sont, lui sont assimilés
comme au premier et universel principe de tout l’être.
Solutions :
1. Quand l’Écriture refuse à un être créé la
ressemblance de Dieu et qu’ailleurs elle le dit semblable, elle ne se contredit
pas ; car, comme l’observe Denys, les mêmes choses sont à l’égard de Dieu
semblables et dissemblables ; semblables pour autant qu’elles parviennent à
imiter celui qui ne peut être parfaitement imitable ; dissemblables précisément
en tant qu’elles manquent à égaler leur cause, non seulement pour l’intensité
de la forme, comme le moins blanc manque à égaler le plus blanc, mais aussi en
sa perfection spécifique ou générique.
2. Entre Dieu et les créatures le rapport n’est pas
celui d’étants appartenant à des genres différents. Dieu est hors de tout
genre, et il est le principe de tous les genres.
3. La similitude que l’on reconnaît entre Dieu et
la créature ne consiste pas en la communauté d’une forme semblable selon la
perfection générique et spécifique, mais selon la proportion, Dieu étant par
essence, les autres par participation.
4. Si l’on concède en quelque manière, que la
créature est semblable à Dieu, on ne peut aucunement concéder que Dieu soit
semblable à la créature ; car, comme l’explique Denys, “ la similitude n’est
mutuelle qu’entre des êtres appartenant à un même ordre, non entre l’effet et
la cause ”. Ainsi nous disons bien qu’un portrait ressemble à son modèle, mais
non que le modèle ressemble à son portrait. De même, on peut dire en un certain
sens que la créature ressemble à Dieu, mais nullement que Dieu ressemble à la
créature. Voici maintenant la question de la bonté, et tout d’abord de la bonté
en général (Q. 5), ensuite de la bonté de Dieu (Q. 6).
Voici maintenant la question de la bonté, et tout
d’abord de la bonté en général (Q. 5), ensuite de la bonté de Dieu (Q. 6).
QUESTION 5 — DE LA BONTÉ EN GÉNÉRAL
1. Le bon et l’étant sont-ils identiques dans la
réalité ? 2. Étant admis qu’il n’y a entre eux qu’une différence de raison,
lequel est premier selon la raison : être bon, ou être ? 3. Etant admis que
l’étant est premier, tout étant est-il bon ? 4. Dans quel genre de cause la
bonté rentre-t-elle ? 5. La bonté consiste-t-elle dans le mode, l’espèce et
l’ordre ? 6. La division du bien en honnête, utile et délectable.
Article 1 — Le
bon et l’étant sont-ils identiques dans la réalité ?
Objections :
1. Il semble que le bon et l’étant diffèrent
réellement, car Boèce dit : “ Je vois que, pour les choses, être bonnes et
être, c’est différent. ”
2. Rien n’est actualisé par soi-même. Mais un étant
est appelé bon en raison d’une actualisation reçue, d’après le Livre des
Causes. Donc, le bon diffère réellement de l’étant.
3. Être bon comporte du plus et du moins ; être,
non. Le bon diffère donc réellement de l’étant.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ C’est dans la mesure où nous
sommes, que nous sommes bons. ”
Réponse :
Le bon et l’étant sont identiques dans la réalité ;
ils ne diffèrent que pour la raison, et en voici la preuve. Ce qui fait qu’un
étant est bon, c’est qu’il est attirant ; aussi le Philosophe définitif le bien
: “ Ce à quoi toutes les choses tendent. ” Or manifestement une chose est
attirante dans la mesure où elle est parfaite ; car tous les étants aspirent à
se parfaire. En outre, tout étant est parfait dans la mesure où il est en acte.
Cela rend manifeste qu’une chose est bonne dans la mesure où elle est, car
l’être est l’actualité de toute chose, comme on l’a vu précédemment. Ainsi
est-il évident que le bien et l’étant sont identiques dans la réalité ; mais le
terme “ bon ” exprime l’aspect d’attirance que n’exprime pas le terme “ étant
”.
Solutions :
1. Le bon et l’étant ont beau être identiques dans
la réalité, du moment qu’ils diffèrent notionnellement, ce n’est pas de la même
manière qu’une chose est dite être purement et simplement, et être bonne. “
Étant ”, à proprement parler, se dit de l’“ être en acte ” ; et l’acte lui-même
se dit par rapport à la puissance : il suit de là qu’une chose est dite être,
purement et simplement, en raison de ce par quoi elle est premièrement
distincte de ce qui est seulement en puissance. Cela, pour n’importe quelle
chose c’est l’être substantiel, de sorte que c’est en raison de son être
substantiel qu’une chose quelconque est dite purement et simplement être. En
raison des actes qui se surajoutent à ce premier, une chose est dite être à
quelque égard seulement ; l’être blanc, par exemple, ne supprime pas purement
et simplement le “ être en puissance ”, puisque cela arrive à une chose qui
existe déjà actuellement. A l’inverse, bon exprime l’aspect de perfection,
puisque c’est la perfection qui est attirante ; et en conséquence, ce
qu’exprime ce terme, c’est l’idée d’achèvement. Aussi ce qui est en possession
de sa perfection dernière sera-t-il dit bon absolument. Quant à ce qui n’a pas
la perfection qu’il devrait avoir, bien qu’il ait quelque perfection selon
qu’il est en acte, il ne sera pas dit parfait absolument, ni par conséquent bon
absolument, mais seulement sous un certain rapport.
Ainsi, selon son être premier et fondamental, qui
est l’être substantiel, une chose est dite être au sens absolu du mot, et bonne
seulement en un sens relatif, en tant qu’elle est être. Mais, selon son acte
dernier, alors qu’elle achève sa perfection, une chose est dite être sous un
certain rapport, et bonne absolument. C’est ce que veut dire Boèce, et quand ce
philosophe affirme que dans les choses, autre est leur bien, autre est leur
être, il faut l’entendre de l’être et du bien pris absolument tous deux ; car
l’être pris absolument est obtenu par l’acte premier et substantiel des choses,
et le bien pris absolument par leur acte ultime ou parfait. Toutefois, l’acte
premier comporte aussi un certain bien, et l’acte dernier un certain être.
2. Il est vrai que le bien informe l’être, si on
l’entend du bien pris absolument, selon son acte ultime.
3. Et de même, le bien ainsi compris, comme un acte
surajouté, comporte évidemment du plus ou du moins, par exemple plus ou moins
de science, plus ou moins de vertu, etc.
Article 2 —
Puisqu’il n’y a entre le bon et l’étant qu’une différence de raison, lequel est
premier en raison ?
Objections :
1. Il semble que pour la raison être bon soit
antérieur à être. Car l’ordre des noms se règle sur l’ordre des réalités
signifiées par ces noms. Mais, parmi les noms divins, Denys met le bon en
premier, ensuite seulement ce qui est.
2. On doit considérer comme première pour la raison
la notion qui s’étend à un plus grand nombre d’objets. Mais le bien s’étend à
plus de choses que l’être, si l’on en croit encore Denys : “ Le bien s’étend à
ce qui existe et à ce qui n’existe pas ; l’être seulement à ce qui existe. ” 3.
La priorité de raison appartient à ce qui est le plus universel. Or le bien
semble plus universel que l’être ; car ce qui est bon est ce qui est attirant,
et pour certains il est attirant de ne pas être, comme en témoigne ce jugement
à propos de Judas (Mt 26, 24) : “ Mieux vaudrait pour lui que cet homme ne fût
pas né. ” 4. Ce n’est pas seulement l’être qui attire, mais aussi la vie, la
sagesse et beaucoup d’autres choses. L’être est donc un cas particulier de ce
qui est attirant, dont le bien exprime au contraire l’aspect universel. La
notion de bon, donc, est antérieure, purement et simplement, à celle de “ étant
”.
En sens contraire,
il est dit dans le Livre des Causes : “ La première
des choses créées est l’être. ”
Réponse :
Il faut dire que, pour la raison, être est
antérieur à être bon. En effet, la notion signifiée par un nom est ce que
l’intellect conçoit de la chose à laquelle cette parole s’applique. Cela donc
est premier pour la raison, qui vient effectivement en premier dans la
conception de notre intellect. Or, c’est le cas de l’être ; car toute chose est
susceptible d’être connue selon qu’elle est en acte, comme il est dit dans la
Métaphysique. C’est pourquoi l’étant est l’objet propre de l’intelligence ; il
est donc l’intelligible premier, comme le son est premier et joue le rôle
d’objet propre en ce qui concerne l’ouïe. Ainsi donc, pour la raison, être
précède être bon.
Solutions :
1. Denys traite des noms divins selon qu’ils
désignent en Dieu un rapport de causalité. Lui-même en donne la raison : c’est
que Dieu est nommé à partir des créatures comme la cause à partir de ses
effets. Or, être bon, qui répond à la notion d’attirance, désigne un rapport de
cause finale, causalité qui est la première de toutes, parce que l’agent n’agit
qu’en vue d’une fin, et que c’est par l’agent que la matière est amenée à la
forme. C’est pourquoi la fin est appelée cause des causes. Ainsi, quand il
s’agit de causalité, être bon est antérieur à être, comme la fin est antérieure
à la forme ; et c’est pour cette raison que parmi les noms destinés à signifier
la causalité divine, on fait figurer le bien avant l’être.
En outre, selon les platoniciens, qui ne
distinguaient pas la matière de la privation, la matière étant un non-étant, la
participation au bien s’étend plus loin que la participation à l’être. Car la
matière première est bonne par participation, puisqu’elle tend à l’être bon ;
or rien n’est attiré que par ce qui lui est semblable. Mais la matière, pour
les platoniciens, ne participe pas de l’être, puisqu’ils la disent du non-être,
et c’est ce qui fait dire à Denys que “ le bien s’étend à ce qui n’existe pas
”.
2. Cela résout la deuxième objection. Ou bien
encore on peut dire que le bien s’étend à ce qui existe et à ce qui n’existe
pas, non en ce sens qu’on puisse attribuer le bien à l’un et à l’autre, mais en
raison du rôle joué par eux dans la causalité ; à condition qu’on entende, par
ce qui n’existe pas, non le pur néant, mais ce qui est en puissance, non en
acte. Car le bien a raison de fin, et avec cette fin sont en rapport non
seulement l’étant en acte qui s’y repose, mais aussi l’être en puissance qui se
dirige vers elle. Mais l’étant ne désigne un rapport de causalité qu’à l’égard
de la cause formelle, qu’elle soit inhérente ou exemplaire, laquelle s’applique
uniquement à ce qui est en acte.
3. Un tel exemple ne signifie pas que le non-être
soit attirant en soi ; il ne l’est que par accident en tant qu’il enlève un mal
; c’est cette suppression qui est désirable, en tant que ce mal est privation
d’être. Ce qui est attirant par soi, c’est donc l’être ; le non-être ne l’est
que par accident, en tant qu’un homme désire un être dont il ne supporte pas
d’être privé. C’est ainsi que, par accident, même le non-être est appelé un
bien.
4. La vie, la science et les autres biens
n’attirent que comme existant en acte, si bien qu’en tout cela c’est vers un
certain être que l’on tend. Ainsi rien n’est attirant en dehors de ce qui est,
et par conséquent rien n’est bon que l’étant.
Article 3 —
Puisque l’être est premier, tout étant est-il bon ?
Objections :
1. Il semble que tout étant ne soit pas bon, car “
bon ” ajoute à “ étant ”, comme on l’a fait voir. Or ce qui ajoute à “ étant ”
le restreint : ainsi la substance, la quantité, la qualité et les autres
catégories. Donc “ bon ” restreint “ étant ”, et il n’est pas vrai que tout
étant soit bon.
2. Rien de mauvais n’est bon. On lit dans Isaïe (5,
20) : “ Malheur à ceux qui disent bon ce qui est mauvais, et mauvais ce qui est
bon. ” Mais certain étant est mauvais. Donc n’importe quel étant n’est pas bon.
3. Ce qui fait qu’une chose est bonne, c’est
qu’elle est attirante. Or ce n’est pas le cas de la matière première, qui est
seulement attirée. Elle n’a donc pas raison de bien. Donc tout étant n’est pas
bon.
4. Le Philosophe assure que le bien est étranger
aux mathématiques ; mais les objets des mathématiques sont aussi des étants,
sans quoi ils ne seraient pas objets de science.
En sens contraire,
tout étant autre que Dieu est créature de Dieu.
Mais “ tout ce que Dieu a créé est bon ”, dit l’Apôtre (1 Tm 4, 4). Dieu, lui,
est souverainement bon. Donc tout étant est bon.
Réponse :
La vérité est que tout étant, pour autant qu’il
est, est bon. Car tout étant, en tant qu’il est, est en acte et possède quelque
perfection, car tout acte est une certaine perfection. Or le parfait en tant
que tel est attirant et bon, comme on l’a vu plus haut. On en conclut que tout
étant, en tant que tel, est bon.
Solutions :
1. Il est bien vrai que la substance, la quantité,
la qualité, et tout ce qui se trouve contenu dans ces genres de l’être, restreignent
l’étant, en l’appliquant à telle essence ou nature particulière, qui est. Mais
“ bon ” n’ajoute à l’étant que la note d’attirance et de perfection, qui
appartient à l’être même en quelque nature qu’on le rencontre. Aussi “ bon ” ne
restreint-il pas “ étant ”.
2. Aucun étant n’est dit mauvais en tant qu’il est,
mais en tant que de l’être lui manque ; ainsi un homme est dit mauvais quand il
lui manque d’être vertueux ; un œil est dit mauvais quand il manque d’une vue
pénétrante.
3. De même que la matière première n’est qu’en
puissance, elle n’est bonne qu’en puissance. Quoi qu’on puisse dire, selon les
platoniciens, qu’elle n’est pas, à cause de la privation qui l’affecte.
Cependant elle participe du bien d’une certaine façon, par une ordination et une
aptitude à ce bien. Et c’est pourquoi il lui convient non d’être attirante,
mais d’être attirée.
4. Les objets mathématiques ne subsistent pas
séparés de toute matière. S’ils subsistaient, il y aurait en eux du bien, leur
être, précisément. Ils ne sont séparés que pour la raison, en tant qu’ils sont
abstraits du mouvement et de la matière, par conséquent aussi de la finalité
puisque la fin est par nature motrice. Et il n’est pas illogique que dans un
objet construit par la raison on ne trouve pas la bonté, puisque, comme on l’a
vu précédemment, l’être est antérieur au bien.
Article 4 — Dans
quel genre de cause la bonté rentre-t-elle ?
Objections :
1. Il semble que le bien n’ait pas raison de cause
finale, mais rentre plutôt dans les autres genres de causes. Ainsi, d’après
Denys, “ si le bien est loué, c’est en tant que beau ”. Mais le beau se
rattache à la cause formelle.
2. Le bien est communicatif de soi, d’après Denys,
qui dit que “ le bien est ce qui fait subsister et exister toutes choses ”.
Mais communiquer l’être relève de la causalité efficiente.
3. S. Augustin écrit “ Parce que Dieu est bon nous
sommes. ” Mais si nous venons de Dieu c’est comme de notre cause efficiente.
Donc la bonté a raison de cause efficiente.
En sens contraire,
le Philosophe a dit “ Ce pour quoi quelque chose
existe est la fin et le bien de tout le reste. ”
Réponse :
Puisque le bien est ce qui attire tout ce qui est,
et que cela a raison de fin, il est évident que le bien implique la raison de
fin. Néanmoins, la bonté présuppose la causalité efficiente et la causalité
formelle. Car nous voyons que ce qui est premier dans l’exercice de la
causalité est dernier dans le résultat ; par exemple, le feu échauffe le bois
avant de lui communiquer sa forme de feu, bien que, dans le feu, la chaleur
soit une émanation de sa forme substantielle. Or, dans l’ordre de causalité, ce
qui est premier c’est le “ être bon ”, la fin, qui met en action la cause
efficiente ; ensuite, l’action de cette cause efficiente meut à la forme ; et
enfin arrive la forme. Il faut donc qu’il en soit à l’inverse pour le résultat
: on trouvera d’abord la forme, par laquelle l’étant est ce qu’il est ; dans
cette forme on discerne ensuite une vertu active, qui appartient à l’être en
tant qu’il est achevé, car un être n’est achevé, comme l’observe le Philosophe,
que lorsqu’il peut produire son semblable ; et enfin il en résulte la bonté,
par laquelle l’étant est établi dans sa perfection.
Solutions :
1. Le beau et le bien, considérés dans le réel,
sont identiques parce qu’ils sont fondés tous deux sur la même réalité qui est
la forme. De là vient que le bon est loué comme beau. Mais ces deux notions
n’en diffèrent pas moins en raison. Le bien concerne l’appétit, puisque le bien
est ce vers quoi tend tout ce qui est, et il a raison de fin, car l’appétit est
une sorte d’élan vers la chose même. Le beau, lui, concerne la faculté de
connaissance, puisqu’on déclare beau ce dont la vue cause du plaisir. Aussi le
beau consiste-t-il dans une juste proportion des choses, car nos sens se
délectent dans les choses proportionnées qui leur ressemblent en tant qu’ils
comportent un certain ordre, comme toute vertu cognitive. Et parce que la
connaissance se fait par assimilation, et que la ressemblance concerne la
forme, le beau, à proprement parler, se rapporte à la cause formelle.
2. Quand on dit que le bon est communicatif de soi,
c’est dans le sens où la fin est dite mouvoir.
3. Un agent volontaire est appelé bon quand sa
volonté est bonne ; car c’est par la volonté que nous faisons usage de tout ce
qui est en nous. Aussi ne dit-on pas bon l’homme qui a l’esprit bon, mais celui
dont la volonté est bonne. Or, l’objet propre de la volonté est la fin, ou le
bien, et par conséquent dire de Dieu : “ Parce qu’il est bon nous sommes ”,
c’est se référer à la cause finale.
Article 5 — La
bonté consiste-t-elle dans le mode, l’espèce et l’ordre ?
Objections :
1. Il semble que non. Car le bien et l’être
diffèrent par leur notion, comme on l’a vu précédemment. Mais c’est à l’être
que paraissent se rapporter ces trois termes ; car il est dit au livre de la
Sagesse (11, 20) : “ Tu as tout disposé (Seigneur) avec nombre, poids et mesure
”, et c’est à cette triade que se ramènent l’espèce, le mode et l’ordre. S.
Augustin lui-même l’indique: “ C’est la mesure qui détermine à chaque chose son
mode ; c’est le nombre qui lui fournit son espèce ; c’est le poids qui
l’entraîne vers son repos et sa stabilité. ”
2. Le mode, l’espèce et l’ordre sont des biens. Si
le bien consiste dans les trois il faudra donc que chacun des trois contienne,
à nouveau, les trois ensemble, et que dans le mode, par exemple, on trouve
mode, espèce et ordre, et ainsi de suite. On irait donc à l’infini.
3. Le mal consiste dans la privation de ces trois
choses ; or, le mal ne supprime jamais totalement le bien. C’est donc que la
raison de bien ne consiste pas en elles.
4. On ne peut dire mauvais ce qui constitue la
raison de bien. Or, on parle d’un mode, d’une espèce, d’un ordre qui sont
mauvais. Ce n’est donc pas en eux que consiste la raison de bien.
5. Selon S. Augustin, mode, espèce et ordre
dérivent de nombre, poids et mesure ; or, tout ce qui est bon n’offre pas ces
derniers caractères. Car S. Ambroise dit : “ Il n’appartient pas à la nature de
la lumière d’être créée avec nombre, poids et mesure. ” Ce n’est donc pas en
cela que consiste la bonté.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Ces trois choses : le mode,
l’espèce, l’ordre, sont comme des biens généraux dans les êtres faits par Dieu
; aussi, là où ces trois choses sont grandes, il y a de grands biens ; là où
elles sont petites, il y en a de petits ; là où elles sont nulles, il n’y a
aucun bien. ” Il n’en serait pas ainsi si la bonté ne consistait pas en ces
trois choses.
Réponse :
Une chose est réputée bonne selon qu’elle est
parfaite, car c’est ainsi qu’elle est attirante, comme on l’a dit plus haut. Le
parfait est ce qui ne manque de rien selon le mode de sa perfection. Comme tout
être est ce qu’il est par sa forme ; et comme toute forme présuppose certaines
conditions et que certaines conséquences nécessaires en découlent, il faut,
pour qu’un être soit parfait et bon, qu’il ait à la fois sa forme, les
conditions préalables qu’elle requiert, et les propriétés qui en découlent. Or,
ce que la forme requiert d’abord, c’est la détermination ou proportionnalité de
ses principes, soit matériels, soit efficients et c’est ce qu’on entend par le
mode ; c’est pourquoi, d’après S. Augustin, on dit que la mesure fixe ce que
doit être le mode. C’est la forme qui est signifiée par l’espèce, car chaque
chose est constituée dans son espèce par sa forme, et c’est pourquoi il est dit
que le nombre désigne l’espèce. Car, d’après le Philosophe, les définitions qui
expriment l’espèce sont comme les nombres. En effet, comme l’unité ajoutée ou
soustraite au nombre en fait varier l’espèce, de même, dans les définitions,
une différence ajoutée ou soustraite. Enfin ce qui est consécutif à la forme,
c’est l’inclination du sujet vers la fin, vers l’action ou quelque chose de
semblable ; car tout ce qui est en acte agit, et tend, comme tel, vers ce qui
lui convient selon sa forme, dans la mesure où il est en acte. C’est cela qu’on
exprime par ces deux termes équivalents : poids et ordre. On voit donc que la
bonté, du moment qu’elle se ramène à la perfection, consiste en mode, espèce et
ordre.
Solutions :
1. Ces trois termes concernent l’étant seulement en
tant qu’il est parfait, donc en tant qu’il est bon.
2. Le mode, l’espèce et l’être sont dits bons comme
ils sont dits être : non qu’eux-mêmes soient comme des subsistants, mais par
eux, d’autres sont, et sont bons. Il n’est donc pas nécessaire qu’eux-mêmes, en
vue d’être bons, revêtent d’autres attributs ; car on ne dit pas qu’ils sont
bons formellement par d’autres attributs ; ils sont eux-mêmes la forme par
laquelle le sujet est bon. C’est ainsi que la blancheur est dite être, non en
ce sens qu’elle serait elle-même par quelque forme, mais parce que, par elle,
un sujet est sous un certain rapport, c’est-à-dire est blanc.
3. Tout être est proportionné à une forme
déterminée. Il en résulte que selon chaque être qui lui advient, la chose
reçoit un mode, une espèce, un ordre. Ainsi, un homme les possédera en tant
qu’homme, et de même en tant qu’il est blanc, vertueux, savant, etc. Le mal le
prive d’un certain être, par exemple la cécité le prive de la vue : elle ne
prive donc pas de tout mode, de toute espèce, de tout ordre, mais seulement de
ceux qui résultent de l’être-voyant.
4. Selon S. Augustin “ tout mode en tant que mode,
est bon ”, et de même pour l’espèce et l’ordre. “ On les appelle mauvais
lorsqu’ils sont inférieurs à ce qu’ils devaient être ; ou parce qu’ils sont mal
adaptés à leurs fonctions, si bien qu’on les appelle mauvais parce qu’inadaptés
et discordants. ” 5. La lumière est dite par nature dépourvue de nombre, de
poids et de mesure, non purement et simplement, mais par comparaison avec les
êtres corporels, car la vertu de la lumière s’étend à tous les êtres corporels
en tant qu’elle est la qualité du premier corps altérant de la nature, qu’est le
ciel.
Article 6 — La
division du bien en honnête, utile et délectable
Objections :
1. Il semble que cette division ne convienne pas.
Car le Bien, selon le Philosophe, se répartit selon les dix prédicaments. Or,
l’honnête, l’utile et le délectable peuvent se trouver dans un seul
prédicament. Donc il ne convient pas de diviser ainsi le bien.
2. Toute division se fait en des termes opposés.
Or, ces trois termes ne sont pas opposés ; car des biens honnêtes sont aussi
délectables, et rien de déshonnête n’est utile, alors qu’il serait nécessaire,
si la division se faisait en des termes opposés, que honnête et utile
s’opposent. Donc cette division ne convient pas selon Cicéron.
3. Quand l’un est en vue de l’autre, ils ne font
qu’un ; or, l’utile n’est bon que parce qu’il est en vue du délectable ou de
l’honnête. Il ne doit donc pas leur être opposé dans une division.
En sens contraire,
S. Ambroise fait appel à cette division.
Réponse :
Il semble que cette division convienne en propre au
bien humain. Pourtant, si nous considérons de haut et plus généralement la
raison de bien, il apparaît que cette division convient en propre au bien en
tant que tel. En effet, une chose est bonne en tant qu’elle est attirante et
qu’elle est le terme du mouvement appétitif. Or, ce mouvement peut être comparé
à celui des corps dans la nature. Un corps naturel termine son mouvement,
purement et simplement, à son terme ultime ; mais on peut dire aussi qu’il le
termine relativement à chaque point de l’espace intermédiaire qu’il traverse pour
parvenir à l’extrémité où le mouvement s’achève ; aussi a-t-on coutume
d’appeler terme d’un mouvement tout ce qui termine une phase du mouvement.
Quant au terme ultime du mouvement, on peut distinguer en lui la chose même
vers laquelle il tend, comme vers son lieu, ou sa forme, etc. ; ou bien le
repos du mobile dans cette réalité. Ainsi, donc, dans le mouvement appétitif,
on nomme utile ce qui ne termine le mouvement que de façon relative et comme un
moyen au-delà duquel autre chose est visé. Quant au terme ultime où s’achève
finalement le mouvement appétitif, considéré comme la chose qui par elle-même
attire l’appétit, on l’appelle l’honnête, car on dit honnête ce qui est l’objet
même du désirable ; enfin, ce à quoi se termine le mouvement de l’appétit, si
l’on entend par là le repos dans la chose désirée, c’est le délectable.
Solutions :
1. Le bien, selon qu’il est identique à l’étant
dans le réel, se divise comme lui en dix catégories ; mais, selon sa notion
propre, cette division-ci lui convient.
2. Cette division ne se fait pas selon des réalités
opposées, mais selon des raisons opposées. Toutefois, on nomme proprement
délectables des choses qui n’ont d’autre attrait que la délectation, alors que
par ailleurs elles sont nuisibles et déshonnêtes. On dit utiles des choses qui
n’ont rien en elles-mêmes de désirable, mais qu’on désire seulement comme le
moyen d’obtenir autre chose, comme un remède amer. Enfin, on appellera honnêtes
les choses qui méritent par elles-mêmes, d’être désirées.
3. Cette division du bien ne se présente pas comme
univoque, c’est-à-dire que la notion de bien n’est pas appliquée à ces trois
termes de façon égale, mais en vertu d’une analogie fondée précisément sur des
priorités. L’idée de bien s’applique d’abord à ce qui est honnête, en second au
délectable, et finalement à l’utile.
QUESTION 6 — À PROPOS DE LA BONTÉ DE DIEU
1. Peut-on dire de Dieu qu’il est bon ? 2. Dieu
est-il suprêmement bon ? 3. Lui seul est-il bon par son essence ? 4. Toutes
choses sont-elles bonnes de la bonté divine ?
Article 1 —
Peut-on dire de Dieu qu’il est bon ?
Objections :
1. Il semble que non, car la raison de bien
consiste dans le mode, l’espèce et l’ordre. Or ces trois attributs ne
conviennent pas à Dieu, puisqu’il est sans limite et n’est ordonné à rien
d’autre.
2. La bonté est ce vers quoi tendent tous les
étants. Mais tous les étants ne tendent pas vers Dieu, car tous ne le
connaissent pas, et on ne tend qu’à ce que l’on connaît.
En sens contraire,
il est écrit dans les Lamentations (3, 25) : “ Dieu
est bon pour ceux qui espèrent en lui, pour l’âme qui le cherche. ”
Réponse :
L’attribut “ bon ” appartient à Dieu par
excellence. En effet, un étant est bon dans la mesure où il est attirant. Or
toute chose tend vers son achèvement, sa perfection. La perfection, et déjà la
forme de l’effet est une similitude de sa cause, puisque tout agent produit un
effet semblable à lui. Il suit de là que l’agent même, comme tel, est pour son
effet un attirant et, de ce fait a raison de bien, car ce qui attire en lui,
c’est que l’on participe à sa ressemblance. Puisque Dieu est la cause
efficiente première de toutes choses, il lui appartient évidemment d’être
attirant et bon. Aussi Denys a attribue-t-il à Dieu le bien comme à la première
cause efficiente : “ Dieu reçoit le nom de bien comme étant ce par quoi toutes
choses subsistent. ”
Solutions :
1. Avoir mode, espèce et ordre est propre au bien
créé. Mais puisque le bien est en Dieu comme en sa cause, c’est à lui qu’il
appartient d’imprimer aux autres le mode, l’espèce et l’ordre de sorte qu’en
Dieu ces caractères existent comme dans leur cause.
2. Tous les êtres, en tendant vers leurs propres
perfections, tendent vers Dieu en ce sens que toutes les perfections propres
aux choses sont des similitudes de l’être divin, comme on l’a fait voir. Ainsi,
parmi les êtres qui tendent vers Dieu, certains le connaissent en lui-même, et
c’est le propre de la créature raisonnable. D’autres connaissent des
participations de sa bonté, ce qui doit s’entendre même de la connaissance sensible.
D’autres enfin ont un mouvement appétitif naturel sans connaissance, étant
entraînés à leur fin par un acte qui les domine, et qui, lui, connaît.
Article 2 — Dieu
est-il suprêmement bon ?
Objections :
1. Il semble que non, car “ suprême ment bon ” dit
plus que simplement “ bon ”, sans quoi il conviendrait à n’importe quel bien.
Mais tout ce qui s’obtient par addition est composé. Le suprêmement bon est
donc composé. Or, Dieu est suprêmement simple, on l’a montré. Donc il n’est pas
suprêmement bon.
2. Selon le Philosophe, “ est bon ce vers quoi
tendent toutes choses ”. Or il n’est rien vers quoi tendent toutes choses, si
ce n’est Dieu, qui est la fin de toutes choses. Il n’y a donc pas d’autre que
Dieu qui soit bon, ce qu’a d’ailleurs confirmé le Christ en disant (Mt 19,17) :
“ Personne n’est bon que Dieu. ” Mais “ suprêmement ” se dit par comparaison
avec d’autres ; ainsi suprêmement chaud se dit par rapport à tout ce qui est
chaud. Donc on ne peut pas dire que Dieu est suprêmement bon.
3. “ Suprêmement ” implique comparaison. Mais on ne
peut comparer ce qui n’est pas de même genre ; on ne dit pas qu’une douceur est
plus grande ou plus petite qu’une ligne. Puisque Dieu n’est pas dans le même
genre que les autres qui sont bons, ainsi qu’on l’a établi plus haut et il
semble donc qu’on ne puisse le dire un bien suprême par rapport à eux.
En sens contraire,
S. Augustin affirme que la Trinité des personnes
divines est “ le Bien suprême, que savent discerner les âmes entièrement pures
”.
Réponse :
On doit affirmer que Dieu est suprêmement bon
purement et simplement, et non pas seulement dans un genre particulier dans une
classe de choses. En effet, ainsi qu’on l’a vu, le bien est attribué à Dieu de
telle sorte que toutes les perfections désirables par tous les êtres découlent
de lui comme de leur cause première. On l’a dit aussi, ces perfections ne
découlent pas de Dieu comme d’un agent univoque, mais comme d’un agent qui ne
se rencontre avec ses effets ni dans la communauté de la forme spécifique ni
dans celle de la forme générique. Or, si, dans une cause univoque, la
similitude de l’effet se trouve au même niveau de perfection formelle, dans une
cause équivoque elle se trouve selon une perfection plus excellente, comme la
chaleur qui se trouve dans le soleil selon un mode plus excellent que dans le
feu. Il faut donc dire que la bonté étant en Dieu comme dans la cause première,
non univoque, de toutes choses, elle se trouve en lui selon un mode
souverainement excellent. C’est en raison de cela qu’on le dit suprêmement bon.
Solutions :
1. “ Suprêmement ” ajoute à bon, non pas quelque
chose d’absolu, mais une relation seulement ; or la relation, par le moyen de
laquelle on dit de Dieu quelque chose de relatif aux créatures n’est pas réelle
en Dieu, mais dans les créatures seulement. En Dieu elle est de raison, comme
dire d’une chose qu’elle est scientifiquement connaissable, c’est la concevoir
relativement à la science, non qu’elle-même soit réellement référée à la
science, mais c’est la science qui lui est référée. Ainsi “ suprêmement bon ”
ne dit pas une composition en ce qui est dit tel, mais seulement que les autres
bons sont déficients en bonté par rapport à lui.
2. Dire de la bonté qu’elle est ce vers quoi
tendent toutes choses, n’affirme pas que toute chose bonne soit attirante pour
tous, mais que c’est la bonté qui rend attirant tout ce à quoi l’on tend. Quant
au mot de l’Évangile exprimant que Dieu seul est bon, il se rapporte au bien
par essence, dont on va parler bientôt.
3. Des choses qui ne sont pas dans le même genre en
ce sens qu’elles appartiennent chacune à un genre différent, ne peuvent
nullement être comparées. Mais quand on dit de Dieu qu’il n’est pas dans le
même genre que les autres biens, on n’entend pas le ranger lui-même dans un
autre genre ; on affirme qu’il est hors de tout genre, et principe de tous les
genres. Et ainsi il est comparé aux autres comme incomparable, et c’est cette
prééminence qu’on exprime en le disant suprêmement bon.
Article 3 — Dieu
seul est-il bon par essence ?
Objections :
1. Il semble qu’être bon par essence ne soit pas le
propre de Dieu. En effet, comme on l’a vu plus haut, l’un est identique à
l’étant, de même le bon. Mais tout étant est un par son essence, comme le
montre le Philosophe dans sa Métaphysique. Donc tout étant est bon par son
essence.
2. Si le bien est vers quoi tendent toutes choses,
comme d’autre part c’est l’être que toutes désirent, il s’ensuit que c’est
l’être même de chaque chose qui est son bien. Mais, chaque chose est un étant
par son essence. Donc chaque chose est bonne par son essence.
3. Toute chose est bonne par sa bonté. Donc, s’il
est une chose qui n’est pas bonne par son essence, il faudra que sa bonté ne
soit pas son essence. Comme pourtant cette bonté est un certain étant, il faut
qu’elle soit bonne, et si c’est par une autre bonté, la même question se posera
pour cette autre. Il faudra donc aller à l’infini, ou en venir à quelque bonté
qui ne sera pas bonne par une autre. Autant s’arrêter au premier terme, et dire
que chaque chose est bonne par son essence même.
En sens contraire,
Boèce écrit : “ Toute chose autre que Dieu est
bonne par participation ” ; elle ne l’est donc point par essence.
Réponse :
Dieu seul est bon par son essence. En effet, tout
étant est dit bon dans la mesure où il est parfait. Or, la perfection de chaque
chose a trois niveaux. Au premier, elle est constituée dans son être. Au
second, elle a, en plus de sa forme constitutive, des accidents qui sont
nécessaires à la perfection de son opération. Au troisième, enfin, c’est la
perfection d’un être qui atteint quelque chose d’autre, comme une fin pour lui.
Par exemple, la première perfection du feu est l’existence même qu’il possède
par sa forme substantielle ; la seconde consiste dans sa chaleur, sa légèreté,
sa sécheresse, etc., et sa troisième perfection consiste en ce qu’il a trouvé
son lieu, où il se repose.
Or, cette triple perfection ne convient à nul être
créé en vertu de son essence, mais à Dieu seul. Car il est le seul dont
l’essence est son être ; parce que à cette essence aucun accident ne s’ajoute,
mais tout ce qui est attribué aux créatures accidentellement être puissant,
sage, etc. Lui est essentiel ainsi qu’on l’a vu. Et à rien d’autre que lui-même
il n’est ordonné comme à sa fin ; c’est lui-même qui est la fin ultime de
toutes les choses. Il est manifeste par là que Dieu seul a en son essence même
la perfection totale, et c’est pourquoi lui seul est bon par essence.
Solutions :
1. L’un, formellement, n’implique pas la
perfection, mais l’indivision seulement, et l’indivision, toute chose la
possède par son essence. Dans le cas des êtres simples, l’essence est indivise
à la fois en acte et en puissance ; les êtres composés ont aussi une essence
indivise en acte, mais ils sont divisibles en puissance. Et c’est pourquoi il
faut que toute chose par son essence soit une, mais non pas bonne, ainsi qu’on
vient de le montrer.
2. Quoique chaque étant soit bon en tant qu’il a
l’être, l’essence de la créature n’est pourtant pas son être lui-même, de sorte
qu’il ne s’ensuit pas qu’elle est bonne par essence.
3. La bonté d’une chose créée n’est pas sa propre
essence, mais quelque chose de surajouté, soit son existence, soit quelque
perfection accidentelle, soit son orientation vers une fin 6. Toutefois, cette
bonté surajoutée est dite bonne comme elle est dite étant ; or on la dit étant
parce que quelque chose est par elle, non pas qu’elle soit elle-même en raison
d’autre chose. De la même manière, elle est dite bonne parce que quelque chose
est bon par elle, non pas qu’elle-même ait une bonté autre qu’elle-même en
raison de quoi elle est bonne.
Article 4 —
Toutes choses sont-elles bonnes de la bonté divine ?
Objections :
1. Il le semble bien, car S. Augustin écrit, dans
son ouvrage sur La Trinité : “ Ceci est bon, cela est bon ; supprime le
"ceci" et le "cela" et vois si tu peux, le bien même.
Alors, tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bonté d’un bien autre qui est bon,
mais qui est la bonté de tout ce qui est bon. ” Or, toute chose est bonne par
sa propre bonté. Donc il est bon de cette bonté qui est Dieu.
2. Boèce dit : “ Toutes choses sont dites bonnes
pour autant qu’elles sont ordonnées à Dieu ”, et cela en raison de la bonté de
Dieu. Donc toutes choses sont bonnes de la bonté divine.
En sens contraire,
toutes les choses sont bonnes pour autant qu’elles
sont. Mais les étants ne sont pas dits être par l’être de Dieu, mais par leur
être propre. Donc elles ne sont pas bonnes de la bonté de Dieu, mais de leur
propre bonté.
Réponse :
Rien n’empêche, là où intervient la relation,
qu’une chose tienne sa dénomination de ce qui lui est extérieur. Ainsi c’est
par le lieu qu’un corps est dit localisé, par la mesure qu’il est dit mesuré.
Mais quand il s’agit d’une attribution absolue, on trouve diversité d’opinions.
Platon a voulu que les espèces de toutes les choses
soient séparées, de sorte que les individus soient dénommés par elles comme par
participation ; ainsi, selon lui, Socrate est dit homme par participation à
l’idée séparée de l’homme. Et de même que Platon supposait ainsi une idée
séparée de l’homme, du cheval, qu’il appelait “ l’homme en soi ”, “ le cheval
en soi ”, ainsi posait-il une idée séparée de l’étant, et une idée de l’un,
qu’il appelait l’étant et l’un en soi ; et il disait que c’est par
participation à elles que chaque chose est dite étant et une. Quant à ce qui
est ainsi étant par soi, un par soi, Platon en faisait le souverain bien. Et
puisque dans la réalité, le bien, comme l’un coïncident avec l’étant, il disait
que le bien par soi est Dieu, dont tous les êtres tiennent par participation
d’être nommés bons.
Bien que cette opinion apparaisse déraisonnable en
ce qu’elle prétendait séparées et subsistantes par soi les espèces des choses
corporelles, ce qu’Aristote a réfuté de multiples manières. Toutefois, il est
absolument vrai qu’il y a une réalité première, laquelle est bonne par son
essence même, et que nous appelons Dieu, comme nous l’avons établi plus haut.
Et Aristote s’accorder avec cette affirmation.
C’est donc bien de ce premier, qui par son essence
est, et est bon, que tout autre tient d’être et d’être bon, en tant qu’il y
participe par une certaine assimilation encore que lointaine et déficiente,
comme on l’a montré à l’article précédent.
Et ainsi, nous pouvons conclure que tout être est
appelé bon en raison de la bonté divine, comme du premier principe exemplaire,
efficient et finalisateur de toute bonté. Toutefois, chaque réalité est dite
bonne encore par une ressemblance de la bonté divine gui lui est inhérente, et
qui est formellement sa bonté à elle, celle en raison de laquelle elle est dite
bonne. Ainsi donc, il y a une bonté unique de toutes choses et il y a une
multitude de bontés.
Tout cela répond clairement aux Objections.
... Après avoir étudié la perfection de Dieu, il
faut étudier son infinité (Q. 7), et son existence dans les choses (Q. 8). On
dit en effet que Dieu est partout et en toutes choses en tant qu’il est sans
limites et infini.
QUESTION 7 — À PROPOS DE L’INFINITÉ DE DIEU
1. Dieu est-il infini ? 2. Y a-t-il en dehors de
lui un être qui soit infini en son essence ? 3. Quelque chose peut-il être
infini en étendue ? 4. Peut-il y avoir dans les choses une multitude infinie ?
Article 1 — Dieu
est-il infini ?
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, tout infini est
imparfait parce qu’il a raison de partie et de matière, selon Aristote . Mais
Dieu est absolument parfait. Il n’est donc pas infini.
2. Selon le Philosophe, le fini et l’infini se
rapportent à la quantité. Mais en Dieu il n’y a pas de quantité puisqu’il n’est
pas corporel, comme on l’a montré précédemment.
3. Ce qui est ici et n’est pas ailleurs est fini
quant au lieu, donc ce qui est ceci et n’est pas autre chose est fini selon sa
substance. Or, Dieu est ce qu’il est et n’est pas autre chose ; il n’est pas
pierre ni bois.
En sens contraire,
S. Jean Damascène nous dit : “ Dieu est infini,
éternel, sans frontières de son être. ”
Réponse :
Comme il est dit dans la Physique d’Aristote, “
tous les anciens philosophes attribuaient l’infini au premier Principe ”,
observant avec raison que du principe premier les choses découlent à l’infini.
Mais quelques-uns, s’étant trompés sur la nature du premier principe, se sont
trompés par suite sur son infinité. Pensant que le premier principe était la
matière, ils lui ont attribué une infinité matérielle, disant que le premier
principe des choses était un corps infini.
Il faut donc considérer qu’on appelle infini ce qui
n’est pas limité. Or, sont limitées, chacune à sa manière, la matière par la
forme, et la forme par la matière. La matière est limitée par la forme en tant
que, avant de recevoir la forme, elle est en puissance à une multitude de
formes ; mais, dès qu’elle en reçoit une elle est limitée à elle. La forme,
elle, est limitée par la matière, car, considérée en elle-même, elle est commune
à beaucoup de choses ; mais par le fait qu’elle est reçue dans une matière,
elle devient déterminément la forme de telle chose.
La différence est que la matière reçoit sa
perfection de la forme, qui la limite, de sorte que l’infini qui provient de la
matière est imparfait par nature : c’est comme une matière sans forme. Au
contraire la forme ne reçoit pas de la matière sa perfection, mais, bien
plutôt, son amplitude naturelle est restreinte par elle. Il suit de là que
l’infini, qui résulte de ce que la forme n’est pas déterminée par la matière,
ressortit au parfait.
Or ce qui, dans tous les êtres, est le plus formel,
c’est l’être même, comme on l’a vu clairement plus haut. Puisque l’être divin
ne peut être reçu dans un sujet autre que lui, Dieu étant son propre être
subsistant, ainsi qu’on l’a montré, il est manifeste que Dieu est à la fois
infini et parfait.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Ce qui limite la quantité joue à son égard le
rôle d’une forme : le signe en est que la forme extérieure d’un corps, qui
limite sa quantité, se présente bien comme informant celle-ci. Ainsi donc
l’infini quantitatif est un infini qui se tient du côté de la matière, et un
tel infini ne peut être attribué a Dieu, nous venons de le dire.
3. Par là même que l’être de Dieu est subsistant
par soi et n’est reçu en rien d’autre en raison de quoi on le dit infini il se
distingue de tous les autres êtres, et ceux-ci lui sont extérieurs : de même
que la blancheur, si elle subsistait par elle-même se distinguerait de toutes
les blancheurs qui se trouvent dans les corps blancs, par là même qu’elle
n’affecte aucun corps.
Article 2 — Y
a-t-il, en dehors de Dieu, un être qui soit infini en son essence ?
Objections :
1. Il semble qu’un être autre que Dieu puisse être
infini par essence. En effet, l’énergie d’une chose est proportionnée à son
essence. Si l’essence de Dieu est infinie, son énergie doit l’être aussi. Donc
il peut réaliser un effet infini, puisque c’est à l’effet qu’on reconnaît
l’efficacité d’une énergie.
2. Tout ce qui a une énergie infinie est infini en
essence. Or l’intellect créé est doté d’une telle énergie, puisqu’il saisit
l’universel, qui s’étend à une infinité de singuliers. Donc toute substance
intellectuelle créée est infinie.
3. La matière première est autre que Dieu, on l’a
montré précédemment. Mais la matière première est infinie. Donc un être autre
que Dieu peut être infini.
En sens contraire,
l’infini ne peut procéder d’un principe, dit
Aristote. Or, tout ce qui est et qui n’est pas Dieu, procède de Dieu comme de
son premier principe. Donc rien, en dehors de Dieu, ne peut être infini.
Réponse :
Quelque chose, en dehors de Dieu, peut être infini
à certains égards, mais non purement et simplement. En effet, si nous parlons
de l’infini lui relève de la matière, il est évident que tout ce qui existe en
acte a une certaine forme, et par cette forme la matière est limitée. Mais,
parce que la matière, sous l’emprise d’une forme substantielle, demeure en
puissance à une multitude de formes accidentelles, il faut dire que ce qui est
fini purement et simplement, peut être dit infini en quelque façon ; ainsi, un
morceau de bois est chose finie quant à sa forme substantielle, mais il est
infini d’une certaine manière, étant en puissance à revêtir une infinité de
figures.
Mais si nous parlons de l’infini qui se rapporte à
la forme, alors il est clair que les êtres dont les formes sont unies à la
matière sont finis absolument et ne sont d’aucune manière infinis. Mais s’il y
a des formes créées, qui ne sont pas reçues dans une matière, mais qui
subsistent par elles-mêmes, comme certains le disent des anges, ces formes-là
seront infinies d’une certaine manière en ce qu’elles ne seront pas limitées,
restreintes par une matière quelconque. Néanmoins, comme toute forme créée
ainsi subsistante a l’être et n’est pas son être, il est nécessaire que son
être, lui, soit reçu et par suite restreint aux limites d’une certaine nature.
Un tel subsistant ne peut donc être infini purement et simplement.
Solutions :
1. Il est contraire à la notion même de chose faite
que l’essence de cette chose soit identique à son existence, car l’être
subsistant n’est pas l’être créé. Donc, il est également contraire la notion de
chose faite que cette chose soit infinie purement et simplement. Donc Dieu,
bien qu’il ait une puissance infinie, de même qu’il ne peut pas faire une chose
qui ne soit pas faite, de même il ne peut pas faire que ce qu’il fait soit
infini purement et simplement.
2. Que l’énergie de l’intelligence puisse s’étendre
en quelque façon jusqu’à l’infini, cela provient simplement de ce qu’elle est
une forme non unie à la matière, forme totalement séparée, comme sont les
substances des anges, ou tout au moins qu’il s’agisse de la faculté
intellectuelle, qui, dans l’âme intellective unie au corps, n’est pas l’acte
d’un organe du corps.
3. La matière première n’existe pas par elle-même
dans la nature, n’étant pas un étant en acte, mais seulement en puissance.
Aussi est-elle plutôt “ concréée ” que créée. Du reste, même en tant que
puissance, la matière première n’est pas infinie absolument parlant, mais dans
un certain ordre ; car sa potentialité ne s’étend qu’aux formes d’existence
prévues par la nature.
Article 3 —
Quelque chose peut-il être infini en étendue ?
Objections :
1. Il semble que quelque chose puisse être infini
en acte selon son étendue. En effet, les mathématiques ne nous trompent pas en
dépit de leur caractère abstrait ; car abstraire n’est pas mentir, dit
Aristote. Or, les mathématiques usent de l’infini en grandeur. Le géomètre ne
dit-il pas : “ Soit telle ligne infinie... ” ? Donc, il n’est pas impossible
que quelque chose soit infini en grandeur.
2. Il n’est pas impossible de rencontrer dans une
chose ce qui ne va pas contre sa raison formelle. Or, être infini ne va pas
contre la raison de grandeur ; au contraire le fini et l’infini semblent être
des propriétés d’un même genre. Donc, il n’est pas impossible qu’une grandeur
soit infinie.
3. La grandeur est divisible à l’infini ; c’est
ainsi, en effet, que l’on définit le continu, comme on le voit dans la Physique
d’Aristote. Or, les contraires, par nature, s’opposent dans un sujet commun.
Puisque la division et l’addition sont contraires, ainsi que la diminution et
la croissance, il semble que la grandeur puise croître à l’infini.
4. Le mouvement et le temps tirent leur quantité et
leur continuité de la grandeur parcourue par le mouvement, dit Aristote. Or, il
n’est pas contraire à la raison de temps et de mouvement que tous deux soient
infinis ; car n’importe quel point du temps et du mouvement circulaire est à la
fois un commencement et un terme. Etre infini n’est donc pas contraire à la
notion de grandeur.
En sens contraire,
tout corps a une surface ; or, tout corps ayant une
surface est limité, fini, car une surface est la limite d’un corps fini. Donc
tout corps est fini, est limité, et ce que l’on dit de la surface, on peut le
dire de la ligne. Donc, rien n’est infini en grandeur.
Réponse :
Autre est l’infini en essence, et autre l’infini en
grandeur. A supposer qu’il y eût un corps infiniment étendu, comme le feu ou
l’air, ce corps ne serait pas pour cela infini en son essence ; car son essence
serait limitée a une espèce par la forme, et à un individu par sa matière.
C’est pourquoi, étant admis ce qui précède que nulle créature n’est infinie en
essence, il reste à nous demander si quelque créature est infinie en grandeur.
Il faut donc savoir que le corps, qui est étendu de
tous côtés, peut être considéré de deux façons : selon les mathématiques, où
l’on ne considère en lui que la quantité ; et selon la philosophie de la
nature, qui considère en lui la matière et la forme.
Parle-t-on du corps physique, il est évident qu’il
ne peut être infini en acte. Car tout corps physique a une forme substantielle
déterminée, et comme les accidents dérivent de la forme substantielle, il est
nécessaire que d’une forme qui est déterminée dérivent des accidents également
déterminés, parmi lesquels la quantité. D’où il suit que tout corps naturel a
une quantité déterminée, entre une limite supérieure et une limite inférieure.
Il est donc impossible qu’un corps physique soit infini. C’est ce que prouve
encore le mouvement. En effet tout corps physique a un mouvement physique. Or,
le corps infini ne pourrait pas avoir de mouvement physique. Il n’aurait pas de
mouvement rectiligne, parce que rien ne se meut physiquement ainsi, à moins
qu’il ne soit hors de son lieu, et cela ne peut arriver à un corps infini, qui
par hypothèse occupe tous les lieux et pour qui n’importe quel lieu est indifféremment
son lieu naturel. Un tel corps n’aurait pas davantage de mouvement circulaire ;
car, en tout mouvement circulaire, une partie vient occuper à son tour
l’endroit occupé précédemment par une autre, et, ce corps étant supposé infini,
cela serait impossible ; car alors, si l’on suppose deux rayons partant du
centre, ces rayons doivent en s’allongeant s’écarter toujours plus, et si le
corps était infini, à la longueur des rayons correspondrait une distance
infinie, impossible à franchir.
Si l’on parle du corps mathématique, on aboutit à
la même conclusion ; car si nous imaginons ce corps mathématique existant en
acte, il faut bien que nous l’imaginions sous une forme ; car rien n’est en
acte que par sa forme. Puisque la forme de l’être quantitatif, en tant que tel,
est sa figure géométrique, il est donc inévitable qu’il ait une certaine
figure. Et ainsi il sera fini, car la figure d’un corps est précisément ce qui
est compris dans une ou plusieurs limites.
Solutions :
1. Le géomètre n’a pas besoin de supposer qu’il
existe une ligne infinie en acte, mais il a besoin de prendre une ligne, dont
il puisse soustraire la quantité qui lui est nécessaire, et, c’est cela qu’il
appelle une ligne infinie ”.
2. L’infini ne va pas contre la raison formelle de
la grandeur prise en général, mais il va contre la raison formelle de n’importe
quelle espèce de grandeur, c’est-à-dire de la double ou la triple coudée, le
cercle, le triangle, etc. Or, il est impossible qu’une chose soit dans un genre
sans appartenir à aucune de ses espèces. Il n’est donc pas possible qu’il y ait
une grandeur infinie, puisque nulle espèce de grandeur n’est infinie.
3. L’infini quantitatif se rapporte à la matière,
on l’a dit plus haut. Or par la division on se rapproche de la matière, car les
parties d’un tout ont raison de matière ; par addition au contraire on va vers
le tout, qui a raison de forme. C’est pourquoi on ne trouve pas l’infini en
additionnant grandeur à grandeur, alors qu’on le trouve en divisant la
grandeur.
4. Le mouvement et le temps ne sont jamais en acte
dans leur totalité, mais seulement de façon successive. Ils ont donc toujours
de la potentialité mêlée à leur acte. Mais la grandeur, elle, est toute en
acte. Et c’est pourquoi l’infini quantitatif qui est lié à la matière, est
incompatible avec la totalité d’une grandeur, non avec celle du temps ou du
mouvement ; car être en puissance est le propre de la matière.
Article 4 —
Peut-il y avoir dans les choses une multitude infinie ?
Objections :
1. Il semble possible qu’il existe une multitude
infinie en acte, car il n’est pas impossible que ce qui est en puissance soit
amené à l’acte. Mais le nombre est multipliable à l’infini. Il n’est donc pas
impossible qu’il existe une multitude infinie en acte.
2. Dans toute espèce il peut exister un individu en
acte. Mais il y a une infinité d’espèces de la figure géométrique. Donc il est
possible qu’il existe en acte un nombre infini de formes.
3. Des choses qui ne sont pas opposées l’une à
l’autre ne se font pas obstacle mutuellement ; or une multitude quelconque de
choses étant posée, on peut en poser beaucoup d’autres qui ne s’opposent pas
aux premières ; il n’est donc pas impossible qu’on recommence, et cela jusqu’à
l’infini.
En sens contraire,
il est dit au livre de la Sagesse (11, 20) : “ Tu
as tout fait (Seigneur) avec poids, nombre et mesure. ”
Réponse :
Sur ce sujet, deux opinions se sont fait jour.
Certains, comme Avicenne et Algazel, ont déclaré impossible qu’il y ait une
multitude infinie par soi, mais non pas une multitude infinie par accident. On
dit qu’une multitude est infinie par soi quand quelque chose requerrait pour
exister qu’il y ait une multitude infinie. Et c’est cela qui est impossible,
car alors une chose serait, qui dépendrait pour exister d’un nombre infini de préalables,
de telle sorte qu’elle ne pourrait jamais être produite, car on ne peut arriver
au bout de l’infini.
On parle d’une multitude infinie par accident quand
l’infinité des préalables n’est pas requise nécessairement pour la production
de la chose, mais se trouve de fait. On peut rendre manifeste cette différence
dans le travail du forgeron, qui requiert nécessairement plusieurs préalables :
le savoir-faire dans sa tête, l’activité de ses mains, son marteau. S’il
fallait multiplier à l’infini ces préalables, jamais l’ouvrage ne se ferait.
Mais la multitude des marteaux utilisés en fait, parce que l’un se brise et
doit être remplacé par un autre, est une multitude par accident ; c’est par
accident en effet qu’on emploie plusieurs marteaux, et cela ne changerait rien
à l’action, qu’on en utilise un ou deux, ou plusieurs, voire une infinité si le
travail se poursuivait pendant un temps infini. De cette manière donc, nos
auteurs ont jugé possible qu’il y ait une multitude infinie en acte, si c’est
par accident.
Mais cela est impossible. En effet, une multitude
doit appartenir à une espèce donnée de multitude. Or les espèces de la
multitude correspondent aux espèces du nombre. Mais nulle espèce de nombre
n’est infinie, car le nombre se définit une multitude mesurée par l’unité. On
doit donc dire que toute multitude infinie en acte est impossible, par soi ou
par accident.
De même, toute multitude existant dans la nature
est une multitude créée ; or tout ce qui est créé se trouve compris dans une
certaine intention créatrice ; car un agent n’agit pas pour rien. Il est donc
nécessaire que l’ensemble des choses créées corresponde à un nombre déterminé.
Il est donc impossible qu’une multitude infinie existe en acte, même par
accident.
Mais il est possible qu’il y ait une multitude
infinie en puissance. Car l’augmentation de la multitude est consécutive à la
division de la grandeur, de sorte que plus on divise, plus on obtient
d’éléments numériques. Donc, de même que l’infini se trouve en puissance dans
la division du continu, pour cette raison que par la division on se rapproche
de la matière, comme on vient de le montrer : pour la même raison il y a de
l’infini en puissance dans l’accroissement de la multitude par addition.
Solutions :
1. Tout ce qui existe en puissance est amené à
l’acte conformément à son propre mode d’être. Un jour ne passe pas de la
puissance à l’acte de telle sorte qu’il se réalise tout à la fois, mais
successivement. De la même manière, un infini de multitude, là où il existe en
puissance, ne se réalise pas en acte de façon à exister simultanément tout
entier ; il se réalise successivement, parce que, après avoir posé n’importe
quelque multitude, on peut en poser une autre, et ainsi sans terme.
2. Les espèces de la figure géométrique tirent leur
infinité de l’infinité numérique ; car les espèces de figures sont le triangle,
le quadrilatère, et ainsi de suite. Aussi, de même que la multitude infinie des
nombres ne se réalise pas en acte de façon à exister toute ensemble, ainsi en
est-il de la multitude des figures.
3. Une certaine multitude étant posée, on peut en
poser une autre qui ne lui soit pas contraire, c’est vrai ; mais poser un
nombre infini s’oppose à toute espèce de multitude. Il n’est donc pas possible
qu’il existe une multitude infinie en acte.
QUESTION 8 — L’EXISTENCE DE DIEU DANS LES CHOSES
A l’être infini il semble convenir d’être partout
et en tout. Nous devons donc nous demander si vraiment cela convient à Dieu.
1. Dieu est-il en toutes choses ? 2. Dieu est-il
partout ? 3. Dieu est-il partout par essence, par puissance et par présence ?
4. Etre partout est-il propre à Dieu ?
Article 1 — Dieu
est-il en toutes choses ?
Objections :
1. Il semble que non. Car ce qui est au-dessus de
tout n’est pas en toutes choses. Mais Dieu est au-dessus de tout, selon le
Psaume (113, 4) : “ Le Seigneur est élevé au-dessus de toutes les nations. ” 2.
Ce qui est dans une chose est contenu par elle. Or, Dieu n’est pas contenu par
les choses, c’est lui plutôt qui les contient toutes. Donc Dieu n’est pas dans
les choses, ce sont les choses qui sont en lui. D’où ce mot de S. Augustin : “
Toutes choses sont en lui, plutôt que lui en quelque lieu. ” 3. L’action d’un
agent s’étend d’autant plus loin que son énergie est plus grande. Mais Dieu est
le plus puissant des agents. Donc son action peut s’étendre à ce qui est loin
de lui, et il n’est pas nécessaire partout.
4. Les démons sont des choses. Cependant Dieu n’est
pas dans les démons, car il n’y a pas “ union entre la lumière et les ténèbres
” (2 Co 6, 14). Donc Dieu n’est pas en toutes choses.
En sens contraire,
là où un être opère, là il est. Or Dieu opère dans
tous les êtres, selon ce que dit Isaïe (26, 12) : “ Toutes nos œuvres, tu les
accomplis pour nous. ” Donc Dieu est en toutes choses.
Réponse :
Dieu est en toutes choses, non comme une partie de
leur essence ni comme un accident, mais comme l’agent qui est présent à ce en
quoi il agit. Il est nécessaire, en effet, que tout agent soit conjoint à ce en
quoi il agit immédiatement, et qu’il le touche par l’énergie qui émane de lui.
Aussi dans la Physique d’Aristote est-il prouvé que le moteur et le mobile
doivent être simultanément. Or, Dieu étant l’être par essence, il est
nécessaire que l’être créé soit son effet propre, comme brûler est l’effet
propre du feu. Et cet effet, Dieu le produit dans les choses non seulement
quand les choses commencent d’être, mais aussi longtemps qu’elles sont
maintenues dans l’être, comme la lumière est causée dans l’air par le soleil
tant que l’air demeure lumineux. Aussi longtemps donc qu’une chose possède
l’être, il est nécessaire que Dieu lui soit présent, et cela selon la manière
dont elle possède l’être. Or, l’être est en chaque chose ce qu’il y a de plus
intime et qui pénètre au plus profond, puisque à l’égard de tout ce qui est en
elle il est actualisateur, nous l’avons montré. Aussi faut-il que Dieu soit en
toutes choses, à leur intime.
Solutions :
1. Dieu est au-dessus de toutes choses, par
l’excellence de sa nature ; mais il est en toutes choses comme source créatrice
de leur être à toutes, ainsi que nous venons de le dire.
2. Si dans le domaine des êtres corporels, dire que
l’un est dans l’autre, c’est dire qu’il y est contenu, au contraire, les
choses, les êtres spirituels, eux, contiennent ce dans quoi ils sont : ainsi
l’âme contient le corps. C’est pourquoi Dieu est dans les choses comme
contenant les choses. Toutefois, par analogie avec le monde corporel, on dit
que toutes choses sont en Dieu en tant que Dieu les contient.
3. Quelle que soit la puissance d’un agent, son
action ne peut s’étendre à ce qui est distant de lui sans passer par des
intermédiaires. L’extrême puissance de Dieu, précisément, fait qu’il agit sans
intermédiaire en toutes choses, et ainsi rien n’est éloigné de lui comme si
Dieu en était absent. On dit pourtant que les choses sont loin de Dieu en
raison d’une dissimilitude de nature ou de grâce, comme lui-même est au-dessus
de tout par l’excellence de sa nature.
4. Quand on parle des démons, on pense et à leur
nature, œuvre de Dieu, et à la difformité du péché, qui ne vient pas de lui.
C’est pourquoi l’on ne doit pas accorder sans réserve que Dieu soit dans les
démons, mais seulement selon qu’ils sont des étants. Au contraire, parlant des
choses dont le nom désigne une nature en elle-même, en dehors de toute
difformité, on doit affirmer purement et simplement que Dieu y existe.
Article 2 — Dieu
est-il partout ?
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, être partout
signifie être en tout lieu. Or, comment conviendrait-il à Dieu d’être en tout
lieu, s’il n’est dans aucun ? “ Les choses incorporelles, dit Boèce, ne sont
pas dans le lieu. ” Donc Dieu n’est pas partout.
2. Le temps est aux choses successives ce que
l’espace est aux choses permanentes. Mais un même moment indivisible d’action
ou de mouvement ne peut pas exister en divers temps ; donc, dans le domaine des
êtres permanents, un être indivisible ne peut pas être en tous lieux. Or,
l’être divin n’est pas successif mais permanent ; il ne peut donc pas être en
plusieurs lieux ; il n’est donc point partout.
3. Ce qui est tout entier quelque part n’a rien de
lui hors de ce lieu. Or, si Dieu est en quelque lieu, il y est tout entier,
n’ayant pas de parties. Donc rien de lui n’est ailleurs. Donc Dieu n’est point
partout.
En sens contraire,
il est dit dans Jérémie (23, 24) : “ Je remplis le
ciel et la terre. ”
Réponse :
Le lieu étant une réalité d’une certaine espèce,
être dans un lieu peut s’entendre de deux façons : soit communément, comme on
dit d’une chose qu’elle est dans d’autres à un titre quelconque : ainsi les
accidents du lieu sont eux-mêmes dans le lieu ; ou de la façon qui est propre
au lieu : c’est ainsi que les choses localisées sont dans un lieu.
Quand il s’agit de Dieu, c’est en ces deux sens
que, d’une certaine manière, on affirme qu’il existe en tout lieu, c’est-à-dire
partout. D’abord, comme il est en toutes choses selon qu’il donne à toutes et
l’être, et la puissance d’agir, et l’opération, c’est ainsi qu’il est en tout
lieu, donnant au lieu lui-même et son être comme tel, et son aptitude à
localiser. En outre, les corps sont dans un lieu en ce sens qu’ils le
remplissent, et Dieu remplit tout lieu. Mais ce n’est pas à la façon d’un corps
; car un corps est dit remplir son lieu quand il en exclut tout autre ; au
contraire, que Dieu soit dans un lieu, cela n’exclut pas qu’il y ait en ce lieu
d’autres êtres ; bien plus, s’il remplit tout lieu c’est en donnant l’être à
toutes les réalités localisées qui ensemble remplissent tous les lieux.
Solutions :
1. Les réalités incorporelles ne sont pas dans un
lieu par le contact de la quantité dimensive, comme les corps, mais par le
contact de l’énergie qui émane d’elles.
2. Il y a deux indivisibles : l’un est un terme du
continu, comme le point dans les choses permanentes, et l’instant dans les choses
successives. Et puisque dans les choses permanentes, le point a une position
déterminée, il ne peut être ni en plusieurs parties du lieu, ni en plusieurs
lieux. De même, l’indivisible d’action ou de mouvement, parce qu’il a un rang
déterminé dans la succession du mouvement ou de l’action, ne peut pas être en
diverses parties du temps. Mais il y a une autre sorte d’indivisible, qui
échappe à tout l’ordre du continu, et c’est de cette façon que les substances
incorporelles, comme Dieu, l’ange et l’âme, sont dites indivisibles. Or cet
indivisible ne s’applique pas au continu comme s’il en faisait partie, mais
comme y appliquant son action. Par conséquent, c’est selon que son action peut
s’étendre à un être ou à plusieurs, petit ou grand, qu’un tel indivisible sera
dans un ou plusieurs lieux, dans un lieu petit ou grand.
3. “ Tout ” se dit par rapport à des parties. Or il
y a deux sortes de parties : les parties de l’essence : ainsi la matière et la
forme, qui sont dites les parties du composé ; le genre et la différence,
parties de l’espèce ; les parties de la quantité, en lesquelles se divise une
quantité donnée. Qu’un tout selon la totalité de la quantité soit dans un lieu,
il ne peut pas être en même temps en dehors de ce lieu, car la quantité du
localisé est exactement mesurée par la quantité du lieu qu’il occupe ; de sorte
qu’il n’y a pas totalité de la quantité s’il n’y a pas totalité du lieu. Mais
la totalité de l’essence n’est pas ainsi mesurée par la totalité du lieu. Il
n’est donc pas nécessaire que si un tout selon la totalité de l’essence est
dans un lieu, il ne soit d’aucune manière en dehors de ce lieu. C’est ce qui
apparaît même dans les formes accidentelles, qui sont accidentellement douées
de quantité. Ainsi la blancheur est tout entière en chaque partie de sa
surface, si on l’entend de la totalité de son essence, car on la trouve en
chaque partie avec toute sa perfection spécifique. Mais si la totalité dont on
parle est celle de l’étendue qui lui est accidentelle, alors la blancheur n’est
pas tout entière en chaque partie de la surface blanche. Or, dans les êtres
incorporels, il n’y a pas de totalité, aussi bien par soi que par accident,
sinon celle de leur perfection spécifique. Et ainsi, de même que l’âme est tout
entière dans chaque partie du corps, Dieu est tout entier dans tous les êtres
et dans chacun.
Article 3 — Dieu
est-il partout par l’essence, la puissance et la présence ?
Objections :
1. Il semble que ce soit mal énumérer les manières
dont Dieu existe dans les choses que de dire qu’il est en elles par l’essence,
la puissance et la présence. En effet, être par l’essence en quelque chose,
c’est être en cette chose essentiellement. Or, Dieu n’est pas ainsi dans les
choses, car il n’appartient à l’essence de rien. Donc on ne doit pas dire que
Dieu est dans les choses par l’essence, la présence et la puissance.
2. Etre présent à quelque chose, c’est ne pas lui
faire défaut ; or, quand on dit que Dieu est par son essence en toutes choses,
on entend bien qu’il ne fait défaut à aucune. Donc pour Dieu exister dans les
choses par essence et par présence est identique, et cette division pèche par
surabondance......est dans l’homme, à savoir l’union hypostatique, dont il sera
traité en son lieu.
3. Dieu est le principe des choses par sa puissance
; mais aussi par sa science et sa volonté. Or, on ne dit pas que Dieu est
présent aux choses par sa volonté et sa science : donc pas davantage par sa
puissance.
4. Si la grâce est une perfection ajoutée à la
substance des choses, il y en a beaucoup d’autres. Donc, si l’on dit que Dieu
est présent spécialement à certains êtres par la grâce, il semble que, selon
chaque perfection, on doive distinguer une manière spéciale dont Dieu est dans
les choses.
En sens contraire,
S. Grégoire affirme : “ Dieu est d’une manière
générale en toutes choses par sa présence, sa puissance et sa substance ;
pourtant, il est dit présent chez certains d’une présence intime et familière
par sa grâce. ”
Réponse :
Il y a deux manières dont on dit que Dieu est dans
une chose : d’abord comme cause efficiente, et de la sorte il est dans tout ce
qu’il a créé ; ensuite, comme l’objet d’une opération est en celui qui opère,
ce qui est propre aux opérations de l’âme, où l’objet connu est dans le sujet
connaissant, l’objet désiré dans celui qui le désire. De cette seconde façon,
Dieu est spécialement dans la créature raisonnable, lorsqu’elle le connaît et
l’aime, en acte ou par habitus. Et parce que la créature raisonnable a cela par
grâce, comme on le verra plus tard, c’est de cette façon que Dieu est dit être
dans les saints par la grâce.
Mais comment il est dans les autres créatures, il
faut l’examiner par comparaison avec ce qui se passe dans les choses humaines.
Ainsi, on dit d’un roi qu’il est dans tout son royaume, à savoir par sa puissance,
bien qu’il ne soit pas présent partout. Mais par sa présence quelqu’un est dit
être dans toutes les choses placées sous son regard, comme, dans une maison,
tout ce qui s’y trouve est présent à celui qui l’habite, bien qu’il ne soit pas
substantiellement dans toutes les parties de la maison. Enfin, selon la
substance ou l’essence, quelqu’un est dans le lieu où sa substance se trouve.
Or, certains, les manichéens, ont prétendu qu’à la
puissance divine sont soumises toutes les créatures spirituelles et incorporelles,
mais que les créatures visibles et corporelles sont soumises au pouvoir du
principe contraire. Contre ceux-là il faut dire que Dieu est en toutes choses
par sa puissance.
D’autres, admettant que tout est soumis à la
puissance divine, ne consentaient pourtant pas à étendre la providence de Dieu
jusqu’aux humbles réalités corporelles. Ce sont eux qui parlent ainsi au livre
de Job (22, 14 Vg) : “ Il circule au pourtour des cieux et ne s’occupe pas de
nos affaires. ” Contre ceux-là il était nécessaire de dire que Dieu est en
toutes choses par sa présence.
Enfin d’autres encore, en accordant que tout relève
de la Providence, ont prétendu que tout n’a pas été créé par Dieu
immédiatement, mais seulement les premières créatures, lesquelles ont créé les
autres. Contre ces derniers, il faut dire que Dieu est en tout être par son
essence.
Ainsi donc, Dieu est en tout par sa puissance,
parce que tout est soumis à son pouvoir. Il est en tout par présence, parce que
tout est à découvert et comme à nu devant ses yeux. Il est en tout par essence,
parce qu’il est présent à toutes choses comme cause universelle de leur être,
nous l’avons dit.
Solutions :
1. On dit que Dieu est présent en toutes choses par
essence : il ne s’agit pas de la leur, comme s’il était une partie de leur
essence, mais de la sienne, parce que sa substance est présente à tous les
êtres comme la cause de leur existence, nous l’avons dit.
2. Quelque chose peut être dit présent à quelqu’un
en tant qu’il tombe sous son regard, alors qu’il est éloigné quant à la
substance, on vient de le dire. C’est pourquoi il a fallu distinguer ces deux
modes : par essence et par présence.
3. Il est de la nature de la science et de la
volonté que ce qui est su soit dans celui qui sait, et ce qui est voulu dans celui
qui veut. Donc, selon la science et la volonté, les choses sont en Dieu plutôt
que Dieu n’est dans les choses. Au contraire, la puissance est par sa nature un
principe d’action sur un autre ; aussi, en raison de sa puissance, tout agent
dit un rapport et une application de son énergie à quelque chose d’extérieur.
Et c’est de cette manière que l’on peut dire d’un agent qu’il est en un autre
par sa puissance.
4. En dehors de la grâce, nulle perfection
surajoutée à la substance ne fait que Dieu soit en quelqu’un comme objet connu
et aimé ; par conséquent la grâce seule détermine une manière singulière dont
Dieu est dans les choses. Il y a cependant une autre manière singulière dont
Dieu...
Article 4 — Être
partout est-il propre à Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non, car, d’après Aristote,
l’universel est partout et toujours ; la matière première aussi est partout,
puisqu’elle se retrouve dans tous les corps Cependant ni l’un ni l’autre n’est
Dieu, comme on l’a prouvé. Donc être partout n’est pas le propre de Dieu.
2. Le nombre est dans les choses nombrées ; or
l’univers entier a été constitué “ avec nombre ”, selon la Sagesse (11, 20). Il
y a donc un certain nombre qui est dans tout l’univers, et ainsi qui est
partout.
3. L’univers lui-même est dans son ensemble une
sorte de corps parfait, selon Aristote. Or, l’univers dans son ensemble est
évidemment partout, puisqu’il n’y a aucun lieu en dehors de lui.
4. S’il y avait un corps infini, aucun lieu
n’existerait en dehors de lui. Donc il serait partout.
5. L’âme, dit S. Augustin est tout entière dans
tout le corps et tout entière dans chaque partie. Si donc il n’y avait dans le
monde qu’un seul être animé, l’âme d’un tel être serait partout.
6. Comme dit encore S. Augustin : “ Là où l’âme
voit, elle sent ; là où elle sent, elle vit ; là où elle vit, elle est. ” Or,
l’âme voit pour ainsi dire partout, car successivement elle peut embrasser même
l’ensemble du ciel. Donc l’âme est partout.
En sens contraire,
S. Ambroise écrit : “ Qui oserait dire que le Saint-Esprit
est une créature, lui qui est en tout, partout et toujours, ce qui est bien le
propre de la Divinité ? ”
Réponse :
Être partout premièrement et par soi est le propre
de Dieu. Je dis être partout premièrement, ce qui est partout selon sa
totalité. En effet, si quelque chose était partout selon ses diverses parties
existant en divers lieux, il ne serait pas partout premièrement, car ce qui
s’attribue à quelque chose en raison de ses parties ne lui convient pas en
premier. Par exemple, si l’on dit qu’un homme est blanc quant aux dents, la
blancheur ne convient pas premièrement à l’homme lui-même, mais à ses dents.
Celui dont je dis ensuite qu’il est par soi partout, c’est celui à qui être
partout ne convient pas par accident, c’est-à-dire dans une certaine hypothèse
: ainsi, un grain de mil serait partout, à supposer qu’il n’existe aucun autre
corps. Il convient donc par soi d’être partout à celui qui est nécessairement
partout en toute hypothèse.
Et cela convient à Dieu et à lui seul, car si
nombreux que soient les lieux que l’on suppose, même une infinité en dehors de
ceux qui existent, il est nécessaire que Dieu soit en chacun, non selon une
partie de lui-même, mais selon tout lui-même.
Solutions :
1. L’universel et la matière première sont bien
partout, mais non selon le même être.
2. Le nombre étant un accident, n’est pas dans un
lieu par soi, mais par accident. Il n’est pas davantage tout entier dans chaque
être nombré, mais en partie. Ainsi on ne peut conclure qu’il est partout
premièrement et par soi.
3. L’univers en son entier est partout ; mais non à
titre premier, parce qu’il n’est pas tout entier en chaque lieu, mais selon
chacune de ses parties. Ni par soi, puisque si l’on supposait d’autres lieux,
il n’y serait pas.
4. Un corps infini en étendue serait partout, et en
quelque sorte par lui-même ; mais il y serait partie par partie.
5. S’il y avait un seul être animé, son âme serait
partout, premièrement, mais par accident.
6. Quand on dit que l’âme voit quelque part, cela
peut s’entendre de deux façons. Ou bien l’adverbe “ quelque part ” concerne
l’acte de voir considéré du côté de son objet ; en ce sens il est vrai que si
l’âme voit le ciel, elle voit dans le ciel, et de la même manière elle sent
dans le ciel. Mais il ne s’ensuit pas qu’elle vive dans le ciel ou qu’elle y
soit ; car vivre et être n’impliquent pas un acte par lequel l’agent passe en
quelque chose qui lui est extérieur. Ou bien on peut comprendre que l’adverbe
concerne l’acte de voir considéré comme émanant du sujet qui voit, et alors, en
vérité, l’âme est et vit là où elle sent et voit, selon cette manière de
parler. Il ne s’ensuit donc pas qu’elle soit partout.
Il faut étudier maintenant l’immutabilité de Dieu
(Q. 9), et son éternité (Q. 10) qui en est la conséquence.
QUESTION 9 — L’IMMUTABILITÉ DE DIEU
1. Dieu est-il absolument immuable ? 2. Être
immuable est-il propre à Dieu ?
Article 1 — Dieu
est-il absolument immuable ?
Objections :
1. Il semble que non, car tout ce qui se meut
soi-même est en quelque manière mobile. Mais, selon S. Augustin a : “ L’Esprit
créateur se meut lui-même ; mais non pas dans le temps ni dans le lieu. ”
2. Le livre de la Sagesse (7, 24) dit de celle-ci :
“ Elle est mobile plus que tout mouvement. ” Mais Dieu est la sagesse en
personne. Donc Dieu est mobile.
3. S’approcher et s’éloigner désignent un
mouvement. Or il est dit dans l’Ecriture (Jc 4, 8) : “ Approchez-vous de Dieu,
et il s’approchera de vous. ”
En sens contraire,
il est dit dans Malachie (3, 6) : “ Je suis Dieu et
je ne change pas. ”
Réponse :
De ce qui précède il ressort que Dieu est
absolument immuable.
1. Nous avons montré qu’il y a un premier être, que
nous appelons Dieu, et que ce premier être doit être acte pur, excluant tout
mélange de potentialité, du fait que, absolument parlant, la puissance est
postérieure à l’acte. Or, tout ce qui change, d’une manière ou d’une autre, est
de quelque façon en puissance. Il est donc manifestement impossible que Dieu
change de quelque façon que ce soit.
2. Tout ce qui change demeure stable selon une partie
de lui-même, et selon une autre se modifie ; par exemple ce qui passe du blanc
au noir demeure stable selon sa substance. Ainsi dans tout ce qui change on
observe quelque composition. Or on a démontré plus haut qu’en Dieu il n’y a
aucune composition, mais qu’il est absolument simple. Il est donc manifeste que
Dieu ne peut changer.
3. Tout ce qui est mû acquiert quelque chose par
son mouvement, et atteint à quelque chose à quoi auparavant il n’atteignait
pas. Or Dieu, étant infini et comprenant en lui la plénitude totale de la
perfection de tout l’être, ne peut rien acquérir ni s’étendre à quelque chose
qu’auparavant il n’atteignait pas. Donc, le mouvement ne lui convient d’aucune
façon. De là vient que certains philosophes anciens, comme forcés par la
vérité, ont attribué l’immutabilité au premier Principe.
Solutions :
1. S. Augustin emploie ici le langage de Platon.
Celui-ci disait du premier moteur qu’il se meut lui-même, car il appelait
mouvement toute espèce d’opérations ; ainsi comprendre, vouloir, aimer sont
qualifiés de mouvements. Puisque Dieu se comprend et s’aime lui-même, ces
penseurs ont dit que Dieu se meut lui-même ; mais non pas dans le sens où nous
parlons ici du mouvement et du changement, c’est-à-dire dans le sens où ils
affectent un être existant en puissance.
2. Il faut dire que la sagesse est appelée “ mobile
” par métaphore, selon que sa ressemblance se répand jusqu’aux derniers
éléments des choses. En effet, rien ne peut exister qui ne procède de la
sagesse divine, en l’imitant d’une certaine manière, comme du premier principe
efficient et formel ; c’est ainsi que l’œuvre d’art procède de la conception de
l’artiste. Cela étant, pour exprimer que la ressemblance de la sagesse divine
s’étend graduellement des créatures supérieures qui en participent davantage,
jusqu’aux choses inférieures qui en participent moins, on dit que cette
diffusion est une sorte de mouvement progressif de la sagesse divine vers les
choses, comme si nous disions que le soleil s’avance jusque vers la terre, du fait
que les rayons de sa lumière y parviennent. C’est ainsi que Denys le comprend,
quand il dit que “ toute dérivation par laquelle Dieu se manifeste vient à nous
par l’action du Père des lumières ”.
3. S’approcher et s’éloigner se disent de Dieu dans
l’Écriture par métaphore. On dit ainsi que le soleil entre dans la maison ou en
sort, selon que ses rayons y arrivent. De même dit-on de Dieu qu’il s’approche
ou qu’il s’éloigne de nous, selon que nous recevons l’influx de sa bonté ou que
nous nous y dérobons.
Article 2 — Être
immuable est-il propre à Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non, car Aristote dit dans la
Métaphysique : “ Il y a de la matière dans tout ce qui est mobile ” ; or il y a
des substances créées, comme les anges et les âmes, qui, aux yeux de certains,
sont dépourvues de matière. Donc l’immutabilité n’est pas propre à Dieu.
2. Tout ce qui se meut, se meut en vue d’une fin ;
donc ce qui a déjà obtenu sa fin ultime n’a pas à se mouvoir et ne se meut pas.
Or il y a des créatures, qui sont parvenues à leur fin ultime, tels tous les
bienheureux. Il y a donc des créatures immuables.
3. Tout ce qui est mobile est variable. Mais les
formes d’existence sont invariables. Il est dit en effet au Livre des Six
Principes que “ la forme consiste en une simple et invariable essence ”. Donc
l’immutabilité n’est pas le propre de Dieu seul.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Dieu seul est immuable ; les
choses qu’il a faites, venant du néant, sont mobiles. ”
Réponse :
Dieu seul est immuable au sens absolu, et toute
créature est mobile en quelque manière. Il faut savoir en effet qu’un être peut
être dit mobile de deux façons : soit par une potentialité qui est en lui ;
soit par une puissance qui est dans un autre. Car si toutes les créatures,
avant d’exister, étaient possibles, ce n’était pas à l’égard d’une puissance
créée, puisque rien de créé n’est éternel, mais à l’égard de la seule puissance
divine, en ce sens que Dieu pouvait les amener à l’existence. Et de même que
c’est en vertu de son seul vouloir qu’il les fait être, de même c’est par son
vouloir qu’il les conserve dans l’être : en effet, Dieu ne les conserve pas
dans l’être autrement qu’en leur donnant l’être continûment, de sorte que s’il
lui soustrayait son action, aussitôt, comme l’observe S. Augustin, toutes les
créatures seraient réduites à rien. Ainsi donc, comme il était au pouvoir du
créateur que les choses fussent, alors qu’elles n’étaient pas encore en
elles-mêmes, ainsi est-il au pouvoir du Créateur, quand elles sont en
elles-mêmes, qu’elles ne soient plus. Elles sont donc toutes mobiles en raison
de la puissance qui est en un autre, Dieu, puisque par lui elles ont pu être
produites à partir du néant à l’être, et elles peuvent être, à partir de
l’être, réduites au néant.
Si l’on dit, maintenant, qu’une chose est mobile en
raison d’une puissance qui est en elle, ainsi encore, d’une certaine manière,
toute créature est mobile. On peut distinguer en effet dans la créature une
double puissance, active et passive. Or j’appelle puissance passive celle selon
laquelle une réalité est en puissance à sa perfection : soit celle qui consiste
à être, soit celle que lui procure l’obtention de sa fin. Donc si l’on pense à
la mutabilité selon la puissance à être, alors la mutabilité n’affecte pas
toutes les créatures, mais seulement celles en lesquelles la puissance à être
qui s’y trouve contenue est compatible avec leur non-être. Aussi dans les corps
inférieurs y a-t-il mutabilité et quant à l’être substantiel lui-même, parce
que leur matière peut être tout en étant privée de leur forme substantielle ;
et en outre il y a là mutabilité quant à l’être accidentel, s’il s’agit d’un
accident dont le sujet tolère la privation : ainsi ce sujet, l’homme, peut
n’être pas blanc ; il peut donc passer du blanc à une couleur différente. Au
contraire, s’il s’agit d’un accident résultant dans le sujet de ses principes
essentiels, la privation de cet accident n’est pas compatible avec l’existence
du sujet, et il s’ensuit que ce sujet ne peut pas varier quant à cet accident-là
: par exemple, la neige ne peut pas devenir noire.
Dans les corps célestes, la matière n’est pas
compatible avec la privation de forme ; car la forme actualise toute la
potentialité de la matière ; c’est pourquoi les corps célestes ne sont pas
soumis au changement quant à leur substance ; mais ils peuvent changer de lieu,
parce que l’intégrité du sujet est compatible avec la privation de tel ou tel
lieu.
Enfin, les substances incorporelles, parce qu’elles
sont formes subsistantes, et que néanmoins elles sont, à l’égard de leur être,
dans la relation de la puissance à l’acte, sont incompatibles avec une
privation de cet acte ; car l’être est consécutif à la forme, et rien n’est
dissous, sinon en perdant sa forme. Aussi, dans la forme même, il n’y a pas de puissance
au non-être, et c’est pourquoi ces substances-là sont immuables et invariables
quant à leur être, ainsi que Denys l’affirme : “ Les substances intellectuelles
créées sont pures de toute génération et de toute altération, parce qu’elles
sont spirituelles et immatérielles. ” Cependant, il demeure en elles une double
mobilité. D’abord, elles sont en puissance à leur fin et il y a ainsi en elles
selon le libre choix possibilité de passer du bien au mal, comme dit S. Jean
Damascène. Ensuite, elles varient à l’égard du lieu, selon que, douées d’un
pouvoir fini, elles peuvent appliquer ce pouvoir en tels lieux auxquels
auparavant elles n’atteignaient pas ; cela ne peut être attribué à Dieu dont la
puissance emplit tout lieu, comme nous l’avons montré.
Ainsi donc, en toute créature on trouve une
puissance de changement : que ce soit quant à l’être substantiel, comme dans
les corps corruptibles ; que ce soit seulement quant au lieu, comme dans les
corps célestes ; que ce soit par rapport à la fin ou par application de leur
énergie à divers objets, comme chez les anges. De plus, cette fois
universellement, les créatures sont toutes mobiles par rapport à la puissance
du créateur, car il est en son pouvoir qu’elles soient, ou qu’elles ne soient
pas. D’où il suit que Dieu, n’étant, lui, mobile d’aucune de ces manières, il
lui est absolument propre d’être immuable.
Solutions :
1. Cette objection concerne les êtres qui changent
quant à leur être substantiel ou accidentel, comme c’est le cas du mouvement
dont s’occupent les philosophes.
2. Les anges, outre l’immutabilité quant à l’être,
qui est un effet de leur nature, jouissent de l’immutabilité du choix libre,
grâce à la puissance divine. Ils n’en demeurent pas moins changeants à l’égard
du lieu.
3. Les formes sont dites invariables en ce sens
qu’elles ne peuvent être elles-mêmes sujettes à variation ; mais elles sont
soumises au changement en ce que le sujet change précisément par leur
succession. Il est donc évident qu’elles changent conformément à ce qu’elles sont
; car elles ne sont pas des étants en ce sens qu’elles seraient elles-mêmes
sujets de l’être, mais en ce sens que quelque chose est par elles.
QUESTION 10 — L’ÉTERNITÉ DE DIEU
Six questions : 1. Qu’est-ce que l’éternité ? 2.
Dieu est-il éternel ? 3. Est-il propre à Dieu d’être éternel ? 4. L’éternité
diffère-t-elle du temps ? 5. La différence entre l’aevum et le temps. 6. Y
a-t-il un seul aevum, comme il y a un seul temps et une seule éternité ?
Article 1 —
Qu’est-ce que l’éternité ?
Objections :
1. Il semble qu’on ne puisse admettre la définition
de Boèce : “ L’éternité est la possession toute à la fois et parfaite d’une vie
sans terme. ” En effet, “ sans terme ” est une expression négative. Mais la
négation n’entre dans la définition que de réalités déficientes, ce qui ne
convient pas à l’éternité. On ne doit donc pas introduire “ sans terme ” dans
la définition de l’éternité.
2. L’éternité signifie une certaine durée. Mais la
durée regarde l’être plutôt que la vie. Donc on ne devait pas parler de “ vie
”, mais d’“ être ” dans la définition de l’éternité.
3. On appelle “ tout ” ce qui a des parties. Or,
cela ne convient pas à l’éternité, puisqu’elle est simple. Il ne convient donc
pas de la dire “ toute ”.
4. Plusieurs jours ou plusieurs siècles ne peuvent
être simultanés. Pourtant on parle de plusieurs jours et de plusieurs siècles
dans l’éternité. Ainsi Michée (5, 1) : “ Ses origines remontent aux jours
d’éternité ”, et la lettre aux Romains (16, 25) : “ ... Révélation d’un mystère
enveloppé de silence aux siècles éternels. ” Donc l’éternité n’est pas “ toute
à la fois ”.
5. Le “ tout ” et le “ parfait ” sont synonymes.
Ajouter “ parfaite ” à “ toute ” était donc superflu.
6. La “ possession ” ne concerne pas la durée. Or,
l’éternité est une durée. Elle n’est donc pas une possession.
Réponse :
Nous ne pouvons nous élever à la connaissance des
choses simples que par le moyen des choses composées ; ainsi nous ne pouvons
nous faire une idée de l’éternité qu’à partir du temps. Or, le temps n’est
autre chose que “ le nombre du mouvement selon l’ordre de l’avant et de l’après
”. En effet, étant donné que dans tout mouvement il y a une succession, une
partie après l’autre, quand nous nombrons l’avant et l’après dans le mouvement,
nous percevons le temps, qui n’est rien d’autre que la numération de l’avant et
de l’après du mouvement. Mais, en ce qui est sans mouvement, et qui est
toujours de la même manière, on ne peut pas distinguer un avant et un après.
Donc, comme la raison de temps consiste dans la numération de l’avant et de
l’après dans le mouvement, ainsi appréhender l’uniformité en ce qui est
complètement étranger au mouvement, c’est saisir la raison d’éternité.
En outre, on dit mesurées par le temps les choses
qui ont un commencement et une fin dans le temps, ainsi qu’il est dit dans la
Physique d’Aristote. Et la raison en est qu’à tout ce qui se meut on peut
assigner un certain commencement et un certain terme. Mais ce qui est
absolument immuable n’a pas de succession et ne peut avoir davantage de commencement
ni de fin.
Ainsi donc, l’éternité se fait reconnaître à ces
deux caractères : Tout d’abord, ce qui est dans l’éternité est sans terme,
c’est-à-dire sans commencement et sans fin, “ terme ” se rapportant à l’un et à
l’autre. En second lieu, l’éternité elle-même ne comporte pas de succession,
existant toute à la fois.
Solutions :
1. Nous avons coutume de définir négativement les
choses simples, comme on dit du point : c’est ce qui n’a pas de parties. Ce
n’est pas que la négation appartienne à l’essence de ces choses ; c’est parce
que notre esprit, qui appréhende d’abord le composé, ne vient à la connaissance
des choses simples qu’en écartant d’eux la composition.
2. Ce qui est vraiment éternel n’est pas seulement
étant, il est aussi vivant ; et, le “ vivre ” s’étend d’une certaine manière à
l’opération, ce qui n’est pas vrai de l’être. Or, le progrès de la durée semble
concerner l’opération plus que l’être ; et c’est pourquoi le temps se définit :
le nombre du mouvement.
3. L’éternité est dite “toute à la fois ”, non
parce qu’elle a des parties, mais parce que rien ne lui manque.
4. De même que Dieu, alors qu’il est incorporel,
reçoit métaphoriquement dans l’Écriture des noms de réalités corporelles, ainsi
l’éternité existant “ toute à la fois ” reçoit des noms qui désignent la
succession temporelle.
5. Dans le temps, il y a deux choses à considérer :
le temps lui-même, qui est successif ; et l’instant, essentiellement imparfait.
C’est pourquoi la définition de l’éternité dit qu’elle est “ toute à la fois ”
pour exclure le temps, et “ parfaite ” pour exclure l’instant.
6. Ce qui est possédé, on le tient fermement et
tranquillement. C’est donc pour signifier l’immutabilité et l’indéfectibilité
de l’éternité qu’on a choisi le terme “ possession ”.
Article 2 — Dieu
est-il éternel ?
Objections :
1. Il semble que non, car rien qui soit fait ne
peut être dit de Dieu. Or, l’éternité est quelque chose de fait, si l’on en
croit ces paroles de Boèce : “ L’instant qui court fait le temps ; l’instant
qui demeure fait l’éternité. ” De son côté S. Augustin dit : “ Dieu est
l’auteur de l’éternité. ”
2. Ce qui est avant l’éternité et ce qui est après
elle n’est pas à la mesure de l’éternité. Or, selon le Livre des Causes, “ Dieu
est avant l’éternité ” ; et selon l’Exode (15, 18 Vg), il est aussi après
l’éternité, puisqu’il est dit : “ Le Seigneur régnera éternellement et au-delà.
”
3. L’éternité est une certaine mesure, une mesure
de durée. Mais il ne convient pas à Dieu d’être mesuré. Il ne lui convient donc
pas d’être éternel.
4. Dans l’éternité il n’y a ni présent, ni passé,
ni futur, puisqu’elle est “ toute à la fois ” comme on l’a dit. Mais l’Écriture
emploie, pour parler de Dieu, des verbes au présent, au passé et au futur. Donc
Dieu n’est pas éternel.
En sens contraire,
on dit dans le Symbole de S. Athanase : “ Éternel
est le Père, éternel est le Fils, éternel est le Saint-Esprit. ”
Réponse :
Selon sa raison formelle, l’éternité est
consécutive à l’immutabilité, comme le temps est consécutif au mouvement, ainsi
que nous venons de le voir. Aussi, puisque Dieu est absolument immuable, il lui
appartient absolument aussi d’être éternel. Et non seulement il est éternel,
mais il est son éternité, alors que nulle autre chose n’est sa propre durée,
n’étant pas son être. Dieu, au contraire, est son être parfaitement simple, et
c’est pourquoi, de même qu’il est sa propre essence, il est aussi son éternité.
Solutions :
1. Quand on dit que le présent immobile fait
l’éternité, c’est selon notre façon de concevoir. De même que la perception du
temps en concevant que le présent s’écoule, est causée en nous par la
perception de l’écoulement de l’instant, ainsi l’idée de l’éternité est causée
en nous lorsque nous concevons un instant immobile. Quant à ce que dit S.
Augustin, que “ Dieu est l’auteur de l’éternité ”, il faut l’entendre d’une
éternité participée ; car Dieu communique son éternité à certains êtres, comme
il leur communique son immutabilité.
2. Cela résout la deuxième objection. Car s’il est
dit que Dieu est avant l’éternité, cela s’entend de l’éternité telle qu’elle
est communiquée aux substances immatérielles. Aussi est-il écrit au même livre
que “ l’intelligence est égalée à l’éternité ” 1. Quant au texte de l’Exode : “
Dieu régnera pour l’éternité et au-delà ”, il faut savoir que “ éternité ” est
pris ici pour “un siècle ”, comme le porte une autre version. Ainsi donc Dieu
règne au-delà de l’éternité, parce qu’il dure au-delà de tout siècle,
c’est-à-dire au-delà de toute durée déterminée, car les siècles ne sont qu’une
période, selon Aristote.
Ou bien, on dit que Dieu règne au-delà de
l’éternité parce que, même si quelque chose existait toujours (par exemple le
mouvement du ciel pour certains philosophes), Dieu régnerait encore au-delà, en
tant que son règne est tout entier simultané.
3. L’éternité n’est pas autre chose que Dieu
lui-même. Quand on dit qu’il est éternel, on n’entend donc pas qu’il soit
mesuré de quelque manière ; mais la notion de mesure est introduite ici à cause
de notre façon de concevoir.
4. On applique à Dieu des verbes de divers temps
selon que son éternité inclut tous les temps, mais non parce qu’il changerait
selon le présent, le passé et le futur.
Article 3 —
Est-il propre à Dieu d’être éternel ?
Objections :
1. Il semble que l’éternité ne soit pas réservée à
Dieu seul, car on lit dans Daniel (12, 3 Vg) : “ Ceux qui enseignent la justice
à la multitude resplendiront comme les étoiles dans des éternités perpétuelles.
” Il n’y aurait pas plusieurs éternités si Dieu seul était éternel.
2. Il est dit dans S. Matthieu (25, 41) : “ Allez,
maudits, au feu éternel. ” Donc Dieu n’est pas le seul éternel.
3. Tout ce qui est nécessaire est éternel ; or il y
a beaucoup de choses nécessaires : par exemple les principes de la
démonstration et toutes les propositions démonstratives.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Il n’y a que Dieu qui n’ait
pas de commencement ” ; or ce qui a un commencement n’est pas éternel.
Réponse :
Il faut dire que l’éternité, entendue en son sens
propre et véritable, se trouve en Dieu seul. Car l’éternité est une conséquence
de l’immutabilité, comme il est évident d’après ce qui précède. Or, Dieu seul
est absolument immuable, ainsi qu’on l’a montré, Toutefois, dans la mesure où
ils reçoivent de lui l’immutabilité, certains êtres participent à ce titre de
son éternité.
Certains tiennent donc de Dieu l’immutabilité en ce
qu’ils ne cessent jamais d’être, et c’est en ce sens qu’il est dit de la terre
dans l’Ecclésiaste (1, 4 Vg) : “ Éternellement elle demeure. ” Également
certaines choses, dans l’Écriture, sont dites éternelles en raison de leur
durée, bien qu’elles soient corruptibles : c’est ainsi que dans le Psaume (75,
5 Vg) il est question “ de montagnes éternelles ”. Et dans le Deutéronome
(33,15 Vg), on parle même des “ fruits des collines éternelles ”. D’autres
êtres participent plus largement à l’éternité de Dieu, étant exempts de toute
mutabilité selon l’être et, en outre, selon l’opération, comme les anges et les
bienheureux qui jouissent du Verbe. Car, à l’égard de cette vision du Verbe, il
n’y a pas chez les saints de pensées successives, ainsi que l’explique S.
Augustin. Aussi, ceux qui voient Dieu sont-ils dits, dans l’Évangile, posséder
la vie éternelle, d’après ces paroles en S. Jean (17, 3) : “ La vie éternelle,
c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul Dieu véritable. ”
Solutions :
1. Quand on parle de plusieurs éternités, c’est par
allusion à tous ceux qui participent de l’éternité par la contemplation de
Dieu.
2. Le feu de l’enfer est dit éternel uniquement
parce qu’il n’a pas de fin. Il y a cependant, chez les damnés, des changements
consécutifs à leurs peines elles-mêmes, selon ces paroles de Job (24, 19 Vg) :
“ Ils passeront de l’eau des neiges à une chaleur intolérable. ” D’où l’on voit
que dans l’enfer il n’y a pas de vraie éternité, mais plutôt une durée
temporelle ; et c’est ce qu’exprime le Psaume (81, 16 Vg) en ces termes : “
Leur temps s’étendra dans les siècles. ”
3. Le nécessaire n’est qu’un mode de la vérité ;
or, le vrai, selon le Philosophe, est “ dans l’intelligence ”. Donc, le vrai et
le nécessaire, s’ils sont éternels, le sont comme existant dans une
intelligence éternelle, qui est uniquement l’intelligence divine. Il ne
s’ensuit donc pas qu’il y ait, en dehors de Dieu, quelque chose d’éternel.
Article 4 — L’éternité
diffère-t-elle du temps ?
Objections :
1. Il semble que l’éternité ne soit pas autre chose
que le temps. Car il est impossible à deux mesures de durée de cœxister, à
moins que l’une soit une partie de l’autre ; ainsi deux jours, deux heures,
n’existent pas simultanément ; mais le jour et l’heure sont simultanés parce
que l’heure est une partie du jour. Or, l’éternité et le temps sont simultanés,
et l’un et l’autre comportent, chacun à sa manière, ce caractère d’être une
mesure de durée. Comme ce n’est pas l’éternité qui fait partie du temps, car
elle le déborde et l’inclut, il semble donc que le temps soit une partie de
l’éternité, et non autre chose qu’elle.
2. Le Philosophe assure que l’instant temporel
demeure le même dans tout le cours du temps. Mais la raison même d’éternité
semble consister en cela qu’elle soit une même chose demeurant sans être
divisée à travers tout le cours du temps. Donc l’éternité est l’instant
temporel qui demeure. Mais l’instant du temps n’est pas autre chose substantiellement
que le temps. Donc l’éternité n’est pas autre chose, substantiellement, que le
temps.
3. De même que la mesure temporelle du mouvement
premier mesure tous les mouvements de la nature, selon la Physique d’Aristote :
ainsi semble-t-il que la mesure de durée du premier être soit la mesure de tous
les êtres. Or l’éternité est la mesure du premier être, qui est l’être divin.
Donc l’éternité est la mesure de tout être. Cependant, l’être des choses
corruptibles est mesuré par le temps. Donc le temps est l’éternité même, ou
quelque chose de l’éternité.
En sens contraire,
l’éternité est “ toute à la fois ”, alors que dans
le temps il y a un avant et un après. Donc le temps et l’éternité ne sont pas
identiques.
Réponse :
Il est manifeste que le temps et l’éternité ne sont
pas une même chose. Mais certains ont assigné pour cause à cette différence que
l’éternité n’a ni commencement ni fin, alors que le temps a un commencement et
une fin. Or cette différence est accidentelle et non essentielle. Car, à
supposer que le temps ait toujours été et qu’il doive être toujours, selon le
sentiment de ceux qui prêtent au ciel un mouvement sempiternel, il n’en
resterait pas moins cette différence entre le temps et l’éternité, comme dit
Boèce que l’éternité est toute à la fois, ce qui ne convient pas au temps,
parce que l’éternité est la mesure de l’être permanent, et le temps la mesure
du mouvement.
Toutefois, si la différence relevée par ces
philosophes est référée non plus aux mesures de durée entre elles, mais à ce
qu’elles mesurent, elle fournit un autre argument. En effet, cela seulement est
mesuré par le temps qui a son commencement et sa fin dans le temps, comme il
est dit dans la Physique d’Aristote. Si le mouvement du ciel durait toujours,
le temps ne le mesurerait pas selon sa durée totale, puisque l’infini n’a pas
de mesure, mais il en mesurerait chacun des cycles, lesquels ont tous un
commencement et une fin dans le temps.
Cependant, des mesures elles-mêmes on peut encore
tirer un autre argument, si l’on considère le commencement et la fin comme
potentiels. En effet, à supposer que le temps dure toujours, on n’en pourrait
pas moins, en en découpant des parties, marquer dans le temps un commencement
et une fin, comme lorsque nous disons : le commencement et la fin du jour, ou
de l’année. Or, cela ne peut se faire pour l’éternité.
Mais ces différences sont des conséquences de la
différence essentielle et fondamentale, à savoir que l’éternité est “ toute à
la fois ”, et non pas le temps.
Solutions :
1. Cet argument serait recevable si le temps et
l’éternité étaient des mesures homogènes, ce qui manifestement n’est pas, si
l’on considère ce que mesurent le temps et l’éternité.
2. L’instant du temps demeure le même réellement
dans tout le cours du temps, mais il change notionnellement. Car, l’instant du
temps est au mobile ce que le temps est au mouvement. Or le mobile demeure
réellement le même dans tout le cours du temps, mais il change notionnellement,
étant ici, puis là, et c’est cette succession qui est le mouvement. De la même
manière, le flux de l’instant, selon qu’il change notionnellement, c’est le
temps. Or, l’éternité demeure la même et réellement, et notionnellement. Aussi
l’éternité n’est-elle pas l’instant du temps.
3. De même que l’éternité est la mesure propre de l’être
même, ainsi le temps est-il la mesure propre du mouvement. Donc, selon qu’un
être s’écarte de l’immobilité propre à l’être et se trouve soumis au
changement, il s’écarte de l’éternité et il est soumis au temps. Donc l’être
des choses corruptibles, étant changeant, n’est pas mesuré par l’éternité, mais
par le temps. En effet, le temps mesure non seulement ce qui change
actuellement, mais ce qui est soumis au changement. Aussi ne mesure-t-il pas
seulement le mouvement, mais aussi le repos, qui affecte ce qui, fait pour se
mouvoir, ne se meut pas actuellement.
Article 5 — La
différence entre l’aevum et le temps
Objections :
1. Il semble que l’aevum ne soit pas différent du
temps ; car d’après S. Augustin : “ Dieu meut la créature spirituelle dans le
temps ”. Or, on appelle aevum la mesure des substances spirituelles. Donc le
temps ne diffère pas de l’aevum.
2. Ce qui définit le temps, c’est qu’il ait un
avant et un après ; ce qui définit l’éternité, c’est qu’elle soit toute à la
fois, comme on l’a vu. Mais l’aevum n’est pas l’éternité, puisque
l’Ecclésiastique (1,1) dit que la Sagesse éternelle est “ avant l’aevum ”. Donc
l’aevum n’est pas simultané, mais il a un avant et un après, comme le temps,
avec lequel il ne fait donc qu’une seule chose.
3. Si dans l’aevum il n’y a pas d’avant et d’après,
il s’ensuit que, pour les créatures mesurées par l’aevum, il n’y a pas de
différence entre être, avoir été, devoir être. Comme il est impossible que ces
créatures n’aient pas été, il serait impossible également qu’elles ne soient
pas dans le futur, ce qui est faux, puisque Dieu peut les réduire à néant.
4. Puisque les étants mesurés par l’aevum ont une
durée infinie devant eux, à partir de leur venue à l’être, si l’aevum est tout
à la fois, il s’ensuit que quelque chose de créé est infini en acte, ce qui est
impossible. L’aevum ne diffère donc pas du temps.
En sens contraire,
Boèce dit : “ C’est toi (Seigneur) qui fais partir
le temps de l’aevum. ”
Réponse :
L’aevum diffère du temps et de l’éternité, comme
tenant le milieu entre eux. Et quelques-uns leur assignent cette différence :
l’éternité n’a ni commencement ni fin ; l’aevum a un commencement et n’a pas de
fin ; le temps a un commencement et une fin. Mais, on l’a déjà dit, cette
différence est accidentelle ; car, alors même que les étants mesurés par
l’aevum auraient toujours été et devraient être toujours, comme quelques-uns le
supposent, et quand même ils périraient un jour, ce qui est au pouvoir de Dieu,
même en ce cas, l’aevum se distinguerait de l’éternité et du temps.
D’autres assignent la différence suivante :
l’éternité n’a ni avant ni après ; le temps a un avant et un après, comportant
commencement et vieillissement ; l’aevum a un avant et un après, mais sans
commencement ni vieillissement. Mais cette position est contradictoire. La
contradiction est manifeste si commencement et vieillissement sont référés à la
durée elle-même ; car l’avant et l’après ne pouvant être simultanés, si l’aevum
a un avant et un après, il est inévitable que l’un se retirant, l’autre arrive
comme quelque chose de nouveau, et ainsi il y aura commencement dans l’aevum
aussi bien que dans le temps. Si ces termes se réfèrent non aux mesures, mais
aux choses mesurées, la conclusion est encore inadmissible. Car si la chose
temporelle est vieillie par le temps, c’est parce qu’elle a un être soumis au
changement, et c’est la mutabilité du mesuré qui introduit dans la mesure
l’avant et l’après, comme on le voit dans la Physique d’Aristote. Si le sujet
de l’aevum n’est susceptible ni de vieillir ni de commencer, ce sera donc parce
que son être est immuable. Donc sa mesure de durée n’aura ni avant ni après.
Voici donc ce qu’il faut dire. L’éternité étant la
mesure de l’être permanent, ce par quoi une chose s’écarte de la permanence
dans l’être, est ce par quoi elle s’éloigne de l’éternité. Or, il est des
créatures qui s’écartent de la permanence d’être en ce que leur être est sujet
à changement ou même consiste en un changement, et ces créatures-là sont
mesurées par le temps ; c’est le cas de tout mouvement, et c’est le cas de
l’être même des choses corruptibles. D’autres créatures s’éloignent moins de la
permanence de l’être, car leur être ne consiste pas en un changement et n’est
pas sujet à changement ; toutefois, à leur être immuable est conjoint un
changement soit actuel, soit potentiel. C’est ce qu’on voit dans les corps
célestes, dont l’être substantiel est immuable, mais qui concilient cette
immutabilité avec le changement local. De même, les anges ont un être immuable
et à la fois sont mobiles selon l’élection, du moins du fait de leur nature, et
aussi variables dans leurs pensées, leurs affections et les rapports qu’ils
entretiennent, à leur manière, avec différents lieux. C’est pourquoi ces étants
sont mesurés par l’aevum, intermédiaire entre l’éternité et le temps. Quant à
l’être dont l’éternité est la mesure, il n’est ni variable en lui-même, ni
associé à aucune espèce de variation. Ainsi donc, le temps comporte l’avant et
l’après ; l’aevum n’a pas d’avant et d’après, mais l’avant et l’après peuvent
l’accompagner ; enfin l’éternité n’a pas l’avant et l’après et ne les admet en
aucune manière.
Solutions :
1. Les créatures spirituelles, si on envisage leurs
affections et leurs pensées qui sont soumises à la succession, ont pour mesure
le temps. Aussi, en ce même endroit, S. Augustin explique-t-il que “ être mû
dans le temps ” c’est être mû par ses affections. Quant à l’être naturel des
créatures spirituelles, il est mesuré par l’aevum. S’il s’agit de leur vision
glorieuse, elles participent à l’éternité.
2. L’aevum est tout à la fois, mais il ne se
confond pas pour cela avec l’éternité, parce qu’il est compatible avec l’avant
et l’après.
3. Dans l’être même de l’ange, considéré en
lui-même, il n’y a pas de différence entre l’avant et l’après, mais uniquement
quant aux changements qui s’y adjoignent. Seulement, quand nous disons : l’ange
est, a été, ou sera, une différence existe dans notre esprit, qui ne peut
saisir l’être angélique que par comparaison avec les divers éléments du temps.
Dès lors ce même esprit, quand il dit : l’ange est, ou l’ange a été, entend
quelque chose d’incompatible avec l’affirmation contraire, même au regard de la
toute-puissance divine. Mais quand il dit : l’ange sera, il n’entend pas encore
un fait réel. Aussi, puisque l’être ou le non-être de l’ange dépend de la
puissance divine, Dieu peut faire, absolument parlant, que l’être de l’ange ne
soit pas à l’avenir ; mais il ne peut pas faire que cet être ne soit pas quand
il est, ni qu’il n’ait pas été après qu’il fut.
4. L’aevum est infini en ce sens qu’il n’est pas
épuisé par le temps. Or, qu’un être créé soit infini parce qu’il n’est pas
limité par un autre être, cela n’est pas contradictoire.
Article
6 — Y a-t-il un seul aevum, comme il y a un seul temps et une seule éternité ?
Objections :
1. Il semble qu’il n’y ait pas qu’un seul aevum. On
lit en effet dans le 3° livre apocryphe d’Esdras (4,40) : “ La majesté et la
puissance des aevum est chez toi, Seigneur. ”
2. Pour des genres divers, il y a diverses mesures.
Mais certains êtres soumis à l’aevum appartiennent au genre des corps : les
corps célestes ; d’autres sont des substances spirituelles : les anges. Il n’y
a donc pas qu’un seul aevum.
3. “ Aevum ” est un nom de durée : donc tout ce qui
a un seul aevum a aussi une seule durée. Or, cela ne peut pas se dire de tous
les êtres soumis à l’aevum ; car il en est parmi eux qui viennent à l’être
après d’autres comme c’est évident surtout en ce qui concerne les âmes
humaines.
4. Des êtres indépendants les uns des autres ne
semblent pas avoir une même mesure de durée. En effet, si toutes les choses
temporelles nous paraissent sujettes d’un même temps, c’est parce qu’il y a un
premier mouvement qui est d’une certaine manière cause de tous les autres, et
auquel s’applique d’abord la mesure du temps. Mais les êtres soumis à l’aevum
ne dépendent pas les uns des autres ; par exemple un ange n’est pas la cause
d’un autre ange. Ils n’ont donc pas un aevum commun.
En sens contraire,
l’aevum est plus simple que le temps, il est plus
proche de l’éternité ; or, le temps est un. Donc, à plus forte raison, l’aevum.
Réponse :
Il y a deux opinions à ce sujet. Pour certains,
l’aevum est un ; pour d’autres, il est multiple. Pour découvrir où se trouve le
plus de vérité, il faut considérer la cause de l’unité du temps ; car nous
parvenons à connaître les réalités spirituelles par le moyen des corporelles.
Certains disent qu’il y a un seul temps pour toutes
les choses temporelles, pour cette raison qu’il y a un seul nombre pour toutes
les choses nombrées, puisque, d’après Aristote, le temps est le nombre du
mouvement. Mais cela ne suffit pas ; car si le temps est un nombre, ce n’est
pas comme abstrait, hors de ce qui est nombré, mais comme immanent dans ce
qu’il nombre ; sans cela le temps ne serait pas continu : dix aunes de drap ne
tirent pas leur continuité du nombre dix, mais du drap ainsi nombré. Or, le
nombre concret, immanent aux choses, n’est pas le même pour tous, il se
diversifie avec les choses.
C’est pourquoi d’autres assignent, comme cause de
l’unité du temps, l’unité de l’éternité, principe de toute durée. Aussi, toutes
les durées sont une durée unique si l’on considère leur principe ; et elles
sont multiples si l’on considère la diversité des choses qui tiennent leur
durée de l’influx du premier principe. Enfin, d’autres assignent, comme cause
de l’unité du temps, la matière première, premier sujet du mouvement dont le
temps est la mesure. Mais, semble-t-il, aucune de ces deux réponses n’est
satisfaisante. Car les choses qui sont unes par leur principe ou par leur
sujet, surtout quand il s’agit d’un principe et d’un sujet lointains, ne sont
pas une seule chose purement et simplement, mais seulement à certains égards.
La vraie raison de l’unité du temps, c’est l’unité
du mouvement premier, mouvement qui, étant le plus simple de tous, mesure tous
les autres, comme il est dit dans la Métaphysique d’Aristote. Ainsi donc, le
temps, comparé à ce mouvement premier, n’est pas à son égard dans l’unique
relation de mesure à chose mesurée, mais aussi d’accident à sujet, et c’est
ainsi qu’il en reçoit l’unité. Au contraire, avec les autres mouvements, le
temps n’entretient que la relation de mesure à chose mesurée. Aussi ne se
multiplie-t-il pas avec ces mouvements, car une mesure unique, dès lors qu’elle
est séparée, suffit à un nombre indéfini d’objets.
Ceci posé, il faut savoir encore qu’au sujet des
substances spirituelles, on a formulé deux opinions. D’aucuns ont pensé avec
Origène que toutes ces substances procédaient de Dieu dans une quasi-égalité,
ou tout au moins que c’était le cas de beaucoup d’entre elles, comme
quelques-uns l’ont affirmé. D’autres ont dit qu’elles procédaient de Dieu par
degrés et dans un certain ordre. Telle semble être l’opinion de Denys,
puisqu’il dit qu’entre les substances spirituelles, il en est de premières,
d’intermédiaires et d’ultimes, fût-ce dans une même hiérarchie angélique. Selon
la première de ces opinions, on devrait forcément supposer plusieurs aevum
puisque plusieurs êtres soumis à l’aevum seraient premiers et égaux. D’après la
seconde, il faut dire que l’aevum est unique : car tout être ayant pour mesure
ce qu’il y a de plus simple et de premier dans son ordre, ainsi que le dit
Aristote, l’être de toutes les substances soumises à l’aevum doit avoir pour mesure
l’être de la première d’entre elles, qui est d’autant plus simple qu’elle
précède les autres. Cette seconde opinion étant la mieux fondée, comme on le
montrera plus loin, nous admettons quant à présent qu’il n’y a qu’un seul
aevum.
Solutions :
1. On ne saurait opposer à cette solution le
langage de l’Écriture ; car le mot aevum y est pris souvent comme synonyme de
siècle, mot qui désigne une phase de la durée d’une chose. Dès lors, il y a
pluralité d’aevum comme il y a pluralité de siècles.
2. Bien que les corps célestes et les créatures
spirituelles diffèrent génériquement en nature, ils ont ceci de commun qu’ils
ont un être immuable, et c’est pour cela qu’ils sont mesurés par l’aevum.
3. Les choses temporelles ne naissent pas toutes en
même temps, et cependant leur temps est unique, à cause du mouvement premier
dont le temps est la mesure. De même toutes les choses soumises à l’aevum bien
qu’elles ne viennent pas à l’être toutes à la fois, sont mesurées par un seul
aevum, en raison de la première d’entre elles.
4. Pour que plusieurs objets soient mesurés par
l’un d’entre eux, il n’est pas nécessaire que celui-là soit cause de tous les
autres, il suffit qu’il soit le plus simple.
1. Est-ce que “ un ” ajoute quelque chose à “ étant
” ? 2. Y a-t-il opposition entre l’un et le multiple ? 3. Dieu est-il un ? 4.
Dieu est-il le plus un de tous les étants ?
Article 1 —
Est-ce que “ un ” ajoute quelque chose à “ étant ” ?
Objections :
1. Il semble que “ un ” ajoute quelque chose à “
étant ”, car tout ce qui se range dans un genre déterminé fait addition à “
étant ”, dont la notion est commune à tous les genres. Or, l’un appartient à un
genre déterminé, puisqu’il est principe du nombre, qui lui-même est une espèce
de la quantité.
2. Ce qui divise une perfection commune ne peut le
faire qu’en y ajoutant. Or, étant est divisé par l’un et le multiple. Donc l’un
ajoute quelque chose à l’être.
3. Si l’“ un ” n’ajoutait rien à “ étant ”, on
dirait la même chose en disant d’un sujet qu’il est ou qu’il est un. Mais dire
d’un étant qu’il est, c’est une tautologie. Dire qu’il est un serait donc une
tautologie, ce qui est faux. Il faut donc que “ un ” ajoute à “ étant ”.
En sens contraire,
Denys écrit : “Il n’est rien, parmi les choses qui
existent, qui ne participe à l’un. ” Cela ne serait pas, si “ un” ajoutait à “
étant ” car cela en restreindrait la notion. Donc on n’obtient pas le “ un” en
ajoutant à “ étant ”.
Réponse :
Ce n’est pas quelque chose que “ un ” ajoute à “
étant ”, c’est seulement la négation de la division : en effet, “ un ” ne
signifie rien d’autre que l’étant indivis. Il en ressort que étant et un sont
convertibles. En effet, tout être est simple, ou composé. Ce qui est simple est
indivis à la fois en acte et en puissance. Tandis que ce qui est composé n’a
pas l’être tant que ses parties sont divisées, mais seulement lorsqu’elles
constituent et forment le composé lui-même. Il est donc manifeste que l’être de
n’importe quelle chose repose sur l’indivision de cette chose. Et de là vient
que toute chose, comme elle conserve son être, conserve aussi son unité.
Solutions :
1. Certains, pensant que l’un qui est convertible
avec l’étant est identique à l’un principe du nombre, se sont divisés à partir
de là en positions contraires. Pythagore et Platon se rendant compte que l’un
convertible avec l’étant n’ajoute à l’étant rien de positif, mais signifie la
substance même de l’étant en tant qu’elle est indivise ont estimé qu’il en va
de même pour l’un qui est le principe du nombre. Et parce que le nombre est
composé d’unités, ils ont cru que les nombres étaient
les substances mêmes de toutes choses. A l’opposé, Avicenne, considérant que
l’un principe du nombre ajoute quelque chose de positif à la substance de
l’étant (sans quoi le nombre, composé d’unités, ne serait pas une espèce de la
quantité), crut que l’un convertible avec l’étant ajoute quelque chose de
positif à la substance de l’étant, comme être blanc ajoute à homme. Mais cela
est évidemment faux. Car chaque chose est une en raison de sa propre substance.
En effet, si elle était une par quelque autre chose, comme cette chose aurait
son unité elle aussi, il faudrait en expliquer l’unité par une chose nouvelle,
et l’on irait ainsi à l’infini. On doit donc s’arrêter au début, et dire que
l’un convertible avec l’étant n’ajoute à l’étant rien de positif, mais que l’un
principe du nombre ajoute à l’étant un accident appartenant au genre quantité.
2. Rien n’empêche que ce qui est divisé sous un
certain rapport soit indivis sous un autre ; ainsi ce qui est divisé quant au
nombre peut être indivis quant à l’espèce, et il arrive ainsi que quelque chose
soit un d’une certaine façon, et d’une autre façon, multiple. Toutefois, si cet
être est indivis purement et simplement, soit parce qu’il est indivis selon ce
qui touche à l’essence, bien que divisé quant à ce qui ne lui est pas
essentiel, comme un même sujet affecté de divers accidents ; ou bien parce
qu’il est indivis en acte et divisé seulement en puissance, comme ce qui forme
un tout mais qui a plusieurs parties : alors, l’étant dont on parle sera un
purement et simplement, et multiple à un certain point de vue. Si au contraire
un être est indivis à certains égards et divisé purement et simplement à savoir
parce qu’il est divisé selon l’essence et n’est indivis que notionnellement, ou
bien selon le principe ou la cause, on aura multiplicité pure et simple, et
unité à un certain point de vue ; tel est le cas des choses qui sont multiples
numériquement et unes selon l’espèce ou la cause. Ainsi donc, l’être est bien
divisé par l’un et le multiple, comme par ce qui est un purement et simplement,
et multiple à certains égards. Car le multiple lui-même ne saurait être compris
dans l’étant si, d’une certaine manière, il n’était pas rangé dans l’un. C’est
pourquoi Denys écrit : “ Il n’est pas de multitude qui ne participe aussi de
l’un. Mais ce qui est multiple en raison de ses parties est un en tant que tout
; ce qui est multiple par les accidents est un par le sujet ; ce qui est
plusieurs par le nombre est un par l’espèce ; ce qui forme plusieurs espèces
est un par le genre, et ce qui est l’effet de multiples dérivations est un par
son principe. ”
3. Il n’y a pas tautologie à dire que l’être est
un, parce que “ un ” ajoute notionnellement quelque chose à “ étant ”.
Article 2 — Y
a-t-il opposition entre l’un et le multiple ?
Objections :
1. Il semble qu’ils ne s’opposent pas ; car une
chose opposée à une autre ne peut lui être attribuée ; or, on attribue l’unité
même à la multitude, comme on vient de le voir’ ; donc elles ne s’opposent pas.
2. L’opposé n’est pas constitué par son opposé.
Mais l’un constitue la multitude. Donc il ne lui est pas opposé.
4. Si l’un s’oppose au multiple, il s’y oppose
comme l’indivis au divisé, et par conséquent comme la privation à l’avoir. Or,
cela ne convient pas semble-t-il ; car il s’ensuivrait que l’un présuppose la
multitude et se définit par elle, alors que c’est la multitude qui se définit
par l’un. Ce serait un cercle vicieux, là est l’inconvénient. Donc l’un et le
multiple ne sont pas opposés.
En sens contraire,
ceux-là sont opposés dont les raisons s’opposent.
Or, la raison de l’un consiste dans l’indivisibilité, la raison du multiple,
elle, comprend la division. Donc l’un et le multiple s’opposent.
Réponse :
Il faut dire que l’un s’oppose à la multiplicité,
mais de diverses manières. L’un principe du nombre s’oppose à la multitude
qu’est le nombre, comme la mesure s’oppose au mesuré. En effet, l’un a raison
de mesure première, le nombre étant la multitude mesurée par l’un, comme on le
voit chez Aristote. Mais l’un convertible avec l’être, s’oppose à la multitude
à la manière d’une privation, comme l’indivis s’oppose au divisé.
Solutions :
1. Aucune privation n’abolit l’être, parce que la
privation est une négation dans un sujet, selon Aristote. Mais toute privation
supprime de l’être. Et c’est pourquoi, quand il s’agit de l’étant lui-même, son
universalité fait qu’une privation d’étant est fondée sur l’étant ; ce qui ne
se produit pas quand il s’agit de la privation de formes particulières, comme
la vue, la blancheur, etc. Ce qu’on dit ainsi de l’étant est vrai également de
l’un et du bon, qui sont convertibles avec l’être ; car la privation du bien
est toujours fondée sur quelque bien, et la privation de l’unité est encore
fondée sur quelque un. De là vient que la multitude même est quelque chose
d’un, que le mauvais est un certain bon, et le non-étant un certain étant. Ce
n’est pas qu’un opposé soit attribué à son opposé ; car l’un est purement et
simplement ce qu’on le dit être, l’autre à certains égards seulement. En effet,
ce qui est de quelque façon, à savoir en puissance, n’est pas purement et
simplement ce qu’on le dit être, ne l’étant pas en acte. Ou encore, ce qui est
purement et simplement, parce qu’il est une substance, n’est pas, en quelque
façon, c’est-à-dire selon tel être accidentel. Pareillement donc ce qui est bon
à certains égards peut être mauvais purement et simplement, et aussi l’inverse.
Et de même, ce qui est un absolument sera multiple à certains égards, et
inversement.
2. Le tout est de deux sortes ; il y a le tout
homogène, composé de parties semblables, et le tout hétérogène, dont les
parties sont dissemblables. Un tout homogène est composé de parties en qui se
trouve la forme d’être constitutive du tout, comme toute particule d’eau est de
l’eau ; et ainsi se forme le continu. Au contraire, dans un tout hétérogène, aucune
partie n’a la forme du tout ; nulle partie d’une maison n’est une maison, et
nulle partie de l’homme n’est un homme. Or, c’est de la sorte que la multitude
est un tout. Donc, étant donné que ce qui est partie de la multitude, n’est pas
lui-même multiple, si la multitude est composée d’unités, c’est comme la maison
est composée de non-maisons. Ce n’est pas selon qu’elles sont opposées à elle
en tant qu’indivises que ces unités constituent la multitude, mais selon
qu’elles sont des étants : ainsi les parties d’une maison constituent la maison
en tant qu’elles sont des matériaux, non en tant qu’elles sont des non-maisons.
3. Le mot plusieurs peut se prendre en deux sens :
en un sens absolu, et là il s’oppose à l’un ; ou bien au sens où il signifie
une certaine abondance, et c’est alors qu’il s’oppose à peu. Dans le premier
sens, deux c’est plusieurs, non au second sens.
4. Il est vrai que l’un s’oppose à plusieurs, par
mode de privation en tant que plusieurs, par définition, sont le résultat d’une
division. Il faut donc que la division précède l’unité, non purement et
simplement, mais selon la manière dont notre raison appréhende le réel. En
effet, nous arrivons à la connaissance des êtres simples par celle des êtres
composés ; c’est pourquoi nous définissons le point comme ce qui n’a pas de
parties, ou comme le principe de la ligne. Et pourtant, même notionnellement,
la multitude est consécutive à l’un, car notre intelligence ne saisit comme une
multitude le résultat d’une division que parce qu’elle attribue l’unité à l’un
et à l’autre des divisés. C’est pourquoi l’un entre dans la définition du
multiple, non le multiple dans la définition de l’un. Quant à la division, elle
tombe en notre intellect sous le coup de la négation de l’étant. Et ainsi ce
qui tombe d’abord en notre intellect est l’étant ; deuxièmement, ceci que tel
étant n’est pas tel autre étant, et c’est ainsi que nous appréhendons la
division ; troisièmement l’un, et quatrièmement la multitude.
Objections :
1. Il semble que Dieu ne soit pas un, puisqu’il est
écrit (1 Co 8, 5) : “ De fait, il y a beaucoup de dieux et beaucoup de
seigneurs. ”
2. L’unité principe du nombre ne peut être
attribuée à Dieu, à qui l’on n’attribue aucune quantité. On ne peut davantage
lui attribuer l’un convertible avec l’étant, parce qu’il comporte une
privation, et que toute privation en Dieu serait une imperfection incompatible
avec sa nature. On ne doit donc pas dire que Dieu est un.
En sens contraire,
il est dit dans le Deutéronome (6, 4) : “ Écoute,
Israël, le Seigneur ton Dieu est un. ”
Réponse :
Que Dieu est un se démontre de trois manières. 1.
En partant de sa simplicité. En effet, il est manifeste que ce qui donne à un
étant singulier d’être le singulier qu’il est, n’est en aucune façon
communicable à plusieurs. Certes ce qui fait que Socrate est un homme peut être
communiqué à beaucoup d’autres ; mais ce qui fait de lui cet homme singulier
n’appartient qu’à un seul. Donc, si Socrate était homme en raison de cela même
qui fait de lui cet homme, de même qu’il ne peut y avoir plusieurs Socrate, il
ne pourrait y avoir plusieurs hommes. Or, c’est cela qu’il faut dire de Dieu.
La nature de Dieu est Dieu même, ainsi qu’on l’a fait voir Il est donc Dieu par
cela même qu’il est ce Dieu-ci. Il est donc impossible qu’il y ait plusieurs
dieux.
Solutions :
1. L’Apôtre parle de plusieurs dieux selon l’erreur
des païens, qui adoraient plusieurs dieux, prenant pour des dieux les planètes
et les autres astres, ou même chacune des parties de ce monde. Aussi
poursuit-il en disant : “ Pour nous, il n’y a qu’un seul Dieu. ”
2. On a raison de dire que l’un principe du nombre
ne peut s’attribuer à Dieu, mais seulement aux êtres qui existent dans la
matière. Car l’un, principe du nombre, est du genre des entités mathématiques,
qui ne sont réalisées que dans la matière, tandis que, dans la raison, elles
sont abstraites de la matière. Mais l’un, convertible avec l’étant, est un
objet métaphysique, dont l’existence ne dépend pas de la matière. Et quoique il
n’y ait aucune privation en Dieu, cependant, à cause de notre manière de
concevoir, il ne peut être connu de nous autrement que par mode de privation et
d’exclusion. Ainsi, rien n’empêche que nous formions à son sujet des
propositions privatives, comme celles-ci : il est incorporel, il est infini. Et
c’est de la même manière que nous disons : Il est un.
Article 4 — Dieu
est-il le plus un de tous les étants ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car l’unité s’attribue à ce
qui est privé de division. Mais la privation n’est pas susceptible de plus ou
de moins. Dieu n’est donc pas plus un que tout autre être qui est un.
2. Rien n’est plus indivisible, semble-t-il, que ce
qui est indivisible à la fois en acte et en puissance, comme sont le point et
l’unité numérique. Or, un étant est d’autant plus un qu’il est indivisible.
Dieu n’est donc pas plus un que l’unité ou le point.
3. Ce qui est bon par essence est le meilleur ;
donc ce qui est un par son essence est le plus un. Or, tout être est un par son
essence, comme le montre Aristote. Donc tout être est un au maximum, et par
suite Dieu n’est pas plus un que les autres étants.
En sens contraire,
Boèce dit : “ Entre tous les étants que l’on
proclame un, l’unité de la Trinité divine est au point culminant. ”
Réponse :
Puisque l’un est l’étant indivis, pour qu’un étant
soit le plus un, il faut, et qu’il soit un au maximum, et qu’il soit indivis au
maximum. Or Dieu est l’un et l’autre. Il est l’étant par excellence, car son
être n’est pas limité par une nature, en laquelle il surviendrait ; il est
l’être même subsistant, illimité de toutes les manières. Il est en outre
indivis au maximum, n’étant divisé ni en acte, ni en puissance, de quelque mode
de division que ce soit, mais étant simple de toutes les manières, ainsi qu’on
l’a fait voir. Il est donc manifeste que Dieu est souverainement un.
Solutions :
1. Bien que la privation elle-même ne comporte pas
le plus et le moins, si ce dont elle est la privation comporte du plus et du
moins, les privations aussi sont échelonnées selon le plus et le moins. Ainsi,
selon qu’une chose est plus ou moins divisée ou divisible, ou qu’elle ne l’est
pas du tout, cette chose sera dite plus ou moins une, ou une au maximum.
2. Le point et l’unité numérique ne sont pas des
étants, puisqu’ils n’ont l’être que dans un sujet. Il s’ensuit que ni l’un ni
l’autre n’est un au maximum. En effet, de même que le sujet lui-même n’est pas
un au maximum, en raison de la diversité entre le sujet et son accident, ni le
sujet ni l’accident ne sont un au maximum.
3. Bien que tout étant soit un par sa substance, la
substance de chaque étant n’est pas également principe d’unité, car il y a des
étants dont la substance est composée de plusieurs éléments, d’autres non.
QUESTION 12 — COMMENT DIEU EST CONNU PAR NOUS
Après avoir considéré jusqu’ici comment Dieu est en
lui-même, il nous reste à voir comment il vient à notre connaissance,
c’est-à-dire comment il est connu par les créatures.
1. Un intellect créé peut-il voir l’essence divine
? 2. L’essence divine est-elle vue par l’intellect au moyen d’une espèce créée
? 3. L’essence de Dieu peut-elle être vue par les yeux du corps ? 4. Une
substance intellectuelle créée, par ses seules facultés naturelles, est-elle
capable de voir l’essence de Dieu ? 5. L’intellect créé, pour voir l’essence de
Dieu, a-t-il besoin d’une lumière créée ? 6. Parmi ceux qui voient l’essence de
Dieu, certains la voient-ils plus parfaitement que d’autres ? 7. Un intellect
créé peut-il comprendre l’essence divine ? 8. L’intellect créé qui voit
l’essence divine connaît-il en elle toutes choses ? 9. Ce qu’il connaît là, le
connaît-il au moyen de certaines représentations ? 10. Connaît-il simultanément
tout ce qu’il voit en Dieu ? 11. Un homme peut-il en cette vie voir l’essence
de Dieu ? 12. Pouvons-nous en cette vie connaître Dieu par la raison naturelle
? 13. Au-dessus de la connaissance naturelle, y a-t-il en cette vie une
connaissance de Dieu par la grâce ?
Article 1 — Un
intellect créé peut-il voir l’essence divine ?
Objections :
1. Il semble qu’aucun intellect créé ne peut voir
Dieu dans son essence. En effet, Chrysostome commentant ces mots (Jn 1, 18) : “
Dieu, personne ne l’a jamais vu ”, s’exprime ainsi : “ Ce qu’est Dieu lui-même,
non seulement les prophètes ; mais ni les anges mêmes, ni les archanges ne
l’ont vu. Car, ce qui est d’une nature créée, comment pourrait-il voir ce qui
est incréé ? ” A son tour, Denys, parlant de Dieu, écrit : “ ni la sensibilité
ne l’atteint, ni l’imagination, ni l’opinion, ni la raison, ni la science. ”
2. Tout ce qui est infini, en tant que tel, est
inconnu. Or Dieu est infini, comme on l’a fait voir. Donc, en lui-même, il est
inconnu.
3. L’intellect créé ne peut connaître que ce qui
existe ; car ce qui tombe en premier sous les prises de l’intellect, c’est
l’étant Mais Dieu n’est pas un existant ; il est au-dessus des existants, comme
l’affirme Denys. Il n’est donc pas intelligible, mais dépasse toute
intelligence.
4. Entre le connaissant et le connu, il doit y
avoir quelque proportion, puisque le connu est l’acte du connaissant. Or, il
n’y a nulle proportion entre l’intellect créé et Dieu ; une infinie distance
les sépare. Donc l’intellect créé ne peut voir l’essence de Dieu.
En sens contraire,
on lit dans la 1° épître de Jean (3, 2) : “ Nous le
verrons tel qu’il est. ”
Réponse :
Tout objet est connaissable dans la mesure où il
est en acte. Dieu qui est acte pur sans aucun mélange de puissance est donc en
soi le plus connaissable des objets. Mais ce qui est le plus connaissable en
soi n’est pas connaissable pour une intelligence que cet intelligible dépasse ;
ainsi le soleil, bien que le plus visible des objets, ne peut être vu par
l’oiseau de nuit en raison de l’excès de sa lumière. En raison de quoi,
certains ont prétendu que nul intellect créé ne peut voir l’essence divine.
Mais cette position n’est pas admissible. En effet,
comme la béatitude dernière de l’homme consiste dans sa plus haute opération,
qui est l’opération intellectuelle, si l’intellect créé ne peut jamais voir
l’essence de Dieu, de deux choses l’une : ou il n’obtiendra jamais la
béatitude, ou sa béatitude consistera en une autre fin que Dieu, ce qui est
étranger à la foi. La perfection dernière de la créature raisonnable, en effet,
est en cela qui est pour elle le principe de son être, parce que toute chose
est parfaite dans la mesure où elle rejoint son principe. Et cette opinion est
étrangère aussi à la raison ; en effet, l’homme a le désir naturel, quand il
voit un effet, d’en connaître la cause, et c’est de là que naît chez les hommes
l’admiration. Si donc l’intelligence de la créature raisonnable ne peut pas
rejoindre la cause suprême des choses, un désir de nature demeurera vain. Il
faut donc reconnaître absolument que les bienheureux voient l’essence de Dieu.
Solutions :
1. Les deux autorités qu’on invoque parlent de la
vision compréhensive. Aussi Denys fait-il précéder les paroles alléguées par
ces mots : “ Pour tous, universellement, il ne saurait être embrassé, et ni la
sensibilité, etc. ” De même Chrysostome, après le texte cité écrit : “ Jean
appelle ici vision la très certaine connaissance et la compréhension du Père,
telle que le Père la possède a l’égard du Fils. ”
2. L’infini qui provient de la matière non
déterminée par la forme est de soi inconnu. Car on ne connaît un étant que par
sa forme. Mais l’infini qui provient de ce que la forme n’est pas contractée
par une matière est de soi le plus connu. Or c’est ainsi que Dieu est infini,
et non dans le premier sens, ainsi qu’on l’a établie.
3. Quand on dit que Dieu n’est pas un existant,
cela ne signifie pas qu’il n’existe en aucune manière, mais qu’il est au-dessus
de tout existant, étant lui-même son être. Il ne s’ensuit donc pas qu’il ne
puisse être connu d’aucune manière, mais seulement qu’il dépasse toute
connaissance, c’est-à-dire ne peut être embrassé par aucun intellect créé.
4. Proportion se dit en deux sens : d’une part pour
exprimer un rapport quantitatif ; ainsi le double, le triple, ou l’égal sont
des espèces de proportions ; d’autre part, toute relation d’un terme à un autre
est appelée proportion. En ce sens, il peut y avoir proportion de la créature à
Dieu, car elle est avec lui dans la relation d’effet à cause et de puissance à
acte. L’intellect créé peut ainsi être proportionné à Dieu pour le connaître.
Article
2 — L’essence de Dieu est-elle vue par l’intellect au moyen d’une espèce créée
?
Objections :
1. Il semble bien, car on lit dans la 1° épître de
Jean (3, 2) : “ Nous savons qu’au temps de cette manifestation, nous lui serons
semblables, et nous le verrons tel qu’il est. ”
2. S. Augustin écrit : “ Quand nous connaissons
Dieu, il se forme en nous une certaine ressemblance de Dieu. ”
3. L’intellect en acte est l’intelligible en acte,
comme le sens en acte est le sensible en acte. Or, cela exige que le sens soit
informé par une similitude de la chose qu’il sait, et l’intellect par une
similitude de la chose qu’il connaît. Donc, si Dieu est vu en acte par un
intellect créé, il faut que ce soit au moyen d’une certaine similitude.
En sens contraire,
lorsque l’Apôtre dit (1 Co 13, 12) : “ Nous voyons
maintenant comme dans un miroir, en énigme ”, S. Augustin dit que les mots
miroir, énigme, désignent n’importe quelles similitudes aptes à nous faire
connaître Dieu. Mais voir Dieu par essence n’est pas une vision par énigme ou
miroir ; ces deux modes, au contraire, sont placés en opposition. Ce n’est donc
pas au moyen de similitudes qu’on voit l’essence divine.
Réponse :
Pour toute vision, aussi bien sensible qu’intelligible,
deux conditions sont requises : la faculté de voir, et l’union de la chose vue
avec cette faculté. Il n’y a en effet de vision en acte que par le fait que la
chose vue est d’une certaine manière dans le sujet qui la voit. S’il s’agit de
choses corporelles, il est évident que la chose vue ne peut pas être dans le
sujet par son essence, mais seulement par sa représentation,, ainsi la
représentation de la pierre est dans l’œil et y cause la vision en acte ; dans
l’œil il n’y a pas la substance de la pierre. Mais si une seule et même réalité
était à la fois le principe de la faculté de voir et la chose vue, il
s’ensuivrait que l’objet tiendrait de cette réalité et la faculté de la voir,
et la forme par laquelle il la verrait.
Or, manifestement, Dieu est l’auteur de la faculté
intellectuelle, et il peut être vu par notre intellect. Et puisque la faculté
intellectuelle de la créature n’est pas l’essence divine elle-même, il reste
qu’elle soit une similitude participée de celui qui est l’intellect premier. De
là vient qu’on appelle la faculté intellectuelle créée une certaine lumière
intelligible, comme émanant de la première lumière. Qu’on entende cela de la
faculté naturelle, ou de quelque perfection de grâce ou de gloire surajoutée.
Pour voir Dieu est donc requise, du côté de la faculté de voir, une certaine
similitude de Dieu par laquelle l’intellect est capable de voir Dieu.
Mais du côté de la chose vue, qui doit
nécessairement être unie en quelque manière au sujet qui voit, l’essence divine
ne peut être vue par le moyen d’aucune similitude créée.
1. Parce que, selon Denys, par des similitudes
appartenant à un ordre inférieur on ne peut nullement connaître les choses d’un
ordre supérieur ; par exemple, par l’image d’un corps, on ne peut connaître
l’essence d’une chose incorporelle. Donc, beaucoup moins encore, par une
représentation créée, quelle qu’elle soit, pourra-t-on voir l’essence de Dieu.
2. Parce que l’essence de Dieu est son être même,
ainsi qu’on la montré, ce qui n’appartient à aucune forme créée. Une forme
créée ne peut donc pas être en celui qui voit une similitude représentative de
l’essence même de Dieu.
3. Parce que l’essence divine est quelque chose
d’illimité, contenant en soi suréminemment tout ce qui peut être signifié ou
compris par un intellect créé. Et cela ne peut en aucune manière être
représenté par une espèce créée ; car toute forme créée est circonscrite selon
les limites d’une raison intelligible particulière, comme la sagesse, la
puissance, l’être même ou quelque chose de semblable. Donc, dire que Dieu est
vu au moyen d’une similitude, c’est dire que l’essence divine n’est pas vue, ce
qui est erroné.
On doit donc dire que pour voir l’essence de Dieu
une similitude de Dieu est requise pour la faculté de voir, et c’est la lumière
de la gloire divine qui confère à l’intellect la faculté de voir Dieu, lumière
dont il est dit dans le Psaume (36, 10) : “ Par ta lumière nous verrons la
lumière. ” Mais par aucune similitude créée l’essence de Dieu ne peut être vue,
de telle sorte que cette image représenterait la divine essence telle qu’elle
est en elle-même.
Solutions :
1. Jean parle ici de la similitude qui consiste en
la participation à la lumière de gloire.
2. S. Augustin parle ici de la connaissance de Dieu
en cette vie.
3. L’essence divine, c’est l’être même. Donc, comme
les autres formes intelligibles, qui ne sont pas leur être, sont unies à
l’intellect selon un certain être par lequel elles l’informent et le font
passer à l’acte : ainsi l’essence divine étant intelligible en acte, s’unit à
l’intellect créé, le faisant par là même intelligent.
Article 3 —
L’essence divine peut-elle être vue par les yeux du corps ?
Objections :
1. Il semble que oui car il est écrit (Jb 19, 26) :
“ Dans ma chair je verrai Dieu. ” Et encore (42, 5) : “ Mon oreille t’a entendu
; maintenant mon œil te voit. ”
2. Chez S. Augustin, on trouve également ceci : “
Leurs yeux (des bienheureux dans la gloire) seront rendus plus puissants, non
en ce sens qu’ils aient une vue plus perçante que les serpents et les aigles ;
car quelle que soit l’acuité de leurs regards, ces animaux ne voient jamais que
des corps ; mais en ce sens qu’ils verront des choses incorporelles. ” Or celui
qui voit les choses incorporelles peut être élevé jusqu’à voir Dieu. Donc un
œil glorifié peut voir Dieu.
3. Il semble bien que l’imagination humaine puisse
percevoir Dieu. Isaïe (6, 1) dit en effet : “ J’ai vu le Seigneur assis sur son
trône, etc. ” Or, une vision imaginative a pour origine les sens, car
l’imagination “ est une activité qui procède du sons en acte ”, selon Aristote.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Personne n’a jamais vu Dieu,
ni en cette vie tel qu’il est, ni dans la vie angélique comme les yeux du corps
voient les choses visibles. ”
Réponse :
Il est impossible que Dieu soit vu par l’œil
corporel, ou par n’importe quel autre sens ou faculté de la partie sensitive.
En effet, toute faculté de ce genre est l’acte d’un organe corporel, comme on
le verra plus loin m. Or l’acte est proportionné à ce dont il est l’acte. Il en
résulte qu’une telle faculté ne peut s’étendre au-delà des objets corporels,
comme on l’a montré plus haut n. Il ne peut donc être vu ni par les sens ni par
l’imagination, mais par le seul intellect.
Solutions :
1. Quand Job s’écrie : “ Dans ma chair, je verrai
Dieu mon sauveur ”, il n’entend pas qu’il doive voir Dieu avec son œil de chair
; mais que, étant dans sa chair, après la résurrection, il verra Dieu. De même
quand il dit : “ Maintenant, mon œil te voit ”, il l’entend de l’œil de
l’esprit, comme lorsque l’Apôtre écrit aux Éphésiens (1, 17-18) : “ Que Dieu
vous donne un esprit de sagesse, qui vous le fasse vraiment connaître, et qu’il
éclaire les yeux de votre cœur. ”
2. S. Augustin parle ainsi d’une façon
interrogative et conditionnelle. Avant les paroles citées on lit : “ Ils seront
en effet d’une bien autre puissance (les yeux glorifiés) s’il est vrai que par
eux la nature incorporelle sera vue ” ; mais ensuite il prend position : “ Il
est très vraisemblable que nous verrons alors les corps formant les nouveaux
cieux et la nouvelle terre de manière à percevoir d’une souveraine évidence
Dieu partout présent et gouvernant toutes choses, même les corporelles ; non
pas comme maintenant nous saisissons par notre intelligence les attributs
invisibles de Dieu au moyen de ses œuvres ; mais comme, au milieu d’hommes
vivants, et exerçant les fonctions de la vie, nous voyons au premier regard et
ne croyons pas seulement qu’ils vivent. ” Il est évident que, par ces paroles,
S. Augustin assimile la vision de Dieu par les yeux glorifiés à la façon dont
nous voyons maintenant la vie chez quelqu’un. Or, la vie n’est pas vue par
l’œil corporel comme quelque chose qui serait visible par soi-même, mais comme
accidentellement perceptible : ce n’est pas par le sens qu’elle est connue,
mais, en concomitance immédiate avec la sensation, par une autre faculté
cognitive. Or, qu’aussitôt perçus par le sens de la vue, des corps fassent que
la présence divine soit connue par l’intellect, cela s’explique et par l’acuité
de l’intellect, et par le resplendissement de la clarté divine dans les corps
renouvelés.
3. Dans la vision imaginative on ne voit pas
l’essence de Dieu ; une image est formée dans l’imagination, qui représente
Dieu selon une certaine similitude, comme dans l’Écriture les choses divines
nous sont décrites métaphoriquement.
Article 4 — Une
substance intellectuelle créée, par ses seules facultés naturelles, est-elle
capable de voir l’essence de Dieu ?
Objections :
1. Il le semble, puisque Denys affirme : “ L’ange est
un miroir pur, très clair, recevant en lui, si l’on peut dire, toute la beauté
de Dieu. ” Mais une chose quelconque est vue quand on voit son reflet. Donc,
puisque l’ange, par ses facultés naturelles, se connaît lui-même, il semble que
par elles aussi il connaisse l’essence divine.
2. C’est à cause d’une déficience de notre vue,
corporelle ou intellectuelle, que ce qui est le plus visible, devient pour nous
le moins visible. Mais l’intellect angélique ne souffre d’aucune déficience.
Dieu étant le plus intelligible en soi, il est donc le plus intelligible pour
l’ange, semble-t-il. Donc si, par ses facultés naturelles, l’ange connaît les
autres réalités intelligibles, à bien plus forte raison encore il connaît Dieu.
3. Les sens du corps ne peuvent être élevés à
connaître la substance incorporelle, parce que cela dépasse leur nature. Donc,
si voir Dieu par essence dépasse la nature de tout intellect créé, il semble
que nul intellect créé ne puisse parvenir à voir l’essence de Dieu, ce qui est
erroné, ainsi qu’on l’a reconnu. Il semble donc qu’il soit naturel à
l’intellect créé de voir l’essence divine.
En sens contraire,
on lit (Rm 6, 23) : “ Le don de Dieu, c’est la vie
éternelle. ” Or la vie éternelle consiste dans la vision de l’essence divine,
selon ces mots (Jn 17, 3) : “ La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent,
toi, le seul vrai Dieu. ” Donc voir l’essence de Dieu convient à l’intellect
créé par grâce, et non par nature.
Réponse :
Il est impossible qu’un intellect créé, par ses
facultés naturelles, voie l’essence de Dieu. Car la connaissance consiste en ce
que le connu est dans le connaissant. Or, le connu est dans le connaissant
selon son mode à lui. Ainsi la connaissance, pour chaque connaissant, est
conforme au mode d’être qui convient à sa nature. Donc, si le mode d’existence
d’une chose connaissable surpasse le mode d’être que le connaissant tient de sa
nature, il faut que la connaissance de cette chose soit au-dessus des facultés
naturelles de ce connaissant.
Or il y a dans les choses divers modes d’être.
Certaines sont telles que leur nature ne peut être réalisée que dans une
matière individuelle : c’est le cas des choses corporelles. D’autres sont
telles que leur nature est subsistante par soi, et non dans une matière
quelconque. Mais elles ne sont pas leur être, elles ont l’être : ce sont les
substances incorporelles que nous appelons les anges. Mais ce mode d’être est
propre à Dieu, selon lequel il est son être même subsistant.
Donc, connaître les choses qui n’ont l’être que
dans une matière individuelle nous est connaturel, parce que notre âme, par
laquelle nous connaissons, est elle-même la forme d’une certaine matière.
Toutefois cette âme a deux facultés cognitives. L’une est l’acte d’un organe
corporel. Et à celle-là il est connaturel de connaître les choses selon
qu’elles sont dans une matière individuelle : c’est pourquoi les sens ne
connaissent que le singulier. L’autre faculté cognitive de l’âme est
l’intellect, qui n’est l’acte d’aucun organe corporel. Aussi par l’intellect
nous est-il connaturel de connaître les natures qui, à vrai dire, n’ont l’être
que dans la matière individuelle, mais de les connaître non pas en tant
qu’elles sont dans une matière individuelle, mais selon qu’elles sont
abstraites de la matière par la considération de l’intellect. Aussi au moyen de
l’intellect pouvons nous connaître ces choses-là dans une notion universelle,
ce qui dépasse le pouvoir des sens. A l’intellect angélique, il est connaturel
de connaître les natures qui ont l’être en dehors de la matière. Cela est
au-dessus de la faculté naturelle de l’intellect chez une âme humaine, dans
l’état de la vie présente, parce qu’elle est unie au corps.
Il reste donc que connaître l’être même subsistant
est connaturel au seul intellect divin, et que cette connaissance dépasse les
facultés naturelles de tout intellect créé ; parce que nulle créature n’est son
être, mais a un être participé. Donc l’intellect créé ne peut voir Dieu dans
son essence que si Dieu, par sa grâce, s’unit à cet intellect comme intelligible
pour lui.
Solutions :
1. Il est connaturel à l’ange de connaître Dieu par
la ressemblance de Dieu qui resplendit dans l’ange lui-même. Mais connaître
Dieu par une similitude créée n’est pas le connaître dans son essence, ainsi
qu’on l’a montré. Il ne s’ensuit donc pas que l’ange, par ses facultés
naturelles, puisse connaître l’essence de Dieu.
2. L’intellect angélique est sans défaut, si le mot
“ défaut ” est entendu au sens de privation, comme si l’ange manquait de ce
qu’il doit avoir. Mais si ce mot est pris comme une négation, toute créature,
comparée à Dieu, est en défaut, n’ayant pas l’excellence que l’on trouve en
Dieu.
3. Le sens de la vue, tout à fait matériel, ne peut
d’aucune façon être élevé à l’immatériel. Mais notre intellect, comme
l’intellect angélique, étant par nature élevé d’une certaine manière au-dessus
de la matière, peut être par grâce élevé à quelque chose de plus haut, au-delà
de sa nature. Un signe de cette différence, c’est que la vue ne peut aucunement
connaître dans une représentation abstraite ce qu’elle connaît dans l’existence
concrète ; d’aucune manière en effet elle ne perçoit une nature si ce n’est en
sa réalisation concrète. Au contraire, notre intellect peut considérer à l’état
abstrait ce qu’il connaît dans le concret. Car, bien qu’il connaisse des choses
dont la forme est unie à une matière, il résout ce composé en ses deux éléments
et considère à part la forme en elle-même. Pareillement, l’intellect de l’ange,
bien qu’il lui soit connaturel d’appréhender l’être qui se concrétise dans une
nature particulière, peut cependant mettre à part l’être même, se connaissant
lui-même comme autre que son être. Ainsi l’intellect créé ayant une nature qui
le rend capable d’appréhender la forme concrète et l’être concret de façon
abstraite, au moyen d’une sorte d’analyse, il lui est possible d’être élevé par
la grâce jusqu’à connaître la substance séparée subsistante, et l’être séparé
subsistant.
Article 5 — L’intellect créé, pour voir l’essence divine, a-t-il besoin
d’une lumière créée ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, parmi les choses
sensibles, ce qui est lumineux par soi-même n’a pas besoin, pour être vu, d’une
autre lumière : de même dans les réalités intelligibles. Or Dieu est la lumière
intelligible. Donc il n’est pas vu par le secours d’une lumière créée.
2. Si Dieu est vu par intermédiaire, il n’est pas
vu par son essence. Mais s’il est vu par une lumière créée, il est vu par
intermédiaire. Donc il n’est pas vu par son essence.
3. Ce qui est créé, rien n’empêche que cela
appartienne à la nature d’une créature. Donc si c’est par une lumière créée que
l’essence divine est vue, cette lumière pourra être naturelle à quelque
créature. Et ainsi cette créature n’aura pas besoin pour voir Dieu d’une autre
lumière. Or cela est impossible 5. Il n’est donc pas nécessaire que toute
créature, pour voir l’essence de Dieu, requière une lumière surajoutée.
En sens contraire,
le Psaume (36, 10) dit : “ Par ta lumière nous
verrons la lumière. ”
Réponse :
Tout ce qui est élevé à quelque chose qui dépasse
sa nature, il faut qu’il y soit préparé par une disposition qui vienne de plus
haut que sa nature ; ainsi l’air, s’il doit recevoir la forme du feu, il faut
qu’il y soit préparé par une disposition qui corresponde à cette nouvelle
forme. Or, quand un intellect créé voit Dieu par essence, l’essence même de
Dieu devient la forme intelligible de l’intellect. Il faut donc que quelque
disposition surnaturelle lui soit surajoutée, pour qu’il s’élève à une telle
sublimité. Puisque la vertu naturelle de l’intellect créé ne suffit pas à voir
l’essence divine, ainsi qu’on l’a montré, il faut donc que par un effet de la
grâce divine cette vertu en lui soit surdéveloppée. Et cet accroissement de
force intellectuelle, nous l’appelons une illumination de l’intellect, comme
nous appelons l’intelligible lui-même une lumière, un éclat. Telle est la
lumière dont l’Apocalypse (21, 23) dit : “ La clarté de Dieu illuminera ” la
société des bienheureux qui verront Dieu. Par la vertu de cette lumière, les
bienheureux deviennent déiformes, c’est-à-dire semblables à Dieu, selon la 1°
épître de S. Jean (3, 2) . “ Au temps de cette manifestation, nous lui seront
semblables, et nous le verrons tel qu’il est. ”
Solutions :1. Si une lumière créée est nécessaire
pour voir l’essence de Dieu, ce n’est pas que par elle l’essence divine soit
rendue intelligible, car elle est intelligible par elle-même, mais c’est pour
que l’intellect reçoive le pouvoir de la connaître, à la façon dont une faculté
est rendue par l’habitus plus efficace à l’égard de son acte. Comme aussi la
lumière corporelle est nécessaire pour voir les choses extérieures, en tant
qu’elle rend le milieu transparent en acte, de telle sorte que la lumière
puisse agir sur la vue.
2. Si cette lumière est requise pour voir l’essence
divine, ce n’est pas à la manière d’une similitude dans laquelle Dieu serait vu
; elle perfectionne l’intellect, accroissant son pouvoir, afin qu’il soit à
même de voir Dieu. On peut exprimer la différence en disant : Elle est un
médium non pas dans lequel on voit Dieu, mais sous l’action duquel Dieu est vu.
Et cela ne supprime pas la vision immédiate de Dieu.
3. Une disposition à la forme du feu ne peut être
naturelle qu’à ce qui a la forme du feu. De même, la lumière de gloire ne
saurait être naturelle à la créature, à moins que cette créature ne soit d’une
nature divine, ce qui est impossible. Nous venons de dire que par cette
lumière, la créature rationnelle devient déiforme.
Article 6 — Parmi
ceux qui voient l’essence de Dieu, certains la voient-ils plus parfaitement que
d’autres ?
Objections :
1. Il semble que non, puisque la l° épître de Jean
(3, 2) affirme : “ Nous le verrons tel qu’il est. ” Mais Dieu n’a qu’une seule
façon d’être. Donc il sera vu par tous de la même façon, et non plus
parfaitement ou moins.
2. Pour S. Augustin “intellectuellement, nul ne
peut connaître une seule chose plus qu’un autre ”. Or, tous ceux qui voient
Dieu par essence connaissent intellectuellement l’essence divine ; car c’est
par l’intellect que Dieu est vu, non par les sens, ainsi qu’on l’a dit. Donc
parmi tous ceux qui voient l’essence divine, nul ne la voit plus clairement que
l’autre.
3. Que quelque chose soit vu par un autre plus
parfaitement, cela peut provenir, soit de l’objet à voir, soit de la faculté de
voir. Du côté de l’objet, cela peut résulter de ce que l’objet est reçu dans le
sujet plus parfaitement, c’est-à-dire par une similitude plus parfaite ; mais
cela est hors de propos ici, car ce n’est pas par l’intermédiaire d’une
similitude, c’est par son essence même que Dieu est présent à l’intellect qui
voit son essence. Il reste donc que si l’un voit plus parfaitement que l’autre,
cela tienne à une différence de pouvoir entre les intelligences. Dans ce cas,
celui dont la puissance intellectuelle est naturellement plus élevée verrait
davantage. Or cela ne peut s’admettre, car il est promis aux hommes, à l’égard
de la béatitude, d’être les égaux des anges.
En sens contraire,
la vie éternelle consiste dans la vision de Dieu,
selon cette parole en S. Jean (17, 3) : “ La vie éternelle, c’est qu’ils te
connaissent, toi, le seul vrai Dieu. ” Donc, si tous voient également l’essence
de Dieu dans la vie éternelle, tous seront égaux, ce qui s’oppose au dire de
l’Apôtre (1 Co 15, 41) : “ L’étoile diffère de l’étoile en clarté. ”
Réponse :
Il faut dire que, parmi ceux qui verront l’essence
de Dieu, l’un la verra plus parfaitement que l’autre. Cela, certes, ne viendra
pas d’une similitude, ainsi qu’on l’a montré ‘. Cela proviendra de ce que
l’intellect de l’un aura une plus grande efficacité, un plus grand pouvoir de
voir Dieu. Cependant, la faculté de voir Dieu appartient à l’intellect créé non
par nature, mais par la lumière de gloire, qui établit l’intellect dans une
certaine déiformité, ainsi qu’on l’a exposé. Dés lors, un intellect participant
davantage de cette lumière de gloire verra Dieu plus parfaitement. Or celui-là
participera davantage de la lumière de gloire qui a le plus de charité ; car,
plus grande est la charité, plus grand est le désir. Et le désir rend d’une
certaine manière l’être qui désire apte et préparé à recevoir l’objet désiré.
Par suite, celui qui aura plus de charité verra Dieu plus parfaitement, et il
sera plus heureux.
Solutions :
1. Lorsqu’on dit : “ Nous le verrons tel qu’il
est”, la locution “ tel que ” entend déterminer le mode de vision par rapport à
la chose vue, ce qui signifie : Nous le verrons être tel qu’il est ; car nous
verrons son être même, qui est son essence. Mais cela n’exprime pas le mode de
vision par rapport à celui qui voit, et le sens n’est donc pas que la manière
de voir Dieu sera parfaite comme est parfait le mode d’être en Dieu.
2. Par là se résout également, la deuxième
objection. Lorsqu’on dit d’une même chose que l’un ne la connaît pas mieux que
l’autre, cela est vrai si on le réfère à la chose connue ; car celui qui juge
de la chose autrement qu’elle n’est n’en a pas une connaissance vraie. Mais
cela n’est plus exact si on le rapporte à la façon de connaître ; car la
connaissance de l’un est plus parfaite que celle de l’autre.
3. La diversité de vision ne proviendra pas de
l’objet, puisque le même objet, qui est l’essence divine, sera rendu présent à
tous ; elle ne tiendra pas non plus à diverses participations de l’objet par
des similitudes différentes ; elle proviendra de la diversité de la faculté
intellectuelle, non selon la nature, mais selon la gloire, comme on vient de le
dire.
Article 7 — Un
intellect créé peut-il comprendre l’essence divine ?
Objections :
1. C’est ce que paraît affirmer ce texte de l’Apôtre
(Ph 3, 12) : “Je poursuis ma course pour tâcher de le saisir. ” Or l’Apôtre ne
courait pas en vain, car il dit (1 Co 9,26) : “Je cours, non à l’aventure. ”
Donc lui-même comprend Dieu, et pour la même raison les autres, qu’il y invite
en ces termes (1 Co 9, 24) : “ Courez de manière à saisir (comprehendere). ”
2. Comme dit S. Augustin v “ Comprendre une chose,
c’est la voir si bien dans sa totalité que rien d’elle n’échappe. ” Mais si
Dieu est vu par essence, il est vu dans sa totalité, et rien de lui n’échappe à
celui qui le voit ; car Dieu est simple. Donc, quiconque le voit par essence le
comprend.
3. Si l’on dit qu’il est vu tout entier, mais non
totalement, on peut objecter : “ Totalement ” se rapporte ou à la façon de
voir, ou à la chose vue. Mais celui qui voit Dieu par essence le voit
totalement en ce qui concerne la chose vue, car il le voit tel qu’il est, ainsi
qu’on l’a dit de même, il le voit totalement quant à la manière de le voir, car
toute sa force intellectuelle s’applique à voir l’essence de Dieu. Donc,
quiconque voit Dieu par essence le voit complètement ; donc il le comprend.
En sens contraire,
on lit dans Jérémie (32,18.19 Vg) : “ Toi, le Dieu
grand et fort, dont le nom est Seigneur de l’univers, grand dans tes desseins
et incompréhensible dans tes pensées. ”
Réponse :
Comprendre Dieu est impossible à un intellect créé
quel qu’il soit ; mais que notre esprit l’atteigne de quelque manière, c’est
déjà une grande béatitude, selon S. Augustin.
Pour en avoir l’évidence, il faut savoir que “
comprendre ” c’est connaître parfaitement, c’est-à-dire connaître un objet
autant qu’il est connaissable. Aussi, lorsqu’une vérité est démontrable
scientifiquement, celui qui ne la connaît qu’à la manière d’une opinion, pour
une raison seulement plausible, ne la comprend pas. Par exemple, si quelqu’un
sait par démonstration que la somme des trois angles d’un triangle est égale à
deux droits, il comprend cette vérité ; mais si un autre la reçoit comme
probable par le fait que des savants ou la plupart des hommes l’affirment
ainsi, celui-là ne comprend pas ; car il ne parvient pas à cette manière
parfaite de connaissance dont cette vérité est susceptible.
Or, nul intellect créé ne peut parvenir à cette
manière parfaite de connaître l’essence divine telle qu’elle est connaissable,
et en voici la preuve. Un objet quelconque est connaissable dans la mesure où
il est un être en acte. Dieu, dont l’être est infini, ainsi qu’on l’a fait
voir, est donc infiniment connaissable. Or, nul intellect créé ne peut connaître
Dieu infiniment. En effet, un intellect créé connaît l’essence divine plus
parfaitement ou moins selon qu’il est pénétré d’une plus grande ou d’une
moindre lumière de gloire. Puisque la lumière de gloire, qui est créée, dans
quelque intellect créé qu’elle soit reçue, ne peut jamais y être infinie, il
est donc impossible qu’un intellect créé connaisse Dieu infiniment. Par suite,
est impossible qu’il ait de Dieu une connaissance compréhensive.
Solutions :
1. “ Comprendre ” a deux sens. L’un, strict et propre,
exprimant l’inclusion de l’objet dans le sujet qui comprend. Ainsi, Dieu n’est
compris d’aucune manière, ni par un intellect ni autrement, car, infini, il ne
peut être inclus dans rien de fini, ce qui ferait que quelque chose de fini
l’envelopperait infiniment, comme il est infini lui-même. Or c’est en ce sens
que nous parlons de “ comprendre ”. Mais ce mot peut avoir un autre sens, plus
large, suivant lequel la compréhension est opposée à la quête. En effet, celui
qui atteint quelqu’un, le tenant désormais, est dit le saisir (comprehendere).
C’est ainsi que Dieu est compris par les élus, selon ce mot du Cantique (3, 4)
: “ Je l’ai saisi, je ne le lâcherai pas. ” Et tel est le sens des formules
employées par l’Apôtre. La “ compréhension ” est alors un des trois dons de
l’âme bienheureuse, correspondant à l’espérance comme la vision correspond à la
foi, et la jouissance à l’amour de charité. Parmi nous, tout ce qui est vu
n’est pas pour cela tenu et possédé ; car on voit bien des choses à distance,
bien des choses qui ne sont pas en notre pouvoir. Nous ne jouissons pas non
plus de tous les biens que nous avons, soit parce qu’on n’y trouve pas de
plaisir, soit parce qu’ils ne sont pas la fin ultime de notre désir, capables
d’assouvir le désir et de l’apaiser. Mais en Dieu, les élus ont ces trois
choses : car ils voient Dieu ; le voyant ils le tiennent présent, parce qu’il
est en leur pouvoir de le voir sans cesse, et en le tenant ils en jouissent,
comme de la fin ultime qui comble le désir.
2. Quand on dit que Dieu est incompréhensible, on
ne veut pas signifier que quelque chose de lui ne soit pas vu ; on entend qu’il
n’est pas vu aussi parfaitement qu’il est visible. Lorsqu’une proposition
susceptible de démonstration est connue par une raison simplement plausible,
rien d’elle ne demeure inconnu pour autant, ni le sujet, ni le prédicat, ni
leur lien ; mais, tout entière, cette proposition est connue avec moins de
perfection qu’elle n’est connaissable. Ainsi S. Augustin définit-il la
compréhension en disant : “ Un objet est compris quand on le voit de telle
sorte que rien de lui n’échappe à celui qui voit ; ou bien quand ses limites
peuvent être enveloppées du regard. ” En effet, on enveloppe du regard les
limites de la chose connue quand on parvient au terme de sa cognoscibilité.
3. “ Totalement ” concerne la manière d’être de
l’objet ; non pas en ce sens que toute sa manière d’être ne soit pas connue,
mais parce que le mode d’être de l’objet n’est pas celui de l’être connaissant.
Donc celui qui voit Dieu par son essence voit en lui qu’il existe infiniment et
qu’il est infiniment connaissable ; mais ce mode d’infinité n’appartient pas à
celui qui connaît, en ce sens que lui-même connaîtrait infiniment. C’est ainsi
qu’on peut connaître avec probabilité qu’une proposition est démontrable, sans
connaître soi-même sa démonstration.
Article
8 — L’intellect créé qui voit l’essence divine connaît-il en elle toutes choses
?
Objections :
1. Il semble que ceux qui voient Dieu par essence
voient en lui toutes choses, car S. Grégoire écrit : “ Que ne verront-ils pas,
ceux qui voient Celui qui voit tout ? ” Mais Dieu est celui qui voit tout. Donc
ceux qui voient Dieu voient tout.
2. Celui qui voit un miroir voit tout ce qui s’y
reflète. Or, tout ce qui vient à l’être ou qui peut y venir se reflète en Dieu
comme dans un miroir, car Dieu lui-même connaît en lui toutes choses. Donc,
quiconque voit Dieu voit tout ce qui existe et tout ce qui peut exister.
3. Qui connaît le plus peut aussi connaître le
moins, comme il est dit au traité De l’Ame. Or, tout ce que Dieu fait ou peut
faire est moindre que son essence. Donc quiconque connaît Dieu peut connaître
tout ce que Dieu fait ou peut faire.
4. La créature raisonnable désire naturellement
tout savoir. Si, en voyant Dieu, elle ne sait pas toutes choses, son désir
naturel ne sera donc pas apaisé, et ainsi, même en voyant Dieu, elle ne sera
pas bienheureuse, ce qui est contradictoire.
En sens contraire,
les anges voient Dieu par essence ; et pourtant,
ils ne savent pas tout. Selon Denys ‘, “ les anges inférieurs sont purifiés de
l’ignorance par les anges supérieurs ”. En outre, les anges ignorent les futurs
contingents et les pensées des cœurs, objets connus de Dieu seul. Donc, tous
ceux qui voient l’essence de Dieu ne voient pas tout.
Réponse :
Il faut dire que l’intellect créé, en voyant
l’essence de Dieu, ne voit pas en elle tout ce que Dieu fait ou peut faire. Car
il est manifeste que les choses qui sont vues en Dieu, sont vues comme elles
sont en lui. Or toutes choses autres que Dieu sont en Dieu comme des effets
sont dans leur cause, c’est-à-dire virtuellement. Donc, toutes choses sont vues
en Dieu comme l’effet est vu dans la cause. Mais il est clair que plus
parfaitement une cause est vue, plus nombreux sont les effets qu’on peut voir
en elle. Car un esprit supérieur, si on lui soumet un principe de
démonstration, en tire aussitôt des conclusions multiples ; il n’en est pas de
même pour un esprit plus faible, lequel a besoin qu’on lui explique chaque
chose en détail. Donc cet intellect peut connaître dans une cause tous les
effets et toutes les raisons de ces effets, s’il comprend la cause totalement.
Or, nul intellect créé ne peut comprendre totalement Dieu, on l’a montré d.
Donc, nul intellect créé, en voyant Dieu, ne peut connaître tout ce que Dieu
fait ou peut faire ; car cela serait comprendre tout son pouvoir 10. Mais,
parmi toutes les choses que Dieu fait ou peut faire, un intellect en connaît
d’autant plus qu’il voit Dieu plus parfaitement.
Solutions :
1. S. Grégoire parle ici en se plaçant du côté de
l’objet, Dieu, qui pour ce qui est de lui contient et fait voir suffisamment
toutes choses. Mais il ne s’ensuit pas que quiconque voit Dieu connaisse toutes
les choses, parce qu’il ne le comprend pas parfaitement.
2. Celui qui voit un miroir ne voit pas
nécessairement tout ce qui s’y reflète, à moins qu’il n’embrasse du regard le
miroir.
3. Bien que voir Dieu soit plus grand que voir tout
le reste ; cependant il est plus grand de voir Dieu de telle manière que toutes
choses sont connues en lui, que de le voir sans que toutes choses, mais
seulement peu ou beaucoup soient connues en lui. Or, on vient de montrer que la
quantité des choses que l’on connaît en Dieu dépend du mode plus ou moins
parfait dont on le voit.
4. Le désir naturel de la créature raisonnable est
de savoir toutes ces choses dont la connaissance constitue la perfection de
l’intellect : ce sont les genres et les espèces des choses, et leurs essences.
Cela, tout élu voyant l’essence divine le verra. Quant à connaître les
singuliers autres que lui-même, et leurs pensées et leurs actions, cela n’est
pas requis par la perfection de l’intellect, et son désir naturel ne s’étend
pas à cela, et pas davantage à connaître les choses qui n’existent pas, mais
que Dieu pourrait faire. Si cependant, Dieu seul était vu, lui qui est la
source et le principe de tout l’être et de toute la vérité, il comblerait le
désir naturel de savoir de telle façon qu’on ne chercherait rien d’autre et
qu’on serait bienheureux. C’est ce qui fait dire à S. Augustin : “ Malheureux
(mon Dieu), l’homme qui connaît toutes ces choses (les créatures) et cependant
t’ignore ! Bienheureux celui qui te connaît, ignorât-il tout le reste ! Mais
qui connaît à la fois toi et toutes choses n’est pas plus heureux à cause de
ces choses ; il est bienheureux à cause de toi seul. ”
Article 9 — Ce
que l’intellect créé connaît en Dieu, le connaît-il au moyen de certaines
représentations ?
Objections :
1. Il semble que ce que voient en Dieu ceux qui
voient l’essence divine soit vu au moyen de certaines représentations. Car
toute connaissance a lieu par une assimilation du sujet connaissant à l’objet
connu. En effet, l’intellect en acte devient l’objet connu en acte comme le
sens en acte devient l’objet sensible en acte, en tant que le sens est informé
par une similitude de celui-ci, par exemple la pupille par la similitude de la
couleur. Si l’intellect d’un élu qui voit Dieu par essence voit en Dieu
quelques créatures, il faut donc qu’il soit informé par les similitudes de ces
créatures.
2. Nous gardons en mémoire ce que nous avons
d’abord vu. Or, S. Paul, voyant l’essence divine dans un ravissement, au dire
de S. Augustin, s’est souvenu, après qu’il eut cessé de voir l’essence de Dieu,
de beaucoup de choses qu’il avait vues dans son extase, puisqu’il dit (2 Co 12,
4) qu’il “ entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à un homme
de dire ”. Il faut donc affirmer que certaines représentations des choses dont
il s’est souvenu sont demeurées dans son esprit. Et pour la même raison, quand
il voyait l’essence de Dieu présente, il avait des similitudes ou
représentations des créatures qu’il voyait en elle.
En sens contraire,
le miroir et toutes les choses qui y apparaissent,
sont vues dans une représentation unique. Or, tout ce que l’on voit en Dieu, on
le voit là comme dans un miroir intelligible. Donc, si Dieu même n’est pas vu
par similitude, mais par son essence, les choses vues en lui ne le seront pas
non plus par similitudes ou représentations.
Réponse :
Ceux qui voient Dieu par son essence ne voient pas
les choses qu’ils voient en lui par des représentations, mais par l’essence
divine elle-même en tant qu’elle est unie à leur intellect. En effet, on
connaît une chose selon que sa similitude est dans le sujet connaissant. Mais
cela peut se produire de deux façons. Puisque deux choses semblables à une
troisième sont semblables entre elles, une vertu cognitive peut être assimilée
à un objet connaissable de deux manières. D’abord par lui-même, quand,
directement, elle est informée par sa similitude : alors, la chose est connue
en elle-même. En second lieu, selon que la vertu cognitive est informée par la
représentation d’un autre qui lui est semblable, et dans ce cas, on ne dit pas
que la chose est connue en elle-même, mais dans son semblable. Car autre est la
connaissance d’un homme en lui-même, autre celle qu’on acquiert à regarder son
portrait. Ainsi, connaître les choses par leurs similitudes existant dans le
connaissant, c’est les connaître en elles-mêmes, dans leurs propres natures ;
mais les connaître selon que leurs ressemblances préexistent en Dieu, c’est les
voir en Dieu. Et ces deux connaissances diffèrent. En conséquence, si l’on
parle de la connaissance par laquelle ceux qui voient Dieu connaissent en lui
les choses, ce n’est pas par des similitudes autres qu’elles-mêmes qu’elles
sont vues, mais par la seule essence divine présente à l’esprit, et par
laquelle on voit Dieu lui-même.
Solutions :
1. L’intellect de celui qui voit Dieu est assimilé
aux choses qu’il voit en Dieu, étant uni à l’essence divine, dans laquelle
préexistent les ressemblances de toutes choses.
2. Il y a des facultés cognitives qui, à partir de
représentations formées en un premier temps, peuvent former d’autres images.
Ainsi, l’imagination, en combinant l’image d’une montagne et l’image de l’or,
se représente une montagne d’or ; l’intellect, ayant d’abord conçu le genre et
la différence, forme la notion d’espèce. De la même façon, en partant de la
similitude d’une image, nous pouvons former en nous la représentation de la
chose que représente cette image. C’est ainsi que S. Paul, ou tout autre,
voyant Dieu, peut se former en lui-même, à partir de l’essence divine, des
représentations des choses qu’il voit dans cette essence. C’est une représentation
de ce genre qui est demeurée dans l’esprit de S. Paul, après qu’il eut cessé de
voir l’essence divine. Cependant, cette vision des choses par des espèces ainsi
conçues est un autre mode de connaissance que la vue des choses en Dieu.
Article 10 —
L’intellect créé connaît-il simultanément tout ce qu’il voit en Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non car, selon le Philosophe, a il
arrive que l’on sache beaucoup de choses ; mais on n’élicite qu’une
intellection à la fois ”. Or, ce qu’on voit en Dieu, on le connaît par un acte
d’intellection, puisque c’est par l’intellect qu’on voit Dieu. Donc il n’arrive
pas à ceux qui voient Dieu d’y voir simultanément plusieurs choses.
2. D’après S. Augustin, “ Dieu meut la créature
spirituelle dans le temps ”, à savoir par des pensées et des affections
successives. Or la créature spirituelle dont on parle, c’est l’ange, qui voit
Dieu. Donc, ceux qui voient Dieu pensent et aiment par des actes successifs ;
car le temps implique succession.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Nos pensées ne seront pas
changeantes, allant et venant d’un objet à un autre ; tout ce que nous saurons,
nous le verrons d’un seul regard. ”
Réponse :
Les choses qui sont vues dans le Verbe ne sont pas
vues successivement, mais simultanément. Pour s’en convaincre, il faut songer
que si nous ne pouvons pas connaître simultanément plusieurs choses, c’est
parce que nous les connaissons par plusieurs représentations, et que
l’intellect d’un même homme ne peut pas simultanément être informé en acte par
des représentations diverses, pour connaître par leur moyen. Il en est comme
d’un corps, qui ne peut pas revêtir à la fois plusieurs figures. Aussi
arrive-t-il que des choses nombreuses, si elles peuvent être connues par le
moyen d’une seule représentation, sont connues simultanément. Par exemple, si
les diverses parties d’un même tout sont connues au moyen de représentations
propres à chacune, elles sont connues successivement, non simultanément ; mais
si ces parties diverses sont comprises sous la représentation du tout, elles
sont comprises simultanément. Or, nous avons montré que les choses vues en Dieu
n’y sont pas vues chacune par sa propre représentation, mais que toutes sont
vues par l’unique essence divine ; c’est pourquoi elles sont vues de façon simultanée
et non successive.
Solutions :
1. Nous ne connaissons qu’une chose à la fois, par
notre intellect, en ce sens que nous ne connaissons que par une seule
représentation. Mais plusieurs choses, comprises en une seule représentation,
sont connues simultanément : ainsi dans la représentation de l’homme nous
connaissons l’animal et le raisonnable, dans la représentation de la maison, le
mur et le toit.
2. Les anges, quant à leur connaissance naturelle
qui leur fait connaître les choses par diverses représentations infuses, ne
connaissent pas tout simultanément, et ainsi, quant à l’intellect, ils sont mûs
dans le temps. Mais en tant qu’ils voient les choses en Dieu, ils les voient
simultanément.
Article 11 — Un
homme peut-il en cette vie voir l’essence de Dieu ?
Objections :
1. Il semble bien, car Jacob dit (Gn 32, 31) : “
J’ai vu Dieu face à face. ” Or, voir Dieu face à face, c’est le voir par son
essence, comme on le constate chez S. Paul, qui dit (1 Co 13, 12) : “
Maintenant, nous voyons comme dans un miroir, en énigme ; alors nous verrons
face à face. ”
2. Dieu dit au sujet de Moïse (Nb 12, 8) : “ Je lui
parle bouche à bouche. Il voit Dieu à découvert et non en énigmes. ” Mais c’est
là voir Dieu par son essence. Donc cette vision est possible, même en cette
vie.
3. D’ailleurs, ce en quoi nous connaissons tout et
par quoi nous jugeons de tout le reste doit nous être connu par soi-même. Or,
même maintenant, nous connaissons tout en Dieu ; car S. Augustin écrit : “ Si
tous deux nous voyons que ce que tu dis est vrai, si tous les deux aussi nous
voyons que ce que je dis est vrai, où donc, je te prie, le voyons-nous ? Non
pas moi en toi ; ni toi en moi ; mais tous deux dans l’immuable vérité
elle-même, qui est au-dessus de nos intelligences. ” Ailleurs, le même S.
Augustin dit : “ C’est d’après la vérité divine, que nous jugeons de toutes
choses ”, et ailleurs encore, il affirme : “ Il appartient à la raison de juger
des choses corporelles d’après les notions incorporelles et éternelles, notions
qui, si elles n’étaient au-dessus de l’âme humaine, ne seraient pas immuables.
” Donc, en cette vie même nous voyons Dieu.
4. D’après S. Augustin encore, nous voyons d’une
vision intellectuelle tout ce qui est dans l’âme par son essence. Mais la
vision intellectuelle atteint les réalités intelligibles non par des
similitudes, mais par leurs essences, comme il le dit dans ce passage même.
Donc, puisque Dieu est dans notre âme par son essence, par son essence
également il est vu par nous.
En sens contraire,
Dieu dit (Ex 33, 20) : “ L’homme ne pourra pas me
voir et vivre. ” Sur quoi la Glose écrit : “ Tant qu’on vit ici-bas de la vie
mortelle, on peut voir Dieu par des images, mais non par la représentation même
de sa nature. ”
Réponse :
Un homme purement homme ne peut voir Dieu par son
essence, à moins de quitter cette
vie mortelle. La raison en est que le mode de
connaître dépend du mode d’être du connaissant, on l’a dit. Or, notre âme, tant
que nous vivons en cette vie, a l’être dans une matière corporelle ; et de ce
fait, par nature, elle ne connaît que les choses dont la forme est unie à la
matière, ou du moins qui peuvent être connues par l’intermédiaire de celles-là.
Mais il est manifeste que par l’intermédiaire des choses matérielles l’essence
divine ne peut être connue ; car on a montré plus haut que la connaissance de
Dieu par le moyen d’une similitude créée quelconque n’est pas la vue de son
essence. Il est donc impossible à l’âme humaine, tant qu’elle vit de la vie
d’ici-bas, de voir l’essence divine. Le signe en est que plus notre âme
s’abstrait des choses corporelles, plus elle devient capable de connaître les
choses intelligibles, abstraites de la matière. De là vient que dans les songes
et dans l’arrêt des impressions sensibles, on perçoit mieux les révélations
divines et les présages de l’avenir. Donc, que l’âme soit élevée jusqu’à
l’intelligible transcendant qu’est l’essence divine, cela ne peut être, tant
qu’on est dans cette vie mortelle.
Solutions :
1. Selon Denys, on dit dans l’Écriture que
quelqu’un a vu Dieu pour dire que se sont formées quelques figures perceptibles
ou imaginaires, représentant le divin par quelque similitude. Donc, lorsque
Jacob s’écrie : “ J’ai vu Dieu face à face ”, on doit le rapporter non à
l’essence divine elle-même, mais à quelque figure qui représentait Dieu. Et
cela appartient à un sommet de la prophétie, de voir Dieu qui parle, même dans
une vision imaginative. Nous verrons cela plus tard quand nous parlerons des
degrés de la prophétie. Ou encore Jacob disait cela pour désigner une
contemplation intellectuelle éminente.
2. De même que Dieu opère surnaturellement des
miracles dans le monde des corps, de même il a, surnaturellement et en dehors
de l’ordinaire, élevé jusqu’à la vision de son essence l’esprit de certains
hommes, vivant dans la chair, mais ne se servant pas alors des sens charnels.
C’est ce que S. Augustin dit de Moïse, le docteur des Juifs, et de S. Paul,
docteur des nations. Mais nous en traiterons plus complètement quand nous
parlerons du ravissement.
3. On dit que nous voyons tout en Dieu, que nous
jugeons de toutes choses d’après Dieu, en ce sens que c’est par participation à
la lumière divine que nous connaissons toutes choses et que nous en jugeons.
Car la lumière naturelle de la raison elle-même est une certaine participation
de cette lumière. Ainsi nous disons voir et juger toutes les choses sensibles “
dans le soleil ”, c’est-à-dire à sa lumière. C’est pourquoi S. Augustin a pu
écrire : “ Les objets des sciences forment un spectacle qui ne peut être vu
s’il n’est comme éclairé par son soleil ”, à savoir par Dieu. Donc, comme il
n’est pas nécessaire pour voir sensiblement quelque chose qu’on voie la
substance même du soleil, de même il n’est pas nécessaire non plus, pour voir
quelque chose intellectuellement, qu’on voie l’essence de Dieu.
4. Cette vision intellectuelle concerne les choses
qui sont dans l’âme par leur essence comme les intelligibles sont dans
l’intellect. C’est ainsi que Dieu est dans l’âme des bienheureux, mais non dans
la nôtre, où il ne se trouve que par présence, essence et puissance.
Article 12 —
Pouvons-nous, en cette vie, connaître Dieu par la raison naturelle ?
Objections :
1. Il semble que non, car Boèce écrit : “ La raison
ne peut saisir une forme pure. ” Or Dieu est la forme pure par excellence,
comme on l’a montré plus haut. Donc la raison naturelle ne peut parvenir à sa
connaissance.
2. Aristote nous dit que sans représentation
imaginative, l’âme ne peut rien concevoir ; mais puisque Dieu est incorporel
nous ne pouvons en avoir une telle image.
3. Connaître par la raison naturelle est commun aux
bons et aux mauvais, comme la nature elle-même. Or la connaissance de Dieu est
réservée aux bons, car S. Augustin déclare : “ Le regard de l’esprit humain ne
pénètre pas dans une lumière aussi transcendante, s’il n’est pas purifié par la
sainteté de la foi. ”
En sens contraire,
Paul dit (Rm 1, 19) : “ Ce qu’on peut connaître de
Dieu est pour eux (les païens) manifeste ”, et il s’agit de ce qu’on peut
connaître de Dieu par la raison naturelle.
Réponse :
Notre connaissance naturelle prend son origine des
sens, et il s’ensuit que notre connaissance naturelle peut s’étendre aussi loin
que les objets sensibles. Or, à partir des objets sensibles, notre intellect ne
peut parvenir jusqu’à voir l’essence divine ; car les créatures sensibles sont
des effets de Dieu qui n’égalent pas la vertu de leur cause. Pour cette raison,
à partir de la connaissance des choses sensibles, on ne peut connaître toute la
puissance de Dieu, ni par suite voir son essence.
Toutefois, puisque les effets dépendent de la
cause, nous pouvons être conduits par eux à connaître ici de Dieu qu’il est, et
à connaître les attributs qui lui conviennent comme à la cause première
universelle, transcendant tous ces effets. Donc, nous connaissons sa relation
aux créatures, à savoir qu’il est cause de toutes ; et la différence des
créatures par rapport à lui, qui consiste en ce qu’il n’est lui-même rien de ce
que sont ses effets ; nous savons enfin que ces attributs, on ne les lui refuse
pas comme lui faisant défaut, mais parce qu’il est trop au-dessus d’eux.
Solutions :
1. La raison ne peut atteindre à une forme simple
de façon à savoir ce qu’elle est, mais elle peut savoir d’elle qu’elle est.
2. Dieu est connu naturellement au moyen des images
de ses effets.
3. La connaissance de Dieu par essence, étant un
effet de la grâce, ne peut appartenir qu’aux bons ; mais la connaissance de
Dieu par la raison naturelle peut convenir aux bons et aux mauvais. C’est
pourquoi S. Augustin, dans ses Rétractations, s’exprime ainsi : “Je n’approuve
pas ce que j’ai dit dans cette prière : "O Dieu, qui as voulu que seuls
les cœurs purs connaissent la vérité..." On peut en effet répondre que
beaucoup, parmi ceux qui ne sont pas purs, connaissent beaucoup de vérités ” par
la raison naturelle.
Article 13 —
Au-dessus de la connaissance naturelle, y a-t-il en cette vie une connaissance
de Dieu par la grâce ?
Objections :
1. Il semble que par la grâce on n’ait pas une
connaissance de Dieu plus élevée que par la raison naturelle. En effet, Denys
écrit : “ Celui qui est le mieux uni à Dieu, en cette vie, ne lui est uni que
comme au tout à fait inconnu. ” Et c’est de Moïse qu’il dit cela, bien que
celui-ci ait obtenu une excellence particulière dans la connaissance de grâce. Or,
être uni à Dieu en ignorant de lui ce qu’il est, cela relève déjà de la raison
naturelle. Donc, par la grâce, Dieu ne nous est pas connu plus pleinement que
par la raison naturelle.
2. Par la raison naturelle, nous ne pouvons
parvenir à la connaissance des choses divines sinon par des images. Mais il
n’en va pas autrement pour la connaissance de grâce ; car Denys écrit : “ Le
rayon divin ne peut nous illuminer qu’enveloppé dans la variété des voiles
sacrés. ”
3. Notre intellect s’unit à Dieu par la grâce de la
foi. Or, la foi ne semble pas être une connaissance ; car S. Grégoire dit : “
Les choses invisibles sont objet de foi, non de connaissance. ” Donc la grâce
ne nous procure pas une connaissance de Dieu plus excellente.
En sens contraire,
l’Apôtre écrit (1 Co 2, 10, 8) : “. Dieu nous a
révélé par son Esprit ” des choses “ que nul parmi les princes de ce monde n’a
connues ”. Il désigne ainsi, d’après la Glose, les philosophes.
Réponse :
On doit affirmer que par la grâce nous avons une
connaissance de Dieu plus parfaite que par la raison naturelle. En voici la
preuve. La connaissance obtenue par la raison naturelle requiert deux choses :
des images reçues des sens, et la lumière intelligible naturelle, par la vertu
de laquelle nous abstrayons de ces images nos conceptions intelligibles. Or sur
ces deux points, la révélation de la grâce vient en aide à la connaissance
humaine. En effet, la lumière naturelle de l’intelligence est renforcée par
l’infusion de la lumière de grâce. Et parfois des images sont formées par
l’intervention divine dans l’imagination humaine, images qui expriment plus
parfaitement les choses divines que les images qui nous viennent des choses
sensibles par un processus naturel. C’est ce qui apparaît dans le cas des
visions prophétiques. Il arrive même que des objets extérieurs, accessibles aux
sens, soient formés par Dieu, ou encore des voix, pour exprimer quelque aspect
du monde divin. C’est ainsi qu’au baptême du Christ, on vit le Saint-Esprit
apparaître sous l’apparence d’une colombe, et la voix du Père se fit entendre :
“ Celui-ci est mon Fils bien-aimé. ”
Solutions :
1. Sans doute, par la révélation de la grâce en
cette vie nous ne connaissons pas de Dieu ce qu’il est, et nous lui sommes unis
comme à un inconnu. Toutefois, nous le connaissons plus pleinement, en ce que
des effets plus nombreux et plus excellents de sa puissance nous sont
manifestés, et aussi en ce que, grâce à la révélation divine, nous lui
attribuons des perfections que la raison naturelle ne saurait atteindre, par exemple
que Dieu est trine et un.
2. La connaissance provenant des images, qu’elles
soient reçues des sens selon l’ordre naturel des choses, ou qu’elles soient
formées dans l’imagination par une intervention de Dieu, est d’autant plus
excellente que la lumière intellectuelle en l’homme est plus forte. Et ainsi,
dans le cas de la révélation, une connaissance plus riche est tirée des images
mentales, grâce à l’infusion de la lumière divine.
3. La foi est une sorte de connaissance, en tant
que l’intellect est déterminé par la foi à l’égard d’un certain objet à
connaître. Mais cette détermination précise ne vient pas de la vision de celui
qui croit, elle vient de la vision de celui en qui l’on croit. Ainsi, en tant
que la vision fait défaut, la foi comme connaissance est déficiente par rapport
à la science ; car la science détermine l’intelligence par la vue et
l’intelligence des premiers principes.
Après avoir examiné tout ce qui se rapporte à notre
connaissance de Dieu, il nous faut poursuivre cette étude par celle des noms
que nous donnons à Dieu, car nous nommons chaque chose d’après la connaissance
que nous en avons.
1. Dieu peut-il être nommé par nous ? 2. Certains
noms attribués à Dieu désignent-ils sa substance ? 3. Certains noms sont-ils
attribués à Dieu au sens propre, ou bien tous lui sont-ils attribués par
métaphore ? 4. Les nombreux noms donnés à Dieu sont-ils synonymes ? 5. Y a-t-il
des noms attribués à Dieu et aux créatures univoquement, ou équivoquement ? 6.
Si c’est par analogie, sont-ils dits en priorité de Dieu, ou des créatures ? 7.
Certains noms sont-ils dits de Dieu temporellement ? 8. Ce nom “ Dieu ”
signifie-t-il la nature de Dieu, ou son opération ? 9. Ce nom est-il
communicable ? 10. Ce nom est-il employé de façon univoque, ou équivoque, selon
qu’il signifie Dieu par nature, par participation, ou selon l’opinion ? 11. “
Celui qui est ” est-il, plus que tous les autres, le nom propre de Dieu ? 12.
Peut-on former au sujet de Dieu des propositions affirmatives ?
Article 1 — Dieu
peut-il être nommé par nous ?
Objections :
1. Il semble qu’aucun nom ne convienne à Dieu, car,
dit Denys : “ Il n’y a de lui ni nom ni connais-sance. ” Et les Proverbes (30,
4) : “ Quel est son nom et quel est le nom de son fils, si tu le sais ? ”
2. Tout nom a une forme ou abstraite ou concrète.
Or les noms concrets ne conviennent pas à Dieu, puisqu’il est simple. Les noms
abstraits ne lui conviennent pas davantage ; car ils ne signifient pas quelque
subsistant achevé. Donc aucun nom ne peut désigner Dieu.
3. Les substantifs signifient la substance
qualifiée ; les verbes et les participes signifient en situant dans le temps ;
les pronoms sont démonstratifs ou relatifs. Or rien de tout cela ne peut
convenir à Dieu. Dieu est sans qualité, sans aucun accident ; hors du temps ;
il ne tombe pas sous nos sens, pour que nous puissions le montrer ; on ne peut
le désigner non plus par manière de relation, car tous les termes relatifs ne
font que
rappeler quelqu’un des termes qui précèdent, soit
noms, soit participes, soit pronoms démonstratifs. Donc Dieu ne peut d’aucune
façon être nommé par nous.
En sens contraire,
on lit dans l’Exode (15, 3 Vg) : “ Le Seigneur est
un vaillant guerrier, Tout-Puissant est son nom. ”
Réponse :
Selon le Philosophe, “les mots sont les signes des
concepts, et les concepts sont les représentations des choses ”. Cela montre
que les mots se réfèrent aux choses à signifier par l’intermédiaire de ce que
l’esprit conçoit. Et il s’ensuit que nous pouvons nommer un être dans la mesure
où notre intellect peut le connaître. Or, nous avons montré plus haut que Dieu,
durant cette vie, ne peut être vu par nous dans son essence ; mais que nous le
connaissons à partir des créatures comme leur principe, et par mode
d’excellence et de négation. En conséquence, nous pouvons le nommer d’après les
créatures, mais non de telle sorte que le nom qui le signifie exprime l’essence
divine telle qu’elle est, à la manière dont le mot “ homme ” exprime par sa
signification l’essence de l’homme selon ce qu’il est ; car il signifie sa
définition qui fait connaître son essence ; en effet, ce que signifie
formellement le nom, c’est la définition.
Solutions :
1. On doit dire que Dieu est dit n’avoir pas de
nom, ou être au-dessus de tout nom en ce sens qu’il est au-dessus de ce que
nous connaissons de lui et que nous exprimons par nos paroles.
2. Ne connaissant Dieu que d’après les créatures et
ne pouvant lui donner des noms qu’à partir d’elles, tous les noms que nous lui
attribuons signifient selon la manière qui convient aux créatures matérielles,
dont la connaissance nous est connaturelle, nous l’avons dit. Et parce que,
dans le champ de ces créatures, les étants achevés sont des composés, leur
forme n’étant pas un sujet complet et subsistant, mais bien plutôt ce par quoi
un sujet est ce qu’il est, il en résulte que tous les noms par lesquels nous
désignons un étant complet et subsistant ont un mode concret de signifier,
comme il convient à des composés ; et les noms par lesquels nous signifions des
formes simples ont pour signifié non quelque chose de subsistant, mais ce par
quoi un subsistant est ce qu’il est. C’est ainsi que la blancheur désigne ce
par quoi un subsistant est blanc. Dieu étant à la fois simple et subsistant,
nous lui attribuons donc des noms abstraits pour signifier sa simplicité, et
des noms concrets pour signifier sa subsistance et sa perfection. Cependant, à
l’égard du mode d’être de Dieu, ces deux catégories de noms sont défectueuses
l’une et l’autre, pour la même raison que notre intellect ne le connaît pas, en
cette vie, tel qu’il est.
3. Signifier la substance qualifiée, c’est
signifier le suppôt avec la nature ou la forme déterminée dans laquelle il
subsiste. Aussi, de même qu’on attribue à Dieu des noms concrets pour signifier
sa subsistance et sa perfection, comme nous venons de le dire ; de même nous
lui appliquons des noms qui signifient la substance qualifiée. Pour ce qui est
des verbes et des participes, qui incluent le temps, ils sont dits de lui parce
que l’éternité inclut tous les temps. De même, en effet, que nous ne pouvons
concevoir et signifier les êtres simples et subsistants si ce n’est de la
manière qui convient aux composés, de même nous ne pouvons connaître et
exprimer par des mots l’éternité qui est simple si ce n’est de la manière qui
convient aux choses temporelles ; et cela à cause de la connaturalité de notre
esprit avec les choses composées et temporelles. Quant aux pronoms
démonstratifs, ils se rapportent à Dieu comme connu par l’intellect, non comme
perçu par les sens. Car c’est selon que notre intellect l’atteint, qu’il peut
être montré. Et ainsi, de la même manière que des noms, des participes et des
pronoms démonstratifs sont dits de lui, Dieu peut être signifié par des pronoms
et des noms relatifs.
Article 2 —
Certains noms attribués à Dieu désignent-ils sa substance ?
Objections :
1. Il semble qu’aucun nom attribué à Dieu ne
désigne sa substance. En effet, S. Jean Damascène écrit : “ Chacun des noms
donnés à Dieu ne vise pas à signifier ce qu’il est selon sa substance, mais à
montrer soit ce qu’il n’est pas, soit sa relation à d’autres, soit ce qui est
consécutif à sa nature ou à son opération. ”
2. Denys affirme : “Tu trouveras chez les saints
interprètes de la doctrine sacrée un hymne de louange, où les appellations de
Dieu se partagent et s’expliquent d’après les degrés divers de ses
manifestations. ” Cela signifie que les noms employés par les saints docteurs
pour la divine louange se distinguent seulement selon que les perfections
qu’ils signifient procèdent de Dieu. Or signifier d’une chose qu’elle procède
d’une autre, c’est ne rien signifier de l’essence de cette dernière. Donc les
noms que l’on dit de Dieu ne se rapportent pas à ce qu’il est
substantiellement.
3. On ne peut nommer les êtres que de la manière
dont on les connaît ; or, en cette vie, Dieu n’est pas connu selon sa
substance. Donc aucun des noms qui sont dits de Dieu ne le désigne selon sa
substance.
En sens contraire,
S. Augustin nous dit : “ Pour Dieu, c’est tout un
d’être, et d’être fort, sage ou quoi que ce soit que vous disiez de cette
simplicité en vue d’en signifier la substance. " Donc tous les noms de ce
genre signifient la substance divine.
Réponse :
Manifestement les noms qui sont dits de Dieu par
manière de négation, ou qui expriment un rapport de Dieu à la créature ne
signifient en aucune manière sa substance, mais qu’il n’est pas ceci ou cela,
ou bien sa relation à autre chose, ou mieux la relation d’autre chose à lui.
Mais au sujet des noms qui sont attribués à Dieu de façon absolue et
affirmative, comme “ bon ”, “ sage ” et autres semblables, on a émis à ce sujet
des opinions multiples.
Certains ont dit que tous ces noms, bien que de
forme affirmative, sont destinés à écarter de Dieu quelque chose, plutôt qu’à
dire ce qu’il est. Ainsi, selon eux, dire que Dieu est vivant, c’est dire qu’il
n’est pas ce que sont les choses sans vie, et ainsi du reste. Telle est
l’opinion de Rabbi Moïse. D’autres disent que ces noms ne veulent signifier que
le rapport de Dieu à la créature, de sorte que quand nous disons : “ Dieu est
bon ”, cela veut dire : “ Dieu est cause de la bonté dans les choses. ” Et
ainsi en est-il des autres noms.
Mais aucune de ces opinions ne paraît admissible,
pour trois motifs. Premièrement, selon aucune de ces interprétations on ne peut
expliquer pourquoi on appliquerait à Dieu certains noms plutôt que d’autres.
Ainsi Dieu est cause des corps autant que des choses bonnes. Si quand on dit :
Dieu est bon, l’on ne signifie rien d’autre que : Dieu est cause des choses
bonnes, on pourra donc dire tout aussi bien que Dieu est un corps parce qu’il
est cause des corps. Également, on pourrait dire qu’il est un corps pour dire
qu’il n’est pas purement en puissance, comme la matière première. Deuxièmement,
il résulterait de là que les noms appliqués à Dieu ne lui conviendraient qu’en
second, comme quand nous disons d’une médecine qu’elle est saine pour dire
seulement qu’elle est cause de santé pour l’animal auquel le mot “ sain ”
convient d’abord. Troisièmement, cela est contraire à l’intention de ceux qui
parlent de Dieu. Quand ils disent de Dieu qu’il est vivant, ce qu’ils veulent
dire, ce n’est pas qu’il est la cause de notre vie ni qu’il diffère des corps
sans vie.
C’est pourquoi nous devons parler autrement : ces
termes signifient bien la substance divine, et sont attribués à Dieu
substantiellement ; mais ils ne réussissent pas à le représenter. En voici la
raison. Les noms que nous donnons à Dieu le signifient à la manière dont nous
le connaissons. Or, notre esprit connaissant Dieu à partir des créatures, il le
connaît pour autant que les créatures le représentent, et on a montré plus haut
que Dieu qui est absolument et universellement parfait a primordialement en
lui-même toutes les perfections qu’on trouve dans les créatures. Il suit de là
qu’une créature quelconque représente Dieu et lui est semblable dans la mesure
où elle a quelque perfection ; non pas certes qu’elle le représente comme un
être de même espèce ou de même genre, mais comme le principe transcendant dont
les effets sont déficients à l’égard de sa forme à lui, mais dont ils
retiennent pourtant une certaine ressemblance, à la manière dont les formes des
corps inférieurs représentent la vertu du soleil. C’est ce que nous avons
exposé plus haut en parlant de la perfection divine. Ainsi donc, les noms
allégués signifient la substance divine, mais ils la signifient imparfaitement
comme les créatures la représentent imparfaitement. Donc, lorsqu’on dit : Dieu
est bon, le sens n’est pas : Dieu est cause de bonté, ou bien : Dieu n’est pas
mauvais ; mais le sens est : Ce que nous appelons bonté dans les créatures
préexiste en Dieu, quoique selon un mode supérieur. Il ne s’ensuit donc pas
qu’il appartienne à Dieu d’être bon en tant qu’il cause la bonté ; mais plutôt,
inversement, parce qu’il est bon il répand la bonté dans les choses, selon ces
paroles de S. Augustin : “ Parce qu’il est bon, nous sommes. ”
Solutions :
1. Si le Damascène dit que ces noms ne signifient
pas ce que Dieu est, c’est parce que par aucun d’entre eux n’est exprimé
parfaitement ce qu’il est : chacun pourtant le signifie imparfaitement, de même
que les créatures le représentent imparfaitement.
2. Dans la signification des noms, autre chose
parfois est ce dont le nom a été tiré, autre chose ce qu’il est destiné à
signifier : ainsi le mot pierre (lapis) a été choisi parce que la pierre blesse
le pied (laedit pedem) ; et pourtant il ne signifie pas “ ce qui blesse le pied
”, mais bien une espèce de corps ; sans quoi, tout ce qui blesse le pied serait
une pierre. Ainsi donc, les noms divins dont on parle ont bien pour origine les
processus créateurs qui partent de la Divinité ; de même, en effet, que selon
les diverses perfections participées, qu’elles tiennent de Dieu, les créatures
le représentent, bien qu’imparfaitement, de même notre intelligence le connaît
et le nomme selon chaque perfection qui procède de lui. Cependant les noms
divins ne sont pas destinés à signifier les processions divines en elles-mêmes,
comme si, en disant : Dieu est vivant, on entendait : de lui procède la vie ;
mais bien à signifier le Principe même des choses, sous l’aspect où la vie
préexiste en lui, bien que ce soit sous une forme plus éminente que nous ne
pouvons le comprendre ou l’exprimer.
3. Nous ne pouvons en cette vie connaître l’essence
divine selon ce qu’elle est en elle-même ; mais nous la connaissons telle
qu’elle est représentée dans les perfections des créatures, et c’est ainsi que
l’expriment les noms employés par nous.
Article 3 —
Certains noms sont-ils attribués à Dieu au sens propre, ou bien tous lui
sont-ils attribués par métaphore ?
Objections :
1. Il semble qu’aucun nom ne puisse être attribué à
Dieu dans son sens propre. Car les noms donnés à Dieu sont empruntés aux
créatures, ainsi qu’on l’a dit. Mais les noms des créatures ne sont appliqués à
Dieu que par métaphore, comme lorsqu’on dit : Dieu est un rocher, Dieu est un
lion, etc.
2. Aucun nom n’est dit au sens propre d’un sujet à
qui refuser ce nom est plus exact que de le lui attribuer. Mais tous ces noms :
bon, sage et autres semblables, on les nie de Dieu, avec plus de vérité qu’on
ne les affirme, comme le montre Denys. Donc aucun de ces noms n’est attribué à
Dieu en son sens propre.
3. Les noms exprimant des choses corporelles ne
sont attribués à Dieu que par métaphore, puisqu’il est incorporel. Mais tous
les noms en question impliquent certaines conditions corporelles ; le temps est
inclus dans leur signification, et aussi la composition et autres conditions
qui sont celles des corps. Donc tous ces noms sont appliqués à Dieu par
métaphore.
En sens contraire,
S. Ambroise nous dit : “ Certains noms manifestent
de façon évidente ce qui est propre à la divinité, et quelques-uns expriment
avec une claire vérité la majesté divine. Il en est d’autres qui ne sont
attribués à Dieu que par une sorte de transposition et par voie de similitude.
” Donc tous les noms ne sont pas attribués à Dieu par métaphore ; quelques-uns
le sont dans leur sens propre.
Réponse :
Nous l’avons dit, nous connaissons Dieu au moyen
des perfections qui procèdent de lui dans les créatures ; et ces perfections
sont en lui selon un mode plus éminent que dans les créatures. Or notre
intellect appréhende ces perfections telles qu’elles sont dans les créatures,
et selon la façon dont il les appréhende, il les signifie par des noms ;
toutefois, dans les noms que nous appliquons à Dieu, deux choses sont à
considérer : les perfections mêmes signifiées par ces mots, comme la bonté, la
vie, etc., et la manière dont elles sont signifiées. Quant à ce que signifient
ces noms, ils conviennent à Dieu en propre, et plus encore qu’aux créatures, et
en priorité. Mais quant à la manière de signifier, ces mêmes noms ne
s’appliquent plus proprement à Dieu, car leur mode de signification est celui
qui convient aux créatures.
Solutions :
1. Certains noms expriment les perfections qui
procèdent de Dieu dans les créatures, de telle sorte que le mode imparfait
selon lequel les créatures participent de la perfection divine est inclus dans
la signification de ces noms. Ainsi pierre, ou rocher, signifie un certain
étant avec sa matérialité. De tels noms ne peuvent être attribués à Dieu
autrement que par métaphore. Mais certains noms signifient les perfections
mêmes de façon absolue, sans qu’aucun mode de participation soit inclus dans
leur signification, ainsi être, bon, vivant, etc., et ces noms-là sont dits de
Dieu en toute propriété.
2. Quand Denys déclare que les noms en question
peuvent être niés de Dieu, c’est parce que ce qui est signifié par le nom ne
convient pas à Dieu à la façon dont il est signifié, mais d’une façon plus
excellente. C’est pourquoi, en ce même passage, Denys explique que Dieu est
au-dessus de toute substance et de toute vie.
3. Les noms attribués proprement à Dieu impliquent
des conditions corporelles, non dans le signifié même du nom, mais uniquement
dans la manière de les signifier. Au contraire, les noms attribués à Dieu par
métaphore impliquent une condition corporelle dans la réalité même qu’ils
signifient.
Article 4 — Les
nombreux noms donnés à Dieu sont-ils synonymes ?
Objections :
1. Il semble que ces noms attribués à Dieu soient
synonymes. En effet, on appelle synonymes des noms qui signifient tout à fait
la même chose. Mais les noms que nous attribuons à Dieu signifient tout à fait
la même chose ; car la bonté de Dieu est son essence même, et aussi sa sagesse,
etc. Donc tous ces noms sont parfaitement synonymes.
2. Si l’on répond que ces noms signifient la même
réalité, mais selon des raisons diverses, on peut objecter : Une raison à
laquelle rien ne correspond dans le réel est une raison vaine. Donc si ces
raisons sont multiples quand la réalité est une, il semble bien que ces raisons
soient vaines.
3. Ce qui est un selon l’être et selon
l’intelligibilité l’est davantage que ce qui est un selon l’être et multiple
selon l’intelligibilité. Mais Dieu est souverainement un ; il semble donc qu’il
ne doive pas être un dans la réalité et multiple selon l’intelligibilité. Par
conséquent, les noms attribués à Dieu ne signifient pas des raisons
intelligibles qui sont diverses ; ils sont donc synonymes.
En sens contraire,
une accumulation de synonymes ne produit que des
paroles creuses, comme si l’on appelle vêtement un habit. Donc si tous les noms
attribués à Dieu sont synonymes, on ne peut convenablement l’appeler bon ou
quoi que ce soit d’autre. Pourtant il est écrit (Jr 32, 18) : “Toi, le Dieu
grand et fort, dont le nom est Seigneur de l’univers. ”
Réponse :
On doit dire que ces noms appliqués à Dieu ne sont
pas synonymes. Cela se verrait aisément, si nous disions que ces noms ont été
introduits pour nier de Dieu le contraire de ce qu’ils disent, ou pour
souligner un rapport de causalité entre Dieu et ses créatures. Alors, en effet,
on pourrait distinguer sous ces noms diverses raisons, variant selon la diversité
des choses que l’on nie ou des effets que l’on vise.
Mais, même avec notre explication, selon laquelle
ces noms signifient la substance divine, bien qu’imparfaitement, il ressort
clairement de ce qui précède, qu’ils signifient des raisons intelligibles diverses.
En effet, la raison que le nom
signifie est ce que l’intelligence conçoit de la
réalité signifiée par le nom. Or notre intelligence, connaissant Dieu par les
créatures, se forme pour connaître Dieu des conceptions proportionnées aux
perfections qui procèdent de Dieu dans les créatures. Ces perfections en Dieu
préexistent dans l’unité et la simplicité, mais chez les créatures elles sont
reçues dans la division et la multiplicité. De même donc qu’aux perfections
diverses des créatures correspond un unique Principe simple, représenté par les
diverses perfections des créatures d’une manière variée et multiple : ainsi,
aux conceptions multiples et diverses de notre intelligence correspond quelque
chose d’absolument un et simple, saisi imparfaitement au moyen de ces
conceptions. D’où il suit que les noms que nous attribuons à Dieu, bien que
signifiant une seule réalité, ne sont pas synonymes, parce qu’ils la signifient
comme atteinte selon des raisons intelligibles multiples et diverses.
Solutions :
1. Par là se résout la première objection ; car on
appelle synonymes des noms qui expriment une même réalité selon une raison
intelligible unique Les noms qui signifient les raisons intelligibles diverses
ne signifient pas à parler proprement et formellement une même chose, parce que
le nom signifie la chose par l’intermédiaire du concept, nous l’avons dit.
2. Les raisons intelligibles multiples que
signifient ces noms ne sont pas vides et frivoles, car à toutes correspond une
chose une et simple, représentée par elles de façon multiple et imparfaite.
3. Cela même appartient à la parfaite unité de
Dieu, que ce qui est dans les autres êtres à l’état multiple et divisé existe
en lui dans la simplicité et l’unité. Et qu’il soit un selon l’être, et
multiple selon l’intelligibilité, cela vient de ce que notre intelligence
l’appréhende en une multiplicité de concepts comme les créatures le
représentent en une multiplicité de perfections.
Article 5 — Y
a-t-il des noms attribués à Dieu et aux créatures, univoquement ou équivoquement
?
Objections :
1. Il semble que ce qui est dit de Dieu et des
créatures leur soit attribué de façon univoque. Car tout nom équivoque se
ramène à un nom univoque, comme la multitude se ramène à l’unité. Par exemple,
si le mot chien est, équivoque, appliqué au chien qui aboie et au chien de mer,
il faut bien qu’il soit dit de façon univoque pour certains animaux,
c’est-à-dire pour tous ceux qui aboient ; sans cela, on devrait aller à la
recherche du sens indéfiniment. Or il y a dans le monte des agents univoques,
qui coïncident avec leurs effets à la fois quant au nom et quant à la
définition, comme l’homme engendre l’homme D’autres agents sont équivoques,
comme le soleil qui engendre la chaleur sans que lui-même soit chaud, si ce
n’est de façon équivoque, à un autre niveau. Il semble donc que le premier
agent, auquel tous les autres agents se ramènent, soit un agent univoque. Ainsi
ce qu’on dit à la fois de Dieu et des créatures est dit d’une façon univoque
2. Entre les équivoques, il n’y a pas de
ressemblance. Comme il y a quelque ressemblance de la créature à l’égard de
Dieu, selon la Genèse (1, 26) : “ Faisons l’homme à notre image et ressemblance
”, il semble que quelque chose soit dit, en un sens univoque, de Dieu et des
créatures
3. La mesure est homogène au mesuré, comme il est
dit dans la Métaphysique d’Aristote, Or Dieu est la mesure première des êtres,
comme l’affirme également le Philosophe. Donc Dieu est homogène aux créatures,
et ainsi quelque chose est dit univoquement de Dieu et de la créature.
En sens contraire,
ce qu’on attribue à divers sujets sous un même nom,
mais non selon la même raison intelligible, leur est attribué d’une manière
équivoque. Or aucun nom ne convient à Dieu selon la même raison intelligible
qu’il est dit de la créature ; car la sagesse, par exemple, est dans les
créatures une qualité, et non pas en Dieu, et changer le genre c’est faire
changer la raison intelligible, puisque le genre fait partie de la définition.
Et il en est ainsi du reste. Donc, quoi que l’on dise en commun de Dieu et de
la créature, cela est dit équivoquement.
2. Dieu est plus éloigné des créatures que des
créatures quelconques ne le sont l’une de l’autre. Or, à cause de la distance
entre certaines créatures, il arrive que rien ne puisse leur être attribué dans
un sens univoque, comme c’est le cas de celles qui ne font pas partie du même
genre. Donc, moins encore pourra-t-on attribuer quoi que ce soit à Dieu et aux
créatures d’une manière univoque ; toutes ces attributions sont équivoques.
Réponse :
Rien ne peut être attribué univoquement à Dieu et
aux créatures Car un effet qui n’égale pas la vertu de sa cause agente reçoit
la similitude de l’agent, non pas selon la même raison formelle, mais de façon
déficiente : de sorte que ce qui est dans les effets divisé et multiple se
trouve dans la cause simple et un ; ainsi le soleil, par sa vertu, qui est une,
produit sur la terre des formes d’existence variées et multiples. De la même
manière, comme on l’a dit plus haut, les perfections de toutes choses qui se
trouvent divisées et multiformes dans les créatures, préexistent en Dieu en
étant unifiées. Ainsi donc, lorsqu’un nom de perfection est dit d’une créature,
il signifie cette perfection comme distincte, et selon la raison formelle par
quoi elle se distingue des autres. Par exemple, si nous donnons à un homme le
nom de sage, nous signifions une perfection distincte de l’essence de l’homme,
de sa puissance, de son être et de tous ses autres attributs. Au contraire,
quand nous donnons ce même nom à Dieu, nous n’entendons pas signifier en lui
quelque chose qui soit distinct de son essence, de sa puissance ou de son
existence. Et ainsi lorsque le mot “ sage ” est donné à l’homme, il circonscrit
en quelque sorte et contient la réalité signifiée, tandis que lorsqu’il est dit
de Dieu, il laisse la réalité signifiée hors de toute limite et débordant la
signification du nom. Il est donc évident que ce mot “ sage ” n’est pas dit de
Dieu et de l’homme selon la même raison formelle. Et il en est ainsi de tous les
autres. De sorte qu’aucun nom n’est attribué univoquement à Dieu et à la
créature. Mais pas non plus tout à fait équivoquement comme certains l’ont dit.
Dans ce cas, en effet, on ne pourrait, à partir des créatures, rien connaître
de Dieu, rien en démontrer ; on ne pourrait jamais éviter le sophisme de
l’équivocité, et cela irait contre le témoignage tant des philosophes qui
démontrent au sujet de Dieu beaucoup de choses, que de l’Apôtre lui-même disant
aux Romains (1, 20) : “ Les attributs invisibles de Dieu nous sont rendus
manifestes au moyen de ses œuvres. ” Il faut donc dire que les noms en question
sont attribués à Dieu et aux créatures selon l’analogie, c’est-à-dire selon une
certaine proportion.
Et cela arrive dans les mots de deux façons. Ou
bien plusieurs termes sont référés à un seul, comme “ sain” se dit du remède et
de l’urine, parce que l’un et l’autre sont en relation avec la santé de
l’animal, l’une comme cause et l’autre comme signe ; ou bien un terme est
référé à l’autre, comme “ sain ” se dit du médicament et de l’animal, en tant
que le médicament est cause de la santé qui, elle, appartiendra à l’animal.
C’est de cette dernière façon que certains termes
sont attribués à Dieu et à la créature par analogie, ni tout à fait
équivoquement ni univoquement. En effet, nous ne pouvons nommer Dieu que
d’après les créatures, comme on l’a expliqué ‘. Ainsi, tout ce qui est dit et
de Dieu et de la créature est dit pour cette raison qu’il y a une relation de
la créature à Dieu comme à son principe et à sa cause, en qui préexistent
excellemment toutes les perfections des choses. Et cette sorte de communauté du
nom tient le milieu entre la pure équivocité et la pure univocité. Car dans les
noms dits de plusieurs par analogie il n’y a ni unité de la raison formelle,
comme dans le cas des noms univoques, ni diversité pure et simple des raisons
formelles, comme dans le cas des noms équivoques ; mais le nom qui est ainsi
pris en plusieurs sens signifie des rapports divers à quelque chose d’un, comme
par exemple “ saine ” dit de l’urine signifie un signe de la santé ; dit du
remède il signifie une cause de la même santé.
Solutions :
1. Bien que, dans le jeu logique des attributions,
les noms équivoques se ramènent aux univoques, inversement, dans l’ordre des
actions, il est nécessaire que l’agent non univoque précède l’agent univoque.
Car c’est toujours un agent non univoque qui est la cause universelle de
l’espèce prise dans sa totalité ; ainsi le soleil intervient comme cause dans
la génération de tous les hommes. Un agent univoque n’est pas la cause
efficiente et universelle de toute l’espèce sans quoi il serait cause de
soi-même, puisqu’il fait partie de l’espèce : il est cause particulière à
l’égard de l’individu qu’il fait participer à l’espèce. Donc la cause universelle
de toute une espèce n’est pas un agent univoque. Or, la cause universelle a le
pas sur la cause particulière. Mais cet agent universel, bien que n’étant pas
univoque, n’est pas pour cela tout à fait équivoque car s’il l’était, il ne
produirait pas un effet semblable à lui. On peut l’appeler “ agent analogue ”.
Et c’est ainsi que dans les attributions logiques elles-mêmes, tous les termes
univoques se ramènent à un terme premier qui n’est pas univoque, mais analogue
et qui est l’étant.
2. La ressemblance entre la créature et Dieu est
imparfaite ; car même selon le genre il n’y a pas identité entre eux, comme on
l’a vu précédemment.
3. Dieu n’est pas une mesure proportionnée aux
étants qu’il mesure. C’est donc à tort que l’objection conclut que Dieu et les
créatures sont compris dans un même genre.
Quant à ce qu’on a avancé en sens contraire, cela
prouve que les noms en question ne sont pas attribués à Dieu et aux créatures
univoquement, mais non qu’ils le sont équivoquement.
Article 6 — Si
c’est par analogie, ces noms sont-ils dits en priorité de Dieu ou des créatures
?
Objections :
1. Il semble que les noms soient dits en priorité
des créatures plutôt que de Dieu. Car nous nommons un être selon que nous le
connaissons, puisque, selon le Philosophe, “les noms sont le signe des concepts
”. Or nous connaissons la créature avant de connaître Dieu ; les noms donnés
par nous conviennent donc en priorité aux créatures.
2. Selon Denys, “ nous nommons Dieu d’après les
créatures ”. Mais les noms transférés des créatures à Dieu sont dits des
créatures d’abord, non de Dieu, comme les noms “ lion ”, “ rocher ” etc. Donc
tous les noms sont dits en priorité des créatures, de Dieu ensuite.
3. Tous les noms qui sont dits en commun de Dieu et
des créatures sont dits de Dieu comme de la cause de tous les étants, d’après
Denys. Or, ce qui est dit d’une chose en raison de la causalité est dit d’elle
en second : par exemple, l’animal est dit “ sain ” en priorité, et le remède en
second parce qu’il est la cause de la santé. Donc, les noms dont nous parlons
sont dits en priorité de la créature et en second de Dieu.
En sens contraire,
S. Paul écrit (Ep 3, 14) : “ Je fléchis les genoux
devant le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, de qui toute paternité, au ciel
et sur la terre, tire son nom. ” On peut en dire autant des autres noms
attribués à Dieu et aux créatures. Donc ces noms sont attribués à Dieu en
priorité par rapport aux créatures.
Réponse :
Dans tous les noms qu’on attribue par analogie à
plusieurs êtres, il est nécessaire que ces noms soient attribués par rapport à
un seul. C’est pourquoi ce terme doit figurer dans la définition de tous les
autres. Et comme la raison formelle
signifiée par le nom est la définition de ce qu’on
nomme, dit Aristote, il est nécessaire que ce nom soit attribué par priorité à
celui des termes de l’analogie qui figure dans la définition des autres, et
postérieurement aux autres, par ordre, selon qu’ils se rapprochent plus ou
moins du premier. Ainsi, le mot “ sain”, en tant qu’il est dit de l’animal,
entre dans la définition du mot sain selon qu’il s’applique au remède appelé
sain parce qu’il cause la santé de l’animal ; et il entre également dans la
définition du mot sain appliqué à l’urine, parce que celle-ci est appelée saine
comme symptôme de santé chez l’animal.
Ainsi donc, tous les noms attribués à Dieu par
métaphore sont attribués par priorité aux créatures, car, appliqués à Dieu, ils
ne signifient rien d’autre qu’une ressemblance avec de telles créatures. Quand
on dit : le pré est riant, cela veut dire : le pré est agréable quand il
fleurit, comme un homme quand il rit : il y a là une similitude de proportion.
De même, le nom de lion attribué à Dieu ne signifie rien d’autre que ceci :
Dieu présente cette ressemblance avec le lion qu’il agit avec force comme le
lion. Il est donc clair que la signification de tels noms, appliqués à Dieu, ne
peut se définir que par ce qui les fait appliquer aux créatures.
Quant aux autres noms qui ne sont pas attribués à
Dieu par métaphore, il en serait exactement de même, si nous disions, comme
certains, que ces noms n’expriment de Dieu que sa causalité. Dans ce cas, en
effet, dire : Dieu est bon, ne serait pas autre chose que dire : Dieu est cause
de bonté dans la créature ; ainsi ce nom attribué à Dieu enfermerait dans sa
signification la bonté de la créature, de sorte que la bonté serait attribuée à
la créature par priorité, à Dieu ensuite.
Mais on a montré ci-dessus que les noms de cette
sorte ne sont pas dits de Dieu uniquement en raison de ce qu’il cause, mais
aussi en raison de ce qu’il est en son essence ; car quand on dit : Dieu est
bon, ou sage, on signifie non seulement que Dieu est cause de sagesse ou de
bonté, mais qu’en lui la sagesse et la bonté préexistent d’une façon
suréminente.
D’après cela, il faut conclure que si l’on
considère la chose signifiée par le nom, chaque nom est dit par priorité de
Dieu, non de la créature ; car c’est de Dieu que ces perfections dérivent dans
les créatures. Mais quant à l’origine de la dénomination, ce sont les créatures
que nous nommons d’abord par ces noms, car ce sont elles que nous connaissons
en premier. De là vient que ces noms signifient à la manière qui convient aux
créatures, comme on l’a dit précédemment.
Solutions :
1. La première objection portait sur l’origine de
la dénomination.
2. On ne peut raisonner de la même façon sur les
noms attribués à Dieu par métaphore, et sur les autres.
3. Cette objection porterait si ces noms étaient
attribués à Dieu en raison de sa causalité (comme on attribue la santé au
remède), et non en raison de ce qu’il est en son essence
Article 7 —
Certains noms sont-ils dits de Dieu temporellement ?
Objections :
1. Il semble que les noms qui impliquent relation
aux créatures ne soient pas dits de Dieu temporellement. En effet on convient
communément que tous ces noms signifient la substance divine, ce qui fait dire
à S. Ambroise : “ Ce nom "le Seigneur", exprime la puissance, qui est
en Dieu sa substance ; "Créateur" signifie l’action de Dieu, qui est
son essence. ” Or la substance de Dieu n’est pas temporelle, mais éternelle.
Donc ces noms-là ne sont pas dits de Dieu temporellement, mais selon son
éternité.
2. Tout ce à quoi un attribut convient
temporellement peut être dit “ fait ” ; ainsi, ce qui est dit blanc
temporellement a été “ fait ” blanc. Or être fait ne convient pas à Dieu. Donc
rien n’est attribué à Dieu temporellement.
3. Si certains noms sont dits de Dieu
temporellement, pour cette raison qu’ils comportent une relation avec les
créatures, le même motif vaudra pour tous les noms qui comportent une relation
aux créatures. Or certains noms qui comportent une relation aux créatures sont
dits de Dieu selon l’éternité ; c’est en effet de toute éternité que Dieu
connaît et aime la créature, selon le texte de Jérémie (31,3) : “Je t’ai aimé
d’un amour éternel. ” Donc, les autres noms qui impliquent relation aux
créatures, comme Maître et Créateur conviennent aussi à Dieu de toute
l’éternité.
4. Ces noms impliquent relation. Ou bien cette
relation est quelque chose en Dieu, ou bien seulement dans la créature. Or elle
ne peut pas être uniquement dans la créature ; car, dans ce cas, Dieu serait
appelé Maître ou Seigneur d’après la relation opposée, celle qui est dans les
créatures. Or, rien n’est dénommé par son opposé. Il reste donc que la relation
est quelque chose en Dieu. Mais en Dieu rien n’est temporel, parce que Dieu est
au-dessus du temps. Il semble donc bien que ces noms-là ne sont pas dits de
Dieu temporellement.
5. Ce qui est dit en raison d’une relation est dit
relativement, et, par exemple, “ Seigneur ” se prend de la relation de “
seigneurie ”, comme blanc de la blancheur. Il suit de là que, si la relation de
seigneurie n’est pas en Dieu réellement, si elle est une construction de la
raison, il s’ensuit que Dieu n’est pas réellement Seigneur, ce qui est
évidemment faux.
6. Quand des termes de relation ne sont pas
simultanés par nature, l’un peut être quand l’autre n’est pas ; par exemple il
y a objet de science, même s’il n’y a pas de science, dit Aristote. Or les
termes relatifs qui sont dits de Dieu et de la créature ne sont pas simultanés
par nature. Donc on peut dire certaines choses de Dieu relativement à la
créature, même la créature n’existant pas. Ainsi ces noms : Seigneur, Créateur,
sont attribués à Dieu selon son éternité, non temporellement.
En sens contraire,
S. Augustin assure que cette dénomination par
relation : “ Seigneur” convient à Dieu temporellement.
Réponse :
Certains noms comportant une relation à la créature
sont attribués à Dieu temporellement et non dans l’éternité. Pour le montrer,
il faut savoir que certains ont vu dans la relation non une réalité appartenant
à l’univers réel, mais une construction de la raison. Or ceci apparaît faux du
fait que les réalités elles-mêmes sont naturellement ordonnées et référées les
unes aux autres.
Toutefois, il faut savoir que la relation exigeant
deux extrêmes, c’est de trois manières différentes qu’elle peut être réelle ou
de raison. Parfois, c’est un être de raison des deux côtés, lorsqu’il n’y a
d’autre ordre entre les deux termes que la relation établie par la raison, par
exemple lorsque nous disons que le même est identique au même. Car, en tant que
la raison appréhende deux fois un être unique, elle le pose comme s’il était
deux ; c’est ainsi qu’elle appréhende en lui une relation avec lui-même. Il en
va pareillement de toutes les relations entre l’étant et le non-étant ; elles
sont l’œuvre de la raison qui conçoit le non-étant comme le terme d’une
relation. De même encore toutes les relations qui naissent d’un acte de la
raison, comme entre le genre et l’espèce, etc.
Certaines relations sont des réalités de nature
quant à leurs deux extrêmes : cela arrive quand il y a relation entre deux
termes en vertu de quelque chose qui appartient réellement à l’un et à l’autre.
Ainsi en est-il manifestement de toutes les relations consécutives à la
quantité, comme entre grand et petit, double et moitié, etc., car la quantité
est en l’un et l’autre des deux extrêmes. Il en est de même pour les relations
résultant de l’action et de la passion comme entre moteur et mobile, père et
fils, etc.
Il arrive enfin que la relation soit une réalité de
nature dans l’un des extrêmes, et dans l’autre une simple construction de la
raison. Cela se produit chaque fois que les deux extrêmes ne font pas partie
d’un même ensemble. Par exemple la sensation et la connaissance sont référées
au sensible et à l’intellectuellement connaissable, lesquels faisant partie de
l’univers réel, sont hors de l’univers intentionnel du sensible et de l’intelligible.
C’est pourquoi il y a bien une relation réelle dans la science et la sensation,
l’une et l’autre étant ordonnées à connaître intellectuellement ou sensiblement
des réalités ; mais ces réalités, considérées en elles-mêmes, sont étrangères à
l’univers intentionnel. Aussi, dans ces réalités, il n’y a pas réellement une
relation à la science et à la sensation, mais selon la raison seulement, en
tant que notre intelligence appréhende ces réalités comme termes des relations
à leur égard de la connaissance et de la sensation. C’est pourquoi le
Philosophe remarque que si ces réalités sont en relation, ce n’est pas parce
qu’elles-mêmes se réfèrent à d’autres, mais parce que ces autres se réfèrent à
elles. Pareillement, on dit que la colonne est à droite uniquement parce
qu’elle se situe à droite de l’observateur : une telle relation n’est pas
réelle dans la colonne, mais chez l’observateur.
Puisque Dieu est en dehors de tout l’ensemble des
créatures, et que toutes les créatures sont ordonnées à lui sans que ce soit
réciproque, il est évident que les créatures sont référées à Dieu réellement.
Mais en Dieu il n’y a pas une relation réelle avec les créatures, mais
seulement une relation construite par la raison, en tant que les créatures sont
référées à lui. Ainsi, rien n’empêche que ces noms impliquant une relation aux
créatures soient attribués à Dieu temporellement ; non en raison d’un
changement en Dieu, mais en raison d’un changement affectant la créature. C’est
ainsi que la colonne passe à la droite de l’observateur sans subir elle-même
aucun changement, mais l’observateur ayant changé de place.
Solutions :
1. Certains mots relatifs sont employés pour
signifier directement des relations, comme maître et serviteur, père et fils,
etc. On les appelle relatifs quant à l’être. D’autres sont employés pour
signifier des réalités dont naissent certaines relations, comme moteur et
mobile, chef et subordonné. On les dit relatifs quant à l’expression.
Il faut appliquer cette distinction aux noms
divins. Certains d’entre eux signifient la relation elle-même à la créature,
comme Seigneur. Ceux-là ne signifient donc pas la substance divine directement,
mais indirectement, parce qu’ils la présupposent, comme la Seigneurie
présuppose la puissance, laquelle est la substance divine. D’autres noms divins
signifient directement l’essence divine, et à titre de conséquence impliquent
une relation, comme Sauveur, Créateur, etc. qui signifient une action de Dieu
ne faisant qu’un avec son essence. Si toutefois ces deux catégories de noms se
disent de Dieu temporellement, c’est en raison de la relation qu’ils
comprennent soit principalement, soit par voie de conséquence, non en tant
qu’ils signifient l’essence divine, soit directement, soit indirectement.
2. Comme les relations qui sont dites de Dieu
temporellement ne sont en Dieu que par un acte de notre raison, “ être fait ”
ou “ avoir été fait ” ne se dit de Dieu qu’en tant qu’il est connu par nous, à
l’exclusion de tout changement qui l’affecterait dans sa réalité comme lorsque
nous disons : “ Seigneur, tu es devenu pour nous un refuge ” (Ps 90, 1 Vg).
3. L’opération de l’intellect et du vouloir reste
immanente à celui qui connaît et qui aime. C’est pourquoi les noms qu’on donne
aux relations consécutives à ces actes se disent de Dieu selon son éternité.
Mais les relations résultant d’actes transitifs, c’est-à-dire d’actes qui,
selon notre façon de comprendre, passent en des effets extérieurs à Dieu sont
dits de Dieu temporellement, et c’est le cas quand on appelle Dieu Sauveur,
Créateur, etc.
4. Les relations signifiées par ces noms qui sont
dits de Dieu temporellement, ne sont en Dieu que par un acte de notre raison,
tandis que les relations opposées existent en réalité dans les créatures. Et il
n’y a pas d’illogisme à ce que Dieu reçoive des noms tirés de relations qui ont
réalité dans la créature, pourvu que simultanément soient construites par notre
intellect les relations opposées en Dieu, de sorte que Dieu soit nommé
relativement à la créature, pour cette raison que la créature lui est référée,
comme d’après le Philosophe le connaissable est nommé relativement à la
connaissance parce que la connaissance est relative à lui.
5. Puisque Dieu se réfère à la créature en ce sens
que la créature se réfère à lui ; et puisque la relation de sujétion est réelle
dans la créature, il s’ensuit que Dieu n’est pas Seigneur selon une vue de la
raison mais en réalité. Car de la manière même dont la créature lui est
soumise, il est dit Seigneur.
6. Pour savoir si des termes relatifs sont
simultanés ou non par nature, il ne faut pas considérer l’ordre des choses
auxquelles on attribue ces relations, mais ce que signifient ces termes
relatifs. Car si l’un des deux inclut l’autre dans sa notion et réciproquement,
alors ces termes sont simultanés par nature, comme double et moitié, père et
fils, etc. Mais si l’un inclut l’autre dans sa notion sans que ce soit
réciproque, alors ils ne sont pas simultanés par nature C’est le cas pour la
connaissance et l’objet connaissable. Car l’objet connaissable est ainsi appelé
parce qu’il est tel en puissance, tandis que la connaissance existe à l’état
d’habitus ou en acte Aussi, selon ce que le mot signifie, l’objet connaissable
existe avant la connaissance. Mais si l’on envisage l’objet connaissable en
acte, il existe simultanément avec la connaissance en acte. Car quelque chose
n’est connu que s’il est actuellement objet de connaissance. Donc, bien que
Dieu soit antérieur aux créatures, parce que dans la signification de “
Seigneur ” il est inclus qu’il ait un serviteur, et réciproquement, ces deux
termes relatifs sont simultanés par nature. Aussi Dieu n’a-t-il pas été
Seigneur avant d’avoir une créature qui lui fût soumise.
Article 8 — Ce
nom “ Dieu ” signifie-t-il la nature de Dieu, ou son opération ?
Objections :
1. Il semble que ce nom ne soit pas un nom de
nature. Le Damascène dit en effet : “ Dieu (theos) vient de théein qui veut
dire pourvoir à toutes choses, prendre soin de toutes choses ; ou bien de
aithein qui signifie brûler, car “ notre Dieu est un feu dévorant ” (Dt 4, 24)
; ou bien encore de théâsthai c’est-à-dire voir toutes choses. Or, tout cela
désigne des opérations, et non une nature.
2. Un être est nommé par nous selon qu’il est connu
; or la nature divine nous est inconnue. Donc ce nom “ Dieu ” n’exprime pas la
nature divine.
En sens contraire,
S. Ambroise affirme que “ Dieu ” est un nom de
nature.
Réponse :
Ce dont un nom a été tiré n’est pas toujours ce
qu’on lui fait signifier. En effet, lorsque nous connaissons la substance d’une
chose par ses propriétés ou ses opérations, nous la nommons parfois du nom de
telle opération ou de telle propriété particulière, comme la substance de la
pierre a pris nom de ce qu’elle blesse le pied. Cependant on n’emploie pas ce
mot pour désigner l’action de blesser, mais pour désigner la substance de la
pierre. Quand il s’agit de choses qui nous sont connues en elles-mêmes, comme
la chaleur, le froid, la blancheur, etc., on ne recourt pour les nommer à rien
d’autre ; dans ce cas, ce que le nom signifie par lui-même est aussi ce qu’il
est destiné à signifier.
Parce que Dieu ne nous est pas connu dans sa nature
propre mais nous est révélé uniquement par ses activités ou par ses œuvres,
c’est donc à partir d’elles que nous pouvons le nommer, comme on l’a dit plus
haut. En conséquence, ce nom “ Dieu ” nomme une opération, si l’on considère sa
signification étymologique. Car ce nom a été donné en raison de la providence
universelle que Dieu exerce pour les choses, et tous ceux qui parlent de Dieu
entendent appeler Dieu l’être à qui incombe le gouvernement de toutes choses.
Aussi Denys écrit-il : “ La déité est ce qui prend soin de toutes choses avec
une prévoyance et une bonté parfaites. ” Mais bien qu’il soit emprunté à cette
perfection et à cette activité, ce nom “ Dieu ” n’en est pas moins employé pour
signifier la nature divine.
Solutions :
1. Ce que dit S. Jean Damascène se rapporte à la
providence, d’où ce nom a été tiré.
2. Dans la mesure où par les propriétés et les
effets d’une chose nous pouvons connaître sa nature nous pouvons exprimer
celle-ci par un nom. Ainsi, comme nous pouvons, à partir de sa propriété,
connaître la pierre en elle-même, connaissant l’essence de la pierre, ce nom “
pierre ” signifie la nature même de la pierre, telle qu’elle est en elle-même :
il signifie en effet la nature de la pierre, prise en elle-même. Car la notion
exprimée par le nom est la définition, selon Aristote. A l’inverse, à partir
des effets de Dieu, nous ne pouvons pas connaître la nature divine telle
qu’elle est en elle-même, de telle sorte que nous connaissions son essence,
mais par mode d’éminence, de causalité et de négation, comme on l’a expliqué.
Et c’est ainsi que le nom “ Dieu ” signifie la nature divine. En effet, ce nom
a été adopté pour désigner un être au-dessus de tout, qui est le principe de
tout, qui est séparé de tout. C’est cela que veulent signifier ceux qui nomment
Dieu.
Article 9 — Ce
nom “ Dieu ” est-il communicable ?
Objections :1. Il semble que ce nom “ Dieu ” soit
communicable. A quiconque, en effet, est communiquée la réalité signifiée par
le nom, le nom lui-même est communiqué. Or nous avons dit que le nom “ Dieu ”
signifie la nature divine, laquelle est communicable à d’autres, selon le 2°
épître de Pierre (1, 4) : “ Il nous a donné de grandes et précieuses promesses,
afin de vous rendre ainsi participants de la nature divine. ” Donc le nom “
Dieu ” est communicable.
2. Seuls les noms propres sont incommunicables ; or
ce nom “ Dieu ” n’est pas un nom propre, c’est une appellation : la preuve,
c’est qu’il se met au pluriel, ainsi qu’en témoigne le Psaume (82, 6) : “ J’ai
dit : vous êtes des dieux. ”
3. Le nom “ Dieu ” tire son origine de l’opération
comme on l’a dit à l’article précédent. Mais les autres noms divins qui ont
pour origine soit les opérations de Dieu, soit ses œuvres, sont communicables,
comme bon, sage, etc. Donc le nom “ Dieu ”, lui aussi, est communicable.
En sens contraire,
on lit dans la Sagesse (14, 21) : “ Ils ont donné
au bois et à la pierre le nom incommunicable ”, et il s’agit du nom de la divinité.
Réponse :
Un nom peut être communicable de deux manières :
proprement, ou métaphoriquement. Un nom est communicable proprement, quand il
est communicable à plusieurs selon toute sa signification. Il est communicable
par métaphore quand il est communicable à plusieurs selon l’un des caractères
inclus dans sa signification. Ainsi le nom “ lion ” est commun au sens propre à
tous les animaux en qui se trouve la nature signifiée par ce mot ; par
métaphore, il est communiqué à tous les êtres ayant quelque chose de léonin,
comme l’audace ou le courage, qui les fait appeler lions par métaphore.
Pour savoir maintenant quels noms peuvent être
communiqués au sens propre, il faut considérer ceci. Toute forme reçue dans un
sujet singulier dans lequel elle est individuée est commune à beaucoup soit
réellement, soit au moins notionnellement. Par exemple, la nature humaine est
commune à beaucoup, en réalité et notionnellement. Mais la nature du soleil
n’est pas réellement commune à plusieurs ; elle l’est seulement notionnellement
; car on peut concevoir la nature du soleil comme réalisée en plusieurs sujets,
et cela parce que notre esprit conçoit toujours la nature d’une espèce en
faisant abstraction de la matière individuelle. Par conséquent, que sa
réalisation ait lieu en un sujet ou en plusieurs, cela n’est pas compris dans
le concept de la nature spécifique ; d’où il résulte qu’il peut être conçu
comme existant en plusieurs individus sans qu’il soit porté atteinte au concept
de la nature spécifique. Mais l’être singulier, du fait qu’il est singulier,
est distinct et séparé de tous les autres. Donc, quand un nom est choisi pour
désigner un être singulier, ce nom est incommunicable et en réalité et
notionnellement ; il ne peut pas venir à l’esprit que cet individu soit
multiplié en plusieurs. Par suite aucun nom signifiant un individu n’est
communicable à plusieurs proprement, mais seulement par métaphore, comme
quelqu’un peut être appelé Achille du fait qu’il a une des qualités d’Achille,
comme son courage.
Quant aux formes qui ne sont pas individuées par un
suppôt distinct d’elles, mais par elles mêmes, parce que ce sont des formes
subsistantes, si elles étaient connues telles qu’elles sont en elles-mêmes,
elles ne pourraient être communiquées ni réellement ni notionnellement, sinon
peut-être par métaphore, comme on l’a dit des individus. Mais parce que ces
formes simples subsistant par elles-mêmes ne peuvent être connues par nous
telles qu’elles sont ; parce que nous ne les concevons qu’à la manière des
composés ayant leur forme dans la matière, nous leur donnons des noms au
concret qui signifient la nature dans un suppôt. De la sorte, en ce qui
concerne formellement les noms, il en va de même des noms qui signifient les
natures des choses composées, et de ceux par lesquels nous signifions les
natures simples subsistantes.
Ainsi donc, puisque ce nom “ Dieu ” a été choisi
pour désigner la nature divine, ainsi qu’on l’a dit, et puisque cette nature
divine n’est pas communicable, ainsi qu’on l’a montré, le nom “Dieu” est incommunicable
selon la réalité qu’il signifie, mais il est communicable selon l’opinion, au
sens où le nom “ soleil ” serait communicable pour ceux qui s’imagineraient
qu’il y a plusieurs soleils. C’est en ce sens que S. Paul dit aux Galates (4,
8) : “ Vous serviez des dieux qui n’en sont pas. ” Et la Glose explique : “ Ils
ne sont pas dieux par nature, mais dans l’opinion des hommes. ”
Toutefois, le nom de Dieu est communicable, non
selon toute sa signification, mais partiellement, en raison d’une certaine
similitude. Ainsi appelle-t-on dieux ceux qui participent du divin par manière
de ressemblance, selon ces mots du Psaume (82, 6) : “ J’ai dit : vous êtes des
dieux. ”
Si un certain nom était donné à Dieu pour le
signifier non quant à sa nature, mais en tant que sujet, selon qu’il est cet
être-ci, ce nom-là serait de toute manière incommunicable. C’est peut-être le
cas du tétragramme chez les Hébreux, et il en est comme si quelqu’un donnait au
soleil un nom désignant précisément ce soleil dans son individualité.
Solutions :
1. La nature divine n’est pas communicable, sinon
par mode de participation de ressemblance.
2. Ce nom “ Dieu ” est une appellation et non pas
un nom propre ; car il signifie la nature divine comme si elle était dans un
sujet, bien que Dieu lui-même en sa réalité ne soit ni universel ni
particulier. Car les noms n’épousent pas le mode d’être des choses nommées
selon qu’elles sont dans le réel, mais selon qu’elles sont dans notre
connaissance. Toutefois, selon la vérité de ce qu’il signifie, il est
incommunicable, comme on l’a expliqué tout à l’heure du mot soleil.
3. Ces mots : bon, sage, et autres semblables, ont
été tirés de perfections communiquées par Dieu aux créatures. Cependant ils
sont destinés à signifier non la nature divine mais, prises en, elles-mêmes,
les perfections qu’ils signifient. C’est pourquoi même selon la réalité des
choses, ils sont communicables à beaucoup. Au contraire, le nom “ Dieu ” a été
employé, à partir d’une opération propre à Dieu que nous expérimentons constamment,
pour signifier la nature divine.
Article 10 — Ce
nom “ Dieu ” est-il employé de façon univoque, ou équivoque, selon qu’il
signifie Dieu par nature, par participation, ou selon l’opinion ?
Objections :
1. Il semble que ce nom : “ Dieu ” soit attribué à
Dieu de façon univoque et par nature, et par participation, et selon l’opinion.
En effet, là où la signification est absolument diverse, il n’y a pas
contradiction entre affirmer et nier, car l’équivocité empêche la
contradiction. Mais le catholique qui dit : l’idole n’est pas Dieu, contredit
le païen qui affirme : l’idole est Dieu. Donc le nom de Dieu employé des deux
côtés est dit de façon univoque.
2. De même que l’idole est Dieu selon l’opinion et
non selon la vérité, ainsi la jouissance de plaisirs charnels est appelée
bonheur selon l’opinion et non selon la vérité. Mais ce nom de béatitude est
dit univoquement de cette béatitude prétendue et de la béatitude véritable.
Donc le nom “ Dieu ” lui aussi se dit univoquement du vrai Dieu et d’un Dieu prétendu.
3. On appelle univoques des mots qui signifient une
raison formelle unique. Mais le catholique, quand il dit que Dieu est un,
entend par ce nom une réalité toute-puissante et digne d’une vénération
suprême. Et le païen entend la même chose lorsqu’il dit que son idole est Dieu.
Donc ce nom est prononcé des deux côtés dans un sens univoque.
En sens contraire,
ce qui existe dans l’intelligence est la similitude
de ce qui existe dans la réalité, selon Aristote. Mais le nom “ animal ” dit de
l’animal vrai et de l’animal peint, est utilisé équivoquement. Donc le nom de
Dieu appliqué au vrai Dieu et à un Dieu prétendu est prononcé de façon
équivoque.
Nul ne peut désigner ce qu’il ne connaît pas ; mais
le païen ne connaît pas la divinité véritable. Donc, lorsqu’il dit : Mon idole
est Dieu, il ne signifie pas la divinité véritable. Mais c’est elle que
signifie le catholique professant qu’il existe un seul Dieu. Donc ce nom “ Dieu
” n’est pas attribué d’une façon univoque, mais de façon équivoque, au vrai Dieu
et au Dieu prétendu.
Réponse :
Ce nom “ Dieu ” dans les trois significations qu’on
vient de proposer n’est pas utilisé ni univoquement, ni équivoquement, mais
analogiquement. On peut le manifester ainsi : la raison formelle que signifient
les termes univoques est en tous points la même ; celles que signifient les
termes équivoques sont totalement diverses, tandis que pour les analogues il
faut que le nom pris dans une signification entre dans la définition de ce nom
pris selon les autres significations. Ainsi, l’étant attribué à la substance
entre dans la définition de l’étant selon que ce nom est dit de l’accident. “
Sain ” dit de l’animal entre dans la définition “ sain ” dit de l’urine et du
remède ; car cette qualité que signifie le mot “ sain ” et qui est dans
l’animal, l’urine en est le signe, et le remède, la cause. Il en est ainsi dans
le problème posé. Car ce nom “ Dieu ”, pris au sens du vrai Dieu, entre dans la
raison formelle signifiée par ce même nom quand il est dit dans le sens de
l’opinion ou de la participation. En effet, lorsque nous donnons à quelqu’un le
nom de Dieu par participation, nous entendons par ce nom “ Dieu ” quelque chose
qui a une ressemblance avec le vrai Dieu. Pareillement, lorsque nous appelons
Dieu une idole, nous entendons par ce nom signifier quelque chose dont les
hommes estiment que c’est Dieu. Il est ainsi manifeste que ce nom a des
significations diverses, mais une de ces significations est incluse dans les
autres. Il est donc manifeste qu’il est utilisé analogiquement.
Solutions :
1. La multiplicité des noms ne tient pas à
l’attribution d’un nom, mais à sa signification ; car le nom d’homme, attribué
à qui que ce soit vraiment ou faussement, ne se dit que d’une seule manière. On
le dirait de façon multiple si, par ce nom d’homme, nous entendions signifier
des raisons formelles diverses ; par exemple, si l’un entendait signifier par
là un homme véritable, tandis qu’un autre entendrait, par le même mot,
signifier une pierre ou autre chose. Il est évident par là que le catholique
disant que l’idole n’est pas Dieu contredit le païen pour qui elle est Dieu,
car tous deux emploient ce nom “ Dieu ” dans l’intention de signifier le vrai
Dieu. En effet, lorsque le païen affirme que son idole est Dieu, il n’emploie
pas ce mot selon qu’il signifie un Dieu prétendu. Car, en ce cas, il dirait
vrai, puisque les catholiques aussi emploient parfois le nom : Dieu, en ce
sens, par exemple lorsqu’ils disent avec le Psaume (96, 5 Vg) : “ Tous les
dieux des païens sont des démons. ”
2 et 3. Même réponse. Car ces arguments se fondent
sur la diversité d’attribution, et non sur la diversité de signification.
4. Quand on parle d’un animal réel et d’un animal
en peinture, on ne parle pas de façon purement équivoque. Le Philosophe emploie
ce mot au sens large, en tant que l’équivoque inclut l’analogie. Car l’être est
attribué de façon analogique, mais on dit parfois qu’il est attribué de façon
équivoque aux prédicaments qui sont divers.
5. La nature même de Dieu en ce qu’il est, ni le
catholique ni le païen ne la connaît ; mais l’un et l’autre la connaît en tant
qu’elle est au terme des voies de la causalité, de l’éminence et de la
négation, nous l’avons déjà dit. Ainsi le païen, lorsqu’il dit que son idole
est Dieu, peut-il prendre ce mot “ Dieu ” dans le même sens que le catholique
disant que l’idole n’est pas Dieu. Mais, s’il y avait quelqu’un qui ne
connaisse Dieu sous aucun rapport, il ne le nommerait aucunement, sinon comme
nous prononçons parfois des mots dont nous ignorons le sens.
Article 11 —
Le nom “ Celui qui est ” est-il, plus que tous les autres, le nom
propre de Dieu ?
Objections :
l. Il ne semble pas. Car le nom de Dieu, avons-nous
dit, est incommunicable. Or “ Celui qui est ” n’est pas un nom incommunicable.
Donc ce n’est pas le nom propre de Dieu.
2. Denys nous dit : “ C’est le nom de Bien qui
manifeste le mieux que tout émane de Dieu ” Mais ce qui convient le plus à
Dieu, c’est d’être le principe universel des choses. C’est donc le nom de Bien
qui est le plus propre à Dieu, et non “ Celui qui est ”.
3. Tout nom divin semble impliquer un rapport avec
la créature, puisque Dieu n’est connu de nous que par les créatures. Mais “
Celui qui est ” n implique aucun rapport aux créatures.
En sens contraire,
Moïse posant à Dieu cette question : “ S’ils me
demandent quel est son nom, que leur dirai-je ? ” Le Seigneur répond : “ Voici
ce que tu leur diras : Celui qui est m’a envoyé vers vous. ” (Ex 3,
Réponse :
Ce nom “ Celui qui est ” est dit le nom le plus
propre à Dieu pour trois raisons :
Dieu est identique à son essence, ce qui ne
convient qu’à lui seul, nous l’avons montré, il est évident qu’entre tous les
noms qu’on lui donne, celui-là nomme Dieu le plus proprement ; car tout être
est nommé d’après sa forme.
Solutions :
1. Ce nom “ Celui qui est ” est un nom de Dieu plus
propre que ce nom “ Dieu ” en raison de ce dont il est tiré, l’être, et quant à
son mode de signifier, ainsi que de sa connotation temporelle comme on vient de
le dire. Toutefois, en raison de ce qu’il entend signifier, ce nom “ Dieu ” est
plus propre car ce qu’il entend signifier, c’est la nature divine. Encore plus
propre est le Tétragramme, employé pour signifier la substance divine selon
qu’elle est incommunicable et, si l’on peut ainsi parler, singulière.
2. Il est vrai que ce nom : “ Le Bon ” est le nom
principal de Dieu en tant qu’il est cause ; mais non purement et simplement ;
car absolument parlant, “ être ” ne peut être conçu que comme antérieur à “
causer ”.
3. Il n’est pas nécessaire que tous les noms divins
impliquent une relation aux créatures ; il suffit qu’ils soient empruntés à des
perfections communiquées par Dieu aux créatures, et entre celles-ci la toute
première est l’être même, d’où est pris ce nom : “ Celui qui est ”.
Article 12 —
Peut-on former au sujet de Dieu des propositions affirmatives ?
Objections :
1. Cela semble impossible, car Denys s’exprime
ainsi : “ En ce qui concerne Dieu, les négations sont vraies ; les affirmations
sont inconsistantes.”
2. Boèce écrit “ Une forme simple ne peut pas être
un sujet. ” Or Dieu est par excellence une forme simple, comme on l’a montré
précédemment : il ne peut donc pas être un sujet. Or tout ce dont une
proposition affirme quelque chose est pris comme sujet. On ne peut donc former
au sujet de Dieu aucune proposition affirmative.
3. Tout esprit conçoit faussement s’il conçoit une
chose autrement qu’elle n’est. Or, on l’a fait voir, Dieu a l’être sans aucune
composition. Puisque tout intellect qui affirme connaît son objet par mode de
composition, il semble qu’une proposition affirmative touchant Dieu ne puisse
pas se construire avec vérité.
En sens contraire,
la foi ne contient aucune erreur, et l’on y trouve
certaines propositions affirmatives, comme : Dieu est trine et un, il est
tout-puissant, etc.
Réponse :
Assurément, des propositions affirmatives vraies
peuvent être formées au sujet de Dieu. Pour s’en convaincre, il faut savoir
qu’en toute proposition affirmative vraie, le prédicat et le sujet doivent
d’une certaine manière signifier la même réalité, et des raisons formelles
diverses. Cela se constate dans les propositions où l’attribut est une qualité
accidentelle, aussi bien que dans le cas d’un attribut substantiel. Il est
manifeste, en effet, que l’homme et le blanc sont un seul et même sujet ; mais
ils diffèrent formellement ; car autre est la raison formelle d’homme, autre la
raison de blanc. Pareillement, quand je dis : L’homme est un animal, cela même
qui est homme est vraiment animal, car dans le même suppôt existent et la
nature sensible qui le fait appeler animal et la nature raisonnable qui le fait
appeler homme. Ainsi, dans ce cas également, le prédicat et le sujet sont
identiques par le suppôt, alors qu’ils diffèrent
formellement. Mais dans les propositions où le même
est affirmé du même, cette loi se vérifie encore d’une certaine manière ; car
ce que l’intelligence prend alors comme sujet, elle lui fait jouer le rôle de
suppôt ; ce qu’elle prend comme prédicat, elle lui prête la nature d’une forme
dans un suppôt, et c’est ce qui fait dire que les prédicats se prennent comme
forme et les sujets comme matière. Or, à la diversité de raisons formelles qui
se rencontre ici correspond l’altérité du prédicat et du sujet, tandis que leur
identification dans la chose, l’intellect la signifie par la composition même.
Quant à Dieu, considéré en lui-même, il est
absolument un et simple ; mais notre esprit le connaît au moyen de divers
concepts, car il ne peut le voir en lui-même tel qu’il est. Malgré cela, notre
esprit sait qu’à toutes ses conceptions diverses correspond une même et unique
réalité simple. Ainsi donc, la pluralité de raisons formelles qui intervient ici
est représentée par la diversité du prédicat et du sujet dans nos phrases
affirmatives ; tandis que l’unité est représentée dans ces mêmes phrases par
leur composition.
Solutions :
1. Quand Denys avance que les propositions
relatives à Dieu sont inconsistantes ou, selon une autre traduction, sans
convenance, il veut dire qu’aucun nom attribué à Dieu ne lui convient quant au
mode de sa signification, comme on l’a expliqué plus haut.
2. Notre intellect ne peut pas saisir les formes
simples subsistantes telles qu’elles existent en elles-mêmes ; mais il les
appréhende à la manière des composés, en qui se trouve quelque chose qui est
sujet et quelque chose qui est inhérent à ce sujet. C’est pourquoi il
appréhende la forme simple à la manière d’un sujet et lui attribue quelque
chose.
3. Quant à cette proposition : Tout intellect qui
connaît une chose autrement qu’elle n’est, est erroné, on peut l’entendre de
deux manières, selon que l’adverbe “ autrement ” détermine le verbe “ concevoir
” du côté de l’objet connu, ou du côté de l’esprit qui connaît. Si on le prend
du côté de l’objet, la proposition est vraie, et son sens est celui-ci : Un
intellect qui juge qu’une chose est autrement qu’elle n’est, est erroné. Mais
ce n’est pas le cas ici ; en formant au sujet de Dieu des propositions
affirmatives, notre esprit ne le déclare pas composé, mais simple. Si l’on
prend au contraire l’adverbe du côté du sujet, alors la proposition est fausse
; car autre est le mode d’opération de l’intellect, autre le mode d’être de la
chose. Il est manifeste en effet que notre intellect connaît immatériellement
les choses matérielles qui sont au-dessous de lui ; non qu’il les connaisse
comme immatérielles, mais son mode de connaître est immatériel. De même, quand
il conçoit les êtres simples qui sont au-dessus de lui, notre intellect les
conçoit selon son mode, par manière de composition, sans pour autant qu’il les
juge elles-mêmes composées. Ainsi, notre intellect n’est pas erroné lorsqu’il
forme des propositions composées au sujet de Dieu.
Après l’étude de la substance divine, il reste à
envisager ce qui concerne ses opérations. Et, comme il y a des opérations de
deux espèces, les unes qui demeurent dans le sujet opérant, et d’autres qui
s’étendent à un effet extérieur, nous traiterons d’abord de la science et de la
volonté (Q. 14-24) [car savoir est dans l’être qui sait, et vouloir dans l’être
qui veut] ; ensuite, nous traiterons de la puissance de Dieu (Q. 25), qu’on
envisage comme principe des opérations divines s’étendant à un effet extérieur.
Et, parce que la connaissance est une opération vitale, après l’étude de la
science divine (Q. 14-17), nous traiterons de la vie divine (Q. 18). Et, parce
que la science a pour objet le vrai, il faudra encore traiter de la vérité et
de l’erreur (Q. 16-17). En outre, le connu étant dans le connaissant, et les
conceptions des choses, en Dieu, prenant le nom d’idées, nous devrons ajouter à
la considération de la science divine la considération des Idées (Q. 15).
QUESTION 14 — LA SCIENCE DE DIEU
1. Y a-t-il science en Dieu ? 2. Dieu se connaît-il
lui-même ? 3. La connaissance que Dieu a de lui-même est-elle compréhensive ?
4. Le connaître de Dieu est-il sa substance même ? 5. Dieu connaît-il les
autres ? 6. Dieu a-t-il des autres une connaissance propre ? 7. La science de
Dieu est-elle discursive ? 8. La science de Dieu est-elle cause des choses ? 9.
Dieu a-t-il connaissance des choses qui ne sont pas ? 10. Dieu a-t-il
connaissance des maux ? 11. Dieu connaît-il les singuliers ? 12. Dieu
connaît-il une infinité de choses ? 13. Dieu connaît-il les futurs contingents
? 14. Dieu connaît-il nos énonciations ? 15. La science de Dieu est-elle
soumise au changement ? 16. Dieu a-t-il des choses une connaissance
spéculative, ou une connaissance pratique ?
Article 1 — Y
a-t-il science en Dieu ?
Objections :
1. Il semble qu’il n’y ait pas de science en Dieu.
En effet, la science est un habitus, et l’habitus n’a pas de place en Dieu, car
il tient le milieu entre la puissance et l’acte. Il n’y a donc pas de science en
Dieu.
2. La science, ayant pour objet les conclusions,
est une connaissance causée par autre chose qu’elle, à savoir par la
connaissance des principes. Mais il n’y a rien de causé en Dieu. Donc il n’y a
pas de science en Dieu.
3. Toute science est ou générale ou particulière.
Mais en Dieu, ni le général ni le particulier ne se rencontrent, comme on l’a
montré précédemment. Il n’y a donc pas de science en Dieu.
En sens contraire,
l’Apôtre écrit (Rm 11, 33) : “ O profondeur
inépuisable de la sagesse et de la science de Dieu ! ”
Réponse :
En Dieu il y a science, le plus parfaitement qui
soit. Pour s’en convaincre, il faut observer que les êtres doués de
connaissance se distinguent des non-connaissants en ce que ceux-ci n’ont
d’autre forme que leur forme propre ; tandis que l’être connaissant, par
nature, la capacité de recevoir, en outre, la forme d’autre chose : car la
forme du connu est dans le connaissant. Et il est évident par là que la nature
du non-connaissant est plus restreinte et plus limitée ; celle, au contraire,
des connaissants ayant une plus grande ampleur et une plus large extension. Ce
qui a fait dire au Philosophe que “ l’âme est d’une certaine manière toutes
choses ”. Or, c’est par la matière que la forme est restreinte, et c’est
pourquoi nous disions plus haut que les formes, à mesure qu’elles sont plus
immatérielles, accèdent à une sorte d’infinité. On voit donc que
l’immatérialité d’un être est ce qui fait qu’il soit doué de connaissance, et
son degré de connaissance se mesure à son immatérialité. Aussi Aristote
explique-t-il, dans le traité De l’Ame, que les plantes ne connaissent pas en
raison de leur matérialité. Le sens, lui, est connaissant en raison de sa
capacité à recevoir des formes sans matière ; et l’intellect est connaissant à
un plus haut degré encore, parce qu’il est plus séparé de la matière, et non
mélangé à elle, dit Aristote. Comme Dieu est au sommet de l’immatérialité,
ainsi qu’on l’a vu par ce qui précède, il est en conséquence au sommet de la
connaissance.
Solutions :
1. Parce que les perfections qui procèdent de Dieu
dans les créatures, sont chez lui, selon un mode supérieur, comme il a été dit
plus haute, quand nous attribuons à Dieu un nom tiré de quelque perfection de
la créature, nous devons exclure de sa signification tout ce qui tient au mode
imparfait propre à la créature. C’est pourquoi la science en Dieu n’est pas une
qualité, ou un habitus, mais substance et acte pur.
2. Nous avons vu que ce qui est divisé et multiple
dans les créatures se trouve en Dieu simple et un. Dans l’homme, selon la
diversité des connus, il y a diverses sortes de connaissances : ainsi, “
principes ”, on dit “ intelligence ”, “ science ” , selon qu’il connaît les
conclusions ; “ sagesse ”, selon qu’il connaît la cause suprême ; “ conseil ” ou
“ prudence ”, selon qu’il connaît ce qui est à faire. Mais Dieu connaît toutes
ces choses d’une simple et unique connaissance, ainsi qu’on le verra. C’est
pourquoi la connaissance de Dieu peut recevoir absolument tous ces noms, à la
condition qu’on écarte de chacun d’eux, lorsqu’il est attribué à Dieu, tout ce
qu’il comprend d’imparfait, et qu’on en retienne tout le parfait. C’est ainsi
qu’il est écrit (Jb 12,13) : “ En lui résident la sagesse et la puissance ; le
conseil et l’intelligence lui appartiennent. ”
3. La science emprunte ses caractères à la manière
d’être du sujet connaissant, car l’objet connu est dans celui qui le connaît
selon la manière d’être de ce dernier. Puisque l’essence divine a un mode
d’être supérieur à celui des créatures, la science divine ne sera pas comme la
science créée : ni universelle ni particulière, ni en disposition habituelle,
ni en puissance, ni sous aucun autre mode pareil.
Article 2 — Dieu
se connaît-il lui-même ?
Objections :
1. Il semble que Dieu ne se connaît pas lui-même,
car il est dit au Livre des Causes : “ Tout être connaissant sa propre essence
revient à son essence par un retour complet. ” Or Dieu ne quitte pas sa propre
essence ; il ne se meut en aucune façon ; il ne peut donc faire ainsi retour,
pour la connaître, à son essence. Donc il ne se connaît pas.
2. Connaître est un certain “ pâtir ”, un “ être mû
”, comme il est dit au livre De l’Ame ; la science est encore une assimilation
de l’esprit à la chose connue ; enfin, ce que l’on sait est une perfection de
celui qui sait. Or, nul ne pâtit de lui-même, ne se perfectionne lui-même,
n’est semblable à lui-même, comme l’observe S. Hilaire.
3. Nous sommes semblables à Dieu surtout par
l’intelligence, parce que c’est l’esprit, dit S. Augustin, qui nous fait à l’image
de Dieu. Mais notre intellect ne parvient pas à se connaître lui-même, si ce
n’est en connaissant d’autres choses, comme l’affirme le livre De l’Ame. Donc
Dieu non plus ne se connaît pas, si ce n’est peut-être en connaissant autre
chose que lui.
En sens contraire,
l’Apôtre écrit (1 Co 2, 11) : “ Nul ne connaît ce
qui concerne Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu. ”
Réponse :
Dieu se connaît, et il se connaît par lui-même.
Pour le comprendre, il faut savoir que si, dans le cas d’opérations qui
s’étendent à un effet extérieur, l’objet de l’opération, c’est-à-dire son
terme, est quelque chose d’extérieur au sujet opérant, au contraire, quand il
s’agit d’opérations qui sont dans le sujet opérant lui-même, l’objet en lequel
se termine l’opération est dans le sujet opérant, et en cela même consiste
l’opération : que l’objet est dans le sujet. Aussi est-il dit au livre De l’Ame
que le sensible en acte est identique au sens en acte, et que l’intelligible en
acte est identique à l’intellect en acte. Car sentir ou connaître
intellectuellement en acte quelque chose, cela vient de ce que notre intellect
ou notre sens est actuellement informé par la force du sensible ou de
l’intelligible. Et si le sens ou l’intelligence diffèrent du sensible ou de
l’intelligible, c’est seulement quand ils sont l’un et l’autre en puissance.
Donc, comme en Dieu rien n’est potentiel, mais qu’il est l’acte pur, il y a
nécessité qu’en lui l’intellect et l’objet de l’intellect soient identiques de
toute manière ; de telle sorte que jamais il ne soit dépourvu de forme
intelligible, comme nous quand nous ne connaissons qu’en puissance ; et que,
d’autre part, la forme intelligible ne soit pas distincte de la substance même
de l’intellect divin, comme il arrive pour notre intellect quand il est actuellement
connaissant. En conséquence, la forme intelligible dont on parle est
l’intellect divin lui-même, et ainsi il se connaît lui-même par lui-même.
Solutions :
l. · Faire retour à sa propre essence ”, c’est
simplement subsister en soi. En effet, la forme, en tant qu’elle parfait la
matière en lui donnant l’être, se répand en quelque sorte dans cette matière.
Mais en tant qu’elle a l’être en elle-même, elle revient à elle. Donc, les
facultés cognitives non subsistantes, mais qui sont l’acte d’organes corporels,
ne se connaissent pas elles-mêmes, comme on le voit de nos divers sens. Au
contraire, les facultés cognitives qui subsistent par elles-mêmes peuvent se
connaître elles-mêmes. C’est ce que déclare le Livre des Causes quand il dit :
“ Celui qui connaît sa propre essence fait retour à son essence. ” Or,
subsister par soi-même est souverainement le cas de Dieu. Donc, selon cette
façon de parler, on devra dire que souverainement aussi Dieu fait retour à son
essence, et se connaît lui-même.
2. “ Être mû ”, “ pâtir ”, ces mots sont pris
équivoquement quand on dit que l’intellection est un “ être mû ”, un “ pâtir ”,
comme l’explique Aristote au livre De l’Ame. Car connaître intellectuellement
n’est pas un mouvement, lequel est l’acte de l’imparfait, c’est-à-dire un
passage de la puissance à l’acte ; c’est un acte du parfait, c’est-à-dire un
acte qui demeure dans l’agent. De même, que l’intellect soit actué par
l’intelligible, ou encore qu’il lui devienne assimilé, cela convient à
l’intellect auquel il arrive d’être en puissance. Étant en puissance, il
diffère de son intelligible et lui est assimilé par une forme intelligible, qui
est la similitude de la chose connue, et il tient d’elle sa perfection, comme
la puissance est perfectionnée par l’acte. Mais l’intellect divin, qui n’est
d’aucune manière en puissance, n’est pas perfectionné par l’intelligible, il ne
lui est pas assimilé ; il est lui-même sa propre perfection et son propre
intelligible.
3. La matière première, qui est pure puissance,
n’est capable de l’être naturel que dans la mesure où elle est actualisée par
la forme. Or, notre intellect passif est dans l’ordre de l’intelligible ce
qu’est la matière première dans l’ordre des choses naturelles, car il est en
puissance à l’égard des intelligibles comme la matière première à l’égard des
choses naturelles. Il s’ensuit que notre intellect passif ne peut connaître les
intelligibles que s’il est actualisé par une forme intelligible. Et ainsi il se
connaît lui-même, comme il connaît tout le reste, au moyen d’une forme
intelligible ; car il est évident que, connaissant un objet intelligible, il
connaît sa propre intellection, et par cet acte il connaît sa puissance
intellectuelle. Mais Dieu, lui, est acte pur aussi bien dans l’ordre de la
connaissance que dans l’ordre de l’existence, et c’est pourquoi il se connaît
lui-même par lui même.
Article 3 — La
connaissance que Dieu a de lui-même est-elle compréhensive ?
Objections :
1. Il ne le semble pas, car S. Augustin écrit : “
Un être qui se comprend est fini pour lui-même. ” Or, Dieu est de toute manière
infini : donc il ne peut se comprendre lui-même.
2. Si l’on dit : Dieu est infini pour nous, bien
que fini pour lui-même, on peut objecter encore : Ce qui est vrai pour Dieu est
plus vrai que ce qui est vrai pour nous. Donc, si Dieu est pour lui-même fini,
il est plus vrai de dire : Dieu est fini, que de dire : Dieu est infini. Or,
cela contredit tout ce qui a été déterminé plus haut. Donc Dieu ne se comprend
pas lui-même.
En sens contraire,
S. Augustin écrit au même endroit : “ Tout être qui
se connaît intellectuellement se comprend. ”
Réponse :
Dieu a de lui-même une connaissance compréhensive,
et en voici la preuve. On dit d’une chose qu’elle est comprise lorsqu’on est
parvenu au terme extrême de sa connaissance, et cela se produit lorsque cette
chose est connue aussi parfaitement qu’elle est connaissable. Par exemple, une
proposition susceptible d’être démontrée est comprise quand elle est connue par
démonstration, non quand elle est connue par une raison simplement plausible.
Or il est manifeste que Dieu se connaît parfaitement comme il est parfaitement
connaissable. En effet, chaque être est connaissable dans la mesure où il est
en acte ; car on ne connaît pas une chose selon qu’elle est en puissance, mais
selon qu’elle est en acte, ainsi qu’il est dit dans la Métaphysique. Or, la
vertu cognitive de Dieu égale l’actualité de son être, car, si Dieu est
connaissant, cela vient de ce qu’il est en acte et dégagé de toute matière, de
toute potentialité, ainsi qu’on l’a montré. Il est donc évident qu’il se
connaît lui-même autant qu’il est connaissable. Et c’est pourquoi il se
comprend parfaitement.
Solutions :
l. A le prendre en toute propriété de termes, “
comprendre ” signifie avoir en soi et inclure quelque chose. Ainsi, tout ce qui
est “ compris ” est nécessairement fini comme tout ce qui est inclus. Mais
quand on dit de Dieu qu’il est compris par lui-même, on n’entend pas dire que
son intellect soit autre que son être, qu’il le prend en lui et l’inclut. De telles
expressions doivent être interprétées négativement. De même que l’on dit : Dieu
est en lui-même pour dire qu’il n’est contenu par rien d’extérieur, ainsi
dit-on qu’il se comprend lui-même pour exprimer que rien de lui-même ne lui
échappe. C’est ce qui fait dire à S. Augustin : “ Une chose est comprise quand
on la voit de telle sorte que rien d’elle n’échappe à celui qui voit. ”
2. Quand on dit : Dieu est fini pour lui-même, cela
ne doit s’entendre que d’une sorte d’égalité de proportion, et cela signifie :
Dieu ne dépasse pas plus la capacité de sa propre intelligence qu’un être fini
ne dépasse la capacité d’un esprit fini. Mais on n’entend pas que Dieu soit
fini pour lui-même en ce sens que lui-même se comprendrait comme fini.
Article 4 — Le
connaître de Dieu est-il sa substance même ?
Objections :
1. Il semble que non. Car connaître est une
opération. Or, une opération signifie quelque chose qui procède d’un opérant.
Donc le connaître de Dieu n’est pas sa substance même.
2. Connaître que l’on connaît, ce n’est pas
connaître quelque chose d’important, de principal, mais quelque chose de
secondaire et d’accessoire. Donc, si Dieu est identique à son intellection,
connaître sera pour Dieu comme pour nous connaître que nous connaissons, et le
connaître de Dieu ne sera rien de grand.
3. Connaître, c’est connaître quelque chose. Donc,
quand Dieu se connaît lui-même, si lui-même n’est autre que son propre
connaître, il connaît seulement son connaître, et ainsi à l’infini. Il n’est
donc pas possible que le connaître de Dieu soit sa substance.
En sens contraire,
S. Augustin affirme :
“ Pour Dieu, être, c’est être sage. ” Etre sage,
ici, c’est connaître. Donc, pour Dieu, être, c’est connaître par
l’intelligence. Or, nous avons vu plus haut que l’être de Dieu est identique à
sa substance ; donc, l’intellection, en Dieu, est identique à sa substance.
Réponse :
On doit dire nécessairement que le connaître, en
Dieu, est identique à sa substance. Car si l’intellection de Dieu était
distincte de sa substance, il s’ensuivrait, selon le Philosophe au livre XII de
la Métaphysique, que cette substance divine trouverait son acte et sa
perfection dans autre chose qu’elle-même, à l’égard de quoi elle entretiendrait
la relation de puissance à un acte, ce qui est tout à fait impossible, car le
connaître est la perfection et l’acte du connaissant.
Comment cela se fait, il faut l’examiner. Nous
avons dit plus haut que l’intellection n’est pas une action sortant de l’agent
et passant en quelque chose d’extérieur, mais qu’elle demeure en lui comme son
actualité et sa perfection, à la manière dont l’être même est la perfection de
l’existant. En effet, comme l’être est consécutif à la forme, ainsi
l’intellection est consécutive à la forme intelligible. Mais en Dieu, il n’y a
pas de forme qui soit autre que son être même, ainsi qu’on l’a montré. Il en
résulte donc nécessairement son essence même étant forme intelligible, comme on
l’a dit également _ que son connaître lui-même est et son essence et son être.
De tout ce qui précède il résulte qu’en Dieu,
l’intellect, le connu, la forme intelligible et le connaître lui-même sont
absolument une seule et même chose. Manifestement donc, dire de Dieu qu’il
connaît n’introduit dans sa substance aucune multiplicité.
Solutions :
1. L’intellection n’est pas une opération sortant
de l’opérant, mais elle demeure en lui.
2. Connaître le connaître qui n’est pas subsistant
n’est pas connaître grand-chose, comme lorsque nous connaissons notre propre
connaître. Mais il n’en va pas de même du connaître divin, qui est subsistant.
3. Le connaître divin, qui est subsistant en
lui-même, est connaissance de soi-même, et non de quelque chose d’autre qu’il
faudrait poursuivre indéfiniment.
Article 5 — Dieu
connaît-il les autres ?
Objections :
1. Il semble que Dieu ne connaisse pas les autres.
Car tout ce qui est autre que Dieu lui est extérieur. Or S. Augustin nous dit :
“ Dieu ne voit rien en dehors de lui-même. ” Donc il ne connaît pas les autres.
2. Le connu est la perfection du connaissant. Donc,
si Dieu connaît les autres, quelque chose d’autre sera sa perfection, et sera
plus noble que lui. Ce qui est impossible.
3. L’intellection est spécifiée par l’intelligible,
comme tout autre acte est spécifié par son objet ; et de là vient que le
connaître est d’autant plus noble que la chose connue est plus noble. Or, Dieu
est lui-même sa propre intellection, avons-nous dit. Donc, si Dieu connaît
autre chose que lui, Dieu même est spécifié par autre chose, ce qui est
impossible. Il ne connaît donc pas les choses autres que lui-même.
En sens contraire,
on lit dans l’épître aux Hébreux (4, 13) : “ Toutes
choses sont à nu et à découvert devant ses yeux.”
Réponse :
De toute nécessité il faut dire que Dieu connaît
les autres. Il est manifeste, en effet, qu’il se connaît parfaitement lui-même,
sans quoi son être ne serait pas parfait, puisque son être est son connaître.
Or, si quelque chose est connu parfaitement, il est nécessaire que son pouvoir
soit connu parfaitement. Mais le pouvoir d’un agent ne peut être connu
parfaitement sans que soient connues les choses auxquelles s’étend ce pouvoir.
Comme le pouvoir de Dieu s’étend aux autres, puisqu’il est la première cause
efficiente de toutes choses, comme on l’a démontré précédemment, il est donc de
toute nécessité que Dieu connaisse les autres. Cela devient plus évident encore
si l’on ajoute que l’être même de la cause première, qui est Dieu, est son
connaître, et que toutes choses sont en lui à la manière dont l’intelligible
est dans l’intellect. Car tout ce qui est dans un autre y est toujours selon le
mode propre de celui en qui il est.
Pour savoir comment Dieu connaît ainsi les autres,
il faut remarquer qu’il y a deux manières, pour une chose, d’être connue : en
elle-même, et en une autre. On connaît une chose en elle-même quand on la
connaît par le moyen de sa propre forme intelligible, adéquate à elle, comme
lorsque l’œil voit un homme par la forme sensible, en lui, de cet homme. On
connaît au contraire en un autre ce que l’on voit par la forme cognitive propre
de ce qui le contient, comme lorsque l’on voit une partie d’un tout par la
forme cognitive du tout, ou un homme dans un miroir par l’image que donne ce
miroir, ou de quelque autre manière dont une chose puisse être vue dans une
autre.
Partant de là, il faut dire que Dieu se voit
lui-même en lui-même, puisqu’il se voit par sa propre essence. Mais quant aux
autres êtres, il ne les voit pas en eux-mêmes, il les voit en lui-même, selon
que son essence a en elle la similitude de tout ce qui est autre que lui.
Solutions :
1. Quand S. Augustin écrit : “ Dieu ne voit rien en
dehors de lui-même ”, il ne faut pas comprendre qu’il ne verrait rien de ce qui
se trouve hors de lui-même, mais bien que ce qui est en dehors de lui-même, il
ne le voit ou ne le regarde qu’en lui-même, ainsi qu’on vient de l’expliquer.
2. Si le connu est la perfection du connaissant, ce
n’est point par sa substance, c’est par sa forme intelligible, selon laquelle
il se trouve dans l’intellect comme sa forme et sa perfection. “ Ce n’est pas
la pierre, dit Aristote eu qui est dans l’âme, mais sa forme. ” Quant aux
réalités autres que Dieu, elles sont connues par Dieu selon que son essence
comprend leurs formes intelligibles ainsi qu’on vient de le voir. Il ne
s’ensuit donc pas qu’une autre réalité soit la perfection de l’intellect divin,
en dehors de l’essence divine.
3. La vision intellectuelle n’est pas spécifiée par
ce qui est vu dans un autre, mais par le connu principal dans lequel les autres
choses sont connues. Le connaître, en effet, est spécifié par son objet en
raison de ce que la forme intelligible est le principe de l’opération
intellectuelle ; car toute opération est spécifiée par la forme qui est le
principe de cette opération, comme l’échauffement est spécifié par la chaleur.
L’opération intellectuelle reçoit son espèce de la forme intelligible qui fait
que l’intellect est en acte. Et cette forme intelligible est celle du connu
principal qui, en Dieu, n’est autre que son essence même, en laquelle toutes
les formes représentatives des êtres sont comprises. Il ne s’impose donc pas
que l’intellection divine, ou plutôt Dieu lui-même, soit spécifiée par autre
chose que l’essence de Dieu.
Article 6 — Dieu
a-t-il une connaissance propre des réalités autres que lui ?
Objections :
1. Il ne le semble pas, car Dieu connaît toutes
choses, on vient de le voir, comme elles sont en lui-même. Mais les autres
choses sont en Dieu comme dans la cause première et universelle. Donc, elles
sont également connues de lui comme dans leur cause première et universelle, et
c’est là connaître en général, non d’une connaissance propre. Donc Dieu connaît
les autres choses en général, non d’une connaissance propre à chacune.
2. L’essence divine est distante de l’essence de la
créature autant que l’essence de la créature l’est d’elle. Or, par l’essence de
la créature, l’essence divine ne peut être connue. Et ainsi, Dieu ne
connaissant rien que par son essence, il s’ensuit qu’il ne connaît pas la
créature dans son essence, de façon à savoir “ ce qu’elle est ”, ce qui est
avoir d’elle une connaissance propre.
3. On ne peut connaître proprement une chose que
par sa propre raison formelle. Or Dieu connaît toutes choses par son essence.
Il semble donc qu’il ne connaisse pas chaque chose par sa raison formelle
propre, car le même ne peut pas être la raison formelle de choses multiples et
diverses. Dieu n’a donc pas des choses une connaissance propre, mais une
connaissance générale.
En sens contraire,
avoir des choses une connaissance propre, c’est les
connaître non seulement en général, mais selon qu’elles se distinguent les unes
des autres. Or, c’est ainsi que Dieu connaît les choses, selon ces paroles de
l’épître aux Hébreux (4,12) : “ Elle va (la parole de Dieu) jusqu’à distinguer
l’âme et l’esprit, les jointures et les mœlles ; elle démêle les sentiments et
les pensées du cœur. Aussi nulle créature n’est cachée devant Dieu. ”
Réponse :
A cet égard, certains philosophes se sont égarés,
disant que Dieu ne connaît les autres réalités qu’en général, c’est-à-dire en
tant qu’ils sont des étants. De même, en effet, que le feu, s’il se connaissait
lui-même comme principe de la chaleur, connaîtrait la nature de la chaleur et,
avec elle, toutes les autres choses chaudes, en tant que chaudes : ainsi Dieu,
en tant qu’il se connaît comme principe de l’être, connaît la nature de l’étant
et de toutes les autres choses en tant qu’elles sont des étants. Mais cela ne
se peut pas. En effet, connaître quelque chose en général et non en ce qu’il a
de distinct, c’est le connaître d’une manière imparfaite. Aussi notre intelligence,
quand elle passe de la puissance à l’acte, accède-t-elle d’abord à une
connaissance générale et confuse des choses, avant d’en avoir une connaissance
propre, allant ainsi de l’imparfait au parfait, dit Aristote. Donc, si la
connaissance que Dieu a des choses autres que lui-même était générale seulement
et non distincte, il s’ensuivrait que son intellection ne serait pas de toute
manière parfaite, ni, en conséquence, son être lui-même, ce qui contredit à nos
précédentes déterminations. Il faut donc affirmer que Dieu connaît les réalités
autres que lui d’une connaissance propre, non pas seulement selon qu’elles ont
en commun la raison formelle d’étant, mais selon qu’elles se distinguent les
unes des autres.
Pour le mettre en évidence, il faut observer que
certains, voulant montrer que Dieu connaît des choses multiples, emploient des
comparaisons comme celles-ci : le centre d’un cercle, s’il se connaissait
lui-même, connaîtrait toutes les lignes qui partent de lui ; la lumière, si
elle se connaissait elle-même, connaîtrait toutes les couleurs. Mais ces
exemples, bien qu’ils soient valables sur un point, à savoir quant à la
causalité universelle, sont déficients en ce que la multitude et la diversité
qu’ils envisagent ne sont pas causés par ce principe universel unique en ce qui
les distingue, mais seulement en ce qui leur est commun. Ainsi, la diversité
des couleurs n’a pas pour cause la lumière seule, mais la disposition du milieu
qui la reçoit ; de même, la diversité des rayons du cercle provient de leurs
positions diverses. De là vient que cette diversité ou multitude ne peut pas
être connue dans son unique principe d’une connaissance propre, mais seulement
en général. Or, en Dieu, il n’en est pas ainsi. On l’a montré plus haut, tout
ce qu’il y a de perfection, en quelque créature que ce soit, préexiste et se
trouve contenu en Dieu d’une façon suréminente. Et dans les créatures il n’y a
pas seulement ce qu’elles ont de commun, à savoir leur être, qui appartient à
leur perfection, il y a aussi ce par quoi elles diffèrent les unes des autres,
comme vivre, connaître, et les autres caractères par lesquels se distinguent
les vivants et les non-vivants, les intelligents et les non-intelligents. Et
toute forme par laquelle une chose quelconque est constituée en sa propre
espèce est une perfection. Ainsi, toutes choses préexistent en Dieu non
seulement quant à ce qui est commun à toutes, mais encore quant à ce qui les
distingue. En conséquence, Dieu contenant en lui toutes les perfections,
l’essence de Dieu entretient avec les essences de toutes choses non le rapport
du commun au propre, de l’unité aux nombres ou du centre aux lignes
divergentes, mais le rapport de l’acte parfait aux actes imparfaits, comme si
je disais : de l’homme à l’animal, ou de six, nombre entier, aux fractions
qu’il renferme. Or, il est clair que par l’acte parfait on peut connaître les
actes imparfaits non seulement en général, mais d’une connaissance propre.
Celui qui connaît le nombre six connaît sa moitié : trois, d’une connaissance propre.
Ainsi donc, comme son essence comprend tout ce
qu’il y a de perfection dans l’essence de quelque autre chose que ce soit, et
bien davantage, Dieu peut connaître en lui-même toutes choses d’une
connaissance propre. Car la nature propre d’un être quelconque a consistance
selon qu’elle participe en quelque manière la perfection divine. Or Dieu ne se
connaîtrait point parfaitement lui-même, s’il ne connaissait toutes les
manières dont sa perfection peut être participée par d’autres. Et la nature
même de l’être ne lui serait pas connue parfaitement, s’il ne connaissait tous
les modes d’être. Il est donc manifeste que Dieu connaît toutes choses d’une
connaissance propre, selon que chacune se distingue des autres.
Solutions :
1. Connaître une chose comme elle est dans le sujet
connaissant peut se comprendre de deux manières. Ou bien l’adverbe “ comme ”
signifie le mode de connaissance du point de vue de la chose connue, et alors
il est faux. Car le connaissant ne connaît pas toujours le connu selon l’être qu’il
a en lui ; l’œil ne connaît pas la pierre quant à l’être qu’elle a en lui ;
mais, par la forme intentionnelle de la pierre qu’il a en lui, il connaît la
pierre telle qu’elle est en dehors de l’œil. Et quand un connaissant connaît ce
qu’il connaît selon l’être qu’il a en lui, il ne le connaît pas moins aussi
selon l’être qu’il a en dehors de lui. Ainsi l’intellect connaît la pierre
selon l’être intelligible qu’elle a en lui, pour autant qu’il réfléchit sur son
acte ; mais en même temps il connaît l’être de la pierre en sa nature propre.
Mais, si l’adverbe “ comme ” signifie le mode de connaissance du point de vue
du connaissant, alors il est vrai que le connaissant ne connaît le connu que
pour autant qu’il est en lui ; car le mode de connaître est d’autant plus
parfait que le connu est plus parfaitement dans le connaissant.
En conséquence, il faut dire ceci : Dieu ne connaît
pas seulement que les choses sont en lui, mais, en raison de ce qu’il les
contient en lui, il les contient selon leur propre nature, et d’autant plus
parfaitement que plus parfaitement chacune est en lui.
2. L’essence de la créature est à l’essence de Dieu
ce que l’acte imparfait est à l’acte parfait. Ainsi l’être de la créature ne
peut suffire à conduire à la connaissance de l’essence divine ; mais l’inverse
est vrai.
3. Le même ne peut être pris comme raison formelle
de choses diverses s’il est égal à chacune. Mais l’essence divine est quelque
chose qui transcende toutes les créatures. C’est pourquoi l’on peut voir en
elle la raison formelle de toutes choses, étant participable et imitable par
toutes les créatures, chacune à sa manière.
Article 7 — La
science de Dieu est-elle discursive ?
Objections :
l. Il semble que la science de Dieu soit
discursive. En effet, la science de Dieu ne désigne pas une disposition
habituelle, mais une intellection actuelle. Or, le Philosophe nous dit que, si
l’on peut savoir beaucoup de choses simultanément de façon habituelle, on ne
peut en connaître en acte qu’une seule. Donc, comme Dieu connaît des choses
multiples, connaissant et lui-même et tout le reste, ainsi qu’on l’a montré, il
semble qu’il ne connaisse pas toutes choses à la fois, mais qu’il passe d’un
objet à l’autre de façon discursive.
2. Connaître l’effet par la cause, c’est connaître
discursivement. Or Dieu connaît tout le reste par lui-même, comme l’effet par
sa cause. Donc sa connaissance est discursive.
3. Dieu connaît chaque créature plus parfaitement
que nous ne pouvons la connaître ; or nous connaissons dans les causes créées
leurs effets, et ainsi nous procédons discursivement des causes aux effets. Il
semble donc que pour Dieu il en soit de même.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Dieu voit toutes choses non
une à une et par un regard alternatif, comme s’il voyait ici puis là ; il voit
tout en même temps. ”
Réponse :
Dans la science divine, il n’y a rien de discursif,
et en voici la preuve. Dans notre science on trouve un double processus
discursif. Un selon la succession, comme lorsque, après avoir considéré une
chose, nous passons à la considération d’une autre. L’autre, selon la causalité
: comme lorsque, par la vertu des principes, nous parvenons à la connaissance
des conclusions. Le premier processus discursif ne peut convenir à Dieu ; car
nous-mêmes, qui concevons successivement des choses diverses quand nous
considérons chacune en elle-même, nous les connaissons ensemble si nous les
connaissons toutes dans un médium unique ; par exemple, quand nous connaissons
les parties dans le tout, et quand nous voyons divers objets dans le miroir. Or
Dieu voit tout en un seul médium, qui est lui-même, ainsi qu’on l’a établi. Il
voit donc toutes choses ensemble, et non pas successivement. Semblablement, le
second processus discursif ne peut convenir à Dieu. Tout d’abord parce que ce
second sens présuppose le premier ; car ceux qui passent des prémisses aux
conclusions ne les considèrent pas ensemble. Ensuite parce que cette démarche
va du connu à l’inconnu ; il est donc clair que, le premier terme connu, on
ignore encore l’autre, et le second n’est pas alors connu “ dans ” le premier,
mais “ à partir ” du premier. Le terme de la démarche a lieu quand le second
terme est vu dans le premier, les effets se résolvant dans les causes ; mais
alors la démarche discursive cesse. Donc, puisque Dieu voit ses effets en
lui-même comme dans leur cause, sa connaissance n’est pas discursive.
Solutions :
1. Bien que le connaître actuel soit un en
lui-même, cependant il arrive que, dans un seul connaître, on atteigne de
nombreux connus, comme on vient de le dire.
2. Dieu ne connaît pas premièrement la cause,
ensuite et par elle ses effets d’abord inconnus : il connaît les effets dans la
cause, ainsi qu’on vient de le dire.
3. Dieu voit, beaucoup mieux que nous, les effets
des causes créées dans les causes elles-mêmes ; mais la connaissance de ces
effets n’est pas causée en lui par la connaissance des causes créées, comme
c’est le cas pour nous, et sa science n’est donc pas discursive.
Article 8 — La
science de Dieu est-elle cause des choses ?
Objections :
1. Il semble que non, car Origène dit ceci : “ Ce
n’est pas parce que Dieu sait qu’une chose doit être un jour, que cette chose
sera ; mais parce qu’elle doit être, Dieu sait d’avance qu’elle sera. ”
2. Une fois la cause posée, l’effet aussi est posé.
Or la science de Dieu est éternelle. Donc, si la science de Dieu était la cause
des choses créées, il semble que les créatures existeraient de toute éternité.
3. Le connaissable précède la science, et la
mesure, dit Aristote. Mais ce qui est ainsi postérieur et mesuré ne peut pas
être cause.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Dieu ne connaît pas
l’universalité des créatures spirituelles ou corporelles parce qu’elles sont ;
mais elles sont parce qu’il les connaît. ”
Réponse :
La science de Dieu est la cause des choses ; car la
science de Dieu est à l’égard des choses créées ce qu’est la science de
l’artisan à l’égard de ses œuvres. Or, la science de l’artisan est bien la
cause de ce qu’il produit, du fait qu’il agit par son intelligence, et que par
conséquent la forme intelligible est le principe de son opération, comme la
chaleur est le principe de l’échauffement. Toutefois, il faut considérer que la
forme naturelle n’est pas dite principe d’action en tant qu’elle est immanente
à ce qu’elle fait exister, mais bien en tant qu’elle est ordonnée à l’effet. De
même, la forme intelligible n’est pas dite principe d’action par le seul fait
qu’elle est la forme intelligible dans le connaissant, si elle n’est pas
complétée par une ordination à l’effet, laquelle vient de la volonté. En effet,
comme la forme intelligible est indifférente à l’égard de l’un ou l’autre des
opposés (puisque c’est la même science qui considère les opposés), elle ne
produirait pas d’effet déterminé, si elle-même n’était déterminée à son égard par
l’appétit. C’est ce qu’explique Aristote. Or, il est manifeste que Dieu cause
toutes choses par son intelligence, puisque son être et son intellection sont
identiques. Il est donc nécessaire de dire que sa science est la cause des
choses, conjointement avec sa volonté. C’est pourquoi la science de Dieu,
envisagée comme cause des choses, est ordinairement appelée “ science
d’approbation ”.
Solutions :
1. Origène n’a envisagé ici que l’aspect de
connaissance, et nous avons dit que la connaissance n’est pas cause
indépendamment de la volonté. Mais quand il dit que Dieu prévoit telles choses
parce qu’elles sont à venir, il faut comprendre ce “ parce que ” d’une
causalité logique, non ontologique. Cette conséquence est exacte, en effet :
s’il est vrai d’une chose qu’elle sera, il est vrai que Dieu l’a prévue ; mais
les choses futures ne sont pas cause que Dieu les connaisse.
2. La science de Dieu est cause des choses selon la
manière dont ces choses sont en elle. Or il n’y a pas eu dans la science de
Dieu que les choses seraient depuis toujours. Bien que la science de Dieu,
elle, soit éternelle, il ne s’ensuit donc pas que les créatures existent depuis
toujours.
3. Les choses naturelles sont intermédiaires entre
la science de Dieu et la nôtre ; car nous tirons notre science de ces mêmes
choses naturelles dont la science de Dieu est la cause. Et c’est pourquoi, de
même que les connaissables naturels sont antérieurs à notre science et la
mesurent, ainsi la science de Dieu est première par rapport aux choses naturelles
et les mesure. Ainsi, une maison est intermédiaire entre la science de
l’architecte qui l’a construite, et la science de l’observateur qui en prend
connaissance après sa construction.
Article 9 — Dieu
a-t-il la connaissance des choses qui ne sont pas ?
Objections :
1. Il semble que non, car il n’y a de science en
Dieu que des choses vraies, et il y a attribution réciproque entre le vrai et
l’étant. Donc il n’y a pas en Dieu la connaissance des non-étants.
2. La connaissance requiert une similitude entre
celui qui sait et ce qu’il sait. Or ce qui n’est pas ne peut avoir aucune
ressemblance avec Dieu, qui est l’être même. Donc ce qui n’est pas ne peut pas
être connu par Dieu.
3. La science de Dieu est cause des choses. Mais
elle n’est pas cause des non-étants, car le non-étant n’a pas de cause. Donc
Dieu n’a pas la science de ce qui n’est pas.
En sens contraire,
l’Apôtre écrit (Rm 4, 17) : Dieu “ appelle les
choses qui ne sont pas, comme celles qui sont ”.
Réponse :
Dieu connaît toutes choses, de quelque manière
qu’elles soient. Or rien n’empêche que des choses qui, purement et simplement,
ne sont pas, soient cependant en quelque manière. Sont purement et simplement
celles qui sont en acte. Celles qui ne sont pas en acte sont en puissance : en
la puissance de Dieu ou en celle de la créature, qu’il s’agisse de puissance
active ou de puissance passive, ou du pouvoir de penser, d’imaginer, d’exprimer
en quelque manière que ce soit. Toutes choses, donc, qui peuvent être faites,
pensées ou dites par la créature, et aussi toutes celles que lui-même peut
faire, Dieu les connaît, même si elles ne sont pas en acte. En ce sens, on peut
dire qu’il a la connaissance des non-étants.
Mais entre les choses qui ne sont pas en acte, il
faut noter une diversité. Certaines, bien que n’étant pas actuellement, ont été
ou seront, et celles-là on dit que Dieu les connaît d’une “ science de vision ”
; comme le connaître de Dieu, qui est son être même, a pour mesure l’éternité,
laquelle, étant elle-même sans succession, englobe la totalité du temps, le
regard de Dieu, éternellement présent, porte sur la totalité du temps, et sur
toutes les choses qui sont dans quelque partie du temps que ce soit, comme sur
des réalités qui lui sont présentes. D’autres, qui ne sont pas en acte, sont dans
la puissance de Dieu ou de la créature, et cependant ne sont pas, ni ne seront,
ni n’ont jamais été. A l’égard de celles-là, Dieu est dit avoir non une science
de vision, mais une science de “ simple intelligence ”. Et l’on s’exprime ainsi
parce que, parmi nous, les choses qu’on voit ont un être propre en dehors du
sujet qui voit.
Solutions :
1. Les choses qui ne sont pas en acte ont leur
vérité comme choses en puissance, car il est vrai qu’elles sont en puissance.
Et c’est ainsi que Dieu les connaît.
2. Dieu étant l’être même, dans la mesure où une
chose est, elle participe à sa ressemblance, de même qu’une chose chaude, dans
la mesure où elle est chaude, participe de la chaleur. Et ainsi les choses qui
sont en puissance, bien qu’elles ne soient pas en acte, sont connues de Dieu.
3. La science de Dieu n’est cause des choses que si
sa volonté s’y adjoint. Il n’est donc pas nécessaire que tout ce que Dieu sait
existe, ait existé ou doive un jour exister, mais cela seulement dont il veut
ou dont il permet qu’il soit. Et, encore une fois, ce qui est dans la science
de Dieu, ce n’est pas que ces choses sont, mais qu’elles peuvent être.
Article 10 — Dieu
a-t-il la connaissance des maux ?
Objections :
1. Il semble qu’il ne connaisse pas les maux car,
d’après Aristote, un intellect qui n’est pas en puissance ne connaît pas la
privation ; or le mal, selon S. Augustin, est la privation du bien. Comme
l’intelligence divine n’est jamais en puissance, mais toujours en acte, ainsi
qu’on l’a vu, il semble que Dieu ne connaisse pas le mal.
2. Toute science est cause de ce qu’elle connaît,
ou est causée par lui. Or la science de Dieu n’est pas cause du mal ; elle
n’est pas non plus causée par lui. Donc il n’y a pas en Dieu la connaissance
des maux.
3. Ce que l’on connaît, on le connaît soit par son
semblable, soit par son opposé. Or, tout ce que Dieu connaît, il le connaît par
son essence, ainsi qu’on l’a montré. Et l’essence divine ne ressemble pas au
mal et n’a pas le mal pour contraire, car elle n’a pas de contraire, affirme S.
Augustin .
4. Ce qui est connu par autre chose n’est pas connu
par soi-même et n’est donc pas connu parfaitement. Or le mal n’est pas connu de
Dieu par soi-même, car il faudrait pour cela que le mal fût en Dieu ; en effet,
le connu doit être dans le connaissant. Et si le mal est connu de Dieu par
autre chose, à savoir par le bien, il sera connu de lui imparfaitement, ce qui
est impossible, car nulle connaissance, en Dieu, n’est imparfaite. Donc Dieu
n’a pas la connaissance des maux
En sens contraire,
on lit au livre des Proverbes (15, 11) : “ Le
séjour des morts et la perdition sont en présence du Seigneur. ”
Réponse :
Celui qui connaît parfaitement quelque chose, il
faut qu’il connaisse tous les accidents qui peuvent lui survenir. Or il y a des
choses bonnes auxquelles il peut arriver d’être détériorées par des maux. Dieu
ne connaîtrait donc pas en perfection les choses bonnes s’il ne connaissait pas
aussi les maux. Mais une chose quelconque est connaissable dans la mesure où
elle est. Comme l’être du mal n’est que la privation du bien, par cela seul que
Dieu connaît les biens, il connaît aussi les maux, comme on connaît les
ténèbres par la lumière. C’est ce qui fait dire à Denys : “Dieu tire de
lui-même la vue des ténèbres ; ce n’est pas autrement que par la lumière qu’il
les connaît. ”
Solutions :
1. Le Philosophe veut dire que l’intellect qui
n’est pas en puissance ne connaît pas la privation par le moyen d’une privation
qui serait en lui. Car il avait dit précédemment que le point, ou tout autre indivisible,
n’est connu que par la privation de la division. La raison en est que les
formes simples et indivisibles ne sont pas en acte dans notre intelligence,
mais seulement en puissance ; si elles étaient en acte, on ne les connaîtrait
pas par le détour de la privation. Or c’est ainsi, sans détour, et sans
utiliser la privation, que les substances séparées connaissent les réalités
simples. Dieu ne connaît donc pas le mal par une privation existant en lui,
mais par son opposé, le bien.
2. La connaissance de Dieu n’est pas cause du mal,
mais de la chose bonne par l’intermédiaire de laquelle le mal est connu.
3. Quoique le mal ne soit pas opposé à l’essence
divine, qui n’est pas corruptible, il est cependant opposé aux œuvres de Dieu :
Dieu connaît celle-ci par son essence et, les connaissant, il connaît les maux
opposés.
4. Connaître indirectement quelque chose, c’est le
connaître imparfaitement, s’il s’agit de choses connaissables par elles-mêmes.
Mais le mal n’est pas connaissable par lui-même ; car ce qui caractérise le
mal, c’est d’être privation du bien ; et ainsi il ne peut être défini ni connu,
si ce n’est par l’intermédiaire du bien.
Article 11 — Dieu
connaît-il les singuliers ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car l’intelligence divine est
plus immatérielle que l’intelligence humaine ; or, l’intelligence humaine, à
cause de son immatérialité, ne connaît pas les singuliers, car il est dit au
livre De l’Ame : “ La raison connaît l’universel ; les sens, eux, les
singuliers. ”
2. Les seules facultés, en nous, qui connaissent
les singuliers sont celles qui reçoivent les formes intentionnelles non
abstraites des conditions matérielles. Or les choses sont en Dieu abstraites au
maximum de toute matérialité. Donc Dieu ne connaît pas les singuliers.
3. Toute connaissance se fait par le moyen d’une
similitude. Or, la similitude des êtres singuliers, en tant précisément que
singuliers, ne semble pas pouvoir être en Dieu ; car le principe de la
singularité des êtres est la matière, et la matière, n’étant qu’en puissance,
est entièrement dissemblable de Dieu, qui est l’acte pur. Donc Dieu ne connaît
pas les singuliers.
En sens contraire,
on lit au livre des Proverbes (16, 2) : “ Toutes
les voies de l’homme sont à découvert devant ses yeux. ”
Réponse :
Dieu connaît les singuliers. En effet, toutes les
perfections qui se rencontrent dans les créatures préexistent en Dieu d’une
manière plus excellente, on l’a montré plus haut. Or, connaître les singuliers
appartient à notre perfection. Il est donc nécessaire que Dieu les connaisse.
Aristote tient pour inacceptable que quelque chose soit connu par nous et ne le
soit pas par Dieu. C’est pourquoi, argumentant contre Empédocle, il lui oppose
que Dieu serait bien imparfait s’il ignorait la discorde. Toutefois, les
perfections qui se trouvent divisées dans les choses inférieures se trouvent en
Dieu sous forme simple et une. C’est pourquoi, alors que nous connaissons les
universaux qui sont immatériels par une faculté, et par une autre les
singuliers matériels, Dieu, lui, par son intellect un et simple connaît les uns
et les autres.
Mais, comment cela peut se faire, certains, pour le
montrer, ont dit que Dieu connaît les singuliers par les causes universelles,
car il n’y a rien dans le singulier qui ne provienne de quelque cause
universelle. Et ils donnent cet exemple : si un astronome connaissait dans
leurs principes universels tous les mouvements du ciel, il pourrait annoncer
toutes les éclipses futures. Mais cela n’est pas suffisant. Car les êtres
particuliers reçoivent des causes générales certaines formes d’être et certains
pouvoirs d’action ; mais, si proche du concret que soit leur conjonction, ces
pouvoirs et ces formes ne sont jamais rendus individuels que dans et par la
matière individuelle. Aussi, celui qui connaît Socrate en ce qu’il est blanc,
qu’il est fils de Sophronisque, ou par quelque autre caractéristique de ce
genre, ne connaîtrait pas Socrate selon qu’il est cet homme-là. On voit donc
que, de la manière indiquée, Dieu ne connaîtrait pas les singuliers dans leur
singularité.
D’autres ont dit que Dieu connaît les singuliers en
appliquant les causes universelles à leurs effets singuliers. Mais cela ne
signifie rien, car nul ne peut appliquer une chose à une autre s’il ne connaît
d’abord celle-là. Ainsi donc l’application en question ne saurait être la
raison explicative de la connaissance des singuliers, qu’elle présuppose.
Il faut donc parler autrement. Dieu étant cause des
choses par sa science, comme on l’a dit, la science de Dieu a la même extension
que sa causalité. Et comme la vertu active de Dieu ne s’étend pas seulement aux
formes à partir desquelles est dégagé l’universel, mais à la matière même,
ainsi qu’on le montrera, il est donc de toute nécessité que la science de Dieu
s’étende aux singuliers, qui tiennent leur individualité de la matière. En
effet, comme Dieu connaît les autres par l’intermédiaire de sa propre essence,
en tant que cette essence est la similitude des choses, ou encore leur principe
efficient, il est nécessaire que son essence suffise à lui faire connaître
toutes les choses qui sont faites par lui, et cela non seulement dans leur
nature universelle, mais aussi dans leur singularité. Il en serait ainsi de la
science de l’artisan lui-même, si elle produisait toute la chose, au lieu de
lui donner uniquement sa forme.
Solutions :
1. Par l’abstraction, notre intellect dégage la
forme intelligible des principes individuants de son objet. Il s’ensuit que
cette forme intelligible ne peut pas être la similitude des caractéristiques
individuelles, et c’est pour cette raison que notre intellect ne connaît pas le
singulier. Mais la forme intelligible de l’intellect divin, qui est l’essence
de Dieu, n’est pas immatérielle par abstraction ; elle l’est par elle-même, et
c’est d’elle que proviennent tous les principes constitutifs de la chose, ceux
de la nature spécifique ou ceux de l’individuation. Par elle, Dieu peut donc
connaître non seulement les universaux, mais aussi les singuliers.
2. Bien que la forme intelligible de l’intellect
divin ne comprenne pas en elle-même des conditions matérielles, comme il en est
avec les formes cognitives dans l’imagination et dans le sens, toutefois, par
sa vertu réalisatrice, elle s’étend également et aux choses immatérielles et
aux choses matérielles, comme on vient de le dire.
3. Bien que la matière s’éloigne de la ressemblance
avec Dieu en raison de sa potentialité, toutefois, en tant que, même ainsi,
elle a l’être, elle retient une certaine ressemblance avec l’être divin.
Article 12 — Dieu
connaît-il une infinité de choses ?
Objections :
1. Il semble que Dieu ne puisse connaître une
infinité de choses. En effet, l’infini en tant que tel est inconnu : selon la
formule d’Aristote, il est “ce dont on peut toujours prendre davantage, quelle
que soit la quantité déjà prise ”. S. Augustin dit aussi “ Ce qui est embrassé
par la science devient fini par la compréhension de celui qui le sait. ” Or,
l’infini ne peut devenir fini.
2. On dira peut-être : ce qui est infini en soi est
fini pour la science de Dieu. Mais alors, voici l’objection. La nature même de
l’infini est de ne pouvoir être parcouru, comme il est dit dans la Physique
d’Aristote. Mais l’infini ne peut être parcouru ni par le fini, ni par
l’infini, ce que prouve le même ouvrage. Donc l’infini ne peut être borné, pas
même par l’infini. Et ainsi l’infinité des choses n’est pas incluse dans la
science de Dieu, même si celle-ci est infinie.
3. La science de Dieu est la mesure de ce que Dieu
sait ; or il est contraire à la nature de l’infini que l’infini soit mesuré.
En sens contraire,
S. Augustin s’exprime ainsi : “ Quoique les nombres
infinis soient sans nombre, ils n’échappent pas à celui dont la science est
sans nombre. ”
Réponse :
Étant donné que Dieu connaît non seulement ce qui
est en acte, mais aussi ce qui est contenu dans sa puissance ou dans celle de
la créature, ainsi qu’on l’a montré, et puisque ces possibles sont évidemment
en nombre infini, il est nécessaire d’admettre que Dieu connaît une infinité de
choses. Quant à la science de vision, qui a pour objet uniquement les choses
qui sont, ou seront ou ont été, bien que certains disent qu’elle n’embrasse pas
une infinité d’objets, puisque nous n’admettons pas que le monde a toujours
été, ni que la génération et le mouvement doivent durer sans fin, de sorte que
les individus seraient multipliées à l’infini, toutefois, si l’on y regarde de
plus près, on doit dire nécessairement que Dieu, même par sa science de vision,
connaît une infinité de choses. Car Dieu connaît même les pensées et les
affections des cœurs, qui seront dans l’avenir multipliées à l’infini, puisque
les créatures rationnelles doivent durer sans terme.
Voici pourquoi : la connaissance d’un objet s’étend
aussi loin que le permet la forme qui est en lui le principe de la
connaissance. La forme cognitive sensible, dans le sens, ne représente qu’un
seul individu ; il s’ensuit que par cette forme un seul individu peut être
connu. Au contraire, la forme intelligible, dans notre esprit, représente la
chose quant à sa nature spécifique, nature qui peut être participée par une
infinité de choses particulières. De là vient que notre intellect, au moyen du
concept d’homme, connaît en quelque sorte une infinité d’hommes. Il ne les
connaît pas selon qu’ils se distinguent les uns des autres, mais selon qu’ils ont
en commun une nature spécifique. C’est que la forme intelligible, en nous, ne
représente pas les hommes quant à leurs principes individuels, elle représente
seulement les principes constitutifs de l’espèce. Mais l’essence divine, par
laquelle l’intellect divin connaît, est une représentation suffisante de toutes
les choses qui sont ou peuvent être, non seulement quant aux principes communs
à plusieurs, mais aussi quant à ce qui est propre à chacune, ainsi qu’on l’a
montré. Il s’ensuit que la science de Dieu s’étend à une quantité infinie de
choses, même selon qu’elles sont distinctes les unes des autres.
Solutions :
1. D’après le Philosophe, l’infini concerne la
quantité. Et la raison formelle de quantité comporte un ordre entre les
parties. En conséquence, connaître l’infini selon le mode propre de l’infini,
c’est le connaître partie après partie, et de cette façon l’infini échappe à
toute connaissance ; car, quel que soit le nombre des parties que l’on puisse
embrasser, il en restera indéfiniment hors de prise. Mais Dieu ne connaît pas
l’infini, ou des objets en nombre infini en énumérant, pour ainsi dire, partie
après partie ; nous avons expliqué qu’il connaît d’une connaissance simultanée,
non successive. Rien ne s’oppose donc, en ce qui le concerne, à la connaissance
d’une infinité d’objets.
2. Une traversée suppose une succession de parties,
et de là vient que l’infini ne peut être parcouru, ni par le fini, ni par
l’infini. Au contraire, la raison formelle de compréhension exige seulement
l’adéquation à ce qui est compris, car on appelle “ compris ” ce dont rien ne
reste extérieur à ce qui le comprend. La raison formelle de l’infini n’exclut
donc pas qu’il soit compris par un infini. Et ainsi, ce qui est infini en soi
peut être fini pour la science de Dieu, en ce sens qu’il y est inclus, mais non
en ce sens qu’il serait parcouru ou traversé.
3. La science de Dieu est bien la mesure des choses
; mais ce n’est pas une mesure quantitative, et c’est à une telle mesure
qu’échappent les choses en nombre infini. La science de Dieu mesure l’essence
et la vérité de chaque chose, car chaque chose participe à la vérité de sa
nature dans la mesure où elle est conforme à la science de Dieu : telle l’œuvre
d’art qui concorde avec l’art lui même. A supposer donc qu’il y ait en acte des
êtres en nombre infini, par exemple une infinité d’hommes ; ou bien qu’il y ait
une infinité en étendue, comme l’air, selon d’anciens philosophes, il est
manifeste que l’être de chaque chose n’en serait pas moins déterminé et fini,
car il serait renfermé dans les bornes de certaines natures particulières ; ces
choses seraient donc mesurables à l’égard de la science de Dieu.
Article 13 — Dieu
connaît-il les futurs contingents ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, une cause nécessaire
produit un effet nécessaire. Mais la science de Dieu est cause de ce qu’elle
sait, avons-nous dit. Comme la science de Dieu est nécessaire, son objet doit
l’être aussi. La science de Dieu n’atteint donc pas les contingents.
2. Dans toute proposition conditionnelle, si
l’antécédent est absolument nécessaire, le conséquent est absolument nécessaire
aussi ; car l’antécédent est au conséquent ce que les principes sont à la
conclusion, et les Derniers Analytiques nous enseignent que, de principes
nécessaires, ne peuvent découler que des conclusions nécessaires. Or cette
proposition conditionnelle est vraie : Si Dieu a su que cela est à venir, cela
sera ; car la science de Dieu est toujours vraie. Et l’antécédent de cette
proposition est absolument nécessaire, d’abord parce qu’il est éternel ;
ensuite parce qu’il est exprimé au passé. Donc le conséquent est aussi
absolument nécessaire. Et ainsi tout ce qui est su par Dieu est nécessaire, de
sorte qu’il n’y a pas en Dieu de science des contingents.
3. Tout ce qui est su par Dieu existe
nécessairement, puisque même tout ce qui est su par nous existe nécessairement,
alors que la science de Dieu est plus certaine que notre science. Or, aucun
futur contingent n’existe nécessairement. Donc aucun futur contingent n’est su
par Dieu.
En sens contraire,
le Psaume (33,15) dit de Dieu à l’égard des hommes
: “ Il forme le cœur de chacun ; il connaît toutes leurs actions. ” Or, les
actions des hommes sont contingentes, puisqu’elles dépendent de leur libre
arbitre. Dieu connaît donc les futurs contingents.
Réponse :
Comme on a montré plus haut que Dieu connaît toutes
les choses, non seulement celles qui sont en acte, mais aussi celles qui sont
en sa puissance ou en la puissance de la créature, et comme certaines choses
parmi ces dernières sont des contingents futurs pour nous, il s’ensuit que Dieu
connaît les futurs contingents.
Pour établir clairement cette conclusion, il faut
observer qu’un contingent peut être considéré sous un double aspect. D’abord en
lui-même, lorsqu’il s’est déjà produit, et alors il n’est plus considéré comme
futur, mais comme présent ; ni comme pouvant être ou ne pas être, mais comme
déterminé à une branche de l’alternative. Pour cette raison, il peut, pris
ainsi, tomber infailliblement sous une connaissance certaine, sous le sens de
la vue, par exemple comme lorsque je vois Socrate assis. D’une autre manière,
le contingent peut être considéré tel qu’il est dans sa cause. Sous cet aspect
il est considéré comme futur et comme contingent, non encore déterminé à être
ou à ne pas être, à être ceci ou cela, car la cause contingente est celle qui
peut ceci ou son contraire. Dans ce cas le contingent ne peut être connu avec
certitude. En conséquence, celui qui ne connaît un effet contingent que dans sa
cause, n’a de lui qu’une connaissance conjecturale. Mais Dieu, lui, connaît
tous les contingents non seulement en tant qu’ils sont dans leurs causes, mais
aussi selon que chacun d’eux est actuellement réalisé en lui-même.
Et, bien que les contingents se réalisent successivement,
Dieu ne les connaît pas en eux-mêmes successivement comme nous, mais
simultanément. Car sa connaissance, tout autant que son être, a pour mesure
l’éternité ; or l’éternité, qui est tout entière à la fois, englobe la totalité
du temps, ainsi qu’il a été dit. De la sorte, tout ce qui se trouve dans le
temps est éternellement présent à Dieu, non seulement en tant que Dieu a
présentes à son esprit les raisons formelles de toutes choses, ainsi que
certains le prétendent, mais parce que son regard se porte éternellement sur
toutes les choses, en tant qu’elles sont présentes.
Il est donc manifeste que les contingents sont
connus de Dieu infailliblement en tant que présents sous le regard divin dans
leur présence, et cependant, par rapport à leurs propres causes, ils demeurent
des futurs contingents.
Solutions :
1. Même si la cause éloignée est nécessaire,
l’effet peut être contingent du fait de la cause prochaine, si elle est
contingente. Ainsi la germination d’une plante est un effet contingent en
raison de sa cause prochaine, bien que la cause prochaine de cette germination,
le mouvement solaire, soit une cause nécessaire. De même, les causes
contingentes que Dieu connaît sont contingentes en raison de leurs causes
prochaines, bien que la science de Dieu, qui est leur cause première, soit une
cause nécessaire.
2. Certains disent que cet antécédent : Dieu a su
que tel fait contingent sera, n’est pas nécessaire, mais contingent, car, bien
qu’il soit passé, il se rapporte à l’avenir. Mais cela ne l’empêche pas d’être
nécessaire car, ce qui a eu un rapport au futur, il est nécessaire qu’il l’ait
eu, même si parfois ce futur n arrive pas.
D’autres disent que l’antécédent en question est
contingent, parce qu’il est composé de nécessité et de contingence, comme cette
proposition : Socrate est un homme blanc, est une proposition contingente. Mais
cela non plus ne signifie rien, car, quand on dit : “ Dieu a su que tel
contingent sera ”, “ contingent ” ne figure dans la proposition que comme
l’élément matériel de l’affirmation, non comme son élément principal ; de sorte
que cette contingence, aussi bien que la nécessité qui pourrait y être
substituée, ne fait pas que la proposition soit nécessaire ou contingente,
vraie ou fausse. Ainsi, il peut être vrai que j’aie dit : “ l’homme est un âne
”, aussi bien que : “ Socrate court ”, ou : “ Dieu est ”. Il en est de même, si
je parle de nécessité ou de contingence.
Il faut donc reconnaître que cet antécédent est
nécessaire absolument. Certains disent qu’il ne s’ensuit pas que le conséquent
soit nécessaire absolument, parce que l’antécédent est cause éloignée du
conséquent, et que ce conséquent est contingent en raison de sa cause
prochaine. Mais cela ne prouve rien, car une proposition conditionnelle dont
l’antécédent serait une cause éloignée nécessaire, et le conséquent un effet
contingent, serait une proposition fausse, comme si je disais : “ Si le soleil
se meut, l’herbe germera. ”
Il faut donc s’exprimer autrement et dire ceci :
Quand, dans l’antécédent, on introduit quelque chose relevant d’une opération
de l’esprit, le conséquent doit être compris non selon l’être réel, tel qu’il
est en soi, mais selon l’être intentionnel qu’il a dans l’esprit. Autre, en
effet, est l’être d’une chose en elle-même, autre son être dans l’esprit. Par
exemple, quand je dis : “ Si l’âme connaît quelque chose, ce quelque chose est
immatériel ”, il faut comprendre que cela est immatériel dans l’intellect, non
selon son être réel. De même, quand je dis : “ Si Dieu a su quelque chose, cela
sera ”, le conséquent doit être compris de l’être selon lequel la chose est
présente. Ainsi compris, il est nécessaire aussi bien que l’antécédent, car “
ce qui est, quand c’est, il est nécessaire que ce soit ”, selon Aristote.
3. Les choses qui se réalisent temporellement sont
connues successivement par nous dans le temps, mais par Dieu dans l’éternité,
qui est au-dessus du temps. En conséquence, du fait que nous connaissons les
futurs contingents en tant que tels, ils ne peuvent pas être certains pour nous
; mais pour Dieu seul, dont le connaître est dans l’éternité, qui transcende le
temps. Il en est comme de celui qui marche sur un chemin et ne voit pas ceux
qui le suivent, alors que l’homme posté sur une hauteur, regardant tout le
chemin, voit à la fois tous ceux qui y passent. Ainsi ce qui est su par nous
avec certitude doit être nécessaire aussi en soi-même ; car les choses qui en
soi sont des futurs contingents, nous ne pouvons les connaître avec certitude.
Mais les choses qui sont sues par Dieu, il suffit qu’elles soient nécessaires
de la nécessité de leur présence sous le regard de la science divine, nous
l’avons dit, mais il n’est pas requis qu’elles le soient en elles-mêmes quand
on les considère dans leurs causes. En conséquence, cette proposition : “ Tout
ce que Dieu sait est nécessairement ”, on a coutume de la distinguer. Elle peut
se rapporter à la chose dont elle parle, ou au dire. Si on l’entend de la
chose, la proposition est prise en un sens divisé, et elle est fausse ; car
cela veut dire : Toute chose que Dieu sait est nécessaire. Mais elle peut
également être comprise du dire. Alors la proposition est prise en un sens
composé, et elle est vraie ; car cela signifie : ce dire, “ une chose sue par
Dieu est ” est nécessaire.
Mais certains objectent à cela que cette
distinction a sa place quand il s’agit de formes séparables de leur sujet. Si,
par exemple, je dis : “ Ce qui est blanc peut être noir ”, cette proposition,
fausse quant au dire, est vraie quant à la chose, car la chose qui est blanche
peut être noire, alors que cette assertion “ Ce qui est blanc est noir ”, ne
peut jamais être vraie. Mais, quand il s’agit de formes inséparables de leur
sujet, la distinction, affirment ces auteurs, n’est pas de mise ; car si je
dis, par exemple : “ le corbeau noir peut être blanc ”, la proposition est
fausse dans les deux sens. Or, qu’une chose soit sue par Dieu, c’est là un
attribut inséparable de cette chose ; car ce qui est su par Dieu ne peut en
aucune manière être ignoré de lui. A la vérité, cette instance serait
irrecevable, si être connu de Dieu comportait dans le sujet quelque disposition
inhérente. Mais, comme cela ne comporte que d’être l’objet d’un acte du
connaissant, à la chose sur elle-même, bien qu’elle soit toujours sue, quelque
chose peut être attribué qui lui convient selon ce qu’elle est en elle-même, et
qui ne lui convient pas en tant qu’elle est l’objet de l’acte de connaître.
Ainsi l’être matériel est attribué à la pierre telle qu’elle est en elle-même,
alors qu’il ne saurait lui être attribué en tant qu’elle est un objet
intelligible.
Article 14 — Dieu
connaît-il nos énonciations ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car connaître des énonciations
convient à notre esprit en tant qu’il compose entre eux ou écarte l’un de
l’autre deux concepts. Mais dans l’intelligence divine il n’y a aucune
composition.
2. Toute connaissance se fait au moyen d’une
similitude. Mais en Dieu il n’y a aucune similitude, puisque Dieu est
absolument simple.
En sens contraire,
on lit dans le Psaume (94, 11) : “ Dieu connaît les
pensées des hommes. ” Or dans les pensées des hommes il y a des énonciations.
Donc Dieu connaît celle-ci.
Réponse :
Puisque former des énonciations est au pouvoir de
notre intelligence, et puisque Dieu connaît tout ce qui est en son propre pouvoir
ou au pouvoir de sa créature, comme on l’a dit précédemment, c’est une
nécessité que Dieu connaisse toutes les énonciations qu’il est possible de
former. Seulement, de même qu’il connaît les choses matérielles
immatériellement et les choses composées simplement, Dieu connaît les
énonciations, non en énonçant lui-même comme s’il y avait dans son esprit la
composition ou la division qui caractérise l’énonciation, mais il connaît
chaque chose par une intuition simple, en pénétrant par elle l’essence de chaque
chose. Il en est comme si, en appréhendant l’essence de l’homme, nous
connaissions par là même tous les prédicats qui peuvent être attribués à
l’homme. Cela n’a pas lieu dans le cas de notre intellect, qui passe d’un terme
à l’autre parce que la forme intelligible représente un terme de telle manière
qu’elle n’en représente pas un autre. Aussi, en connaissant l’essence de
l’homme, nous ne connaissons pas par cela même les autres attributs de l’homme,
mais successivement. En raison de quoi les raisons formelles que nous
connaissons à part l’une de l’autre, il nous faut les ramener à l’unité par
composition ou division, en formant des énonciations. Mais la forme
intelligible de l’intellect divin, qui est son essence, suffit à tout
manifester. En connaissant son essence, Dieu connaît donc les essences de
toutes choses, et tout ce qui peut leur arriver.
Solutions :
1. L’objection proposée n’aurait de valeur que si
Dieu connaissait les énonciations par mode énonciatif.
2. La composition dans l’énonciation signifie
quelque être de la chose ; c’est ainsi que Dieu, par son être, qui est son
essence, est la similitude de tous les modes d’être qui sont signifiés.
Article 15 — La
science de Dieu est-elle soumise au changement ?
Objections :
1. Il semble que oui. Car la science est relative à
la chose sue. Or, ce qui implique relation avec la créature s’attribue à Dieu
temporellement et varie selon les variations de la créature. Donc la science de
Dieu elle-même varie selon les variations de la créature.
2. Tout ce que Dieu peut faire, il peut le savoir.
Mais Dieu peut faire plus de choses qu’il n’en fait. Il peut donc savoir plus
de choses qu’il n’en sait, et ainsi sa science peut varier par augmentation ou
diminution.
3. Dieu a su autrefois que le Christ naîtrait. Mais
maintenant il ne sait pas que le Christ naîtra, puisque le Christ n’est plus à
naître. Donc Dieu ne sait pas tout ce qu’il a su, et ainsi sa connaissance
semble être variable.
En sens contraire,
il est dit dans l’épître de S. Jacques (1,17) : en
Dieu “ il n’existe aucune vicissitude, ni ombre de changement ”.
Réponse :
D’après nos précédentes déterminations, la science
de Dieu est sa substance même. Comme sa substance est absolument immuable,
ainsi que nous l’avons également montré, il y a nécessité que sa science soit
tout à fait invariable.
Solutions :
1. Des appellations de Dieu comme Seigneur,
Créateur, etc. impliquent des relations consécutives à des actes conçus comme
ayant pour terme les créatures selon l’être qu’elles ont en elles-mêmes. C’est pourquoi
de telles relations sont attribuées à Dieu de manière changeante, selon les
changements des créatures. Mais la science, l’amour, etc. impliquent des
relations consécutives à des actes conçus comme immanents en Dieu, et c’est
pourquoi ces attributs sont appliqués à Dieu de manière invariable.
2. Dieu connaît aussi les choses qu’il peut faire
et ne fait pas. Par conséquent, de ce qu’il peut faire des choses qu’il ne fait
pas, on ne peut conclure qu’il puisse savoir plus de choses qu’il n’en sait, à
moins qu’on ne l’entende de sa science de vision, par laquelle il est dit
savoir les choses qui sont en acte à un moment quelconque de la durée.
Cependant, que Dieu sache que des choses sont possibles qui ne sont pas, ou que
des choses qui sont pourraient ne pas être, il ne s’ensuit pas que sa science
soit variable, mais seulement qu’il connaît la variabilité des choses. Si
cependant quelque chose était, dont Dieu ignorerait d’abord qu’elle est et le
saurait ensuite, sa science serait soumise à la variation. Mais cela ne se peut
pas ; car Dieu, dans son éternité, sait tout ce qui est ou peut être en un
temps quelconque. Aussi, dire d’une chose qu’elle est à quelque moment que ce
soit de la durée, c’est dire par là même que cela est su par Dieu depuis l’éternité.
Par conséquent, on ne doit pas concéder que Dieu puisse savoir plus de choses
qu’il n’en sait, car cette proposition implique que Dieu eût ignoré d’abord ce
qu’il aurait su ensuite.
3. Les anciens nominalistes ont dit que “ Le Christ
naît ”, “ le Christ naîtra ”, “ le Christ est né ”, sont un même énoncé, pour
cette raison que la chose énoncée est la même, à savoir la naissance du Christ.
A partir de là on conclut que tout ce que Dieu a su, il le sait ; car il sait
maintenant que le Christ est né, ce qui, dans l’hypothèse, a la même
signification que : Il naîtra. Mais cette opinion est fausse. D’abord parce que
la diversité dans les termes d’une proposition donne naissance à des
énonciations diverses. Ensuite parce que, dans ce cas, une proposition vraie
une fois serait vraie toujours, ce que nie à bon droit le Philosophe, selon qui
cette proposition : “ Socrate est assis ”, est vraie tant qu’il est assis, mais
si Socrate se lève, la proposition devient fausse. On doit donc concéder que
cette proposition : Tout ce que Dieu a su, il le sait, n’est pas vraie en tant
qu’énoncé. Mais il ne s’ensuit pas que la science de Dieu soit variable. Car,
de même qu’aucune variation ne s’introduit dans la connaissance de Dieu du fait
qu’il sait, d’une seule et même chose, tantôt qu’elle est, et tantôt qu’elle
n’est pas, de même c’est sans aucune variation de la science divine que Dieu
sait d’un énoncé tantôt qu’il est vrai, tantôt qu’il est faux. Il y aurait
variation dans la science de Dieu si Dieu connaissait les énoncés par mode
d’énonciation, à savoir en composant et divisant des concepts, comme fait notre
propre intellect. De là vient en effet que notre connaissance varie, soit du
vrai au faux, comme lorsque, une chose ayant changé, nous retenons à son égard
l’opinion ancienne ; soit d’une opinion à une autre opinion, comme si, ayant
dit d’abord que quelqu’un est assis, nous disons ensuite qu’il ne l’est pas.
Mais rien de tout cela ne peut se produire en Dieu.
Art 16 - Dieu
a-t-il des choses une connaissance spéculative, ou une connaissance pratique ?
Objections :
1. Il semble que Dieu n’ait pas une connaissance
spéculative des choses, car la science de Dieu est cause des choses, comme on
l’a montré. Or une science spéculative des choses n’est pas cause des choses
sues. Donc la science de Dieu n’est pas spéculative.
2. La connaissance spéculative s’obtient par
abstraction à partir des choses concrètes, ce qui ne convient pas à la science
de Dieu. Donc la science de Dieu n’est pas spéculative.
En sens contraire,
ce qui est plus noble doit être attribué à Dieu.
Mais la science spéculative est plus noble que la science pratique, comme le
montre le Philosophe au début de la Métaphysique. Donc Dieu a des choses une
connaissance spéculative.
Réponse :
Il y a une sorte de science qui n’est que
spéculative ; une autre qui n’est que pratique ; une troisième enfin qui est
spéculative sous un aspect, et pratique sous un autre. Pour le comprendre, il
faut savoir qu’une science peut être dite spéculative de trois façons.
Premièrement, en raison des choses dont elle est la science, et qui ne sont pas
réalisables par celui qui sait : ainsi la science que l’homme a des choses de
la nature ou de Dieu. Deuxièmement, en raison de la façon de connaître, comme
un architecte qui étudie une maison en la définissant, en la classant et en en
considérant les caractéristiques générales. Procéder ainsi, c’est étudier des
choses réalisables d’une manière spéculative et non en tant qu’elles sont à
réaliser, car une chose se fait par application d’une forme à une matière, non
par la réduction analytique du composé en ses principes universels.
Troisièmement, en raison de la fin poursuivie, car, dit Aristote, “ l’intellect
pratique diffère de l’intellect spéculatif par la finalité ”. En effet,
l’intellect spéculatif est la considération de la vérité. Donc, si un
architecte se demande, au sujet d’une maison, comment elle pourrait être
construite, non afin de la construire, mais simplement pour le savoir, ce sera,
en ce qui concerne le but poursuivi, une recherche spéculative, bien qu’elle
porte sur une opération. Donc la connaissance qui est spéculative en raison de
la chose connue est uniquement spéculative ; celle qui est spéculative quant au
mode ou quant à la fin est en partie spéculative et en partie pratique ; et,
quand elle est ordonnée à réaliser ce qui est la fin de l’opération, uniquement
pratique.
En conséquence, il faut dire que Dieu a de lui-même
une connaissance uniquement spéculative, car lui-même n’est pas quelque chose
susceptible d’être produit. Mais, de tout le reste il a une connaissance à la
fois spéculative et pratique. Spéculative, sans doute, quant au mode de
connaître, car tout ce que nous concevons spéculativement, en définissant et en
distinguant des concepts, Dieu le connaît d’une façon infiniment plus parfaite.
Quant aux choses qu’il peut faire, mais ne fait
être réellement en aucun temps, Dieu n’en a pas une connaissance pratique selon
qu’une connaissance est appelée pratique du fait de sa finalité ; il a, en ce
sens-là, une connaissance pratique des choses qu’il fait être. Quant aux maux,
bien qu’ils ne soient pas réalisables par lui, ils n’en tombent pas moins,
comme les choses bonnes, sous sa connaissance pratique, pour autant que Dieu
les permet, les empêche, ou les réduit à l’ordre. C’est ainsi que les maladies
sont un objet de connaissance pratique pour le médecin, en tant que, par son
art, il les soigne.
Solutions :
l. La science de Dieu est cause non de lui-même,
mais des autres choses : de certaines en acte ce sont celles qui sont réalisées
à un moment quelconque du temps ; d’autres virtuellement ce sont celles qu’il a
le pouvoir de faire, mais qui ne sont jamais faites.
2. Tirer la science des choses sues ne convient pas
à la science spéculative en tant que telle, mais par accident, en tant qu’elle
est humaine.
Quant à l’objection En sens contraire, il faut y répondre ceci. Des choses réalisables,
il n’y a pas science parfaite, si elles ne sont pas connues en tant que
réalisables. Aussi, puisque la science de Dieu est parfaite de toute manière,
Dieu doit connaître les choses réalisables en tant que réalisables, et non
seulement en tant que spéculativement connaissables. Cependant la noblesse de
la science spéculative ne lui est pas retirée, car toutes les choses autres que
lui, c’est en lui-même qu’il les voit, et c’est spéculativement qu’il se
connaît lui-même. Ainsi, dans la connaissance spéculative qu’il a de lui-même,
il a une connaissance à la fois spéculative et pratique de toutes les autres
choses.
1. Y a-t-il des idées en Dieu ? 2. Y a-t-il
plusieurs idées, ou une seule ? 3. Y a-t-il des idées de toutes les choses que
Dieu connaît ?
Article 1 — Y
a-t-il des idées en Dieu ?
Objections :
1. Il semble qu’il n’y ait pas d’idées en Dieu, car
Denys affirme que Dieu ne connaît pas les choses par une idée. Mais, si l’on
parle d’idées en Dieu, c’est seulement afin que les choses soient connues par
elles. Donc il n’y a pas d’idées en Dieu.
2. Comme on l’a dit plus haut, Dieu connaît toutes
les choses en lui-même. Or, il ne se connaît pas lui-même par une idée. Donc
pas davantage les autres choses.
3. L’idée est introduite comme principe de
connaissance et d’action. Mais l’essence divine est le principe suffisant du
connaître et du faire à l’égard de toutes les choses. Il n’est donc pas
nécessaire d’introduire en elle des idées.
En sens contraire,
S. Augustin écrit “ Il y a dans les idées une telle
force que, sans elles, personne ne peut être sage. ”
Réponse :
Il est nécessaire de dire qu’il y a des idées dans
l’esprit divin.
“ Idée ”, en grec, c’est ce que nous appelons forme
en latin. Par idées on entend donc les formes, considérées comme existant par
soi, de toutes les choses. Or la forme d’une chose quelconque, existant en
dehors d’elle, peut avoir deux rôles : ou elle est le modèle de la chose dont
elle est dite être la forme, ou elle est le principe par lequel on la connaît,
dans le sens où l’on dit que les formes des connaissables sont dans le
connaissant. C’est pour l’un et l’autre rôle qu’il est nécessaire de
reconnaître qu’il y a des idées en Dieu.
En voici la preuve. Dans toutes les choses qui ne
sont pas le fruit du hasard, il y a nécessité que la forme de l’engendré soit
la fin à laquelle tend la génération. Or l’agent n’agirait pas en vue de la forme
s’il n’avait en lui la similitude de cette forme. Mais cela peut avoir lieu de
deux façons. En certains agents, la similitude de la chose à faire préexiste
selon son être naturel ; c’est le cas des êtres qui agissent par nature, comme
l’homme engendre l’homme et le feu engendre le feu. En d’autres, cette
similitude préexiste selon l’être intelligible, comme chez ceux qui agissent
par leur intelligence. C’est ainsi que la représentation de la maison est dans
l’esprit de l’architecte. Et cette similitude peut être dite alors l’idée de la
maison, parce que l’homme de l’art entend faire la maison à la ressemblance de
la forme que son esprit a conçue.
Donc, puisque ce monde n’est pas l’œuvre du hasard,
mais a été fait par Dieu qui agit par son intelligence, ainsi qu’on le verra,
il est nécessaire d’admettre dans l’esprit divin une forme à la ressemblance de
laquelle soit fait le monde, et c’est en cela que consiste formellement l’idée.
Solutions :
1. Dieu ne conçoit pas les choses au moyen d’une
idée existant hors de lui-même. Déjà Aristote rejetait la doctrine de Platon,
qui imaginait des idées existant par elles-mêmes, et non dans l’intellect.
2. Quoique Dieu connaisse par sa propre essence et
lui-même et toutes choses, son essence est un principe d’opération à l’égard de
toutes les choses, non à l’égard de lui-même. Et c’est pourquoi elle a valeur
d’idée selon qu’elle se rapporte aux autres créatures, non en tant qu’elle se
rapporte à lui-même.
3. Dieu est selon son essence la représentation de
toutes choses. Ainsi l’idée de Dieu n’est-elle pas autre chose que son essence.
Article 2 — Y
a-t-il plusieurs idées, ou une seule ?
Objections :
1. Il semble qu’il n’y ait pas plusieurs idées, car
l’idée en Dieu est l’essence divine. Mais celle-ci est une. Donc l’idée aussi.
2. L’idée est un principe de connaissance et
d’action, comme l’art et la sagesse. Or, en Dieu, il n’y a pas plusieurs arts,
ni plusieurs sagesses. Il n’y a donc pas plusieurs idées.
3. Si quelqu’un dit : Les idées sont multipliées
selon leurs rapports aux diverses créatures, on pourra objecter : La pluralité
des idées est éternelle. Donc, si les idées sont multiples alors que les
créatures sont temporelles, le temporel sera cause de l’éternel.
4. Ou bien les rapports dont on parle ne sont réels
que dans la créature, ou bien ils sont réels en Dieu aussi. S’ils ne sont réels
que dans les créatures, qui ne sont pas éternelles, la multiplicité des idées
ne sera pas éternelle si elles sont multipliées uniquement par ces rapports.
S’ils sont réellement en Dieu, il s’ensuit qu’il y a en Dieu une autre
pluralité réelle que la pluralité des Personnes, et cela contredit S. Jean
Damascène affirmant que “ dans la Divinité tout est un, sauf le
non-engendrement, l’engendrement et la procession ”. Donc il n’y a pas
plusieurs idées en Dieu.
En sens contraire,
on lit dans S. Augustin : “ Les idées sont comme
les formes premières ou les raisons permanentes et immuables des choses. Elles
ne sont pas formées, elles sont éternelles et toujours les mêmes, et
l’intelligence divine les contient. Mais, tandis qu’elles-mêmes ne commencent
ni ne finissent, c’est d’après elles qu’on dit être formé tout ce qui peut
commencer et finir. ”
Réponse :
Il est nécessaire d’admettre la pluralité des
idées. Pour le prouver, il faut observer qu’en tout effet l’intention de
l’agent principal porte expressément sur ce qui est la fin dernière : ainsi
l’ordre de l’armée pour le chef. Or, ce qu’il y a de meilleur dans les choses,
c’est le bien de l’ordre universel, comme on le voit dans la Métaphysique
d’Aristote. Donc l’ordre de l’univers est expressément l’objet de l’intention
divine, et non le résultat fortuit des actions sans lien entre elles d’agents
successifs, comme le soutiennent certains, qui ont dit que Dieu n’a créé qu’une
première créature, à partir de laquelle la chaîne de productions a abouti à la
grande multitude actuelle. Selon cette opinion, Dieu n’aurait l’idée que du
premier créé. Mais, si c’est l’ordre du monde qui est formellement créé et que
Dieu s’est expressément proposé comme fin, il faut que Dieu ait l’idée de
l’ordre universel. Or, on ne peut concevoir un tout sans avoir la conception
précise des éléments qui le constituent ; par exemple, un constructeur ne
pourrait pas concevoir le plan de la maison, s’il n’avait pas en lui la
représentation propre de chacune de ses parties. Il faut donc que dans l’esprit
divin se trouvent les raisons formelles propres de toutes choses. C’est ce qui
fait dire à S. Augustin : “ Toutes les choses, chacune selon ce qu’elle a en
propre, ont été créées par Dieu ”, et il s’ensuit donc qu’il y a en Dieu une
pluralité d’idées.
Comment cela ne s’oppose pas à la simplicité
divine, c’est ce qu’il est facile de voir, si l’on observe que l’idée d’une
œuvre est dans l’esprit de l’opérateur comme ce qui est connu, non comme la
forme intelligible par quoi cela est connu et par laquelle est actualisé son
intellect. Dans l’esprit du constructeur, la forme de la maison est quelque
chose qu’il connaît, et c’est à sa ressemblance qu’il donnera forme à la maison
dans la matière. Or, il n’est pas contraire à la simplicité de l’intelligence
divine qu’elle connaisse beaucoup de choses : ce qui serait contraire à sa
simplicité, c’est qu’elle soit actualisée par plusieurs formes intelligibles.
Donc, s’il y a dans l’esprit divin de multiples idées, c’est d’une multiplicité
d’objets connus qu’il s’agit.
On peut se représenter les choses ainsi. Dieu
connaît parfaitement son essence, il la connaît donc de toutes les manières
dont elle est connaissable. Or elle peut être connue non seulement en
elle-même, mais selon qu’elle est participable, par mode d’une certaine
ressemblance, par les créatures. Mais chaque créature a sa nature propre, selon
le mode dont elle participe de la ressemblance de l’essence divine. Ainsi, quand
Dieu connaît sa propre essence comme imitable de manière déterminée par telle
créature, il la connaît comme étant la raison propre et l’idée de cette
créature, et de même pour les autres.
Solutions :
1. Ce qu’on appelle idée ne désigne pas l’essence
divine en elle-même, mais en tant qu’elle est similitude ou raison formelle de
telle ou telle chose. Pour autant donc que plusieurs raisons formelles sont
connues à partir de l’essence une, les idées sont dites multiples.
2. La sagesse et l’art signifient ce par quoi Dieu
connaît ; l’idée, ce qu’il connaît. Or Dieu, par un médium unique, connaît des
choses qui sont multiples, et non seulement selon qu’elles sont en elles-mêmes,
mais aussi selon qu’elles sont dans l’intellect comme connues, et c’est là
connaître les raisons formelles des choses en leur multiplicité. Ainsi
l’architecte, quand il connaît la forme de la maison réalisée dans la matière,
on dit qu’il connaît la maison ; quand il connaît la même forme dans son
esprit, on dit qu’il connaît l’idée ou la raison formelle de la maison. Or, non
seulement Dieu connaît la multitude des choses par son essence, mais il connaît
qu’il la connaît ainsi. Cela revient à dire qu’il connaît une pluralité de
raisons des choses, ou encore qu’il connaît qu’il y a dans son intellect une
pluralité d’idées connues.
3. Ces rapports, selon lesquels les idées sont
multipliées, ne sont pas causés par les choses, mais par l’intellect divin,
quand il compare son essence aux choses.
4. Ces rapports qui multiplient les idées ne sont
pas dans les choses créées, mais en Dieu. Cependant, ce ne sont pas des
relations réelles, comme celles qui distinguent les Personnes divines : ils
sont l’objet de l’intellection divine.
Article 3 — Y
a-t-il des idées de toutes les choses que Dieu connaît ?
Objections :
1. Il semble qu’il n’y ait pas en Dieu des idées de
toutes les choses qu’il connaît. L’idée du mal, en effet, n’est pas en Dieu,
car il s’ensuivrait que le mal est en Dieu. Or les choses mauvaises sont
connues de Dieu. Donc il n’y a pas en Dieu des idées de toutes les choses qu’il
connaît.
2. Nous avons dit que Dieu connaît les choses qui
ne sont, ni ne seront, ni n’ont été. Or, de toutes ces choses il n’y a pas
d’idées, car Denys écrit : “ Ce sont des modèles pour la volonté divine, qui
définit et réalise les choses. ” Donc il n’y a pas en Dieu des idées de toutes
les choses qu’il connaît.
3. Dieu connaît la matière première dont il ne peut
pas avoir d’idée, puisqu’elle n’a aucune forme.
4. Il est certain que Dieu ne connaît pas seulement
les espèces, mais aussi les genres, les singuliers et les accidents. Or, de
toutes ces choses il n’y a pas d’idées, selon Platon, le premier qui a
introduit la théorie des idées, au dire de S. Augustin.
En sens contraire,
les idées sont les raisons formelles des choses
dans l’esprit divin, comme le montre S. Augustin. Or, de toutes les choses
qu’il connaît, Dieu a dans son esprit les raisons formelles propres. Donc il a
une idée de toutes les choses qu’il connaît.
Réponse :
Puisque l’idée a été conçue par Platon comme le
principe de la connaissance des choses et de leur génération, c’est avec ce
double rôle que nous les attribuons à Dieu. Selon que l’idée est un principe
formateur des choses, on peut dire qu’elle est un modèle, et elle concerne la
connaissance pratique. Selon qu’elle est un principe de connaissance, on
l’appelle proprement une raison formelle, et elle peut même concerner la
connaissance spéculative. En conséquence, comme modèle l’idée concerne toutes
les choses que Dieu fait en un temps quelconque ; mais, comme principe de
connaissance, elle concerne toutes les choses qui sont connues par Dieu, même
si elles ne sont réalisées à aucun moment du temps ; et toutes les choses qui
sont connues par Dieu selon leur raison propre, même celles qui sont connues
par Dieu spéculativement seulement.
Solutions :
1. Le mal est connu de Dieu non par une raison
formelle qui lui serait propre, mais par la raison formelle de bien. Et c’est
pourquoi il n’a pas d’idée en Dieu, ni au sens de modèle, ni au sens de raison
formelle.
2. Des choses qui ne sont, ni ne seront, ni n’ont
été, Dieu n’a pas une connaissance pratique, si ce n’est virtuellement. Donc, à
l’égard de ces choses il n’y a pas d’idée en Dieu au sens de modèle, mais
seulement au sens de raison formelle.
3. Platon, au dire de certains, pensait que la
matière est incréée ; en conséquence il n’y avait pas pour lui une idée de la
matière, mais l’idée “ causait avec ” la matière. Pour nous, qui pensons que la
matière est créée par Dieu, non à part de la forme, il y a bien en Dieu une
idée de la matière, mais une idée qui n’est autre que celle du composé
hylémorphique. Car la matière, par elle-même, n’est pas connaissable.
4. Les genres ne peuvent avoir d’idée autre que
celle de l’espèce, si par idée on entend un modèle ; car le genre ne se réalise
jamais autrement que dans une certaine espèce. Il en est de même des accidents
inséparables de leur sujet, parce qu’ils se réalisent toujours avec ce sujet.
Au contraire, les accidents qui surviennent après coup comportent une idée
spéciale. En effet, l’homme de l’art qui a conçu la forme d’une maison réalise
avec cette forme toutes les particularités accidentelles qui, dès le principe,
faisaient partie du projet de la maison. Mais, ce qu’il ajoute à la maison déjà
Puisque la science a pour objet des choses vraies,
après avoir étudié la science de Dieu, il faut chercher ce qu’est la vérité.
1. La vérité est-elle dans la chose, ou seulement
dans l’intelligence ? 2. Est-elle dans l’intelligence seulement quand elle
compose et divise ? 3. Du vrai, comparé à l’étant. 4. Du vrai comparé au bon.
5. Dieu est-il la vérité ? 6. Toutes choses sont-elles vraies d’une seule
vérité, ou de plusieurs ? 7. L’éternité de la vérité. 8. Son immutabilité.
Article 1 — La
vérité est-elle dans la chose, ou seulement dans l’intelligence ?
Objections :
1. Il semble que la vérité n’est pas dans
l’intelligence, mais plutôt dans les choses. En effet, S. Augustin, dans les
Soliloques rejette cette définition du vrai : “ Le vrai est ce que l’on voit ”
; car, dit-il, en ce cas, les pierres qui se trouvent dans les profondeurs de
la terre ne seraient pas de vraies pierres, parce qu’elles ne se voient pas. Il
repousse également cette autre définition : “ Le vrai est ce qui est tel qu’il
apparaît au sujet connaissant, si celui-ci veut et peut le connaître ”, car,
dans ces conditions, rien ne serait vrai, si personne ne pouvait le connaître.
Et lui-même définit ainsi le vrai : “ Le vrai, c’est ce qui est. ” Il semble
donc que le vrai soit dans les choses, et non dans l’intelligence.
2. Tout ce qui est vrai, est vrai par la vérité.
Donc, si la vérité est uniquement dans l’intelligence, rien ne sera vrai sinon
dans la mesure où il est connu par l’intelligence, ce qui est l’erreur des anciens
philosophes disant : “ Tout ce qui apparaît est vrai. ” Il s’ensuit que des
propositions contradictoires sont vraies simultanément, car des propositions
contradictoires paraissent vraies simultanément à diverses personnes.
3. “ Ce qui fait qu’une chose est telle, est cela
encore davantage ”, disent les Derniers Analytiques. Or, du fait qu’une chose
est ou n’est pas, l’opinion ou la parole concernant cette chose sera vraie ou
fausse, dit Aristote. Donc la vérité est dans les choses plutôt que dans l’intelligence.
En sens contraire,
le Philosophe dit : “Le vrai et le faux ne sont pas
dans les choses, mais dans l’intelligence. ”
Réponse :
De même qu’on nomme “ bon ” ce à quoi tend
l’appétit, de même on nomme “ vrai ” ce à quoi tend l’intelligence. Mais il y a
cette différence entre l’appétition et l’intellection, ou tout autre mode de
connaissance, que la connaissance consiste en ce que le connu est dans le
connaissant, tandis que l’appétition consiste dans le penchant du sujet vers la
chose même qui l’attire. Ainsi le terme de l’appétition, qui est le bon, se
trouve dans la chose attirante, mais le terme de la connaissance, qui est le
vrai, est dans l’intelligence.
Or, de même que le bien est dans la chose, en tant
qu’elle est ordonnée à l’appétit, en raison de quoi la raison formelle passe de
la chose attirante à l’appétit lui-même, de telle sorte que l’appétit est dit
bon dès lors que ce qui l’attire est bon, de même, le vrai étant dans
l’intelligence selon que celle-ci se conforme à la chose connue, il est
nécessaire que la raison formelle de vrai passe à la chose par dérivation, de
sorte que cette dernière soit dite vraie elle aussi en tant qu’elle est en
rapport avec l’intelligence.
Mais cette chose peut se rapporter à l’intelligence
par soi ou par accident. Elle se rapporte par soi à l’intelligence dont elle
dépend selon son être ; elle se rapporte par accident à l’intelligence par
laquelle elle est connaissable. Comme si nous disions que la maison a un
rapport essentiel à l’intelligence de son architecte, et un rapport accidentel
aux intelligences dont elle ne dépend pas. Or, une chose ne se juge pas en
considération de ses caractères accidentels, mais en raison de ses caractères
essentiels. On dira donc qu’une chose est vraie, absolument parlant, par comparaison
avec l’intelligence dont elle dépend. De là vient que les productions de l’art
sont dites vraies par rapport à notre intelligence ; par exemple, une maison
est dite vraie quand elle revêt la forme d’art qui a été conçue par son
architecte ; une parole est dite vraie quand elle est le signe d’une
connaissance intellectuelle vraie. Pareillement, les choses naturelles sont
dites vraies en tant que se réalise en elles la similitude des formes
intelligibles qui sont dans l’intelligence divine : on appelle une vraie pierre
celle qui a la nature propre de la pierre, telle que l’a préconçue
l’intelligence de Dieu. Ainsi donc, la vérité est principalement dans
l’intelligence, secondairement dans les choses, en tant que reliées à
l’intelligence comme à leur principe.
C’est pour cela qu’on a pu définir diversement la
vérité. S. Augustin, dans son traité De la Vraie Religion la définit ainsi :
“La vérité est ce par quoi est manifesté ce qui est. ” S. Hilaire : “ Le vrai
est la déclaration ou la manifestation de l’être. ” Et cela se rapporte à la
vérité dans l’intelligence. Sur la vérité des choses rapportée à
l’intelligence, on peut citer cette autre définition de S. Augustin : “ La
vérité est la parfaite similitude de chaque chose avec son vrai principe, sans
aucune dissemblance. ” Et celle-ci, de S. Anselme : “ La vérité est une
rectitude que l’esprit seul peut percevoir. ” Car cela est droit ou correct qui
concorde avec son principe. On cite encore cette définition d’Avicenne : “ La
vérité de chaque chose consiste dans la propriété de son être tel qu’il lui a
été conféré. ” Quant à la définition : “ La vérité est l’adéquation entre la
chose et l’intelligence ”, elle peut se rapporter à l’un et l’autre aspects de
la vérité.
Solutions :
1. S. Augustin parle ici de la vérité des choses,
et il en exclut le rapport de cette vérité avec notre esprit. Car ce qui est
accidentel doit être exclu de toute définition.
2. Les anciens philosophes ne faisaient pas
procéder les essences des choses naturelles d’une intelligence, mais du hasard,
et comme ils se rendaient compte du rapport qu’il y a entre le vrai et
l’intelligence, ils étaient contraints de mettre la vérité des choses dans leur
rapport à notre intelligence ; d’où toutes sortes d’inconvénients que dénonce
Aristote au livre IV de la Métaphysique. Mais ces inconvénients sont écartés si
nous faisons consister la vérité des choses dans leur rapport avec l’intellect
divin.
3. Quoique la vérité de notre intelligence soit
causée par la chose, il ne s’ensuit pas que la raison formelle de vérité se
trouve d’abord dans la chose, pas plus que la raison formelle de la santé ne se
trouve en priorité dans le remède plutôt que dans l’animal. C’est en effet la
vertu active du remède, non sa “ santé ”, qui cause la santé du patient ; car
il s’agit là d’un agent non univoque. De même, c’est l’être de la chose, et non
sa vérité, qui cause la vérité dans l’intelligence. Aussi Aristote dit-il k : “
Une opinion ou une parole est vraie du fait que la chose est, et non parce que
la chose est vraie.
Article 2 — La
vérité est-elle dans l’intelligence seulement quand elle compose et divise ?
Objections :
1. Il semble que la vérité n’existe pas dans
l’intelligence seulement quand elle compose et divise. En effet, pour le
Philosophe, “ les sens sont toujours vrais quand ils perçoivent leurs sensibles
propres ; et de même l’intelligence lorsqu’elle connaît l’essence d’une chose
”. Mais la composition et la division ne se trouvent ni dans la sensation, ni
dans l’intellection de l’essence. Donc la vérité ne se trouve pas seulement
dans l’acte de l’intelligence qui compose et divise.
2. Isaac définit la vérité comme “ l’adéquation de
la chose et de l’intellect ”. Mais, de même que la saisie intellectuelle des
objets complexes peut être adéquate aux choses, de même l’intelligence des
objets non complexes, et aussi la perception par le sens de la chose telle
qu’elle est. Donc la vérité n’est pas seulement dans la composition et la
division opérées par l’intelligence.
En sens contraire,
Aristote affirme m qu’à l’égard des objets simples
et de l’essence, il n’y a vérité ni dans les choses ni dans l’intellect.
Réponse :
On l’a déjà dit ", le vrai, selon sa raison
formelle première, est dans l’intelligence. Puisque toute chose est vraie selon
qu’elle possède la forme qui est propre à sa nature, il est nécessaire que
l’intellect en acte de connaître soit vrai en tant qu’il y a en lui la
similitude de la chose connue, similitude qui est sa forme propre en tant qu’il
est connaissant. Et c’est pour cela que l’on définit la vérité par la
conformité de l’intellect et de la chose. Il en résulte que connaître une telle
conformité, c’est connaître la vérité. Or, cette conformité, le sens ne la
connaît en aucune manière ; car, bien que l’œil, par exemple, ait en lui la similitude
intentionnelle du visible, il ne saisit pas le rapport qu’il y a entre la chose
vue et ce qu’il en appréhende.
L’intellect, lui, peut connaître sa conformité à la
chose intelligible. Ce n’est pourtant pas dans l’acte par lequel il connaît
l’essence de la chose qu’il appréhende cette conformité. Mais quand il juge que
la chose est bien telle que la représente la forme intelligible qu’il en tire,
c’est alors qu’il commence à connaître et à dire le vrai. Et cela, il le fait
en composant et en divisant, car, en toute proposition, il applique à une chose
signifiée par le sujet une forme signifiée par le prédicat, ou bien il l’en
écarte. C’est pourquoi il se trouve, certes, que le sens est vrai à l’égard
d’une chose donnée, ou l’intellect dans l’acte par lequel il connaît une
essence, mais non qu’il connaisse ou dise le vrai. Et il en va de même pour les
mots, qu’ils soient simples ou composés. Donc, si la vérité peut se trouver
dans le sens ou dans l’intelligence connaissant l’essence, c’est comme dans une
chose vraie, mais non comme le connu est dans le connaissant, ce que veut dire
le mot “ vrai ”. La perfection de l’intellect, en effet, c’est le vrai en tant
qu’il est connu. En conséquence, à parler proprement, la vérité est dans
l’intelligence qui compose et divise, non dans le sens, et pas davantage dans
la simple intellection de l’essence.
Par là sont résolues les Objections.
Article 3 — Du
vrai comparé à l’étant
Objections :
1. Il semble que le vrai et l’être ne sont pas
convertibles. Car on a dit que le vrai est proprement dans l’intelligence. Or
l’étant est proprement dans l’univers réel. Donc ils ne sont pas convertibles.
2. Ce qui englobe l’étant et le non-étant n’est pas
convertible avec l’étant. Mais c’est le cas du vrai, car il est vrai que ce qui
est, est ; et que ce qui n’est pas, n’est pas.
3. Deux choses dont l’une est antérieure à l’autre
ne semblent pas convertibles. Or, le vrai semble antérieur à l’étant, car
celui-ci n’est objet de l’intelligence que sous la raison de vrai.
En sens contraire,
le Philosophe assure que la situation des choses
est la même dans l’ordre de l’être et dans l’ordre de la vérité.
Réponse :
Comme le bon se définit par rapport à l’appétit, de
même le vrai par rapport à la connaissance. Or, dans la mesure où une chose
participe de l’être, dans cette mesure elle est
connaissable. Et c’est ce qui fait dire à Aristote que “ l’âme est en quelque
manière toutes choses ”, selon le sens et selon l’intellect. Il en résulte que,
comme le bon est convertible avec l’étant, ainsi le vrai. Toutefois, de même
que le bien ajoute à l’être la raison formelle d’attirance, de même le vrai
ajoute à l’être un rapport à l’intelligence.
Solutions :
1. Comme on l’a dit, le vrai est dans
l’intelligence et dans les choses. Le vrai qui est dans les choses s’identifie
substantiellement à l’être. Mais le vrai qui est dans l’intelligence
s’identifie à l’étant, comme ce qui manifeste s’identifie à ce qui est
manifesté. Car cela appartient à la raison formelle du vrai, nous l’avons dit’.
Toutefois, on peut dire encore que l’étant aussi, comme le vrai, est à la fois
dans les choses et dans l’intelligence, bien que le vrai soit principalement
dans l’intelligence, et l’étant principalement dans les choses ; ce qui a lieu
parce que le vrai et l’être diffèrent formellement .
2. Le non-étant n’a pas en soi de quoi être connu ;
il est connu uniquement pour autant que l’intelligence le rend connaissable. Le
vrai est donc fondé sur l’étant, en ce que le non-étant est un être de raison,
c’est-à-dire un étant dont l’être consiste en son appréhension par la raison
3. Lorsqu’on dit que l’étant ne peut être
appréhendé que sous la raison de vrai, cela peut se comprendre de deux façons.
On peut comprendre que l’étant n’est pas appréhendé si la raison formelle de
vrai ne résulte pas de l’appréhension de l’étant, et en ce sens l’affirmation
est exacte. Mais on pourrait comprendre aussi que l’étant ne pourrait être
appréhendé sans que soit d’abord appréhendée la raison de vrai, et cela est
faux. A l’inverse, le vrai ne pourrait être appréhendé si d’abord ne l’était
celle de l’étant, car l’étant est inclus dans la raison de vrai. On pourrait de
même comparer l’intelligible à l’étant. On ne pourrait pas, en effet, connaître
l’étant s’il n’était pas intelligible ; et pourtant l’étant peut être
intellectuellement connu sans que soit connue son intelligibilité. De même,
l’étant que connaît l’intelligence est vrai, mais, en connaissant l’étant, on
ne connaît pas pour autant le vrai.
Article 4 — Du
vrai comparé au bon
Objections :
1. Il semble que, selon l’ordre rationnel, le bien
soit antérieur au vrai. En effet, selon le Philosophe, ce qui est le plus
universel est premier selon l’ordre de la raison. Or le bien est plus universel
que le vrai, car le vrai est un certain bien, celui de l’intelligence. Donc le
bien est rationnellement antérieur au vrai.
2. Le bien est dans les choses ; le vrai est dans
la composition et la division opérées par l’intelligence, nous l’avons dit.
Mais les choses qui sont dans le réel sont antérieures à celles qui sont dans
l’intelligence. Donc, selon l’ordre rationnel, le bon est antérieur au vrai.
3. La vérité est rangée par Aristote parmi les
vertus ; or la vertu est comprise dans la catégorie du “ bon ”, étant, selon S.
Augustin , “ une bonne qualité de l’âme ”. Le bien est donc antérieur au vrai.
En sens contraire,
ce qui se trouve dans un plus grand nombre de
choses a la priorité selon l’ordre de raison ; or le vrai se rencontre parmi
les choses où il n’y a pas de bien, par exemple dans les entités mathématiques.
Donc le vrai est antérieur au bien.
Réponse :
Quoique le bon et le vrai, quant au suppôt qu’ils
qualifient, soient convertibles avec l’étant, ils diffèrent par leur raison
formelle. Et, sous ce rapport, le vrai, absolument parlant, a priorité sur le
bien. On peut le montrer de deux façons. Tout d’abord, par le fait que le vrai
est plus proche que le bon de l’étant, qui, lui, est premier. En effet, le vrai
concerne l’être lui-même immédiatement, tandis que la raison formelle de bon
est consécutive à l’être en tant qu’il est, d’une certaine manière, parfait,
car c’est ainsi qu’il est attirant. En second lieu, par nature, la connaissance
précède l’appétit. Donc, puisque le vrai a rapport à la connaissance, et le
bien à l’appétit, le vrai, selon l’ordre de la raison, aura la priorité sur le
bien.
Solutions :
1. La volonté et l’intelligence s’incluent l’une
l’autre, car l’intelligence connaît la volonté, et la volonté veut que
l’intelligence connaisse. Ainsi donc, parmi les choses qui ont rapport à l’objet
de la volonté, se trouvent également les choses de l’intelligence, et
réciproquement. Par suite, dans le domaine de l’appétibilité, le bien se
présente comme universel, et le vrai comme particulier ; mais, dans l’ordre de
l’intelligibilité, c’est l’inverse. Donc, de ce qu’on observe que le vrai est
un certain bien, il suit que le bien est premier dans le domaine de
l’appétibilité, non purement et simplement.
2. Est antérieur dans l’ordre rationnel ce qui
tombe d’abord sous les prises de l’intellect. Or, l’intellect appréhende
d’abord l’étant lui-même ; deuxièmement, il s’appréhende lui-même connaissant
l’étant ; et troisièmement, il s’appréhende comme désirant l’étant. Aussi, la
raison d’étant est première ; celle de vrai, deuxième ; et celle de bon,
troisième, quoique le bien soit dans les choses.
3. La vertu appelée vérité n’est pas la vérité en
général, mais cette vérité particulière qui consiste à se montrer tel qu’on
est, en paroles et en actes. La vérité de la vie est prise dans ce sens
particulier que l’homme réalise dans sa vie ce à quoi il est ordonné par
l’intelligence divine, dans le même sens où l’on dit qu’il y a de la vérité
dans les autres choses. Quant à la vérité de la justice, elle consiste en ce
que l’homme observe ce qu’il doit à autrui, selon la loi. Mais il ne faut pas,
à partir de ces vérités particulières, passer à la vérité commune.
Article 5 — Dieu
est-il la vérité ?
Objections :
l. Il semble que non. En effet, la vérité consiste
dans une composition ou une division opérée par l’intelligence. Or, en Dieu il
n’y a rien de tel.
2. Selon S. Augustin, la vérité d’une chose
consiste à ressembler à son principe. Mais Dieu n’a pas de principe. Donc il
n’y a pas de vérité en lui.
3. Ce que l’on dit de Dieu, on le dit toujours
comme de la cause suprême ; par exemple, l’être de Dieu est cause de tout être,
et sa bonté est cause de tout bien. Donc, si Dieu est vérité, tout ce qui est
vrai viendra de lui. Or, que tel homme pèche, cela est vrai. Donc cela viendra
de Dieu, ce qui est évidemment faux.
En sens contraire,
il est dit en S. Jean (14, 6) : “ Moi, je suis la
voie, la vérité et la vie. ”
Réponse :
D’après ce qui précède, la vérité se trouve dans
l’intelligence selon que celle-ci appréhende une chose telle qu’elle est, et
dans la chose selon qu’elle a un être qui peut se conformer à l’intellect. Or
cela se trouve en Dieu au plus haut degré. Car son être non seulement est
conforme à son intelligence, mais il est son intellection même, et celle-ci est
la mesure et la cause de tout être distinct du sien, de toute intelligence
autre que la sienne ; et lui-même est son propre être et sa propre
intellection. Il s’ensuit que non seulement la vérité est en lui, mais que
lui-même est la souveraine et première vérité.
Solutions :
1. Il n’y a en Dieu ni composition ni division de
concepts, mais par la simple vue de son intelligence, il juge de tout et il
connaît tous les objets complexes. Et c’est ainsi que la vérité est dans son
intellect.
2. Le vrai de notre intellect est dans sa
conformité à son principe, à savoir aux choses dont il dépend pour connaître.
Le vrai des choses, lui aussi, est dans leur conformité à leur principe, qui
est l’intelligence divine. Mais, à proprement parler, cela ne peut pas se dire
de la vérité divine, à moins peut-être qu’il ne s’agisse d’une appropriation de
la vérité au Fils qui a un principe. Mais, si l’on parle de la vérité selon sa
raison formelle, la parole de S. Augustin ne peut se comprendre de Dieu si l’on
ne retrouve sous la proposition affirmative la négative qui s’y cache, comme
lorsqu’on dit : “ le Père est par lui-même ”, pour dire qu’il n’est pas par un
autre. De la même manière on peut dire que la vérité divine est la similitude
de son principe, pour signifier que l’être de Dieu n’est pas dissemblable de son
intelligence.
3. Le non-étant et les privations n’ont pas de
vérité par eux-mêmes, ils en ont seulement dans l’appréhension de notre esprit.
Or toute appréhension de l’intellect a Dieu pour cause. De sorte que tout ce
qu’il y a de vérité dans mon énonciation : “ cet homme commet un péché
d’impureté ”, cette vérité vient tout entière de Dieu. Mais si l’on veut
conclure que ce péché est causé par Dieu, il y a là ce qu’on appelle le
sophisme de l’accident.
Article 6 —
Toutes choses sont-elles vraies d’une seule vérité, ou de plusieurs ?
Objections :
1. Il semble qu’il y a une seule vérité, selon
laquelle toutes chose sont vraies. En effet, S. Augustin a dit : “ Rien n’est
plus grand que l’esprit humain, si ce n’est Dieu. ” Or la vérité est plus
grande que l’esprit humain ; autrement l’esprit serait juge de la vérité, alors
qu’en fait il juge selon la vérité et non pas d’après lui-même. Donc Dieu est
vérité. Il n’y a donc pas d’autre vérité que Dieu.
2. S. Anselme dit que la vérité est aux choses
vraies ce que le temps est aux choses temporelles. Or, il n’y a qu’un seul
temps de toutes les choses temporelles, donc il y a une seule vérité de tout ce
qui est vrai.
En sens contraire,
dans le Psaume (12, 2 Vg) on trouve ces paroles : “
Les vérités ont disparu de chez les enfants des hommes. ”
Réponse :
En un sens, il y a une seule vérité par laquelle
tout est vrai. Pour s’en convaincre, il faut savoir que, si un attribut est dit
de plusieurs sujets univoquement, cet attribut se trouve selon sa raison
formelle en chacun, comme la nature animale en chaque espèce d’animal. Mais
quand l’attribut est dit de plusieurs analogiquement, il se trouve selon sa
raison formelle propre dans un seul d’entre eux, en fonction duquel les autres
sont dénommés par cet attribut. Ainsi “ sain ” est dit de l’animal, de l’urine
et du médicament, non que la santé soit ailleurs que dans le seul animal, mais
en fonction de la santé de l’animal, le médicament est dit sain parce qu’il est
cause de cette santé, et l’urine parce qu’elle en est le signe. Et quoique la
santé ne soit ni dans le médicament ni dans l’urine, il y a dans l’un et dans
l’autre quelque chose par quoi l’un cause et l’autre signifie la santé.
Or, on a dit plus haut a que la vérité est
premièrement dans l’intelligence, et secondairement dans les choses, en tant
que les choses sont référées à l’intelligence divine. Donc, si nous parlons de
la vérité en tant qu’elle est dans l’intelligence selon sa propre raison
formelle, il y a, en plusieurs intelligences créées, plusieurs vérités, et
aussi dans la même intelligence selon la pluralité de choses connues. C’est ce
qui fait dire à la Glose, sur ces mots du Psaume : “ Les vérités ont disparu de
chez les enfants des hommes ”, que d’une même vérité divine résultent plusieurs
vérités, comme d’un unique visage d’homme résultent plusieurs images dans le
miroir. Mais, si nous parlons de la vérité selon qu’elle est dans les choses,
alors toutes choses sont vraies par une seule et première vérité, à laquelle
chacune est assimilée selon son entité. Et ainsi, bien qu’il y ait diverses
essences ou formes des choses, cependant la vérité de l’intellect divin est
unique, par rapport à laquelle toutes les choses sont dénommées vraies.
Solutions :
1. Notre esprit juge de toutes les choses non pas
selon une vérité quelconque, mais selon la vérité première, en tant qu’elle se
reflète en lui comme dans un miroir, sous la forme des intelligibles premiers.
Il s’ensuit que la vérité première est plus grande que l’âme. Et cependant, la
vérité créée qui est dans notre intelligence, est plus grande que l’âme, elle
aussi, mais non purement et simplement : sous un certain rapport, en tant
qu’elle en est la perfection. En ce sens, on pourrait dire aussi de la science
qu’elle est plus grande que l’âme.
2. La parole de S. Anselme est vraie des choses qui
sont dites vraies par rapport à l’intellect divin.
Article 7 —
L’éternité de la vérité
Objections :
l. Il semble que la vérité créée soit éternelle,
car S. Augustin affirme : “ Rien n’est plus éternel que la définition du cercle
et que deux et trois font cinq. ” Or ce sont là des vérités créées.
2. Ce qui est toujours est éternel. Or les
universaux sont partout et toujours. Ils sont donc éternels. Donc aussi la
vérité, qui est ce qu’il y a de plus universel.
3. Si ceci est vrai présentement, il a toujours été
vrai que ceci serait vrai. Or, de même qu’une proposition au présent est une
vérité créée, de même celle d’une proposition au futur. Donc quelque vérité
créée est éternelle.
4. Ce qui n’a ni commencement ni fin est éternel.
Mais la vérité de nos énonciations n’a ni commencement ni fin. Parce que, si la
vérité commençait, alors qu’auparavant elle n’était pas, il était vrai alors
que la vérité n’était pas. Cela était donc doté de quelque vérité, si bien que
la vérité était avant d’avoir commencé. Pareillement, si l’on suppose que la
vérité a une fin, il s’ensuit qu’elle est après avoir cessé, car il sera vrai
que la vérité n’est pas. Donc la vérité est éternelle.
En sens contraire,
Dieu seul est éternel, comme on l’a établi plus
haut.
Réponse :
La vérité de nos énonciations n’est pas autre que
la vérité de notre intelligence. En effet, une énonciation est d’une part dans
l’intelligence, d’autre part dans la parole. Selon qu’elle est dans
l’intelligence, elle est par elle-même susceptible de vérité. Selon qu’elle est
proférée, l’énonciation est dite vraie en tant qu’elle signifie la vérité de
l’intellect, non en raison d’une vérité qui serait en elle comme dans son
sujet. Ainsi l’urine est dite saine non en raison d’une santé qui serait en
elle, mais en raison de la santé de l’animal, qu’elle signifie. Semblablement,
nous avons dit que les choses sont dénommées vraies par dérivation de la vérité
qui est dans l’intelligence. Donc, s’il n’y avait pas d’intelligence éternelle,
il n’y aurait pas de vérité éternelle. Mais comme seule l’intelligence divine
est éternelle, c’est en elle seule que la vérité est éternelle. Et il ne
s’ensuit pas qu’il y ait quelque chose d’autre que Dieu qui soit éternel, car
la vérité de l’intelligence divine est Dieu même, ainsi qu’on l’a montrée.
Solutions :
1. La définition du cercle et “ deux et trois font
cinq ” sont éternels dans l’esprit divin.
2. Que quelque chose existe partout et toujours,
cela peut s’entendre de deux façons. Ou bien on entend que ce quelque chose a
en soi de quoi s’étendre à tout temps et à tout lieu, comme il convient à Dieu
d’être partout et toujours. Ou bien on veut dire qu’il n’a en soi rien qui le
détermine à quelque lieu et à quelque temps, à l’exclusion d’un autre. C’est
ainsi que la matière première est dite une, non qu’elle ait une forme
d’existence une, comme l’homme est un en raison de l’unité de sa forme ; mais
on la qualifie ainsi en raison du défaut de toutes les formes qui pourraient y
introduire des distinctions. De cette manière-là, tout ce qui est universel est
dit exister partout et toujours, parce que les universaux font abstraction de
l’espace et du temps. Mais il ne s’ensuit pas qu’ils soient éternels, si ce
n’est dans un intellect, s’il en est, qui soit éternel.
3. Ce qui est maintenant a été futur avant d’être,
parce qu’il était dans sa cause comme devant être fait. Donc, cette cause
écartée, sa venue à l’être ne serait pas un futur. Or, seule la cause première
est éternelle. Par conséquent, si l’on peut dire qu’il a toujours été vrai que
les choses qui existent maintenant étaient futures, cela vient de ce qu’il a
été inscrit dans une cause éternelle qu’ils seraient. Et celle-ci, c’est Dieu
seul.
4. Parce que notre intellect n’est pas éternel, la
vérité des énonciations que nous formons n’est pas éternelle. Elle a commencé.
Et avant que cette vérité existât, il n’était pas vrai de dire que cette vérité
n’était pas, sauf si cela était dit par l’intelligence divine, en qui seule la
vérité est éternelle. Mais maintenant il est vrai de dire que cette vérité
n’était pas alors. Et encore, cela n’est vrai que de la vérité présente
maintenant à notre intelligence, non d’une vérité qui serait dans la chose. Car
cette vérité-là concerne le non-étant ; or le non-étant n’est pas vrai en
lui-même, il n’est vrai que par l’intellect qui l’appréhende. Donc, dire d’une
vérité qu’il fut un temps où elle n’était pas, n’est vrai que si nous
appréhendons son non-être comme antérieur à son être.
Article 8 —
L’immutabilité de la vérité
Objections :
1. Il semble que la vérité soit immuable. Car S.
Augustin a dit : “ La vérité n’est pas égale à l’esprit humain, car elle serait
alors changeante comme lui. ”
2. Ce qui demeure après toute mutation est immuable
; ainsi la matière première ne peut être ni engendrée ni détruite parce qu’elle
demeure après toute génération et toute destruction. Or, la vérité demeure
après toute mutation, car après toute mutation il est vrai de dire : ceci est
ou ceci n’est pas.
3. Si la vérité d’un énoncé devait changer, ce
serait surtout selon le changement de la chose. Or c’est ce qui n’a pas lieu.
En effet, selon S. Anselme, la vérité est une certaine rectitude, consistant en
ce qu’une chose réalise ce qu’il en est d’elle dans l’esprit divin. Or, cette
proposition : “ Socrate est assis ” tient de l’esprit divin de signifier que
Socrate est assis, et elle signifie cela même lorsque Socrate n’est pas assis.
La vérité de la proposition ne change donc en aucune manière.
4. La cause étant la même, l’effet est aussi le
même. Or, c’est la même réalité qui est cause de vérité pour ces trois
propositions : “ Socrate est assis, sera assis, a été assis. ” Donc la vérité
en est la même. Il faut cependant que l’une de ces trois propositions soit
vraie ; par conséquent, leur vérité commune demeure immuable, ce qu’on dirait,
pour le même motif, de toute autre proposition.
En sens contraire,
le Psaume (12, 2 Vg) dit : “ Les vérités ont
disparu de chez les enfants des hommes. ”
Réponse :
Comme on l’a dit plus haut, la vérité est
proprement dans la seule intelligence, et les choses sont dites vraies en
raison d’une vérité qui est dans un intellect. La mutabilité du vrai doit donc
être étudiée par rapport à l’intellect, dont la vérité consiste dans sa
conformité avec les choses qu’il connaît. Or cette conformité peut varier de
deux façons, comme toute autre ressemblance, par la mutation de l’un de ses
deux extrêmes. La vérité varie du fait de l’intelligence si, la chose restant
comme elle est, quelqu’un change d’opinion à son sujet. D’une autre façon, la
vérité varie si, l’opinion demeurant la même, c’est la chose qui change. Dans
ces deux cas, il y a passage du vrai au faux.
Donc, s’il se trouve une intelligence en laquelle
ne puisse se produire aucune alternance d’opinion, ou aux prises de laquelle
aucune chose n’échappe, la vérité, en cette intelligence-là, sera immuable. Or,
telle est l’intelligence divine, comme il est évident d’après ce qui précède.
La vérité de l’intelligence divine est donc immuable. Mais la vérité de notre
intelligence est changeante. Non qu’elle-même soit le sujet de ce changement,
mais selon que notre intelligence passe du vrai au faux .Car c’est ainsi que
des formes peuvent être dites changeantes. C’est selon la vérité de l’intellect
divin que les choses naturelles sont dites vraies, et cette vérité est
absolument immuable.
Solutions :
1. S. Augustin parle de la vérité divine.
2. Le vrai et l’étant sont convertibles. Or,
l’étant n’est ni engendré ni corrompu par soi, mais par accident, selon que cet
étant-ci ou celui-là est corrompu ou engendré, selon Aristote. De même, la
vérité est changée, non qu’il ne reste plus aucune vérité, mais parce que cette
vérité, qui était auparavant, n’est plus.
3. Une proposition n’est pas vraie seulement comme
les autres choses sont dites vraies parce qu’elles réalisent ce que l’intellect
divin a ordonné à leur sujet, mais aussi d’une manière qui lui est propre en
tant qu’elle signifie la vérité de l’intelligence, laquelle consiste dans la
conformité de cette intelligence avec ce qui est. Si cette conformité
disparaît, la vérité du jugement change, et par suite la vérité de la
proposition. Ainsi cette proposition : “ Socrate est assis ” est vraie, lorsque
Socrate est assis, d’une double vérité : d’une vérité de chose en tant qu’elle
est une expression vocale, et d’une vérité de signification, comme exprimant un
jugement vrai. Si Socrate se lève, la première vérité demeure, mais la seconde
est changée.
4. Le fait d’être assis, pour Socrate, qui cause la
vérité de cette proposition : “ Socrate est assis ” ne se comporte pas de la
même manière quand Socrate est assis, et quand il ne l’est plus, ou pas encore.
Donc la vérité causée ainsi n’est pas non plus la même, elle est signifiée
diversement par les propositions au présent, au passé et au futur. Par
conséquent, bien qu’une de ces propositions soit vraie, on ne peut pas en
conclure que la même vérité demeure invariable.
1. La fausseté est-elle dans les choses ? 2.
Est-elle dans le sens ? 3. Est-elle dans l’intelligence ? 4. L’opposition entre
le vrai et le faux.
Article 1 — La
fausseté est-elle dans les choses ?
Objections :
1. Il semble que non car, dit S. Augustin : “ Si le
vrai est ce qui est, on devra en conclure que le faux n’est nulle part, malgré
toutes les objections. ”
2. Falsus (faux) vient de fallere (tromper). Or les
choses ne trompent pas ; comme dit S. Augustin : “ Elles ne montrent rien
d’autre que leur aspect. ” Donc le faux ne se trouve pas dans les choses.
3. Le vrai est dit des choses par référence à
l’intellect divin en ceci qu’elles sont à son imitation, ainsi qu’on l’a
expliqué. Mais toute chose, par tout ce qu’elle est, imite Dieu. Donc toute
chose est vraie, sans rien de faux. Et ainsi aucune chose n’est fausse.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Tout corps est corps
véritable et fausse unité ”, pour cette raison qu’il imite l’unité, mais n’est
pas unité. Or toute chose imite la bonté divine et se trouve en défaut par
rapport à elle : donc il y a du faux en toute chose.
Réponse :
Puisque le vrai et le faux s’opposent, et que les
termes opposés sont relatifs à un même sujet, il est nécessaire de chercher
tout d’abord la fausseté là où se trouve d’abord et par priorité la vérité, à
savoir dans l’intelligence. Dans les choses il n’y a ni vérité ni fausseté, si
ce n’est par rapport à l’intelligence. Comme toute chose est nommée purement et
simplement d’après ce qui lui convient par soi, tandis qu’elle n’est nommée que
sous un certain aspect d’après ce qui lui convient par accident, une chose
pourrait bien être dite fausse purement et simplement en référence à
l’intelligence dont elle dépend et avec laquelle il lui est essentiel d’être en
rapport, mais en référence à une autre intelligence à l’égard de laquelle elle
n’est en rapport qu’accidentellement, elle ne pourrait être dite fausse que
sous un certain aspect.
Or les choses de la nature dépendent de
l’intelligence divine comme les choses artificielles dépendent de
l’intelligence humaine. Donc, les choses artificielles sont dites purement et
simplement, et en elles-mêmes, fausses dans la mesure où elles manquent à être
conformes à l’idée de l’artiste ; c’est pourquoi l’on dit d’un artiste qu’il
fait une œuvre fausse quand il manque son but.
Ainsi donc, dans les choses produites par Dieu il
ne peut se trouver rien de faux, si l’on considère ces choses dans leur rapport
avec l’intelligence divine ; car tout ce qui arrive dans les choses provient
des plans de cette sagesse divine. Il n’y a d’exception peut-être qu’en ce qui
concerne les agents volontaires. Ils ont le pouvoir de se soustraire au plan de
l’intellect divin, ce qui constitue le “ mal de faute ” ou péché ; en raison de
quoi les péchés sont appelés par l’Écriture des erreurs, des mensonges, comme
on le voit dans le Psaume (4,3) : “ Jusques à quand aimerez-vous la vanité et
rechercherez-vous le mensonge ? ” Inversement, l’acte vertueux est appelé “
vérité de la vie ” en tant que soumission aux dispositions de l’intelligence
divine, selon la parole de saint Jean (3,21) : “ Celui qui fait la vérité vient
à la lumière. ”
Mais, par rapport à notre intelligence, à qui se
réfèrent par accident les choses surnaturelles, celle-ci peuvent être dites
fausses, non absolument, mais sous un certain aspect. Et elles peuvent l’être
de deux manières. Tout d’abord comme ce qui est signifié par notre intellect,
de telle sorte que l’on appelle faux, dans une chose, ce que l’on en dit ou que
l’on s’en représente faussement. De cette façon, toute chose peut être dite
fausse quant à ce qui n’est pas en elle, comme si nous disions, avec Aristote,
que la diagonale du carré est un “ faux commensurable ” ou, avec S. Augustin,
qu’un tragédien est un “faux Hector”. Et inversement, cette chose peut être
dite vraie quant à ce qui lui convient. En second lieu comme ce qui cause la
connaissance, et alors une chose est dite fausse si elle est de nature à
provoquer sur elle une opinion fausse. Et parce qu’il nous est naturel de juger
des choses par ce qu’on en voit du dehors, notre connaissance ayant son origine
dans les sens, et les sens ayant pour objet propre et essentiel les accidents
extérieurs, pour cette raison, ce qui présente, parmi les accidents extérieurs
des choses, l’apparence d’autres choses, est appelé faux par rapport à ces
choses-là. Ainsi le fiel est du faux miel, et l’étain est du faux argent. C’est
ce que note S. Augustin en disant que nous appelons fausses les choses que nous
trouvons ressembler aux vraies. Et le Philosophe affirme qu’on dit fausses
toutes choses aptes à se montrer comme elles ne sont pas, ou ce qu’elles ne
sont pas. De cette même manière, l’homme lui aussi peut être appelé faux s’il
aime les fausses opinions et le faux langage, mais non pas s’il est capable de
les imaginer car, dans ce cas, les savants et les sages pourraient être appelés
faux, remarque Aristote.
Solutions :
1. La chose référée à l’intelligence est dite vraie
selon ce qu’elle est, et fausse selon ce qu’elle n’est pas. Aussi S. Augustin
remarque-t-il que c’est un vrai tragédien qui est un faux Hector. Ainsi donc,
dans les choses qui sont, se trouve un certain aspect par où elles sont
fausses.
2. Les choses ne trompent pas par elles-mêmes, mais
par accident. Car elles donnent occasion à la fausseté en étant revêtues de la
ressemblance de choses dont elles n’ont pas la réalité.
3. Ce n’est pas par référence à l’intellect divin
que les choses sont dites fausses elles le seraient alors purement et
simplement c’est en référence à notre intelligence, c’est-à-dire
secondairement.
4. En Réponse à ce qui a été avancé En sens contraire, il faut dire qu’une
image ou une représentation déficiente ne revêt la forme de la fausseté que si
elle donne occasion à une opinion fausse. On ne peut donc pas dire qu’il y ait
fausseté partout où il y a similitude, mais bien là où la similitude est telle
qu’elle est de nature à faire naître une opinion fausse, non pas en chacun,
mais en la plupart.
Article 2 — La
fausseté est-elle dans le sens ?
Objections :
1. Il semble qu’il n’y ait pas de fausseté dans le
sens. Car S. Augustin écrit : “ Si tous les sens corporels transmettent leur
impression telle quelle, je ne vois pas ce que nous devrions en exiger de plus.
” Il semble donc que nous ne sommes pas trompés par les sens. Ainsi la fausseté
ne se trouve pas dans le sens.
2. Le Philosophe affirme : “ La fausseté n’est pas
le propre du sens, mais de l’imagination. ”
3. Dans l’incomplexe, il n’y a ni vrai ni faux,
mais seulement dans les combinaisons de concepts. Or composer et diviser n’est
pas le fait du sens. Donc la fausseté ne se trouve pas dans le sens.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Dans l’exercice de tous nos
sens, il nous arrive d’être trompés par la séduction d’une ressemblance. ”
Réponse :
La fausseté n’est à chercher dans le sens que de la
même manière dont on y trouve la vérité. Or la vérité n’est pas dans le sens de
telle manière qu’il connaisse la vérité, mais en ceci seulement qu’il a des
objets sensibles une appréhension vraie, nous l’avons dit. Et cela vient de ce
qu’il appréhende les choses telles qu’elles sont. Donc, s’il arrive que le sens
soit faux, cela vient de ce qu’il appréhende ou juge les choses autrement
qu’elles ne sont. Or, à l’égard de la connaissance des choses, le sens se
comporte selon que la similitude des choses est en lui. Mais c’est de trois manières
différentes que la similitude d’une chose est dans le sens. D’abord
premièrement et par soi : ainsi la similitude de la couleur dans la vue, et en
général celle des sensibles propres. Deuxièmement par soi, mais non
premièrement : ainsi, dans la vue, la similitude de la grandeur, de la
configuration et des autres sensibles communs. D’une troisième façon, ni
premièrement ni par soi, mais par accident : ainsi, dans la vue, il y a la
similitude d’un homme, non en tant qu’il est homme, mais en tant qu’il se trouve
que ce coloré est un homme.
A l’égard des sensibles propres, le sens n’a pas de
connaissance fausse, si ce n’est par accident et dans des cas peu nombreux ;
car cela vient d’une mauvaise disposition de l’organe, qui reçoit mal la forme
sensible, de même que les autres patients, quand ils sont mal disposés,
reçoivent de façon défectueuse la forme qu’imprime en eux leurs agents. De là
vient que certains malades, dont la langue est en mauvais état, trouvent amères
des choses douces.
Mais, à l’égard des sensibles communs ou des
sensibles par accident, il peut y avoir un jugement faux, même dans un sens
bien disposé, car le sens n’est pas ordonné à ces objets directement, mais par
accident ou consécutivement à son ordination envers l’objet propre.
Solutions :
1. “ L’impression qui affecte le sens ”, c’est le
sentir lui-même. Du fait que les sens transmettent leurs impressions telles
quelles, il s’ensuit que nous ne sommes pas trompés quant au jugement par
lequel nous estimons sentir quelque chose. Mais, étant donné que le sens est
quelquefois affecté autrement que n’est la chose, il s’ensuit qu’il nous
signale quelquefois cette chose autrement qu’elle n’est. Ainsi nos sens nous
trompent sur la chose, non sur le sentir.
2. L’erreur est dite ne pas être le propre du sens
parce qu’il ne se trompe pas à l’égard de son objet propre ; c’est ce qu’on
voit plus clairement dans cette autre traduction : “ La perception du sensible
n’est jamais fausse. ” Quant à l’imagination, on lui attribue l’erreur en ce
sens qu’elle représente l’image de la chose, même absente, de sorte que, si le
sujet considère cette image de la chose comme étant la chose même, c’est d’une
telle considération que provient l’erreur. C’est ce qui fait dire au Philosophe
que les ombres, les peintures et les songes sont dits faux parce que les choses
auxquelles ils ressemblent ne sont pas là.
3. Cette raison prouve que l’erreur n’est pas dans le sens comme dans ce
qui connaît le vrai et le faux.
Article 3 — La
fausseté est-elle dans l’intelligence ?
Objections :
1. Il semble que la fausseté ne soit pas dans
l’intelligence. En effet, S. Augustin écrit : “Celui qui se trompe ne saisit
pas par l’intelligence ce en quoi il se trompe. ” Or, dire d’une connaissance
qu’elle est fausse, c’est dire que nous sommes trompés par elle. Donc, dans
l’intelligence, il n’y a pas d’erreur.
2. Le Philosophe a dit : “ L’intelligence est
toujours droite. ” Il n’y a donc pas de fausseté dans l’intelligence.
En sens contraire,
le Philosophe écrit : “ Là où se trouvent des combinaisons
de concepts, se trouvent le vrai et le faux. ” Or les combinaisons de concepts
se trouvent dans l’intelligence. Donc le vrai et le faux se trouvent dans
l’intelligence.
Réponse :
Comme chaque chose a l’être par sa forme propre,
ainsi la faculté cognitive a le connaître par la similitude propre de la chose
connue. Mais une chose de la nature ne manque pas de l’être qu’elle a en raison
de sa forme, tandis qu’elle peut manquer de certains êtres accidentels, ou
encore consécutifs à sa forme. De même il peut manquer à un homme d’avoir deux
pieds, mais non pas d’être homme. Ainsi une faculté cognitive ne manque pas de
connaître la chose même dont la similitude l’informe ; elle peut manquer par
contre d’une chose qui lui est consécutive ou accidentelle. Il en est comme de
la vue, dont nous avons dit qu’elle n’est jamais trompée à l’égard de son
sensible propre, mais qu’elle peut l’être à l’égard des sensibles communs qui
sont consécutifs au sensible propre, et à l’égard des sensibles par accident.
Or, de même que le sens est informé directement par
la similitude des sensibles propres, l’intellect est informé par la similitude
de la quiddité de la chose. Aussi l’intellect ne se trompe pas plus au sujet de
la quiddité que le sens à l’égard des sensibles propres. Mais lorsqu’il compose
ou divise les concepts, il peut se tromper, en attribuant à la réalité dont il
a appréhendé l’essence quelque chose qui n’est pas consécutif à cette quiddité,
ou même qui lui est opposé. Car il en est alors de l’intellect qui juge de ces
choses comme du sens qui juge des sensibles communs ou accidentels. Avec cette
différence, cependant, conformément à ce qu’on disait plus haut en parlant de
la vérité, que la fausseté peut être dans l’intellect non seulement en ce que
la connaissance de cet intellect est fausse, mais en ce que l’intellect la
connaît comme il connaît la vérité. Dans le sens, au contraire, la fausseté
n’est pas en tant que connue, nous l’avons dit.
Mais, parce que la fausseté de l’intelligence ne se
trouve que dans l’opération par laquelle elle compose les concepts, dans celle
par laquelle elle connaît la quiddité, la fausseté peut se trouver par
accident, lorsque s’y mêle une composition de concepts. Cela peut se produire
de deux façons. Selon la première, l’intelligence attribue la définition d’une
chose à une autre, comme si l’on attribuait à l’homme la définition du cercle.
Alors la définition de l’un est fausse pour l’autre. Ou, autrement,
l’intelligence compose entre elles, comme parties d’une définition, des notes
intelligibles qui ne sont pas conciliables. Dans ce cas, la définition n’est
pas seulement fausse à l’égard d’une certaine chose, mais en elle-même. Par
exemple, si l’intellect construit cette définition : “ Animal raisonnable
quadrupède ”, l’intellect est faux dans cette définition, parce qu’il est faux
en construisant cette proposition : “ Un animal raisonnable est quadrupède. ”
Et c’est pourquoi, dans l’acte de connaître les essences simples, l’intellect
ne peut être faux, mais ou bien il est vrai, ou bien il ne connaît rien du
tout.
Solutions :
1. L’essence de la chose étant l’objet propre de
l’intelligence, nous connaissons à proprement parler une chose quand, la
ramenant à son essence, nous en jugeons selon ce qu’elle est, comme cela se
passe dans les démonstrations qui sont sans faute. C’est ainsi qu’il faut
comprendre la parole de S. Augustin, pour qui celui qui se trompe ne saisit pas
par l’intelligence ce en quoi il se trompe et non pas en ce sens qu’on ne se
trompe jamais par une opération intellectuelle.
2. L’intelligence est toujours droite, si l’on
entend par “ intelligence ” la saisie des premiers principes : ce n’est pas à
leur égard, en effet, que l’intellect est induit en erreur, pour la même raison
qu’il n’est pas induit en erreur à l’égard de la quiddité. Car les principes
immédiatement connus sont ceux qui sont connus aussitôt que leurs termes sont
saisis par l’intellect, leur prédicat étant inclus dans la définition du sujet.
Article 4 —
L’opposition entre le vrai et le faux
Objections :
1. Il semble que le vrai et le faux ne soient pas
contraires. En effet, ils s’opposent comme ce qui est et ce qui n’est pas, car
“ le vrai, c’est ce qui est ”, dit S. Augustin. Or ce qui est et ce qui n’est
pas ne s’opposent pas comme des contraires. Donc le vrai et le faux ne sont pas
contraires.
2. Un contraire ne saurait exister dans son
contraire ; or le faux est dans le vrai puisque, selon S. Augustin, “ un
tragédien ne pourrait être un faux Hector, s’il n’était un vrai tragédien ”.
3. En Dieu il n’y a aucune contrariété, car rien
n’est contraire à la substance divine, selon S. Augustin . Or le faux s’oppose
à Dieu, car dans l’Écriture une idole est appelée un mensonge puisque, à ces
mots de Jérémie (8, 5) : “ Ils s’attachent avec force au mensonge ”, la Glose
ajoute : “ C’est-à-dire à l’idole. ” Le vrai et le faux ne sont donc pas
contraires.
En sens contraire,
le Philosophe estime qu’une opinion fausse est le
contraire d’une vraie.
Réponse :
Le vrai et le faux s’opposent comme des contraires,
et non comme l’affirmation et la négation, ainsi que certains l’ont prétendu.
Pour s’en convaincre, il faut observer que la négation ne dit rien de positif
et n’implique pas un sujet déterminé, en raison de quoi elle peut être dite
aussi bien de l’étant que du non-étant, comme non voyant, non assis. La
privation, elle, ne dit rien de positif non plus, mais elle implique un sujet
déterminé, car elle est, dit Aristote, une négation dans un sujet : on ne peut
appeler aveugle qu’un sujet à qui il convient par nature de voir. Quant au
“ contraire ”, il dit quelque chose de positif et, à la fois, il
implique un sujet déterminé : ainsi le noir est une certaine espèce de couleur.
Or le faux pose quelque chose, car le faux provient, dit Aristote, de ce que
l’on dit ou croit que quelque chose est, alors qu’il n’est pas ; ou n’est pas,
alors qu’il est. De même, en effet, que parler de vrai, c’est porter un
jugement conforme à ce qui est ainsi, parler de faux, c’est porter un jugement
qui n’y est pas conforme. Il est donc manifeste que le vrai et le faux sont
contraires.
Solutions :
1. Ce qui est dans les choses, c’est la vérité de
la chose, mais ce dont l’être consiste à être connu, c’est le vrai de
l’intelligence, en laquelle se trouve d’abord la vérité. Donc le faux, lui aussi,
est ce qui, en tant qu’appréhendé par l’intelligence, n’est pas. Entre
l’appréhension de l’être et celle du non-être, il y a contrariété. Aussi le
philosophe prouve-t-il que cette affirmation : “ Le bon est bon ”, et cette
autre : “ Le bon n’est pas bon ”, sont deux affirmations contraires.
2. Le faux n’est pas fondé sur le vrai qui lui est
contraire (pas plus que le mal sur le bien qui lui est contraire), mais sur le
vrai qui est son sujet. La raison en est, dans les deux cas, que le vrai et le
bien sont des transcendantaux, convertibles avec l’étant. Aussi, de même que
toute privation est fondée sur un sujet qui est un étant, ainsi tout mal est
fondé sur quelque bien, et tout faux sur quelque vrai.
3. Comme les contraires et les termes opposés par
manière de privation se rapportent naturellement à un même sujet, il en résulte
que rien n’est contraire à Dieu si on le considère tel qu’il est en lui-même,
ou selon sa bonté, ou selon sa vérité (car dans son intelligence il ne peut y
avoir d’erreur). Mais dans l’esprit qui l’appréhende, Dieu a un contraire, car
une opinion vraie à son sujet a pour contraire une opinion fausse. Et c’est
ainsi que les idoles sont appelées des mensonges opposés à la vérité divine :
c’est-à-dire que la fausse opinion que l’on a des idoles est contraire à
l’opinion vraie sur l’unité de Dieu.
Puisque l’intellection est une opération de
vivants, nous devons, après l’étude de la science et de l’intelligence en Dieu,
étudier sa vie.
Article 1 — A qui
appartient-il de vivre ?
Objections :
1. Il semble que vivre soit commun à toutes les
chose naturelles. En effet, Aristote dit que “ le mouvement est comme une vie
pour tous les êtres de la nature ”. Mais toutes les choses naturelles sont
douées de mouvement. Donc elles participent toutes à la vie.
2. On dit que les plantes vivent, pour cette raison
qu’il y a en elles un principe qui les fait croître et décroître. Or le
mouvement local est plus parfait que le mouvement de croissance et de
décroissance, et il est antérieur par nature, comme le prouve Aristote. Donc,
puisque tous les corps de la nature ont en eux un certain principe de mouvement
local, il semble que tous vivent.
3. Parmi les corps naturels, les plus imparfaits
sont les éléments. Or on leur attribue la vie, car on parle d’eaux vives. Donc,
bien davantage, les autres corps naturels ont la vie.
En sens contraire,
Denys écrit “ C’est dans les plantes qu’on entend
les derniers bruissements de la vie ”, d’où l’on peut inférer que les plantes
occupent le dernier degré dans l’ordre des vivants. Or les corps inanimés sont
inférieurs aux plantes. Donc ils n’ont pas la vie.
Réponse :
C’est chez ceux en qui la vie est manifeste que
nous pouvons saisir à qui appartient et à qui n’appartient pas la vie. Or la
vie est surtout visible chez les animaux ; c’est ce que remarque Aristote,
disant d que “ chez les animaux la vie est manifeste ”. Il faut donc distinguer
les vivants des non vivants d’après ce qui nous fait dire que les
animaux vivent, ce en quoi la vie se révèle d’abord
et grâce à quoi elle persiste en dernier lieu. Or, nous disons qu’un animal vit
à partir du moment où il se meut lui-même, et on juge qu’il vit aussi longtemps
que ce mouvement apparaît en lui. Dès qu’il n’a plus qu’une motion étrangère,
on dit qu’il est mort par défaut de vie, il est donc clair que ceux-là sont
vivants à proprement parler qui se meuvent eux-mêmes de quelque espèce de
mouvement ; soit qu’on prenne le mouvement au sens propre, comme un acte de
l’imparfait, c’est-à-dire de l’être en puissance ; soit qu’on le prenne en un
sens plus général, s’appliquant aussi à l’acte du parfait, au sens où l’intelligence
et la sensation sont appelés des mouvements, selon Aristote. On appellera donc
vivants tous les êtres qui se déterminent eux-mêmes à un mouvement ou à une
opération quelconque. Ceux qui n’ont pas la capacité naturelle de se porter
d’eux-mêmes à quelque mouvement ou opération ne seront dits vivants que par
métaphore.
Solutions :
1. Cette parole du Philosophe peut se comprendre
soit du mouvement premier, celui des corps célestes, soit du mouvement en
général. Mais dans les deux cas, le mouvement est appelé une sorte de vie des
corps naturels par métaphore et non en propriété de termes. Le mouvement du
ciel, en effet, est à l’égard de l’ensemble des natures corporelles ce qu’est
chez l’animal le mouvement du cœur, par lequel la vie se conserve. De même,
tout mouvement naturel est dans les choses naturelles un simulacre d’opération
vitale. De telle sorte que, si tout l’univers corporel n’était qu’un seul
vivant, et si le mouvement dont on parle était le fait d’un agent interne,
comme quelques-uns l’ont prétendu, il s’ensuivrait que le mouvement serait la
vie de tous les corps de la nature.
2. Les corps lourds et les corps légers ne sont
dotés de mouvement que s’ils sont en dehors de leur disposition naturelle, à
savoir quand ils se trouvent en dehors de leur lieu propre ; dans leur lieu
propre et naturel ils se tiennent en repos. Au contraire, les plantes et les
autres vivants se meuvent d’un mouvement vital en raison de ce qu’ils sont dans
leur disposition naturelle, et non en s’y portant et en la quittant. Bien
mieux, c’est quand ils se désistent de ce mouvement qu’ils s’éloignent de leur
disposition naturelle. En outre, les corps lourds ou légers sont mûs de
l’extérieur, soit par la cause génératrice qui leur donne la forme, soit par
une cause qui écarte d’eux ce qui s’oppose au mouvement, selon la Physique
d’Aristote, et ainsi ils ne se meuvent pas eux-mêmes, comme des corps vivants.
3. Quant aux eaux vives, on les appelle ainsi parce
qu’elles ont un écoulement continu. Les eaux immobiles ou stagnantes, comme
celles des citernes ou des mares, sont appelées mortes parce qu’elles ne se
relient pas à une source perpétuellement jaillissante. Cela se dit par
métaphore ; car en paraissant se mouvoir, les eaux ont l’apparence de la vie ;
mais elles n’ont pas pour cela la vie au sens propre, car ce mouvement ne vient
pas d’elles ; il vient de la cause qui les engendre, comme il arrive pour les
autres corps lourds ou légers.
Article 2 —
Qu’est-ce que la vie ?
Objections :
1. Il semble que la vie soit une opération. En
effet, rien ne se divise autrement qu’en parties appartenant au même genre. Or
la vie comprend, d’après le Philosophe, quatre opérations : se nourrir, sentir,
se mouvoir localement et penser. La vie elle-même est donc quelque chose du
même genre, c’est-à-dire une opération.
2. On distingue la vie active de la vie
contemplative. Or les contemplatifs ne se distinguent des actifs qu’en
considération de certaines opérations. Donc la vie est une opération.
3. Connaître Dieu est une opération. Or telle est
la vie, selon cette parole en S. Jean (17, 3) : “ La vie éternelle, c’est
qu’ils te connaissent, toi, Dieu. ”
En sens contraire,
le Philosophe écrit que “ pour les vivants, vivre,
c’est être ”.
Réponse :
D’après ce que nous disions plus haut, notre intelligence,
qui est formellement la faculté de connaître la quiddité des choses comme son
objet propre, tient cet objet des sens, dont les objets propres sont les
accidents extérieurs. De là vient que c’est à partir des caractères apparents
de la chose que nous en venons à la connaissance de son essence. Et parce que
nous nommons d’après notre façon de connaître, ainsi qu’on l’a rappelé plus
haut, il arrive que le plus souvent les noms destinés à signifier les essences
des choses sont tirés de leurs propriétés extérieures. En conséquence, ces noms
désignent tantôt, selon leur acception propre, les essences mêmes des choses,
qu’ils sont principalement destinés à signifier, tantôt les propriétés dont ils
ont été pris, et cela moins proprement. C’est ainsi que le mot “ corps ” a été
destiné à signifier un certain genre de substances, à partir de ce fait qu’on
trouve en elles les trois dimensions ; en raison de cela le mot corps est
utilisé parfois pour signifier les dimensions elles-mêmes, le corps devenant
alors une espèce de la quantité.
Il faut dire la même chose de la vie. Le mot vie se
prend d’un phénomène apparent qui est le mouvement autonome ; mais ce n’est pas
cela qu’on entend signifier par ce nom, c’est la substance à laquelle il
convient, selon sa nature, de se mouvoir elle-même, ou de se porter de quelque
manière à son opération. D’après cela, vivre n’est rien autre chose que d’être
en une telle nature, et la vie signifie cela même, mais sous une forme
abstraite, comme le mot “ course ” signifie abstraitement le fait de courir. “
Vivant ” n’est donc pas un prédicat accidentel, mais substantiel. Néanmoins, le
mot vie se prend quelquefois, moins proprement pour désigner les opérations
vitales dont ce nom a été pris. C’est ainsi que le Philosophe écrit : “ Vivre,
c’est principalement sentir et penser. ”
Solutions :
1. Dans le texte cité dans l’objection, le
Philosophe prend précisément le mot vivre dans le sens de l’opération vitale.
On peut dire aussi, et mieux que sentir, comprendre et autres activités de ce
genre sont pris tantôt comme opérations, tantôt de l’être de ceux qui les
exercent. Ainsi, dans le passage de l’Éthique cité tout à l’heure, Aristote
écrit que pour nous “ être c’est sentir ou comprendre ”, c’est-à-dire avoir une
nature capable de sentir ou de comprendre. Et c’est en ce sens que le
Philosophe divise la vie en quatre activités. Car en ce monde inférieur, il y a
quatre genres de vivants. Certains sont limités à la nutrition et à ses effets,
qui sont l’accroissement et la génération ; d’autres s’étendent jusqu’à la
sensation, comme les animaux immobiles, les huîtres par exemple ; d’autres
encore y ajoutent le mouvement local, comme les animaux parfaits : quadrupèdes,
volatiles, etc. ; enfin certains atteignent à l’intelligence, et c’est le cas
des hommes.
2. On appelle opérations vitales celles dont le
principe est dans les opérants, de telle sorte qu’ils puissent se mettre
eux-mêmes à les exercer. Or il arrive qu’à l’égard de certaines opérations il y
a dans les hommes non seulement des principes naturels, comme les facultés
naturelles, mais encore des principes d’action surajoutés, tels les habitus,
inclinant, comme naturellement, à des actions déterminées, rendues de ce fait
délectables. Pour ce motif, et en usant de métaphore, on dit d’une action
agréable à un homme, d’une action à laquelle il se sent incliné, à laquelle il
est principalement occupé et vers laquelle il oriente sa vie, que cette action
est sa vie. Tel, par exemple, sera dit mener une vie voluptueuse, tel autre une
vie honorable. C’est de cette façon de parler que l’on use quand on distingue
la vie active de la vie contemplative, et aussi quand on dit que connaître Dieu
constitue la vie éternelle.
3. Cela résout la troisième objection.
Article 3 — La
vie convient-elle à Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non, car on attribue la vie à ce
qui se meut de soi-même ; or Dieu ne se meut d’aucune manière et ne peut donc
vivre.
2. En tout ce qui vit doit se trouver un principe
de vie, et c’est ainsi que chez Aristote l’âme est appelée “ la cause et le
principe du corps ”. Mais Dieu n’a pas de principe. Donc il ne lui convient pas
de vivre.
3. Le principe initial de la vie, en tout ce qui
vit autour de nous, est l’âme végétative, qui ne se trouve que dans les êtres
corporels. Donc la vie ne convient pas aux choses incorporelles.
En sens contraire,
on dit dans le Psaume (84, 3) : “ Mon cœur et ma
chair tressaillent vers le Dieu vivant. ”
Réponse :
La vie est en Dieu dans la plus haute acception du
terme. Pour s’en convaincre, il faut observer que la vie étant attribuée à
certains êtres en raison de ce qu’ils sont mûs par eux-mêmes, et non par
d’autres, plus cela conviendra parfaitement à quelqu’un plus parfaitement aussi
on trouve en lui la vie. Or, dans la série des moteurs et des mobiles, on
distingue par ordre un triple élément. Tout d’abord, la fin meut l’agent ;
l’agent principal est celui qui agit par sa forme, et il arrive que celui-ci
agisse par le moyen d’un instrument, lequel n’agit donc pas par la vertu de sa
forme, mais par celle de l’agent principal, lui-même n’ayant pour rôle que
d’exécuter l’action.
On trouve donc certaines choses qui se meuvent
elles-mêmes non en ce qui concerne la forme qui est en elles par nature, ou en
ce qui concerne la fin, mais quant à l’exécution du mouvement ; la forme par
laquelle elles agissent, et la fin vers laquelle elles tendent leur sont
assignées par la nature. Telles sont les plantes qui croissent et déclinent
selon la forme qu’elles tiennent de la nature.
D’autres vont au-delà et se meuvent non seulement
quant à l’exécution du mouvement, mais quant à la forme qui est le principe de
ce mouvement, forme qu’ils acquièrent d’eux-mêmes. Et tels sont les animaux,
dont le principe d’action est une forme non pas imposée par la nature, mais
acquise par le sens 5. Il s’ensuit que, plus parfaite est leur faculté de
sentir, plus parfaitement aussi ils se meuvent eux-mêmes. Ainsi ceux qui ne
sont doués que du toucher n’ont pour tout mouvement que la contractilité, comme
les huîtres, dont la capacité de se mouvoir ne dépasse guère celle des plantes.
Au contraire, ceux qui sont doués d’une faculté de sentir complète,
c’est-à-dire capable de connaître non seulement ce qui leur est conjoint ou qui
les touche, mais encore ce qui est au loin, ceux-là se meuvent en progressant
vers ce qui est éloigné d’eux.
Mais, quoique les animaux de cette sorte reçoivent
des sens la forme qui est le principe de leur mouvement, cependant ils ne se
fixent pas à eux-mêmes la fin de leur opération ou de leur mouvement ; cette
fin est inscrite en eux par la nature, qui les pousse à se mouvoir en vertu de
leur forme à faire telle ou telle action. C’est pourquoi au-dessus de tous les
autres animaux sont ceux qui se meuvent eux-mêmes, en outre, quant à la
finalité de leur mouvement ordonné à une fin, qu’ils se fixent à eux-mêmes. Et
cela se fait par raisonnement et par l’intelligence, faculté à laquelle il
appartient de connaître le rapport entre la fin et le moyen, et d’ordonner l’un
à l’autre. La manière dont vivent ceux qui sont doués d’intelligence est donc
plus parfaite, parce qu’ils se meuvent eux-mêmes plus parfaitement. Le signe en
est que dans un seul et même homme, l’intelligence meut les facultés
sensitives, lesquelles commandent et meuvent les organes, qui a leur tour
exécutent le mouvement. Ainsi voit-on dans les disciplines pratiques que l’art
du navigateur, à qui il appartient de gouverner le navire, commande à l’art du
constructeur qui en détermine la forme, et ce dernier commande aux simples
agents d’exécution, dont le rôle est de disposer la matière.
Mais bien que notre intelligence se détermine ainsi
à certaines choses, certaines autres lui sont fixées par la nature, comme les
premiers principes, qu’elle ne peut éviter de reconnaître, et la fin ultime
qu’il lui est impossible de ne pas vouloir.
Ainsi, bien qu’elle se meuve à quelque fin, il faut
pourtant qu’à d’autres fins elle soit mue par un autre. C’est pourquoi celui
dont la nature est son intellection même et en qui le naturel n’est pas fixé
par un autre, détient la forme suprême de la vie. Et tel est Dieu. En Dieu donc
il y a vie au plus haut point. Aussi le Philosophe, au livre XII de la
Métaphysique ayant montré que Dieu est l’intelligence même, conclut qu’il a la
vie parfaite et éternelle, parce que son intelligence est souverainement
parfaite et toujours en acte.
Solutions :
1. Comme le montre Aristote, il y a deux espèce
d’actions. L’une passe dans une matière extérieure, comme chauffer ou scier ;
l’autre demeure dans l’agent, comme concevoir, sentir ou vouloir. Il y a entre
les deux cette différence que la première action n’est pas la perfection de
l’agent, qui meut, mais du sujet qui est mû. La seconde, au contraire, est la
perfection de l’agent. De là vient, le mouvement étant l’acte du mobile, que la
seconde action, en tant qu’elle est l’acte de l’opérant, est appelée son
mouvement et cela en raison de cette ressemblance : de même que le mouvement
est l’acte du mobile, ainsi l’action dont on parle est l’acte de l’agent ;
pourtant le mouvement est un acte de l’imparfait, c’est-à-dire de ce qui est en
puissance, alors que l’action immanente est acte du parfait, à savoir de ce qui
est en acte, comme il est dit au traité De l’Ame. Donc dans le sens où
l’intelligence est ainsi appelée un mouvement, l’être qui se connaît lui-même
par intelligence est dit se mouvoir. Et c’est ce qui a fait dire à Platon que
Dieu se meut lui-même, mais non pas d’un mouvement qui soit un acte de
l’imparfait.
2. De même que Dieu est son existence et son
intellection, ainsi est-il son acte de vie. Pour cette raison, il vit mais il
n’y a pas en lui un principe.
3. Dans notre monde inférieur la vie est reçue dans
une nature corruptible, qui a besoin et de génération pour la survivance de
l’espèce et de nutrition pour la conservation de l’individu. C’est pour cela
que, dans les êtres inférieurs, on ne trouve pas de vie sans qu’il y ait une
âme végétative. Mais cela n’a pas sa place dans les réalités incorruptibles.
Article 4 —
Toutes choses sont-elles vie en Dieu. ?
Objections :
1. Il semble que non ; car dans les Actes des
Apôtres (17, 28), il est dit de Dieu : “ En lui nous avons la vie, le mouvement
et l’être. ” Mais toutes choses ne sont pas mouvement en Dieu. Donc toutes ne
sont pas vie en Dieu.
2. Toutes choses sont en Dieu comme dans leur
modèle premier. Or les images doivent être conformes à leur modèle. Donc,
puisque toutes les choses ne vivent pas en elles-mêmes, il semble que toutes ne
sont pas vie en Dieu.
3. S. Augustin affirme que la substance vivante est
supérieure à toute substance non vivante. Donc, si ce qui ne vit pas en
soi-même est vie en Dieu, il semble en résulter que les choses soient en Dieu
plus véritablement qu’en elles-mêmes. Or cela paraît faux ; car en elles-mêmes
les choses sont en acte, et en Dieu uniquement en puissance.
4. De même que les choses bonnes sont connues de
Dieu, et aussi celles qui sont réalisées à un certain moment du temps, de même
les choses mauvaises et celles que Dieu peut faire, mais qui ne sont jamais
réalisées. Donc, si toutes choses sont vie en Dieu en tant qu’il les connaît,
il semble que les choses mauvaises aussi, et celles qui ne sont jamais
réalisées, soient vie en Dieu en tant qu’il les connaît. Cela semble absurde.
En sens contraire,
S. Jean écrit (1, 3) : “ Ce qui a été fait était
vie en lui. " Or toutes choses, hors Dieu, ont été faites. Donc toutes
choses sont vie en Dieu.
Réponse :
Ainsi qu’on l’a expliqué, le “ vivre ” de Dieu est
son “ connaître ”. Or en Dieu l’intellect, le connu, l’intellection même sont
une seule et même chose. Donc tout ce qui se trouve en Dieu comme connu est son
“ vivre ”, sa vie même. Et comme toutes les choses que Dieu a faites sont en
lui comme connues on doit dire que toutes les choses, en Dieu, sont la vie
divine même.
Solutions :
1. Les créatures sont dites en Dieu à un double
titre : tout d’abord comme contenues et conservées par la puissance divine,
dans le sens où nous disons, de ce qui est en notre pouvoir, que cela est en
nous. En ce sens-là, les choses sont dites en Dieu, même quant à l’être qu’elles
ont en elles-mêmes. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre les paroles de
l’Apôtre quand il dit : “ En lui nous avons la vie, le mouvement et l’être ”
(Ac 17, 28). Car le fait pour nous de vivre, d’être et de nous mouvoir est
causé par Dieu. Mais d’une autre façon les choses sont dites être en Dieu,
comme le connu dans le connaissant. Et alors elles sont en Dieu par leurs
raisons propres, qui ne sont pas autre chose en Dieu que l’essence divine. Et
puisque l’essence divine est vie, mais non mouvement, on s’explique que selon
cette manière de parler les choses ne soient pas mouvement en Dieu, mais vie.
2. On dit que les images doivent être semblables à
leur modèle selon la forme, non selon le mode d’être. Car il arrive que la même
forme ait l’être de manière différente dans l’image et dans le modèle ; ainsi
la forme de la maison, dans l’esprit de l’architecte, a un être immatériel et
intelligible ; dans la maison même, hors de l’esprit, elle a une existence
matérielle et sensible. C’est ainsi que les raisons formelles des choses qui en
elles-mêmes ne vivent pas, sont vie dans l’esprit divin parce que dans l’esprit
divin elles ont l’être divin.
3. Si la matière n’entrait pas dans la raison
formelle des choses de la nature, mais seulement la forme, les choses naturelles
seraient dans l’esprit divin par leurs idées plus véritablement qu’en
elles-mêmes, de toutes les manières. C’est pour cela que pour Platon l’homme
séparé était l’homme véritable, l’homme matériel, lui, était homme par
participation. Mais parce que la matière entre dans la raison formelle des
choses corporelles, on doit dire purement et simplement que ces choses ont
l’être dans l’esprit divin plus véritablement qu’en elles-mêmes, parce que
l’être qu’elles ont en Dieu est incréé, celui qu’elles ont en elles-mêmes est
créé. Mais être ceci ou cela, être homme ou cheval, elles l’ont plus
véritablement dans leur propre nature que dans l’esprit divin ; parce que
l’être matériel appartient à la vérité de l’homme, tandis qu’elles n’ont pas
cet être dans l’esprit divin. C’est ainsi que la maison a un être plus noble
dans l’esprit de l’architecte que dans la matière ; pourtant on dit maison avec
plus de vérité celle qui est dans la matière que celle qui est dans l’esprit de
l’architecte, car la première est maison en acte, l’autre seulement maison en
puissance.
4. Bien que les choses mauvaises soient dans la
science de Dieu, en tant que comprises en elle, elles ne sont pas en Dieu comme
créées ou conservées par lui ni comme ayant en lui leur raison formelle : car Dieu
les connaît par la raison formelle des choses bonnes. Pour ces motifs on ne
peut donc pas dire que les choses mauvaises soient vie en Dieu. Quant aux
choses qui ne sont à aucun moment du temps, elles peuvent être dites vie en
Dieu dans le sens où vivre désigne le seul connaître, en tant qu’elles sont
connues par Dieu, non dans le sens où vivre est aussi un principe d’action.
QUESTION 19 — LA VOLONTÉ DE DIEU
1. Y a-t-il une volonté en Dieu ? 2. Dieu veut-il
autre chose que lui-même ? 3. Tout ce que Dieu veut, le veut-il nécessairement
? 4. La volonté de Dieu est-elle cause des choses ? 5. Peut-on attribuer une
cause à la volonté divine ? 6. La volonté divine s’accomplit-elle toujours ? 7.
La volonté de Dieu est-elle sujette au changement ? 8. La volonté de Dieu
rend-elle nécessaires les choses qu’elle veut ? 9. Y a-t-il en Dieu la volonté
des choses mauvaises ? 10. Dieu a-t-il le libre arbitre ? 11. Doit-on
distinguer en Dieu une “ volonté de signe ” ? 12. Convient-il de proposer cinq
signes de la volonté divine ?
Article 1 — Y
a-t-il une volonté en Dieu ?
Objections :
1. Il semble qu’en Dieu il n’y ait pas de volonté.
Car l’objet de la volonté, c’est la fin, c’est le bien. Or on ne saurait
assigner à Dieu une fin. Donc il n’y a pas en lui de volonté.
2. La volonté est une faculté de désir. Or le
désir, relatif à ce qu’on n’a pas, marque une imperfection qui ne convient pas
à Dieu.
3. D’après le Philosophe, la volonté est un moteur
mû ; or Dieu est le premier moteur immobile, comme le prouve Aristote lui-même.
Donc il n’y a pas de volonté en Dieu.
En sens contraire,
l’Apôtre écrit (Rm 12, 2) : “ Sachez reconnaître
quelle est la volonté de Dieu. ”
Réponse :
Il y a en Dieu une volonté comme il y a en lui un
intellect, car la volonté est consécutive à l’intelligence. En effet, comme une
chose de la nature est en acte par sa forme, ainsi l’intelligence, par la forme
intelligible, est en acte par le connu. Or, toute chose est à l’égard de sa
forme naturelle dans un rapport tel que si elle n’a pas cette forme, elle y
tend ; et quand elle l’a, elle s’y repose. Il en est de même de toute
perfection naturelle, qui est un bien de nature ; et cette relation au bien,
dans les choses privées de connaissance, est appelée appétit naturel. Ainsi la
nature intellectuelle a une relation semblable au bien qu’elle appréhende par
le moyen de la forme intelligible, de telle sorte que si elle a ce bien, elle
s’y repose, et si elle ne l’a pas, elle le cherche. Or, se reposer dans le
bien, comme le chercher, relève de la volonté. Aussi, en toute créature douée
d’intelligence y a-t-il une volonté, de même qu’en toute créature douée de
sensation il y a un appétit animal. Ainsi, en Dieu, il faut qu’il y ait une
volonté, puisqu’il y a en lui une intelligence. Et comme son intellection est
son être même, ainsi en est-il de son vouloir.
Solutions :
1. Bien que rien d’extérieur à Dieu ne soit une fin
pour lui-même, lui-même est la fin pour toutes les choses qui sont faites par
lui. Et cela par essence, puisqu’il est bon par son essence, ainsi qu’on l’a
montré précédemment. La fin, en effet, est formellement ce qui est bon.
2. La volonté appartient en nous à la partie
appétitive. Celle-ci, bien qu’elle tire son nom du désir, n’a pas pour acte
unique de désirer ce qu’elle n’a pas, mais aussi d’aimer ce qu’elle a et d’en
jouir. Et c’est sous cet aspect que la volonté est attribuée à Dieu, car elle a
toujours le bien qui est son objet puisqu’il ne diffère pas de Dieu selon
l’essence, comme on l’a dit dans la solution précédente.
3. Une volonté dont l’objet principal est un bien
extérieur à celui qui veut doit être mue par quelque cause. Mais l’objet de la
volonté divine est sa bonté même, qui est son essence. C’est pourquoi, puisque
la volonté de Dieu, aussi, est son essence, ce n’est pas par un autre que soi,
c’est par elle-même qu’elle est mue, dans le sens où l’on dit que connaître
intellectuellement et vouloir sont des mouvements. C’est en ce sens que Platon
a dit du premier Principe qu’il se meut lui-même.
Article 2 — Dieu
veut-il autre chose que lui-même ?
Objections :
1. Il semble que non. Car son vouloir est identique
à son être. Or Dieu n’est pas autre chose que lui-même. Donc il ne veut pas
autre chose que lui-même.
2. Ce qui est voulu meut la volonté, comme l’objet
désiré meut le désir, selon Aristote. Donc, si Dieu veut autre chose que lui,
sa volonté sera mise en mouvement par quelque chose d’autre, ce qui est
impossible.
3. Toute volonté à qui suffit un objet voulu ne
recherche rien d’autre. Mais à Dieu suffit sa bonté, et sa volonté en est
rassasiée. Donc Dieu ne veut rien d’autre que lui-même.
4. L’acte de volonté est multiplié selon la
multiplicité des objets voulus. Donc, si Dieu veut et lui-même et d’autres
choses, il s’ensuit que son acte de volonté est multiple, et par suite aussi
son être, qui est son vouloir. Or cela est impossible. Il ne veut donc pas
autre chose que lui-même.
En sens contraire,
l’Apôtre écrit (1 Th 4, 3) : “ Voici quelle est la
volonté de Dieu : votre sanctification. ”
Réponse :
Il faut dire que Dieu veut non seulement lui-même,
mais aussi d’autres choses. On le voit par la comparaison proposée
précédemment. Un objet de nature n’a pas seulement une inclination naturelle à
l’égard de son propre bien, pour l’acquérir lorsqu’il lui fait défaut ou pour
s’y reposer lorsqu’il le tient, mais encore pour le communiquer à d’autres
autant qu’il est possible. Aussi voyons-nous que tout agent, pour autant qu’il
est en acte et achevé, produit son semblable 2. Donc la raison formelle de
bonté comprend ceci : que chacun communique à d’autres le bien qu’il a, autant
qu’il est possible. Et cela convient principalement à la volonté divine, d’où
toute perfection provient selon quelque ressemblance. Ainsi donc, si les choses
naturelles, dans la mesure où elles sont achevées, communiquent leur bonté à
d’autres, bien plus encore appartient-il à la volonté divine de communiquer à
d’autres son bien par manière de ressemblance, autant que c’est possible. Dieu
veut donc et que lui-même et que les autres choses soient, lui-même étant la fin,
les autres étant ordonnées à la fin, en tant qu’il appartient aussi à la bonté
divine, par mode de convenance, d’être participée par d’autres.
Solutions :
1. Bien que le vouloir de Dieu soit son être en
réalité, il en diffère pourtant conceptuellement, en raison des manières
différentes dont nous connaissons et signifions l’un et l’autre, ainsi qu’on
l’a vu. Quand je dis que Dieu est, cette affirmation ne comporte pas une
relation à quelque chose, comme lorsque je dis : Dieu veut. En conséquence,
bien que Dieu ne soit pas autre que lui-même, il veut pourtant autre chose que
lui-même.
2. Dans les choses que nous voulons en vue d’une
fin, c’est dans la fin que se trouve tout le principe du mouvement, et c’est
elle qui meut la volonté. On le voit clairement dans le cas des choses qui ne
sont voulues qu’en raison de la fin. Par exemple, celui qui veut prendre une
potion amère, ne veut rien d’autre que la santé. Il en va autrement pour celui
qui prend une potion agréable, qu’il peut vouloir, non seulement pour la santé,
mais pour elle-même. Ainsi donc puisque c’est en vue de cette fin qu’est sa
propre bonté que Dieu veut des choses autres que lui-même, comme on vient de le
dire, il ne s’ensuit pas que quelque chose d’autre que sa bonté meuve sa
volonté. Et ainsi, de même que Dieu connaît les autres êtres en se connaissant
lui-même, il veut aussi tout le reste en voulant sa propre bonté.
3. De ce que la bonté de Dieu suffit à sa volonté
il ne s’ensuit pas qu’il ne veuille rien d’autre, mais bien qu’il ne veut rien
qu’en raison de sa bonté. De même que l’intelligence divine bien qu’elle ait
toute sa perfection en cela même qu’elle connaît l’essence divine, n’en connaît
pas moins dans cette essence les autres choses.
4. De même que l’intellection divine est une, parce
qu’elle ne voit une multitude de choses que dans l’un, ainsi le vouloir divin
est un et simple parce qu’il ne veut une multitude de choses que comprises en
une, sa bonté.
Article 3 — Tout
ce que Dieu veut, le veut-il nécessairement ?
Objections :
1. Il semble bien que Dieu veuille nécessairement
tout ce qu’il veut. Car tout ce qui est éternel est nécessaire, et tout ce que
Dieu veut, il le veut éternellement, sans quoi sa volonté serait changeante.
2. Dieu veut les choses autres que lui en tant
qu’il veut sa propre bonté. Mais Dieu veut sa bonté nécessairement. Donc il
veut tout le reste nécessairement.
3. Tout ce qui est naturel à Dieu est nécessaire ;
car il est par soi l’être nécessaire et le principe de toute nécessité, ainsi
qu’on l’a montré. Or il lui est naturel de vouloir tout ce qu’il veut, car en
lui rien ne peut être hors de sa nature, dit Aristote. Donc tout ce qu’il veut,
il le veut par nécessité.
4. N’être pas nécessaire et pouvoir ne pas être
sont des propositions équivalentes. Donc, s’il n’est pas nécessaire que Dieu
veuille une des choses qu’il veut, il est possible qu’il ne veuille pas cette
choselà et il est possible encore qu’il la veuille, puisqu’il la veut. Donc la
volonté de Dieu est contingente à l’égard du vouloir et du nonvouloir de cette
chose. Ainsi elle est imparfaite car tout ce qui est contingent est imparfait.
5. D’une cause qui peut indifféremment faire ceci
ou son contraire, nulle action ne sort, à moins qu’elle ne soit poussée à l’un
des deux par l’action d’une autre. Donc, si la volonté de Dieu est indifférente
à l’égard de certains vouloirs il s’ensuit qu’elle est déterminée à produire
tel effet par quelque agent étranger, et ainsi qu’elle a une cause antérieure à
elle.
6. Tout ce que Dieu sait, il le sait
nécessairement. Mais, de même que la science de Dieu est son essence même,
ainsi sa volonté. Donc tout ce que Dieu veut, il le veut nécessairement.
En sens contraire,
l’Apôtre dit de Dieu (Ep 1, 11) : “ Il opère toutes
choses d’après le conseil de sa volonté. ” Or, ce que nous opérons d’après une
délibération volontaire, nous ne le voulons pas nécessairement. Donc Dieu ne
veut pas nécessairement tout ce qu’il veut.
Réponse :
Quelque chose est dit nécessaire en deux sens :
absolument, et conditionnellement. Quelque chose est jugé absolument nécessaire
selon la relation des termes de la proposition qui l’exprime : que le prédicat
appartienne à la définition du sujet, comme il est nécessaire que l’homme soit
un animal ; ou bien que le sujet entre dans la notion du prédicat, comme il est
nécessaire qu’un nombre soit pair ou impair. Mais il n’est pas nécessaire de
cette façon que Socrate soit assis ; aussi n’est-ce pas nécessaire absolument
parlant ; mais cela peut être dit nécessaire conditionnellement ; car à
supposer qu’il soit assis, il est nécessaire qu’il soit assis lorsqu’il est
assis.
Au sujet des vouloirs divins, on doit donc
considérer qu’il est nécessaire absolument, qu’il y ait un bien qui soit voulu
pour lui-même par Dieu, mais cela n’est pas vrai de tout ce qu’il veut. En
effet, la volonté divine a un rapport nécessaire avec la bonté divine qui est
son objet propre. Dieu veut donc nécessairement que sa bonté soit, comme notre
volonté veut nécessairement la béatitude, comme du reste toute autre faculté de
l’âme a un rapport nécessaire à son objet propre et principal, par exemple la
vue à la couleur ; car il est de sa nature même qu’elle y tende. Mais les
choses autres que lui, Dieu les veut en tant qu’elles sont ordonnées à sa bonté
comme à leur fin. Or les choses qui sont ordonnées à une fin, nous ne les
voulons pas nécessairement en voulant la fin, à moins qu’elles ne soient telles
que sans elles la fin ne puisse être : ainsi, voulant conserver la vie, nous
voulons nous nourrir et voulant faire une traversée, nous voulons un navire.
Mais nous ne voulons pas aussi nécessairement les choses sans lesquelles la fin
peut être atteinte, comme un cheval pour voyager ; car sans cheval on peut
faire sa route, et il en est ainsi de tout le reste. Aussi, puisque la bonté de
Dieu est parfaite et peut être sans les autres choses, puisque sa perfection ne
s’accroît en rien par les autres, il s’ensuit que vouloir d’autre choses que
lui-même n’est pas pour Dieu nécessaire absolument. Cela est pourtant
nécessaire conditionnellement ; car à supposer qu’il veuille, Dieu ne peut pas
ne pas vouloir, parce que sa volonté ne peut pas changer.
Solutions :
1. De ce que Dieu veut éternellement quelque chose,
il ne s’ensuit pas qu’il le veuille nécessairement, si ce n’est pas
conditionnellement.
2. Bien que Dieu veuille nécessairement sa bonté,
il ne veut pas nécessairement les choses qu’il veut en vue de sa bonté ; car sa
bonté peut être sans les autres choses.
3. Ce n’est pas naturellement que Dieu veut
n’importe laquelle de ces autres choses qu’il ne veut pas nécessairement ; cela
n’est pas non plus contre sa nature, c’est volontaire.
4. Il arrive qu’une cause nécessaire en elle-même
ait un rapport non nécessaire à tel de ses effets, et cela par le défaut de
l’effet, non par la défaillance de la cause. Ainsi la vertu du soleil a un
rapport non nécessaire à tel effet contingent d’ici-bas, non par la défaillance
de la vertu solaire, mais par celle de l’effet, qui procède de cette cause non
nécessairement. De même, que Dieu veuille non nécessairement certaines des
choses qu’il veut, cela ne vient pas d’une défaillance de la volonté divine,
mais d’un défaut qui affecte par nature la chose voulue : à savoir qu’elle est
telle que, sans elle, la parfaite bonté de Dieu peut être. Or tout bien créé
comporte ce défaut-là.
5. Une cause contingente par elle-même a besoin
d’être déterminée à son effet par quelque chose d’extérieur. Mais la volonté
divine, qui de soi est nécessaire, se détermine d’elle-même à vouloir un bien
auquel elle a un rapport non nécessaire.
6. De même que l’être divin, le vouloir divin et le
savoir divin sont en eux-mêmes nécessaires ; mais, alors que le savoir divin a
un rapport nécessaire aux choses qu’il sait, il n’en est pas de même du vouloir
à l’égard des choses voulues. La raison en est qu’on a la science des choses
selon que les choses sont dans le sujet qui connaît ; au contraire, la volonté
a rapport aux choses selon qu’elles sont en elles-mêmes. Donc, parce que toutes
les choses autres que Dieu ont un être nécessaire selon qu’elles sont en Dieu,
mais non selon qu’elles sont en elles-mêmes, en raison de cela toutes les
choses que Dieu sait, il les sait nécessairement ; mais toutes les choses qu’il
veut, il ne les veut pas nécessairement.
Article 4 — La
volonté de Dieu est-elle cause des choses ?
Objections :
1. Il semble que non, car Denys écrit : “ De même
que notre soleil illumine par son être même, non par raisonnement et par choix,
toutes les choses qui veulent participer de sa lumière : ainsi le bien divin,
par son essence même, projette sur tous les existants les rayons de sa bonté. ”
Or, agir par volonté, c’est agir par raisonnement et par choix. Donc Dieu
n’agit point par volonté, et ainsi sa volonté n’est pas cause des choses.
2. En tout ordre de choses, ce qui est tel par
essence est toujours premier ; ainsi, parmi les choses ignées, il y en a une
qui est première, celle qui est le feu par essence. Or Dieu est l’agent
premier. Donc il agit par son essence, qui est sa nature. Il agit donc par
nature et non par volonté. La volonté divine n’est donc pas cause des choses.
3. Tout ce qui est cause d’un effet par cela qui
fait qu’il est tel, est cause par nature et non par volonté : car le feu par
exemple est cause de l’échauffement parce qu’il est chaud ; au contraire
l’artisan est cause de la maison parce qu’il veut la faire. Or Augustin écrit :
“ Parce que Dieu est bon, nous sommes. ” Donc Dieu est cause des choses par
nature et non par volonté.
4. Une même chose ne peut avoir qu’une cause. Or on
a établi plus haut que la science de Dieu est cause des choses créées. Donc on
ne doit pas dire que la volonté de Dieu en soit la cause
En sens contraire,
il est écrit au livre de la Sagesse (11, 25) : “
Comment une chose pourrait elle subsister, si tu ne l’avais voulue ? ”
Réponse :
Il est nécessaire de dire que la volonté de Dieu
est la cause des choses, et que Dieu agit par volonté, non par nécessité de
nature comme certains l’ont pensé. On peut le montrer de trois façons.
Solutions :
1. Denys n’entend pas refuser à Dieu le choix de
façon absolue, mais de façon relative : en ce que sa bonté se communique non
seulement à quelques-uns, mais à tous. Il s’agit donc du choix selon qu’il
implique une discrimination.
2. Parce que l’essence de Dieu est identique à son
intellection et à son vouloir, de ce qu’il agit par son essence, il suit qu’il
agit par mode d’intelligence et de volonté.
3. Le bien est l’objet de la volonté. Donc,
lorsqu’on dit : “ Parce que Dieu est bon, nous sommes ”, cela signifie que sa
bonté est en lui la raison de vouloir toutes les autres choses, ainsi qu’on l’a
dit.
4. Même en nous, un unique effet a pour cause la
science, qui conçoit la forme de l’œuvre, comme directrice, et la volonté comme
motrice. Car la forme, selon qu’elle est dans l’intelligence seule, n’est
déterminée que par la volonté à être ou ne pas être dans l’effet. Aussi
l’intellect spéculatif ne dit-il rien du faire. Quant à la puissance, elle est
cause comme exécutant ; car ce mot désigne le principe immédiat de l’opération.
Mais tous ces attributs sont un en Dieu.
Article 5 —
Peut-on attribuer une cause à la volonté divine ?
Objections :
1. Il semble qu’on puisse attribuer une cause à la
volonté divine. Car S. Augustin demande : “ Qui oserait dire que Dieu a tout
créé sans raison ? ” Or, quand il s’agit d’un agent volontaire, ce qui est la
raison d’agir est aussi la cause du vouloir. Donc la volonté de Dieu a une
cause.
3. Ce qui est produit par un agent volontaire sans
aucune cause dépend de sa seule volonté. Donc, si la volonté de Dieu n’a pas de
cause, il s’ensuit que tout ce qui se produit dépend de sa simple volonté et
n’a pas d’autre cause, ce qui ne peut non plus s’admettre.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Toute cause efficiente est
supérieure à ce qu’elle fait ; or rien n’est supérieur à la volonté divine ; il
n’y a donc pas à en chercher la cause. ”
Réponse :
On ne peut d’aucune manière attribuer une cause à
la volonté divine. Pour s’en convaincre, il faut observer que, la volonté
procédant de l’intelligence, être cause qu’une volonté veuille et qu’une
intelligence connaisse, cela se fait de la même manière. Or ce qui se passe
dans l’intellect, c’est que, s’il conçoit d’un côté le principe, et d’un côté
la conclusion, l’intelligence du principe cause la science de la conclusion.
Mais si l’intellect voyait directement la conclusion dans le principe,
saisissant l’un et l’autre d’un seul regard, la science de la conclusion ne
serait pas causée en lui par l’intelligence des principes, car le même n’est
pas cause de soimême. Toutefois l’intellect comprendrait que les principes sont
cause de la conclusion. Il en va de même pour la volonté, pour laquelle la fin
est à l’égard des moyens ce que sont pour l’intelligence les principes à
l’égard des conclusions. Par conséquent, si quelqu’un, par un acte, veut la
fin, et par un autre acte les moyens, le vouloir de la fin sera pour lui la
cause du vouloir des moyens. Mais si par un seul acte il veut la fin et les
moyens relatifs à cette fin, cela ne pourra pas être, car le même n’est pas cause
de soimême. Cependant, il sera vrai de dire que cet être veut ordonner les
moyens à la fin.
Or, de même que Dieu, par un seul acte, voit toutes
les choses dans son essence, ainsi par un seul acte veut-il tout dans sa bonté.
Aussi, de même qu’en Dieu connaître la cause ne cause pas la connaissance des
effets, mais il connaît les effets dans leurs causes, ainsi vouloir la fin
n’est-il pas en Dieu cause qu’il veuille les moyens ; mais il veut que les
moyens soient ordonnés à la fin. Il veut donc que ceci soit pour cela, mais ce
n’est pas à cause de cela qu’il veut ceci.
Solutions :
1. La volonté de Dieu est raisonnable ; non en ce
sens qu’il y aurait en Dieu une cause de son vouloir, mais en ce sens qu’il
veut que telle chose soit en raison d’une autre.
2. Puisque Dieu veut que les effets soient de telle
manière qu’ils proviennent de causes déterminées, afin que soit respecté
l’ordre des choses, il n’est pas superflu de chercher d’autres causes outre la
volonté de Dieu. Ce qui serait superflu, ce serait de chercher d’autres causes
premières qui ne dépendraient pas de la volonté divine, et c’est ce que dit S.
Augustin : “ La vanité des philosophes a voulu attribuer aux effets contingents
d’autres causes, dans l’impuissance où ils étaient d’apercevoir la cause supérieure
à toutes les causes : la volonté de Dieu. ”
3. Puisque Dieu veut que les effets soient par les
causes, tous les effets qui présupposent un autre effet ne dépendent pas
seulement de la volonté de Dieu, mais de quelque chose d’autre. Mais les premiers
effets, eux, dépendent de la seule volonté de Dieu. Comme si nous disions :
Dieu a voulu que l’homme ait des mains pour servir son intelligence en
accomplissant toutes sortes d’œuvres ; il a voulu qu’il ait une intelligence
pour être un homme ; il a voulu qu’il soit homme afin de pouvoir jouir de son
Créateur, ou encore pour l’achèvement de l’univers. Mais ces dernières
finalités ne se rapportent à nulle autre fin créée. De telles choses dépendent
donc de la simple volonté de Dieu ; mais toutes les autres dépendent aussi de
l’enchaînement d’autres causes.
Article 6 — La
volonté divine s’accomplit-elle toujours ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, l’Apôtre écrit (1
Tm 2, 4) : “ Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance
de la vérité. ” Mais cela ne se passe pas ainsi. Donc la volonté de Dieu ne
s’accomplit pas toujours.
2. Ce que la science est au vrai, la volonté l’est
au bien. Or Dieu sait tout le vrai ; donc il veut tout ce qui est bon. Pourtant
tout ce qui est bon ne se réalise pas ; beaucoup de choses bonnes peuvent être
faites, qui ne sont pas faites. La volonté de Dieu n’est donc pas toujours
accomplie.
3. La volonté de Dieu, cause première, n’exclut
pas, a-t-on dit, les causes intermédiaires. Or l’effet de la Cause première
peut être empêché par la défaillance de la cause seconde, comme il arrive
lorsque l’effet de la vertu motrice de notre corps est empêché par la débilité
de la jambe. Ainsi donc, l’effet de la volonté de Dieu peut être empêché par la
défaillance des causes secondes. La volonté de Dieu ne s’accomplit donc pas
toujours.
En sens contraire,
le Psaume (115,3) dit : “ Tout ce que Dieu veut, il
le fait. ”
Réponse :
Il est nécessaire que la volonté de Dieu soit
toujours accomplie. Pour le découvrir il faut observer que l’effet se
conformant à l’agent selon sa forme, le rapport est le même dans la série des
causes agentes et dans celle des causes formelles. Or l’ordre des causes
formelles est tel que si un sujet peut bien, par sa défaillance, manquer d’une
forme particulière, toutefois, à l’égard de la forme universelle, rien ne peut
être manquant. Quelque chose, en effet, peut être, qui ne soit pas un homme ni
un vivant, mais rien ne peut être qui ne soit pas un étant. Il faut donc qu’il
en soit de même dans les causes agentes. Quelque chose, en effet, peut bien se
produire qui échappe à l’ordre de quelque cause agente particulière ; mais non
pas à l’ordre d’une cause universelle, sous l’action de laquelle toutes les
causes particulières sont comprises. Parce que, si quelque cause particulière
manque son effet, cela vient de l’empêchement que lui apporte une autre cause
particulière, qui rentre dans l’ordre de la cause universelle. L’effet ne peut
donc en aucune manière se soustraire à l’ordination posée par la cause
universelle. Cela se voit même dans les réalités corporelles. Ainsi, l’effet
d’un astre peut être empêché ; mais quel que soit l’effet produit par un
empêchement de cette sorte, dans les réalités corporelles, cet effet se ramène
nécessairement, par telles ou telles causes intermédiaires, à l’activité
universelle du premier ciel.
Donc, puisque la volonté de Dieu est cause
universelle à l’égard de toutes choses, il est impossible que la volonté de
Dieu n’obtienne pas son effet. C’est pourquoi, ce qui semble s’écarter de la
divine volonté dans un certain ordre y retombe dans un autre. Le pécheur, par
exemple, autant qu’il est en lui, s’éloigne de la divine volonté en faisant le
mal ; mais il rentre dans l’ordre de cette volonté par le châtiment que lui
inflige la justice.
Solutions :
1. Cette parole de l’Apôtre : “ Dieu veut que tous
les hommes soient sauvés ”, etc. peut se comprendre de trois façons.
D’abord de telle sorte que l’affirmation
distributive soit ainsi interprétée : “ Dieu veut que soient sauvés tous les
hommes qui sont sauvés. ” Comme dit S. Augustin : “ Non pas qu’il n’y ait pas
d’hommes dont il ne veuille pas le salut, mais aucun homme n’est sauvé dont il
ne veuille pas le salut. ”
Deuxièmement, on peut comprendre cette distribution
en l’appliquant aux catégories d’individus, mais non aux individus de ces
catégories, dans le sens suivant : “ Dieu veut que des hommes soient sauvés
dans toutes les catégories : hommes et femmes, Juifs et païens, grands et
petits, sans qu’il veuille sauver tous ceux qui appartiennent à ces catégories.
”
Troisièmement, selon le Damascène, ce texte se
comprend de la volonté antécédente, non de la volonté conséquente. Cette
distinction ne se prend pas du côté de la volonté divine elle-même, dans
laquelle il n’y a ni avant ni après, mais du côté des choses voulues. Pour le
comprendre, il faut considérer que toute chose, selon qu’elle est bonne, et
dans cette mesure, est voulue par Dieu. Or, quelque chose peut être, à première
vue, considéré en soimême, bon ou mauvais, alors que dans sa connexion avec
autre chose, ce qui est une considération conséquente, on voit les choses à
l’inverse. Ainsi, qu’un homme vive est bon, tuer un homme est mauvais, si l’on
considère la chose en elle-même. Mais si s’ajoute à cela, pour un homme
déterminé, que cet homme est un assassin, ou qu’il est un danger pour la
collectivité, à ce point de vue il est bon que cet homme soit mis à mort, et il
est mauvais qu’il vive. Aussi pourra-t-on dire d’un juge épris de justice : de
volonté antécédente il veut que tout homme vive ; mais de volonté conséquente
il veut que l’assassin soit pendu. Semblablement, Dieu veut de volonté
antécédente que tous les hommes soient sauvés ; mais de volonté conséquente il
veut que quelques-uns soient damnés, comme sa justice l’exige.
Cependant, même ce que nous voulons antécédemment
nous ne le voulons pas purement et simplement, mais sous un certain aspect. Car
la volonté se rapporte aux choses telles qu’elles sont en elles-mêmes : et en
elles-mêmes elles sont particularisées. C’est pourquoi nous voulons purement et
simplement une chose quand nous la voulons en tenant compte de toutes les
circonstances particulières, ce qui est vouloir de volonté conséquente. Par
conséquent on peut dire que le juge épris de justice veut purement et
simplement que l’assassin soit pendu ; mais sous un certain aspect il voudrait
qu’il vive, en tant qu’il est un homme ; ce qu’on peut appeler une velléité
plutôt qu’une volonté absolue. Cela fait bien voir que tout ce que Dieu veut de
façon absolue se réalise, bien que ce qu’il veut de volonté antécédente ne se
réalise pas.
2. Par l’acte de la faculté cognitive le connu est
dans le connaissant, tandis que par l’acte de la faculté appétitive, l’opérant
est orienté aux choses selon qu’elles sont en elles-mêmes. Or, tout ce qui peut
avoir raison d’étant et de vrai est tout entier virtuellement en Dieu ; mais
tout cela ne se trouve pas dans les choses créées. Et c’est pourquoi Dieu
connaît tout ce qui est vrai, tandis qu’il ne veut pas tout ce qui est bon, si
ce n’est selon qu’il se veut lui-même, en qui, virtuellement, tout bien existe.
3. La cause première peut être empêchée de produire
son effet par une défaillance de la cause seconde, quand elle n’est pas
universellement première, comprenant et se subordonnant toutes les autres
causes. Si elle l’était, l’effet ne pourrait en aucune manière se soustraire à
son ordination. Et il en est ainsi, nous l’avons dit à l’instant, de la volonté
de Dieu.
Article 7 — La
volonté de Dieu est-elle sujette au changement ?
Objections :
1. Il semble bien, puisque le Seigneur dit dans la
Genèse (6, 7 Vg) : “ Je me repens d’avoir créé l’homme. ” Mais celui qui se
repent de ce qu’il a fait a une volonté changeante.
2. Jérémie (18, 78) fait dire au Seigneur : “
Tantôt je parle à propos d’une nation et d’un royaume, d’arracher, d’abattre et
de détruire ; mais si cette nation contre laquelle j’ai parlé revient de sa
méchanceté, alors je me repens du mal que j’avais voulu lui faire. ”
3. Tout ce que Dieu fait, il le fait volontairement
; or Dieu ne fait pas toujours la même chose car à une époque il a prescrit
d’observer la loi juive, et à une autre époque il l’a interdit. Donc sa volonté
est changeante
4. Nous l’avons établi, Dieu ne veut pas
nécessairement ce qu’il veut ; il peut donc vouloir ou ne pas vouloir une même
chose. Or, tout ce qui peut ceci ou son opposé est changeant. Par exemple ce
qui peut être et ne pas être est changeant quant à sa substance ; ce qui peut
être ici et n’y être pas est changeant selon le lieu, etc. Donc Dieu est
changeant quant à la volonté.
En sens contraire,
il est écrit (Nb 23, 19) : “ Dieu n’est point un
homme, pour mentir ; il n’est pas un fils d’homme, pour se repentir. ”
Réponse :
La volonté de Dieu est absolument immuable. Mais à
cet égard il faut songer qu’autre chose est changer de volonté, autre chose est
vouloir le changement de certaines choses. Quelqu’un peut, sa volonté demeurant
toujours la même, vouloir que ceci se fasse maintenant, et que le contraire se
fasse ensuite. La volonté changerait si quelqu’un se mettait à vouloir ce que
d’abord il ne voulait pas, ou à cesser de vouloir ce qu’il voulait d’abord.
Cela ne peut arriver que par un changement soit dans la connaissance, soit dans
les conditions existentielles de celui qui veut. En effet, la volonté, ayant
pour objet le bon, un sujet peut commencer à vouloir une autre chose de deux
façons. D’abord, si cette chose commence à être bonne pour lui, et cela n’est
pas sans changement de sa part, comme, lorsque le froid arrive, il devient bon
de s’asseoir près du feu, ce qui auparavant ne l’était pas. Ou bien le sujet
vient à reconnaître que cela lui est bon, alors qu’il l’ignorait auparavant ;
car si nous délibérons, c’est pour savoir ce qui nous est bon. Or, on a montré plus
haut, que la substance de Dieu et sa science sont absolument immuables l’une et
l’autre. Il faut donc que sa volonté, elle aussi, soit absolument immuable.
Solutions :
1. Cette parole doit être comprise comme une
métaphore, par comparaison avec nous. Quand nous nous repentons, nous annulons
ce que nous avons fait. Toutefois, cela peut se produire sans qu’il y ait de
changement dans la volonté ; car un homme, sans que sa volonté change, peut
vouloir faire maintenant une chose et, en même temps, se proposer de la
détruire ensuite. Ainsi donc on dit que Dieu s’est repenti par assimilation à
notre repentir, puisque après avoir fait l’homme, il l’a détruit par le déluge
sur la surface de la terre.
2. La volonté de Dieu, Cause première et
universelle, n’exclut pas les causes intermédiaires, qui ont en elles la vertu
de produire certains effets. Mais parce que les causes intermédiaires toutes
ensembles n’égalent pas en vertu la cause première, il y a dans la puissance,
la science et la volonté divine, beaucoup de choses qui ne sont pas contenues
dans l’ordre des causes inférieures. Telle la résurrection de Lazare. Eu égard
aux causes inférieures, quelqu’un pouvait dire : “ Lazare ne ressuscitera pas ”
; le même, considérant la Cause première, Dieu, pouvait dire : “ Lazare
ressuscitera. ” Or, Dieu veut ces deux choses : que tel événement soit à venir
en raison de sa cause inférieure, et que cependant, il ne soit pas à venir en
raison de sa cause supérieure, ou inversement. On doit donc dire que Dieu,
quelquefois, prédit un événement selon que cet événement est contenu dans
l’ordre des causes secondes, comme sont les dispositions de la nature ou le
mérite des hommes ; et cependant cet événement ne se produit pas, parce qu’il
en est autrement en vertu de la causalité divine. C’est ainsi que Dieu a prédit
à Ézéchias (Is 38,1) : “ Mets en ordre ta maison, car tu vas mourir, tu ne
guériras pas. ” Et pourtant cela ne s’est pas produit, parce que depuis
l’éternité il en était décidé autrement dans la science et la volonté de Dieu,
qui sont immuables. C’est ce que veut dire S. Grégoire quand il écrit que Dieu
change sa sentence, mais non pas son conseil, à savoir le conseil de sa
volonté. Donc quand Dieu dit : “ Je me repentirai ”, c’est une métaphore,
fondée sur ce que les hommes, quand ils ne réalisent pas leurs menaces,
semblent s’en repentir.
3. On ne peut pas conclure de cet argument que Dieu
ait une volonté changeante, mais qu’il veut des changements.
4. Bien que, si Dieu veut quelque chose, ce vouloir
ne soit pas absolument nécessaire, il l’est pourtant conditionnellement, à
cause de l’immutabilité des vouloirs divins, comme on l’a dit précédemment.
Article 8 — La volonté de Dieu rend-elle forcément nécessaires les
choses qu’elle veut ?
Objections :
1. Il semble bien que oui. En effet, S. Augustin
affirme : “ Nul n’est sauvé si ce n’est celui dont Dieu veut qu’il soit sauvé.
Il faut donc le prier pour qu’il veuille, car s’il l’a voulu, il est nécessaire
que cela se produise. ”
2. Toute cause qui ne peut être empêchée produit
nécessairement son effet ; car la nature elle-même produit toujours le même
effet, à moins que quelque obstacle l’entrave, dit Aristote. Or, la volonté de
Dieu ne peut être empêchée ; car l’Apôtre dit (Rm 9, 19) : “ Qui résiste à sa
volonté ? ” La volonté de Dieu impose donc sa nécessité aux choses qu’elle
veut.
3. Ce qui tient sa nécessité de quelque chose qui
lui est antérieur est nécessaire absolument ; ainsi il est nécessaire que
l’animal meure, parce qu’il est composé d’éléments qui se contrarient. Or, pour
les choses créées par Dieu, la volonté divine est comme quelque chose qui leur
est antérieur et dont elles tiennent leur nécessité, car cette proposition
conditionnelle est vraie : Si Dieu veut quelque chose, cela est. Or, toute
proposition conditionnelle vraie est nécessaire. Il s’ensuit donc que tout ce
que Dieu veut est absolument nécessaire.
En sens contraire,
toutes les choses bonnes qui sont faites, Dieu veut
qu’elles soient faites. Donc, si sa volonté rend nécessaires les choses qu’il
veut, il s’ensuit que toutes les choses adviennent nécessairement. De la sorte
périssent le libre arbitre, la délibération et tout ce qui s’ensuit.
Réponse :
La volonté divine rend nécessaires certaines choses
qu’elle veut, mais non pas toutes. Et certains penseurs ont voulu expliquer ce
fait par un appel aux causes intermédiaires, en disant : les choses que Dieu
produit par des causes nécessaires sont nécessaires ; celles qu’il produit par
des causes contingentes sont contingentes. Mais cela ne dit pas assez,
semble-t-il, pour deux raisons. Tout d’abord, l’effet d’une cause première est
rendu contingent par la cause seconde pour ce motif que son effet est empêché
de se produire par la défaillance de celle-ci, comme l’efficacité du soleil est
entravée par la défaillance de la plante. Or nulle défaillance de la cause
seconde ne peut empêcher la volonté de Dieu de produire son effet. Ensuite, si
la distinction entre choses contingentes et choses nécessaires est référée aux
seules causes secondes, il s’ensuit qu’elle échappe à l’intention et à la
volonté divine, ce qui est inadmissible.
Il est donc mieux de dire que s’il y a des choses
auxquelles la volonté divine confère la nécessité, et d’autres auxquelles elle
ne la confère pas ; cela provient de l’efficacité de cette volonté. En effet,
lorsqu’une cause est efficace, l’effet procède de la cause, non seulement quant
à ce qui est produit, mais encore quant à la manière dont cela est produit, ou
dont cela est ; c’est en effet l’insuffisante vigueur de la semence qui fait
que le fils naisse dissemblable de son père quant aux caractères individuants,
qui font sa manière d’être un homme. Donc, comme la volonté divine est
parfaitement efficace, il s’ensuit que, non seulement les choses qu’elle veut
sont faites, mais qu’elles se font de la manière qu’il veut. Or Dieu veut que
certaines choses se produisent nécessairement, et d’autres, de façon
contingente, afin qu’il y ait un ordre dans les choses, pour la perfection de
l’univers. C’est pourquoi il a préparé pour certains effets des causes
nécessaires, qui ne peuvent défaillir, et d’où proviennent nécessairement les
effets ; et pour d’autres effets il a préparé des causes défectibles, dont les
effets se produisent d’une manière contingente. Ainsi donc, ce n’est pas parce que
leurs causes prochaines sont contingentes que des effets voulus par Dieu
arrivent de façon contingente, mais c’est parce que Dieu a voulu qu’ils
arrivent de façon contingente qu’il leur a préparé des causes contingentes.
Solutions :
1. La nécessité dont parle S. Augustin, dans les
choses voulues par Dieu doit être comprise, non comme absolue, mais comme
conditionnelle. En effet, il est nécessaire que soit vraie cette proposition
conditionnelle : si Dieu veut cela, il est nécessaire que cela soit.
2. Du fait que rien ne résiste à la volonté de
Dieu, il s’ensuit non seulement que se réalise ce que Dieu veut, mais aussi que
cela se réalise de façon contingente ou nécessaire, selon qu’il l’a voulu
ainsi.
3. Être nécessaire en raison de quelque chose
d’antérieur, cela s’entend selon le mode de nécessité que confère la chose
antérieure. De là vient que les choses qui sont produites par la volonté de
Dieu ont la sorte de nécessité que Dieu veut pour elles : c’est-à-dire ou une
nécessité absolue, ou une nécessité conditionnelle seulement. Ainsi, toutes les
choses ne sont pas nécessaires absolument.
Article 9 — Y
a-t-il en Dieu la volonté des choses mauvaises ?
Objections :
1. Il semble que Dieu veuille les choses mauvaises.
Car toute chose bonne qui est faite, Dieu la veut. Mais il est bon que ces
choses mauvaises soient faites, car S. Augustin a dit : “ Bien que les choses
mauvaises ne soient pas bonnes, qu’il y ait non seulement des choses bonnes
mais aussi des choses mauvaises, cela est bon. ”
2. Denys écrit : “ Le mal concourt à la perfection
de l’univers. ” Et, dit S. Augustin : “ La beauté admirable de l’univers
résulte de tout son ensemble ; en lui, cela même qu’on appelle mal, ramené à
l’ordre et mis à sa place, fait ressortir davantage les choses bonnes, car
celles-ci plaisent davantage et sont plus dignes de louange quand on les
compare aux mauvaises. ” Mais Dieu veut tout ce qui appartient à la perfection
et à la beauté de l’univers ; car c’est cela que Dieu veut surtout dans les
créatures. Donc Dieu veut le mal.
3. Dire que les choses mauvaises sont faites et
qu’elles ne sont pas faites, ce sont là deux propositions contradictoires. Mais
Dieu ne veut pas que les choses mauvaises ne se produisent pas, car il y en a
qui sont faites, et de ce fait la volonté de Dieu ne se réaliserait pas
toujours. Donc Dieu veut que les choses mauvaises soient faites.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Ce n’est jamais par l’action
d’un sage qu’un homme est avili ; or Dieu l’emporte sur le plus sage des
hommes. Encore beaucoup moins donc Dieu n’est cause que quelqu’un soit avili.
Or dire que Dieu est cause, c’est dire qu’il veut. ” Ce n’est donc pas par la
volonté de Dieu qu’un homme devient vil. Donc Dieu ne veut pas le mal.
Réponse :
Nous le disions plus haut, la raison formelle de “
bon ” est d’être attirant, et le mauvais est l’opposé du bon. Il est donc
impossible qu’une chose mauvaise, en tant que telle, soit attirante, “
appétible ”, qu’il s’agisse de l’appétit naturel, de l’appétit animal ou de
l’appétit intellectuel, qui est la volonté. Mais un mal peut devenir attirant
par accident, en tant qu’il résulte d’une chose bonne. Et cela se voit, quelque
espèce d’appétit que l’on considère. Car un agent naturel ne tend jamais à la
privation de la forme ou à la destruction totale, mais à une forme à laquelle
est liée la privation d’une autre forme ; il veut la génération d’une réalité,
génération qui ne se fait pas sans la corruption de la précédente. Le lion, qui
tue un cerf, cherche sa nourriture, ce qui entraîne la mise à mort d’un animal.
De même, le fornicateur cherche la jouissance, à laquelle est liée la
difformité de la faute.
Or, le mal qui est lié à un bien est la privation
d’un autre bien. Jamais donc le mal n’attirerait l’appétit, même
accidentellement, si le bien auquel est lié le mal n’attirait pas davantage que
le bien dont le mal est la privation. Or, Dieu ne veut aucun bien plus que sa
propre bonté ; il veut pourtant tel bien plus que tel autre bien. “ En
conséquence le mal de faute qui prive la créature de son ordination au bien,
Dieu ne le veut en aucune manière. ” Mais le mal qui est une déficience de la
nature, ou le mal de peine, Dieu le veut en voulant quelque bien auquel est lié
un tel mal. Par exemple, en voulant la justice, il veut la peine du coupable,
et en voulant que soit gardé l’ordre de nature, il veut que par un effet de
nature certains êtres soient détruits.
Solutions :
1. Certains ont dit : Dieu ne veut pas les choses
mauvaises, mais il veut que des choses mauvaises soient ou soient faites. Ils
disaient cela parce que les choses qui, en soi, sont mauvaises, sont ordonnées
à quelque bien, et ils croyaient que cette ordination au bien était comprise
dans l’affirmation que des choses mauvaises sont ou sont faites. Mais cela
n’est pas exact. Car si le mal est ordonné au bien, ce n’est pas par lui-même,
c’est par accident. En effet, il n’est pas dans l’intention du pécheur qu’un
bien sorte de son péché, les tyrans ne se proposaient pas de faire briller la
patience des martyrs. On ne peut donc pas dire que cette ordination au bien
soit incluse dans la formule par laquelle on déclare bon que le mal soit ou se
produise ; car rien ne se juge d’après ce qui lui convient par accident, mais
d’après ce qui lui convient par soi-même.
2. Le mal ne concourt à la perfection et à la
beauté de l’univers que par accident, comme on vient de le dire. Aussi bien,
quand Denys dit que le mal contribue à la perfection de l’univers il donne cela
comme la conclusion inacceptable à laquelle aboutirait la position qu’il critique.
3. Que les choses mauvaises soient faites, et
qu’elles ne soient pas faites, ce sont deux propositions contradictoires ; mais
vouloir que les choses mauvaises soient faites et vouloir qu’elles ne le soient
pas ne s’opposent pas car il s’agit là de deux propositions affirmatives. Dieu,
en effet, ne veut ni que les choses mauvaises soient faites ni qu’elles ne
soient pas faites, mais il veut permettre qu’elles soient faites.
Article 10 — Dieu
a-t-il le libre arbitre ?
Objections :
1. Il semble que non, car S. Jérôme nous dit : “
Dieu est le seul en qui le péché ne se trouve et ne puisse se trouver ; les
autres, ayant le libre arbitre, peuvent se porter vers le bien ou vers le mal.
”
2. Le libre arbitre est une faculté de raison et de
volonté, par laquelle nous choisissons le bien et le mal. Or Dieu ne veut pas
le mal, on vient de le dire ; il n’a donc pas le libre arbitre.
En sens contraire,
S. Ambroise écrit : “ L’Esprit Saint distribue à
chacun ses dons comme il veut, c’est-à-dire selon le libre arbitre de sa
volonté, non par soumission à la nécessité. ”
Réponse :
Nous avons le libre arbitre à l’égard des choses
que nous ne voulons ni nécessairement, ni par un instinct de nature. Car il
n’appartient pas au libre arbitre, mais à l’instinct naturel, que nous voulions
être heureux. Aussi ne dit-on pas des autres animaux, qui sont mûs vers quelque
objet que ce soit par instinct naturel, qu’ils agissent par libre arbitre.
Donc, comme Dieu veut nécessairement sa propre bonté, mais non les autres
choses, comme on l’a montré, il possède le libre arbitre à l’égard de tout ce
qu’il ne veut pas nécessairement.
Solutions :
1. Il semble que S. Jérôme écarte de Dieu le libre
arbitre, non purement et simplement, mais seulement quant à ce qui est de
verser dans le péché.
2. Puisque le mal de faute consiste dans le rejet
de la volonté divine, en raison de laquelle Dieu veut tout ce qu’il veut, comme
on l’a montré, il est manifestement impossible que Dieu veuille le mal de
faute. Et pourtant il est libre à l’égard des contraires, en tant qu’il peut
vouloir que ceci soit ou ne soit pas. C’est ainsi que nous-mêmes, sans pécher,
nous pouvons vouloir nous asseoir, et ne pas le vouloir.
Article 11 —
Doit-on distinguer en Dieu une volonté de signe ?
Objections :
1. Il semble que non ; car la science de Dieu,
aussi bien que la volonté de Dieu, est cause des choses. Mais on ne parle pas
de signes du côté de la science divine. Donc on ne doit pas en admettre pour sa
volonté.
2. Tout signe qui ne concorde pas avec la chose
signifiée est faux. Donc, si les signes de la volonté divine ne concordent pas
avec la volonté divine, ils sont faux ; s’ils concordent ils sont inutiles.
En sens contraire,
la volonté de Dieu est unique, étant identique à
son essence. Pourtant elle est parfois signifiée au pluriel, comme quand on dit
avec le Psaume (111, 2 Vg) : “ Les œuvres de Dieu sont grandes, conformes à
toutes ses volontés. ” Il faut donc parfois prendre pour la volonté même de
Dieu un signe de sa volonté.
Réponse :
Comme on a pu le voir plus haut, ce que nous disons
de Dieu est pris tantôt dans un sens propre, tantôt par métaphore. Quand, par
métaphore, nous attribuons à Dieu des passions humaines, c’est à cause de la
ressemblance des effets. De là vient que ce qui serait en nous le signe de telle
passion est attribué métaphoriquement à Dieu sous le nom de cette passion.
Ainsi les gens irrités ont coutume de punir, si bien que l’acte de punir est un
signe de colère ; c’est pour cette raison que l’acte de punir, quand il est
attribué à Dieu, est signifié par le mot “ colère ”. De même, ce qui est en
nous le signe d’une volonté est appelé parfois métaphoriquement, en Dieu, une
volonté. Par exemple, si un homme ordonne quelque chose, c’est un signe qu’il
veut que cette chose soit faite ; pour cette raison, le précepte divin est
parfois appelé, par métaphore, une volonté de Dieu, ainsi : “ Que ta volonté
soit faite sur la terre comme au ciel. ” Mais il y a cette différence entre la
volonté et la colère, que la colère n’est jamais attribuée à Dieu au sens
propre, parce que dans sa signification principale elle inclut la passion ; au
contraire, la volonté est attribuée au sens propre à Dieu. C’est pourquoi, en
Dieu, on distingue une volonté au sens propre et une volonté au sens
métaphorique. La volonté proprement dite est appelée volonté de bon plaisir, et
la volonté métaphorique est appelée volonté de signe, parce que le signe d’une
volonté est pris en ce cas pour la volonté même.
Solutions :
1. La science de Dieu n’est cause des choses qui
sont faites que par l’intermédiaire de la volonté ; car les choses que nous
avons dans l’esprit par la connaissance, nous ne les faisons que si nous les
voulons. C’est pourquoi on n’attribue pas de signe à la science comme à la
volonté.
2. Si les signes du vouloir sont nommés “ volontés
de Dieu ”, ce n’est pas parce qu’ils sont le signe de ce que Dieu veut ; mais
les choses qui sont en nous le signe que nous voulons sont appelées en Dieu
(par métaphore) “ volontés de Dieu ”. Ainsi, la punition n’est pas signe qu’il
y ait en Dieu de la colère ; mais l’acte de punir, du fait qu’il est en nous
signe de colère, est appelé chez Dieu “ colère ”.
Article 12 —
Convient-il de proposer cinq signes de la volonté divine ?
Objections :
1. Il ne semble pas qu’il convienne de proposer,
concernant la volonté divine, les cinq signes que sont : la prohibition, le
précepte, le conseil, l’opération et la permission. Car les choses mêmes que
Dieu prescrit ou nous conseille, il les opère parfois en nous, et ce qu’il
prohibe, il le permet parfois : on ne devrait donc pas opposer ces termes dans
une division.
2. Dieu ne fait rien sans le vouloir d’après le
livre de la Sagesse (Il, 25) ; or la volonté de signe est distincte de la
volonté de bon plaisir. Donc l’opération ne doit pas se ranger sous la volonté
de signe.
3. L’opération et la permission concernent toutes
les créatures, car à l’égard de tout, Dieu agit et permet certaines choses ; au
contraire, le précepte, le conseil et la prohibition ne s’adressent qu’à la
créature raisonnable ; tous ces termes, qui n’appartiennent pas au même ordre
de choses, ne devraient donc pas figurer ensemble dans une même division.
4. Le mal se produit de façon plus diverse que le
bien ; car le bien se réalise d’une seule manière, alors que le mal est
multiforme, ainsi que l’observent Aristote et Denys ; il ne convient donc pas
de consacrer au mal un signe seulement : la prohibition, alors que deux
concernent le bien : le conseil et le précepte.
Réponse :
Les signes en question sont ceux par lesquels nous
avons coutume de manifester nos vouloirs. En effet, quelqu’un peut déclarer
qu’il veut une chose, ou par soimême ou par un autre. Par soi-même, en faisant
quelque chose soit directement, soit indirectement et par accident.
Directement, s’il opère par lui-même quelque chose, et à cet égard l’opération
est dite signe.
Indirectement s’il n’empêche pas un autre d’agir ;
car celui qui écarte un empêchement est dit mouvoir indirectement et par
accident, ainsi que l’explique Aristote. A cet égard, est dite signe la permission.
Par un autre quelqu’un déclare qu’il veut quelque chose : soit par une
intimation formelle qui l’oblige, ce qui se fait en prescrivant ce que l’on
veut, et en prohibant le contraire ; soit par la persuasion, ce qui relève du
conseil.
Donc, puisque ce sont là les cinq manières dont
quelqu’un déclare qu’il veut quelque chose, on leur donne parfois le nom de “
volontés divines ”, en tant qu’ils sont signes de cette volonté. En effet, que
le précepte, le conseil et la prohibition soient appelés volontés de Dieu,
c’est ce qu’on voit en S. Matthieu (6, 10) : “ Que ta volonté soit faite sur la
terre comme au ciel. ” Que la permission ou l’action soient appelées volontés
de Dieu, on le voit par ces paroles de S. Augustin : “ Rien ne se fait si ce
n’est ce que le Tout-Puissant veut que ce soit fait, soit en laissant faire,
soit en faisant lui-même. ”
Il est vrai qu’on peut dire aussi : La permission
et l’opération se réfèrent au présent, permission s’il s’agit du mal, opération
s’il s’agit du bien ; à l’avenir au contraire se rapportent, s’il s’agit du
mal, la prohibition ; s’il s’agit du bien nécessaire, le précepte ; s’il s’agit
du bien surérogatoire, le conseil.
Solutions :
1. Rien n’empêche qu’au sujet de la même chose on
déclare de diverses façons sa volonté ; dans la langue aussi, il y a bien des
synonymes. Rien ne s’oppose donc à ce qu’une même chose soit objet de précepte,
d’opération, de prohibition ou de permission.
2. De même que, par métaphore, on peut signifier
que Dieu veut une chose qu’il ne veut pas à proprement parler, de même on peut,
par métaphore, signifier qu’il veut une chose qu’il veut vraiment. Rien
n’empêche donc qu’à l’égard du même objet il y ait et une volonté de bon
plaisir et une volonté de signe. Mais l’opération est toujours identique à la
volonté de bon plaisir, et non pas le précepte ni le conseil ; la raison en est
d’abord que l’opération est au présent, alors que le précepte et le conseil
regardent l’avenir ; ensuite l’opération est par elle-même un effet de la
volonté ; le précepte et le conseil n’en sont l’effet que par intermédiaire,
ainsi qu’on vient de le dire.
3. La créature raisonnable est maîtresse de ses
actes, et c’est pourquoi on relève à son sujet des signes particuliers de la
volonté divine, selon que Dieu destine cette créature à agir volontairement et
par elle-même. Les autres créatures, au contraire, n’agissent que mues par
l’opération divine, et c’est pourquoi, touchant ces autres créatures, on ne
signale que l’opération et la permission.
4. Le mal de faute, bien qu’il se produise de
multiples manières, a toujours ceci de commun qu’il est contraire à la volonté
de Dieu, et c’est pour cela qu’un seul signe s’y rapporte : la prohibition. Au
contraire, les biens ont avec la bonté divine des rapports divers ; car il en est
sans lesquels nous ne pouvons accéder au partage de la bonté divine, et à leur
égard il y a le précepte. Il en est d’autres par lesquels nous y accédons de
manière plus parfaite et ils sont l’objet du conseil. On peut dire encore que
le conseil ne regarde pas seulement les meilleurs biens à obtenir, mais aussi
les moindres maux à éviter.
Il faut maintenant étudier ce qui se rapporte à la
volonté de Dieu considérée absolument. Or, dans la partie appétitive de notre
âme, se trouvent à la fois des passions, comme la joie, l’amour et les choses
semblables, et les habitus que sont les vertus morales comme la justice, la
force et les autres. Nous envisagerons donc : 1° L’amour chez Dieu (Q. 20) ; 2°
sa justice et sa miséricorde (Q. 21).
L’amour se trouve-t-il en Dieu ? 2. Dieu aime-t-il
toutes choses ? 3. Aime-t-il quelqu’un plus qu’un autre ? 4. Aime-t-il
davantage les meilleurs ?
Article 1 —
L’amour se trouve-t-il en Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non. Car il n’y a en Dieu aucune
passion. L’amour est une passion. Donc il n’y a pas d’amour en Dieu.
2. L’amour, la colère, la tristesse, etc. se
distinguent comme des contraires dans le même genre. Or la tristesse et la
colère ne s’attribuent à Dieu que par métaphore. Donc aussi l’amour.
3. On lit dans Denys : “ L’amour est une force
unificatrice et un principe de cohésion. ” Mais cela ne peut trouver place en
Dieu, puisqu’il est simple. Une telle force ne peut trouver à s’employer dans
un être absolument simple.
En sens contraire,
on lit dans S. Jean (1 Jn 4, 16) : “ Dieu est
amour. ”
Réponse :
On trouve nécessairement l’amour en Dieu. En effet,
le premier mouvement de la volonté ou d’une faculté appétitive quelconque est
l’amour. Car l’acte de la volonté, ou l’acte de l’appétit quel qu’il soit, se
porte comme à son propre objet vers le bien et vers le mal. Mais le bien est
principalement et par soi l’objet de la volonté comme de tout appétit ; le mal
secondairement en vertu d’autre chose, c’est-à-dire du bien auquel il s’oppose.
Il faut donc que les actes de volonté et de tout appétit qui regardent le bien
aient une priorité naturelle sur ceux qui regardent le mal : ainsi la joie sur
la tristesse, et l’amour sur la haine ; car ce qui est tel par soi est toujours
antérieur à ce qui ne l’est que par autre chose.
En outre, ce qui est plus général est premier par
nature ; c’est pourquoi l’intelligence se rapporte d’abord au vrai
universellement, et seulement ensuite à des vérités particulières. Or, il est
des actes de volonté ou d’appétit qui concernent le bien envisagé sous quelque
condition particulière : ainsi la joie, la délectation, est relative au bien
présent et possédé ; le désir et l’espérance au bien non encore obtenu. Au
contraire, l’amour a rapport au bien en général, qu’il soit possédé ou non.
C’est donc l’amour qui est par nature l’acte premier de la volonté ou de
l’appétit.
C’est pour cette raison que tous les mouvements
appétitifs présupposent l’amour comme leur première racine. On ne désire rien
d’autre, en effet, que ce qui est bon et qu’on aime ; en rien d’autre on ne
trouve sa joie. Quant à la haine, elle ne s’adresse qu’à ce qui fait obstacle à
la chose aimée. Il est tout aussi évident que la tristesse et les autres
mouvements semblables se réfèrent à l’amour comme à leur principe premier. On
doit conclure de là qu’en tout être où il y a quelque faculté appétitive, il
doit y avoir amour ; car en supprimant ce qui est premier, on supprime tout ce
qui vient après. Or, on a montré qu’il y a en Dieu une volonté : il est
nécessaire d’affirmer qu’il y a en lui de l’amour.
Solutions :
1. La puissance cognitive ne meut que par
l’intermédiaire de la puissance appétitive. Et de même qu’en nous la raison qui
conçoit l’universel ne meut qu’au moyen de la raison particulière, comme il est
dit au traité De l’Ame : ainsi l’appétit intellectuel appelé volonté nous met
en mouvement par le moyen de l’appétit sensitif. Ainsi ce qui, immédiatement,
fait se mouvoir le corps, en nous, c’est l’appétit sensitif. D’où il suit qu’un
acte de l’appétit sensitif est toujours accompagné d’une modification
corporelle, principalement touchant le cœur, qui est le premier principe du
mouvement chez le vivant. C’est pour cela que les actes de l’appétit sensitif,
en tant que liés à une altération corporelle, sont des “ passions ”, et non des
actes de volonté. L’amour donc, et la joie ou délectation, quand il s’agit
d’actes de l’appétit sensitif, sont des passions ; mais non pas s’il s’agit
d’actes de l’appétit intellectuel. Or c’est ainsi que nous les attribuons à
Dieu. Ce qui fait dire au Philosophe : “ Dieu jouit d’une action une et simple.
” De même, et pour la même raison, il aime sans que ce soit là une passion.
2. Dans les passions de l’appétit sensitif, il y a
lieu de distinguer ce qui est en quelque façon matériel, à savoir l’altération
corporelle, et ce qui est formel, qui vient de l’appétit. Ainsi, dans la
colère, comme le note le traité De l’Ame, ce qu’il y a de matériel, c’est
l’afflux du sang au cœur, ou quoi que ce soit de ce genre ; le formel, c’est
l’appétit de vengeance. Mais en outre, du côté de ce qui est formel,
quelques-unes de ces passions impliquent une certaine imperfection ; et par
exemple, dans le désir est incluse l’idée d’un bien non possédé, dans la
tristesse, celle d’un mal subi. Et il en est de même de la colère, qui suppose
la tristesse. D’autres passions, comme l’amour et la joie, n’impliquent aucune
imperfection. Donc, puisque rien dans ces mouvements appétitifs ne convient à
Dieu quant à ce qui s’y trouve de matériel, comme on vient de le dire, on ne
peut attribuer à Dieu que par métaphore ce qui implique une même imperfection
du côté de ce qui est formel, pour exprimer la similitude des effets, ainsi
qu’on l’a expliqué. Mais ce qui ne comporte aucune imperfection peut être attribué
à Dieu au sens propre, comme l’amour et la joie, mais en excluant la passion,
comme on vient de le dire.
3. L’amour tend toujours vers deux termes : la
chose bonne qu’il veut pour quelqu’un, et celui pour qui il la veut. Aimer
quelqu’un, c’est proprement en effet vouloir pour lui ce qui est bon. C’est
pourquoi s’aimer soimême, c’est vouloir pour soi ce qui est bon, de sorte qu’on
cherche à se l’unir autant qu’on le peut. C’est ce qu’on veut dire quand on
appelle l’amour une force unificatrice, même en Dieu, mais sans qu’il y ait
alors composition d’éléments, car le bien que Dieu veut pour lui n’est autre
que lui-même, qui est bon par essence, comme on l’a montré précédemment. Mais
aimer un autre que soi, c’est vouloir ce qui est bon pour lui. Ainsi, c’est en
user avec lui comme avec soi-même, rapportant à lui la chose bonne qu’on aime,
comme à soimême. C’est en ce sens qu’on appelle l’amour un principe de cohésion
: parce que celui qui aime intègre l’autre à son moi, se comportant avec lui
comme avec soimême. L’amour divin, lui aussi, est une force de cohésion, non
qu’il introduise en Dieu une composition quelconque, mais en tant que Dieu veut
pour les autres ce qui est bon.
Article 2 — Dieu
aime-t-il toutes choses ?
Objections :
1. Il semble que non. Car, d’après Denys, l’amour
met l’aimant hors de lui-même et le fait passer en quelque sorte en l’aimé. Or,
il est impossible de dire que Dieu, mis hors de lui-même, passe ainsi dans les
autres. Il est donc impossible de dire que Dieu aime toutes choses.
2. L’amour de Dieu est éternel ; or, les choses
autres que Dieu ne sont éternelles qu’en Dieu. Dieu ne les aime donc qu’en
lui-même. Mais en tant qu’elles sont en Dieu, elles ne sont pas autre chose que
Dieu. Donc Dieu n’aime rien d’autre que lui-même.
3. Il y a deux espèces d’amour : l’amour de
convoitise et l’amour d’amitié. Or, Dieu n’aime pas les créatures dénuées de
raison d’un amour de convoitise, n’ayant besoin de rien qui lui soit extérieur.
Il ne les aime pas non plus d’un amour d’amitié, qu’on ne peut avoir pour des
créatures dénuées de raison, selon la remarque d’Aristote.
4. Dans le Psaume (5, 6) on dit à Dieu : “ Tu hais
tous les artisans d’iniquité. ” Or on ne peut à la fois haïr et aimer quelque
chose. Donc Dieu n’aime pas toutes choses.
En sens contraire,
on lit au livre de la Sagesse (11, 24) : “ Tu aimes
tout ce qui existe ; tu ne hais rien de ce que tu as fait. ”
Réponse :
Dieu aime tout ce qui existe ; car tout ce qui
existe, en tant qu’il existe, est bon ; en effet, l’être même de chaque chose
est un bien, et toute perfection de cette chose est également un bien. Or, on a
montré plus haut que la volonté de Dieu est cause de toute chose ; ainsi
faut-il que toute chose n’ait d’être et de perfection que dans la mesure où
elle est voulue par Dieu. Donc à tout existant Dieu veut quelque bien. Puisque
aimer n’est autre chose que de vouloir pour quelqu’un une chose bonne, il est
évident que Dieu aime tout ce qui existe.
Mais il n’en est pas de cet amour comme du nôtre.
En effet, comme notre volonté n’est pas la cause de la bonté des choses, mais
est mue par elle comme par son objet propre, notre amour, par lequel nous
voulons pour quelqu’un ce qui lui est bon, n’est pas cause de sa bonté ; c’est
au contraire sa bonté, vraie ou supposée, qui provoque l’amour par lequel nous
voulons pour lui que soit conservé le bien qu’il possède, et que s’y ajoute
celui qu’il ne possède pas ; et nous agissons pour cela. Mais l’amour de Dieu
infuse et crée la bonté dans les choses.
Solutions :
1. L’aimant est mis hors de lui-même en l’aimé, en
tant qu’il veut pour l’aimé ce qui lui est bon et y pourvoit par son action,
comme il fait pour lui-même. Aussi Denys ajoute-t-il : “ Osons le dire :
l’Amour même de toutes choses, dans l’abondance de sa bonté aimante, sort de lui-même
lorsqu’il exerce ses providences à l’égard de tous les êtres. ”
2. Les créatures n’ont pas existé de toute
éternité, si ce n’est en Dieu ; mais par cela même qu’elles ont été de toute
éternité en Dieu, de toute éternité Dieu les a connues dans leurs natures
propres, et pour la même raison il les a aimées. De même nous : par les
représentations des choses en nous, nous connaissons les choses qui existent en
elles-mêmes.
3. On ne peut aimer d’amitié que les créatures
raisonnables, en qui l’on trouve la réciprocité de l’amour et la communion de
vie, et qui sont susceptibles de bonheur ou de malheur selon les hasards du
sort. De même, est-ce à elles seules que s’adresse proprement notre
bienveillance. Les créatures sans raison ne peuvent s’élever ni à aimer Dieu,
ni à partager la vie intellectuelle et bienheureuse qui est la sienne. Et c’est
pourquoi Dieu, à proprement parler, ne peut aimer ces créatures d’un amour
d’amitié ; mais d’une sorte d’amour de convoitise, en tant qu’il les ordonne
aux créatures raisonnables et aussi à lui-même, non qu’il en ait besoin, mais
en raison de sa bonté et de notre utilité. Car on peut convoiter quelque chose
et pour soi et pour d’autres.
4. Rien n’empêche d’éprouver, à l’égard du même
objet, de l’amour sous un certain rapport, et de la haine sous un autre. Dieu
aime les pécheurs en tant qu’ils sont des natures déterminées et qu’ils sont
par lui. Mais en tant qu’ils sont pécheurs, ils ne sont pas, ils manquent à
l’être, et en eux cela n’est pas de Dieu : c’est pourquoi, sous ce rapport, ils
sont haïs par Dieu.
Article 3 — Dieu
aime-t-il l’un plus que l’autre ?
Objections :
1. Il semble que Dieu aime également tous les
êtres. Car on lit au livre de la Sagesse (6, 7) : “ Il prend également soin de
tous. ” Or, la providence de Dieu, par laquelle il prend soin des choses, vient
de l’amour qu’il leur porte. Donc il aime également toutes choses.
2. L’amour de Dieu est son essence même. Or,
l’essence de Dieu ne comporte pas le plus et le moins. Donc son amour non plus.
Il n’aime donc pas certains plus que d’autres.
3 L’amour de Dieu s’étend aux choses créées, de
même que sa connaissance et son vouloir. Mais on ne dit pas que Dieu connaisse
une chose plus qu’une autre, ni qu’il la veuille davantage. Donc il n’aime pas
certains plus que d’autres.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Dieu aime toutes les choses
qu’il a faites, et parmi elles, il aime davantage ses créatures raisonnables ;
parmi celles-ci il aime davantage celles qui sont membres de son Fils unique,
et beaucoup plus encore son Fils unique. ”
Réponse :
Puisque aimer c’est vouloir ce qui est bon pour
quelqu’un, on peut aimer un être plus ou moins en un double sens. Tout d’abord
en ce sens que l’acte même de la volonté est plus ou moins intense. De cette
façon Dieu n’aime pas certains plus que d’autres, car il les aime tous d’un
vouloir simple et toujours égal. En un autre sens, quant au bien qu’on veut
pour l’aimé, et là on dit que nous aimons davantage celui pour qui nous voulons
un bien plus grand, quand même ce ne serait pas d’une volonté plus intense. De
cette façon, on doit nécessairement dire que Dieu aime certains êtres plus que
d’autres. Car, puisque l’amour de Dieu est cause de la bonté des choses, ainsi
qu’on vient de le dire, une chose ne serait pas meilleure qu’une autre, si Dieu
ne voulait pas un bien plus grand pour elle que pour une autre.
Solutions :
1. Quand on dit que Dieu a un soin égal de toutes
choses, cela ne signifie pas qu’il dispense par ses soins des biens égaux à
toutes choses, mais qu’il administre toutes choses avec une égale sagesse et
une égale bonté.
2. Cet argument se rapporte à l’intensité de
l’amour, laquelle affecte l’acte de la volonté, qui est identique à l’essence
divine. Mais le bien que Dieu veut aux créatures n’est pas l’essence divine.
Aussi rien n’empêche qu’il soit plus ou moins grand.
3. L’intellection et le vouloir ne signifient que
des actes ; ils n’impliquent pas, dans leur signification, des objets dont la
diversité permettrait de dire que Dieu sait ou veut plus ou moins, comme on
vient de le dire au sujet de l’amour.
Article 4 — Dieu
aime-t-il davantage les meilleurs ?
Objections :
1. Il semble que Dieu n’aime pas toujours davantage
les meilleurs. Car manifestement le Christ est meilleur que tout le genre
humain, étant à la fois Dieu et homme. Mais Dieu a aimé le genre humain plus
que le Christ, puisque S. Paul écrit (Rm 8, 39) : “ Il n’a pas épargné son
propre Fils ; mais il
2. L’ange est meilleur que l’homme, dont le Psaume
(8, 6 Vg) a dit : “ Tu l’as fait de peu inférieur aux anges. ” Or Dieu a aimé
l’homme plus que l’ange, comme en témoigne l’épître aux Hébreux (2,16) : “ Ce
n’est pas à des anges qu’il vient en aide, c’est à la postérité d’Abraham. ”
3. Pierre était meilleur que Jean, car il aimait le
Christ davantage. Sachant cela, le Seigneur interrogea Pierre (Jn 21, 15) : “
Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? ” Cependant le Christ a aimé
Jean plus que Pierre. En effet, sur ce texte où Jean est appelé “ celui que
Jésus aimait ”, S. Augustin remarque : “ Par cette expression, Jean est
distingué des autres disciples ; non en ce qu’il était le seul aimé, mais en ce
qu’il était aimé plus que les autres. ” Donc Dieu n’aime pas toujours davantage
ce qui est le meilleur.
4. Un innocent est meilleur qu’un pénitent, puisque
sa pénitence, dit S. Jérôme, est “ la seconde planche de salut après le
naufrage ”. Or Dieu aime le pénitent plus que l’innocent, puisqu’il trouve en
lui plus de joie, selon S. Luc (15, 7) : “ Je vous le dis, il y aura plus de
joie dans le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour
quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence. ”
5. Le juste, dont Dieu prévoit la chute, est
meilleur que le pécheur objet de sa prédestination. Or Dieu aime davantage le
pécheur prédestiné, puisqu’il veut pour lui un plus grand bien : la vie
éternelle. Donc Dieu n’aime pas toujours davantage les meilleurs.
En sens contraire,
tout être aime son semblable, comme
l’Ecclésiastique (13, 15) le dit de “ tout être vivant ”. Or, plus un être est
bon, plus il ressemble à Dieu. Donc Dieu l’aime davantage.
Réponse :
Il est nécessaire, d’après ce qui précède,
d’affirmer que Dieu aime davantage ceux qui sont meilleurs. En effet, c’est le
vouloir de Dieu qui est cause que les choses soient bonnes et l’on dit que,
pour Dieu, aimer quelque chose davantage, c’est vouloir pour lui un plus grand
bien. Donc, si certains sont meilleurs, c’est uniquement parce que Dieu leur
veut un bien plus grand, et il s’ensuit qu’il aime les meilleurs davantage.
Solutions :
1. Il est certain que Dieu aime le Christ non
seulement plus que tout le genre humain, mais plus que tout l’ensemble des
créatures : c’est-à-dire qu’il lui a voulu le bien le plus grand, et qu’il lui
a donné “ le nom qui est au-dessus de tout nom ”, (Ph 2, 9) au point qu’il fût
le vrai Dieu. Mais cette supériorité n’a subi aucune atteinte du fait que Dieu
l’a livré à la mort pour le salut du genre humain ; bien au contraire, il est
devenu par là un glorieux vainqueur : “ l’insigne du pouvoir a été mis sur son
épaule ”, dit Isaïe 9, 6.
2. Dieu aime la nature humaine unie au Verbe divin
en la personne du Christ plus qu’il n’aime les anges, nous venons de le dire,
et cette nature humaine est meilleure, surtout en raison de l’union. Mais si
l’on parle de la nature humaine en général, en la comparant à celle des anges
selon la destination à la grâce et à la gloire, ce qu’on trouve c’est l’égalité
; car il y a une “ même mesure pour l’ange et pour l’homme ”, d’après
l’Apocalypse (21, 17). De telle sorte qu’à cet égard certains anges peuvent
l’emporter sur certains hommes, et certains hommes sur certains anges. Mais
quant à la condition naturelle, l’ange est meilleur que l’homme. Si Dieu a pris
la nature humaine, ce n’est pas qu’absolument parlant il aimât l’homme
davantage, c’est parce que le besoin de l’homme était plus grand. C’est ainsi
qu’un bon père de famille dépense davantage pour son serviteur malade que pour
son fils bien portant.
3. Le problème de Pierre et de Jean a reçu plusieurs
solutions S. Augustin y voit un mystère, disant que la vie active, signifiée
par Pierre, aime Dieu plus que ne le fait la vie contemplative, figurée par
Jean, en ceci qu’elle éprouve davantage les contraintes de cette vie et qu’elle
aspire plus ardemment à en être délivrée pour aller à Dieu. Mais Dieu aime
davantage la vie contemplative, puisqu’il en prolonge la durée au-delà de cette
vie corporelle, où s’achève la vie active. D’autres disent : Pierre a aimé
davantage le Christ dans ses membres, et sous ce rapport il a été aimé
davantage par le Christ, qui pour cela lui a confié son Église. Mais Jean a
aimé plus que Pierre le Christ en sa personne, et de cette façon personnelle il
en a aussi été aimé davantage par Jésus qui, pour cela, lui a confié sa mère.
D’autres encore disent qu’on ne peut savoir qui des deux a aimé davantage d’un
amour de charité, et lequel des deux Dieu a ainsi aimé davantage en vue d’une
gloire plus grande dans la vie éternelle. Mais on dit que Pierre a aimé
davantage quant à une certaine promptitude ou ferveur, et que Jean a été aimé
davantage en ce qui concerne les signes de familiarité que le Christ lui
accordait plus qu’aux autres en raison de sa jeunesse et de sa pureté. D’autres
enfin disent que le Christ a aimé Pierre davantage quant au don de charité, et
Jean davantage quant au don d’intelligence, et que pour cette raison Pierre fut
le meilleur et le plus aimé absolument parlant, et Jean sous un certain
rapport. Mais il semble présomptueux de vouloir juger de ces choses, car on lit
dans les Proverbes (16, 2) : “ Celui qui pèse les esprits, c’est le Seigneur. ”
Et personne d’autre.
4. Les pénitents et les innocents se trouvent
mutuellement aussi bien en excès qu’en défaut. Car, qu’ils soient innocents ou
pénitents, ceux-là sont les meilleurs et les plus aimés qui ont plus de grâce.
Cependant, toutes autres choses égales, l’innocence est meilleure, et Dieu
l’aime davantage. Si l’on dit cependant que Dieu se réjouit au sujet du
pénitent plus qu’au sujet de l’innocent, c’est parce que, le plus souvent, les
pénitents, quand ils se relèvent, sont plus avisés, plus humbles et plus
fervents. Aussi S. Grégoire dit-il sur ce même passage que “ dans un combat, le
chef aime mieux le soldat qui, ayant fui et s’étant ressaisi, presse avec force
l’ennemi, que celui qui n’a jamais fui, mais n’a jamais non plus agi avec force
”. Ou bien il y a un autre motif : c’est qu’un don égal de grâce présente plus
de valeur à l’égard du pénitent qui avait mérité une peine, qu’à l’égard de
l’innocent qui n’en avait pas mérité. Ainsi, cent pièces d’or données à un
pauvre sont un don plus grand que pour un roi.
5. Puisque c’est la volonté de Dieu qui est cause
de la bonté des choses, on doit se reporter, pour évaluer la bonté de celui qui
est aimé de Dieu, au temps où il doit recevoir de la bonté divine tel ou tel
bien. Donc, selon le temps où le pécheur prédestiné doit recevoir de la bonté
divine tel ou tel bien, il est meilleur, bien que, considéré selon un autre
temps, il soit pire. D’ailleurs, il y a eu un temps où il n’était ni bon ni
mauvais.
QUESTION 21 — LA JUSTICE ET LA MISÉRICORDE EN DIEU
1. Trouve-t-on en Dieu la justice ? 2. Sa justice
peut-elle être dite “ vérité ” ? 3. Trouve-t-on en Dieu la miséricorde ? 4.
Trouve-t-on la justice et la miséricorde dans toutes les œuvres de Dieu ?
Article 1 —
Trouve-t-on en Dieu la justice ?
Objections :
1. Il semble que non. Car la justice, est divisée
d’avec la tempérance. Or, la tempérance ne se trouve pas en Dieu. Donc pas
davantage la justice.
2. Faire tout ce qu’on fait selon le bon plaisir de
sa volonté n’est pas agir selon la justice. Or, dit l’Apôtre aux Éphésiens
(1,11), Dieu “ opère toutes choses au gré de sa volonté ”.
3. L’acte propre de la justice est de rendre à
chacun son dû. Or Dieu ne doit rien à personne.
4. Tout ce qui est en Dieu est identique à son
essence. Mais cela ne convient pas à la justice car, dit Boèce, “ce qui est bon
concerne l’essence, mais ce qui est juste concerne l’action ”.
En sens contraire,
on dit dans le Psaume (11, 7) : “ Le Seigneur est
juste ; il aime la justice. ”
Réponse :
Il y a deux sortes de justice. L’une qui consiste à
donner et à recevoir en retour, comme dans les achats, les ventes et autres
communications ou échanges. Cette justice est appelée par le Philosophe justice
commutative, c’est-à-dire qu’elle règle les échanges et les communications. Et
cette justice-là ne convient pas à Dieu ; car, dit l’Apôtre aux Romains (11,
35) : “ Qui lui a donné le premier, pour devoir être payé en retour ? ”
Une autre espèce de justice consiste à distribuer,
et on l’appelle justice distributive. Par elle, un gouvernant ou un
administrateur attribue à chacun ce qui lui revient selon son mérite. De même
donc que le bon ordre de la famille ou de n’importe quel groupe gouverné est le
témoignage de cette espèce de justice dans le gouvernant ; de même l’ordre de
l’univers, aussi apparent dans les choses de la nature que celles qui relèvent
de la volonté, manifeste la justice de Dieu. Aussi Denys écrit-il : “ On doit
reconnaître la vraie justice de Dieu en ce qu’il attribue à tous les êtres ce
qui leur convient selon la dignité de chacun, conservant la nature de chaque
être à sa place et dans sa propre valeur. ”
Solutions :
1. Parmi les vertus morales, il en est qui
gouvernent les passions : ainsi la tempérance gouverne les convoitises, la
force surmonte les craintes et modère les audaces, la douceur calme les colères
Ces vertus ne peuvent être attribuées à Dieu que par métaphore ; car en Dieu il
n’y a point de passion ainsi qu’on l’a vu, et pas davantage d’appétit sensitif,
siège de ce genre de vertus d’après le Philosophe. D’autres vertus morales
concernent les opérations comme les donations, les dépenses, etc., que règlent
la justice, la libéralité et la magnificence, vertus qui n’ont pas pour siège
la partie sensitive de l’âme, mais la volonté. Rien n’empêche donc que des
vertus de cette sorte soient attribuées à Dieu, non sans doute à l’égard des
actions concernant la cité, mais à l’égard de celles qui conviennent à Dieu.
Car il serait ridicule, comme le remarque Aristote, de louer Dieu pour ses
vertus politiques.
2. Puisque le bien présenté par l’intelligence est
l’objet de la volonté, il est impossible que Dieu veuille quelque chose qui ne
soit pas ordonné par sa sagesse. Celle-ci est comme la loi de justice, selon
laquelle sa volonté est droite et juste. Aussi, ce que Dieu fait selon son bon
plaisir est juste, comme est juste ce que nous faisons selon la loi. Mais pour
nous il s’agit d’une loi établie par un supérieur, alors que Dieu est à
lui-même sa propre loi.
4. Bien que la justice concerne l’action, cela
n’empêche pas qu’elle s’identifie avec l’essence de Dieu ; car ce qui est de
l’essence d’un être peut aussi être un principe d’action. Mais le bien ne
concerne pas toujours l’action, car un être est dit bon non seulement selon
qu’il agit, mais encore selon qu’il est parfait dans son essence. C’est
pourquoi il est dit dans le même passage de Boèce qu’à l’égard du juste le bon
est comme ce qui est général a l’égard de ce qui est particulier
Article 2 — La
justice de Dieu peut-elle être dite “ Vérité ” ?
Objections :
1. Il semble que la justice de Dieu ne soit pas la
vérité. En effet, la justice est dans la volonté, dont elle est la rectitude,
dit S. Anselme. Or, la vérité est dans l’intelligence, selon le Philosophe.
Donc la justice ne se rattache pas à la vérité.
2. La vérité, selon le Philosophe est une autre
vertu que la justice. La vérité ne se rattache donc pas à la raison formelle de
justice.
En sens contraire,
on dit dans le Psaume (85,11) : “ La miséricorde et
la vérité se sont rencontrées ” et “ vérité ” est mis là pour “ justice ”.
Réponse :
Nous avons dit que la vérité consiste dans
l’adéquation entre l’intelligence et la chose, et que l’intellect qui cause la
chose est pour elle la règle et la mesure, tandis que c’est l’inverse pour
l’intellect qui reçoit des choses sa science. Donc, quand ce sont les choses
qui sont la règle et la mesure de l’intelligence, la vérité consiste en ce que
l’intelligence se conforme à la chose ; et c’est ce qui a lieu pour nous ; car
selon que la chose est ou n’est pas, notre jugement et son expression sont
vrais ou faux. Mais quand c’est l’intelligence qui est règle et mesure des
choses, la vérité consiste en ce que les choses se conforment à l’intelligence.
Par exemple, un artisan fait une œuvre vraie quand celle-ci est conforme aux
règles de l’art. Or, ce que les œuvres de l’art sont à l’art lui-même, les
actions justes le sont à la loi avec laquelle elles concordent. Et ainsi la
justice de Dieu, qui établit dans les choses un ordre conforme au dessein de sa
sagesse, qui est sa loi, est bien nommée une vérité. Ainsi, dit-on aussi pour
nous : la vérité de la justice.
Solutions :
1. La justice, si on la prend du côté de la loi qui
la règle, est dans la raison ou l’intelligence, mais si l’on considère la
manière impérative dont elle règle les œuvres selon la loi, elle est dans la
volonté.
2. Quant à la vérité étudiée par le Philosophe,
c’est une vertu particulière par laquelle quelqu’un se montre tel qu’il est,
soit dans ses paroles, soit dans ses actes. Elle consiste alors en la
concordance entre le signe et le signifié, non en la conformité de l’effet à la
cause qui est la règle, comme nous venons de le dire pour la vérité de la justice.
Article 3 —
Trouve-t-on en Dieu la miséricorde ?
Objections :
1. Il semble que la miséricorde ne convienne pas à
Dieu, car elle est une espèce de la tristesse, selon le Damascène 1. Mais il
n’y a pas de tristesse en Dieu.
2. La miséricorde est un relâchement de la justice.
Mais Dieu ne peut négliger ce qui relève de sa justice, car S. Paul écrit (2 Tm
2, 13) : “ Si nous sommes infidèles, lui reste fidèle, car il ne peut se renier
lui-même. ” Et comme l’observe la Glose, Dieu se renierait lui-même, s’il
reniait ses paroles.
En sens contraire,
il est dit dans le Psaume (111, 4) : “ Le Seigneur
est compatissant et miséricordieux. ”
Réponse :
La miséricorde doit être attribuée à Dieu au plus
haut point, mais selon ses effets, non selon une émotion qui relève de la
passion. Pour l’établir il faut considérer qu’être miséricordieux, c’est avoir
en quelque sorte un cœur misérable, c’est-à-dire affecté de tristesse à la vue
de la misère d’autrui comme s’il s’agissait de la sienne propre.
Il s’ensuit qu’on s’efforce de faire cesser la
misère du prochain comme on ferait pour la sienne, et tel est l’effet de la
miséricorde. Donc, s’attrister de la misère d’autrui ne convient pas à Dieu ;
mais faire cesser cette misère lui convient par excellence, si nous entendons
par misère une déficience quelconque. Or les déficiences sont supprimées par
l’octroi de quelque bonté, et l’on a montré précédemment que Dieu est la source
première de toute bonté.
Mais il faut prendre garde que faire largesse aux
choses de leurs perfections relève à la fois de la bonté de Dieu, de sa
justice, de sa libéralité et de sa miséricorde, mais sous divers rapports.
L’octroi des perfections, en lui-même relève de la bonté, ainsi qu’on l’a fait
voir. Mais que les perfections soient octroyées par Dieu aux choses selon leur
mérite, cela relève, comme on l’a dit, de la justice Qu’en outre Dieu octroie
aux choses leurs perfections non pour sa propre utilité mais uniquement parce
qu’il est bon, cela relève de la libéralité. Enfin, que ces perfections octroyées
par Dieu aux choses y suppriment toute déficience, cela relève de sa
miséricorde.
Solutions :
1. Cette objection ne porte que sur la miséricorde
au sens d’émotion passionnelle.
2. Dieu agit miséricordieusement, non certes en
faisant quoi que ce soit de contraire à sa justice, mais en accomplissant
quelque chose qui dépasse la justice. Il en est comme de celui qui, devant cent
deniers, en donne deux cents en prenant sur ce qui lui appartient. Cet homme
n’agit pas contre la justice, mais il agit, selon le cas, par libéralité ou par
miséricorde. De même celui qui remet une offense commise envers lui ; car celui
qui remet quelque chose le donne en quelque manière ; aussi l’Apôtre (Ep. 4,33)
appelle-t-il la rémission un don, ou un pardon : “ Pardonnez-vous les uns aux
autres, comme le Christ vous a pardonné. ” On voit par là que la miséricorde ne
supprime pas la justice, mais est en quelque sorte une plénitude de justice.
C’est ce qui fait dire à S. Jacques (2,13 Vg) : “ La miséricorde exalte le
jugement au-dessus de lui-même. ”
Article
4 — Trouve-t-on la justice et la miséricorde dans toutes les œuvres de Dieu ?
Objections :
1. Il semble qu’on ne retrouve pas la miséricorde
et la justice dans toutes les œuvres de Dieu En effet, certaines sont
attribuées à sa miséricorde, comme la justification de l’impie ; d’autres à sa
justice comme la damnation des impies, ce qui fait dire à S. Jacques (2,13) : “
Le jugement sera sans miséricorde pour celui qui n’aura pas fait miséricorde ”
Donc la justice et la miséricorde n’apparaissent pas dans toutes les œuvres de
Dieu.
2. Dans sa lettre aux Romains (15, 8, 9), l’Apôtre
attribue la conversion des Juifs à la justice et à la vérité, mais la
conversion des païens à la miséricorde Donc il n’y a pas, en toute œuvre de Dieu,
miséricorde et justice.
3. Beaucoup de justes, en ce monde, sont affligés.
Or, cela est injuste. Il n’y a donc pas dans toute œuvre de Dieu justice et
miséricorde.
4. La justice consiste à rendre ce qui est dû, la
miséricorde à soulager la misère ; l’une comme l’autre présuppose donc une
matière de son œuvre. Mais la création ne présuppose rien. Donc, dans la
création, ne se rencontre ni la miséricorde ni la justice.
En sens contraire,
il est dit dans le Psaume (25,10) : “ Tous les
sentiers du Seigneur sont miséricorde et vérité. ”
Réponse :
On trouve nécessairement en toute œuvre de Dieu
miséricorde et vérité, à condition de comprendre la miséricorde comme la
suppression d’une déficience, bien que, à proprement parler, toute déficience
ne puisse pas être appelée une misère, mais seulement celle qui affecte la
créature raisonnable, laquelle est susceptible d’être heureuse. Car la misère
s’oppose au bonheur.
La raison de cette nécessité est que ce qui est
attribué en vertu de la justice divine étant dû soit à Dieu même, soit à
quelque créature, ni dans un cas ni dans l’autre il ne peut être omis dans une
œuvre faite par Dieu. En effet, Dieu ne peut pas faire quelque chose qui ne
soit pas conforme à sa sagesse et à sa bonté, et c’est de cette manière, comme nous
l’avons dit que quelque chose est dû à Dieu . De même, quoi qu’il fasse dans
les créatures, il le fait toujours selon l’ordre et la mesure convenables ;
c’est en quoi consiste la raison de justice. Et ainsi est-il nécessaire qu’en
toute œuvre de Dieu se rencontre la justice.
L’œuvre de la justice divine présuppose toujours
une œuvre de miséricorde et se fonde sur elle. Car rien n’est dû à la créature,
si ce n’est en raison de quelque chose qui préexiste en elle, ou que l’on
considère tout d’abord en elle ; et si cela est dû à la créature, ce sera en
raison d’un présupposé encore antérieur. Ne pouvant aller ainsi à l’infini, on
doit arriver à quelque chose qui dépend de la seule bonté de la volonté divine,
laquelle est la fin ultime. Comme si l’on disait qu’avoir des mains est dû à
l’homme en vue de son âme raisonnable ; avoir une âme lui est dû pour qu’il
soit un homme, mais être un homme, cela n’a pas d’autre raison que la bonté
divine. En toute œuvre de Dieu apparaît donc, comme sa racine première, la miséricorde.
La vertu de ce principe se retrouve dans tout ce qui en dérive, et même là elle
agit plus fortement, comme la cause première a une influence plus forte que la
cause seconde. Pour cette même raison, quand il s’agit de ce qui est dû à
quelque créature, Dieu, dans sa surabondante bonté, dispense des biens plus que
n’exige la proportion de la chose. En effet, ce qui serait suffisant pour
observer l’ordre de la justice est au-dessous de ce que confère la bonté
divine, laquelle dépasse toute la proportion de la créature.
Solutions :
1. Si l’on attribue certaines œuvres à la justice
de Dieu, et d’autres à sa miséricorde, c’est parce qu’en certaines apparaît
plus fortement la miséricorde, et en d’autres la justice Mais dans la damnation
même des réprouvés la miséricorde apparaît, non pour une relaxe totale, mais
pour une certaine atténuation, car Dieu punit en deçà de ce qui est mérité. De
même dans la justification de l’impie, la justice apparaît, car elle remet les
fautes en raison de l’amour, que cependant Dieu inspire lui-même par
miséricorde. C’est ainsi qu’il est écrit de Madeleine (Lc 7, 47) : “ Beaucoup
de péchés lui sont pardonnés, parce qu’elle a beaucoup aimé. ”
2. La justice et la miséricorde ne se montrent pas
moins dans la conversion des Juifs que dans celle des païens. Mais tel aspect
de la justice apparaît dans la conversion des Juifs qui ne se voit pas dans
celle des païens, par exemple qu’ils sont sauvés à cause des promesses faites à
leurs pères.
3. Le fait même que les justes subissent des peines
en ce monde prouve la justice et la miséricorde de Dieu ; car ils sont purifiés
de leurs fautes légères par ces afflictions et libérés de l’attachement aux
biens terrestres pour s’élever davantage jusqu’à Dieu, selon ces paroles de S
Grégoire : “ Les maux qui nous pressent en ce monde nous contraignent d’aller
vers Dieu. ”
4. Il est vrai que rien n’est présupposé à la
création dans le réel ; mais quelque chose lui est présupposé dans la
connaissance divine. En ce sens, la raison de justice y est sauvegardée en ce
que Dieu produit les êtres selon qu’il convient à sa sagesse et à sa bonté. Et
d’une certaine manière la raison de miséricorde y est sauvegardée en ce que la
créature passe du non-être à l’être.
Après avoir étudié ce qui concerne la volonté de
Dieu prise absolument, nous devons passer à ce qui regarde l’intelligence et la
volonté prises ensemble. Or, cela, c’est la providence à l’égard de tous les
êtres (Q. 22), et c’est, en ce qui concerne spécialement les hommes et leur
salut éternel, la prédestination et la réprobation avec leurs conséquences (Q.
23-24). En effet, dans la science des mœurs, après avoir étudié les vertus
morales, on étudie la prudence. Or c’est à elle que la providence, semble-t-il,
se rattache.
QUESTION 22 — LA PROVIDENCE DE DIEU
1. La providence convient-elle à Dieu ? 2. Toutes
choses sont-elles soumises à la providence divine ? 3. La providence divine
s’étend-elle immédiatement à toutes choses ? 4. La providence divine
impose-t-elle la nécessité aux choses qui lui sont soumises ?
Article 1 — La
providence convient-elle à Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non, car, d’après Cicéron, la
providence est une partie de la prudence. Or la prudence qui, d’après le
Philosophe , assure la bonté de la délibération, ne saurait convenir à Dieu, en
qui ne s’élèvent pas de doutes et qui n’a donc aucun besoin de délibérer.
2. Tout ce qui est en Dieu est éternel. Mais la
providence n’est pas chose éternelle, ayant pour objet, dit S. Jean Damascène,
les êtres existants qui ne sont pas éternels.
3. Il n’y a en Dieu nulle complexité ; or la
providence semble être quelque chose de complexe puisqu’elle inclut volonté et
intelligence.
En sens contraire,
on lit au livre de la Sagesse (14, 3, Vg) : “ C’est
toi, Père, qui gouvernes tout par ta providence. ”
Réponse :
Il est nécessaire d’attribuer à Dieu la providence.
En effet, tout ce qui est bon dans les choses a été créé par Dieu, ainsi qu’on
l’a montré antérieurement. Or ce qui est bon dans les choses, c’est non
seulement ce qui se rapporte à leur substance, mais aussi quant à leur
ordination à leur fin, et surtout à la fin ultime qui est, nous venons de le
voir, la bonté divine. Cette bonté qu’est l’ordre, qui se trouve dans les
choses créées, a donc été créée par Dieu. Et puisque Dieu est cause des choses
par son intelligence de telle sorte que la raison formelle de ses effets doit
préexister en lui, comme nous l’avons fait voir, il est nécessaire que le plan
selon lequel les choses sont ordonnées à leur fin préexiste dans la pensée divine.
Or précisément la disposition rationnelle des choses qui ont à être ordonnées à
une fin, c’est la providence. Elle est en effet la partie principale de la
prudence, partie à laquelle les deux autres se subordonnent, pour autant que, à
partir des choses passées remémorées, et des choses présentes saisies par
l’intelligence, nous conjecturons sur les choses futures que nous avons à
ordonner. Or, d’après le Philosophe, c’est le propre de la prudence d’ordonner
les autres à leur fin, qu’il s’agisse de soi-même, comme on dit prudent l’homme
qui ordonne comme il faut ses actes à la fin qui est le but de sa vie, ou qu’il
s’agisse d’autres personnes qui lui sont soumises, dans la famille, la cité ou
le royaume, conformément au mot de l’Évangile (Mt 24, 45) : “ Serviteur fidèle
et prudent, que le Seigneur a établi sur sa famille. ” C’est de cette dernière
façon que la prudence, ou la providence, peut convenir à Dieu : car en Dieu
même, il n’y a rien qui soit ordonné à une fin, puisque Dieu est lui-même la
fin ultime.
C’est donc le plan même selon lequel les choses
sont ordonnées à leur fin qu’on nomme en Dieu “ providence ”. Ce qui fait dire
à Boèce : “ La providence est le plan divin lui-même qui, établi en celui qui
est le souverain maître de toutes choses, dispose tout. ” On peut en effet
appeler disposition, tant le plan selon lequel les choses sont ordonnées à leur
fin que celui selon lequel les parties sont ordonnées entre elles parties dans
le tout.
Solutions :
1. D’après le Philosophe, la providence, au sens propre
du mot, a pour rôle de prescrire les actions dont une vertu auxiliaire,
l’eubulia (bon conseil) a la charge de delibérer comme il faut, et une autre,
la synésis (bon sens), celle de bien juger. Aussi, quoique délibérer ne
convienne pas à Dieu, si l’on entend par là une enquête sur des questions
obscures, prescrire au sujet des choses à ordonner à leur fin, dont il porte en
son esprit la parfaite disposition, convient à Dieu selon ce que dit le Psaume
(148, 6) : “ Il a posé une loi, qui ne passera pas. ” Sous ce rapport, la
prudence et la providence conviennent donc bien à Dieu. Mais on pourrait
répondre encore que la disposition même des choses à faire est appelée en Dieu
délibération, non en ce qu’elle comporterait une recherche, mais en raison de la
certitude de sa connaissance, certitude à laquelle ceux qui délibèrent
parviennent par la recherche. C’est ainsi que, d’après S. Paul (Ep 1,11) Dieu “
opère toutes choses selon le conseil de sa volonté ”.
2. Prendre soin des créatures comprend deux choses :
la conception de l’ordre à assurer, qui est appelée providence ou disposition,
et la réalisation de cet ordre, qui est le gouvernement. De ces deux choses, la
première est éternelle, la seconde est temporelle.
3. La providence est dans l’intelligence, mais elle
présuppose la volonté de la fin, car nul ne prescrit les actions à faire en vue
d’une fin s’il ne veut pas cette fin. Aussi la prudence présuppose-t-elle les
vertus morales par lesquelles les puissances appétitives s’orientent vers le
bien, selon Aristote. Cependant, même si la providence concernait également la
volonté et l’intelligence divine, cela ne dérogerait pas à la simplicité de
Dieu, car la volonté et l’intelligence, en Dieu, sont une même chose, comme on
l’a dit déjà.
Article 2 —
Toutes choses sont-elles soumises à la providence divine ?
Objections :
Il semble que non. Car rien de ce qui est prévu
n’est fortuit. Donc si tout est prévu par Dieu, rien ne sera fortuit, ce qui
fait disparaître le hasard et la fortune, contrairement à l’opinion commune.
2. Une sage providence écarte, autant qu’il est
possible, les défectuosités et le mal de ce qu’elle prend en charge. Or nous
voyons qu’il y a beaucoup de mal dans les choses. Ou bien donc Dieu ne peut pas
l’empêcher, et alors il n’est pas tout-puissant, ou bien il ne prend pas soin
de toutes choses.
3. Ce qui arrive nécessairement ne requiert pas de
providence ou de prudence : aussi, selon le Philosophe, la prudence est-elle la
disposition selon la raison des actes contingents au sujet desquels il y a
délibération et élection. Puisque, parmi les choses, il en est beaucoup qui
arrivent nécessairement, elles ne sont pas toutes soumises à la providence.
4. Quiconque est laissé à soi-même n’est pas soumis
à la providence d’un autre qui le gouverne. Or, les hommes sont laissés à
eux-mêmes par Dieu selon l’Ecclésiastique (15, 14) : “ Au commencement, Dieu a
créé l’homme et il l’a laissé aux mains de son propre conseil. ” Et cela est
vrai spécialement des méchants, puisqu’il est dit dans le Psaume (81, 13 Vg) :
“ Il les a abandonnés aux désirs de leur cœur. ”
5. L’Apôtre nous dit (1 Co 9,9) : “ Dieu ne se
préoccupe pas des bœufs ”, et il en est de même pour les autres créatures sans
raison.
En sens contraire,
il est dit de la Sagesse divine (Sg 8,1,Vg) : “
Elle atteint avec force d’une extrémité du monde à l’autre et dispose tout avec
douceur. ”
Réponse :
Certains penseurs ont nié complètement la
providence, comme Démocrite et les épicuriens, qui attribuaient la formation du
monde au hasard. D’autres ont cru que seuls les êtres incorruptibles sont
soumis à la providence ; les êtres corruptibles ne le seraient pas quant aux
individus, mais quant aux espèces, car, selon l’espèce, ils sont
incorruptibles. C’est en leur nom que Job (22,14 Vg) dit au sujet de Dieu : “
Les nuages sont pour lui un voile opaque, il circule au pourtour des cieux et
il ne voit pas nos affaires. ” Toutefois, Rabbi Moïse excepte les hommes de
cette condition générale des choses corruptibles, à cause de la splendeur de
l’intelligence, dont ils participent ; mais pour les autres individus
corruptibles, il suit l’opinion précédente.
Mais on doit nécessairement dire que toutes les
choses sont soumises à la providence, non seulement dans l’universalité de leur
nature, mais dans leur singularité. Et en voici la preuve : puisque tout agent
agit en vue d’une fin, l’ordination des effets à la fin doit s’étendre aussi
loin que s’étend la causalité du premier agent. En effet, il arrive, dans les
œuvres d’un agent, qu’un effet se produise sans être ordonné à la fin. C’est
parce que cet effet procède de quelque autre cause en dehors de l’intention de
l’agent. Or la causalité de Dieu, qui est l’agent premier, s’étend à tous les
étants, non seulement quant à leurs éléments spécifiques, mais aussi quant à leurs
caractères d’individus, et aussi bien à ceux des choses incorruptibles qu’à
ceux des choses corruptibles. Il est donc nécessaire que toutes les choses,
d’une manière ou d’une autre, soient ordonnées par Dieu à une fin, selon
l’Apôtre (Rm 13, 1) : “ Les choses faites par Dieu sont ordonnées. ” Donc,
comme la providence de Dieu n’est autre chose que le plan de l’ordination des
choses à leur fin, ainsi qu’on l’a dit, il est nécessaire que toutes choses,
pour autant qu’elles participent à l’être, soient soumises, dans cette mesure
même, à la providence divine.
De même, on a montré plus haut que Dieu connaît
toutes choses, universelles et particulières. Et comme sa connaissance a le
même rapport aux choses que celle de l’art créateur à ses œuvres, nous l’avons
dit, il est nécessaire que toutes choses soient soumises à l’ordre conçu par
lui de même que tous les objets fabriqués sont soumis à l’ordre conçu par
l’artisan.
Solutions :
1. Il n’en est pas de la cause universelle comme de
la cause particulière. A l’ordre d’une cause particulière un effet peut
échapper ; mais rien à l’ordre de la cause universelle 2. Rien, en effet, ne se
soustrait à l’ordre d’une cause particulière si ce n’est sous l’action d’une
autre cause particulière antagoniste : ainsi le bois est empêché de brûler par
l’action de l’eau. Aussi, comme toutes les causes particulières sont sous
l’emprise de la cause universelle, il est impossible qu’un effet échappe à
l’ordre de celle-ci. Donc, lorsqu’un effet se soustrait à l’ordre de quelque cause
particulière, on le dit casuel ou fortuit par rapport à cette cause
particulière ; mais par rapport à la cause universelle, à l’ordre de laquelle
il ne peut échapper, on dit qu’il est prévu, au sens de “ projeté ”. Il en est
comme de la rencontre des deux esclaves qui, casuelle en ce qui les concerne,
est cependant préparée par le maître qui les envoie en un même lieu, à l’insu
l’un de l’autre.
2. Il en va autrement de celui qui a la charge d’un
bien particulier, et de celui qui pourvoit à un tout universel. Le premier
exclut autant qu’il le peut tout défaut de ce qui est soumis à sa vigilance ;
tandis que le second permet qu’il arrive quelque défaillance dans une partie,
pour ne pas empêcher le bien du tout. C’est pourquoi les destructions et les
défaillances qui se constatent dans les choses de la nature sont considérées
comme contraires à telle nature particulière ; mais elles n’en sont pas moins
dans l’intention de la nature universelle, en tant que le mal de l’un tourne au
bien de l’autre ou au bien de tout l’univers. Car la destruction de l’un est
toujours la génération de l’autre, génération par laquelle l’espèce se
conserve. Donc, puisque Dieu est le Pourvoyeur de l’étant dans son
universalité, il appartient à sa providence de permettre certains défauts à
l’égard de telles choses particulières, afin que le bien parfait de l’univers
ne soit pas empêché. S’il s’opposait à tous les maux, beaucoup de biens
feraient défaut à son œuvre entière. Sans la mort de beaucoup d’animaux, la vie
du lion serait impossible, et la patience des martyrs n’existerait pas sans la
persécution des tyrans. Aussi S. Augustin écrit-il : “ Le Dieu tout puissant ne
permettrait en aucune manière qu’un quelconque mal s’introduise dans ses
œuvres, s’il n’était assez puissant et assez bon pour tirer du bien du mal
lui-même. ” C’est par les deux objections que nous résolvons maintenant que
semblent avoir été poussés ceux qui ont retiré à la divine providence le soin
des choses corruptibles, où se produisent les hasards et le mal.
3. L’homme n’est pas l’auteur de la nature, il use
seulement pour son utilité des choses naturelles dans ses œuvres artistiques ou
vertueuses. C’est pourquoi la providence humaine ne s’étend pas aux choses
nécessaires, qui proviennent de la nature. Mais la providence de Dieu s’étend
jusqu’à elles, parce qu’il est, lui, l’auteur de la nature. C’est par cette
troisième raison que semblent avoir été entraînés ceux qui ont soustrait à
l’action de la providence divine le cours des choses naturelles, l’attribuant
uniquement à la nécessité de la matière, comme le firent avec Démocrite
d’autres anciens philosophes de la nature.
4. Lorsqu’on dit que Dieu a laissé l’homme à
lui-même, on ne l’exclut pas de la providence divine ; on montre seulement que
l’homme n’est pas limité dans ses démarches par une vertu opérative préfixée,
déterminée à un seul mode d’agir, comme c’est le cas des choses naturelles.
Celles-ci sont menées seulement, dirigées vers leur fin par un autre ; elles ne
se mènent pas, ne se conduisent pas elles-mêmes vers leur fin, comme font les
créatures raisonnables par le libre arbitre qui leur permet de délibérer et de
choisir. C’est l’Écriture qui dit expressément : “ Il l’a laissé aux mains de
son propre conseil. ” Mais l’acte même du libre arbitre se ramenant à Dieu
comme à sa cause, il est nécessaire que les œuvres du libre arbitre soient
soumises à la providence. Car la providence de l’homme est sous l’emprise de la
providence de Dieu, comme une cause particulière sous celle de la cause
universelle. Quant aux hommes justes, Dieu exerce à leur égard la providence
d’une façon plus excellente qu’envers les impies, en ce qu’il ne permet pas
qu’il arrive quoi que ce soit contre eux qui compromette finalement leur salut
; car “ pour ceux qui aiment Dieu, tout coopère à leur bien ”, dit l’Apôtre (Rm
8, 28). Mais du fait qu’il ne retire pas les impies du mal moral, on dit qu’il
les abandonne.
Mais ce n’est pas qu’ils soient exclus en tout de
sa providence, car ils retomberaient au néant s’ils n’étaient conservés par sa
providence. C’est cette quatrième raison qui semble avoir déterminé Cicéron à
retirer de la providence les choses humaines, au sujet desquelles nous
délibérons.
5. Parce que la créature raisonnable a, par le
libre arbitre, la maîtrise de ses actes, elle est soumise à la providence d’une
façon spéciale, en ce qu’on lui impute ses actes à mérite ou à faute, et
qu’elle reçoit en retour la récompense ou le châtiment. C’est à cet égard que
l’Apôtre soustrait les bœufs à la sollicitude divine. Mais il ne veut pas dire
que les créatures irrationnelles individuelles échappent à la providence
divine, comme Rabbi Moïse l’a pensé.
Article 3 — La
providence divine s’applique-t-elle immédiatement à toutes choses ?
Objections :
1. Il semble que la providence divine ne s’étend
pas immédiatement à toutes choses. Car tout ce que requiert la dignité doit
être attribué à Dieu. Mais il appartient à la dignité d’un roi qu’il ait des
ministres afin de régir ses sujets par leur intermédiaire. Bien plus, donc,
est-il exclu que la providence divine s’occupe immédiatement de toutes choses.
2. Le rôle de la providence est d’ordonner les
choses à leur fin. Or la fin de chaque chose est sa perfection, par quoi elle
est bonne. Mais il appartient à toute cause de conduire son effet jusqu’à sa
perfection. Toute cause agente est donc cause de l’effet qu’on attribue à la
providence. Donc, si la providence divine s’occupe immédiatement de toutes les
choses, toutes les causes secondes disparaissent.
3. Il vaut mieux, dit S. Augustin, ignorer
certaines choses que de les connaître, par exemple les choses viles, et le
Philosophe exprime la même pensée dans la Métaphysiques. Mais tout ce qui est
meilleur doit être attribué à Dieu, donc Dieu n’a pas la providence immédiate
de certaines choses viles et des choses mauvaises.
En sens contraire,
on lit dans le livre de Job (34, 13 Vg) : “ Quel
autre a-t-il établi sur la terre, ou qui a-t-il constitué chef sur le globe
qu’il a formé ? ” Sur quoi S. Grégoire écrit : “ Il gouverne par lui-même le
monde qu’il a créé par lui-même. ”
Réponse :
La providence comprend deux moments : le plan de
l’ordination des choses à leur fin, et la mise en œuvre de ce plan, qu’on
appelle le gouvernement. Pour ce qui est du premier, Dieu par sa providence,
s’occupe de toutes les choses, car il a dans son intelligence la représentation
de toutes les choses, même les plus petites, et quelques causes qu’il ait
attribuées aux divers effets, c’est lui qui leur a donné la vertu de les
produire. Aussi faut-il qu’il ait d’abord dans son intelligence, le rapport de
ces effets à leur cause. C’est au second moment que la providence divine use
d’intermédiaires, car Dieu gouverne les inférieurs par l’entremise des
supérieurs, non que sa providence soit en défaut, mais par surabondance de bonté,
afin de communiquer aux créatures elles-mêmes la dignité de cause.
Par là est exclue l’opinion de Platon rapportée par
S. Grégoire de Nysse, d’après laquelle il y a une triple providence. La
première est celle du Dieu souverain, qui d’abord et principalement s’occupe
des choses spirituelles, et conséquemment de tout l’univers en ce qui concerne
les genres, les espèces et les causes universelles. La deuxième providence est
celle qui s’occupe des réalités individuelles dans lesquelles se réalise la nature
des choses qui naissent et se corrompent, et Platon l’attribue aux dieux qui
parcourent les cieux, c’est-à-dire aux substances séparées qui meuvent
circulairement les corps célestes. La troisième providence s’occupe des choses
humaines, et Platon l’attribuait aux génies, dont son école faisait des
intermédiaires entre nous et les dieux, comme S. Augustin le rapporte.
Solutions :
l. Avoir des ministres pour mettre en œuvre le plan
de sa providence est de la dignité d’un roi ; mais que le plan des choses qu’il
ait à faire ne soit pas dans son esprit, cela est une déficience. Car toute
science pratique est d’autant plus parfaite qu’elle s’étend plus complètement
aux circonstances particulières dont l’action est faite.
2. De ce que la providence divine s’occupe
immédiatement de toutes les choses, il ne résulte nullement que soient exclues
les causes secondes, par l’intermédiaire desquelles le plan divin est mis en
œuvre, comme on vient de l’établir.
3. Il vaut mieux pour nous ignorer les choses viles
ou mauvaises, en tant que par ces choses nous serions empêchés, ne pouvant
connaître tout à la fois, de porter notre esprit à la considération du
meilleur, et en tant que penser aux choses mauvaises pervertit quelquefois
notre volonté. Mais cela n’a pas de place en Dieu, qui voit tout d’un seul
regard, et dont la volonté ne peut être portée au mal.
Article 4 — La
providence divine impose-t-elle la nécessité aux choses qui lui sont soumises ?
Objections :
1. Il semble que oui. Car tout effet dont la cause
propre est déjà ou a été, si, cette cause étant posée, il ne peut pas ne pas
suivre, est produit nécessairement, ainsi que le prouve Aristote. Mais la
providence de Dieu, puisqu’elle est éternelle, préexiste, et il est nécessaire
que l’effet projeté par elle advienne, car la providence divine ne saurait être
en défaut. Donc la providence divine impose la nécessité à ce qu’elle gouverne.
2. Celui qui projette une œuvre l’assure le mieux
qu’il peut contre toute défaillance. Or Dieu est tout-puissant. Donc il donne
aux choses préparées par sa providence la stabilité que procure la nécessité.
3. Boèce dit en parlant du destin : “ A partir des
données premières et immuables de la providence, il astreint les actes et le
sort des hommes à l’infrangible connexion des causes. ” Il semble donc que la
providence impose la nécessité aux choses qui lui sont soumises.
En sens contraire,
Denys écrit : “ Corrompre la nature n’est pas le
fait de la providence divine. ” Or, par nature certaines choses sont
contingentes. Donc la providence divine n’impose pas aux choses une nécessité
qui exclurait la contingence.
Réponse :
La providence divine impose la nécessité à
certaines choses ; mais non pas à toutes, comme l’ont cru quelques philosophes.
Il appartient en effet à la providence d’ordonner les choses à leur fin. Or,
après la bonté divine qui est la fin transcendante, le premier des biens
immanents aux choses mêmes est la perfection de l’univers, perfection qui
n’existerait pas si tous les degrés de l’être ne se rencontraient pas dans les
choses. Il appartient donc à la providence divine de produire tous les degrés
des étants. Et c’est pourquoi à certains effets elle a préparé des causes
nécessaires afin qu’ils se produisent nécessairement, et à certains autres des
causes contingentes pour qu’ils arrivent de façon contingente, selon la
condition des causes prochaines.
Solutions :
1. L’effet de la providence divine n’est pas
uniquement qu’une chose arrive d’une façon quelconque, mais qu’elle arrive,
selon le cas, soit nécessairement, soit d’une manière contingente. Et c’est
pourquoi un événement arrive infailliblement et nécessairement lorsque la
providence divine a ordonné qu’il arrive ainsi ; et il arrive de façon
contingente lorsque le plan de la providence divine a réglé qu’il arriverait ainsi.
2. L’ordre de la providence divine est immuable et
certain précisément en ceci que toutes les choses qui lui sont soumises
arrivent de la manière dont il a été disposé : nécessairement, ou de façon
contingente .
3. Les paroles de Boèce sur l’immuable et
indissoluble destin se rapportent à l’infaillibilité de la providence, dont les
effets ne sauraient faire défaut, non plus que la manière, prévue par elle,
dont ces effets se produisent. Cela ne concerne pas la nécessité des effets
eux-mêmes. Car il faut considérer que le nécessaire et le contingent sont des
attributs de l’étant en tant que tel. Aussi le mode de contingence ou de
nécessité tombe-t-il sous la providence de Dieu, qui est le gérant de l’étant
dans sa totalité, et non sous celle des agents particuliers.
Après la providence divine, il faut étudier la
prédestination et le livre de vie (Q. 24).
QUESTION 23 — LA PRÉDESTINATION
1. Convient-il d’attribuer à Dieu la prédestination
? 2. Qu’est-ce que la prédestination, et introduit-elle quelque chose de réel
dans le prédestiné ? 3. La réprobation de certains hommes vient-elle de Dieu ?
4. Comparaison entre la prédestination et l’élection ; peut-on dire que les
prédestinés sont élus ? 5. Les mérites sont-ils la cause ou la raison de la
prédestination, ou de la réprobation, ainsi que de l’élection ? 6. Certitude de
la prédestination : les prédestinés sont-ils infailliblement sauvés ? 7. Le
nombre des prédestinés est-il fixé ? 8. La prédestination peut-elle être aidée
par les prières des saints ?
Article 1 —
Convient-il d’attribuer à Dieu la prédestination ?
Objections :
1. Il semble bien que les hommes ne sont pas
prédestinés par Dieu. En effet, S. Jean
Damascène écrit : “ Il faut savoir que Dieu prévoit
tout, mais ne prédétermine pas tout. Il prévoit ce qui est en nous, mais il ne
le prédétermine pas. ” Or, les mérites ou les démérites humains sont en nous,
en tant que nous sommes maîtres de nos actes par le libre arbitre. Donc ce qui
est objet de mérite ou de démérite n’est pas prédestiné par Dieu, et ainsi
disparaît la prédestination des hommes.
2. On vient de dire que toutes les créatures sont
dirigées vers leur fin par la providence divine. Mais les créatures autres que
l’homme ne sont pas dites prédestinées par Dieu. Donc, les hommes non plus.
3. Les anges sont capables de béatitude comme les
hommes, et cependant il ne semble pas qu’ils soient prédestinés, car ils n’ont
jamais été misérables, alors que la prédestination est un projet de
miséricorde, selon S. Augustin. Donc les hommes ne sont pas prédestinés.
4. Les bienfaits accordés aux hommes par Dieu sont
révélés aux saints par le SaintEsprit, selon l’Apôtre (1 Co 2,12) : “ Nous
n’avons pas reçu l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, pour
connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits. ” Donc, si les hommes
étaient prédestinés par Dieu, les prédestinés connaîtraient leur
prédestination. Ce qui est évidemment faux.
En sens contraire,
on lit dans l’épître aux Romains (8, 30) : “ Ceux
qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés. ”
Réponse :
Il convient que Dieu prédestine les hommes. En
effet, toutes choses sont soumises à la providence divine, comme on l’a montré.
Et il appartient à la providence d’ordonner les choses à leur fin. Or la fin a
laquelle Dieu ordonne ses créatures est double. L’une dépasse la mesure et le
pouvoir de la nature créée, et cette fin est la vie éternelle, qui consiste en
la vision divine, laquelle dépasse la nature de toute créature, comme on l’a
montré plus haute. L’autre fin est proportionnée à la nature créée, de telle
sorte que la créature peut l’atteindre par les ressources de sa nature. Or, ce
à quoi on ne peut parvenir par les ressources de sa nature, il faut y être
porté par un autre : ainsi la flèche est lancée vers la cible par l’archer.
C’est pourquoi, à proprement parler, la créature raisonnable, qui est capable
de la vie éternelle, y est conduite et comme transportée par Dieu. Et le projet
de cette action divine existe en Dieu, de même qu’il y a en lui le plan de
l’ordination de toutes les choses à leur fin, que nous avons appelé la
providence. Or l’idée d’une chose à faire existe dans l’esprit de son auteur et
elle est une sorte de préexistence en lui de cette chose à faire. Aussi le
projet de conduire jusqu’à la vie éternelle, la créature raisonnable est nommée
“ prédestination ”, car “ destiner ” est la même chose que “ envoyer ”. Il est
évident par là que la prédestination, quant à son objet, est une part de la
providence .
Solutions :
1. Jean Damascène appelle prédestination une
nécessité imposée comme il en est des choses de la nature, qui sont
prédéterminées à agir d’une seule manière. C’est évident par ce qu’il dit
ensuite : “ Dieu ne veut pas le péché et ne contraint pas à la vertu. ” Cela
n’exclut donc pas la prédestination.
2. Les créatures sans raison ne sont pas capables
de cette fin dont nous parlons et qui dépasse les facultés de la nature
humaine. C’est pour cela qu’on ne peut pas, à proprement parler, les dire
prédestinées, bien que parfois ce terme soit étendu abusivement à n’importe quelle
autre fin.
3. La prédestination convient aux anges comme aux
hommes, bien qu’ils n’aient jamais été misérables. Le mouvement n’est pas
spécifié par le terme d’où il part, mais par le terme où il tend. Il n’importe
en rien au “ devenir blanc ” que celui qui devient blanc, ait été auparavant
noir, jaune ou rouge. De même, il n’importe en rien à la raison formelle de
prédestination que l’on soit prédestiné à la vie éternelle à partir d’un état
de misère, ou non. On pourra répondre d’ailleurs que tout octroi d’un bien
dépassant ce qui est dû à son bénéficiaire est un effet de miséricorde, ainsi
qu’on l’a dit plus haut.
4. Même si leur prédestination est révélée à
certains hommes par privilège spécial, il ne convient pas qu’elle soit révélée
à tous ; car dans ce cas les non prédestinés tomberaient dans le désespoir et
les prédestinés, ainsi rassurés, dans la négligence.
Article 2 —
Qu’est-ce que la prédestination, et introduit-elle quelque chose de réel dans
le prédestiné ?
Objections :
1. Il semble que la prédestination introduit
quelque chose de réel dans le prédestiné. Car, de soi, toute action produit une
passion. Donc, si la prédestination est une action en Dieu, elle existe, comme
passion, chez les prédestinés.
2. Sur l’épître aux Romains (1,4) : “ (Jésus)
prédestiné Fils de Dieu ”, Origène dit : “ La prédestination concerne ce qui
n’est pas, mais la destination concerne ce qui est. ” S. Augustin demande : “
Qu’est-ce que la prédestination, sinon la destination de quelqu’un qui existe ?
” Donc la prédestination concerne un être existant, et elle introduit quelque
chose dans le prédestiné.
3. Etre préparé est quelque chose de réel dans ce
qui est préparé. Or la prédestination, dit S. Augustin, est la préparation des
bienfaits divins. Elle est donc quelque chose de réel dans les prédestinés.
4. Ce qui est temporel n’entre pas dans la
définition de l’éternel. Mais la grâce, qui est une réalité temporelle, entre
dans la définition de la prédestination. Car celle-ci, d’après le Livre des
Sentences, se définit “ la préparation de la grâce pour le présent, et de la
gloire pour l’avenir ”. Donc la prédestination n’est pas quelque chose
d’éternel. Ainsi faut-il donc qu’elle n’existe pas en Dieu, mais chez les
prédestinés, car tout ce qui est en Dieu est éternel.
En sens contraire,
S. Augustin appelle la prédestination “ la
prescience des bienfaits de Dieu ”. Or la prescience n’est pas dans ceux qui en
sont l’objet, mais seulement dans celui qui a la prescience. Donc la
prédestination n’est pas non plus dans les prédestinés, mais dans celui qui
prédestine.
Réponse :
La prédestination n’est pas quelque chose dans les
prédestinés, mais seulement dans celui qui prédestine. On vient de dire en
effet que la prédestination est une part de la providence. Or la providence n’est
pas dans les choses qu’elle concerne, elle est un certain plan de
l’intelligence qui ordonne à la fin, ainsi qu’on l’a dit précédemment. Mais la
réalisation de la providence, qu’on appelle gouvernement, se trouve comme
passion dans les êtres gouvernés, et comme action dans celui qui gouverne. Il
est donc clair que la prédestination est un certain plan, conçu dans l’esprit
divin, de l’ordination de certains au salut éternel. C’est la réalisation de
cette ordination qui se trouve passivement dans les prédestinés, et activement
en Dieu. La réalisation de la prédestination c’est d’abord la vocation, puis la
glorification, selon ces paroles de l’Apôtre (Rm 8, 30) : “ Ceux qu’il a
prédestinés, il les a aussi appelés, et ceux qu’il a appelés... il les a glorifiés.
”
Solutions :
1. Les actions qui passent dans une matière
extérieure, comme chauffer ou scier, produisent de soi une passion, mais non
pas les actions qui demeurent dans l’agent, comme sont l’intellection et le
vouloir, nous l’avons dit. Or la prédestination est une action de cette sorte.
Aussi n’introduit-elle rien de réel dans le prédestiné. Mais sa réalisation,
qui porte sur des choses extérieures, introduit dans ces choses un certain
effet.
2. “ Destination ” peut se prendre pour un réel
envoi du sujet vers un certain terme, et ainsi la destination ne concerne que
ce qui existe. En un autre sens, on peut entendre par “ destination ”, un “
envoi ” envisagé mentalement, et on emploie destinare pour une ferme
résolution. C’est ainsi qu’au livre II des Maccabées (6, 20, Vg), nous lisons
qu’Éléazar “ décida (destinavit) de ne pas accepter, par amour de la vie, des
aliments interdits par la Loi ”. Dans ce sens, la “ destination ” peut
concerner ce qui n’existe pas. Cependant la prédestination, du fait qu’elle
implique antériorité, peut concerner ce qui n’existe pas, en quelque sens qu’on
prenne le mot destination.
3. Il y a deux sortes de préparation. On peut
préparer le patient à recevoir l’action, et cette préparation est dans le sujet
préparé. Mais il y a aussi la préparation de l’agent à agir, et celle-ci reste
dans l’agent. Or c’est de cette matière que la prédestination est une
préparation, dans le sens où l’on dit que celui qui agit par intelligence se
prépare à l’action en concevant tout d’abord ce qu’il doit faire. Et c’est
ainsi que Dieu, éternellement, a préparé en prédestinant, c’est-à-dire qu’il a
conçu le plan qui ordonne certains hommes au salut.
4. La grâce entre dans la définition de la
prédestination, non comme élément de son essence, mais en tant que la
prédestination comporte un rapport avec la grâce, qui est un rapport de cause à
effet, ou encore d’acte à objet. Il ne s’ensuit donc pas que la prédestination
soit quelque chose de temporel.
Article 3 — La
réprobation de certains hommes vient-elle de Dieu ?
Objections :
1. Il semble que Dieu ne réprouve aucun homme. Car
nul ne réprouve celui qu’il aime, selon le livre de la Sagesse (11, 24) : “ Tu
aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. ” Donc Dieu
ne réprouve aucun homme.
2. Si Dieu réprouvait certains hommes, il faudrait
que la réprobation soit aux réprouvés ce que la prédestination est aux
prédestinés. Mais la prédestination est pour les prédestinés une cause de salut
; la réprobation serait donc aux réprouvés une cause de perdition. Or cela est
faux ; car le prophète Osée (13, 9 Vg) a dit : “ Ta perdition vient de toi,
Israël, de moi seulement vient ton secours. ” Dieu ne réprouve donc personne.
3. D’ailleurs, on ne doit imputer à personne ce
qu’il ne peut éviter. Mais si Dieu réprouve quelqu’un, ce réprouvé ne peut
éviter sa perte ; car il est écrit dans l’Ecclésiaste (7, 13 Vg) : “ Regarde
l’œuvre de Dieu : nul ne pourra redresser ce qu’il a méprisé. ” Donc, on ne
devrait pas imputer aux hommes leur propre perdition, et cela est faux.
En sens contraire,
on trouve dans Malachie (1, 23) : “ J’ai aimé Jacob
; mais j’ai haï Esaü.”
Réponse :
Dieu réprouve certains. On a dit en effet plus haut
que la prédestination est une part de la providence. Or il appartient à la providence
de permettre quelque défaillance dans les choses qui lui sont soumises, comme
on l’a dit précédemment. Aussi, puisque les hommes sont ordonnés à la vie
éternelle par la providence divine, il appartient également à la providence de
permettre que certains manquent cette fin, et c’est cela qu’on appelle
réprouver.
Donc, de même que la prédestination est une part de
la providence à l’égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la
réprobation à son tour est une part de la providence à l’égard de ceux qui
manquent cette fin. D’où l’on voit que la réprobation ne désigne pas une simple
prescience ; elle y ajoute quelque chose selon la considération de la raison,
comme on l’a dit plus haut de la providence. Car de même que la prédestination
inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation
inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger
la peine de damnation pour cette faute.
Solutions :
1. Dieu aime tous les hommes et même toutes ses créatures,
en ce sens qu’il veut du bien à toutes. Mais il ne veut pas tout bien à toutes.
Donc, en tant qu’il ne veut pas pour certains ce bien qu’est la vie éternelle,
on dit qu’il les a en haine ou qu’il les réprouve.
2. Au point de vue de la causalité, la réprobation
n’est pas comparable à la prédestination. Car la prédestination est cause aussi
bien de ce qu’attendent les prédestinés dans l’autre vie, qui est la gloire,
que de ce qu’ils reçoivent en celle-ci, qui est la grâce. La réprobation n’est
pas cause de ce qui lui correspond dans le présent, à savoir la faute ; elle
est cause du délaissement par Dieu . Mais elle est cause de la sanction future,
à savoir la peine éternelle. La faute, elle, provient du libre arbitre chez
celui qui est réprouvé et que la grâce délaisse. Et ainsi se vérifie le mot du
prophète : “ Ta perdition vient de toi, Israël. ”
3. La réprobation de Dieu ne diminue en rien le
pouvoir d’agir des réprouvés. Aussi, lorsque l’on dit que le réprouvé ne peut
obtenir la grâce, il faut l’entendre d’une impossibilité non pas absolue, mais
conditionnée ; comme on a dit plus haut que, s’il est nécessaire que le
prédestiné soit sauvé, c’est d’une nécessité conditionnée, qui ne supprime pas
le libre arbitre. Aussi, bien que l’homme réprouvé par Dieu ne puisse obtenir
la grâce, cependant, le fait qu’il tombe dans tel péché ou dans un autre, cela
provient de son libre arbitre, et c’est donc à juste titre qu’il en est jugé
coupable.
Article 4 —
Peut-on dire que les prédestinés sont élus ?
Objections :
1. Il semble que non, car selon Denys ,comme le
soleil répand sa lumière sur tous les corps, sans choisir, ainsi Dieu répand sa
bonté. Mais c’est principalement selon la communication de la grâce et de la
gloire que la bonté divine se communique à quelques-uns. Donc c’est sans
choisir que Dieu communique la grâce et la gloire, ce qui est le fait de la
prédestination.
2. L’élection porte sur des existants ; or la
prédestination, étant éternelle, concerne aussi les non-existants. Donc
certains sont prédestinés sans être élus.
3. L’élection importe une certaine discrimination.
Mais “ Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ” (1 Tm 2, 4). Donc la
prédestination, qui préordonne les hommes au salut, exclut le choix.
En sens contraire,
on lit dans l’épître aux Éphésiens (1, 4) : “ Il
nous a choisis en lui avant la création du monde. ”
Réponse :
La prédestination, selon l’ordre rationnel
présuppose l’élection, et l’élection, l’amour. Cela tient à ce que la
prédestination, comme on l’a dit, fait partie de la providence. Or la
providence, de même que la prudence, est un plan existant dans l’intelligence,
qui prescrit l’ordination de certains à leur fin, nous l’avons dit
précédemment. Or on ne décide pas d’ordonner quelque chose à une fin, si
d’abord on ne veut cette fin. Aussi la prédestination de certains au salut
présupposetelle, selon la raison, que Dieu veuille leur salut, et cela comprend
l’élection et l’amour de dilection. Celui-ci, en tant qu’il veut pour eux ce
bien du salut éternel, car aimer, nous l’avons dit, c’est vouloir une certaine
bonté pour quelqu’un. Et la prédestination suppose l’élection, en tant que Dieu
veut ce bien pour certains de préférence à d’autres, puisqu’il réprouve
certains, comme nous l’avons dit.
Toutefois, l’élection et l’amour n’ont pas en Dieu
et en nous un ordre identique. En nous, la volonté ne rend pas bon celui
qu’elle aime, mais nous sommes enclins à l’aimer parce qu’il est bon. C’est
pourquoi nous choisissons quelqu’un pour l’aimer, de sorte qu’en nous le choix
précède l’amour. En Dieu c’est l’inverse, car la volonté par laquelle Dieu veut
une bonté pour quelqu’un en l’aimant est cause que celui-ci plutôt que les
autres soit bon de cette bonté. Par où l’on voit que selon l’ordre rationnel,
l’amour est présupposé à l’élection, celle-ci à la prédestination. C’est
pourquoi tous les prédestinés sont élus et aimés.
Solutions :
1. Si l’on considère en général la communication de
la bonté divine, Dieu la communique en effet sans choix, en ce sens qu’il n’est
rien qui ne participe de cette bonté en quelque manière comme on l’a vu
antérieurement. Mais si l’on considère la communication de telle ou telle
bonté, Dieu ne la donne pas sans choix puisqu’il donne à certains des choses
bonnes qu’il ne donne pas à d’autres. Et ainsi, dans l’octroi de la grâce et de
la gloire, il y a une élection.
2. Lorsque la volonté de celui qui choisit est
appelée à ce choix par un bien préexistant dans la chose, alors il faut que le
choix se porte sur des êtres qui existent, et c’est ce qui a lieu pour nous.
Mais en Dieu il en est autrement, ainsi qu’on vient de le dire. Aussi, déclare
S. Augustin, “ bien que Dieu choisisse ceux qui ne sont pas, il ne se trompe
pas dans ses choix ”.
3. Dieu veut le salut de tous les hommes, comme on
l’a déjà vu, par sa volonté antécédente, ce qui n’est pas le vouloir purement
et simplement ; il ne le veut pas, tout considéré, c’est-à-dire purement et
simplement.
Article 5 — Les
mérites sont-ils la cause ou la raison de la prédestination, ou de la
réprobation, ainsi que de l’élection ?
Objections :
1. Il semble que la prescience des mérites soit la
cause de la prédestination, car Paul écrit (Rm 8, 29) : “ Ceux qu’il a connus
d’avance, il les a prédestinés. ” Et sur la parole de S. Paul (Rm 9, 15), “ Je
ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde ”, S. Ambroise donne ce
commentaire : “ Je ferai miséricorde à celui que je sais d’avance devoir
revenir à moi de tout son cœur . ” Donc, il semble bien que la prescience des
mérites soit cause de la prédestination.
2. La prédestination suppose la volonté divine, qui
ne peut être irrationnelle, puisque la prédestination est la résolution de
faire miséricorde, selon S. Augustin. Mais il ne peut y avoir une autre raison
de la prédestination que la prévision des mérites. Donc cette prévision est la
cause ou la raison de la prédestination.
3. “ Il n’y a pas d’injustice en Dieu ”, dit
l’épître aux Romains (9, 14). Or il semble injuste de donner à des égaux des
choses inégales. Tous les hommes sont égaux, et en nature et selon le péché
originel ; on ne trouve en eux d’inégalité que selon le mérite ou le démérite
de leurs propres actes. Donc si Dieu prépare aux hommes, en les prédestinant ou
en les réprouvant, des sorts inégaux, ce ne peut être qu’en raison de la
prescience qu’il a de leurs mérites différents.
En sens contraire,
l’Apôtre dit à Tite (3, 5) : “ Il nous a sauvés,
non à cause des œuvres de justice que nous faisions, mais selon sa miséricorde.
” Or, de même qu’il nous a sauvés, il nous a prédestinés à être sauvés. Donc la
prévision des mérites n’est pas la raison ou la cause de la prédestination.
Réponse :
Nous l’avons dit plus haut, la prédestination
inclut une volonté, et l’on doit donc chercher la raison de la prédestination
comme on cherche celle de la volonté divine. Or nous avons dit qu’on ne peut
assigner de cause à la volonté divine en ce qui concerne l’acte de vouloir,
mais qu’on peut lui assigner une cause à l’égard des choses voulues, en tant
que Dieu veut qu’une chose soit à cause d’une autre. Personne n’a donc été
assez insensé pour dire que les mérites fussent cause de la prédestination
quant à l’acte même de celui qui prédestine. Mais voici ce qui est en question
: Du côté de ses effets, la prédestination a-t-elle une cause ? Et cela revient
à demander : Est-ce que Dieu a préordonné qu’il donnerait à un être les effets
de la prédestination à cause de ses mérites ?
Donc certains ont dit : L’effet de la
prédestination est préordonné en faveur d’un être à cause des mérites de cet
être dans sa vie antérieure. Telle fut la position d’Origène, pour qui les âmes
humaines, toutes créées au commencement, obtiennent selon la diversité de leurs
œuvres des sorts divers en ce mondeci, une fois unies à leur corps. Mais
l’Apôtre écarte cette opinion en disant (Rm 9, 1113) : “ Avant même que les
enfants fussent nés et qu’ils eussent rien fait, ni bien ni mal,... non en
vertu des œuvres, mais par le choix de Celui qui appelle, il fut dit : ...
L’aîné servira le plus jeune. ”
C’est pourquoi d’autres ont dit que les mérites
préexistants, mais cette fois en cette vie, sont la raison et la cause des
effets de la prédestination. En effet les pélagiens ont prétendu que le
commencement des bonnes œuvres vient de nous, et que leur achèvement vient de
Dieu. Et ainsi, l’effet de la prédestination est donné à un tel et non à tel
autre, parce que l’un a fourni le commencement en se préparant, et l’autre non.
Mais à l’encontre il y a ces paroles de l’Apôtre (2 Co 3, 5 Vg) : “ Nous ne
sommes pas capables par nous-mêmes de penser quoi que ce soit qui vienne de
nous-mêmes. ” Or, on ne peut trouver aucun principe qui soit antérieur à la
pensée. On ne peut donc pas dire qu’il y ait en nous un commencement
fournissant la raison des effets de la prédestination.
Aussi d’autres ont-ils avancé que la raison de la
prédestination est dans les mérites qui suivent l’effet de cette
prédestination. Et ils entendent que Dieu donne sa grâce à un être et a
préordonné de lui donner cette grâce, parce qu’il a prévu qu’il en userait
bien, comme si un prince donnait un cheval à tel soldat dont il sait qu’il en
usera bien. Mais ces penseurs semblent avoir distingué entre ce qui vient de la
grâce et ce qui vient du libre arbitre, comme si le même effet ne pouvait pas
venir des deux. Car il est évident que ce qui vient de la grâce est un effet de
la prédestination ; et cela ne peut être donné comme la raison de cette
prédestination, puisque c’est inclus en elle. Donc, si quelque chose d’autre
est de notre côté cause de la prédestination, cela ne sera pas compris dans les
effets de la prédestination. Mais il n’y a pas lieu de distinguer ainsi ce qui
vient du libre arbitre et ce qui vient de la prédestination, de même que
l’effet de la cause première et celui de la cause seconde. La providence divine
produit ses effets par l’opération des causes secondes, ainsi qu’on l’a dit
plus haut, de sorte que cela même que réalise le libre arbitre vient de la
prédestination.
Il faut donc dire ceci. L’effet de la
prédestination peut être envisagé par nous de deux façons : particulièrement,
et globalement. Rien n’empêche qu’un effet particulier de la prédestination
soit la cause et le motif d’un autre. Un effet postérieur sera cause d’un effet
antérieur dans l’ordre des causes finales ; un effet antérieur sera cause d’un
effet postérieur dans l’ordre du mérite, qu’on peut ramener à une disposition
de la matière. Ainsi nous pouvons dire : Dieu a préordonné de donner à
quelqu’un la gloire à cause de ses mérites ; et il a préordonné de donner à
quelqu’un la grâce afin qu’il mérite la gloire.
Mais si l’effet de la prédestination est envisagé
d’une autre manière, en sa totalité, il est impossible que l’effet total de la
prédestination ait une cause quelconque de notre part. Car quoi que ce soit qui
se trouve dans l’homme et l’ordonne au salut, tout cela est compris sous
l’effet de la prédestination, même la préparation à la grâce ; car cela non
plus n’a pas lieu autrement que par le secours divin, selon ce mot de
l’Écriture (Lm 5, 21) : “ Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous
reviendrons. ” De ce point de vue pourtant, la prédestination, quant à ses
effets, a pour raison la bonté divine, à laquelle tout l’effet de la
prédestination s’ordonne comme à sa fin, et dont il procède comme de son
premier principe moteur.
Solutions :
1. L’usage prévu de la grâce n’est pas la raison
pour laquelle Dieu confère cette grâce, si ce n’est dans l’ordre de la
finalité, comme on vient de le dire.
2. La raison de la prédestination, considérée dans
son effet global, c’est la bonté divine. Mais un effet particulier est la
raison d’un autre, comme on vient de le dire.
3. C’est dans la bonté divine elle-même qu’on peut
trouver la raison de la prédestination de certains et de la réprobation des
autres. On dit que Dieu a tout fait pour sa bonté, afin que celle-ci soit
représentée dans les choses. Or il est nécessaire que la bonté divine, une et
simple en elle-même, soit représentée dans les choses sous des formes diverses,
parce que l’être créé ne peut atteindre à la simplicité divine. De là vient que
pour l’achèvement de l’univers sont requis divers ordres de choses, dont les
unes tiennent un haut rang et d’autres un rang infime dans cet univers. Et afin
que la diversité des degrés se maintienne, Dieu permet que certains maux se
produisent, pour éviter que beaucoup de biens ne se trouvent empêchés, nous
l’avons dit précédemment.
Considérons donc tout le genre humain comme nous
faisons de l’universalité des choses. Parmi les hommes, Dieu a voulu, pour
certains qu’il a prédestinés, faire apparaitre sa bonté sous la forme de la
miséricorde qui pardonne ; et pour d’autres qu’il réprouve, sous la forme de la
justice qui punit. Telle est la raison pour laquelle Dieu choisit certains et
réprouve les autres. C’est cette cause qu’assigne l’Apôtre en disant (Rm 9, 22,
23) : “ Dieu, voulant manifester sa colère ” (c’est-à-dire la vindicte de sa
justice) “ et faire connaître sa puissance, a supporté ” (c’est-à-dire a
permis) “ avec une grande patience des vases de colère, méritant la perdition,
afin de montrer les richesses de sa gloire à l’égard des vases de miséricorde
qu’il a d’avance préparés pour la gloire ”. Et ailleurs (2 Tm 2, 20), le même
Apôtre écrit : “ Dans une grande maison, il n’y a pas seulement des vases d’or
et d’argent, mais il y en a aussi de bois et de terre ; les uns pour les usages
nobles, les autres pour les usages vulgaires.
Mais pourquoi Dieu choisit ceux-ci pour la gloire
et pourquoi il réprouve ceux-là, il n’y en a pas d’autre raison que la volonté
divine. C’est ce qui faire dire à S. Augustin : “ Pourquoi attire-t-il celui-ci
et non celui-là, gardetoi de vouloir en juger, si tu ne veux pas t’égarer. ”
Ainsi, dans la nature, on peut fournir une raison pour expliquer que la matière
première, de soi tout uniforme, soit distribuée en partie sous la forme du feu,
en partie sous la forme de la terre, fondée par Dieu au commencement : c’est
afin qu’il y ait une diversité d’espèces parmi les choses naturelles. Mais
pourquoi telle partie de matière est sous telle forme, et telle partie sous
telle autre, cela ne dépend que de la volonté divine. C’est ainsi qu’il dépend
de la seule volonté de l’architecte que cette pierreci soit en cet endroit du
mur, et cette autre ailleurs, bien qu’il entre dans le plan de l’art que
certaines pierres soient ici, et d’autres là.
Et pourtant, il n’y a pas d’injustice chez Dieu,
s’il réserve des dons inégaux à des êtres qui ne le sont pas. Cela ne
heurterait la raison de justice que si l’effet de la prédestination était
conféré comme un dû, au lieu de l’être comme une grâce. Là où l’on donne par
grâce, chacun peut à son gré donner ce qu’il veut, plus ou moins, pourvu qu’il
ne refuse à personne son dû ; cela sans préjudice de la justice. C’est ce que
dit le père de famille de la parabole (Mt 20, 14, 15) : “ Prends ce qui te
revient et va t’en ; ne m’est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux
? ”
Article 6 — La
certitude de la prédestination — les prédestinés sont-ils infailliblement
sauvés ?
Objections :
1. Il semble que la prédestination ne soit pas
certaine. Car on lit dans l’Apocalypse (3, 11) : “ Tiens ferme ce que tu as,
afin que personne ne te ravisse ta couronne. ” Sur quoi S. Augustin remarque :
“ Un autre ne pourrait pas la ravir si le premier ne l’avait perdue. ” C’est
donc qu’on peut acquérir et perdre la couronne de gloire, qui est l’effet de la
prédestination.
2. Une chose possible n’entraîne jamais de
conséquences impossibles. Or il est possible qu’un prédestiné, comme Pierre,
pèche et aussitôt soit tué. Or, dans cette supposition, la prédestination
serait frustrée de son effet. Cela n’est donc pas impossible. Donc la
prédestination n’est pas certaine.
3. Tout ce que Dieu a pu, il le peut encore. Or
Dieu a pu ne pas prédestiner ceux qu’il a prédestinés. Donc, maintenant, il
peut ne pas les prédestiner, et ainsi la prédestination n’est pas certaine.
En sens contraire,
sur ces paroles de S. Paul (Rm 8, 29) : “ Ceux
qu’il a connus d’avance, il les a prédestinés ”, la Glose écrit : “ La
prédestination est une prescience et une préparation des bienfaits de Dieu,
grâce à laquelle sont très certainement sauvés tous ceux qui sont sauvés. ”
Réponse :
La prédestination obtient très certainement et
infailliblement son effet, sans pour autant qu’elle impose à cet effet une
nécessité telle qu’il se produirait d’une façon nécessaire. On a dit en effet plus
haut que la prédestination est une part de la providence. Or tous les effets
soumis à la providence ne sont pas nécessaires, mais certains sont produits de
façon contingente, selon la condition de leurs causes prochaines que la
providence divine a ordonnées à les produire. Cependant l’ordre de la
providence est infaillible, comme on l’a montré plus haut. Ainsi donc, l’ordre
de la prédestination, lui aussi, est certain, et cependant cela ne supprime pas
notre libre arbitre, grâce auquel l’effet de la prédestination se produit de
façon contingente.
Il faut en outre penser ici à ce qui a été dit plus
haut de la science divine et aussi de la volonté divine qui n’enlèvent rien à
la contingence, bien qu’elles soient très certaines et infaillibles.
Solutions :
l. La couronne peut appartenir à quelqu’un de deux
façons : soit en raison de la prédestination divine, et ainsi nul ne perd sa
couronne. Soit en raison d’un mérite de grâce, car ce que nous méritons est en
quelque façon nôtre. Ainsi un homme peut perdre sa couronne par un péché mortel
postérieur. Mais un autre reçoit la couronne perdue, en ce sens qu’il est
subsistué au premier. Dieu en effet ne permet pas que les uns tombent sans en
élever d’autres, selon ces paroles de Job (34, 24) : “ Il brise les puissants
sans enquête et en met d’autres à leur place. ” C’est ainsi que les hommes ont
été substitués aux anges déchus, et les païens aux Juifs. Or celui qui est
substitué à un autre dans l’état de grâce, recevra la couronne de l’être déchu
en ce qu’il se réjouira dans la vie éternelle des actions bonnes du bien fait
que l’autre a faites ; car, dans la vie éternelle, chacun se réjouira des
actions bonnes faites non seulement par lui, mais par autrui.
2. Il est sans doute possible, dans l’absolu, qu’un
prédestiné meure en état de péché mortel ; mais cela est impossible si l’on
suppose, comme fait l’objectant, que cet homme est prédestiné. Il ne s’ensuit
donc pas que la prédestination soit faillible.
3. Comme la prédestination inclut la volonté
divine, ce que nous avons dit plus haut à savoir que, pour Dieu, vouloir
quelque chose de créé est nécessaire conditionnellement, en raison de
l’immutabilité de la volonté divine, mais non absolument, cela vaut pour la
prédestination. Il ne faut donc pas dire que Dieu peut ne pas prédestiner celui
qu’il a prédestiné, si l’on prend cette proposition dans le sens composé, bien
que, absolument parlant, Dieu puisse prédestiner ou ne pas prédestiner. Mais
cela n’enlève pas à la prédestination sa certitude.
Article 7 — Le
nombre des prédestinés est-il fixé ?
Objections :
l. Il semble que non. Car un nombre qu’on peut
augmenter n’est pas fixé. Mais on peut augmenter le nombre des prédestinés,
semble-t-il, puisqu’on lit dans le Deutéronome (1,11) : “ Que le Seigneur notre
Dieu ajoute au nombre beaucoup de milliers ! ” Commentaire de la Glose : “
C’est-à-dire au nombre déterminé auprès de Dieu, qui connaît ceux qui lui
appartiennent. ” Donc le nombre des prédestinés n’est pas fixé.
2. On ne peut pas donner une raison pour laquelle Dieu
prédestinerait au salut un nombre d’hommes plus ou moins grand. Mais Dieu ne
fait rien sans raison. Donc le nombre des hommes qui seront sauvés n’est pas
fixé d’avance par Dieu.
3. L’action de Dieu est plus parfaite que celle de
la nature. Or, dans les œuvres de la nature, c’est le bien qui se rencontre le
plus souvent ; le défaut et le mal y sont plus rares. Donc, si c’était Dieu qui
fixait le nombre des élus, il y aurait plus d’élus que de damnés, ce que
contredit le texte de S. Matthieu (7, 13-14) : “ Large et spacieux est le
chemin qui conduit à la perdition, et nombreux sont ceux qui s’y engagent ;
étroite est la porte, et resserré le chemin qui conduit à la vie, et peu
nombreux ceux qui le trouvent. ”
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Le nombre des prédestinés est
fixé, et il ne peut être ni augmenté ni diminué. ”
Réponse :
Le nombre des prédestinés est fixé, mais certains
ont dit : il est fixé quant à sa forme, il ne l’est pas quant à sa matière,
comme si nous disions : il est fixé que cent ou mille seront sauvés, mais non
que ceux-ci ou ceux-là le seront. Mais cela supprime la certitude de la
prédestination, dont nous avons déjà parlé n. C’est pourquoi il faut dire que
le nombre des prédestinés est certain pour Dieu non seulement quant à sa forme,
mais aussi quant à sa matière.
Mais il faut remarquer que le nombre des
prédestinés est dit certain pour Dieu non seulement en raison de sa
connaissance (parce qu’il sait combien seront sauvés, car en ce sens Dieu est
tout aussi certain du nombre des gouttes de pluie et des grains de sable), mais
en outre, il est certain pour Dieu en raison d’un choix et d’une détermination.
Pour en être persuadé, il faut savoir que tout
agent vise une œuvre bien définie, comme on l’a vu plus haut en traitant de
l’infini. Or, quiconque envisage de donner à son œuvre une mesure déterminée
projette un chiffre pour les parties essentielles qui sont requises de soi à la
perfection du tout. En effet, il ne choisit pas un chiffre absolu pour les
éléments accessoires : il règle ce chiffre pour autant que ces éléments sont
nécessaires au reste. Ainsi le bâtisseur projette une mesure déterminée pour sa
maison, et aussi un nombre déterminé de chambres qu’il veut avoir dans sa
maison, et des mesures déterminées pour le mur ou le toit. Mais il ne choisit
pas un nombre déterminé de pierres : il en prendra la quantité suffisante pour
bâtir un mur de telles dimensions.
C’est ainsi qu’il faut considérer l’action de Dieu
à l’égard de l’univers, qui est son œuvre. Car il a réglé d’avance la mesure
qui doit être celle de tout l’univers, et quel nombre conviendrait aux parties
essentielles de l’univers, celles qui sont en rapport avec sa perpétuité :
combien de sphères, combien d’étoiles, combien d’éléments, combien d’espèces
d’êtres. Mais les individus corruptibles sont ordonnés au bien de l’univers,
non principalement, mais secondairement, c’est-à-dire en tant que la bonté de
l’espèce est assurée par eux. Sans doute Dieu connaît le nombre de tous les
individus ; mais le nombre des vaches, des moustiques, etc. n’est pas par
lui-même réglé d’avance par Dieu ; la providence divine les produit en nombre
suffisant pour la conservation des espèces.
Or, entre toutes, les créatures raisonnables, parce
qu’elles sont incorruptibles, sont ordonnées à concourir au bien de l’univers,
comme des parties principales et surtout celles qui atteignent la béatitude,
parce qu’elles atteignent plus immédiatement à la fin suprême. De là vient que
pour Dieu, le nombre des prédestinés est certain non seulement comme connu avec
certitude, mais aussi comme expressément défini : il n’en est pas tout à fait
de même en ce qui concerne le nombre des réprouvés, qui semblent ordonnés par
Dieu au bien des élus, puisque pour ceux-ci “ tout contribue à leur bien ”.
Quant au nombre de tous les hommes prédestinés,
certains assurent qu’il y aura autant d’hommes sauvés qu’il y a eu d’anges
déchus ; d’autres, autant que d’anges demeurés fidèles ; d’autres encore,
autant que d’anges déchus et, en outre, que d’anges tout d’abord créés. Mais le
mieux est de dire que “ le nombre des élus destinés à être placés dans la
félicité éternelle est connu de Dieu seul ”.
Solutions :
l. Cette parole du Deutéronome doit s’entendre des
hommes que Dieu a connus d’avance comme justes dans la vie présente. Leur
nombre augmente et diminue, mais non celui des prédestinés.
2. La mesure quantitative d’une partie doit se
prendre de sa proportion avec le tout. Et c’est ainsi qu’il y a pour Dieu une
raison de créer tant d’étoiles, tant d’espèces d’êtres, de prédestiner tant
d’hommes, selon la proportion entre ces parties principales et le bien de
l’univers.
3. Le bien proportionné à la condition commune de
la nature se réalise le plus souvent, et ne fait défaut que rarement. Mais le
bien qui excède l’état commun des choses se trouve réalisé seulement par un
petit nombre, et l’absence de ce bien est fréquente. Ainsi voiton que la
plupart des hommes sont doués d’un savoir suffisant pour la conduite de leur
vie, et que ceux qu’on appelle idiots ou insensés parce qu’ils manquent de
connaissance sont très peu nombreux. Mais bien rares, parmi les humains, sont
ceux qui parviennent à une science profonde des choses intelligibles. Donc,
puisque la béatitude éternelle, qui consiste dans la vision de Dieu, excède le
niveau commun de la nature, surtout parce que cette nature a été privée de la
grâce par la corruption du péché originel, il y a peu d’hommes sauvés. Et en
cela même apparaît souverainement la miséricorde de Dieu, qui élève certains
êtres à un salut que manque le plus grand nombre, selon le cours et la pente
commune de la nature.
Article 8 — La
prédestination peut-elle être aidée par les prières des saints ?
Objections :
l. Il semble que non. Car rien d’éternel n’est
empêché par du temporel ; par suite, rien de temporel ne peut aider à
l’existence de quelque chose d’éternel. Or la prédestination est éternelle.
Donc, puisque les prières des saints sont temporelles, elles ne peuvent aider à
ce que quelqu’un soit prédestiné.
2. Comme personne n’a besoin de conseil, si ce
n’est pour un défaut de connaissance, personne aussi n’a besoin de secours si
ce n’est pour un manque de force. Or ni l’un ni l’autre ne concerne Dieu qui
prédestine, ce qui fait dire à l’Apôtre (Rm 11, 34) : “ Qui a secouru l’Esprit
du Seigneur, ou qui a été son conseiller ? ”
3. Ce sont les mêmes choses qui peuvent être aidées
et qui peuvent être empêchées. Or la prédestination ne saurait être empêchée
par personne. Donc elle ne peut être aidée par personne.
En sens contraire,
on lit dans la Genèse (25, 21) : “ Isaac implora
Dieu pour Rébecca, sa femme, et Rébecca conçut. ” Or, de cette conception
naquit Jacob, qui fut prédestiné, et cette prédestination ne se fût pas
accomplie, si Jacob n’était pas né. Donc la prédestination est aidée par les
prières des saints.
Réponse :
Sur cette question, diverses erreurs se sont fait
jour. Quelques-uns, s’attachant à la certitude de la prédestination divine, ont
déclaré superflues les prières et pareillement tout ce qu’on peut faire en vue
d’obtenir le salut, parce que, qu’on les fasse ou non, les prédestinés
l’obtiendront, et les réprouvés ne l’obtiendront pas. Mais contre cette opinion
s’élèvent toutes les exhortations de la Sainte Écriture à la prière et aux
autres bonnes œuvres.
D’autres ont prétendu que par des prières on peut
changer la prédestination divine. Telle fut, dit-on, l’opinion des Égyptiens,
qui croyaient pouvoir conjurer par des sacrifices et par des prières les
décrets divins qu’ils appelaient le destin. Mais elle s’oppose à l’autorité de
la Sainte Écriture ; car il est dit (1 S 15, 29 Vg) : “ La Gloire d’Israël ne
pardonnera pas ; le repentir ne le fléchira pas ”, et encore (Rm 11, 29) : “
Les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance. ”
Il faut donc s’exprimer autrement et dire que dans
la prédestination il y a deux choses : la préordination divine, et son effet.
Quant à la première, la prédestination n’est nullement influencée par les
prières des saints ; car ce n’est pas grâce aux prières des saints que
quelqu’un est prédestiné par Dieu. Mais quant à la seconde, on peut dire que la
prédestination est aidée par les prières des saints et par les autres bonnes
œuvres ; parce que la providence, dont la prédestination fait partie, ne
supprime pas les causes secondes ; elle pourvoit à ses effets de telle manière
que même l’ordre des causes secondes est soumis à cette providence. Donc, de
même que les effets naturels sont organisés de telle sorte que les causes
naturelles s’y ordonnent, car sans elles ces effets ne se produiraient pas ; de
même le salut d’un homme est prédestiné par Dieu de telle sorte que le plan de
la prédestination englobe tout ce qui favorise le salut de l’homme : ses
propres prières, ou celles des autres, ou d’autres bonnes œuvres sans
lesquelles il n’obtient pas le salut. Il faut donc que les prédestinés
s’efforcent de bien agir et de prier, puisque c’est par ce moyen que l’effet de
la prédestination se réalise avec certitude. C’est ce qui fait dire à S. Pierre
(2 P 1, 10) : “ Appliquez-vous à assurer par vos bonnes œuvres votre vocation
et votre élection. ”
Solutions :
l. Cet argument montre que la prédestination n’est
pas aidée par les prières des saints quant à la préordination.
2. On peut être aidé par un autre de deux façons.
On peut recevoir de lui un surcroît de vertu active, et être aidé ainsi dénote
de la faiblesse, et ne peut convenir à Dieu. C’est en ce sens qu’il est dit : “
Qui a secouru l’Esprit du Seigneur ? ” Mais on peut être aidé par quelqu’un qui
exécute l’action qu’on a conçue, comme le maître est aidé par son serviteur. De
cette façon Dieu est aidé par nous, quand nous exécutons ce qu’il a décidé,
selon ces paroles de l’Apôtre (1 Co 3, 9) : “ Nous sommes les coopérateurs de
Dieu. ” Et cela ne provient pas d’une déficience de la puissance divine, mais
c’est Dieu qui veut se servir des causes intermédiaires afin de ménager dans
les choses la beauté de l’ordre, et aussi afin de communiquer aux créatures la
dignité d’être causes.
3. Les causes secondes ne peuvent échapper à
l’ordre de la Cause première, qui est universelle, comme on l’a dit plus haut.
Mais elles exécutent cet ordre. C’est pour cela que la prédestination peut être
aidée par les créatures, alors qu’elle ne peut pas être empêchée.
1. Qu’est-ce que le livre de vie ? 2. De quelle vie
est-il le livre ? 3. Quelqu’un peut-il être effaçé du livre de vie ?
Article 1 —
Qu’est-ce que le livre de vie ?
Objections :
1. Il semble que le livre de vie ne soit pas
identique à la prédestination. En effet, il est dit dans l’Ecclésiastique (24,
23) : “ Tout cela c’est le livre de vie. ” La Glose explique : “ C’est-à-dire
le Nouveau et l’Ancien Testament. ” Or cela n’est pas la prédestination.
2. Pour S. Augustin, le livre de vie est “ une
certaine force divine qui fera que soient remises en la mémoire de chacun ses
œuvres bonnes ou mauvaises ”. Mais une force divine ne semble pas pouvoir se
rapporter à la prédestination, mais plutôt à l’attribut de puissance.
En sens contraire,
sur ces paroles du Psaume (69, 29) : “ Qu’ils
soient rayés du livre de vie ”, la Glose explique : “ Ce livre est la
connaissance de Dieu, par laquelle il a prédestiné à la vie ceux qu’il a connus
d’avance. ”
Réponse :
On parle d’un livre de vie en Dieu par métaphore, à
la ressemblance des affaires humaines. C’est la coutume des hommes d’inscrire
sur un livre ceux qu’on choisit pour quelque emploi, comme les soldats, ou les
conseillers qui, de ce fait, étaient autrefois “ pères conscrits ”. Or, on sait
d’après ce qui précède que tous les prédestinés ont été choisis par Dieu pour
posséder la vie éternelle. C’est l’inscription de ces prédestinés qui est
appelée le livre de vie.
D’autre part, on dit par métaphore que quelque
chose est inscrit dans l’esprit d’un homme lorsqu’il le tient solidement dans
sa mémoire, selon le mot des Proverbes (3,1) : “ Mon fils, n’oublie pas mes
enseignements, et que ton cœur garde mes préceptes. ” Et un peu plus loin : “
Grave-les sur les tablettes de ton cœur. ” Car sur les livres matériels aussi
on écrit pour soulager sa mémoire. De ce fait la connaissance de Dieu, par
laquelle il retient fermement en lui qu’il a prédestiné certains à la vie
éternelle, est appelé le livre de vie. Car de même que l’écriture d’un livre
est le signe de ce qu’on doit faire, ainsi la connaissance de Dieu est en lui
une sorte de signe à l’égard de ceux qu’il doit conduire à la vie éternelle.
C’est ce que signifient ces paroles de l’Apôtre (2 Tm 2,19) : “ Les solides
fondations posées par Dieu tiennent bon, marquées du sceau de ces paroles :
"Le Seigneur connaît les siens." ”
Solutions :
1. On peut parler d’un livre de vie en deux sens
différents. On peut désigner par là l’inscription de ceux qui sont élus en vue
de vivre, et c’est ainsi que nous parlons en ce moment du livre de vie. Mais on
peut aussi appeler livre de vie l’inscription de ce qui conduit à la vie, et
cela encore en un double sens, soit qu’il s’agisse des choses à faire, et à cet
égard l’Ancien et le Nouveau Testament sont appelés le livre de vie ; soit
qu’on désigne des choses déjà faites, et alors c’est cette force divine propre
à ramener un jour à la mémoire de chacun tous ses actes, qui est appelé le
livre de vie. C’est ainsi qu’on appelle aussi bien livre militaire celui où
figurent les conscrits, celui qui traite de l’art militaire, ou celui qui
relate les exploits des soldats.
2. Cela donne la réponse à la deuxième objection.
3. On n’a pas coutume d’inscrire ceux qui sont
éliminés, mais ceux qui sont élus. Il n’y a donc pas un livre de mort répondant
à la réprobation, comme à la prédestination correspond le livre de vie.
4. Le livre de vie diffère logiquement de la
prédestination, puisqu’il implique sa connaissance, comme on le voit par le
texte de la Glose allégué.
Article 2 — De
quelle vie est-il le livre ?
Objections :
1. Il semble que le livre de vie ne concerne pas
seulement la gloire des prédestinés.
Le livre de vie est une connaissance de la vie.
Mais c’est par sa propre vie que Dieu connaît toute autre vie. Donc le livre de
vie s’entend principalement de la vie divine, et non pas uniquement de la vie
des prédestinés.
2. De même que la vie de gloire vient de Dieu, de
même la vie de nature. Donc, si l’on appelle livre de vie la connaissance de la
vie de gloire, la connaissance de la vie de nature devra être appelée aussi
livre de vie.
3. Certains sont élus pour la grâce et ne le sont
pas pour la gloire, comme le prouvent ces mots du Seigneur en S. Jean (6, 71) :
“ N’estce pas moi qui vous ai choisis, vous, les Douze, et l’un de vous est un
démon ? ” Mais le livre de vie est l’inscription de l’élection divine, nous
venons de le voir. Donc il a rapport aussi à la vie de la grâce.
En sens contraire,
le livre de vie est une connaissance de la
prédestination, nous venons de le voir. Or la prédestination ne concerne pas la
vie de la grâce sinon en tant qu’elle conduit à la gloire ; car ceux-là ne sont
pas prédestinés qui ont la grâce et qui manquent la gloire. Le livre de vie ne
se rapporte donc qu’à la gloire.
Réponse :
Comme on vient de le dire, le livre de vie implique
une sorte d’inscription ou de connaissance de ceux qui sont élus en vue de la
vie. Or, si quelqu’un est choisi, c’est pour un avantage qui ne lui appartient
pas par nature. En outre, ce pour quoi on le choisit a raison de fin, et par
exemple on ne choisit pas, on n’inscrit pas un soldat pour qu’il porte les
armes, mais pour qu’il combatte, ce qui est la tâche qu’on attend d’une armée.
Or, la fin qui dépasse notre nature, c’est la vie glorieuse, on l’a montré plus
haut Donc, à proprement parler, le livre de vie concerne la vie de gloire.
Solutions :
1. La vie divine, même comme vie glorieuse, est
naturelle à Dieu. A son égard il n’est donc pas question d’élection, ni par
conséquent d’un livre de vie. Car nous ne disons pas que quelqu’un est élu pour
avoir la connaissance sensible, ou quoi que ce soit qui résulte de la nature.
2. Cela donne la réponse à la deuxième objection,
car, à l’égard de la vie naturelle, il n’y a ni élection ni livre de vie.
3. La vie de la grâce n’a pas raison de fin, mais
de moyen pour une fin. Dès lors, on ne dit pas que quelqu’un est élu à la vie
de la grâce, si ce n’est en tant que la vie de la grâce est ordonnée à la
gloire. Pour cette raison, ceux qui ont la grâce et ne parviennent pas à la
gloire ne sont pas appelés élus de façon absolue, mais sous un certain rapport.
De même, on ne les dira pas inscrits purement et simplement au livre de vie,
mais seulement en quelque façon, selon que dans le décret et dans la pensée de
Dieu il est marqué qu’ils auront une certaine ordination à la vie éternelle, en
participant à la grâce.
Article 3 —
Quelqu’un peut-il être effacé du livre de vie ?
Objections :
1. Il semble que personne ne soit effacé du livre
de vie, car S. Augustin écrit : “ La prescience de Dieu, qui ne peut se
tromper, c’est le livre de vie. ” Mais rien ne peut être soustrait à la
prescience de Dieu, ni semblablement à sa prédestination. Donc personne ne peut
être effacé du livre de vie.
2. Ce qui existe en quelque chose y existe selon le
mode de cette chose. Mais le livre de vie est une chose éternelle et immuable.
Donc tout ce qu’il y a en lui s’y trouve non temporellement, mais immuablement
et d’une manière indélébile.
3. Effacer s’oppose à inscrire ; mais personne ne
peut être inscrit à nouveau au livre de vie : donc personne ne peut en être
effacé.
En sens contraire,
on lit au Psaume (69, 29) : “ Qu’ils soient effacés
du livre de vie. ”
Réponse :
Certains disent : Personne ne peut être effacé
véritablement du livre de vie, mais on peut l’être selon l’opinion des hommes.
Il est fréquent en effet que dans l’Écriture une chose est dite se produire dès
lors qu’elle devient connue. Selon cette manière de parler, certains sont dits
inscrits au livre de vie parce que les hommes pensent qu’ils y figurent,
constatant leur justice présente. Mais quand il apparaît, en ce monde ou en
l’autre, qu’ils ont déchu de cette justice, on dit qu’ils en sont effacés.
C’est ainsi que la Glose explique cette radiation, à propos de la parole du
Psaume : “ Qu’ils soient effacés du livre de vie. ”
Mais parce que n’être pas effacé du livre de vie
est donné comme une récompense des justes, conformément à l’Apocalypse (3, 5) :
“ Le vainqueur sera revêtu de vêtements blancs, et je n’effacerai pas son nom
du livre de vie ” ; comme d’autre part ce qui est promis aux saints ne se
trouve pas uniquement dans l’opinion des hommes : pour cette raison, on peut
dire qu’être effacé ou n’être pas effacé du livre de vie doit se référer non
seulement à l’opinion humaine, mais aussi à la réalité. Le livre de vie est en
effet l’inscription de ceux qui sont ordonnés à la vie éternelle, et cette
ordination procède de deux facteurs : la prédestination divine, et une telle
ordination n’est jamais en défaut, ou la grâce. Car quiconque a la grâce est
digne, par cela même, de la vie éternelle. Mais cette dernière ordination est
mise en défaut quelquefois ; car il y en a qui sont ordonnés, par la grâce, qui
est en eux, à recevoir la vie éternelle, mais ils en déchoient par le péché
mortel. Donc ceux qui sont ordonnés à posséder la vie éternelle par la
prédestination divine sont inscrits purement et simplement au livre de vie ;
car ils y sont inscrits comme devant posséder la vie éternelle en elle-même. Et
ceux-là ne sont jamais effacés du livre de vie. Mais ceux qui sont ordonnés à
recevoir la vie éternelle, non par la prédestination divine, mais seulement par
la grâce, sont dits inscrits au livre de vie non purement et simplement, mais
d’une certaine façon ; car ils y sont inscrits comme devant recevoir la vie
éternelle non en elle-même, mais dans sa cause. Et ceux-là peuvent être effacés
du livre de vie. Non pas que cette radiation ait rapport à la connaissance de
Dieu, comme si Dieu prévoyait d’abord quelque chose et ensuite l’ignorait ;
mais elle a rapport à la chose connue ; car Dieu sait que tel homme est d’abord
destiné à la vie éternelle et qu’ensuite il n’y est plus ordonné, ayant perdu
la grâce .
Solutions :
1. Être effacé du livre de vie ne se rapporte pas,
on vient de le dire, à la prescience, comme s’il y avait en Dieu quelque
mutabilité ; mais aux choses prévues, qui, elles, sont changeantes.
2. Bien que toutes choses soient en Dieu
immuablement, elles sont pourtant changeantes en elles-mêmes, et à cela se
réfère l’effacement du livre de vie.
3. Dans le sens où nous accordons qu’un homme peut
être effacé du livre de vie, il peut aussi y être inscrit à nouveau, soit quant
à l’opinion des hommes, soit parce que, recouvrant la grâce, il est à nouveau
ordonné par elle à la vie éternelle. Et cela également se trouve compris dans
la connaissance divine, mais non pas à nouveau.
QUESTION 25 — LA PUISSANCE DIVINE
Après la science et la volonté divine, après ce qui
s’y rattache, il reste à étudier la puissance divine.
1. Y a-t-il en Dieu de la puissance ? 2. Sa
puissance est-elle infinie ? 3. Est-il tout-puissant ? 4. Peut-il faire que les
choses passées n’aient pas été ? 5. Peut-il faire les choses qu’il ne fait pas,
ou omettre celles qu’il fait ? 6. Ce qu’il fait, pourrait-il le faire meilleur
?
Article 1 — Y
a-t-il en Dieu de la puissance ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, il y a le même
rapport entre la matière première et la puissance qu’entre Dieu, agent premier,
et l’acte. Or la matière première, considérée en elle-même, est sans aucun
acte. Donc l’agent premier, qui est Dieu, n’a aucune puissance.
2. Selon le Philosophe, tout acte est meilleur que
sa puissance ; car la forme est meilleure que la matière, et l’action est
meilleure que la puissance active, car elle est la fin de celle-ci. Mais rien
n’est meilleur que ce qui est en Dieu ; car tout ce qui est en Dieu est Dieu,
ainsi qu’on l’a montré. Donc il n’y a en Dieu aucune puissance.
3. La puissance est un principe d’opération. Mais
l’opération divine est identique à son essence, puisqu’en Dieu il n’y a aucun
accident. Or l’essence divine est sans aucun principe. Donc il n’y a aucune
puissance en Dieu.
4. On a montré précédemment que la science de Dieu
et sa volonté sont la cause des choses. Or cause et principe sont identiques.
Il ne faut donc pas attribuer à Dieu de la puissance, mais seulement de la
science et de la volonté.
En sens contraire,
on dit dans le Psaume (89, 9) : “ Tu es puissant,
Seigneur, toi que la vérité entoure. ”
Réponse :
Il y a deux sortes de puissance : la puissance
passive, qui n’est d’aucune manière en Dieu ; et la puissance active, qu’il
faut lui attribuer souverainement. Il est manifeste en effet que tout étant,
dans la mesure où il est en acte et parfait, est le principe actif de quelque
chose ; mais il est passif dans la mesure où il est déficient et imparfait. Or
on a montré plus haut que Dieu est acte pur, qu’il est absolument et
universellement parfait, qu’il n’y a place en lui pour aucune imperfection. Dès
lors, il lui convient souverainement d’être un principe actif, et en aucune
manière d’être passif. Or la raison de principe actif est celle de la puissance
active. Car la puissance active est un principe d’action sur autrui ; la
puissance passive est un principe de passivité à l’égard d’autrui, comme
l’explique le Philosophe dans la Métaphysique. Il reste donc qu’en Dieu la
puissance active, et non la puissance passive, se trouve au plus haut degré.
Solutions :
1. La puissance active ne s’oppose pas à l’acte,
mais se fonde sur lui, car tout être agit selon qu’il est en acte. C’est la
puissance passive qui s’oppose à l’acte ; car tout étant est passif selon qu’il
est en puissance. C’est donc cette dernière puissance qui est exclue de Dieu,
non la puissance active.
2. Chaque fois que l’acte est autre que la
puissance, il est nécessairement plus noble qu’elle. Mais l’action de Dieu
n’est pas autre que sa puissance : toutes deux sont identiques à l’essence
divine, car même l’être en Dieu ne diffère pas de son essence. Aussi n’est-il
pas nécessaire qu’il y ait quelque chose de plus noble que la puissance de
Dieu.
3. Dans les choses créées, la puissance est cause
non seulement de l’action, mais aussi de son effet. En Dieu donc, la raison de
puissance est sauvegardée en ce qu’elle est principe de l’effet ; mais non en
ce qu’elle est principe de son action, qui est identique à son essence. A moins
qu’il ne s’agisse de nos façons de concevoir, selon que l’essence divine, qui contient
d’avance en elle, de façon simple, toutes les perfections des créatures, peut
être conçue et comme action et comme puissance, de même qu’elle est conçue
comme sujet possédant une nature, et en outre comme nature.
4. La puissance n’est pas attribuée à Dieu comme
quelque chose qui diffère réellement de sa science et de sa volonté ; elle n’en
diffère que selon la raison formelle, en tant que la puissance implique la
raison de principe d’exécution à l’égard de ce que la volonté commande et de la
fin vers laquelle la connaissance dirige : ce sont trois aspects en Dieu d’une
seule réalité. Ou bien l’on peut répondre que la science elle-même, ou la
volonté divine, selon que chacune est un principe efficient, ont raison de
puissance. De sorte que la considération de la science et de la volonté précède
en Dieu la considération de la puissance, comme la cause précède l’opération et
l’effet.
Article 2 — La
puissance de Dieu est-elle infinie ?
Objections :
1. Il semble que non, car, d’après le Philosophe,
tout ce qui est infini est imparfait. Mais la puissance de Dieu n’est pas
imparfaite. Donc elle n’est pas infinie.
2. Toute puissance se manifeste par l’effet : sans
quoi elle est vaine. Donc si la puissance de Dieu était infinie, elle
produirait un effet infini, ce qui est impossible.
3. Le Philosophe prouve qu’une puissance corporelle
infinie produirait un mouvement instantané. Mais Dieu ne meut pas d’un
mouvement instantané ; d’après S. Augustin, il meut la créature spirituelle
dans le temps, et la créature corporelle dans le lieu et le temps. Donc sa
puissance n’est pas infinie.
En sens contraire,
S. Hilaire écrit : “Dieu est vivant, puissant,
d’une vertu sans limite. ” Or, tout ce qui est sans limite est infini. Donc la
vertu divine est infinie.
Réponse :
Comme on l’a dit dans l’article précédent, il y a
en Dieu une puissance active du fait qu’il est lui-même en acte. Or son être
est un être infini, n’étant pas limité par un sujet où il serait reçu, comme on
le voit d’après ce que nous avons dit précédemment en traitant de l’infinité de
l’essence divine. Il est donc nécessaire que la puissance active de Dieu soit
infinie. Car, chez tous les agents on découvre que, plus un agent possède
parfaitement la forme par laquelle il agit, plus grande aussi est sa puissance
active. Par exemple, plus un corps est chaud, plus il a le pouvoir de chauffer,
et son pouvoir de chauffer serait infini, si sa chaleur était infinie. Aussi,
comme l’essence divine par laquelle Dieu agit est infinie ainsi qu’on l’a
montré, il s’ensuit que sa puissance est infinie.
Solutions :
1. Le Philosophe parle de l’infini qui se tient du
côté de la matière non déterminée par la forme, et tel est l’infini qui
convient à la quantité. Mais ce n’est pas ainsi, nous l’avons vu, que l’essence
divine est infinie, et par suite ce n’est pas ainsi que sa puissance est
infinie. Il ne s’ensuit donc pas que cette puissance soit imparfaite.
2. La puissance de l’agent univoque se manifeste
tout entière dans son effet : ainsi la puissance génératrice dans l’homme ne
peut rien de plus que d’engendrer un homme. Mais la puissance d’un agent non
univoque ne se manifeste pas tout entière dans la production de son effet ; par
exemple la puissance du soleil ne se manifeste pas tout entière dans la
production d’un animal engendré par la putréfaction. Or il est évident que Dieu
n’est pas un agent univoque ; car rien d’autre ne peut avoir en commun avec lui
le genre, ou l’espèce, comme on l’a montré plus haut. Il en résulte que son
effet est toujours inférieur à sa puissance. Il n’est donc pas nécessaire qu’il
manifeste cette puissance en produisant un effet infini. Et pourtant, même si
Dieu ne produisait rien, sa puissance n’en deviendrait pas vaine ; car on
appelle vain ce qui tend à une fin et ne l’atteint pas. Or la puissance de Dieu
n’est pas ordonnée à l’effet comme à sa fin ; c’est elle, plutôt, qui est la
fin de son effet.
3. Le Philosophe prouve, comme on l’a dit, que si
un corps avait une puissance infinie, il pourrait mouvoir dans un temps nul. Et
cependant il montre que la puissance du moteur céleste est infinie parce qu’il
peut mouvoir durant un temps infini. Donc, dans la pensée d’Aristote, une
puissance corporelle infinie, si elle existait, devrait mouvoir dans un temps
nul, mais il n’en est pas de même de la puissance d’un moteur incorporel. La
raison en est qu’un corps mouvant un corps est à son égard un agent univoque.
Aussi faut-il que toute la puissance de l’agent se manifeste dans le mouvement.
Donc, puisqu’une puissance motrice supérieure, dans un corps, meut plus vite
qu’une autre, il est nécessaire que, si cette puissance est infinie, elle meuve
d’une vitesse hors de proportion avec toute autre, c’est-à-dire dans un temps
nul. Mais un moteur incorporel est un agent non univoque ; il n’est donc pas
nécessaire que toute sa vertu se manifeste dans le mouvement, de telle sorte
qu’il meuve lui aussi dans un temps nul. Et surtout parce qu’un tel agent meut
selon ce que décide sa volonté.
Article 3 — Dieu
est-il tout-puissant ?
Objections :
1. Il semble que non, car être mû et subir une
action appartient à toutes les choses. Mais cela, Dieu ne le peut pas, car il
est immobile, comme on l’a vu plus haut.
2. Pécher est un agir. Mais Dieu ne peut pas
pécher, pas plus que “ se renier lui-même ”, dit S. Paul (2 Tm 2, 13). Donc
Dieu n’est pas tout-puissant.
3. On dit de Dieu qu’il “ montre sa puissance
surtout en pardonnant et en faisant miséricorde ”. C’est donc que l’extrême
limite de cette puissance est le pardon et la miséricorde. Or il y a des choses
beaucoup plus considérables que pardonner et avoir pitié, par exemple de créer
un autre monde, ou quelque chose de semblable.
4. Sur ces mots de S. Paul (1 Co 1, 20) : “ Dieu a
rendu folle la sagesse de ce monde ”, la Glose dit : “ Dieu l’a fait en
montrant possible ce que cette sagesse jugeait impossible. ” Il semble donc
qu’il ne faut pas juger du possible ou de l’impossible d’après les causes
inférieures, comme fait la sagesse de ce monde, mais d’après la puissance
divine. Donc, si Dieu est tout-puissant, tout sera possible. Il n’y aura donc
rien d’impossible. Or supprimer l’impossible, c’est supprimer aussi le
nécessaire ; car ce qui est nécessaire, il est impossible que cela n’existe
pas. Il n’y aura donc rien de nécessaire dans les choses, si Dieu est
tout-puissant. Or cela est impossible. Donc Dieu n’est pas tout-puissant.
En sens contraire,
on lit en S. Luc (1, 37) : “ Rien n’est impossible
à Dieu. ”
Réponse :
Tout le monde confesse que Dieu est tout-puissant.
Mais il paraît difficile de déterminer la raison de cette toute-puissance. Car
on peut douter de ce qu’il faut comprendre quand on dit : Dieu peut toutes
choses. Mais à y bien regarder, puisque la puissance n’est relative qu’au
possible, quand on dit : Dieu peut tout, on ne peut le comprendre mieux qu’en
concevant qu’il peut tout ce qui est possible, et qu’on le dit tout-puissant à
cause de cela.
Or, d’après le Philosophe, le possible se prend en
deux sens. On peut l’envisager par rapport à quelque pouvoir particulier, comme
si l’on dit possible à l’homme ce qui est soumis à la puissance de l’homme.
Mais on ne peut pas dire que Dieu soit appelé tout-puissant parce qu’il peut
tout ce qui est possible à la nature créée ; car la puissance de Dieu s’étend
bien au-delà. D’autre part, si l’on dit que Dieu est tout-puissant parce qu’il
peut tout ce qui est possible à sa propre puissance : on tourne en rond ; car
on ne dit alors rien de plus que ceci : Dieu est tout-puissant parce qu’il peut
tout ce qu’il peut. Reste que Dieu soit dit tout-puissant parce qu’il peut tout
le possible absolument parlant, et telle est l’autre façon de concevoir le
possible. Or on dit une chose possible ou impossible absolument d’après le
rapport des termes : possible, parce que le prédicat ne contredit pas le sujet,
par exemple que Socrate s’assoie ; impossible absolument, parce que le prédicat
est incompatible avec le sujet, par exemple que l’homme soit un âne.
Mais puisque tout agent produit un effet semblable
à lui, il faut considérer qu’à toute puissance active correspond un possible,
qui est son objet propre, et qui est conforme à la raison formelle de l’acte
sur lequel se fonde la puissance active. Ainsi la puissance d’échauffer se
rapporte comme à son objet propre à ce qui est susceptible d’échauffement. Or
l’être divin, sur quoi se fonde la raison formelle de puissance divine, est un
être infini et non limité à quelque genre de l’être, car il possède en soi par
avance la perfection de tout l’être. En conséquence, tout ce qui peut répondre
à la notion d’être se trouve contenu dans le possible absolu, à l’égard duquel
Dieu est dit tout-puissant.
Or, rien n’est opposé à la raison d’étant, si ce
n’est le nonétant. Donc ce qui est exclu de la notion de possible absolu soumis
à la puissance divine, est ce qui implique en soi simultanément l’être et le
non-être. En effet, cela n’est pas soumis à la toute-puissance, non à cause
d’un défaut de cette puissance divine, mais parce qu’il ne peut avoir raison de
faisable et de possible. Ainsi, tous les objets qui n’impliquent pas
contradiction sont compris parmi ces possibles à l’égard desquels Dieu est dit
tout-puissant. Quant aux objets qui impliquent contradiction, ils ne sont pas
compris dans la toute-puissance divine, parce qu’ils ne peuvent pas avoir
raison de possible. Pour cette raison il convient de dire d’eux qu’ils ne
peuvent pas être faits, plutôt que de dire : Dieu ne peut pas les faire. Et
cette doctrine ne contredit pas la parole de l’ange : “ Rien n’est impossible à
Dieu. ” Car ce qui implique contradiction ne peut être un concept, nulle intelligence
ne pouvant le concevoir.
Solutions :
1. Dieu est dit tout-puissant selon la puissance
active, non selon la puissance passive, on vient de le dire. Aussi qu’il ne
puisse ni être mû ni subir n’exclut pas la toute-puissance.
2. Le péché est un raté de l’action morale ; aussi
pouvoir pécher, c’est pouvoir être en défaut en agissant, ce qui contredit la
toute-puissance. Et c’est pourquoi, si Dieu ne peut pas pécher, c’est parce
qu’il est tout-puissant. Cependant le Philosophe écrit : “ Dieu et le sage
peuvent faire des choses mauvaises. ” Mais cela doit se comprendre ou bien
comme une proposition conditionnelle dont l’antécédent est impossible, comme si
l’on dit : Dieu peut faire du mal s’il veut ; car rien n’empêche qu’une
proposition conditionnelle soit vraie alors que son antécédent et son
conséquent sont impossibles ; par exemple : Si l’homme est un âne, il a quatre
pieds. Ou bien le Philosophe entend dire que Dieu peut faire des choses
apparemment mauvaises mais qui seraient bonnes s’il les faisait. Ou enfin il
parle selon l’opinion commune des païens, qui croyaient que certains hommes
pouvaient être divinisés, transformés en Jupiter ou Mercure.
3. La toute-puissance de Dieu se montre surtout en
pardonnant et en faisant miséricorde parce que cela montre que Dieu a le
pouvoir suprême, puisqu’il pardonne librement les péchés ; car celui qui est
astreint à la loi d’un être supérieur ne peut librement pardonner les péchés.
Ou bien encore parce qu’en pardonnant et en faisant miséricorde aux hommes,
Dieu les amène à la participation du bien infini, ce qui est le souverain effet
de la puissance divine. Ou encore parce que, comme on l’a dit précédemment,
l’effet de la miséricorde divine est le fondement de toutes les œuvres divines
; en effet, rien n’est dû à personne si ce n’est en raison de ce qui lui fut
donné d’abord gratuitement par Dieu. Or, la toute-puissance divine se manifeste
surtout en ce que la première institution de tous les biens lui revient.
4. Ce qu’on dit possible absolument n’est appelé
tel ni par rapport aux causes supérieures, ni à l’égard des causes inférieures,
mais en soimême. Tandis que ce qui est possible à l’égard d’une certaine
puissance est appelé possible par rapport à la cause prochaine. Il s’ensuit que
les choses d’une nature telle qu’elles ne peuvent avoir que Dieu pour auteur,
comme la création, la justification, etc., ces choses sont dites possibles par
rapport à la cause suprême. Au contraire, celles qui peuvent être réalisées par
les causes inférieures sont dites possibles par rapport à cellesci. Car c’est
selon le mode d’être de sa cause prochaine que l’effet est affecté de
contingence ou de nécessité, ainsi qu’on l’a dit plus haut ‘. Si l’Apôtre
déclarait folle la sagesse de ce monde, c’est parce qu’elle estimait impossible
à Dieu lui-même ce qui est impossible à la nature. On voit par là que la
toute-puissance de Dieu n’exclut des choses ni l’impossibilité, ni la
nécessité.
Article 4 — Dieu
peut-il faire que les choses passées n’aient pas été ?
Objections :
1. Il semble que Dieu peut le faire. Car ce qui est
impossible de soi est plus impossible que ce qui est impossible par accident.
Or, Dieu peut faire ce qui est impossible de soi, comme rendre la vue à un
aveugle ou ressusciter un mort. A bien plus forte raison peut-il faire ce qui
n’est impossible que par accident. Or, que les choses passées n’aient pas été,
cela n’est impossible que par accident ; car c’est un fait purement accidentel,
que l’impossibilité de ne pas courir attribuée à Socrate, du fait que cela est
passé.
2. Tout ce que Dieu a pu faire, il le peut encore,
car sa puissance n’est pas amoindrie. Or Dieu a pu faire, avant que Socrate
courût, qu’il ne courût point : donc, après qu’il a couru, Dieu peut faire
qu’il n’ait pas couru.
3. La charité est une plus grande vertu que la
virginité ; or Dieu peut rétablir la charité perdue. Donc aussi la virginité,
et il peut donc faire qu’une vierge qui a été déflorée ne l’ait pas été.
En sens contraire,
S. Jérôme écrit “ Dieu, qui peut tout, ne peut pas
faire d’une femme déflorée une femme qui ne l’ait pas été. ” Pour la même
raison, il ne peut donc pas faire de tout autre événement passé un événement
qui ne se soit pas passé.
Réponse :
On vient de le dire à l’article précédent, ce qui
implique contradiction ne tombe pas sous la toute-puissance de Dieu. Or, que le
passé n’ait pas existé, c’est là une chose qui implique contradiction. Et en
effet, comme il y a contradiction à dire que Socrate s’assied et ne s’assied
pas, de même à dire qu’il s’est assis et qu’il ne s’est pas assis. Or dire
qu’il s’est assis, c’est déclarer une chose passée ; dire qu’il ne s’est pas
assis, c’est dire que cette chose passée n’a pas été. Donc, que les choses
passées n’aient pas été, cela n’est pas soumis à la puissance divine. C’est ce
qu’affirme S. Augustin : “ Celui qui dit : "Si Dieu est tout-puissant,
qu’il fasse que ce qui a été fait n’ait pas été fait", celui-là ne voit
pas qu’il dit : "Si Dieu est tout-puissant, qu’il fasse que ce qui est
vrai, en cela même qu’il est vrai, soit faux". ” Et le Philosophe écrit :
“ Un seul pouvoir manque à Dieu : faire que ce qui a été fait ne l’ait pas
été.”
Solutions :
1. Il est bien vrai que l’impossibilité, pour le
passé, de n’avoir pas été, est accidentelle, si l’on regarde ce qui est passé,
par exemple la course de Socrate. Mais si l’on considère le passé comme tel,
alors, qu’il n’ait pas été, c’est chose impossible non seulement de soi, mais
absolument, car cela implique contradiction. C’est donc plus impossible que la
résurrection d’un mort, qui, elle, n’implique pas contradiction ; elle est
déclarée impossible à l’égard d’un certain pouvoir, celui de la nature. Des
impossibilités de ce genre sont en effet soumises au pouvoir de Dieu.
2. De même que si Dieu peut tout en raison de la
perfection de sa puissance, il y a pourtant des choses qui ne sont pas soumises
à sa puissance, parce qu’il leur manque d’être possibles. Ainsi, à considérer
l’immutabilité de la puissance divine, Dieu peut tout ce qu’il a pu ; mais
certaines choses ont été possibles autrefois, quand elles étaient faisables,
qui aujourd’hui ne le sont plus, parce qu’elles ont été faites. Ainsi, on dit
que Dieu ne peut pas les faire, pour exprimer qu’elles-mêmes ne peuvent pas
être faites.
3. Dieu peut faire que toute tare de l’âme ou du
corps disparaisse de la femme déflorée, mais il ne peut pas faire qu’elle ne
l’ait pas été. De même Dieu peut bien rendre la charité au pécheur ; mais il ne
peut pas faire qu’il n’ait pas péché et qu’il n’ait pas perdu la charité.
Article
5 — Dieu peut-il faire les choses qu’il ne fait pas, ou omettre celles qu’il
fait ?
Objections :
1. Il semble que Dieu ne peut faire que les choses
qu’il fait. Car Dieu ne peut faire ce qu’il n’a pas prévu et préordonné qu’il
ferait ; or Dieu n’a prévu et préordonné que les choses qu’il fait. Donc il ne
peut faire que ce qu’il fait.
2. Dieu ne peut faire que ce qu’il doit, et ce
qu’il est juste de faire. Or les choses que Dieu ne fait pas, il ne doit pas
les faire, et il n’est pas juste qu’il les fasse. Donc Dieu ne peut faire que
ce qu’il fait.
3. Dieu ne peut faire que ce qui est bon pour les
choses qu’il a faites et qui leur convient. Or il n’est pas bon et il ne
convient pas aux choses faites par Dieu d’être autrement qu’elles sont. Donc
Dieu ne peut rien faire d’autre que ce qu’il fait.
En sens contraire,
Jésus a dit (Mt 26, 53) : “ Ne puisje pas prier mon
Père, qui me fournirait aussitôt plus de douze légions d’anges ? ” Et ni
lui-même ne pria, ni son Père ne lui envoya d’anges pour résister aux Juifs.
Donc Dieu peut faire ce qu’il ne fait pas.
Réponse :
Sur ce sujet certains se sont trompés de deux
façons. Les uns ont prétendu que Dieu agit comme par nécessité de nature, de
sorte que, à l’instar des choses naturelles d’où ne peuvent provenir d’autres
effets que ceux qui se produisent : un homme d’une semence d’homme, un olivier
d’une semence d’olivier, ainsi de l’opération divine ne pourraient découler ni
d’autres choses, ni un autre ordre de l’univers que celui qui existe maintenant
Mais nous avons montré plus haut que Dieu n’agit point par nécessité de nature
; que c’est sa volonté qui est la cause de toutes choses, et que cette volonté
elle-même n’est pas déterminée naturellement et nécessairement à ces chosesci.
Par suite ce cours des choses ne provient aucunement de Dieu avec une telle
nécessité qu’il n’en puisse produire d’autres.
Certains ont dit que la puissance divine est
déterminée au cours actuel des choses à cause de l’ordre conçu par sa sagesse
et sa justice, hors desquelles Dieu ne fait rien. Mais puisque la puissance de
Dieu, qui est son essence, n’est pas autre chose que sa sagesse même, on peut
bien dire que rien n’est au pouvoir de Dieu si cela n’appartient pas à l’ordre
de la sagesse divine ; car la sagesse divine comprend tout le pouvoir contenu
dans la puissance. Toutefois, l’ordre imposé aux choses par la sagesse divine,
ordre qui a raison de justice, comme on l’a dit précédemment, n’égale pas en
ampleur la sagesse divine de telle façon que la sagesse divine serait limitée à
cet ordre-là. Il est manifeste que toute la conception de l’ordre imposé par le
sage à son œuvre dépend de la fin poursuivie. Donc, quand la fin est en exacte
proportion avec les choses faites en vue de cette fin, la sagesse de l’agent
est limitée à un ordre déterminé. Mais la bonté divine est une fin qui dépasse
hors de toute proportion les choses créées. En conséquence, la sagesse divine
n’est pas restreinte à un ordre de choses fixe, tellement qu’il ne puisse
découler d’elle un ordre différent. Il faut donc dire purement et simplement que
Dieu peut faire autre chose que ce qu’il fait.
Solutions :
1. En nous, chez qui la puissance et l’essence sont
autres que la volonté et l’intelligence ; et chez qui autre est l’intelligence,
et autre la sagesse ; autre la volonté, et autre la justice, quelque chose peut
être en notre puissance, qui ne peut être dans la volonté juste ou dans
l’intelligence sage. Mais en Dieu la puissance et l’essence, la volonté et
l’intelligence, la sagesse et la justice sont une seule et même chose. De sorte
que rien ne peut être dans sa puissance qui ne puisse être dans sa juste
volonté et dans sa sage intelligence. Alors, puisque sa volonté n’est pas
déterminée nécessairement à ceci ou à cela, sinon conditionnellement, ainsi
qu’on l’a exposé, et puisque, nous venons de le dire, la sagesse de Dieu et sa
justice ne sont pas déterminées à tel ordre de choses, rien n’empêche qu’il y
ait en la puissance de Dieu quelque chose qu’il ne veut pas et qui n’est pas
compris dans l’ordre qu’il a imposé aux choses. Et parce que la puissance de
Dieu est conçue par nous comme exécutrice, sa volonté comme impérante, son
intelligence et sa sagesse comme directrices : pour cela, ce qu’on attribue à
la puissance considérée seule sera dit au pouvoir de Dieu selon sa puissance
absolue et nous avons reconnu a tel tout ce en quoi la raison d’étant peut se
trouver. Mais pour ce qu’on attribue à la puissance divine comme exécutrice du
vouloir de la volonté juste, on dit que Dieu peut le faire de puissance
ordonnée. Donc, selon cette distinction, nous devons dire que Dieu peut, de
puissance absolue, faire autre chose que ce qu’il a prévu et préordonné qu’il
ferait ; et cependant il est impossible qu’il fasse réellement des choses qu’il
n’aurait pas prévu et préordonné devoir faire. Car le faire est soumis à la
prescience et à la préordination, mais non pas le pouvoir, qui, lui, appartient
à la nature. Ainsi donc, Dieu fait quelque chose parce qu’il le veut ; mais
s’il peut le faire, ce n’est pas parce qu’il le veut, c’est parce que telle est
sa nature.
2. Dieu ne doit rien à personne, si ce n’est à
lui-même. Ainsi, lorsqu’on dit : Dieu ne peut faire que ce qu’il doit, cela ne
signifie rien d’autre que ceci : Dieu ne peut faire que ce qui est juste et
convenable pour lui. Mais ce que j’appelle juste et convenable peut s’entendre
de deux façons. Je puis joindre d’abord, dans ma phrase, ce que je dis juste et
convenable au verbe être de telle sorte qu’il soit restreint à désigner les
choses présentes, et se réfère ainsi à la puissance. Dans ce cas, la proposition
est fausse ; car son sens est celui-ci : Dieu ne peut faire que ce qui est,
actuellement, juste et convenable. Si au contraire ce qui est juste et
convenable est joint d’abord au verbe pouvoir, qui a plus d’ampleur, et ensuite
seulement au verbe être, il en résultera quelque chose de présent et
d’indéterminé, et la proposition sera vraie en ce sens : Dieu ne peut rien
faire qui ne serait convenable et juste s’il le faisait.
3. Bien que ce cours des choses soit déterminé par
ces choses qui existent présentement, la sagesse et la puissance divines ne
sont pas limitées pour cela à ce cours des choses. Ainsi, bien que, pour ces
choses qui se font maintenant, nul autre arrangement ne puisse être bon et
convenable, cependant Dieu pourrait faire d’autres choses et leur donner un
autre ordre.
Article 6 — Les
choses que Dieu fait, pourrait-il les faire meilleures ?
Objections :
1. Il semble que Dieu ne peut pas faire meilleures
les choses qu’il fait. Car tout ce que Dieu fait, il le fait avec le maximum de
puissance et de sagesse. Or une chose est d’autant meilleure qu’elle est faite
avec plus de puissance et de sagesse. Donc Dieu ne peut faire quelque chose de
meilleur que ce qu’il fait.
2. Contre Maximin, S. Augustin discute ainsi : “ Si
Dieu a pu, et n’a pas voulu, engendrer un fils qui fût son égal, il a été
envieux. ” Pour la même raison, si Dieu a pu faire meilleures les choses qu’il
a faites et ne l’a pas voulu, il a été
envieux. Or l’envie est totalement étrangère à
Dieu. Donc Dieu a fait chaque chose aussi parfaitement que possible. Il ne peut
donc rien faire meilleur qu’il ne l’a fait.
3. Ce qui est souverainement et pleinement bon ne
peut pas être fait meilleur ; car rien ne dépasse le maximum. Or, dit S.
Augustin, “ les choses que Dieu fait sont bonnes chacune prise à part ; mais
prises ensemble, elles sont excellentes, car de leur ensemble résulte
l’admirable beauté de l’univers ”. Donc le bien de l’univers ne peut être créé
par Dieu meilleur qu’il ne l’est.
4. Le Christ, comme homme, est “plein de grâce et
de vérité ” ; il possède l’Esprit sans mesure ; et ainsi il ne peut être
meilleur. La béatitude créée est appelée souverain bien, et elle non plus ne
peut donc pas être meilleure. Enfin la bienheureuse Marie a été élevée
au-dessus de tous les chœurs des anges et ainsi elle ne peut être meilleure.
Donc, tout ce que Dieu a fait, il ne peut le faire meilleur.
En sens contraire,
on lit dans l’épître aux Éphésiens (3, 20), que
Dieu “ peut faire infiniment au-delà de ce que nous pouvons demander ou concevoir
”.
Réponse :
Chaque chose a une double bonté. L’une appartient à
son essence, comme d’être une créature raisonnable est de l’essence de l’homme
; et quant à ce bienlà, Dieu ne peut faire nulle chose meilleure qu’elle n’est,
bien qu’il puisse en faire une autre meilleure qu’elle. Il en est comme du
nombre 4, que Dieu ne peut pas faire plus grand, car il ne serait pas alors le
nombre 4, mais un autre nombre. On sait que l’addition d’une différence
substantielle, dans les définitions, est comme l’addition de l’unité dans les
nombres, comme l’explique la Métaphysique d’Aristote, L’autre bonté des choses
est celle qui s’ajoute à leur essence, comme il est bon pour l’homme d’être
vertueux et savant. Et selon cette bonté Dieu peut faire meilleures les choses
qu’il a faites. Mais absolument parlant, quelque chose que Dieu ait faite, il
peut toujours en faire une autre meilleure.
Solutions :
1. Quand on dit : Dieu peut faire quelque chose de
mieux que ce qu’il fait, si le mot “mieux ” est un substantif, la proposition
est vraie ; car quelle que soit une chose donnée, Dieu peut toujours en faire
une meilleure, et s’il s’agit de la même, il peut la faire meilleure d’une
certaine façon, et non pas d’une autre façon, ainsi qu’on vient de le voir. Si
le mot “ mieux ” est pris comme un adverbe, et s’il se rapporte au mode d’agir
de Dieu, en ce sens-là Dieu ne peut pas faire mieux qu’il ne fait ; car il ne
peut rien faire avec plus de sagesse et de bonté. Mais s’il se rapporte au mode
d’être de l’effet, alors Dieu peut toujours faire mieux ; car il peut donner
aux choses qu’il a créées un mode d’être plus parfait en ce qui concerne leurs
attributs accidentels, sinon quant à leurs attributs essentiels.
2. Il est dans la nature des choses que le fils
égale son père unc fois parvenu à l’âge d’homme ; mais il n’est dans la nature
d’aucune chose créée d’être meilleure que Dieu ne l’a faite. Ainsi la
comparaison ne vaut pas.
3. L’univers ne peut être meilleur qu’il n’est, si
on le prend comme constitué par les choses actuelles ; à cause de l’ordre très
approprié attribué aux choses par Dieu et en quoi consiste le bien de
l’univers. Si une seule de ces choses était rendue meilleure, la proportion de
l’ordre s’en trouverait détruite, comme dans le chant de la cithare la mélodie serait
altérée si une corde était tendue plus qu’elle ne doit. Mais Dieu pourrait
faire d’autres choses ; il pourrait ajouter à celles qu’il a faites ; et ainsi
nous aurions un autre univers meilleur.
4. L’humanité du Christ, du fait qu’elle est unie à
Dieu ; la béatitude créée, du fait qu’elle est jouissance de Dieu ; et la
bienheureuse Vierge, du fait qu’elle est Mère de Dieu, ont en quelque sorte une
dignité infinie, dérivée du bien infini qu’est Dieu. Sous ce rapport rien ne
peut être fait de meilleur qu’eux, comme rien ne peut être meilleur que Dieu.
QUESTION 26 — LA BÉATITUDE DIVINE
En dernier lieu, après ce qui concerne l’unité de
l’essence divine, il faut étudier la béatitude
1. La béatitude convient-elle à Dieu ? 2. Dit-on de
Dieu qu’il est bienheureux en raison de l’intellection ? 3. Dieu est-il
essentiellement la béatitude de tout bienheureux ? 4. La béatitude de Dieu
inclut-elle toute béatitude ?
Article 1 — La
béatitude convient-elle à Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non. Car, selon Boèce, la
béatitude est “ un état résultant de l’assemblage de tous les biens ”. Or il
n’y a pas en Dieu d’assemblage de biens, pas plus qu’aucune composition. Donc
la béatitude ne convient pas à Dieu.
2. La béatitude, ou félicité, selon le Philosophe
est la récompense de la vertu. Or à Dieu ne convient nulle récompense, non plus
que nul mérite.
En sens contraire,
l’Apôtre (1 Tm 5, 15) parle de : “ Celui qui fera
paraître au temps fixé le bienheureux et seul Souverain, Roi des rois et
Seigneur des seigneurs. ”
Réponse :
La béatitude convient souverainement à Dieu. Car
sous le nom de béatitude on ne signifie rien d’autre que la bonté parfaite de
la nature intellectuelle, à qui il appartient de se connaître comblée par la
bonté qui est sienne, à qui donc il appartient que ce qui lui arrive soit bon
ou mauvais pour elle, et qui est maîtresse de ses actes. Or l’un et l’autre,
être parfait et être intelligent, appartiennent excellemment à Dieu. Donc la
béatitude lui convient au plus haut point.
Solutions :
1. La somme de tous les biens n’est pas en Dieu par
mode de composition mais par mode de simplicité ; car les perfections qui sont
multipliées dans les créatures préexistent en Dieu dans la simplicité et
l’unité, ainsi qu’on l’a expliqué précédemment.
2. Être la récompense de la vertu est accidentel à
la béatitude ou félicité et ne se rencontre que chez celui qui doit l’acquérir
; de même, être terme de la génération est accidentel à l’étant, et vient de ce
que l’étant passe de la puissance à l’acte. Ainsi, de même que Dieu a
l’existence, bien qu’il ne soit pas engendré, ainsi a-t-il la béatitude bien
qu’il ne mérite pas.
Article 2 —
Dit-on de Dieu qu’il est bienheureux en raison de l’intellection ?
Objections :
1. Il semble que non, car la béatitude est le
souverain bien. Mais Dieu est dit bon selon son essence ; et c’est selon
l’essence que la bonté concerne l’être, d’après Boèce . Donc la béatitude est
attribuée à Dieu selon son essence, et non selon son intelligence.
2. La béatitude a raison de fin ; or la fin est l’objet
de la volonté, comme le bien lui-même. Donc la béatitude est attribuée à Dieu
selon la volonté, et non selon l’intelligence.
En sens contraire,
S. Grégoire écrit : “ Celui-là est glorieux qui,
jouissant de lui-même, n’a pas besoin de louange étrangère. ” Or être glorieux
signifie ici être bienheureux. Donc, puisque nous jouissons de Dieu par
l’intelligence, car “ la vision est toute notre récompense ”, dit S. Augustin,
il semble que la béatitude soit attribuée à Dieu selon son intelligence.
Réponse :
Nous venons de définir la béatitude comme le bien
parfait de la créature intellectuelle. De là vient, toute chose cherchant sa
perfection, que la nature intellectuelle, elle aussi, désire naturellement être
bienheureuse. Or, ce qu’il y a de plus parfait dans une nature intellectuelle
quelconque, c’est l’opération intellectuelle, qui lui permet de se saisir en
quelque façon de toutes
choses. Ainsi, la béatitude de toute nature
intellectuelle créée, consiste dans l’intellection. En Dieu, I’intellection
n’est pas autre que l’être même dans la réalité, ils ne se distinguent que
selon les raisons formelles. On doit donc attribuer à Dieu la béatitude selon
l’intelligence, comme aussi à tous les bienheureux, qui sont dits bienheureux
par assimilation à sa propre béatitude.
Solutions :
1. Cet argument prouve que Dieu est heureux par son
essence ; mais non pas qu’on doive lui attribuer la béatitude selon la raison
formelle d’essence, mais bien plutôt selon la raison formelle d’intelligence.
2. La béatitude, étant un bien, est l’objet de la
volonté. Mais l’objet d’une puissance est présupposé à son acte. Et par suite,
selon notre façon de comprendre, la béatitude de Dieu précède l’acte de la
volonté divine qui s’y repose. Et ce ne peut être là qu’un acte d’intelligence.
Voilà pourquoi c’est dans l’acte d’intelligence qu’on trouve la béatitude.
Article 3 — Dieu
est-il essentiellement la béatitude de tout bienheureux ?
Objections :
1. Il le paraît, car Dieu est le souverain bien,
ainsi qu’on l’a fait voir. Or il est impossible qu’il y ait plusieurs
souverains biens, comme on l’a montré aussi. Donc, puisqu’il appartient à la
raison de béatitude qu’elle soit le souverain bien, il semble que la béatitude
ne soit autre chose que Dieu.
2. La béatitude est la fin dernière de la créature
raisonnable. Or être la fin dernière de la créature raisonnable n’appartient
qu’à Dieu. Donc Dieu seul est la béatitude de tout bienheureux.
En sens contraire,
la béatitude de l’un est plus grande que la
béatitude de l’autre, selon ces mots de l’Apôtre (I Co 15, 41) : “ Une étoile
diffère en éclat d’une autre étoile. ” Or rien n’est plus grand que Dieu. Donc
la béatitude est autre chose que Dieu.
Réponse :
La béatitude de la nature intellectuelle consiste
dans un acte d’intelligence. Mais on peut y considérer deux choses : l’objet de
l’acte, qui est l’intelligible, et l’acte même qui est l’intellection.
Si l’on considère la béatitude du côté de son
objet, en ce sens, c’est Dieu seul qui est la béatitude ; car un être est
bienheureux par cela seul qu’il connaît Dieu par l’intelligence, conformément à
ces paroles de S. Augustin : “ Bienheureux celui qui te connaît, ignorâtil tout
le reste. ” Mais considérée quant à l’acte même de l’intelligence, la béatitude
est quelque chose de créé dans les créatures bienheureuses. Tandis qu’en Dieu
elle est quelque chose d’incréé.
Solutions :
1. La béatitude, quant à son objet, consiste dans
le souverain bien purement et simplement, c’est-à-dire en Dieu. La béatitude
quant à l’acte, dans les créatures bienheureuses, est le souverain bien non
purement et simplement mais par rapport à l’ensemble des biens auxquels la
nature peut participer.
2. Comme le remarque le Philosophe, sous le nom de
fin on désigne deux choses : ce dont on jouit, et l’acte par lequel on en jouit
; ou, si l’on veut, la chose même, et l’usage qu’on en fait. Par exemple, pour
l’avare, la fin c’est l’argent et l’acquisition de l’argent. Donc la fin
dernière de la créature raisonnable, c’est Dieu à titre d’objet ; mais c’est la
béatitude créée comme étant l’usage, ou pour mieux dire la jouissance de cet
objet.
Article 4 — La
béatitude de Dieu inclut-elle toute béatitude ?
Objections :
1. Il semble que la béatitude divine n’embrasse pas
toutes les béatitudes. En effet, il y a de fausses béatitudes. Mais en Dieu
rien ne peut être faux.
2. Pour quelques-uns, la béatitude consiste dans
les choses corporelles, comme les voluptés, les richesses, etc., toutes choses
étrangères à Dieu, qui est incorporel. Donc la béatitude de Dieu ne comprend
pas toute béatitude.
En sens contraire,
la béatitude est une perfection. Or la perfection
de Dieu comprend toute perfection, ainsi qu’on l’a montré. Donc la béatitude de
Dieu comprend toute béatitude.
Réponse :
Tout ce qu’il y a de désirable en quelque béatitude
que ce soit, vraie ou fausse, tout cela préexiste éminemment dans la béatitude
divine. De la félicité contemplative, il retient la perpétuelle et infaillible
contemplation de lui-même, ainsi que de tout le reste. De la félicité active,
il tient le gouvernement de tout l’univers. Du bonheur terrestre, qui, au dire
de Boèce, comprend les plaisirs, les richesses, la puissance, la dignité et la
gloire, il a : pour plaisirs, la joie de lui-même et de tout le reste ; pour
richesses, cette suffisance parfaite qu’elles promettent aux hommes ; pour
puissance, la toute-puissance ; pour dignité, le gouvernement universel ; pour
gloire, l’admiration de toute créature.
Solutions :
1. Une béatitude est fausse selon qu’elle s’éloigne
de la béatitude vraie, ce qui n’est pas le cas de Dieu. Toutefois, ce qui
demeure là, si peu que ce soit, de semblable à la béatitude, préexiste tout
entier dans la béatitude divine.
2. Les biens qui existent de façon corporelle dans
les créatures corporelles existent en Dieu spirituellement, selon le mode qui
est le sien. Que cela suffise, en ce qui concerne l’essence divine prise en son
unité.
QUESTION 27 — LA PROCESSION DES PERSONNES DIVINES
Au sujet de la procession, cinq questions se posent
: 1. Y a-t-il une procession en Dieu ? 2. Y a-t-il en Dieu une procession qu’on
puisse appeler génération ? 3. Outre la génération, peut-il y avoir une autre
procession en Dieu ? 4. Cette autre procession peut-elle s’appeler génération ?
5. N’y a-t-il en Dieu que ces deux processions ?
Article 1 — Y
a-t-il une procession en Dieu ?
Objections :
1. “ Procession ” évoque un mouvement vers le
dehors. Mais en Dieu, il n’y a ni mouvement ni dehors : il n’y a donc pas non
plus de procession en Dieu.
2. Tout ce qui “ procède ” est autre que son
principe. Mais en Dieu il n’y a aucune diversité : c’est au contraire la
simplicité suprême. Donc, pas de procession en Dieu.
3. Procéder d’un autre, cela paraît s’opposer à la
notion même de premier principe. Or, comme on l’a montré plus haut, Dieu est le
premier principe. Il n’y a donc pas de place en Dieu pour une procession.
En sens contraire,
le Seigneur dit en S. Jean (8, 42) : “ Je suis
sorti de Dieu. ”
Réponse :
Touchant les réalités divines, la Sainte Écriture
use de termes qui ont trait à une procession. Procession qui a été comprise en
sens divers. Certains l’ont entendue à la manière dont l’effet procède de la
cause : Arius disait ainsi que le Fils procède du Père comme sa première
créature, et que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils comme leur créature
à tous deux. Mais dans cette hypothèse, ni le Fils ni le Saint-Esprit ne
seraient vrai Dieu, contrairement à ce qui est dit du Fils, en la première
épître de S. Jean (5, 20) : “ Afin que nous soyons en son vrai Fils : il est
vrai Dieu. ” S. Paul dit aussi du Saint-Esprit (1 Co 6,19) : “ Ne savez-vous
pas que vos membres sont le temple du Saint-Esprit ? ” Or il n’appartient qu’à
Dieu d’avoir un temple.
D’autres ont entendu cette procession au sens où
l’on dit que la cause procède en son effet, en tant qu’elle le meut ou lui
imprime sa ressemblance. Ainsi fit Sabellius. D’après lui, Dieu le Père
lui-même s’appelle “ le Fils ” en tant qu’il a pris chair de la Vierge ; et il
s’appelle “ le Saint-Esprit ” en tant qu’il sanctifie et vivifie la créature
raisonnable. Mais cela va contre l’affirmation du Seigneur an 5,19) : “ Le Fils
ne peut rien faire de lui-même... ” ; et contre tant d’autres passages qui
montrent que ce n’est pas le Père qui est le Fils.
Or, à bien réfléchir, Arius et Sabellius ont pris “
procession ” au sens de mouvement vers un terme extérieur ; de sorte qu’aucun
d’eux n’a posé de procession en Dieu même. Mais toute procession suppose une
action. Et si, dans le cas de l’action qui se porte sur une matière extérieure,
il y a une procession ad extra ; de même aussi dans le cas de l’action qui
demeure au-dedans de l’agent lui-même, il y a lieu de considérer une certaine
procession ad intra. On le voit surtout dans l’intelligence, dont l’acte, qui
est l’intellection, demeure dans le sujet connaissant. En quiconque connaît, et
du fait même qu’il connaît, quelque chose procède au-dedans de lui : à savoir,
le concept de la chose connue, procédant de la connaissance de cette chose.
C’est ce concept que la parole signifie : on l’appelle “ verbe intérieur ”,
signifié par le “ verbe oral ”.
Or, Dieu étant au-dessus de toutes choses, ce qu’on
affirme de lui doit s’entendre, non pas à la manière des créatures inférieures,
autrement dit des corps, mais par analogie avec les créatures les plus hautes,
c’est-à-dire avec les créatures spirituelles ; et même empruntée à celle-ci,
cette similitude reste en défaut pour représenter les réalités divines. Il ne
faut donc pas entendre “ procession ” au sens où il s’en rencontre dans le
monde corporel, soit par mouvement local, soit par l’action d’une cause sur son
effet extérieur : ainsi la chaleur procède de la source chaude et atteint le
corps échauffé. Il faut ici l’entendre par manière d’émanation intellectuelle,
tel le verbe intelligible émanant de celui qui parle et demeurant au-dedans de
lui. C’est en ce dernier sens que la foi catholique pose une procession en
Dieu.
Solutions :
1. Cette objection prend “ procession ” au sens
d’un mouvement local, ou bien d’une action qui s’exerce sur une matière
extérieure ou qui tend à un effet extérieur. Mais on vient de dire qu’il n’y a
pas de procession de ce genre en Dieu.
2. Ce qui procède par procession ad extra, et le
principe dont il procède, sont nécessairement divers. Ce n’est plus le cas pour
ce qui procède intérieurement par processus intellectuel : ici au contraire,
plus la procession est parfaite, plus le terme fait un avec son principe. Il
est clair en effet que, mieux la chose est connue, plus la conception
intellectuelle est intime au connaissant et fait un avec lui : car l’intellect,
en tant précisément qu’il est en acte de connaître devient une seule chose avec
le connu. Dès lors, I’intellection divine étant au sommet de la perfection,
comme on l’a dit, il s’ensuit nécessairement que le Verbe divin est
parfaitement un avec son principe sans la moindre diversité.
3. Procéder d’un principe comme son terme extérieur
et divers : oui, cela répugne à la condition de Premier Principe. Mais procéder
comme terme intime, sans diversité, par mode intellectuel, c’est inclus dans la
notion de Premier Principe. En effet, quand nous disons que l’architecte est le
principe de l’édifice, nous évoquons dans ce mot de “ principe ” la conception
de son art ; et cette conception serait ainsi incluse dans l’attribut de
premier principe, si l’architecte était premier principe. Or Dieu qui est le
Premier Principe des choses, est aux choses créées ce que l’architecte est à
ses œuvres.
Article 2 — Y
a-t-il en Dieu une procession qui puisse s’appeler une génération ?
Objections :
1. La génération est le changement du non-être à
l’être, c’est-à-dire l’opposé de la corruption ; l’un et l’autre ont pour sujet
la matière. Mais rien de tout cela ne convient à Dieu. Il ne peut donc pas y
avoir de génération en Dieu.
2. En Dieu, avons-nous dit, il y a procession de
mode intellectuel. Mais en nous cette procession ne s’appelle pas génération.
En Dieu non plus, par conséquent.
3. Quiconque est engendré reçoit l’être de son
principe ; par suite en tout engendré, l’être est reçu. Mais aucun être reçu
n’est subsistant par soi. Et comme l’être divin nous l’avons prouvée est
subsistant par soi, il s’ensuit que l’être d’aucun engendré n’est l’être divin.
Il n’y a donc pas de génération en Dieu.
En sens contraire,
on lit dans le Psaume (2, 7) : “ Je t’ai engendré
aujourd’hui. ”
Réponse :
La procession du Verbe en Dieu se nomme “génération
”. Pour le montrer, distinguons deux emplois du mot génération. On l’applique
d’abord dans un sens général à tout ce qui s’engendre et se corrompt ; dans ce
cas, “ génération ” ne signifie rien d’autre que le passage du non-être à
l’être. Nous en usons en second lieu, et cette fois au sens propre, à propos
des vivants ; dans ce cas, “ génération ” signifie “ l’origine qu’un vivant
tire de son principe vivant conjoint ” : on la nomme proprement “ naissance ”.
Ceci pourtant ne suffit pas pour être qualifié d’“ engendré ” ; ce nom n’est
donné proprement qu’à ce qui procède selon la ressemblance au principe. Un
poil, un cheveu ne vérifie pas la condition d’engendré, ni de fils ; seul la
vérifie ce qui procède selon la ressemblance ; et non pas selon n’importe
quelle ressemblance ; car les vers engendrés des animaux ne vérifient pas une
génération, ni une filiation, malgré la ressemblance générique. Pour qu’il y
ait génération au second sens, il faut procéder selon la ressemblance
spécifique, comme l’homme procède de l’homme ; le cheval, du cheval.
Dès lors, chez les vivants, comme l’homme ou
l’animal, qui procèdent de la puissance à l’acte de vie, la génération inclut
les deux modes susdits, changement et naissance. Mais dans le cas d’un vivant
dont la vie ne passe pas de la puissance à l’acte, la procession, s’il s’en
rencontre en lui, exclut absolument le premier mode de génération ; par contre,
elle peut vérifier la notion propre aux vivants.
C’est donc ainsi que la procession du Verbe, en
Dieu, a raison de génération. Le Verbe, en effet, procède par mode d’activité
intellectuelle : et c’est là une opération “ vitale ” ; il procède “ d’un
principe conjoint” on l’a déjà dit ; et “par assimilation formelle ”, car le
concept d’intelligence est la similitude de la chose connue ; et il “ subsiste
en la même nature ”, car en Dieu l’intellection est identique à l’être on l’a
montré plus haut. Voilà pourquoi la procession du Verbe en Dieu, prend le nom
de “ génération ”, et le Verbe qui procède, celui de “ Fils ”.
Solutions :
1. Cette objection tire argument de la génération
au premier sens, celle qui comporte passage de la puissance à l’acte. Ainsi
entendue, la génération ne se trouve pas en Dieu, nous l’avons dit.
2. En nous, l’acte d’intellection n’est pas la
substance même de l’intellect : aussi le verbe qui procède en nous selon
l’opération intellectuelle, n’a pas la même nature que son principe ; et par
suite il ne vérifie pas proprement et complètement la notion de génération.
Mais l’acte d’intellection divine est la substance même du sujet connaissant on
l’a montré plus haut ; aussi le Verbe y procède comme un subsistant de même
nature. Et pour cette raison, c’est au sens propre qu’on le dit “ engendré ” et
“ Fils ”. De là vient que l’Écriture, pour désigner la procession de la Sagesse
divine, fait appel à des notions propres à la génération des vivants, celles de
“ conception ”, d’“ enfantement ”. Ainsi le livre des Proverbes (8, 24) fait
dire à la Sagesse divine : “ Les abîmes n’existaient pas encore, et j’étais
déjà conçue. J’étais enfantée avant les collines. ” Mais pour notre intellect,
nous usons seulement du terme “ conception ”, pour autant que le verbe de notre
intellect soutient avec la chose connue un rapport de similitude, et non
d’identité de nature.
3. Tout ce qui est reçu n’est pas nécessairement
reçu dans un sujet ; sans quoi l’on ne pourrait pas dire que toute la substance
de la chose créée est reçue de Dieu, puisqu’il n’y a pas de sujet récepteur de
toute la substance. Semblablement, ce qui est engendré en Dieu reçoit bien
l’être de celui qui l’engendre, sans que pour autant cet être soit reçu dans
une matière ou un sujet ; car cela répugne à la subsistance de l’être divin :
on le dit “ reçu ”, parce que le terme procédant tient d’un autre l’être divin,
et non pas parce qu’il serait distinct de cet être divin. La perfection même de
l’être divin contient en effet et le Verbe qui procède intellectuellement et le
principe du Verbe, comme aussi nous l’avons dit tout ce qui appartient à la
perfection divine.
Article 3 — Outre
la génération, peut-il y avoir une autre procession en Dieu ?
Objections :
1. Il n’y a, semble-t-il, en Dieu d’autre
procession que la génération du Verbe. Car en admettre une seconde, c’est se
donner une raison d’en admettre encore une autre, et ainsi de suite à l’infini
: or cela ne saurait être admis. Arrêtons-nous donc à la première : il n’y a
qu’une procession en Dieu.
2. D’ailleurs chaque nature ne comporte qu’une manière
de se communiquer. La raison en est que les opérations se multiplient et se
différencient par leurs termes. Or il n’y a procession en Dieu que par
communication de la nature divine. Et puisqu’il n’y a qu’une nature divine,
ainsi qu’on l’a montré plus haut, il s’ensuit qu’en Dieu il n’y a qu’une
procession.
3. S’il devait y avoir en Dieu une autre procession
que la procession intellectuelle du Verbe, ce serait sans doute la procession
de l’amour, qui s’accomplit par l’opération de la volonté. Mais cette
procession ne peut pas se distinguer de la procession propre de l’intellect,
puisqu’en Dieu la volonté n’est pas distincte de l’intellect, on l’a vu plus
haut. En Dieu donc, pas d’autre procession que la procession du Verbe.
En sens contraire,
on lit en S. Jean que le Saint-Esprit procède du
Père (15, 26), et qu’il est lui-même distinct du Fils (14, 16) : “ Je prierai
mon Père et il vous enverra un autre Paraclet. ”. Il y a donc en Dieu une autre
procession que la procession du Verbe.
Réponse :
Il y a deux processions en Dieu : celle du Verbe,
et une autre. Pour le faire voir, considérons qu’en Dieu il n’y a de procession
qu’en raison de l’action qui demeure en l’agent lui-même, au lieu de se porter
vers un terme extérieur. Et dans une nature intellectuelle, cette action
immanente se réalise dans l’acte d’intelligence et dans l’acte de volonté. La
procession du Verbe appartient à l’acte d’intelligence. Quant à l’opération de
la volonté, elle donne lieu en nous à une autre procession : la procession de l’amour,
qui fait que l’aimé est dans l’aimant, comme la procession du Verbe fait que la
chose dite ou connue est dans le connaissant. Dès lors, outre la procession du
Verbe, est affirmée en Dieu une autre procession : c’est la procession de
l’amour.
Solutions :
1. Il n’est pas nécessaire d’aller à l’infini dans
les processions divines. Car, dans une nature intellectuelle, la procession ad
intra trouve son achèvement dans la procession de volonté .
2. Tout ce qui est en Dieu est Dieu, comme on l’a
montré. Mais c’est là une condition qui ne se retrouve nulle part ailleurs. Il
est donc vrai que la nature divine est communiquée dans toute procession qui
n’est pas ad extra : mais ce n’est pas le cas des autres natures.
3. Bien qu’en Dieu intelligence et volonté ne soient
qu’une même chose, il est pourtant essentiel à la volonté et à l’intellect que
les processions qui s’accomplissent dans leurs opérations respectives se
disposent dans un certain ordre : en effet, pas de procession d’amour qui ne
dise ordre à la procession d’un verbe, puisque rien ne peut être aimé de
volonté, qui n’ait été conçu dans l’intellect. De même donc qu’on doit
considérer un ordre du Verbe au principe d’où il procède, bien qu’en Dieu
l’intellect et le concept ne soient qu’une même substance ; de même, bien qu’en
Dieu volonté et intellect ne fassent qu’un, la procession de l’amour garde une
distinction d’ordre avec la procession du verbe, parce qu’il est essentiel à
l’amour de procéder de la conception de l’intelligence.
Article 4 — La
procession de l’amour en Dieu peut-elle s’appeler génération ?
Objections :
1. Oui, semble-t-il, c’est une génération. Car
l’être qui procède en ressemblance de nature chez les vivants, on dit bien
qu’il est engendré, qu’il naît. Or ce qui procède en Dieu par mode d’amour,
procède en ressemblance de nature : sans quoi il serait étranger à la nature
divine, et nous aurions là une procession ad extra. Par conséquent, ce qui
procède en Dieu par mode d’amour, procède comme un terme engendré et qui naît.
2. La similitude, qui est essentielle au verbe, est
aussi essentielle à l’amour : “ Tout être vivant aime son semblable ”, dit
l’Ecclésiastique (13, 15). Si donc, en raison de sa similitude, il convient au
verbe qui procède d’être engendré et de naître, cela convient aussi,
semble-t-il, à l’amour qui procède.
3. Ce qui ne rentre sous aucune espèce d’un genre,
ne fait point partie de ce genre. Donc, du fait qu’on vérifie en Dieu une “
procession ”, il faut bien qu’outre ce nom générique, elle ait un autre nom,
spécifique celui-ci. Or on n’en peut donner d’autre que celui de “ génération
”. Il semble donc bien que la procession d’amour en Dieu est une génération.
En sens contraire,
s’il en était ainsi, le Saint-Esprit qui est le
terme de cette procession d’amour, serait engendré : or S. Athanase le nie : “
Le Saint-Esprit vient du Père et du Fils ; non qu’il soit fait, ni créé, ni
engendré [par eux], mais il en procède. ”
Réponse :
La procession de l’amour, en Dieu, ne doit pas être
qualifiée de génération. On s’en rendra compte par la considération que voici :
entre l’intelligence et la volonté, il y a cette différence que l’intelligence
est en acte du fait que la chose connue est dans l’intellect par sa similitude
: la volonté, elle, est en acte, non parce qu’une similitude du voulu est dans
le voulant, mais bien parce qu’il y a en elle une inclination vers la chose
voulue Il en résulte que la procession qui se prend selon le caractère propre
de l’intellect est formellement assimilatrice, et pour autant il est possible qu’elle
soit une génération, car celui qui engendre, c’est le semblable à soi-même
qu’il engendre. A l’inverse, la procession qui se prend selon l’action de la
volonté, ce n’est pas sous l’aspect d’assimilation qu’elle nous apparaît, mais
plutôt comme impulsion et mouvement vers un terme. C’est pourquoi ce qui, en
Dieu, procède par mode d’amour ne procède pas comme engendré, comme fils, mais
bien plutôt comme souffle. Ce mot évoque une sorte d’élan et d’impulsion
vitale, dans le sens où l’on dit que l’amour nous meut et nous pousse à faire
quelque chose.
Solutions :
1. Tout ce qui est en Dieu ne fait qu’un avec la
nature divine. Ce n’est donc pas du côté de cette unité qu’on peut saisir la
raison propre de telle ou telle procession, autrement dit ce qui distingue
l’une de l’autre ; la raison propre de chacune des processions doit se prendre
de l’ordre qu’elles soutiennent entre elles. Or cet ordre dépend de la nature
propre du vouloir et de l’intellect. C’est donc d’après la nature propre de ces
deux activités que chaque procession en Dieu reçoit un nom : le nom qu’on donne
à une chose, en effet, veut signifier la nature propre de cette chose. Voilà
pourquoi ce qui procède par mode d’amour a beau recevoir la nature divine : on
ne dira pourtant pas qu’il est “ né ”.
2. Si la similitude appartient au verbe et à
l’amour, c’est à titre différent. Elle appartient au verbe en ce sens que
lui-même est une similitude de celui qui l’engendre. Quant à l’amour, ce n’est
pas qu’il soit lui-même une similitude ; mais la similitude est principe
d’amour. Il ne s’ensuit donc pas que l’amour soit engendré, mais que l’engendré
est principe de l’amour.
3. Nous ne pouvons nommer Dieu que par emprunt aux
créatures, on l’a dit plus haut. Et comme, dans la créature, il n’y a
communication de la nature que par génération, la procession en Dieu n’a pas
d’autre nom d’espèce que celui de génération. Dès lors, la procession qui n’est
pas génération est demeurée sans nom d’espèce : on peut cependant l’appeler
“spiration ” puisque c’est la procession de l’“ Esprit ”.
Article 5 — N’y
a-t-il en Dieu que ces deux processions ?
Objections :
1. De même qu’on attribue à Dieu la connaissance et
le vouloir, on lui attribue aussi la puissance. Donc, si l’on conçoit deux
processions en Dieu selon la connaissance et le vouloir, il faut en concevoir
une troisième selon la puissance.
2. La bonté est par excellence principe de
procession, puisqu’on dit que le bien est diffusif de soi. Il faut donc
concevoir en Dieu une procession selon la bonté.
3. En Dieu, la fécondité a plus de puissance qu’en
nous. Or en nous la procession du verbe n’est pas unique, mais multiple ; en
effet, d’un verbe en nous procède un autre verbe ; et pareillement d’un amour,
un autre amour. Donc en Dieu aussi, il y a plus de deux processions.
En sens contraire,
ils sont deux seulement qui procèdent en Dieu : le
Fils et le Saint-Esprit. Il n’y a donc en lui que deux processions.
Réponse :
En Dieu on ne peut concevoir de procession que
selon les actions qui demeurent dans l’agent. Or, des actions de ce genre, dans
une nature intellectuelle et divine, il n’y en a que deux : l’intellection et
le vouloir. Car la sensation, qui semble aussi une opération immanente au sujet
sentant, n’appartient pas à la nature intellectuelle ; elle n’est d’ailleurs
pas complètement étrangère au genre des actions ad extra, puisque la sensation
s’accomplit par action du sensible sur le sens. Il reste donc qu’en Dieu, il ne
peut y avoir d’autre procession que celle du verbe et de l’amour.
Solutions :
1. La puissance est principe de l’action qu’on
exerce sur autre chose ; l’action évoquée par l’attribut de puissance est donc
l’action ad extra. Dès lors, la procession évoquée dans ce même attribut n’est
pas la procession d’une personne divine ; ce n’est que la procession des
créatures.
2. Au dire de Boèce, le bien concerne l’essence, et
non pas l’opération, sinon à titre d’objet de la volonté. Et comme il nous faut
concevoir les processions divines à raison de quelque action, la bonté et les
attributs du même genre ne nous donnent pas à saisir d’autres processions que
celles du Verbe et de l’Amour, en tant que Dieu connaît et aime son essence, sa
vérité et sa bonté.
3. C’est par un acte unique et simple que Dieu
connaît tout, et pareillement veut tout ; on l’a dit plus haut. Il ne peut donc
pas y avoir en lui de verbe procédant d’un autre verbe, ni d’amour procédant
d’un autre amour ; il n’y a en lui qu’un Verbe parfait et qu’un Amour parfait.
Et c’est en cela que se manifeste sa parfaite fécondité.
QUESTION 28 — LES RELATIONS DIVINES
1. Y a-t-il en Dieu des relations réelles ? 2. Ces
relations sont-elles l’essence divine ellememe, ou bien sont-elles “ accolées
du dehors ” ? 3. Peut-il y avoir en Dieu plusieurs relations réellement
distinctes les unes des autres ? 4. Quel est leur nombre ?
Article 1 — Y
a-t-il en Dieu des relations réelles ?
Objections :
1. Boèce dit : “ Quand on fait usage des
prédicaments pour parler de Dieu, tous ceux que l’on peut attribuer passent au
genre substance ; quant à la relation, il est absolument impossible de
l’attribuer. ” Or ce qui se trouve réellement en Dieu peut lui être attribué.
C’est donc qu’il n’y a pas réellement de relation en Dieu.
2. Boèce dit encore : “ La relation de Père à Fils,
dans la Trinité, et celle de tous deux au Saint-Esprit, sont comme la relation
du même au même. ” Or cette dernière n’est qu’une relation de raison, car toute
relation réelle exige des extrêmes qui soient réellement deux. Dès lors, les
relations qu’on affirme en Dieu ne sont pas des relations réelles, mais de pure
raison.
3. La relation de paternité est une relation de
principe. Or, quand on dit que Dieu est principe des créatures, cela n’évoque
pas de relation réelle, mais seulement une relation de raison. Ni les autres
relations qu’on y considère, pour la même raison.
4. Il y a relation en Dieu à raison de la
procession intelligible d’un verbe. Mais les relations consécutives aux
opérations de l’intellect sont des relations de raison. Dès lors la paternité
et la filiation qu’on affirme en Dieu, du fait de cette génération, ne sont que
des relations de raison.
En sens contraire,
on ne parle de père qu’en raison d’une paternité,
et de fils, qu’en raison d’une filiation. Donc, si en Dieu il n’y a réellement
ni paternité, ni filiation, il s’ensuit que Dieu n’est pas réellement Père, ni
Fils ; il ne l’est que par considération de notre esprit. Or c’est là l’hérésie
de Sabellius.
Réponse :
Il existe réellement des relations en Dieu. Pour le
mettre en évidence, considérons que dans la seule catégorie de relation on
trouve des prédicats qui sont attribués par la raison à un sujet sans que, dans
la réalité, une propriété de ce sujet leur corresponde. Cela n’arrive pas dans
les autres genres ; ceux-ci, tels la quantité et la qualité, signifient
formellement et proprement quelque chose d’inhérent à un sujet. Tandis que les
prédicats relatifs ne signifient formellement et proprement qu’un rapport à
autre chose. Rapport qui parfois existe dans la nature même des choses : quand
des réalités sont, par nature, ordonnées l’une à l’autre. De telles relations
sont nécessairement réelles. Ainsi le corps pesant possède une inclination et
un ordre au lieu central ; par suite, il y a dans le pesant lui-même un rapport
au lieu central. Il en est de même dans les autres cas de cette sorte. Mais
parfois aussi le rapport signifié par le prédicat relatif n’existe que dans
l’appréhension même de la raison, qui établit une comparaison entre une chose
et une autre. Ce n’est alors qu’une relation de raison : comme lorsque
l’esprit, comparant “ homme ” à “ animal ”, y considère l’espèce d’un genre.
Or, quand une chose procède d’un principe d’une
même nature, tous les deux ce qui procède et son principe appartiennent
nécessairement à un même ordre ; et par suite ils doivent soutenir entre eux
des rapports réels. Donc, puisque, en Dieu, les processions se réalisent en
identité de nature, on l’a vu plus haut, nécessairement les relations que l’on
considère du fait de ces processions, sont des relations réelles.
Solutions :
1. On dit que le relatif ne s’attribue pas du tout
“ en Dieu ”, quand on considère la raison propre du prédicat relatif, laquelle
se prend non pas du sujet où il inhère, mais de l’autre, c’est-à-dire du terme
auquel le sujet est relatif. Boèce n’a donc pas voulu par là nier l’existence
d’aucune relation en Dieu ; il niait que la relation comme telle s’attribuât
par manière de réalité inhérente ; elle s’attribue plutôt par manière de
rapport à autre chose.
2. La relation signifiée par l’expression “le même”
est une relation de raison, s’il s’agit d’identité pure et simple ; car cette
sorte de relation ne peut consister qu’en un certain ordre saisi par la raison
entre une chose et elle-même, prise sous deux de ses aspects. Il en est
autrement lorsqu’on dit de plusieurs réalités qu’elles sont identiques, non
plus numériquement, mais quant à leur nature générique ou spécifique. Boèce met
donc en parallèle relations divines et relations d’identité, non pas sous tous
les rapports, mais en ceci seulement que les relations dont il s’agit, tout
comme la relation d’identité, n’introduisent aucune diversité dans la
substance.
3. La créature procédant de Dieu en diversité de
nature, Dieu est en dehors de tout l’ordre créé ; en outre, sa relation aux
créatures ne provient pas de sa nature. Ce n’est pas, en effet, par une
nécessité de sa nature qu’il produit les créatures, mais par sa pensée et par
son vouloir, on l’a dit plus haut. De là vient que la relation aux créatures
n’est pas réelle en Dieu. En revanche, la relation à Dieu est réelle dans les
créatures ; car cellesci sont soumises à l’ordre divin, et il est intrinsèque à
leur nature de dépendre de Dieu. Quant aux processions divines, elles
s’accomplissent en identité de nature ; leur cas ne peut donc pas être assimilé
au précédent.
4. Les relations résultant, dans les choses connues
mêmes, de la seule opération de l’intellect, ne sont que des relations de
raison ; c’est en effet la raison qui les découvre entre deux objets
appréhendés. Mais les relations qui résultent des opérations de l’intellect et
s’établissent entre le verbe et son principe, ne sont pas de simples relations
de raison : ce sont des relations réelles. Car l’intellect lui-même et la
raison sont bien une réalité, et ils se rapportent réellement à ce qui en
procède intellectuellement, de même que la chose corporelle se rapporte
réellement à ce qui en procède corporellement. C’est ainsi qu’en Dieu paternité
et filiation sont des relations réelles.
Article 2 — Ces
relations sont-elles l’essence divine elle-même ?
Objections :
1. Au dire de S. Augustin, “ parmi les noms qu’on
donne à Dieu, tous ne désignent pas la substance. On lui donne des noms
relatifs comme celui de Père, qui se dit par rapport au Fils ; et ces noms-là
ne s’attribuent pas au titre de la substance ”. C’est donc que la relation
n’est pas l’essence divine.
2. S. Augustin écrit aussi : “ Toute réalité
désignée par un terme relatif, est encore quelque chose quand on fait
abstraction de l’aspect relatif : ainsi le maître est un homme, l’esclave est
un homme. ” Donc, s’il existe des relations en Dieu, il doit y avoir en Dieu
autre chose que ces relations : or ce ne peut être que son essence ; donc son
essence est autre chose que ses relations.
3. L’être du relatif consiste à se rapporter à
autre chose. Donc, si la relation est l’essence divine elle-même, l’être de
cette essence divine consistera à se rapporter à autre chose. Cela n’est pas
compatible avec la perfection de l’être divin, qui est ce qu’il y a de plus
purement absolu et subsistant par soi. Donc la relation n’est pas l’essence
divine elle-même.
En sens contraire,
toute réalité qui n’est pas l’essence divine, est
une créature. Or la relation se vérifie réellement en Dieu. Donc, si elle n’est
pas l’essence divine, ce sera une créature ; et dès lors on ne devra pas lui
rendre un culte de latrie. Or on chante au contraire dans la Préface : “ ..
Afin d’adorer la propriété dans les Personnes, et l’égalité dans la majesté. ”
Réponse :
On dit que sur ce point Gilbert de la Porrée s’est
trompé, mais que dans la suite, au Concile de Reims, il rétracta son erreur. Il
disait en effet qu’en Dieu les relations sont assistentes, c’est-à-dire
accolées du dehors.
Pour éclaircir cette question, notons d’abord qu’en
chacun des neuf genres d’accident, il y a deux aspects à considérer. Il y a
d’abord l’être qui convient à chacun d’eux en tant qu’accident ; et pour tous
en général, il consiste à exister dans le sujet : en effet, l’être de
l’accident, c’est d’exister dans un autre. L’autre aspect à considérer en
chacun d’eux, c’est la raison formelle propre de chacun de ces genres. Or, dans
les autres genres que la relation, par exemple dans la quantité et la qualité,
la raison formelle propre du genre se prend encore par rapport au sujet ; on
dit ainsi que la quantité est une mesure de la substance, que la qualité est
une disposition de la substance. Mais la raison formelle propre de la relation
ne se prend pas par rapport au sujet en qui elle existe ; elle se prend par
rapport à quelque chose d’extérieur.
Donc, si nous considérons les relations, même dans
les choses créées, en tant que relations, sous cet aspect elles se trouvent
bien assistentes, et non pas fixées du dedans ; c’est-à-dire qu’elles
signifient un rapport contigu en quelque sorte à la chose référée elle-même,
puisqu’il se porte à partir d’elle vers l’autre. Tandis que, si l’on considère
la relation en tant qu’accident, elle est aussi inhérente au sujet ayant en lui
un être accidentel. Gilbert de la Porrée, lui, n’a considéré la relation que
sous le premier aspect.
Or tout ce qui, dans les créatures, possède un être
accidentel, selon qu’on le transfère en Dieu, y possède l’être substantiel ;
car rien n’existe en Dieu à la manière d’un accident dans son sujet ; tout ce
qui existe en Dieu est son essence. Ainsi donc, si l’on considère la relation
sous l’aspect où, dans les choses créées, elle a un être accidentel dans le
sujet, de ce côté la relation qui existe réellement en Dieu a l’être de
l’essence divine ne faisant qu’un avec elle. Mais en tant même que relation, elle
ne signifie pas un rapport à l’essence, mais bien à son opposé.
Ainsi est-il clair que la relation réelle en Dieu
est réellement identique à l’essence, et n’en diffère que par une considération
de l’esprit, en tant que la relation évoque un rapport à son opposé, que
n’évoque pas le terme d’essence. On voit aussi qu’en Dieu il n’y a pas à
distinguer l’être relatif et l’être essentiel : ce n’est qu’un seul et même
être.
Solutions :
1. Ce passage de S. Augustin n’entend pas nier que
la paternité, ou toute autre relation en Dieu, soit, quant à son être,
identique à l’essence divine ; il note que la relation ne s’attribue pas selon
le type d’attribution qui convient à la substance, c’est-à-dire comme une
réalité existant dans le sujet dont on l’affirme, mais comme se rapportant à un
autre. Pour cette raison l’on dit qu’en Dieu il n’y a que deux prédicaments
(substance et relation). En effet, les autres prédicaments impliquent un
rapport au sujet d’attribution, tant dans leur mode d’être que dans la raison
formelle de leur propre genre ; or rien de ce qui existe en Dieu ne peut
soutenir, avec le sujet où il existe et dont on l’affirme, d’autre rapport que
celui d’identité, parce que Dieu est absolument simple.
2. Comme au niveau des créatures on ne trouve pas
seulement dans l’attribution relative le rapport à l’autre, mais aussi quelque
chose d’absolu, ainsi en Dieu mais d’une tout autre manière. Car dans la
créature cet absolu que l’on trouve joint au relatif en est réellement
distinct, alors qu’en Dieu ils sont une seule et même réalité, que le terme
relatif ne suffit pas à exprimer, ne la comprenant pas tout entière en sa
signification. Il a été dit plus haut, à propos des Noms divins, qu’il y a dans
la perfection de l’essence divine plus de richesse que ne peut signifier
quelque nom que ce soit. Si donc, en Dieu, l’absolu s’ajoute au relatif, ce
n’est pas comme une réalité autre, mais comme le signifié d’un nom complète le
signifié d’un autre.
3. Si la perfection divine ne contenait rien de
plus que le signifié du terme relatif, son être serait certes imparfait,
puisqu’il serait par rapport à un autre. De même, si elle ne contenait rien de
plus que le signifié du terme “ sagesse ”, elle ne serait pas une réalité
subsistante. Mais parce que la perfection de l’essence divine est trop grande
pour être embrassée dans la signification d’un autre nom, le fait que notre
terme relatif, ou tout autre nom attribué à Dieu, ne signifie pas quelque chose
de parfait, n’entraîne pas du tout que l’essence divine est un être imparfait,
car elle comprend en soi la perfection de tous les genres, on l’a dit plus
haut.
Article 3 —
Peut-il y avoir en Dieu plusieurs relations réellement distinctes les unes des
autres ?
Objections :
1. Quand deux choses sont identiques à une
troisième, elles sont identiques entre elles. Or toute relation qui existe en
Dieu, est dans la réalité identique à l’essence divine. Les relations ne se
distinguent donc pas les unes des autres.
2. Il est vrai que la paternité et la filiation se
distinguent de l’essence divine quant à leur raison formelle ; mais c’est aussi
le cas de la bonté et de la puissance. Or, cette distinction de raison
n’entraîne pas de distinction réelle entre la bonté et la puissance divines.
Elle n’en pose donc pas non plus entre la paternité et la filiation.
3. Il n’y a de distinction réelle en Dieu qu’en
raison de l’origine. Or une relation ne provient pas d’une autre relation à ce
qu’il semble. Donc les relations ne se distinguent pas réellement les unes des
autres.
En sens contraire,
Boèce dit qu’en Dieu, “ la substance contient
l’unité, la relation multiplie la trinité ”. Donc, si les relations ne se
distinguent pas les unes des autres, il n’y aura pas de trinité réelle en Dieu
; il n’y aura qu’une pure trinité de raison. Or, c’est là l’erreur de
Sabellius.
Réponse :
Attribuer un prédicat à un sujet, c’est
nécessairement lui attribuer tout ce qui appartient à la définition du
prédicat. Par exemple, si le prédicat “ homme ” convient à quelqu’un,
nécessairement le prédicat “ raisonnable ” lui convient aussi. Or la relation
comporte, par définition, un rapport à autre que soi, rapport qui oppose
relativement la chose à cet autre. Dès lors, puisqu’en Dieu il y a réellement
relation, comme on l’a dit, il doit y avoir aussi réellement opposition. Mais
l’opposition relative inclut dans sa définition même une distinction. Il doit
donc y avoir en Dieu distinction réelle, affectant, non pas sans doute, la
réalité absolue qu’est l’essence, où se trouve la plus haute unité et
simplicité, mais la réalité relative.
Solutions :
1. Aristote a marqué les limites du principe
évoqué, quand plusieurs êtres sont identiques au même, ils sont identiques
entre eux. Cela vaut, d’après lui, s’il s’agit d’identité à la fois dans la
réalité et dans la pensée : par exemple “ tunique ” et “ vêtement ”. Mais cela
ne vaut plus dès qu’il y a distinction de raison. Ainsi l’action est bien
identique au mouvement, et la passion de même ; il ne s’ensuit pas cependant
qu’action et passion soient identiques ; “ action ” implique en effet référence
au principe du mouvement dans le mobile, tandis que “ passion ” évoque
provenance à partir d’un autre. Il en est de même dansle cas present ; la
paternité est identique en réalité à l’essence divine, et la filiation
pareillement ; cependant l’une et l’autre comportent en leur raison formelle
propre des rapports opposés : d’où vient qu’elles se distinguent l’une de
l’autre.
2. Puissance et bonté ne comportent pas
d’opposition dans leur notion ; leur cas est donc différent.
3. Bien que, à parler strictement, les relations ne
proviennent ni ne procèdent l’une de l’autre, c’est pourtant en considérant la
procession d’un terme émanant d’un principe, qu’on les conçoit opposées.
Article 4 — Quel
est le nombre des relations en Dieu ?
Objections :
1. Il semble qu’en Dieu il n’y ait pas seulement
quatre relations réelles : paternité et filiation, spiration et procession. En
effet, on peut considérer en Dieu des relations de connaissant à connu, de
voulant à voulu : relations réelles, à ce qu’il semble, et non comprises dans
la liste ci-dessus. Il y a donc plus de quatre relations réelles en Dieu.
2. Nous saisissons des relations réelles en Dieu à
raison de la procession intellectuelle du verbe. Mais, dit Avicenne, les
relations d’ordre intelligible se multiplient à l’infini. Il y a donc en Dieu
une infinité de relations réelles.
3. De toute éternité, les idées des choses sont en
Dieu. Or elles ne se distinguent les unes des autres que par leur rapport aux
choses, on l’a dit plus haut. Il y a donc beaucoup plus de quatre relations
éternelles en Dieu.
4. Égalité, similitude, identité sont bien des
relations ; et on les attribue à Dieu dans son éternité. Il y a donc en Dieu,
de toute éternité, plus de relations qu’on n’en a énuméré tout à l’heure.
En sens contraire,
il semblerait plutôt qu’il y en a moins que quatre.
Car, selon Aristote, “ c’est un seul et même chemin qui va d’Athènes à Thèbes
et de Thèbes à Athènes ”. Pareillement, c’est une seule et même relation qui va
du père au fils : celle qu’on nomme “ paternité ” ; et qui va du fils au père :
on la nomme alors “ filiation ”. A ce compte, il n’y a pas quatre relations en
Dieu.
Réponse :
C’est la doctrine du philosophe que toute relation
se fonde ou sur la quantité, par exemple : double et moitié ; ou sur l’action
et la passion, par exemple : cause et effet, père et fils, maître et serviteur,
etc. Or, il n’y a pas de quantité en Dieu : “ Il est grand sans dimensions ”
dit S. Augustin. Dès lors il ne peut y avoir en Dieu de relation réelle que
fondée sur l’action. Et non point sur les actions selon lesquelles procède
quelque chose d’extérieur à Dieu, car les relations de Dieu aux créatures ne
sont pas réellement en lui, on l’a vu plus haut. On ne peut donc concevoir en
Dieu de relations réelles que selon les actions qui posent en lui une
procession intérieure, et non pas extérieure.
Nous avons vu d’autre part qu’il n’y a que deux
processions de ce genre ; l’une se prend selon l’opération intellectuelle, et
c’est la procession du verbe ; l’autre se prend selon l’opération de la
volonté, et c’est la procession de l’amour. Et en chaque procession, il faut
considérer deux relations opposées : la relation de ce qui procède à partir du
principe, et celle de principe même. Or, la procession du verbe s’appelle une
génération, au sens propre qui convient aux êtres vivants ; et la relation de
principe de générations chez les vivants parfaits, se nomme “ paternité ” ; la
relation de terme émané du principe, se nomme “ filiation ”. Quant à la
procession de l’amour, nous avons dit qu’elle n’a pas de nom propre ; les
relations qu’elle fonde n’en ont donc pas non plus. On donne pourtant le nom de
“ spiration ” à la relation du principe de cette procession, et celui de “
procession ” à la relation du terme procédant, bien que ce soient là proprement
deux noms de procession ou d’origine, et non de relation.
Solutions :
1. Là où connaissant et connu, voulant et voulu
font deux, il peut y avoir relation réelle du savoir à la chose sue, de la
volonté à la chose voulue. Mais en Dieu, connaissant et connu ne font
absolument qu’un ; car c’est en se connaissant qu’il connaît tout le reste. Il
en est de même pour la volonté et son objet. Dès lors, en Dieu, ces relations
ne sont pas plus réelles que des relations d’identité. En revanche, la relation
au verbe est réelle ; car par “ verbe ”, nous entendons le terme qui procède
par l’opération intellectuelle, et non pas la chose connue. En effet, quand
nous connaissons la pierre, ce qu’on nomme “ verbe ”, c’est ce que l’intellect
conçoit de la chose connue.
2. En nous, les relations intelligibles se
multiplient à l’infini, car c’est par autant d’actes distincts que l’homme
connaît la pierre, puis encore connaît ce savoir ; les actes de connaissance se
multiplient ainsi à l’infini, et par suite aussi les relations connues. Mais en
Dieu rien de tel, puisqu’il connaît tout dans son acte unique.
3. Les rapports idéaux sont objet de la
connaissance divine ; leur multiplicité n’entraîne donc pas l’existence d’une
multitude de relations, voilà tout
4. Égalité et similitude, en Dieu, ne sont pas des
relations réelles, mais de pures relations de raison : on le montrera plus
loin.
5. La route est la même d’un point à un autre, et
vice versa : mais les directions sont différentes. On ne peut donc pas conclure
de là que la relation de père à fils et sa réciproque soient identiques ; on
pourrait seulement le conclure de quelque réalité absolue qui serait interposée
entre eux.
Nous avons exposé tout d’abord les notions qu’il
semblait nécessaire de connaître touchant les processions et les relations ; il
nous faut maintenant aborder l’étude des Personnes. Elle comprendra deux
parties : les Personnes considérées en ellesmêmes, et les Personnes comparées
entre elles. Dans la première, nous devrons d’abord considérer les Personnes en
général, puis chaque Personne en particulier.
L’étude des Personnes en général comporte quatre
questions : 1° La signification du terme “ personne ” (Q. 29) 2° Le nombre des
Personnes (Q. 30) 3° Les attributs que ce nombre implique ou exclut, tels ceux
qui évoquent diversité, similitude, etc. (Q. 31). 4° Notre connaissance des
Personnes (Q. 32).
QUESTION 29 — LES PERSONNES DIVINES
Au sujet de la signification du mot “personne ”,
nous verrons : 1. La définition de la personne. 2. La comparaison de ce terme
avec ceux d’essence, de subsistance et d’hypostase. 3. Le terme personne
convient-il à propos de Dieu ? 4. Ce qu’il y signifie.
Article 1 —
Définition de la personne
Objections :
1. Boèce en donne cette définition : la personne est
la substance individuelle de nature raisonnable. Or cette définition paraît
irrecevable. En effet, on ne définit pas le singulier ; c’est donc à tort qu’on
la définit.
2. Dans cette définition, le terme “ substance ”
est à prendre soit au sens de substance première, soit au sens de substance
seconde. S’il s’agit de substance première, le mot “ individuelle ”, est de
trop, car la substance première est la substance individuelle. S’il s’agit de
la substance seconde, “ individuelle ” en fait une définition fausse et
contradictoire dans ses termes ; car ce sont les genres et les espèces qu’on
appelle substances secondes. Cette définition est donc mal faite.
3. Dans la définition d’une réalité, on ne doit pas
insérer de terme signifiant une intention logique, Par exemple, l’énoncé que
voici : “ l’homme est une espèce d’animal ”, ne constitue pas une bonne
définition, car “ homme ” désigne une réalité, tandis qu’espèce désigne une
intention logique. Dès lors, puisque “personne ” désigne une réalité, (ce terme
en effet signifie une substance de nature raisonnable), il est incorrect
d’introduire dans sa définition le terme “ individu ”, qui désigne une
intention logique.
4. “ La nature, dit Aristote, est le principe du
mouvement et du repos dans l’être qui y est sujet par soi, et non
accidentellement. ” Mais la personne se vérifie chez des êtres soustraits au
mouvement, comme Dieu et les anges. Il ne fallait donc pas mettre le mot “
nature ” dans la définition de la personne, mais plutôt celui d’“ essence ”.
5. L’âme séparée est une substance individuelle de
nature raisonnable, elle n’est pourtant pas une personne. C’est donc que notre
définition pèche par quelque endroit.
Réponse :
L’universel et le particulier se rencontrent dans
tous les genres ; cependant ils se vérifient d’une manière spéciale dans le
genre substance. La substance, en effet, est individuée par elle-même ; tandis
que les accidents le sont par leur sujet, c’est-à-dire par la substance : on
dit “ cette ” blancheur, dès lors qu’elle est dans “ ce ” sujet. C’est donc à
bon droit qu’on donne aux individus du genre substance un nom spécial : on les
nomme “ hypostase ” ou “ substance première ”.
Mais le particulier et l’individu se rencontrent
sous un mode encore plus spécial et parfait dans les substances raisonnables,
qui ont la maîtrise de leurs actes : elles ne sont pas simplement “ agies ”,
comme les autres, elles agissent par elles-mêmes ; or les actions existent dans
les singuliers. Aussi, parmi les autres substances, les individus de nature
raisonnable ontils un nom spécial, celui de “ personne ”. Et voilà pourquoi,
dans la définition ci-dessus, on dit : “ La substance individuelle ”, puisque “
personne ” signifie le singulier du genre substance ; et l’on ajoute “ de
nature raisonnable ”, en tant qu’elle signifie le singulier dans les substances
raisonnables.
Solutions :
1. Bien que l’on ne puisse pas définir tel ou tel
singulier, on peut définir ce qui constitue la raison formelle commune de
singularité. C’est ainsi que le Philosophe définit la substance première. Et
c’est de cette manière que Boèce définit la personne.
2. Pour certains, dans la définition de la
personne, “ substance ” est mis pour “ substance première ” (qui est
l’hypostase) ; et cependant “ individuelle ” n’y est pas de trop. En effet, par
ces termes d’hypostase ou de substance première, on exclut l’universel ou la
partie ; car on ne qualifie pas d’hypostase l’homme en général, ni même sa
main, qui n’est qu’une partie. Mais, en ajoutant “ individuelle ”, on exclut de
la personne la raison d’aptitude à être assumé ; dans le Christ, par exemple,
la nature humaine n’est pas une personne, parce qu’elle se trouve assumée par
un plus digne : le Verbe de Dieu.
Cependant, il vaut mieux dire que, dans notre
définition, “ substance ” est pris dans un sens général qui domine les
subdivisions (substance première et substance seconde), et que l’adjectif “
individuelle ” amène ce terme à signifier la substance première.
3. Parce que les différences substantielles nous
sont inconnues, ou encore n’ont pas de nom, il nous faut parfois user de
différences accidentelles à leur place. On dira, par exemple, que le feu est “
un corps simple, chaud et sec ” ; car les accidents propres sont des effets des
formes substantielles et les manifestent. Pareillement, pour définir des
choses, on peut prendre des noms d’intentions logiques au lieu de noms de
choses inexistants. C’est ainsi que le terme “ individu ” figure dans la
définition de la personne : il y désigne le mode de subsister qui appartient
aux substances particulières.
4. D’après Aristote, le mot “ nature ” a d’abord
été donné à la génération des vivants, c’est-à-dire à la naissance. Et comme
cette génération procède d’un principe intérieur, le terme a été étendu au
principe intrinsèque de tout mouvement : c’est la définition même qui en a été
donnée par Aristote. Et parce que ce principe est formel ou matériel, on
appelle “ nature ” aussi bien la forme que la matière. Mais la forme achève
l’être de chaque chose : on appelle donc en général “nature” l’essence de
chaque chose, c’est-à-dire cela même qu’exprime la définition. Et c’est en ce
sens que le mot “ nature ” est pris ici. Aussi Boèce dit-il : “ La nature est
ce qui informe chaque chose en la dotant de sa différence spécifique. ”
Celle-ci en effet est la différence qui achève la définition et qui se prend de
la forme propre de la chose. Il convenait donc bien, pour définir la personne,
qui est l’individu d’un genre déterminé, d’employer le terme de “ nature ”
plutôt que celui d’essence, qui dérive d’esse, c’est-à-dire de ce qu’il y a de
plus commun.
5. L’âme est une partie de la nature humaine : et
du fait que, tout en subsistant à l’état séparé, elle garde son aptitude
naturelle à l’union, on ne peut l’appeler une substance individuelle,
c’est-à-dire une hypostase ou substance première pas plus que la main ou toute
autre partie de l’être humain. Voilà pourquoi ni la définition, ni le nom de
personne ne lui conviennent.
Article 2 —
Persona, hypostasis, subsistentia et essentia sont-ils synonymes ?
Objections :
1. Persona et hypostasis paraissent bien synonymes.
Boèce dit que les Grecs appellent hypostasis la substance individuelle de
nature raisonnable. Or c’est là précisément la signification du mot persona
chez les Latins. Les deux termes sont donc parfaitement synonymes.
2. En parlant de Dieu, on dit aussi bien tres
subsistentiae ou tres personae. Et nous ne le ferions pas si persona et
subsistentia ne signifiaient pas la même chose. Donc persona et subsistentia
sont synonymes.
3. Selon Boèce, ousia, autrement dit essentia,
désigne le composé de matière et de forme. Mais ce qui est composé de matière
et de forme, c’est l’individu du genre substance, c’est-à-dire cela même qu’on
appelle hypostasis ou persona. Tous ces termes paraissent donc bien signifier
la même chose.
En sens contraire,
Boèce dit aussi que les genres et les espèces
subsistent seulement, tandis que les individus non seulement subsistunt, mais
encore substant. Or, de subsistere vient l’appellation de subsistentia ; et de
substare, celle de substantia. Si donc la condition d’hypostase ou personne ne
convient pas aux genres ni aux espèces, hypostasis et persona ne sont pas
synonymes de subsistentia.
5. Selon Boèce encore, on nomme hypostasis la
matière, et ousiosis, c’est-à-dire subsistentia, la forme. Mais ni la matière
ni la forme ne peuvent être appelées persona. Donc persona n’est pas identique
aux termes susdits.
Réponse :
Selon Aristote, “ substance ” s’emploie en deux
sens. On appelle d’abord ainsi la quiddité de la chose, c’est-à-dire ce
qu’exprime la définition ; on dit ainsi que la définition signifie la substance
de la chose. Les Grecs nomment cette substance-là ousia, que nous pouvons
traduire par essentia. Dans un second sens, on appelle substance le sujet ou
suppôt qui subsiste dans le genre substance. Et si on le prend en général, on
peut d’abord lui donner un nom qui désigne l’intention logique : celui de “
suppôt ”. On lui donne aussi trois noms qui se rapportent à la chose signifiée,
à savoir : res naturae, subsistentia et hypostasis, qui correspondent à trois
aspects de la substance prise en ce second sens. En tant qu’elle existe par soi
et non dans un autre, on l’appelle subsistentia, car subsister se dit de ce qui
existe en soi-même et non en autre chose. En tant qu’elle est le sujet d’une
nature commune, on l’appelle res naturae, par exemple, “ cet homme ” est une
réalisation concrète de la nature humaine. En tant qu’elle est le sujet des
accidents, on l’appelle hypostasis ou substantia. Et ce que ces trois noms
signifient communément pour toutes les substances, le mot persona le signifie
particulièrement pour les substances raisonnables.
Solutions :
1. Chez les Grecs, hypostasis signifie proprement,
de par sa composition même, n’importe quel individu du genre substance ; mais
l’usage courant lui fait désigner l’individu de nature raisonnable, à cause de
son excellence.
2. De même que pour Dieu nous employons le pluriel
: trois personnes ou trois subsistances, ainsi les Grecs disent trois
hypostases. Mais le mot substantia qui, à considérer le sens propre du terme,
correspond à hypostasis, prête à équivoque en latin, puisqu’il signifie tantôt
l’essence et tantôt l’hypostase. C’est pour éviter cette occasion d’erreur,
qu’on a préféré traduire hypostasis par “ subsistence ” plutôt que par “
substance ”.
3. L’essence est proprement ce que signifie la
définition. Or celle-ci comprend les principes spécifiques, et non les
principes individuels. Par suite, dans les êtres composés de matière et de
forme, l’essence ne signifie pas seulement la forme, ni seulement la matière,
mais le composé de matière et de forme communes, considérées comme principes de
l’espèce. Mais c’est le composé de “ cette matière ” et de “ cette forme ”, qui
est une hypostase ou une personne ; car une âme, de la chair et des os sont
bien constitutifs de l’homme en général ; mais “ cette âme ”, “ cette chair ”
et “ ces os ” sont bien constitutifs de cet homme singulier ; c’est pourquoi “
hypostase ” et “ personne ” signifient en plus du contenu d’essence, les principes
individuels : ils ne sont donc pas synonymes d’essentia dans les composés de
matière et de forme, comme on l’a dit en traitant de la simplicité de Dieu.
4. Aux genres, Boèce attribue de subsistere, parce
que, s’il convient à certains individus de subsister, c’est comme appartenant à
des genres et à des espèces compris dans le prédicament substance ; ce n’est
pas que les espèces et les genres subsistent comme tels, sinon dans la théorie
de Platon, qui fait subsister les substances des choses à part des singuliers.
En revanche, la fonction de substare convient aux mêmes individus à l’égard des
accidents, lesquels ne font point partie de la définition des genres et des
espèces.
5. Le composé individuel de matière et de forme
tient en propre de sa matière la fonction de sujet des accidents De là ce mot
de Boèce que “ la forme pure ne peut pas être sujet ”. Quant à subsister par
soi, il le tient en propre de sa forme. Celle-ci ne survient pas dans une chose
déjà subsistante : elle donne l’être actuel à la matière pour que l’individu
puisse subsister. Voilà pourquoi Boèce rapporte hypostasis à la matière, et
ousiosis ou subsistentia à la forme : c’est que la matière est principe du
substare, et la forme, principe du subsistere.
Article 3 —
Convient-il d’employer le terme “ personne ” pour parler de Dieu ?
Objections :
1. Denys écrit : “ Il faut absolument se refuser la
hardiesse de dire ou penser quoi que ce soit de la Déité supersubstantielle et
cachée, en dehors des termes dont l’expression nous est donnée par les Saintes
Écritures.” Or le nom de personne ne se trouve pas employé dans la Sainte
Écriture du Nouveau ni de l’Ancien Testament. Il ne faut donc pas employer ce
mot à propos de Dieu.
2. Boèce nous dit : “ Le mot personne parait
dériver des masques qui représentaient des personnages humains dans les
comédies ou tragédies : persona en effet vient de personare (résonner) ; parce
que le son, en roulant dans la concavité du masque, est amplifié. Les Grecs
nomment ces masques prosôpa (visages), parce qu’on les met sur le visage et
devant les yeux si bien qu’ils cachent la figure.” Or ceci ne peut convenir en
Dieu, sinon par métaphore. Donc le nom de personne n’est applicable à Dieu que
par métaphore.
3. Toute personne est une hypostase. Mais le terme
d’hypostase ne semble pas convenir à Dieu, car, d’après Boèce, il désigne le
sujet des accidents ; et il n’y a pas d’accidents en Dieu. S. Jérôme dit même
que, “ dans ce mot d’hypostase, un venin se cache sous le miel ”. Le terme de
personne ne doit donc pas être dit de Dieu.
4. Enfin, si une définition ne peut être attribuée
à un sujet donné, le terme défini ne le peut pas davantage. Or la définition,
donnée plus haut, de la personne ne semble pas convenir à Dieu. D’abord, parce
que la raison implique une connaissance discursive ; et on a montré que
celle-ci ne convient pas à Dieu ; on ne peut donc pas dire que Dieu soit “ de
nature raisonnable ”. Ensuite, parce que Dieu ne peut pas être appelé substance
“ individuelle ” ; car le principe d’individuation est la matière, et Dieu n’a
pas de matière. En outre, Dieu ne soutient pas d’accidents, pour être qualifié
de “ substance ”. Il ne faut donc pas attribuer à Dieu le nom de personne.
En sens contraire,
le Symbole de S. Athanase dit : “ Autre est la
personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit. ”
Réponse :
La personne signifie ce qu’il y a de plus parfait
dans toute la nature : savoir, ce qui subsiste dans une nature raisonnable. Or
tout ce qui dit perfection doit être attribué à Dieu, car son essence contient
en soi toute perfection. Il convient donc d’attribuer à Dieu ce nom de
“Personne ”. Non pas, il est vrai, de la même manière qu’on l’attribue aux
créatures ; ce sera sous un mode plus excellent, comme il en est de
l’attribution à Dieu des autres noms donnés par nous aux créatures; on a
expliqué cela plus haut, au traité des noms divins.
Solutions :
1. Il est exact qu’on ne rencontre pas le nom de
personne appliqué à Dieu dans les Écritures de l’Ancien ou du Nouveau
Testament. Mais on y trouve maintes fois affirmé de Dieu ce que signifie ce nom
; autrement dit, que Dieu est par soi au suprême degré, et qu’il est
souverainement intelligent. Et s’il fallait, pour nommer Dieu, s’en tenir
littéralement aux mots que l’Écriture sainte applique à Dieu, on ne pourrait
jamais parler de lui dans une autre langue que celle où fut composée l’Écriture
de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Mais on a été contraint de trouver des
mots nouveaux pour exprimer la foi traditionnelle touchant Dieu : car il
fallait bien entrer en discussion avec les hérétiques. Ce n’est d’ailleurs pas
là une nouveauté à éviter, puisqu’il ne s’agit pas de chose profane ; elle
n’est pas en désaccord avec le sens des Écritures. Or ce que l’Apôtre prescrit
(1 Tm 6, 20), c’est d’éviter “ dans les mots les nouveautés profanes ”.
2. Si l’on se reporte aux origines du mot, le nom
de personne, il est vrai, ne convient pas à Dieu ; mais si on lui donne sa
signification authentique, c’est bien à Dieu qu’il convient par excellence. En
effet, comme dans ces comédies et tragédies on représentait des personnages
célèbres, le terme de personne en vint à signifier des gens constitués en
dignité ; de là cet usage dans les églises, d’appeler “ personnes ” ceux qui
détiennent quelque dignité. Certains définissent pour cela la personne : “ Une
hypostase distinguée par une propriété ressortissant à la dignité. ” Or, c’est
une haute dignité, de subsister dans une nature raisonnable ; aussi donne-t-on
le nom de personne à tout individu de cette nature, nous l’avons dit. Mais la
dignité de la nature divine surpasse toute dignité ; c’est donc bien avant tout
à Dieu que convient le nom de personne.
3. Le nom d’hypostase non plus ne convient pas à
Dieu dans son sens étymologique, puisque Dieu ne soutient pas d’accidents ;
mais il lui convient dans son sens authentique de “ réalité subsistante ”. S.
Jérôme a bien dit qu’un venin se cachait sous ce mot : car, avant que sa
signification fût pleinement connue des Latins, les hérétiques égaraient les
simples avec ce mot, en les amenant à confesser plusieurs essences comme ils
confessaient plusieurs hypostases : cela, grâce au fait que le terme de “
substance ”, qui est la traduction littérale du mot grec “ hypostase ”, se
prend couramment chez les Latins au sens d’“ essence ”.
4. On peut dire que Dieu est de nature “
raisonnable ”, au sens où “ raison ” évoque non pas le raisonnement discursif,
mais la nature intellectuelle en général. De son côté, “ individu ” ne peut
sans doute convenir à Dieu pour autant qu’il évoque la matière comme principe
d’individuation ; il lui convient seulement comme évoquant l’incommunicabilité.
Enfin “ substance ” convient à Dieu en tant qu’il signifie l’exister par soi.
Cependant, certains disent que la définition ci-dessus, donnée par Boèce, ne
définit pas la personne au sens où nous parlons de Personnes en Dieu. Ainsi
Richard de Saint-Victor, voulant corriger cette définition, a-t-il dit que la
personne, quand il s’agit de Dieu, est “ une existence incommunicable de nature
divine ”.
Article 4 — Que
signifie, en Dieu, le nom de Personne ?
Objections :
1. “ Quand nous disons : la personne du Père, écrit
S. Augustin, nous ne disons pas autre chose que la substance du Père ; car
c’est en lui-même qu’on le dit “ personne ”, et non par rapport au Fils. ”
2. La question quid s’enquiert de l’essence. Or,
selon S. Augustin, lorsque l’on dit : “ Ils sont trois qui témoignent dans le
ciel, le Père, le Verbe et le Saint-Esprit, ” si l’on demande : trois quoi ?
(quid tres ?), on répond : trois personnes. Ce nom de personne signifie donc
l’essence.
3. Ce que le nom signifie, selon le Philosophe,
c’est sa définition. Or on définit la personne : une substance individuelle de
nature raisonnable, on l’a dit. Donc le nom de personne signifie bien la
substance.
4. Quand il s’agit des hommes et des anges, la
personne ne signifie pas une relation, mais quelque chose d’absolu. Si donc, en
Dieu, ce nom signifiait la relation, il s’attribuerait de façon équivoque à
Dieu, aux hommes et aux anges.
En sens contraire,
Boèce dit que tout nom concernant les Personnes
signifie une relation. Or aucun nom ne les concerne de plus près que celui de “
personne ”. Donc le nom de “ personne signifie une relation.
Réponse :
Ce qui fait difficulté pour le sens de ce terme en
Dieu, c’est qu’on le dit au pluriel des Trois, condition qui le met à part des
noms essentiels ; et cependant il ne s’attribue pas relativement, comme les
termes qui signifient une relation. Certains ont donc pensé que le terme de “
Personne ”, par sa teneur propre signifie purement et simplement l’essence en
Dieu, tout comme le mot “ Dieu ” ou celui de “ Sage ” ; mais à cause des
instances des hérétiques, il a été accommodé par décision conciliaire à tenir
lieu des noms relatifs, surtout dans l’emploi au pluriel ou avec un terme
partitif : “ Les trois Personnes” par exemple, ou bien “ Autre est la personne
du Père, autre celle du Fils ”. Mais cette explication paraît insuffisante.
Car, si le mot “ personne ”, en vertu de sa signification propre, n’a pas de
quoi signifier autre chose que l’essence en Dieu, on n’aurait pas mis fin aux
calomnies des hérétiques en disant “ Trois Personnes ” ; on leur aurait au
contraire donné là occasion de calomnies plus graves.
C’est pourquoi d’autres ont dit que le mot “
personne ”, en Dieu, signifie à la fois l’essence et la relation. Les uns
disent qu’il signifie directement l’essence, et indirectement la relation ;
pour cette raison que “ personne ”, c’est comme si l’on disait per se una (une
par soi) ; or, l’unité concerne l’essence, tandis que “ par soi ” implique la
relation en construction indirecte. Et de fait, on saisit le Père comme
subsistant par soi, en tant que distinct du Fils par sa relation. D’autres, en
revanche, ont dit qu’il signifie directement la relation et indirectement
l’essence, pour cette raison que, dans la définition de la personne, “ nature ”
vient en complément indirect. Et ces derniers se sont davantage approchés de la
vérité.
Pour tirer cette question au clair, nous partirons
de la considération que voici. Une chose peut entrer dans la signification d’un
terme moins général, sans entrer dans la signification du terme plus général :
ainsi “ raisonnable ” est compris dans la signification du mot “ homme ”, mais
il ne l’est pas dans celle du mot “ animal ”. Aussi, chercher la signification
du terme “ animal ”, et chercher celle de ce cas d’animal qu’est “ l’homme ”,
cela fait deux. De même, autre chose est de chercher la signification du mot “
personne ” en général, autre chose de chercher celle de “ Personne divine ”.
En effet, la personne en général signifie, comme on
l’a dit, la substance individuelle de nature raisonnable. Or, I’individu est ce
qui est indivis en soi et distinct des autres. Par conséquent la personne, dans
une nature quelconque, signifie ce qui est distinct en cette nature-là. Ainsi,
dans la nature humaine, elle signifie ces chairs, ces os et cette âme, qui sont
les principes individuants de l’homme. S’il est vrai que ces éléments-là
n’entrent pas dans la signification de “ la personne ”, ils entrent bien dans
la signification de “ la personne humaine ”. Or en Dieu, nous l’avons dit, il
n’y a de distinction qu’à raison des relations d’origine. D’autre part, la
relation en Dieu n’est pas comme un accident inhérent à un sujet ; elle est
l’essence divine même ; par suite elle est subsistante au même titre que
l’essence divine. De même donc que la déité est Dieu, de même aussi la
paternité divine est Dieu le Père, c’est-à-dire une Personne divine. Ainsi “ la
Personne divine ” signifie la relation en tant que subsistante : autrement dit,
elle signifie la relation par manière de substance c’est-à-dire d’hypostase
subsistant en la nature divine (bien que ce qui subsiste en la nature divine ne
soit autre chose que la nature divine).
D’après ce qui précède, il reste vrai que le nom de
“ Personne ” signifie directement la relation, et indirectement l’essence : la
relation, dis-je, non pas en tant que relation, mais signifiée par manière
d’hypostase. Il reste vrai aussi que la Personne signifie directement l’essence
et indirectement la relation, si l’on considère d’une part que l’essence est
identique à l’hypostase et, d’autre part, que l’hypostase en Dieu se définit et
se signifie
“ distincte par relation ” ; ce qui pose la
relation, signifiée comme relation, cette fois, en détermination indirecte dans
la définition de la Personne. On peut dire aussi que cette signification du nom
de “ Personne ” n’avait pas été saisie avant la calomnie des hérétiques ; on
n’usait donc alors de ce terme qu’au sens d’un attribut absolu pris parmi les
autres. Mais dans la suite le mot de “ Personne ” fut appliqué à signifier le
relatif, en raison de ses aptitudes de signification ; c’est-à-dire que, s’il
désigne le relatif, ce n’est pas un pur effet de l’usage, comme le pensait la
première opinion, cela tient aussi à sa signification propre.
Solutions :
1. Le mot “personne ” s’attribue absolument, et non
pas relativement, parce qu’il signifie la relation, non par mode de relation,
mais par mode de substance, entendez d’hypostase. Voilà pourquoi S. Augustin
dit qu’il signifie l’essence. En Dieu, en effet, l’essence est identique à
l’hypostase : aucune distinction en lui entre quod est et quo est.
2. La question quid ? s’enquiert parfois de la
nature que signifie la définition ; ainsi, quand on demande : Quid sit homo ?
(Qu’est-ce que l’homme ?), on répond : C’est un animal raisonnable et mortel.
Parfois aussi elle s’enquiert du suppôt ; ainsi quand on demande : Quid natat
in mari ? (Qu’est-ce qui nage dans la mer ?), on répond : c’est le poisson. Et
c’est dans ce dernier sens que la question : Quid tres ? (trois quoi ?) a
obtenu cette réponse : trois Personnes.
3. Le concept de substance individuelle,
c’est-à-dire distincte et incommunicable, implique la relation s’il s’agit de
Dieu ; on vient de l’exposer.
4. Un terme général n’est pas équivoque du seul
fait que les termes moins universels ont des définitions différentes. Par
exemple, le cheval et l’âne n’ont pas la même définition spécifique ; et
cependant ils vérifient univoquement le nom d’animal, car la définition
générique d’“ animal ” leur convient à tous deux. Dès lors, s’il est vrai que
la relation entre dans la signification de “ Personne divine ”, sans entrer
dans celle de “ personne angélique ou humaine ”, il ne s’ensuit pas que le
terme “ personne ” soit équivoque. Il n’est d’ailleurs pas univoque non plus ;
rien ne peut être attribué univoquement à Dieu et aux créatures on l’a vu plus
haut.
QUESTION 30 — LA PLURALITÉ DES PERSONNES EN DIEU
1. Y a-t-il plusieurs personnes en Dieu ? 2.
Combien sont-elles ? 3. Que signifient en Dieu nos termes numériques ? 4.
Comment le nom de personne est-il commun en Dieu ?
Article 1 — Y
a-t-il plusieurs personnes en Dieu ?
Objections :
1. La personne est la substance individuelle de
nature raisonnable. Donc, s’il y a plusieurs personnes en Dieu, il s’ensuivra
qu’il y a en lui plusieurs substances, ce qui semble hérétique.
2. Plusieurs propriétés absolues ne font pas
plusieurs personnes, ni en Dieu, ni en nous ; donc plusieurs relations le feront
moins encore. Or en Dieu il n’y a pluralité que de relations, nous l’avons dit.
On ne peut donc pas dire qu’il y a plusieurs personnes en Dieu.
3. L’être vraiment un, dit Boèce parlant de Dieu,
est ce qui n’a pas de nombre. Or, toute pluralité implique un nombre. Il n’y a
donc pas plusieurs personnes en Dieu.
4. Où il y a pluralité, il y a tout et partie.
Donc, si l’on compte plusieurs personnes en Dieu, il faudra aussi poser en lui
tout et partie : cela contredit la simplicité divine.
En sens contraire,
S. Athanase dit : “ Autre est la personne du Père,
autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit. ” Le Père, le Fils et le
Saint-Esprit sont donc plusieurs personnes.
Réponse :
Il y a plusieurs personnes en Dieu, selon nos
prémisses. En effet, nous avons montré que le terme “ personne ” signifie en
Dieu la relation en tant que réalité subsistant dans la nature divine. D’autre
part nous avons établie qu’il y a en Dieu plusieurs relations réelles. Il
s’ensuit qu’il y a plusieurs réalités subsistantes dans la nature divine,
autrement dit qu’il y a plusieurs personnes en Dieu.
Solutions :
1. Dans la définition de la personne, le terme “
substance” ne signifie pas l’essence, mais le suppôt, puisqu’on ajoute “
individuelle ”. Or, pour signifier cette substance-là, les Grecs emploient le
terme d’“ hypostase ” ; ils disent ainsi “ les trois hypostases ”, comme nous
disons “ les trois personnes ”. En revanche, chez nous il n’est pas d’usage de
dire “ trois substances ” : ce terme étant équivoque, on ne veut pas donner à
entendre “ trois essences ”.
2. En Dieu, les propriétés absolues, telles que
bonté et sagesse, ne s’opposent pas mutuellement, et par suite ne se
distinguent pas réellement. De ce fait, bien qu’elles soient subsistantes,
elles ne font pas plusieurs réalités subsistantes, c’est-à-dire trois
personnes. Quant aux propriétés absolues des créatures, elles ne subsistent
pas, bien qu’elles se distinguent réellement les unes des autres, comme la
blancheur et la douceur. Mais en Dieu les propriétés relatives sont à la fois
subsistantes et réellement distinctes entre elles, nous l’avons vu. Voilà
pourquoi la pluralité de ces propriétés-là suffit à poser en Dieu une pluralité
de personnes.
3. La suprême unité et simplicité de Dieu nous fait
exclure de lui toute pluralité d’attributs absolus, mais non d’attributs
relatifs. Car les relations qualifient le sujet par rapport à un autre,
n’impliquant ainsi aucune composition dans le sujet qu’elles qualifient. Boèce
lui-même l’enseigne dans l’ouvrage allégué.
4. Il y a deux sortes de nombres : le nombre simple
ou absolu, tel que deux, trois, quatre ; et le nombre qui est dans les choses
dénombrées, comme deux hommes, deux chevaux. Donc, si l’on considère en Dieu le
nombre pris absolument ou abstraitement, rien n’empêche qu’on y vérifie tout et
partie ; cela n’existe que dans la considération de notre esprit, car le nombre
abstrait des réalités dénombrées ne se trouve que dans la pensée. Mais on peut
considérer le nombre tel qu’il est dans les choses dénombrées ; alors sans
doute, s’il s’agit de choses créées, un est à deux, ou deux est à trois comme
la partie au tout ; par exemple, un homme est moins que deux hommes, deux sont
moins que trois. Mais cela ne vaut pas en Dieu ; on verra plus loin que le Père
est aussi grand que la Trinité tout entière.
Article 2 —
Combien y a-t-il de personnes en Dieu ?
Objections :
1. On vient de dire qu’en Dieu c’est la pluralité
des propriétés relatives qui entraîne une pluralité de personnes. Or il y a
quatre relations en Dieu : la paternité, la filiation, la commune spiration et
la procession. Il y a donc quatre personnes en Dieu.
2. En Dieu, il n’y a pas plus de différence entre
la nature et la volonté qu’entre la nature et l’intelligence. Or, en Dieu, la
personne qui procède par mode de volonté, comme amour, se distingue de la
personne qui procède par mode de nature, comme fils. Donc la personne qui
procède par mode d’intelligence, comme verbe, se distingue aussi de la personne
qui procède par mode de nature comme fils. Et nous voilà encore conduits à
poser plus de trois personnes en Dieu.
3. Dans les créatures, ce qui est excellent possède
davantage d’opérations intimes ; ainsi l’homme a sur les animaux ce privilège
qu’il est doué d’intelligence et de vouloir. Or, Dieu dépasse infiniment toute
créature. En lui donc, s’il y a procession de personne, ce ne sera pas
seulement par mode de volonté et d’intelligence, mais par une infinité d’autres
modes. Il y a donc en Dieu un nombre infini de personnes.
4. C’est en raison de son infinie bonté que le Père
se communique infiniment en produisant une personne divine. Or, le Saint-Esprit
possède aussi une bonté infinie. Donc il produit aussi une personne divine, et
celle-ci une autre, et ainsi à l’infini.
5. Tout ce qui se compte en nombre fini a une
mesure, puisque le nombre est une mesure. Or, les Personnes divines échappent à
toute mesure, selon S. Athanase : “ Immense est le Père, immense est le Fils,
immense est le Saint-Esprit. ” Donc elles excèdent le nombre trois.
En sens contraire,
on lit dans la 1° lettre de S. Jean (5, 7) : “ Ils
sont trois qui témoignent dans le ciel : le Père, le Verbe et le Saint-Esprit.
” Et si l’on demande : Trois quoi ? on répond : Trois Personnes, comme S.
Augustin l’expose. Il y a donc seulement trois Personnes en Dieu.
Réponse :
Les thèses précédemment établies nous font
nécessairement poser trois Personnes en Dieu, pas davantage. En effet, on a
montré que “ plusieurs personnes ”, c’est plusieurs relations subsistantes,
réellement distinctes entre elles. Et il n’y a de distinction réelle entre les
relations divines qu’en raison de l’opposition relative. Deux relations
opposées ressortissent donc nécessairement à deux personnes ; mais s’il est des
relations qui ne s’opposent pas, elles ressortissent nécessairement à une même
personne.
Dès lors, la paternité et la filiation, qui sont
deux relations opposées, appartiennent nécessairement à deux personnes : la
paternité subsistante est donc la personne du Père, et la filiation subsistante
est la personne du Fils. Si les deux autres relations ne s’opposent à aucune
des deux précédentes, elles s’opposent l’une à l’autre, et par suite ne peuvent
appartenir toutes deux à une même personne. Il faut donc ou bien qu’une des
deux appartienne à ces deux personnes, ou bien qu’une relation convienne à
l’une des deux personnes, et l’autre relation à l’autre personne. Mais la
procession ne peut convenir au Père et au Fils, pas même à l’un seulement
d’entre eux : car il s’ensuivrait que la procession intellectuelle (qui est
génération en Dieu, et nous donne à saisir les relations de paternité et de
filiation) proviendrait de la procession d’amour (qui nous donne à saisir les
relations de spiration et de procession), puisque la personne qui engendre et
celle qui naît procéderaient de celle qui spire ; ce serait là contredire nos
principes. Il reste donc que la spiration appartienne et à la personne du Père
et à celle du Fils, puisqu’elle n’a d’opposition relative ni à la paternité ni
à la filiation. Et par suite la procession doit nécessairement appartenir à une
autre personne ; c’est elle qu’on nomme la personne du Saint-Esprit, procédant
par mode d’amour, comme on l’a dit. Il n’y a donc en Dieu que trois personnes :
le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Solutions :
1. Il y a bien quatre relations en Dieu ; mais
l’une d’entre elles, la spiration, au lieu de se poser à part de la personne du
Père ou du Fils, leur convient à tous deux. Aussi, bien qu’elle soit relation,
elle ne prend pas le nom de “propriété ”, puisqu’elle n’appartient pas à une
personne seulement ; ce n’est pas non plus une relation “ personnelle ”,
c’est-à-dire qui constitue une personne. En revanche, les trois relations de
paternité, filiation et procession sont qualifiées de “ propriétés personnelles
”, comme constituant les personnes : la paternité est la personne du Père, la
filiation est la personne du Fils, la procession est la personne du
Saint-Esprit.
2. Ce qui procède par mode de connaissance, comme
verbe, procède formellement en ressemblance de son principe, tout comme ce qui
procèdepar mode de nature. Aussi avons-nous dit que la procession du Verbe
divin est identiquement génération par mode de nature. Mais l’amour comme tel
ne procède pas par ressemblance de son principe, bien qu’en Dieu l’amour soit
consubstantiel en tant que divin. C’est pour cela que la procession de l’Amour
en Dieu ne s’appelle pas une génération.
3. L’homme, qui est plus parfait que les autres
animaux, a en effet davantage d’opérations immanentes ; mais c’est parce que sa
perfection se réalise par mode de composition. Aussi, chez les Anges, qui sont
plus parfaits encore, mais plus simples, il y a moins d’opérations immanentes
que chez l’homme : ils n’ont ni imagination, ni sensation, etc. En Dieu, il n’y
a réellement qu’une seule opération, qui est son essence. Mais on a vu comment
cela comportait deux processions.
4. Cet argument vaudrait si le Saint-Esprit
possédait une bonté numériquement distincte de celle du Père ; alors en effet,
comme en raison de sa bonté le Père produit une personne divine, il faudrait
que le Saint-Esprit en produise une aussi. Mais c’est la même et unique bonté
qui est commune au Père et au Saint-Esprit. Et si une distinction s’introduit,
c’est en raison des relations des personnes. Par conséquent, la bonté convient
au Saint-Esprit comme reçue d’un autre ; elle convient au Père comme au
principe qui la communique. Mais en raison de l’opposition relative, être
principe d’une personne divine est incompatible avec la relation constitutive
du Saint-Esprit ; car celui-ci procède des autres personnes qui peuvent exister
en Dieu.
5. S’il s’agit du nombre abstrait, qui n’existe que
dans la pensée, il est vrai que tout nombre déterminé a pour mesure l’unité.
Mais si, dans les personnes divines, on considère le nombre réel, il n’y a plus
là de mensuration : les trois personnes, on le verra, n’ont qu’une même et
identique grandeur, et rien ne se mesure soi-même.
Article 3 — Que
signifient en Dieu nos termes numériques ?
Objections :
1. L’unité de Dieu, c’est son essence. Or tout nombre
est l’unité plusieurs fois répétée. Donc en Dieu tout terme numérique signifie
l’essence divine, et pose bien ainsi quelque chose en Dieu.
2. Ce qui se dit à la fois de Dieu et des
créatures, convient à Dieu plus éminemment qu’aux créatures. Mais les termes
numériques posent bien quelque chose dans les créatures. Donc à plus forte
raison en Dieu.
3. Si les termes numériques ne posent rien en Dieu
et n’y sont employés que pour exclure une imperfection, savoir : la pluralité,
pour nier l’unité ; l’unité, pour nier la pluralité ; alors, on tourne dans un
cercle vicieux qui ne fait que nous embrouiller sans rien résoudre. C’est
inadmissible. Il faut donc bien que les termes numériques posent quelque chose
en Dieu.
En sens contraire,
S. Hilaire écrit : “ L’affirmation d’une société,
c’est-à-dire d’une pluralité, a exclu l’idée d’isolement et de solitude (en
Dieu). ” Et S. Ambroise : “ Quand nous disons : un Dieu, l’unité exclut une
pluralité de dieux ; et nous ne posons pas de quantité en Dieu. ” Il semble donc
bien que, si l’on fait appel à des termes de ce genre à propos de Dieu, c’est
pour nier, et non affirmer quelque chose de positif.
Réponse :
Le Maître des Sentences dit qu’en Dieu nos termes
numériques ne posent rien et ne font que nier. D’autres tiennent le contraire.
Pour tirer ceci au clair, nous partirons de la
considération que voici. Toute pluralité suppose une division. Or il y a deux
sortes de divisions : l’une matérielle, par division du continu ; elle donne
lieu au nombre qui est une espèce de la quantité. Ce nombre-là ne se rencontre
donc que dans les réalités matérielles, douées de quantité. L’autre est la
division formelle, par opposition ou diversité de formes ; elle donne lieu à
une multitude qui n’est pas dans un genre déterminé, mais fait partie des
transcendantaux ; l’être, en effet, est un ou multiple. Et c’est la seule
multitude qui se rencontre dans les réalités immatérielles.
Donc, certains ne considéraient que la multitude
qui est une espèce de la quantité discontinue ; et voyant bien que cette
quantité ne trouve pas de place en Dieu, ils ont pensé que nos termes
numériques n’affirment rien de positif en Dieu et ne font que nier. D’autres,
considérant aussi le même type de multitude, émirent cette opinion : de même
qu’on attribue à Dieu la science sous l’aspect propre de savoir, et non sous
son aspect générique de qualité, puisqu’il n’y a pas de qualité en Dieu, de
même on affirme en Dieu un nombre sous la raison propre de nombre et non sous
son aspect générique de quantité.
Pour nous, nous disons que les termes numériques
attribués à Dieu ne sont pas empruntés au nombre, qui est une espèce de la
quantité ; on ne pourrait les attribuer à Dieu que par métaphore, comme les
autres propriétés des corps : largeur, longueur, etc. Ils sont pris à la
multitude qui est un transcendantal. Or cette multitude-là est aux réalités
qu’elle qualifie, comme l’un, convertible avec l’être, est à l’être. Et, comme
on l’a dit en traitant de l’unité de Dieu, cet un-là n’ajoute à l’être que la
négation d’une division ; car l’un, c’est l’être indivis. Dès lors, qu’on le
dise de ce qu’on voudra, “ un ” signifie cette chose-là dans son indivision.
Par exemple, en disant : l’homme est un, on signifie la nature de l’homme comme
indivise. Et il en va de même quand nous qualifions des choses “ multiples ” :
la multitude ainsi entendue signifie ces choses mêmes en leur indivision
respective. Mais le nombre qui est une espèce de quantité ajoute à l’être un
accident ; de même aussi, l’unité principe du nombre.
Attribués à Dieu, les termes numériques signifient
donc les réalités mêmes qu’ils qualifient, et n’y ajoutent qu’une négation. En
ceci, le Maître des Sentences a dit vrai. Par exemple, quand nous disons : “
l’essence est une ”, “ une ” signifie l’essence en son indivision ; quand nous
disons : “ la personne est une ”, cet attribut signifie la personne en son
indivision ; et quand nous disons : “ les personnes sont plusieurs ”, nous
signifions les personnes, chacune en son indivision : car, par définition, la
multitude est constituée d’unités.
Solutions :
1. L’“ un ” qui est un transcendantal est plus
général que la substance ou la relation ; et “ multitude ” est dans le même
cas. Un terme numérique peut donc désigner en Dieu soit la substance, soit la
relation, suivant les attributs auxquels on l’adjoint. Et pourtant les termes
de cet ordre ne posent pas seulement l’essence ou la relation : ils y ajoutent,
en vertu de leur signification propre, la négation d’une division.
2. La multitude qui ajoute quelque chose de positif
dans l’être créé est une espèce de la quantité. Ce n’est pas elle qu’on
transpose analogiquement en Dieu, mais seulement la multitude transcendantale,
laquelle n’ajoute aux sujets dont on l’affirme que leur indivision à chacun :
telle est la multitude que l’on affirme en Dieu.
3. “ Un ” ne nie pas la multitude, mais la division
; et celle-ci précède logiquement l’unité et la multitude. De son côté, la
multitude ne nie pas l’unité : elle nie la division dans chacun des éléments
constituant cette multitude. Tout cela d’ailleurs a été exposé à propos de
l’unité divine. D’ailleurs, il est bon de savoir que les autorités alléguées En
sens contraire ne sont pas des preuves suffisantes ; si la pluralité exclut la
solitude, et si l’unité exclut la pluralité de dieux, cela n’entraîne pas que
ces termes ne signifient rien d’autre. La blancheur exclut bien la noirceur ;
mais ce terme de “blancheur” ne signifie pas uniquement exclusion de la
noirceur.
Article 4 —
Comment le nom de “ personne ” est-il commun en Dieu ?
Objections :1. Une seule chose est commune aux
trois personnes : l’essence. Or le nom de “ personne ” ne signifie pas
directement l’essence. Ce n’est donc pas un terme commun aux trois.
2. Commun s’oppose à l’incommunicable. Or la
personne est incommunicable par définition : On n’a qu’à se reporter à la
définition donnée par Richard de Saint-Victor. Le nom de personne n’est donc
pas commun aux trois.
3. Admettons qu’il leur soit commun ; cette
communauté se vérifie ou bien réellement, ou seulement en raison. Ce n’est pas
réellement, puisqu’ainsi les trois personnes seraient une seule personne ; pas
davantage en pure raison, puisqu’alors “personne ” serait un universel, et
qu’en Dieu il n’y a ni universel, ni particulier, ni genre, ni espèce on l’a vu
plus haut. Le nom de personne n’est donc pas commun aux trois.
En sens contraire,
S. Augustin dit qu’à la question : “ trois quoi ? ”
on a répondu : trois personnes, parce que le signifié de ce terme leur est
commun.
Réponse :
“ Personne ” est bien un nom commun aux trois :
notre langage l’atteste, puisque nous disons : “ les trois Personnes ” ; de
même qu’en disant “trois hommes ”, nous attestons que le terme “ homme ” est
commun à ces trois sujets. Mais il est clair qu’il ne s’agit pas d’une
communauté de réalité, telle qu’est celle de l’unique essence commune aux trois
; il n’y aurait alors pour les trois qu’une personne, comme il n’y a qu’une
essence’.
On s’est donc demandé de quelle communauté il
s’agit ; et les réponses sont multiples. Communauté d’une négation, dit-on,
alléguant le terme “ incommunicable ” qui se trouve dans la définition de la
personne. Communauté d’une intention logique, disent d’autres, parce que la
définition de la personne contient le terme “individuel” : comme si l’on disait
que “ cheval ” et “bœuf” ont ceci de commun, d’être une espèce. Mais ces deux
réponses sont à rejeter, du fait que “ personne ” n’est ni un terme négatif, ni
un terme de logique, mais bien un nom de chose ou réalité.
Voici plutôt ce qu’il faut dire. Même en ces cas
humains, “personne ” est un nom commun, de cette communauté logique qui est
celle non pas du genre ou de l’espèce, mais de l’individu indéterminé. En
effet, les noms de genre ou d’espèce, par exemple “ homme ”, “ animal ”,
signifient formellement les natures communes mêmes, et non pas les intentions
logiques des natures communes ; ce sont les termes “ genre ” ou “ espèce ” qui
signifient ces intentions. Tandis que l’individu indéterminé, par exemple : “
quelque homme ”, signifie une nature commune avec le mode déterminé d’existence
qui appartient aux singuliers, savoir : d’être par soi subsistant à part des
autres. Enfin, le nom d’un singulier déterminé comprend dans sa signification
les caractères distincts déterminés : dans “ Socrate ”, par exemple, on évoque
cette chair et ces os. Il y a pourtant une différence à noter : “ Quelque homme
” signifie l’individu par le biais de sa nature posée avec le mode d’existence
propre au singulier ; tandis que le nom de “ personne ” ne signifie pas
formellement l’individu du côté de sa nature, il signifie la réalité qui
subsiste en telle nature. Or, ceci est commun logiquement à toutes les
Personnes divines : chacune d’elle subsiste en la nature divine, et subsiste
distincte des autres. Voilà comment le nom de “ personne ” est logiquement
commun aux trois Personnes divines.
Solutions :
1. Le premier argument suppose une communauté
réelle que nous avons écartée.
2. Certes, la personne est incommunicable ;
cependant ce mode même d’exister incommunicablement peut se trouver commun à
plusieurs.
3. Il s’agit de communauté logique, et non réelle.
Cela pourtant n’entraîne pas qu’il y ait de l’universel ou du particulier en
Dieu, ni qu’on y trouve genre ou espèce ; d’abord parce que, même en ces cas
humains, la communauté du terme “ personne ” n’est pas celle d’un genre ou
d’une espèce ; ensuite parce que les Personnes divines n’ont qu’un seul être ;
or genre, espèce ou n’importe quel prédicat universel, s’attribue à plusieurs
sujets qui diffèrent par leur être.
QUESTION 31 — TERMES EVOQUANT UNITÉ OU PLURALITÉ EN DIEU
On étudiera ici les vocables intéressant l’unité ou
la pluralité en Dieu.
1. Le terme même de trinité. 2. Peut-on dire que le
Fils est “ autre ” que le Père ? 3. Le terme exclusif “ seul ”, qui paraît nier
l’existence d’un autre, peut-il s’adjoindre à un nom essentiel ? 4. Peut-il
s’adjoindre à un nom personnel ?
Article 1 — Y
a-t-il une trinité en Dieu ?
Objections :
1. Tout nom, en Dieu, signifie la substance ou la
relation. Or le terme “ trinité ” ne signifie pas la substance, car il
s’attribuerait à chaque personne. Il ne signifie pas non plus la relation, car
il ne se construit pas dans la phrase comme un terme relatif. Il ne faut donc
pas faire usage de ce terme à propos de Dieu.
2. “ Trinité ” se présente comme un nom collectif,
car il signifie une pluralité. Or un nom de ce genre ne convient pas en Dieu,
l’unité du nom collectif étant la moindre des unités, alors qu’en Dieu se
vérifie l’unité suprême. Le terme “ trinité ” ne convient donc pas en Dieu.
3. Ce qui est trine est triple. Mais en Dieu, il
n’y a pas de “ triplicité ”, car celle-ci est une espèce d’inégalité. Donc, pas
de trinité non plus.
4. Ce qui se vérifie en Dieu, se vérifie en l’unité
de l’essence divine, puisque Dieu est son essence. Donc, s’il y a trinité en
Dieu, il y aura trinité dans l’unité de l’essence divine : ce qui ferait trois
unités essentielles. Ce qui est hérétique.
5. C’est une règle des noms divins, que le concret
s’y attribue à l’abstrait : la déité est Dieu, la paternité est le Père. Or on
ne peut pas dire : la trinité est trine. Cela ferait en effet neuf réalités en
Dieu : autre erreur. Il ne faut donc pas faire usage de ce terme en Dieu.
En sens contraire,
S. Athanase écrit : “ On doit adorer l’unité dans
la trinité et la trinité dans l’unité. ”
Réponse :
Quand il s’agit de Dieu, le terme “ trinité ”
évoque le nombre précis des personnes. Donc, de même qu’on reconnaît une
pluralité de personnes en Dieu, il y a lieu de faire appel au mot trinité ; car
cela même que “ pluralité ” signifie en général, le terme “ trinité ” le
signifie de manière précise et déterminée.
Solutions :
1. Étymologiquement, le mot trinité paraît
signifier l’unique essence des trois Personnes, trinitas étant mis pour
triumunitas. Mais ce qu’il signifie à proprement parler, c’est plutôt le nombre
des personnes de l’unique essence ; aussi ne peut-on pas dire : “ le Père est
la trinité ”, car il n’est pas les trois personnes. En outre, il ne signifie
pas les relations en tant que telles, mais plutôt le nombre des personnes en
relation les unes avec les autres, et c’est pourquoi il ne se construit pas
grammaticalement comme un relatif.
2. Dans sa signification, le nom collectif implique
deux choses : une pluralité de suppôts, et une certaine unité entre eux, qui
est l’unité d’un ordre. Un peuple, par exemple, est une multitude d’hommes
soumis à un certain ordre. Donc, si l’on s’en tient à la première condition, “
trinité ” rentre dans la catégorie des noms collectifs. Mais il en diffère
quant à la seconde : dans la trinité divine, il n’y a pas seulement unité
d’ordre, il y a en outre unité d’essence.
3. “ Trinité ” est un terme absolu qui signifie le
nombre trois des Personnes. “Triplicité ” signifie la proportion de trois à un,
c’est-à-dire un cas d’inégalité, comme on peut l’apprendre chez Boèce. Il y a
donc une trinité en Dieu, mais pas de triplicité.
4. Dans la trinité divine, il y a à considérer un
nombre et les personnes dénombrées. Donc, quand on dit “ la trinité dans
l’unité ”, on n’introduit pas le nombre dans l’unité de l’essence, comme si
elle était trois fois une ; on pose simplement les trois personnes dans
l’unique nature, comme on dit des suppôts d’une nature qu’ils subsistent en
cette nature-là. Inversement, on dit “l’unité dans la trinité ”, comme on dit
qu’une nature existe en ses suppôts.
5. Dans trinitas est trina, le prédicat signifie la
multiplication de trois par lui-même ; car trina pose une tridistinction dans
le sujet auquel on l’attribue. On ne peut donc pas dire : trinitas est trina :
il s’ensuivrait qu’il y a trois suppôts de la trinité, de même que, si je dis “
Dieu est trine ”, il s’ensuit qu’il y a trois suppôts de la déité.
Article 2 —
Peut-on dire que le Fils est autre que le Père ?
Objections :
1. “ Autre ” est un terme relatif qui évoque une
diversité de substance. Donc, si le Fils est un autre que le Père, ils seront
divers. Or, selon S. Augustin, en disant “ trois personnes ”, on n’entend
évoquer aucune diversité.
2. Les sujets qui sont autres entre eux, diffèrent
en quelque façon les uns des autres. Dès lors, si le Fils est un autre que le
Père, il en est aussi “ différent ”. Mais S. Ambroise s’y oppose : “ Le Père et
le Fils ne font qu’un par leur divinité ; il n’y a là ni différence de
substance, ni la moindre diversité. ”
3. Alienum, c’est-à-dire étranger, dérive de alius,
c’est-à-dire autre. Mais le Fils n’est pas “étranger” au Père, car, dit S.
Hilaire, “entre Personnes divines il n’y a rien de divers, rien d’étranger,
rien de séparable. ” Donc le Fils n’est pas non plus un autre que le Père.
4. Alius, c’est-à-dire un autre, et aliud,
c’est-à-dire autre chose, ont même signification sauf le genre connoté, ici
neutre, là masculin. Si donc le Fils est alius, c’est-à-dire autre que le Père,
il s’ensuit qu’il est aussi aliud, c’est-à-dire “ autre chose ” que le Père.
En sens contraire,
on lit dans le De fide ad Petrum : “ Unique est
l’essence du Père et du Fils et du Saint-Esprit ; en cette essence, le Père
n’est pas une chose, le Fils une autre, le Saint-Esprit une autre, bien que
personnellement le Père soit un autre que le Fils, etc. ”
Réponse :
Des formules inconsidérées font encourir le
reproche d’hérésie, dit S. Jérôme. Donc, quand on parle de la Trinité, il faut
procéder avec précaution et modestie : “ Nulle part, dit S. Augustin, l’erreur
n’est plus dangereuse, la recherche plus laborieuse, la découverte plus
fructueuse. ” Or, dans nos énoncés touchant la Trinité, nous avons à nous
garder de deux erreurs opposées entre lesquelles il faut nous frayer une voie
sûre : l’erreur d’Arius qui enseigne, avec la trinité des Personnes, une
trinité de substances ; et celle de Sabellius, qui enseigne, avec l’unité
d’essence, l’unité de personne.
Pour écarter l’erreur d’Arius, on évitera de parler
de “ diversité ” ou de “ différence ” en Dieu ; ce serait ruiner l’unité
d’essence. Mais nous pouvons faire appel au terme de “ distinction ”, en raison
de l’opposition relative ; c’est en ce dernier sens qu’on entendra les
expressions de “ diversité ” ou “ différence ”, des personnes, si on les rencontre
dans un texte faisant autorité. En outre, pour sauver la simplicité de
l’essence divine, il faut éviter les termes de “ séparation ” et “ division ”
il s’agit de la division du tout en ses parties ; pour sauver l’égalité, on
évitera le terme de “ disparité ” ; pour sauver la similitude, on évitera ceux
d’“ étranger ” et “ divergent ”. “ Chez le Père et le Fils, dit S. Ambroise, la
déité est une et sans divergence. ” Et d’après S. Hilaire, il n’y a rien de
séparable en Dieu.
Pour écarter d’autre part l’erreur de Sabellius,
nous éviterons singularitas (solitude), qui nierait la communicabilité de
l’essence divine : d’après S. Hilaire, en effet, c’est un sacrilège d’appeler
le Père et le Fils “un Dieu solitaire ”. Nous éviterons aussi le terme “ unique
”, qui nierait la pluralité des Personnes ; S. Hilaire dit ainsi que “
solitaire ”, “unique ” sont exclus de Dieu. Si nous disons “ le Fils unique ”,
c’est qu’il n’y a pas plusieurs Fils en Dieu ; mais nous ne disons pas que Dieu
est “ unique ”, parce que la déité est commune à plusieurs suppôts.Nous évitons
encore le terme de “ confus ”, pour respecter l’ordre de nature entre les
Personnes. S. Ambroise dit ainsi : “ Ce qui est un, n’est pas confus ; ce qui
n’est pas différencié, ne peut pas être multiple. ” On évitera aussi le mot “
solitaire ”, pour respecter la société des Personnes : “ Ni solitaire, ni
divers : voilà comment nous devons confesser Dieu”, dit S. Hilaire.
Or, le masculin alius, c’est-à-dire un autre,
évoque une pure distinction de suppôts ; on peut donc sans inconvénient dire
que le Fils est alius a Patre, autre que le Père, car il est bien un autre
suppôt de la nature divine, et pareillement une autre personne, une autre
hypostase.
Solutions :
1. “ Un autre ” alius est assimilable aux termes
qui désignent l’individu : il vaut pour le suppôt (non pour l’essence). Pour en
vérifier l’attribution, il suffit donc qu’il y ait distinction d’hypostase ou
de personne. Au contraire, pour qu’il y ait “ diversité ”, il faut une
distinction de substance seconde, c’est-à-dire d’essence. C’est pourquoi le
Fils est un autre que le Père, sans qu’ils soient divers.
2. “ Différence ” implique distinction de forme.
Or, il n’y a qu’une forme en Dieu : “ Lui qui existait en la forme de Dieu...
”, dit S. Paul. Le terme “ différent ” ne convient donc pas proprement en Dieu,
comme l’enseigne l’autorité alléguée. Damascène, il est vrai, use de ce terme à
propos de Dieu, parce que la propriété relative s’exprime à la manière d’une
forme ; il dit en effet que les hypostases ne diffèrent pas entre elles par
leur substance, mais par leurs propriétés déterminées. Au fond, comme on l’a
dit dans la réponse, “ différence ” vient là pour “ distinction ”.
3. Alienum veut dire : étranger et dissemblable ;
mais alius n’évoque rien de tel. C’est pourquoi l’on dit que le Fils est alius,
c’est-à-dire un autre que le Père, mais non pas alienus, c’est-à-dire étranger
au Père.
4. Le neutre est un genre indéterminé, le masculin
est un genre déterminé et distinct, ainsi que le féminin. Le neutre convient
donc pour signifier l’essence commune ; le masculin et le féminin, pour
signifier un suppôt déterminé dans la nature commune. Ainsi, quand il s’agit
des hommes, si l’on demande : Qui est-ce ? ou Quis (au masculin), on répond par
un nom de personne : C’est Socrate. Mais si l’on demande : Qu’est-ce ? ou Quid
(au neutre), on répond : C’est un animal raisonnable et mortel. Voilà pourquoi,
puisqu’en Dieu il y a distinction de personnes sans distinction d’essence, on
dit que le Père est alius (au masculin), c’est-à-dire un autre que le Fils, et
non aliud (au neutre), c’est-à-dire autre chose. Inversement, on dit qu’ils
sont unum (au neutre), c’est-à-dire une seule chose ; et non pas unus (au
masculin), c’est-à-dire un seul sujet.
Article 3 — Le terme
exclusif “ seul ” peut-il s’adjoindre à un terme essentiel ?
Objections :
1. Au dire du Philosophe, celui-là est seul, qui
n’est pas avec un autre. Mais Dieu est avec les anges et les âmes des saints.
On ne peut donc pas dire que Dieu soit seul.
2. Ce qu’on peut adjoindre à un nom essentiel, en
Dieu, peut s’attribuer à chaque personne ou à toutes ensemble. Ainsi l’on peut
dire que le Père est Dieu sage, que la Trinité est Dieu sage, puisque Dieu peut
être qualifié de sage. Or S. Augustin s’arrête à cette thèse, que le Père n’est
pas le seul vrai Dieu. C’est donc qu’on ne peut pas dire “ Dieu seul ”.
3. Si le mot “ seul ” se trouve adjoint à un terme
essentiel, l’exclusion vise ou bien un prédicat personnel ou bien un prédicat
essentiel. Elle ne vise pas un prédicat personnel, car il est faux de dire : “
Dieu seul est Père ”, puisque l’homme l’est aussi. Elle ne vise pas non plus un
prédicat essentiel : en effet, si la proposition “ Dieu seul crée ” était
vraie, celle-ci le serait aussi, à ce qu’il semble : “ le Père seul crée ” ;
car ce qui est vrai de Dieu, l’est aussi du Père. Or la dernière proposition
est fausse, puisque le Fils aussi est créateur. C’est donc que le mot “ seul ”
ne peut s’adjoindre à un terme essentiel, en Dieu.
En sens contraire : On lit dans la 1° épître à
Timothée (1,17) : “ Au roi immortel des siècles, invisible, seul Dieu... ”
Réponse :
Le mot “ seul ” peut s’employer de deux façons : “
catégorématique ” ou “ syncatégorématique”. On appelle “ catégorématique ” le
terme qui pose purement et simplement dans le sujet la chose qu’il signifie ;
c’est le cas de “ blanc ” dans l’expression : “ l’homme blanc ”. Pris ainsi, le
mot “ seul ” ne peut absolument pas être apposé à un terme quelconque en Dieu ;
il y poserait une solitude, d’où il suivrait que Dieu est solitaire : et cela
vient d’être exclu.
On appelle “ syncatégorématique ” le terme qui dit
un rapport entre prédicat et sujet, comme “ tout ”, “ nul ”, etc. ; c’est aussi
le cas du mot “ seul ”, qui exclut tout autre sujet de la participation au
prédicat. Par exemple, quand on dit : “ Socrate seul écrit ”, on ne veut pas
dire que Socrate soit solitaire ; on veut dire que personne n’écrit avec lui,
même si beaucoup sont là avec lui. Si l’on prend ainsi le mot “ seul ”, rien
n’empêche de l’adjoindre à un terme essentiel en Dieu, pour signifier que tous
les autres êtres sont exclus de la participation au prédicat. On peut dire par
exemple : “ Dieu seul est éternel ”, car rien en dehors de Dieu n’est éternel.
Solutions :
1. Certes, les anges et les âmes des saints sont
toujours avec Dieu ; et pourtant, s’il n’y avait pas plusieurs personnes en
Dieu, nécessairement Dieu serait seul ou solitaire. Car la nature d’un être qui
est de nature étrangère à la nôtre, n’empêche pas notre solitude ; on dit bien
de quelqu’un qu’il est seul au jardin, malgré toutes les plantes et les bêtes
qui s’y trouvent. De même on dirait que Dieu est seul ou solitaire, malgré les
anges et les hommes qui sont avec lui, s’il n’y avait pas plusieurs personnes
en Dieu. Ce n’est donc pas la société des anges et des âmes qui tire Dieu de sa
solitude absolue, encore moins de sa solitude relative, c’est-à-dire de celle
qui se vérifie pour tel attribut particulier.
2. Si l’on veut parler proprement, on n’emploie pas
“ seul ” pour modifier le prédicat : celui-ci est toujours pris formellement.
Le mot “ seul ” intéresse le sujet, car il exclut tout autre sujet que celui
qu’il accompagne. Tandis que l’adverbe “ seulement ”, exclusif lui aussi,
s’emploie et pour le sujet et pour le prédicat. On peut dire en effet : “
Socrate seulement court ” ; autrement dit, aucun autre ne court. Et on dit
aussi : “ Socrate court seulement ” ; autrement dit, il ne fait rien d’autre.
Par conséquent, des expressions comme celles-ci : “ le Père est le seul Dieu ”,
ou “ la Trinité est le seul Dieu ”, sont impropres, à moins d’introduire
quelque sous-entendu du côté du prédicat ; par exemple, on veut dire : “ la
Trinité est celui qui seul est Dieu ”. S. Augustin qu’on allègue n’établit pas
une thèse ; il propose l’explication d’un texte difficile, il veut dire que
l’invocation “ à l’invisible et seul Dieu ” doit s’entendre de la Trinité
seule, et non de la personne du Père.
3. Quel que soit le prédicat, essentiel ou
personnel, “ seul ” peut s’adjoindre à un terme essentiel posé en sujet. En
effet, la proposition “ Dieu seul est Père ” a deux significations : “ Père ”
peut attribuer au sujet la personne du Père ; alors la proposition est vraie,
puisqu’aucun homme n’est cette Personne. “ Père ” peut aussi n’attribuer que la
relation de paternité : alors la proposition est fausse, puisque pareille
relation se vérifie en d’autres (de manière non univoque, cela s’entend). De
même, il est bien vrai que “ seul Dieu crée ”. Si l’on n’en peut déduire : “
donc seul le Père crée ”, c’est que, disent les logiciens, le terme exclusif “
immobilise ” le terme qu’il accompagne ; autrement dit, l’on ne peut pas
étendre la proposition aux suppôts particuliers par retour du général au
particulier. De cette proposition, par exemple : “ Seul l’homme est un animal
capable de rire ”, il ne suit pas que “ seul Socrate est un animal, etc. ”.
Article 4 — Un
terme exclusif peut-il s’adjoindre à un nom personnel ?
Objections :
1. Le Seigneur dit à son Père (Jn 17, 3) : “ Qu’ils
te connaissent, toi, seul vrai Dieu. ” C’est donc que “ le Père seul est vrai
Dieu ”.
2. On lit en S. Mathieu (11, 27) : “ Personne ne
connaît le Fils si ce n’est le Père. ” Autrement dit : seul le Père connaît le
Fils. Et connaître le Fils est bien commun aux Trois. Ainsi, même conclusion
que ci-dessus.
3. Le terme exclusif n’exclut pas ce qui est
impliqué dans la notion même du terme auquel on l’adjoint. Il n’exclut, par
exemple ni la partie, ni l’universel : de “ Socrate seul est blanc ”, on ne
peut pas conclure : “ Donc sa main n’est pas blanche ”, ni non plus : “ Donc
l’homme n’est pas blanc. ” Or une Personne est impliquée dans la notion de
l’autre : le Père est impliqué dans la notion du Fils, et réciproquement. Donc
en disant : “ Le Père seul est Dieu ”, on n’exclut ni le Fils, ni le
Saint-Esprit : cette expression paraît donc vraie.
4. D’ailleurs l’Église chante : “ Toi, le seul
Très-Haut, Jésus Christ. ”
En sens contraire,
la proposition “ le Père seul est Dieu ” se résout
en deux autres qui l’expliquent : “ Le Père est Dieu ” et “ Nul autre que le
Père n’est Dieu. ” Mais cette dernière est fausse, car le Fils, qui est Dieu,
est un autre que le Père. Donc la proposition “ le Père seul est Dieu ” est
fausse, ainsi que toute autre de ce genre.
Réponse :
La proposition “ le Père seul est Dieu ” peut avoir
plusieurs sens. “ Seul ” peut qualifier le Père ; et pris de façon
catégorématique, il fait du Père un solitaire ; alors la proposition est
fausse. Pris de façon syncatégorématique, il donne encore lieu à plusieurs sens
: si “ seul ” exclut les autres de la forme du sujet “ Père ”, la proposition
est vraie, car elle signifie alors : “ Celui qui est seul à être le Père, est
Dieu. ” C’est l’explication qu’en donne S. Augustin, quand il écrit : “ Nous
disons "le Père seul", non qu’il soit séparé du Fils ou du
Saint-Esprit, mais nous signifions par là qu’ils ne sont point Père avec lui. ”
Cependant, ce sens-là n’est pas celui qui ressort du langage habituel à moins
d’y sousentendre par exemple : “ Celui qui seul se nomme le Père est Dieu. ”
Dans son sens propre, “ seul ” exclut de la
participation du prédicat ; et cette fois, la proposition est fausse, si l’on
veut dire : à l’exclusion d’“ un autre ” (alius) ; elle est vraie, si l’on veut
seulement dire : à l’exclusion d’“ autre chose ” (aliud). En effet, le Fils est
un autre que le Père, mais non pas autre chose ; pareillement le Saint-Esprit.
Mais le mot “ seul ” concerne proprement le sujet, avons-nous dit : il veut
donc plutôt exclure “ un autre ”, qu’“ autre chose ”. Par conséquent, il ne
faut pas généraliser pareille expression ; quand on en rencontrera dans un
texte faisant autorité, on aura soin de l’expliquer.
Solutions :
1. L’expression “ Toi, le seul vrai Dieu ” s’entend
non pas de la personne du Père, mais de toute la Trinité, selon S. Augustin. Si
d’ailleurs on l’entend de la personne du Père, on n’exclut pas les autres
Personnes, à cause de l’unité d’essence ; c’est-à-dire qu’alors “ seul ” exclut
seulement “ autre chose ”.
2. Même Réponse à la seconde difficulté : quand on
attribue au Père une perfection essentielle, on n’exclut ni le Fils ni le
Saint-Esprit, en raison de l’unité d’essence. Notons par ailleurs qu’il ne
suffit pas de répondre que le vocable latin nemo équivaut à nullus homo, donc
que l’exclusion ne vise que les hommes ; ce n’est pas le cas, dans le texte
allégué, car on n’aurait pas à y faire exception du Père. Nemo (personne) est
pris là au sens usuel, c’est-à-dire qu’il exclut universellement n’importe
quelle nature rationnelle.
3. Le terme exclusif n’exclut pas ce qui est
compris dans la notion même du terme auquel il est joint et ne fait qu’un sujet
avec lui : ce qui est le cas de la partie et de l’universel. Mais le Père et le
Fils sont deux suppôts distincts : le cas n’est donc pas le même.
4. Nous ne disons pas, sans plus, que “ seul le
Fils est le Très-Haut ” ; nous disons que seul il est “ le TrèsHaut avec le
Saint-Esprit dans la gloire de Dieu le Père ”.
QUESTION 32 — LA CONNAISSANCE DES PERSONNES DIVINES
La question qui se pose ici est celle de notre
connaissance des Personnes divines.
Sur ce point nous verrons : 1. Si les Personnes
divines peuvent être connues par la raison naturelle. 2. S’il faut attribuer
des “ notions ” aux Personnes divines. 3. Le nombre de ces notions. 4. Sur les
notions, les opinions sont-elles libres ?
Article 1 — La
Trinité des Personnes divines peut-elle être connue par la raison naturelle ?
Objections :
1. Les philosophes n’ont pu arriver à la
connaissance de Dieu que par la raison naturelle. Or on trouve chez les
philosophes maint passage qui parle de la Trinité des Personnes.
Aristote a dit : “ Nous nous sommes appliqué à
glorifier par ce nombre trois le Dieu unique, qui surpasse toutes les
propriétés des choses créées. ” S. Augustin écrit même, à propos des ouvrages
des platoniciens : “ J’y ai lu en d’autres termes, il est vrai, mais c’est bien
cela qu’on y établissait par toutes sortes d’arguments, j’y ai lu qu’au
commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu et que le Verbe était
Dieu ”, et le reste de ce texte, qui expose la distinction des personnes
divines. On dit encore, dans la Glose, que les mages de Pharaon échouèrent “ au
troisième signe ”, c’est-à-dire dans la connaissance de la troisième personne,
le Saint-Esprit : ils en ont donc connu au moins deux. Enfin Trismégiste écrit
: “ Un a engendré l’Un, et il a réfléchi sur soi sa flamme. ” Voilà bien qui
semble enseigner la génération du Fils et la procession du Saint-Esprit. La
raison naturelle peut donc atteindre à la connaissance des Personnes divines.
2. Richard de Saint-Victor écrit : “ Je tiens sans
le moindre doute qu’il ne manque pas d’arguments, non seulement probables, mais
encore nécessaires, pour rendre raison de n’importe quelle vérité. ” On a en
effet avancé maints arguments pour prouver même la Trinité des Personnes.
Certains invoquent l’infinie bonté divine, qui se communique infiniment dans la
procession des Personnes divines. D’autres font appel à ce principe, qu’il n’y
a pas d’heureuse possession d’aucun bien sans société. S. Augustin, lui,
cherche à manifester la Trinité des Personnes à partir de la procession du
verbe et de l’amour en notre esprit ; c’est la voie même que nous avons suivie
ci-dessus. La Trinité des Personnes peut donc être connue par raison naturelle.
3. Révéler à l’homme ce que la raison humaine est
incapable de connaître, voilà une démarche vaine. Or, on ne va pas dire que la
révélation divine du mystère de la Trinité est une démarche vaine. C’est donc
que la raison humaine peut connaître la Trinité des Personnes.
En sens contraire,
S. Hilaire écrit : “Que l’homme se garde bien de
penser que son intelligence puisse atteindre le mystère de la génération divine
! ” Et S. Ambroise : “ Impossible de savoir le secret de cette génération. La
pensée y défaille, la voix se tait. ” Or c’est par l’origine précisément
génération et procession qu’on distingue une trinité en Dieu, comme on l’a vu
plus haut ; et puisque l’homme peut “ savoir et atteindre intellectuellement ”
ce dont on peut donner une raison nécessaire, il s’ensuit que la Trinité des
Personnes n’est pas connaissable par la raison.
Réponse :
Il est impossible de parvenir à la connaissance de
la Trinité des Personnes divines par la raison naturelle. En effet, on a vu
plus haut que, par sa raison naturelle, l’homme ne peut arriver à connaître
Dieu qu’a partir des créatures. Or les créatures conduisent à la connaissance
de Dieu, comme les effets à leur cause. On ne pourra donc connaître de Dieu,
par la raison naturelle, que ce qui lui appartient nécessairement à titre de
principe de tous les êtres ; c’est sur ce fondement que nous avons construit
notre traité de Dieu. Mais la vertu créatrice de Dieu est commune à toute la
Trinité ; autrement dit, elle ressortit à l’unité d’essence, non à la
distinction des Personnes. La raison naturelle pourra donc connaître de Dieu ce
qui a trait à l’unité d’essence, et non ce qui a trait à la distinction des
Personnes.
Et celui qui prétend prouver la Trinité des
Personnes par la raison naturelle, fait doublement tort à la foi. D’abord, il
méconnaît la dignité de la foi elle-même, dignité qui consiste à avoir pour
objet les choses invisibles, c’est-à-dire qui dépassent la raison humaine : “
La foi, dit l’Apôtre (He 11, 1) porte sur ce qu’on ne voit pas. ” Ensuite, il
compromet les moyens d’amener certains hommes à la foi. En effet, apporter en
preuve de la foi des raisons qui ne sont pas nécessaires, c’est exposer cette
foi au mépris des infidèles ; car ils pensent que c’est sur ces raisons-là que
nous nous appuyons, et à cause d’elles que nous croyons. N’essayons donc pas de
prouver les vérités de la foi autrement que par des arguments d’autorité, pour
ceux qui les acceptent. Pour les autres, il suffit de défendre la
non-impossibilité des mystères annoncés par la foi. Ainsi Denys écrit : “ Celui
qui reste absolument sourd aux oracles, sera inaccessible à notre philosophie.
Mais s’il prend en considération la vérité des oracles divins, bien entendu,
nous aurons alors nous aussi recours à cette règle. ”
Solutions :
1. Les philosophes n’ont pas connu le mystère de la
Trinité des Personnes divines, du moins par ses notions propres : génération,
filiation et procession. C’est ce que dit l’Apôtre (1 Co 2, 6) : “ Nous
prêchons une sagesse de Dieu que personne n’a connue parmi les princes de ce
siècle ”, c’est-à-dire les philosophes, d’après la Glose. Ils ont pourtant
connu certains attributs essentiels qu’on approprie aux Personnes : la
puissance, appropriée au Père ; la sagesse appropriée au Fils ; la bonté
appropriée au Saint-Esprit, comme on le verra plus loin. Donc, quand Aristote
écrit : “ Par ce nombre trois, etc. ”, n’allons pas croire qu’il ait posé le
nombre trois en Dieu ; il veut dire que les anciens observaient le nombre trois
dans les sacrifices et les prières, parce que ce nombre possède une sorte de
perfection.
De même, on lit bien dans les livres des
platoniciens : “ Au commencement était le verbe... ” Mais “ verbe ” n’y
signifie pas une personne engendrée en Dieu : il évoque le type idéal selon
lequel Dieu a tout créé, et qu’on approprie au Fils. Et, bien qu’ils aient
connu des perfections appropriées aux trois Personnes, on dit qu’ils ont échoué
“ au troisième signe ”, c’est-à-dire dans la connaissance de la troisième
Personne, parce qu’ils ont dévié de la bonté appropriée au Saint-Esprit, du
fait que “ connaissant Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu ”, dit S.
Paul (Rm 1, 21). Il y a une autre explication : les platoniciens posaient un
premier Etre, qu’ils appelaient le Père de tout l’univers ; ensuite ils posaient
au-dessous de lui une autre substance, qu’ils appelaient la Pensée ou
l’Intellect du Père : en lui se trouvaient les idées de toutes choses, comme le
rapporte Macrobe dans son Commentaire du Songe de Scipion. On ne voit
d’ailleurs pas qu’ils aient posé une troisième substance, qui paraisse
correspondre au Saint-Esprit. Mais nous, ce n’est pas un Père et un Fils de
cette sorte, substantiellement différents, que nous posons : ce fut l’erreur
d’Origène et d’Arius, disciples sur ce point des platoniciens.
Quant à cet aphorisme de Trismégiste : “ l’Un a
engendré l’Un, et il a réfléchi sur soi sa flamme ”, il ne concerne pas la
génération du Fils, ni la procession du Saint-Esprit, mais bien la production
du monde : le Dieu unique a produit un monde par amour de soi.
2. La raison qu’on apporte pour expliquer une chose
donnée peut jouer un double rôle. Il peut se faire qu’elle en établisse
démonstrativement la cause cachée. ainsi en philosophie de la Nature on prouve
efficacement pourquoi le mouvement a une vitesse uniforme. Mais il arrive aussi
que la raison qu’on donne ne prouve pas efficacement que telle est la cause
cachée que l’on cherche, mais, une cause étant supposée, elle montre que les
effets qui, par hypothèse, en découlent s’accordent bien avec elle. Ainsi en
astronomie on donne comme raison (des phénomènes observés) la théorie des
excentriques et des épicycles, étant donné que ce qui apparaît aux sens des
mouvements des astres est respecté par cette hypothèse ; ce n’est pourtant pas
une preuve décisive (que telle est la vraie cause de ces phénomènes), car il
n’est pas dit qu’une autre hypothèse ne les respecterait pas aussi. On peut
donc donner une explication du premier type pour prouver que Dieu est un, etc.
Mais la raison que l’on apporte pour manifester la Trinité est du second type :
c’est-à-dire que, la Trinité étant admise, les explications qu’on en donne
s’accordent avec cette présupposition, mais aucune d’elle ne suffit à prouver
que Dieu est Trinité.
C’est clair quand on en vient au détail. La bonté
infinie de Dieu se manifeste aussi dans la production des créatures, car
produire de rien requiert une vertu infinie. Certes, Dieu se communique en
raison de sa bonté infinie. Il ne s’ensuit pas qu’il en procède quelque chose
d’infini, mais quelque chose qui reçoit à sa mesure communication de l’infinie
bonté. De même pour ce principe que, sans société, il n’y a possession heureuse
d’aucun bien. Cela vaut pour une personne qui n’a pas en elle-même la bonté
parfaite ; alors elle a besoin, pour atteindre à cette plénitude de bien qui
fait le bonheur, du bien d’un autre uni à elle. Quant à l’analogie de notre
intellect, elle n’est pas une preuve décisive en ce qui concerne Dieu, pour
cette raison que l’intelligence ne se réalise pas de manière univoque en Dieu
et en nous. S. Augustin a donc bien dit que c’est par le moyen de la foi qu’on
parvient à la connaissance, et non inversement.
3. La connaissance des Personnes divines était
nécessaire pour nous à un double titre. Le premier était de nous faire penser juste
au sujet de la création des choses. En effet, affirmer que Dieu a tout fait par
son Verbe, c’est rejeter l’erreur selon laquelle Dieu a produit les choses par
nécessité de nature ; et poser en lui la procession de l’Amour, c’est montrer
que si Dieu a produit des
créatures, ce n’est pas qu’il en eût besoin, ni
pour une autre cause extérieure à lui : c’est par amour de sa bonté. Aussi
Moïse, après avoir écrit : “ Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ”,
ajoute ceci : “ Dieu dit : que la lumière soit ”, afin de faire paraître le
Verbe de Dieu ; après quoi il écrit : “ Dieu vit que la lumière était bonne ”,
pour montrer l’approbation du divin Amour. Et il décrit de même la production
des autres œuvres. Le second motif, et le principal, était de nous donner une
vraie notion du salut du genre humain, salut qui s’accomplit par l’incarnation
du Fils et par le don du Saint-Esprit.
Article 2 —
Faut-il attribuer des “ notions ” aux Personnes divines ?
Objections :
1. Denys dit qu’on ne doit pas être assez téméraire
pour rien dire de Dieu qui n’ait été expressément formulé pour nous par
l’Écriture sainte. Or l’Écriture sainte ne fait pas mention des “ notions ”. Il
ne faut donc pas en poser en Dieu.
2. Ce qu’on affirme de Dieu a trait ou bien à
l’unité d’essence, ou bien à la trinité des Personnes. Or les notions
n’appartiennent ni à l’unité d’essence, ni à la trinité des Personnes. En
effet, on ne peut pas attribuer à ces notions ce qui appartient à l’essence :
on ne dit pas “ la paternité est sage ”, ni “ elle crée ”. On ne peut pas non
plus leur attribuer ce qui appartient aux Personnes : on ne dit pas “ la
paternité engendre ”, ni “ la filiation est engendrée ”. C’est donc qu’il ne
faut pas poser ces notions en Dieu.
3. Ce qui est simple est connaissable par soi ;
inutile d’y poser des formes abstraites, principes formels de connaissance. Or
les Personnes divines sont souverainement simples. Il n’y a donc pas à poser
des “ notions” dans les Personnes divines.
En sens contraire,
S. Jean Damascène dit que “ nous saisissons la
distinction des hypostases, c’est-à-dire des personnes, dans leurs trois
propriétés : la paternité, la filiation, la procession ”. Il faut donc bien
poser les propriétés et notions en Dieu.
Réponse :
Prévostin, considérant la simplicité des personnes,
a dit qu’il ne fallait pas mettre de propriétés ou notions en Dieu ; et si
parfois il en rencontre dans les textes qui font autorité, il traduit
l’abstrait par le concret : de même que l’usage nous fait dire “ Je supplie
votre bonté ”, c’est-à-dire “ vous, qui êtes bon ”, ainsi quand on parle de “la
paternité ” en Dieu, on veut dire “ Dieu le Père ”.
Mais, on l’a déjà vu, nous ne dérogeons pas à la
simplicité divine en usant de noms abstraits et concrets à propos de Dieu ; car
nous nommons selon que nous connaissons. Or notre intelligence ne peut pas
atteindre jusqu’à la simplicité divine, considérée telle qu’elle est en soi ;
elle saisit et exprime les réalités divines selon son mode à elle, qui est le
mode des choses sensibles d’où elle tire sa connaissance. Et dans ce domaine,
nous usons de noms abstraits pour signifier les formes pures, et de noms
concrets pour signifier les choses subsistantes. Par suite, nous signifions
aussi les réalités divines au moyen de noms abstraits pour évoquer leur
simplicité, et au moyen de noms concrets pour évoquer leur caractère subsistant
et parfait, nous l’avons dit. Mais ce ne sont pas seulement les attributs
essentiels qu’il nous faut ainsi exprimer sous ces deux modes, abstrait et
concret, disant par exemple : “ la déité ” et “ Dieu ”, “ la Sagesse ” et “ le
Sage ” ; ce sont aussi les attributs personnels : il nous faut dire “ la
paternité ” et “ le Père ”. Deux raisons nous y obligent principalement.
Et d’abord, les instances des hérétiques. Quand
nous confessons que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul Dieu, ils
nous demandent : en raison de quoi sont-ils un seul Dieu, et en raison de quoi
sont-ils trois ? Et de même qu’à la première question nous répondons : ils sont
un par leur essence, par la déité, ainsi il a bien fallu recourir à des noms
abstraits pour dire par quoi se distinguent les personnes : ce sont les “
propriétés ” ou “ notions ”, c’est-à-dire des termes abstraits tels que “
paternité ” et “ filiation ”. De sorte que, en Dieu, nous signifions l’essence
comme un “ quoi ”, la personne comme un “ qui ” et la propriété comme un “ par
quoi ”.
Seconde raison : il y a en Dieu une personne qui se
rapporte à deux autres : la personne du Père qui se rapporte à la personne du
Fils et à la personne du Saint-Esprit. Or ce n’est pas par une relation unique
; car il s’ensuivrait que le Fils et le Saint-Esprit se rapporteraient aussi au
Père par une seule et même relation ; et comme, en Dieu, il n’y a que la
relation pour “ multiplier la Trinité ”, le Fils et le Saint-Esprit ne seraient
pas deux personnes. Et l’on ne peut pas se contenter de répondre avec Prévostin
: De même que Dieu n’a qu’une relation aux créatures, qui pourtant se
rapportent à lui par des relations variées, de même aussi le Père se rapporte
au Fils et au Saint-Esprit par une relation unique, tandis que ceux-ci se
rapportent à lui par deux relations. Cette réponse ne tient pas ; en effet, la
raison formelle et spécifique du relatif consiste à se rapporter à l’autre :
par conséquent, deux relations auxquelles ne correspond qu’une seule relation
opposée, ne sont pas spécifiquement différentes. Si les relations de “ seigneur
” et de “ père ” doivent être spécifiquement distinctes, c’est que celle de “
service ” et de filiation sont diverses. Or, toutes les choses créées se
rapportent à Dieu sous un type unique de relation, celui de “ créature ” de
Dieu ; tandis que le Fils et le Saint-Esprit ne se rapportent pas au Père par
une relation identique.
De plus, rien ne nous oblige à poser en Dieu une
relation réelle à la créature, nous l’avons dit, mais les relations de raison
peuvent sans inconvénient être multipliées en Dieu. C’est au contraire une
relation réelle qu’il faut poser dans le Père pour le référer au Fils, et au
Saint-Esprit ; les deux relations du Fils au Père, et du Saint-Esprit au Père
nous obligent donc à poser dans le Père deux relations, le rapportant l’une au
Fils et l’autre au Saint-Esprit. Aussi, puisque le Père est une seule et même
Personne, il a bien fallu exprimer séparément ces relations sous forme
abstraite ; et c’est là précisément ce qu’on appelle des propriétés ou notions.
Solutions :
1. La Sainte Écriture ne fait pas mention des
notions ; mais elle fait mention des Personnes, en qui les notions sont
comprises comme l’abstrait dans le concret.
2. Les relations mêmes ou notions existent
réellement en Dieu, on l’a dit plus haut ; cependant nous les signifions en
Dieu non pas comme des choses, mais comme des raisons formelles par quoi nous
prenons connaissance des Personnes. De là vient qu’on ne peut pas attribuer aux
notions ce qui a trait à un acte essentiel ou personnel : cela jurerait avec
leur mode de signification. Nous ne pouvons donc pas dire que “ la paternité
engendre ou crée ”, ni qu’“ elle est sage ou intelligente ”. Quant aux
prédicats essentiels qui n’ont pas trait à un acte, mais qui écartent de Dieu
les conditions créées, on peut les attribuer aux notions : on dira, par
exemple, que “la paternité est éternelle, immense, etc. ”. De même, en raison
de l’identité réelle, on peut attribuer aux notions les prédicats substantiels
personnels et essentiels : on peut dire ainsi que “ la paternité est Dieu,
qu’elle est le Père ”.
3. Les personnes sont simples, sans doute. Mais on
peut, sans préjudice de cette simplicité, signifier sous forme abstraite les
raisons formelles propres des personnes, on vient de le dire.
Article 3 — Le
nombre des notions
Objections :
1. Les notions des personnes sont proprement les
relations qui les distinguent. Or il n’y a en Dieu que quatre relations, nous
l’avons dit. Il n’y a donc aussi que quatre notions.
2. Parce qu’en Dieu il n’y a qu’une essence, on dit
que Dieu est un ; parce qu’en lui il y a trois personnes, on dit que Dieu est
trine. Si donc en Dieu il y a cinq notions, on devrait dire que Dieu est “
quine ” : or cela ne peut se dire.
3. Admettons qu’il y ait en Dieu trois personnes et
cinq notions. Il faut alors qu’une personne possède plusieurs notions : deux ou
davantage. C’est ainsi que l’on en pose trois dans la personne du Père :
l’innascibilité, la paternité et la commune spiration. Or, ou bien ces trois
notions sont réellement distinctes ; ou bien elles n’ont entre elles qu’une
distinction de raison. Si c’est une distinction réelle, voilà la personne du
Père composée de plusieurs choses. Si c’est une simple distinction logique, une
notion doit pouvoir s’attribuer à l’autre : autrement dit, de même que “ la
bonté de Dieu est sa sagesse ” en raison de leur identité dans la réalité
divine, de même aussi “ la commune spiration est la paternité ”. Mais personne
n’admet cette dernière proposition. Il n’y a donc pas cinq notions.
En sens contraire,
4. Il semble qu’il y en a plus de cinq. De même que
le Père ne procède d’aucun autre d’où la notion d’“ innascibilité ”, de même,
du Saint-Esprit il ne procède aucune autre personne ; et ceci va nous faire
poser une sixième notion.
5. Il est commun au Père et au Fils d’être principe
du Saint-Esprit ; pareillement il est commun au Fils et au Saint-Esprit de
procéder du Père. Or, on pose une notion commune au Père et au Fils : la
spiration ; il faut donc aussi poser une notion commune au Fils et au
Saint-Esprit.
Réponse :
On appelle “ notion ” une raison formelle notifiant
en propre une personne divine. Or c’est l’origine qui multiplie les personnes
divines ; et une origine comporte un principe et un terme ; ce qui donne deux
modes de notifier une personne. La personne du Père ne peut pas être notifiée
sous l’aspect de terme procédant d’un autre ; mais elle peut l’être comme ne
procédant d’aucun autre : sous ce point de vue, elle a pour notion l’“
innascibilité ”. Sous l’aspect de principe d’un autre, elle est notifiable
doublement : comme principe du Fils, elle se notifie par la notion de “
paternité ” ; comme principe du Saint-Esprit, elle se notifie par la notion de
“ spiration commune ”. Le Fils, lui, peut être notifié sous l’aspect de terme
procédant d’un autre par naissance ; il est notifié ainsi par sa “ filiation ”.
Il peut l’être aussi sous l’aspect de principe de qui procède un autre, à
savoir le Saint-Esprit ; il se notifie ainsi de la même manière que le Père,
par la notion de “ spiration commune ”. Quant au Saint-Esprit, il peut être
notifié comme terme procédant d’un autre, par sa “ procession ” ; mais il ne
peut pas l’être comme principe d’un autre, puisqu’aucune Personne n’en procède.
Il y a donc cinq notions en Dieu : l’innascibilité,
la paternité, la filiation, la spiration commune et la procession. Quatre
seulement d’entre elles sont des “ relations ” ; car l’innascibilité n’est pas
une relation, sinon par réduction, ainsi qu’on le verra v. Quatre seulement
aussi sont des “ propriétés ” car la spiration commune, qui convient à deux
Personnes, n’est pas une propriété. Enfin, il y en a trois qui sont des “
notions personnelles ”, c’est-à-dire qui constituent les personnes,
c’est-à-dire la paternité, la filiation et la procession. La spiration commune
et l’innascibilité sont bien des notions des personnes, mais non pas des
notions personnelles ; on le verra mieux dans la suite.
Solutions :
1. On vient de voir qu’en outre des quatre
relations, il y a lieu de poser une cinquième notion : l’innascibilité.
2. On signifie l’essence, en Dieu, comme une
réalité ; il en est de même des personnes ; mais on signifie les notions comme
des raisons formelles notifiant les personnes. De là vient la différence des
expressions ; on dit bien que Dieu est un, à raison de l’unité d’essence ;
qu’il est trine, à raison de la trinité des Personnes ; mais qu’il y ait cinq
notions n’autorise pas à dire que Dieu est “ quine ”.
3. Seule l’opposition relative met en Dieu une
pluralité réelle. Plusieurs propriétés d’une même personne ne se distinguent
donc pas réellement, faute d’opposition relative entre elles. On ne les
attribue pourtant pas l’une à l’autre, parce qu’on les signifie par mode de
raisons formelles différentes. Pareillement, bien qu’on dise qu’en Dieu “ la
science est la puissance ”, on ne dit pas que “ l’attribut de puissance est
l’attribut de science ”.
4. Nous l’avons dit : La personne comporte une
dignité. Dès lors, on ne peut pas former une “ notion ” du Saint-Esprit avec
cela seul qu’aucune personne n’en procède : en effet, cela ne concerne pas sa
dignité, alors que “ n’avoir pas de principe ” se rapporte à la dignité du
Père, qui est d’être premier principe.
5. Il n’y a pas un mode unique et typique de
procéder du Père, qui serait commun au Fils et au Saint-Esprit ; alors qu’il y
a un mode unique et typique de produire le Saint-Esprit, qui est commun au Père
et au Fils. Or ce qui fait reconnaître une personne est nécessairement quelque
chose de typique. Les deux cas sont donc différents, et l’argument ne vaut pas.
Article 4 — Sur
les notions, les opinions sont-elles libres ?
Objections :
1. S. Augustin dit que nulle part l’erreur n’est plus
dangereuse qu’en matière trinitaire ; et il est bien certain que les notions
s’y rattachent. Mais les opinions contraires sur ce point ne peuvent pas être
exemptes d’erreur. Il n’est donc pas permis d’avoir une opinion contraire au
sujet des notions.
2. c’est par les notions qu’on connaît les
personnes, nous l’avons dit. Or il n’est pas permis d’avoir une opinion
contraire à la doctrine reçue touchant les personnes. Donc, pas davantage
touchant les notions.
En sens contraire,
il n’y a pas d’article de foi qui traite des
notions ; des opinions divergentes sont donc ici permises.
Réponse :
Il y a deux façons, pour une vérité, d’appartenir à
la foi. D’abord directement : c’est le cas de ce que Dieu nous a révélé à titre
principal : par exemple, que Dieu est trine et un, que le Fils de Dieu s’est
incarné, etc. Tenir une opinion fausse en ces matières, c’est par là même
encourir l’hérésie, surtout si l’on y met de l’opiniâtreté. Appartiennent
indirectement à la foi les propositions dont la négation entraîne une
conséquence contraire à la foi : si l’on dit, par exemple, que Samuel n’était
pas fils d’Helcana, il s’ensuit que la Sainte Écriture dit faux. En ces
matières, quelqu’un peut avoir une opinion fausse sans risque d’hérésie, avant
de se rendre compte ou avant qu’il soit défini que pareille position entraîne
une conséquence contraire à la foi, surtout s’il n’y met pas d’opiniâtreté.
Mais une fois qu’il est devenu manifeste, et surtout une fois que l’Église a
défini que cette position entraîne une conséquence contraire à la foi, l’erreur
en cette matière n’est plus exempte d’hérésie. De là vient que beaucoup
d’opinions sont maintenant tenues pour hérétiques, qui ne l’étaient pas
précédemment.
Disons donc que, au sujet des notions, quelques
théologiens ont émis des opinions contraires à la doctrine commune, et cela
sans risque d’hérésie, car ils n’entendaient ainsi rien soutenir de contraire à
la foi. Mais celui qui, en cette matière, soutiendrait une opinion fausse en se
rendant compte qu’elle entraîne une conséquence contraire à la foi, tomberait
dans le péché d’hérésie.
Ainsi est-il répondu clairement aux objections.
QUESTION 33 — LA PERSONNE DU PÈRE
Il faut, logiquement, traiter des Personnes en
particulier. Et tout d’abord de la personne du Père : 1. Convient-il au Père
d’être qualifié de “ Principe ” ? 2. Le nom de “ Père ” est-il le nom propre de
cette Personne ? 3. Est-ce, en Dieu, un nom de personne avant d’être un
attribut de l’essence ? 4. Est-il propre au Père d’être inengendré ?
Article 1 — Convient-il
au Père d’être qualifié de “ Principe ” ?
Objections :
1. On ne peut pas dire que le Père est “ principe ”
du Fils ou du Saint-Esprit. Car principe et cause, c’est tout un, au dire du
Philosophe. Or, on ne dit pas que le Père est la cause du Fils. Donc on ne doit
pas dire non plus qu’il en est le principe.
3. L’appellation de “ principe ” se fonde sur une
propriété. Or, selon S. Athanase, il n’y a en Dieu ni avant ni après. I1 ne
faut donc pas user de ce terme de “ principe” à propos des personnes divines.
En sens contraire,
S. Augustin dit que “ le Père est le principe de
toute la déité ”.
Réponse :
Le mot “ principe ” signifie simplement : ce dont
procède quelque chose. Toute chose, en effet, dont une autre procède de quelque
manière que ce soit, prend le nom de principe, et réciproquement. Et puisque le
Père est quelqu’un de qui procède un autre, il s’ensuit qu’il est Principe.
Solutions :
1. Les Grecs emploient indifféremment les termes de
“ cause ” et de “ principe ”, quand il s’agit de Dieu ; mais les Docteurs
latins évitent le terme de “ cause ” et n’emploient que celui de “ principe ”.
Voici pourquoi. “ Principe ” est plus général que “ cause”, ce mot étant
lui-même plus général qu’“ élément ” : on dit bien, en effet, que le premier
terme ou même la première partie d’une chose en sont le principe, mais non pas
la cause. Or, plus un nom est général, plus il convient pour être transposé en
Dieu, nous l’avons dit ; car plus les noms se spécialisent, plus ils
déterminent le mode propre à la créature. De fait, le nom de “ cause ” évoque
une diversité de substance et une dépendance de l’effet vis-à-vis de la cause,
que n’évoque pas le nom de “ principe ” : quel que soit le genre de causalité,
il y a toujours, entre la cause et son effet, une sorte de distance en
perfection ou en vertu. Mais, le terme de “ principe ” s’emploie même quand il
n’y a aucune différence de ce genre ; il suffit qu’on discerne un ordre. On dit
que le point est le principe de la ligne, ou encore que la première partie de
la ligne en est le principe.
2. Chez les auteurs grecs, on trouve des passages
où il est dit que le Fils ou le Saint-Esprit “ dépendent de leur principe ” ;
mais cette expression n’est pas reçue chez nos docteurs. Si, en donnant au Père
le nom de Principe, nous lui reconnaissons une sorte d’“ autorité ”, du moins
nous avons soin de ne donner au Fils ou au Saint-Esprit aucune qualification
qui évoque tant soit peu sujétion ou infériorité : cela, pour éviter toute
occasion d’erreur. Le même souci inspirait S. Hilaire, quand il disait : “ Par
son autorité de Donateur, le Père est plus grand ; mais le Fils n’est pas moins
grand, lui qui reçoit en don l’être même du Père . ”
3. Il est vrai que le mot “ principe ”, à
considérer son étymologie, paraît venir d’une priorité cependant il ne signifie
pas priorité mais origine. Ne confondons pas la signification d’un mot avec son
étymologie, comme on l’a dit plus haut.
Article 2 — Le
nom de “ Père ” est-il le nom propre de cette Personne ?
Objections :
1. Le nom de “ père ” signifie une relation, alors
que la personne est une substance individuelle : “ Père ” n’est donc pas un nom
propre de personne.
2. Par ailleurs, “ celui qui engendre ” est une
désignation plus générale que “ père ” ; car tout père engendre, mais la
réciproque n’est pas vraie. Or, le nom plus général convient plus proprement
pour nommer Dieu, on l’a vu. Donc “ Celui qui engendre, le Géniteur ” seraient
des noms plus propres que “ le Père ” pour désigner une Personne divine.
3. Un nom figuré ne peut pas être le nom propre de
quelqu’un. Or c’est par métaphore que nous qualifions notre verbe d’“ engendré
”, de “ fruit ” ; par métaphore aussi, par suite, que nous nommons “ père ” le
principe du verbe. En Dieu, par conséquent, le Principe du Verbe ne peut pas
s’appeler Père au sens propre.
4. Tout ce qui est dit de Dieu en propre se vérifie
de lui en priorité, et de la créature secondairement. Or il semble au contraire
que la notion de génération s’applique en priorité à la créature et non à Dieu
: n’y a-t-il pas, en effet, plus véritablement génération quand le fruit se
distingue de son principe non par simple relation, mais par son essence même ?
Dès lors le nom de “ père ” qui se fonde sur la génération, ne convient pas en
propre à une Personne divine.
En sens contraire,
on lit dans le Psaume (89,27) : “ Il m’invoquera :
Tu es mon Père.”
Réponse :
Le nom propre d’une personne signifie ce qui la
distingue de toute autre. En effet, de même que la définition de l’homme
comprend une âme et un corps, ainsi, au dire d’Aristote, la définition de “ tel
homme ” comprend telle âme et tel corps ; c’est-à-dire cela même qui distingue
cet homme de tout autre. Or, ce qui distingue des autres la personne du Père,
c’est la paternité. Le nom propre de cette Personne est donc bien celui de
Père, qui signifie la paternité.
Solutions :
1. En nous, la relation n’est pas une personne
subsistante ; aussi, quand il s’agit de nous, le nom de “ père ” ne signifie
pas la personne, mais une relation de la personne. En Dieu, il en est
autrement, quoi qu’en aient pensé certains théologiens, qui ont erré sur ce
point : la relation signifiée par le nom de “ Père ” est une personne
subsistante. En effet, nous avons dit qu’en Dieu le mot “ personne ” signifie
la relation en tant que subsistant dans la nature divine.
2. Au dire du Philosophe, on doit de préférence
nommer la réalité d’après ce qui fait sa perfection et son achèvement. Or “
génération ” signifie le processus dans son devenir même, tandis que “
paternité ” signifie l’achèvement parfait de la génération. Voilà pourquoi le
nom de “ Père ” est préférable à ceux de “ Géniteur ” ou d’“ Engendrant ”,
comme nom de personne divine.
3. Notre verbe n’est pas quelque chose de
subsistant dans la nature humaine ; on ne peut donc pas le qualifier proprement
d’engendré, ni de fils. Par contre, le Verbe divin est une réalité subsistant
dans la nature divine ; aussi est-ce proprement et non par figure, qu’on lui
donne le nom de “Fils ”, et à son Principe le nom de “ Père ”.
4. Les termes de “ génération ” et de “ paternité ”
comme les autres noms qui s’attribuent à Dieu au sens propre, conviennent plus
véritablement à Dieu qu’aux créatures, du moins à considérer la réalité
signifiée, et non le mode de signification. Aussi l’Apôtre dit-il (Ep 3, 14.
15) : “Je fléchis les genoux devant le Père de mon Seigneur Jésus-Christ, de
qui toute paternité au ciel et sur la terre tire son nom. ” Voici pourquoi : il
est clair que la génération est spécifiée par son terme, qui est la forme de
l’engendré ; et plus cette forme se rapprochera de l’engendrant, plus aussi il
y aura génération véritable et parfaite ; ainsi la génération univoque est plus
parfaite que la génération équivoque. C’est que, par définition, l’engendrant
engendre un être qui lui est semblable selon la forme. Dès lors, le fait même
que, dans la génération divine, il y a identité numérique de forme entre
engendrant et engendré, alors que dans les créatures il n’y a qu’identité
spécifique sans identité numérique, cela même montre que la génération et la
paternité se vérifient en Dieu plus parfaitement que dans les créatures. Et si,
en Dieu, il n’y a qu’une distinction relative entre l’engendrant et l’engendré,
cela fait ressortir la vérité de cette génération et de cette paternité.
Article 3 — Le
nom de “ Père ”, dit de Dieu, signifie-t-il en première intention une propriété
personnelle ?
Objections :
1. Logiquement, le terme commun est présupposé au
terme propre. Or, le nom de “ Père ”, pris au sens personnel, est propre à la
personne du Père ; pris comme attribut essentiel, il est commun à toute la
Trinité : car c’est à la Trinité entière que nous disons : “ Notre Père ”.
C’est donc comme attribut essentiel, et non au sens personnel, que ce nom de “
Père ” se vérifie à titre premier et principal.
2. Quand un nom garde la même définition dans ses
diverses applications, il n’y a pas à distinguer d’ordre ni de degrés dans
l’attribution. Or, qu’il s’agisse de la Personne divine Père du Fils ou qu’il
s’agisse de toute la Trinité “ Notre Père ” ou “ Père des créatures ”, dans les
deux cas on se réfère à une même notion de paternité ou de filiation ; car,
selon S. Basile, recevoir l’être est une condition commune aux créatures et au
Fils. Par conséquent, le nom de Père, en Dieu, ne s’attribue pas premièrement
au sens personnel, et secondairement au sens essentiel.
3. Il n’est pas de comparaison possible entre des
attributions qui, sous un même nom, ne répondent pas au même concept. Or, dans
l’épître aux Colossiens (1,15), le Fils se trouve rapproché des créatures sous
cet aspect de filiation ou de génération : “ Lui, l’image du Dieu invisible, le
Premier-né de toute créature. ” Il s’agit donc d’un même concept dans les deux
cas. Autrement dit, en Dieu, il n’y a pas priorité d’attribution de la
paternité personnelle sur la paternité comme attribut de l’essence.
En sens contraire,
l’éternel a priorité sur le temporel. Or, c’est de
toute éternité que Dieu est Père de son Fils ; et seulement dans le temps qu’il
est Père de la créature. Donc en Dieu la paternité se vérifie premièrement
envers le Fils, et secondairement envers la créature.
Réponse :
Un terme analogique convient premièrement au sujet
où se réalise parfaitement toute la raison formelle signifiée par ce terme ;
puis secondairement au sujet où elle se réalise partiellement ou sous un
certain aspect ; à ce dernier sujet, on l’attribue par comparaison avec celui
qui la réalise parfaitement, car l’imparfait dérive du parfait. Ainsi le nom de
“ lion ” se dit au premier chef de l’animal, en qui se réalise toute l’essence
du lion ; c’est lui qu’on nomme lion au sens propre ; ensuite, par dérivation,
on donnera ce nom à l’homme en qui on retrouve quelque chose du lion, son
audace ou sa force, par exemple ; on l’appelle un lion par métaphore
Or, il ressort clairement de ce qui précède que la
raison formelle de paternité et de filiation se trouve parfaite en Dieu le Père
et en Dieu le Fils, puisque le Pere et le Fils ont une seule et même nature et
gloire. Mais, dans la créature, s’il y a filiation par rapport à Dieu, ce n’est
plus au sens parfait, car le Créateur et la créature n’ont pas la même nature ;
il n’y a ici de filiation qu’en raison d’une certaine similitude entre les
natures. Et plus cette similitude sera parfaite, plus on approchera d’une
véritable filiation. De fait, Dieu est appelé Père de certaines créatures, en
raison d’une simple similitude de vestige : c’est le cas des créatures sans
raison. Selon Job (38, 28) : “ Qui est le Père de la pluie ? qui donc a
engendré les gouttes de rosée ? ” Il y en a d’autres dont Dieu est le Père,
parce qu’elles portent son image : ce sont les créatures raisonnables. “Dieu
n’est-il pas ton Père, dit le Deutéronome (32, 6), lui qui t’a possédé, qui t’a
fait et qui t’a créé ? ” Il y en a dont Dieu est le Père à raison de cette
similitude qu’est la grâce : ceux-là prennent le nom de fils adoptifs, parce
que le don de la grâce qu’ils ont reçu les habilite à l’héritage de la gloire
éternelle. Selon S. Paul (Rm 8, 16. 17) : “ L’Esprit lui-même rend témoignage à
notre esprit que nous sommes fils de Dieu ; et si nous sommes fils, nous sommes
aussi héritiers. ” Il y en a enfin dont Dieu est le Père à raison de cette
similitude qu’est la gloire, parce qu’ils possèdent déjà l’héritage de la
gloire, dont S. Paul dit (Rm 5, 2) : “ Nous nous glorifions dans l’espérance de
la gloire des fils de Dieu. ”
Il est donc clair que la paternité s’attribue à
Dieu premièrement et principalement au sens où elle évoque la relation entre
deux Personnes divines, et secondairement au sens où elle évoque une relation
de Dieu à la créature.
Solutions :
1. Dans notre pensée, il y a priorité logique des
attributs communs absolus sur les propriétés personnelles, car ces attributs
sont impliqués dans la notion des propriétés, et sans réciprocité. Qui dit : le
Père, dit du même coup : Dieu, sans pour autant que la réciproque soit vraie.
Mais il y a priorité des attributs propres évoquant les relations personnelles,
sur les attributs communs qui disent relation aux créatures, car la Personne
procédant à l’intime de la divinité procède aussi comme principe de la
production des créatures. En effet, le verbe conçu dans la pensée de l’artiste
procède de celui-ci avant l’œuvre priorité de nature, cela s’entend, puisque
l’œuvre reproduit la conception de l’esprit. De même, le Fils procède du Père
avant la créature à laquelle n’est attribué le nom de “ fils ” que dans la
mesure où elle reçoit par participation la ressemblance du Fils. C’est ce que
dit S. Paul (Rm 8, 29) : “ Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi
prédestinés à devenir conformes à l’image de son Fils. ”
2. Quand on dit que “ recevoir” est une condition
commune à la créature et au Fils, il ne s’agit pas de communauté univoque, mais
d’une similitude lointaine qui suffit à donner lieu au titre de “ Premier-Né
des créatures ”. Ainsi le texte déjà cité, après avoir dit que certains
deviendraient conformes à l’image du Fils de Dieu, ajoute : “ afin que lui-même
soit le premier-né d’un grand nombre de frères ”. Mais celui qui est
naturellement Fils de Dieu a sur tous les autres ce privilège de posséder par
nature ce qu’il reçoit, au dire du même S. Basile. Et pour cette raison il
s’appelle “le Fils unique ”, comme on le voit en S. Jean
3. La troisième objection se trouve ainsi résolue.
Article 4 —
Est-il propre au Père d’être inengendré ?
Objections :
1. Toute propriété est quelque chose de positif
dans le sujet auquel elle appartient. Or la qualification d’“ inengendré ” ne
pose rien dans le Père ; par là, on nie simplement qu’il soit engendré. Ce
n’est donc pas une propriété du Père.
2. Le terme “ inengendré ” peut s’entendre soit
comme une privation, soit comme une pure négation. Si c’est une négation, tout
ce qui n’est pas engendré peut être qualifié d’inengendré. Or le Saint-Esprit
n’est pas engendré, l’essence divine non plus : la qualité d’inengendré leur
convient donc aussi. Et dès lors, ce n’est pas une propriété du Père. S’agit-il
d’une privation ? Toute privation évoque une imperfection dans le sujet qu’elle
affecte ; il s’ensuivrait que la personne du Père est imparfaite, ce qui est
impossible.
3. En Dieu, “ inengendré ” ne signifie pas la
relation, puisque ce n’est pas un prédicat relatif ; il signifie donc la
substance. Par suite, “ inengendré ” et “ engendré ” évoquent une différence
substantielle. Mais entre le Fils, c’est-à-dire l’Engendré, et le Père, il n’y
a pas de différence substantielle. C’est donc que le Père ne peut pas être
qualifié d’Inengendré.
4. Le propre ne convient qu’à un seul sujet. Mais
puisqu’en Dieu il y a plusieurs personnes qui procèdent d’une autre, rien,
semble-t-il, n’empêche qu’il y en ait également plusieurs ne procédant d’aucune
autre. Alors il n’est pas propre au Père d’être inengendré.
5. Le Père n’est pas seulement principe de la
personne “ engendrée ”, il l’est également de la Personne qui “ procède ”. Si
donc, en raison de l’opposition entre le Père et la Personne engendrée, on fait
de la condition d’inengendré une propriété du Père, il faudra en faire autant
de la condition d’“ improcessible ”.
En sens contraire,
S. Hilaire écrit : “ L’Un procède de l’Un,
c’est-à-dire que l’Engendré procède de l’Inengendré, chacun ayant en propre
l’un l’innascibilité, l’autre l’origine. ”
Réponse :
De même que dans les créatures on distingue “
premier principe ” et “ second principe ”, ainsi dans les Personnes divines, où
il n’y a ni avant ni après, on distingue un “ Principe qui n’a pas de principe
” : c’est le Père ; et un “ Principe qui a un principe ” : c’est le Fils. Or,
dans les créatures, un principe premier se reconnaît à un double caractère ;
l’un qui l’affecte en tant qu’il est principe, consiste en ce qu’il a une
relation à ce qui procède de lui ; l’autre, qui lui appartient en tant qu’il
est premier principe, consiste en ce que lui-même ne provient pas d’un principe
antérieur. De même en Dieu : par rapport aux Personnes qui procèdent de lui, le
Père se notifie à nous par la paternité et la spiration ; en tant que “
Principe qui n’a pas de principe ”, il se notifie par ceci qu’“ il n’est pas
d’un autre ” ; et voilà précisément la propriété d’innascibilité, celle que
signifie le nom d’“ Inengendré ”.
Solutions :
1. Au dire de certains l’innascibilité signifiée
par “ inengendré ” (au sens où cet attribut est propre au Père) ne serait pas
une simple négation. Ou bien elle inclurait les deux aspects que l’on vient de
signaler : que le Père ne procède d’aucun autre, et qu’il est Principe des
autres Personnes ; ou bien elle évoquerait l’universelle “ autorité ”, ou
encore “ la plénitude de Source ”. Mais ces explications ne semblent pas
exactes. L’innascibilité ainsi comprise ne serait pas une propriété distincte
de la paternité et de la spiration ; elle les inclurait, comme le terme propre
est inclus dans le terme commun. Car en Dieu, la qualité de Source ou d’Auteur
ne signifie pas autre chose que : Principe d’origine. Disons donc, avec S.
Augustin, qu’“ inengendré ” nie la condition d’engendré : “ Le mot :
"inengendré" ne veut pas dire autre chose que : "non-fils".
Cela n’empêche pas d’y reconnaître une notion propre au Père ; c’est la
condition de tout ce qui est premier et simple d’être connu négativement ;
ainsi l’on définit le point : “ Ce qui n’a pas de parties ”.
2. “ Inengendré ” se prend parfois en pure négation
: S. Jérôme dit ainsi que le Saint-Esprit est inengendré, c’est-à-dire non
engendré. Il peut aussi s’employer en un sens privatif, sans pour autant
impliquer d’imperfection. Car il y a plusieurs sortes de privation : d’abord
quand le sujet n’a pas ce que d’autres possèdent naturellement, mais que sa
nature à lui n’exige pas ; on dit ainsi que la pierre est une chose inanimée,
simplement parce que la vie lui fait défaut, tandis que d’autres choses en sont
douées naturellement. Une seconde sorte de privation est celle du sujet qui n’a
pas ce que possèdent naturellement certains sujets de son propre genre ; on dit
ainsi que la taupe est aveugle. La troisième sorte est celle du sujet qui n’a
pas ce que, par nature, il devrait posséder ; et c’est cette privation qui
implique imperfection. Or quand on qualifie le Père d’Inengendré, on lui
attribue une privation du second type, et non pas du troisième. On veut dire en
effet que certain suppôt de la nature divine n’est pas engendré, alors qu’un
autre de ses suppôts est lui-même engendré. Mais cette explication nous autoriserait
à qualifier aussi le Saint-Esprit d’inengendré. Pour que ce nom demeure propre
au Père seul, il faut encore sous-entendre qu’il appartient à une personne qui
est principe d’une autre ; autrement dit, il nie la condition d’engendré dans
le genre “ principe personnel en Dieu ”. Ou bien encore, inengendré signifiera
: qui ne procède absolument d’aucun autre, et pas seulement : qui ne procède
point par voie de génération. Si l’on admet ce dernier sens, “ inengendré ” ne
convient pas au Saint-Esprit qui “ est d’un autre ” par sa procession, et comme
personne subsistante ; il ne convient pas non plus à l’Essence divine dont on
peut dire que, dans le Fils ou dans le Saint-Esprit elle provient d’un autre, à
savoir du Père.
3. Selon S. Damascène, “ inengendré ” peut d’abord
signifier incréé ; c’est alors un prédicat substantiel, qui dénote la
différence entre substance créée et incréée. Il peut aussi signifier non
engendré ; c’est alors un prédicat relatif, du moins dans la mesure où la
négation se ramène à une affirmation. “ Non homme ”, par exemple, est un
prédicat qui se rattache au genre substance ; “ non blanc ” se rattache au
genre qualité. Et puisqu’en Dieu “ engendré ” évoque la relation, “ inengendré
” est aussi de l’ordre de la relation. On ne peut donc pas conclure qu’entre le
Père inengendré et le Fils engendré, il doit y avoir une diversité
substantielle ; il y a seulement une distinction relative, du fait que la
relation de Fils est niée du Père.
4. En tout genre il faut un premier, et un seul.
Dans la nature divine, il faut donc aussi un principe qui n’ait pas de
principe, autrement dit un inengendré, et un seul. Dès lors, admettre deux
Innascibles, c’est admettre deux dieux, deux natures divines. S. Hilaire disait
: “ Puisqu’il n’y a qu’un Dieu, il ne peut y avoir deux Innascibles. ” Et la
raison majeure en est que, s’il y avait deux Innascibles, aucun d’eux ne
procéderait de l’autre ; ne pouvant ainsi se distinguer par opposition
relative, il faudrait que ce soit par diversité de nature.
5. Pour exprimer la propriété que possède le Père
de ne provenir d’aucun autre, on lui dénie la nativité du Fils plutôt que la
procession du Saint-Esprit. C’est que la procession du Saint-Esprit n’a pas de
nom propre et spécifique, comme on l’a vu. Et c’est aussi qu’elle présuppose la
génération du Fils, par ordre de nature. Le seul fait de nier du Père qu’il
soit engendré, alors qu’il est lui-même principe engendrant, implique en
conséquence qu’il ne procède pas à la manière du Saint-Esprit : car le
Saint-Esprit, loin d’être principe de génération, procède de l’engendré.
Nous étudions maintenant la personne du Fils. Le
Fils porte trois noms, ceux de “ Fils, verbe et Image ”. Mais la qualité de
Fils, toute relative à celle du Père, se trouve élucidée par l’étude précédente
; il nous reste à considérer le Verbe (Q. 34) et l’Image (Q. 35).
Au sujet du Verbe, nous nous demanderons : 1. Ce
mot est-il en Dieu un nom essentiel ou personnel ? 2. Est-ce un nom propre au
Fils ? 3. Ce nom de Verbe implique-t-il rapport aux créatures ?
Article 1 — Le
mot “ Verbe ”, est-il en Dieu un nom essentiel, ou personnel ?
Objections :
1. Les noms personnels s’attribuent à Dieu au sens
propre, comme c’est le cas des noms de Père et de Fils. Au contraire, selon
Origène, le nom de Verbe s’attribue à Dieu par métaphore. Ce n’est donc pas en
Dieu un nom personnel.
2. “ Le verbe est une connaissance imprégnée
d’amour ”, dit S. Augustin. Et, selon S. Anselme, “ dire, pour l’Esprit
suprême, c’est considérer en réfléchissant”. Or, connaissance, réflexion et
considération sont en Dieu des prédicats essentiels. Par conséquent, “ Verbe ”
n’est pas en Dieu un prédicat personnel.
3. Par définition, le verbe est quelque chose qu’on
dit. Or, d’après S. Anselme, de même que le Père, le Fils et le Saint-Esprit
sont tous les trois connaissants, de même aussi chacun d’eux “ dit ” et “ est
dit ”. Le nom de Verbe, en Dieu, est donc un prédicat essentiel et non
personnel.
4. D’ailleurs aucune Personne divine n’est “ faite
”. Mais le Verbe de Dieu est quelque chose de “ fait ”, car il est écrit (Ps
148, 8) : “ Feu, grêle, glaces, souffle des tempêtes qui font sa Parole ”,
c’est-à-dire qui l’accomplissent. C’est donc que Verbe n’est pas un nom de
Personne divine.
En sens contraire,
Augustin écrit : “ De même que le Fils se rapporte
au Père, ainsi le Verbe se rapporte à celui dont il est l’expression. ” Or, “
le Fils ” est un nom personnel, précisément parce que c’est un terme relatif.
Donc “ le Verbe ” l’est aussi.
Réponse :
En Dieu, le nom de Verbe, pris au sens propre, est
un nom personnel, et nullement un nom essentiel. Pour s’en rendre compte, il
faut noter qu’en nous le mot “ Verbe ” pris au sens propre peut désigner trois
choses, sans compter une quatrième signification, impropre ou figurée. Au sens
le plus immédiat et commun, on appelle “Verbe ” la parole proférée par la voix.
Cette parole elle-même procède d ‘un “ verbe ” intérieur. Et à double titre,
selon les deux éléments qu’on peut trouver dans le “ verbe ” extérieur ou
parole : l’émission vocale et sa signification. Car, d’une part, le terme vocal
signifie un concept de l’esprit, au dire du Philosophe ; d’autre part, il
procède d’une “ imagination ” toujours d’après Aristote. Quant au son vocal
dépourvu de signification, il ne peut pas être nommé “ verbe ” : si la parole
extérieure reçoit ce nom, c’est qu’elle signifie un concept intime de l’esprit.
“ Verbe ” désigne donc a) premièrement et principalement le concept intérieur
de l’esprit ; b) en second lieu, la parole qui exprime ce concept intérieur ;
c) et en troisième lieu, l’image formatrice de cette parole. On trouve
précisément ces trois modes du verbe signalés par le Damascène, qui écrit : “
On appelle verbe (logos) cette opération naturelle de l’esprit par laquelle il
se meut, connaît et raisonne ; c’est comme sa lumière et sa splendeur (voilà
notre premier verbe). Il y a aussi un verbe qui ne se profère pas avec un mot,
mais “ qui se prononce dans le cœur ” (voilà notre troisième verbe). Et il y a
encore un verbe qui est “ le messager de la pensée ” (et c’est notre deuxième
verbe). “ Verbe ” a même un quatrième sens, métaphorique cette fois : on
désigne de ce nom la chose signifiée ou effectuée par un “ verbe ” proprement
dit. On dira ainsi couramment : “ Voilà bien ce (verbe) que je vous avais dit ”
; ou encore : “ ... ce (verbe) que le roi avait ordonné ” ; et ce disant on
désigne certain fait qui a été l’objet d’un “ verbe ”, c’est-à-dire dont on a
parlé ou qu’on avait prescrit.
En Dieu, on parle de Verbe au sens propre, c’est-à-dire
au sens de concept de l’esprit. Ainsi l’entend S. Augustin : “Celui qui peut
saisir le verbe, non seulement avant qu’il résonne, mais avant même que les
images de ses sons viennent habiller la pensée, celui-là peut alors contempler
une certaine similitude du Verbe dont il est écrit : Au commencement était le
Verbe. ” Or, par définition, le concept intérieur procède d’un principe : la
connaissance de l’esprit qui le conçoit. Aussi, appliqué à Dieu au sens propre,
“ le Verbe ” signifie une réalité qui procède : et cela se rattache en Dieu, à
la notion des noms de personne, puisque les Personnes divines se distinguent
par l’origine, on l’a vu. La conclusion s’impose donc : le nom de Verbe
appliqué à Dieu au sens propre, se prend comme nom personnel, et non pas comme
nom essentiel.
Solutions :
1. Les ariens, dont Origène se trouve être la
source, tenaient le Fils pour “ autre ” que le Père, au sens d’une diversité de
substance. Ils s’efforcèrent donc d’établir que, si le Fils de Dieu porte le
nom de Verbe, ce n’est pas au sens propre ; car ils craignaient, en acceptant
l’analogie de la procession du verbe, d’être contraints de reconnaître que le
Fils de Dieu est consubstantiel au Père. Le verbe intérieur procède en effet du
sujet qui le “ dit ”, de telle sorte qu’il demeure en lui. D’ailleurs, dès
qu’on admet un “ verbe en Dieu ” au sens figuré, on est bien obligé d’admettre
aussi un Verbe de Dieu au sens propre. Une chose ne mérite la qualification
métaphorique de “ verbe ” que si elle manifeste à la façon d’un verbe, ou si
elle est elle-même manifestée par un verbe. Est-elle manifestée par un verbe ?
Alors il faut reconnaître ce verbe qui la manifeste. Prend-elle au contraire le
nom de “ verbe ” par ce qu’elle manifeste extérieurement ? Alors c’est qu’elle
signifie un concept intérieur de l’esprit (car on manifeste aussi sa pensée par
des signes extérieurs). Donc si l’on parle parfois d’une “ parole de Dieu ” au
sens métaphorique, il faut pourtant reconnaître en Dieu un Verbe au sens
propre, désignant une Personne.
2. De tous les vocables qui ont trait à la
connaissance, “ verbe ” est le seul qui s’attribue à Dieu dans un sens
personnel, parce qu’il est seul à signifier quelque chose qui procède d’un
autre ; le verbe, en effet, est ce que l’intellect forme en concevant l’objet.
Mais l’“ intellect ” supposé mis en acte par l’espèce intelligible, ne dit rien
que d’absolu ; pareillement l’“ intellection”, qui est pour l’intellect en acte
ce qu’est l’“ exister ” pour l’être en acte : connaître ne signifie pas une action
qui sort du sujet, mais une action immanente. Donc, s’il arrive de dire que le
verbe est une “ pensée ”, ne prenons pas ce dernier terme pour l’acte du sujet
connaissant, ni pour quelqu’un de ses habitus ; entendons par là ce que
l’intellect conçoit en connaissant. S. Augustin a dit aussi que le Verbe est la
“ Sagesse engendrée ” : ce n’est pas autre chose que la conception du Sage ; on
pourrait aussi bien l’appeler la “ Pensée engendrée ”. De cette manière, on
peut également expliquer le mot de S. Anselme que, pour Dieu, “ dire la vérité
” consiste à “ regarder en pensant ” : en effet le Verbe est conçu par le
regard de la Pensée divine. Cependant le latin cogitatio ne convient pas
proprement au Verbe de Dieu ; c’est l’avis de S. Augustin : “ On le nomme
Verbum Dei (Parole de Dieu) et non pas cogitatio (pensée) : il ne faut pas
donner à croire qu’il y ait en Dieu quoi que ce soit de mouvant, qui tantôt
prendrait une forme pour devenir verbe, et tantôt pourrait la quitter et se
dérouler sans forme. ” En effet, la cogitatio consiste proprement dans la
recherche de la vérité, qui n’a pas de place en Dieu, quand l’intellect est
parvenu à atteindre sa forme ou perfection, qui est la vérité, il ne “ cogite ”
plus, il contemple parfaitement la vérité. S. a donc pris cogitatio au sens
impropre de pensée contemplative.
3. Pris au sens propre, le mot “ dire ”, comme
celui de “ verbe ”, s’emploie en Dieu comme terme personnel, et non pas
essentiel. Autrement dit, de même que Verbum n’est pas un attribut commun au Père,
au Fils et au Saint-Esprit, de même il n’est pas vrai que le Père, le Fils et
le Saint-Esprit soient un même et unique Dicens (Disant). Selon S. Augustin, “
dire c’est-à-dire émettre le Verbe éternel n’est pas le fait de chacun des
Trois en Dieu. ” Mais dici (être dit) convient à chaque Personne : il n’y a pas
que le Verbe à “ être dit ” : c’est vrai aussi de la chose saisie ou signifiée
dans le verbe. Donc une seule Personne “ est dite ” à titre de verbe, mais
chaque personne “ est dite ” à titre d’objet saisi dans le Verbe. En effet,
c’est en se connaissant lui-même, ainsi que le Fils et le Saint-Esprit et tous
les autres objets compris dans sa science, que le Père conçoit son Verbe : si
bien que, dans le Verbe, c’est la Trinité entière qui “ est dite ”, et même
toute créature. Ainsi l’intellect humain se dit à lui-même la pierre dans le
verbe qu’il conçoit en pensant la pierre. Quant à S. Anselme, il a pris
improprement “ dire ” pour “ connaître ”. Ces termes ne sont pourtant pas
synonymes. “ Connaître ” dit uniquement le rapport vécu du sujet connaissant à
la chose connue ; aucune origine n’est évoquée ainsi, mais seulement une sorte
d’information de notre intellect, car notre intellect a besoin d’être mis en
acte par la forme de l’objet à connaître. En Dieu “ connaître ” évoquera une
identité totale, puisqu’en Dieu connaissant et connu sont totalement un, comme
on l’a vu. Mais “ dire ” se rapporte d’abord au verbe conçu, puisque dire c’est
émettre un verbe ; mais par l’intermédiaire du verbe, il se rapporte encore à
la chose connue, manifestée au sujet par ce verbe qu’il émet. Ainsi donc, la
seule Personne qui “ dit ” en Dieu est celle qui profère le Verbe, bien que
chacune des Personnes connaisse et soit connue et par suite “ soit dite ” dans
le Verbe.
4. Dans ce passage du Psaume, verbum se prend au
sens figuré de “ objet ou effet du Verbe ”. On dit que les créatures “
accomplissent la parole de Dieu ”, quand elles exécutent l’effet que leur
assigne le Verbe de la sagesse divine. Nous disons de même que celui-là “
accomplit la parole du roi ”, qui réalise l’ouvrage prescrit par la parole du
roi.
Article 2 — “ Le
Verbe ”, est-ce un nom propre du Fils ?
Objections :
1. Le Fils est une personne subsistante. Mais le
nom de verbe n’évoque rien de tel : en nous, c’est bien clair. Il ne peut donc
pas être un nom propre de la personne du Fils.
2. C’est par une sorte d’émission, que le verbe
procède du sujet qui le profère. Si donc le Fils est proprement “ le Verbe ”,
il procède du Père par voie d’émission. Or c’est là précisément l’hérésie de
Valentin, telle qu’Augustin la rapporte dans son catalogue d’hérésies.
3. Le nom propre d’une personne signifie une de ses
propriétés. Donc, si “ le Verbe ” est un nom propre du Fils, il signifie une
propriété du Fils ; et cela va nous donner un nombre de propriétés supérieur à
celui qu’on a déterminé plus haut.
4. Quiconque connaît, conçoit un verbe en
connaissant. Or le Fils connaît. Il conçoit donc à son tour un verbe ; et dès
lors la qualité de Verbe n’est pas propre au Fils.
5. Il est écrit du Fils (He 1, 3) qu’“ il porte
toutes choses par le verbe de sa puissance ” : ce qui fait dire à S. Basile que
le Saint-Esprit est le verbe du Fils. Ainsi encore une fois, la qualité de
Verbe n’est pas propre au Fils.
En sens contraire,
“ Verbe s’entend du Fils seul ”, dit S. Augustin.
Réponse :
En Dieu, l’appellation de Verbe proprement dit
s’entend au sens personnel : et c’est un nom propre de la personne du Fils. En
effet, ce terme signifie une émanation de l’intellect. Or, en Dieu, la personne
qui procède par émanation de l’intellect s’appelle le Fils, et sa procession
prend le nom de génération, comme on l’a montré plus haut. Il s’ensuit que
seul, en Dieu, le Fils est qualifié proprement de Verbe.
Solutions :
1. En nous, être et connaître ne sont pas
identiques ; par suite, ce qui n’a en nous qu’un être de connaissance ne fait
point partie de notre nature. Mais l’être de Dieu est sa pensée même. Aussi le
Verbe de Dieu n’est pas un accident ou un effet de Dieu, il appartient à sa
nature ; il est donc une réalité subsistante, puisque tout ce qui est en Dieu
est subsistant. Damascène dit ainsi que “ le Verbe de Dieu est substantiel et
subsiste en sa propre hypostase ; tandis que les autres verbes, c’est-à-dire
les nôtres, sont des opérations de l’âme ”.
2. Si l’erreur de Valentin a été condamnée, ce
n’est pas simplement pour avoir soutenu que le Fils naît par émission ; ce sont
les ariens qui lui font ce reproche, au dire de S. Hilaire. En réalité,
Valentin a été condamné à cause du sens différent qu’il donnait à cette
émission, comme on le voit chez S. Augustin.
3. C’est la même propriété qui est signifiée dans
les deux noms de Verbe et de Fils. “ On l’appelle le Verbe, dit S. Augustin,
pour la même raison qui le fait appeler le Fils. ” En effet, la même nativité
du Fils (voilà bien sa propriété personnelle) peut être signifiée par plusieurs
noms, qu’on lui donne pour exprimer diversement sa perfection. Pour faire
valoir qu’il est consubstantiel au Père, on l’appelle “ le Fils” ; parce qu’il
est coéternel, on l’appelle “la Splendeur” ; parce qu’il lui est totalement
semblable, on l’appelle “ l’Image ” ; parce qu’il est engendré d’une manière
immatérielle, on l’appelle “ le Verbe ”. Car il était impossible de trouver un
nom unique qui signifiât d’un coup tous ces aspects.
4. Le Fils de Dieu connaît, au même titre qu’il est
Dieu ; car en Dieu, connaître est un attribut essentiel. Or le Fils, c’est Dieu
engendré, et non pas Dieu engendrant. Il connaît donc, non pas en produisant un
verbe, mais à titre de Verbe procédant. En Dieu, en effet, le Verbe qui procède
ne se distingue pas réellement de l’intellect divin ; il se distingue seulement
par sa relation d’origine, de celui qui est principe du Verbe.
5. Quand on dit du Fils qu’“ il porte toutes choses
par le verbe de sa puissance ”, on prend verbe en un sens figuré qui évoque
l’efficacité créatrice du Verbe. Par exemple, la Glose affirme qu’ici “ verbe ”
est pris au sens de commandement. On veut dire que les choses sont conservées
dans l’être par l’effet de la puissance du Verbe, de même qu’elles ont été
produites par lui. L’interprétation de S. Basile, que “ verbe ” désignerait ici
le Saint-Esprit, est pareillement impropre et figurée. En ce sens, on appelle “
verbe ” de quelqu’un tout ce qui le manifeste ; et le Saint-Esprit est appelé “
verbe du Fils ”, parce qu’il le manifeste.
Article 3 — Le
nom de “ Verbe ” implique-t-il rapport aux créatures ?
Objections :
1. Tout nom divin connotant un effet créé est un
attribut essentiel. Mais “le Verbe ” n’est pas un attribut essentiel, c’est un
nom de personne, on vient de le dire. Il n’implique donc pas de rapport à la
créature.
2. Les termes qui impliquent un rapport aux
créatures s’attribuent à Dieu selon le temps ; ainsi les noms de Seigneur et de
Créateur. Au contraire, “ Verbe ” s’attribue à Dieu dans l’absolu de
l’éternité. Ce nom n’implique donc pas de rapport à la créature.
3. “ Le Verbe ”, cela évoque bien une relation,
mais c’est une relation au principe d’où il procède. Donc, s’il se rapporte à
la créature, il s’ensuivra qu’il en procède.
4. Il y a autant d’idées en Dieu que de rapports
distincts aux créatures. Donc, si “ le Verbe ” dit rapport aux créatures, il y
a en Dieu non pas un seul Verbe, mais plusieurs.
5. Si quelque rapport à la créature se trouve
impliqué dans ce nom de Verbe, ce ne peut être que le rapport de la pensée
divine à son objet. Mais Dieu ne connaît pas seulement ce qui est, il connaît
aussi ce qui n’est pas. “ Le Verbe ” dirait donc rapport à ce qui n’est pas, ce
qui paraît faux.
En sens contraire,
selon S. Augustin, ce nom de Verbe “ dit relation
non seulement au Père, mais encore aux choses qui ont été faites par la
puissance créatrice du Verbe ”.
Réponse :
Oui, le nom de “ Verbe ” dit rapport à la créature.
En se nommant, Dieu connaît toute créature. Or, le verbe conçu dans la pensée
représente tout ce que le sujet connaît en acte ; de fait, en nous, il y a
autant de verbes que d’objets de pensée différents. Mais Dieu connaît en un
seul acte soi-même et toutes choses ; son unique Verbe n’exprime donc pas
seulement le Père, mais encore les créatures. D’autre part, tandis qu’à l’égard
de Dieu, la pensée divine est connaissance pure, à l’égard des créatures elle
est connaissance et cause ; ainsi, le Verbe de Dieu est pure expression du
mystère du Père, mais il est expression et cause des créatures. D’où la parole
du Psaume (33, 9) : “ I1 a parlé, et les choses ont été faites. ” Nommer “le
Verbe ”, c’est en effet évoquer le plan opératoire des choses que Dieu fait.
Solutions :
1. Un nom de personne inclut aussi la nature, du
moins obliquement, puisque la personne est “la substance individuelle d’une
nature raisonnable ”. Donc, si, dans un nom de Personne divine, aucun rapport
créé ne s’introduit du côté de la relation personnelle, il peut bien s’en
introduire du côté de la nature. De même qu’il est propre au Fils d’être “ le
Fils ”, il lui est propre aussi d’être “ Dieu l’engendré ”, ou “ le Créateur
engendré ” ; et c’est par là que s’introduit dans le nom de Verbe un rapport à
la créature.
2. I1 s’agit ici de relations consécutives à
l’action. Or certains noms divins impliquent une relation au créé consécutive à
une action transitive de Dieu, c’est-à-dire terminée à l’action extérieure ;
ainsi créer, gouverner le monde ; les noms de ce genre s’attribuent à Dieu dans
le temps. Mais il en est d’autres qui impliquent une relation consécutive à une
action qui ne passe pas à un effet extérieur, mais demeure dans l’agent : ainsi
connaître, vouloir ; les noms de cette catégorie ne s’attribuent pas à Dieu
dans le temps. C’est précisément une relation de ce genre qu’évoque le nom de
Verbe. Autrement dit, nous récusons la majeure de l’argument ; il n’est pas
vrai que tous les noms relatifs au créé s’attribuent à Dieu dans le temps, mais
ceux-là seuls qui impliquent une relation consécutive à une action transitive.
3. Dieu connaît les créatures, mais d’un savoir qui
ne provient pas des créatures : il les connaît par sa propre essence. Aussi,
bien que le Verbe exprime les créatures, il ne s’ensuit pas qu’il en procède.
4. Tel qu’on l’applique en fait, le terme d’“ idée
” désigne en premier le rapport à la créature : de là vient qu’en Dieu on en
use au pluriel, et non comme d’un nom personnel. Mais celui de “ Verbe ”
désigne en premier le rapport au sujet qui le dit, et seulement en second le
rapport aux créatures (pour autant que Dieu, en se connaissant, connaît toute
créature) : de là vient qu’en Dieu il n’y a qu’un Verbe, et que c’est un nom
personnel.
5. Le Verbe de Dieu concerne ce qui n’est pas, dans
la même mesure que la science divine : il n’y a pas moins dans le Verbe de Dieu
que dans la science de Dieu, dit S. Augustin. Cependant, à l’égard du réel, le
Verbe est expression et cause ; à l’égard de ce qui n’est pas, c’est-à-dire du pur
possible, il est expression et manifestation.
1. Le Mot “ Image ” est-il en Dieu un nom de
personne ? 2. Est-ce un nom propre au Fils ?
Article 1 — Le
Mot “ Image ” est-il en Dieu un nom de personne ?
Objections :
1. Le livre De fide ad Petrum parle de “ l’unique
déité et image de la Trinité, cette image d’après laquelle l’homme a été fait
”. C’est donc qu’“ image ” est un attribut essentiel, et non pas un nom de
personne.
2. S. Hilaire définit ainsi l’image : “ C’est
l’espèce exacte de la chose qu’elle représente. ” Espèce ou forme, voilà bien
un attribut essentiel en Dieu. Il en est donc de même pour “ image ”.
3. Image dérive d’imiter ; et ceci dénote un ordre
de priorité du modèle sur l’image. Mais il n’y a pas un ordre de priorité entre
les Personnes divines. C’est donc qu’en Dieu l’Image n’est pas un nom de
personne.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Prétendre qu’image est un
terme absolu, quoi de plus absurde ? ” Autrement dit, “ image ” s’attribue en
Dieu comme un terme relatif. C’est donc un nom de personne.
Réponse :
Qui dit image, dit similitude. Mais pour avoir une
image, il ne suffit pas d’une similitude quelconque ; il faut une similitude
dans la nature spécifique, ou du moins un signe caractéristique de l’espèce. Et
le signe caractéristique de l’espèce, dans le monde corporel, paraît bien être
la figure ; chacun voit que les animaux d’espèces différentes ont des figures
différentes, mais pas nécessairement des couleurs différentes. Aussi ne
suffit-il pas de peindre sur le mur la couleur d’un animal ; on n’appellera
cela son image que si l’on reproduit sa figure. Mais cette similitude dans
l’espèce ou la figure ne suffit pas encore ; pour qu’on ait une image, il faut
encore un ordre d’origine. Comme dit S. Augustin, un œuf n’est pas l’image d’un
autre œuf, parce qu’il ne dérive pas de lui. Pour être vraiment l’image d’un
autre, il faut en procéder de manière à lui ressembler dans l’espèce, ou au
moins dans un signe caractéristique de l’espèce. Or, les attributs qui
impliquent procession ou origine, en Dieu, sont des noms personnels. Aussi le
nom d’“ Image ”, est-il un nom de personne.
Solutions :
1. On appelle image, au sens propre, ce qui procède
à l’imitation ou ressemblance d’un autre. Cet autre, à la ressemblance duquel
procède l’image, s’appelle proprement le modèle ; mais on l’appelle aussi “
image ”, improprement. C’est en ce dernier sens que le texte allégué e prend le
terme d’image, en disant que la divinité de la Sainte Trinité est l’image
d’après laquelle l’homme a été façonné.
2. Le mot “ espèce ”, qui entre dans la définition
de l’image chez S. Hilaire, évoque une forme dérivée d’un autre. C’est-à-dire
qu’on définit l’image : l’espèce de quelqu’un, comme on dit de ce qu’une autre
chose s’est assimilé : voici la “ forme ” de cette chose. Il suffit pour cela
d’avoir une forme semblable à elle ‘.
3. Entre Personnes divines, “ imitation ” signifie
seulement assimilation, sans postériorité.
Article 2 — Le
nom d’Image est-il propre au Fils ?
Objections :
1. Le nom d’Image n’est pas propre au Fils, puisque
le Saint-Esprit est l’Image du Fils, selon Damascène.
2. D’après S. Augustin, l’image est par définition
une similitude dérivant du modèle. Or, ces deux aspects conviennent au
Saint-Esprit : il procède d’un autre, et il lui ressemble. Donc il est Image ;
et cet attribut n’est pas propre au Fils.
3. D’ailleurs, l’homme lui-même est qualifié
d’image de Dieu. “ L’homme, dit S. Paul (1 Co 11, 7), ne doit pas se voiler la
tête, car il est l’image et la gloire de Dieu. ” Le nom d’image n’est donc pas
propre au Fils.
En sens contraire,
S. Augustin dit que “ seul le Fils est l’Image du
Père ”.
Réponse :
En général, les docteurs grecs disent que le
Saint-Esprit est l’Image du Père et du Fils. Mais les docteurs latins n’attribuent
qu’au Fils le nom d’Image, parce que l’Écriture ne le donne qu’au Fils : “ Il
est l’image du Dieu invisible, dit S. Paul (Col l,15), engendré avant toute
créature” ; et encore (He 1, 3) “ Lui qui est le rayonnement de sa gloire et
l’effigie de sa substance. ”
Certains en donnent cette raison que le Fils et le
Père ont en commun non seulement la nature divine, mais aussi la “ notion ” de
principe du Saint-Esprit ; alors que le Saint-Esprit n’a aucune notion commune
avec le Fils ou avec le Père. Explication insuffisante, semble-t-il. Car, si
les relations dans la divinité n’apportent ni égalité ni inégalité, selon S.
Augustin ‘, elles ne peuvent pas davantage causer la similitude requise pour
qu’il y ait image.
D’autres disent qu’on ne peut pas appeler le
Saint-Esprit “ l’Image du Fils ”, parce qu’il n’existe pas d’image d’une image
; ni non plus “ l’image du Père ”, parce que l’image se rapporte au modèle
immédiatement, alors que le Saint-Esprit se rapporte au Père par le Fils ; et
pas davantage “ l’Image du Père et du Fils ”, parce qu’il paraît impossible
qu’une image reproduise deux modèles. Ils concluent de là que le Saint-Esprit
n’est une image d’aucune manière. Mais cela ne vaut rien. Car le Père et le
Fils sont un seul principe du Saint-Esprit, comme on le verra plus loin ; rien
n’empêche donc que sous cet aspect commun, le Père et le Fils aient une même
image. D’ailleurs l’homme lui-même n’est-il pas l’image de la Trinité tout
entière ?
Il faut donc parler autrement. Par sa procession,
le Saint-Esprit reçoit la nature du Père, de même que le Fils ; et pourtant on
ne dit pas qu’il “ naît ”. Pareillement, bien qu’il reçoive la ressemblance
spécifique du Père, on ne lui donne pas le nom d’“ image ”. C’est que le Fils
procède comme Verbe, et que la ressemblance spécifique envers son principe est
la loi typique du verbe mental mais non pas de l’amour, encore qu’elle
appartienne à cet amour qu’est le Saint-Esprit, mais à titre d’amour divin.
Solutions :
1. Le Damascène et les autres Docteurs grecs emploient
le terme d’image dans un sens large, celui de similitude parfaite.
2. Bien que le Saint-Esprit soit semblable au Père
et au Fils, il ne s’ensuit pas qu’il soit proprement leur image : on vient de
dire pourquoi.
3. L’image de quelqu’un se retrouve dans un autre
de deux manières ; soit dans un être de même nature spécifique, comme l’image
du roi se retrouve en son fils ; soit dans un être de nature différente, comme
l’image du roi se retrouve dans la pièce de monnaie. Or, c’est de la première
manière que le Fils est l’image du Père, et de la seconde seulement que l’homme
est l’image de Dieu. Aussi, pour signifier cette imperfection de l’image, dans
le cas de l’homme, on ne dit pas sans nuances qu’il est l’image de Dieu, mais
qu’il est “ à l’image ” de Dieu ; cette construction marque l’effort d’une
tendance vers la perfection. Du Fils, au contraire, on ne peut pas dire qu’il
soit “ à l’image ” du Père : il en est la parfaite image.
Il faut maintenant étudier ce qui concerne la
personne du Saint-Esprit. Les noms qu’on lui donne, outre celui d’Esprit-Saint
(Q. 36), sont ceux d’“ Amour ” (Q. 37) et de “ Don de Dieu ” (Q. 38).
QUESTION 36 — LA PERSONNE DU SAINT-ESPRIT
Au sujet de l’Esprit-Saint, nous nous poserons
quatre questions : 1. Ce nom d’Esprit-Saint est-il propre à une personne divine
? 2. La personne divine appelée l’Esprit-Saint procède-t-elle du Père et du
Fils ? 3. Procède-t-elle du Père par le Fils ? 4. Le Père et le Fils sont-ils
un seul principe du Saint-Esprit ?
Article 1 —
L’Esprit-Saint, est-il le nom propre d’une personne divine ?
Objections :
1. Aucun nom commun aux trois personnes n’est
propre à une seule. Or ce nom d’“ Esprit-Saint ” est commun aux trois
personnes. S. Hilaire montre en effet que l’expression “ Esprit de Dieu ” peut
désigner le Père, par exemple dans ce texte : “ L’Esprit du Seigneur est sur
moi ” (Is 61,1 ; Lc 4, 18) ; elle peut aussi désigner le Fils, par exemple
quand le Fils dit (Mt 12, 28) : “ C’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les
démons ”, il déclare ainsi qu’il chasse les démons par la puissance de sa
propre nature ; d’autres fois encore il désigne le Saint-Esprit : “ Je
répandrai de mon Esprit sur toute chair ” (Jl 2, 28). Il suit de là que ce nom
d’“ Esprit-Saint ” n’est pas un nom propre de personne divine.
2. Les noms des personnes divines sont des termes
relatifs, au dire de Boèce. Or l’expression “ Esprit-Saint ” n’est pas un terme
relatif, ce n’est donc pas un nom propre de personne divine.
3. Parce que “ le Fils ” désigne une personne
divine, on ne peut pas construire ce nom avec un complément créé, en disant : “
Le Fils de tel ou tel. ” Mais on dit fort bien : “ L’Esprit de tel ou tel
homme. ” Le Seigneur a dit ainsi à Moïse (Nb 11,17) : “Je prendrai de ton
Esprit et je le leur donnerai " ; et ailleurs (2 R 2, 15) : “ L’Esprit
d’Élie se reposa sur Élisée. ” Il ne semble donc pas que l’Esprit-Saint soit un
nom de personne divine.
En sens contraire,
on lit dans la première lettre de S. Jean (5, 7 Vg)
: “ Ils sont trois qui rendent témoignage dans le ciel : le Père, le Verbe et
l’Esprit-Saint. " Or, dit S. Augustin, si l’on nous demande : trois quoi ?
nous répondons : trois personnes. L’Esprit-Saint est donc bien le nom d’une
Personne divine.
Réponse :
On a vu plus haut qu’il y a en Dieu deux
processions, dont l’une, celle précisément qui s’accomplit par mode d’amour,
n’a pas de nom propre. Par suite, les relations qu’on y considère demeurent
innommées ; on l’a vu aussi, et, pour la même raison, la personne qui procède
ainsi n’a pas de nom propre. L’usage pourtant a fait prévaloir certains noms
pour désigner les relations en question : nous les appelons “ procession ” et “
spiration ”, termes qui, à considérer leur signification propre, paraissent
évoquer des actes notionnels plutôt que des relations ; de même, pour désigner
la Personne divine qui procède par mode d’amour, l’usage scripturaire a fait
prévaloir le nom d’Esprit-Saint.
Et cela convenait ; on peut le montrer par deux
raisons. La première se tire de la communauté même de ce nom d’Esprit-Saint.
Comme dit S. Augustin : “ L’Esprit-Saint, parce qu’il est commun aux deux
premières Personnes, reçoit lui-même pour nom propre une appellation commune
aux deux. Le Père en effet est Esprit, le Fils aussi est Esprit ; le Père est
saint, le Fils aussi est saint. ” La seconde raison se tire de la signification
propre de cette expression. Dans le monde corporel, le mot spiritus paraît
évoquer une sorte d’impulsion et de motion : en effet on donne ce nom au
souffle et au vent. Or, le propre de l’amour est de mouvoir et pousser la
volonté de l’aimant vers l’aimé. Quant à la sainteté, on l’attribue aux choses
qui sont ordonnées à Dieu. Donc, parce qu’il y a une Personne divine qui
procède par mode d’amour, de l’amour dont Dieu est l’objet, c’est à bon droit
qu’on l’appelle l’Esprit-Saint.
Solutions :
1. L’expression d’esprit saint, entendue dans le
sens que donnent les deux mots pris séparément, est un attribut commun à toute
la Trinité. En effet, ce terme d’esprit signifie l’immatérialité de la
substance divine ; l’esprit ou souffle corporel étant invisible et pauvre de
matière, nous attribuons ce nom à toutes les substances immatérielles et
invisibles. Quant au mot saint, il signifie la pureté de la bonté divine. Mais
si l’on prend l’expression Esprit-Saint comme un seul mot, c’est alors le nom
réservé par l’usage de l’Église à désigner celle des trois personnes qui
procède par mode d’amour. Et l’on vient d’en dire la raison.
2. Il est vrai que l’expression Esprit-Saint n’est
pas un terme relatif ; elle en tient lieu cependant, à la faveur de
l’accommodation qui lui a fait désigner une personne singulière, distinguée des
autres par une pure relation. On peut d’ailleurs saisir une relation dans ce
terme, si l’on entend Esprit-Saint au sens de “ spiré ”.
3. Le nom de Fils dit pure relation d’émané à
principe ; tandis que le nom de Père dit relation de principe, et pareillement
le nom d’Esprit, en tant qu’il évoque une énergie motrice. Or, il n’appartient
pas à une créature d’être principe d’une personne divine ; c’est tout le
contraire. Voilà pourquoi, en parlant des personnes divines, nous pouvons bien
dire : “ notre Père ” et “ notre Esprit ”, mais non pas “ notre Fils ”.
Article 2 — Le
Saint-Esprit procède-t-il du Père et du Fils ?
Objections :
1. Selon Denys, “ on ne doit pas s’aventurer à
parler de la substantielle Déité en des termes étrangers à ceux qui nous sont
divinement formulés par les textes sacrés. ” Or la Sainte Écriture ne dit pas
que le Saint-Esprit procède du Fils ; elle dit seulement qu’il procède du Père
: “ l’Esprit de vérité qui procède du Père ” Un 15, 26). Donc le Saint-Esprit
ne procède pas du Fils.
2. On lit dans le Symbole du Concile de
Constantinople : “ Nous croyons en l’Esprit-Saint, qui est Seigneur et qui
donne la vie ; il procède du Père ; avec le Père et le Fils il reçoit même
adoration et même gloire. ” On n’aurait donc jamais dû ajouter à notre Symbole
que le Saint-Esprit procède du Fils : ceux qui l’ont ajouté semblent plutôt
tomber sous l’anathème.
3. Jean Damascène écrit : “ Nous disons que le
Saint-Esprit est du Père, et nous l’appelons Esprit du Père ; mais nous ne
disons pas qu’il est du Fils ; pourtant, nous l’appelons l’Esprit du Fils ”. Le
Saint-Esprit ne procède donc pas du Fils.
4. On ne procède pas de celui-là même en qui on repose.
Or le Saint-Esprit repose dans le Fils, car on lit dans la “ Légende de saint
André ” : “ La paix soit avec vous et avec tous ceux qui croient en un seul
Dieu le Père, et en son Fils unique Notre Seigneur Jésus Christ, et en l’unique
Esprit-Saint qui procède du Père et demeure dans le Fils. ” Le Saint-Esprit ne
procède donc pas du Fils.
5. Le Fils procède comme Verbe. Mais en nous, notre
souffle ne paraît pas procéder de notre parole. Donc le Saint-Esprit ne procède
pas du Fils.
6. Le Saint-Esprit procède parfaitement Père. Il
est donc superflu de le faire procéder Fils.
7. Au dire d’Aristote, “il n’y a pas de différence
entre être et pouvoir être, dans les choses éternelles ”, et bien moins encore
en Dieu. Or le Saint-Esprit peut être distingué du Fils même s’il n’en procède
pas. S. Anselme dit en effet : “Le Fils et le Saint-Esprit tiennent bien leur
être du Père, mais par voie différente ; l’un par naissance, l’autre par
procession, et cela les distingue l’un de l’autre. ” Plus loin il ajoute : “ Car
si le Fils et le Saint-Esprit n’avaient rien d’autre pour être deux, cela seul
suffirait à les distinguer. ” Le Saint-Esprit est donc distinct du Fils sans en
procéder.
En sens contraire,
S. Athanase dit : “ Le Saint-Esprit est du Père et
du Fils, non comme fait ou créé ou engendré, mais comme procédant. ”
Réponse :
Il est nécessaire d’affirmer que le Saint-Esprit
procède du Fils ; s’il n’en procédait pas, il ne pourrait d’aucune manière s’en
distinguer. Cela ressort de ce qui a été dit jusqu’ici. En effet, on ne peut
pas dire que les Personnes divines se distinguent l’une de l’autre par quelque
chose d’absolu ; il s’ensuivrait que les Trois n’auraient pas une essence
unique, puisqu’en Dieu tout attribut absolu appartient à l’unité d’essence. Il
reste donc que les Personnes divines se distinguent entre elles uniquement par
des relations. Mais ces relations ne peuvent distinguer les personnes, sinon
autant qu’elles sont opposées. La preuve en est que le Père a deux relations :
par l’une il se rapporte au Fils, et par l’autre au Saint-Esprit ; cependant,
comme ces relations ne s’opposent pas, elles ne constituent pas deux personnes
; elles n’appartiennent qu’à une seule personne, celle du Père. Donc si, dans
le Fils et dans le Saint-Esprit, on ne pouvait trouver que les deux relations
qui rapportent chacun d’eux au Père, ces relations ne seraient pas opposées
entre elles, pas plus que les deux relations qui rapportent le Père à chacun
d’eux. Aussi, de même que le Père n’est qu’une personne, il s’ensuivrait pareillement
que le Fils et le Saint-Esprit ne seraient qu’une personne, possédant deux
relations opposées aux deux relations du Pere. Mais c est la une hérésie, car
on détruit ainsi la foi en la Trinité.
Il faut donc bien que le Fils et le Saint-Esprit se
réfèrent l’un à l’autre par des relations opposées. Or, en Dieu, il ne peut y
avoir d’autres relations opposées que des relations d’origine, on l’a montré
plus haut ; et ces relations d’origine opposées entre elles sont celles de
principe d’une part, et de terme émané de ce principe, d’autre part. En
définitive, il faudra dire ou bien que le Fils procède du Saint-Esprit mais
personne ne le dit ; ou bien que le Saint-Esprit procède du Fils ; et voilà ce
que nous confessons.
Et l’explication que nous avons donnée plus haut de
leur procession respective s’accorde avec cette doctrine. On a dit que le Fils
procède selon le mode propre à l’intellect comme Verbe ; et que le Saint-Esprit
procède selon le mode propre à la volonté, comme Amour. Or nécessairement
l’amour procède du Verbe : nous n’aimons rien en dehors de ce que nous
appréhendons dans une conception de l’esprit. De ce chef encore il est donc
clair que le Saint-Esprit procède du Fils.
L’ordre même des choses nous l’apprend. Nulle part
en effet on ne trouve de multitude qui procède sans ordre d’un principe unique,
a moins qu’il s’agisse de pure distinction matérielle ; ainsi un même ouvrier
fabrique une multitude de couteaux matériellement distincts les uns des autres,
sans qu’il y ait d’ordre d’entre eux. Mais, dès qu’on dépasse le cas de la
distinction purement matérielle, on trouve toujours un ordre dans la multitude
produite ; si bien que l’ordre qui éclate jusque dans la production des
créatures manifeste la beauté de la sagesse divine. Donc, s’il y a deux personnes
qui procèdent de l’unique personne du Père : le Fils et le Saint-Esprit, il
faut bien qu’il y ait un ordre entre elles. Et l’on ne peut en assigner d’autre
qu’un ordre de nature, l’une procédant de l’autre ; à moins de supposer entre
elles une distinction matérielle, ce qui est impossible.
Aussi les Grecs reconnaissentils que la procession
du Saint-Esprit a une certaine relation avec le Fils. Ils concèdent que le
Saint-Esprit est l’Esprit du Fils, qu’il provient du Père par le Fils ;
certains d’entre eux, dit-on, concèdent même qu’il est du Fils, ou qu’il
découle du Fils, mais non pas qu’il en procède. Il y a là, semble-t-il,
ignorance ou malignité ; car, si l’on veut bien y réfléchir, on verra que parmi
les mots qui ont trait à une origine quelconque, celui de procession est le
plus général. Nous en usons pour désigner n’importe quelle origine ; par
exemple, on dit que la ligne procède du point, que le rayon procède du soleil,
la rivière de sa source, et de même en toutes sortes d’autres cas. Aussi, du
fait qu’on admet l’un ou l’autre des mots évoquant l’origine, on peut en
conclure que le Saint-Esprit procède du Fils.
Solutions :
1. On ne doit pas attribuer à Dieu ce qui ne se
trouve pas dans la Sainte Écriture, ni en propres termes ni quant au sens. Or,
s’il est vrai qu’on ne trouve pas formulé expressément dans la Sainte Écriture
que le Saint-Esprit procède du Fils, le sens du moins s’y trouve bien, et avant
tout dans ce passage où le Fils dit du Saint-Esprit an 16,14) : “ Il me
glorifiera, car il recevra du mien. ” En outre, c’est une règle
d’interprétation de l’Écriture : ce qu’elle affirme du Père, doit s’entendre
aussi du Fils, même s’il y a addition d’un terme exclusif : il n’y a
d’exception que sur les points où le Père et le Fils se distinguent par
relations opposées. De fait, quand le Seigneur dit (Mt 11, 27) : “ Personne ne
connaît le Fils, si ce n’est le Père ”, cela ne veut pas exclure que le Fils
lui-même se connaisse. Ainsi donc, même si les passages où il est dit que le
Saint-Esprit procède du Père portaient cette clause qu’il procède du Père “
seul ”, le Fils n’en serait pas exclu pour autant ; car sur ce point, d’être
principe du Saint-Esprit, le Père et le Fils ne s’opposent pas ; ils s’opposent
uniquement en ceci que l’un est Père et l’autre Fils.
3. Ce sont les nestoriens qui ont d’abord donné
cours à cette erreur que le Saint-Esprit ne procède pas du Fils. On en a la
preuve dans un symbole nestorien condamné au Concile d’Éphèse. Le nestorien
Théodoret embrassa cette erreur, et bien d’autres après lui, au nombre desquels
se trouve aussi Jean Damascène : sur ce point donc, il ne faut pas suivre sa
doctrine. Certains disent pourtant que si le Damascène ne confesse pas que le
Saint-Esprit procède du Fils, il ne le nie pas non plus, à prendre ses paroles
dans leur sens propre.
4. Dire que le Saint-Esprit repose ou demeure dans
le Fils n’exclut pas qu’il en procède ; car on dit aussi que le Fils demeure
dans le Père, bien qu’il procède du Père. Si l’on dit du Saint-Esprit qu’il
demeure dans le Fils, c’est à la manière où l’amour de celui qui aime se repose
en l’aimé ; ou bien il s’agit de la nature humaine du Christ, et l’on a en vue
ce texte de S. Jean (1, 33) : “ Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et
se reposer, voilà celui qui baptise. ”
5. Ce n’est pas par analogie avec la parole vocale,
dont en effet notre souffle ne procède pas, qu’il faut concevoir le Verbe en
Dieu : on n’aurait là qu’un Verbe métaphorique. Il faut l’entendre par analogie
avec notre Verbe mental, duquel procède l’amour.
6. Du fait que le Saint-Esprit procède parfaitement
du Père, non seulement il n’est pas superflu d’ajouter qu’il procède du Fils,
c’est absolument nécessaire : car le Père et le Fils n’ont qu’une même et
unique vertu ; et tout ce qui procède du Père procède nécessairement du Fils, à
moins que cela contredise sa propriété de Fils. Il est clair que le Fils ne
procède pas de lui-même, bien qu’il procède du Père.
7. Le Saint-Esprit se distingue personnellement du
Fils du fait que l’origine de l’un se distingue de l’origine de l’autre. Mais
cette différence d’origine elle-même consiste en ce que le Fils procède
seulement du Père, tandis que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils.
Autrement, les deux processions ne se distingueraient pas, on vient de le
montrer.
Article 3 — Le
Saint-Esprit procède-t-il du Père par le Fils ?
Objections :
1. Ce qui procède de quelqu’un par un autre n’en
procède pas immédiatement. Donc si le Saint-Esprit procède du Père par le Fils,
il ne procède pas immédiatement du Père. Ce qui est choquant.
2. Si le Saint-Esprit procède du Père par le Fils,
il ne procède du Fils qu’à cause du Père. Mais, selon l’adage aristotélicien, “
ce à cause de quoi un autre est tel est cela davantage ”. Le Saint-Esprit,
alors, procède davantage du Père que du Fils.
3. Le Fils a l’être par génération. Donc si le
Saint-Esprit procède du Père par le Fils, il s’ensuit que le Fils est engendré
d’abord ; après quoi le Saint-Esprit procède. En ce cas, la procession du
Saint-Esprit n’est pas éternelle. Or, c’est là une hérésie.
4. Quand on dit de quelqu’un : “ Il opère par un
autre ”, on peut dire aussi l’inverse. Par exemple, on dit indifféremment : “
Le roi agit par le bailli ”, ou bien : “ Le bailli agit de par le roi. ” Or
nous ne disons jamais que le Fils spire l’Esprit-Saint par le Père. On ne peut
donc pas non plus dire que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils.
En sens contraire,
S. Hilaire fait cette prière : “ Gardez, je vous en
conjure, ce vœu suprême de ma foi : que toujours je possède le Père, je veux
dire : vous-même ; et que j’adore votre Fils avec vous ; et que j’obtienne
votre Esprit qui tient l’être de vous par votre Fils unique. ”
Réponse :
Dans toutes les locutions où il est question d’“
agir par un autre ”, la préposition “ par ” dénote dans le complément une cause
ou un principe de cette action. Mais l’action est intermédiaire entre l’agent
et l’effet ; et tantôt le complément introduit par la préposition “ par ” est
cause de l’action en influant sur sa production par l’agent ; alors c’est pour
l’agent qu’il est cause d’action, cause finale, formelle ou efficiente
(c’est-à-dire motrice) : cause finale, si l’on dit : “ l’ouvrier travaille par
désir du gain” ; cause formelle : “ il agit par son art ” ; cause motrice : “
il agit par l’ordre d’un autre ”. Et tantôt le complément qui suit la préposition
“ par” est cause de l’action en lui faisant atteindre l’effet, par exemple
quand on dit : “ l’ouvrier agit par son marteau ”. Dans cette dernière
expression, on ne peut pas dire que le marteau soit cause d’action, pour
l’ouvrier ; on veut dire qu’il est cause pour l’œuvre, c’est-à-dire qu’il la
fait procéder de l’ouvrier ; et qu’il tient cette causalité même de l’ouvrier.
Certains présentent la même explication, en disant que la préposition “ par ”
dénote la causalité principale tantôt dans le sujet, par exemple dans
l’expression : “ le roi agit par le bailli ” ; tantôt dans le complément, par
exemple dans l’expression inverse : “ le bailli agit de par le roi ”.
Donc, puisque le Fils tient du Père que le
Saint-Esprit procède de lui, on peut dire que le Père spire le Saint-Esprit “
par le Fils ” ; ou, ce qui revient au même, que le Saint-Esprit procède du Père
par le Fils.
Solutions :
1. En toute action, il y a deux choses à considérer
: le suppôt qui agit, et la vertu par laquelle il agit. Ainsi le feu échauffe
par sa chaleur. Si donc, dans le Père et le Fils, on considère la vertu par
laquelle ils spirent le Saint-Esprit, il n’y a alors aucun intermédiaire, car
cette vertu est une et identique. Mais si l’on considère les personnes mêmes
qui spirent, puisque le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils, on
s’aperçoit que le Saint-Esprit procède du Père immédiatement en tant qu’il
vient du Père, et médiatement en tant qu’il vient du Fils ; voilà en quel sens
on dit qu’il procède du Père par le Fils. C’est ainsi qu’Abel procédait d’Adam
immédiatement, puisque Adam était son père ; et médiatement puisque Ève était
sa mère et procédait d’Adam. A vrai dire, cet exemple emprunté à une origine
matérielle, paraît assez mal choisi pour représenter la procession immatérielle
des Personnes divines.
2. Si, pour spirer le Saint-Esprit, le Fils
recevait du Père une vertu numériquement distincte, il ferait office de cause
seconde et instrumentale ; et dans ce cas le Saint-Esprit procéderait davantage
du Père que du Fils. Mais le Père et le Fils n’ont qu’une seule vertu
spiratrice, numériquement identique ; c’est pourquoi le Saint-Esprit procède
également de chacun d’eux. Parfois cependant, on dit qu’il procède du Père
principalement ou proprement, parce que le Fils tient cette vertu du Père.
3. La génération du Fils est coéternelle à celui
qui l’engendre ; le Père n’a donc pas existé avant d’engendrer le Fils. De
même, la procession du Saint-Esprit est coéternelle à son principe ; le Fils
n’a donc pas été engendré avant que le Saint-Esprit procède. L’un et l’autre
sont éternels.
4. Quand on dit de quelqu’un qu’il opère par autre
chose, il n’est pas toujours légitime d’inverser la proposition. Ainsi l’on ne
dit pas que “ le marteau agit par l’ouvrier ”, alors qu’on dit : “ le bailli
agit de par le roi ”. Pourquoi cette différence ? C’est qu’au bailli il
appartient d’agir, car il est maître de ses actes ; alors qu’au marteau il
n’appartient pas d’agir, mais seulement d’être mû ; c’est pourquoi on le
désigne seulement en qualité d’instrument. Et ce qui permet de dire que le
bailli opère de par le roi (per regem), bien que la préposition per indique un
intermédiaire, c’est que plus une cause précède les autres dans la série des
suppôts, plus immédiatement aussi sa causalité s’exerce sur l’effet : car c’est
la vertu de la cause première qui unit la cause seconde à son effet. D’où
l’axiome bien connu dans les sciences où il y a démonstration : “ Les premiers
principes sont immédiats. ” Ainsi donc, parce que le bailli occupe un rang
intermédiaire dans l’ordre des suppôts en action, on dit que “ le roi agit par
le bailli ”. Mais si l’on considère l’ordre des causalités, on dit bien encore
que le bailli agit ; mais, parce que la vertu du roi atteint l’effet plus
immédiatement que celle du bailli, on dit qu’il agit de par le roi (per regem)
parce que la causalité du roi permet à celle du bailli de produire son effet.
Article 4 — Le
Père et le Fils sont-ils un seul principe du Saint-Esprit ?
Objections :
1. Le Saint-Esprit ne procède pas du Père et du
Fils en tant qu’ils sont un. Non en nature, parce que le Saint-Esprit
procéderait ainsi de soi-même, puisqu’il ne fait qu’un en nature avec eux. Non
en fait qu’ils ne feraient qu’un par une même propriété, car une propriété unique
ne peut pas appartenir à deux suppôts, comme on le voit. Le Saint-Esprit
procède donc du Père et du Fils en tant qu’ils sont deux. Et par suite, le Père
et le Fils ne sont pas un principe unique du Saint-Esprit.
2. Quand on dit : “ Le Père et le Fils sont un seul
principe du Saint-Esprit ”, il ne peut s’agir là d’unité personnelle, car le
Père et le Fils ne seraient ainsi qu’une seule personne. Pas davantage d’unité
de propriété ; car si, en raison d’une propriété unique, le Père et le Fils ne
sont qu’un principe du Saint-Esprit, pareillement, en raison de ses deux
propriétés, le Père sera deux principes du Fils et du Saint-Esprit, conséquence
inadmissible. C’est donc que le Père et le Fils ne sont pas un seul principe du
Saint-Esprit.
3. Le Fils n’est pas plus conforme au Père que le
Saint-Esprit. Or le Saint-Esprit et le Père ne sont pas principe unique d’une
personne divine. Donc le Père et le Fils ne le sont pas non plus.
4. Admettons que le Père et le Fils soient un seul
principe du Saint-Esprit. De deux choses l’une : ou cet unique principe est le
Père, ou il ne l’est pas. Mais on ne peut concéder ni l’un ni l’autre : si cet
unique principe est le Père, il s’ensuit que le Fils est le Père ; si ce n’est
pas le Père, il s’ensuit que le Père n’est pas le Père. Il ne faut donc pas
dire que le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
5. Si le Père et le Fils sont un seul principe du
Saint-Esprit, il faudra, semble-t-il, dire inversement que “ l’unique principe
du Saint-Esprit est le Père et le Fils ”. Mais cette dernière proposition
paraît fausse. En effet, quand on dit “ l’unique principe ”, ce terme doit
suppléer ou pour la personne du Père, ou pour la personne du Fils : et dans les
deux cas, la proposition est fausse. Il est donc faux également de dire que le
Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
6. L’unité de substance, c’est l’identité. Donc, si
le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit, il s’ensuit qu’ils
sont le même principe. Mais cela, beaucoup le nient. On ne doit donc pas
concéder que le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
7. Parce que le Père, le Fils et le Saint-Esprit
sont un seul principe de la créature, on dit qu’ils sont un seul Créateur. Mais
le Père et le Fils ne sont pas un seul Spirateur, mais “ deux spirateurs ” ;
c’est le sentiment de nombreux auteurs ; et il est conforme aux expressions de
S. Hilaire, selon qui l’on doit confesser que le Saint-Esprit “ a le Père et le
Fils pour auteurs ”. Le Père et le Fils ne sont donc pas un seul principe du
Saint-Esprit.
En sens contraire,
S. Augustin dit que le Père et le Fils ne sont pas
deux principes, mais un seul et unique principe du Saint-Esprit.
Réponse :
Le Père et le Fils sont un, en tout ce que
l’opposition relative ne vient pas distinguer entre eux. Or entre eux, il n’y a
pas d’opposition relative sur ce point : être principe du Saint-Esprit. Il
s’ensuit que le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
Cependant, au gré de certains, la proposition : “
Le Père et le Fils sont principe unique du Saint-Esprit ” serait impropre. En
effet, le mot “ principe ”, employé là au singulier, ne signifie pas la
personne mais la propriété ; donc, disent-ils, il joue là comme un adjectif ;
et comme on ne détermine pas un adjectif par un adjectif, il est incorrect de
dire que le Père et le Fils sont “ principe unique ” du Saint-Esprit ; à moins
d’entendre ici “ unique ” comme une sorte d’adverbe : “ ils sont principe
unique ” signifierait “ ils sont principe d’une manière unique ”. Mais pareille
explication nous autoriserait à dire que le Père est “ double principe ” du
Fils et du Saint-Esprit, c’est-à-dire “ principe en double manière ”.
Voici plutôt ce que nous dirons. Le mot “ principe
” signifie bien ici la propriété de spiration, mais il la signifie sous forme
de substantif concret comme sont les mots “ père ” et “ fils ” même dans le cas
des créatures. Par suite ce mot prend le nombre de la forme signifiée, selon la
loi du pluriel des substantifs. De même donc que le Père et le Fils sont un
seul Dieu, car la forme signifiée par le mot “ Dieu ” est unique, de même ils
sont “ un seul principe ” du Saint-Esprit, parce que la propriété signifiée par
le “ principe ” est unique.
Solutions :
1. Si l’on considère la vertu spiratrice, le Saint-Esprit
procède du Père et du Fils en tant qu’ils sont un en cette vertu, laquelle
signifie d’une certaine manière la nature avec la propriété (nous le dirons
plus loin). Et il ne répugne pas qu’une propriété unique existe en deux
suppôts, quand ceux-ci n’ont qu’une seule nature. Mais si l’on considère les
suppôts de la spiration, le Saint-Esprit procède du Père et du Fils en tant
qu’ils font deux : car il en procède comme l’amour mutuel de deux personnes qui
s’aiment.
2. Quand on dit qu’ils sont “ un seul principe ” du
Saint-Esprit, on désigne l’unique propriété de spiration, qui est la forme
signifiée par le mot “ principe ”. Il ne s’ensuit pas cependant que les deux
propriétés du Père nous autorisent à dire qu’il est “ plusieurs principes ” ;
cela impliquerait une pluralité de suppôts.
3. On ne peut envisager de ressemblance ou de
dissemblance en Dieu, en considérant les propriétés relatives ; il faut pour
cela considérer l’essence. Aussi, de même que le Père n’est pas plus semblable
à lui-même qu’au Fils, de même le Fils n’est pas plus semblable au Père que le
Saint-Esprit.
4. Les deux propositions : “ Le Père et le Fils
sont un seul principe qui est le Père ”, et “ ... sont un seul principe qui
n’est pas le Père ” ne sont pas contradictoires ; par suite on n’est pas
contraint de concéder l’une ou l’autre. En effet, quand on dit : “ Le Père et
le Fils sont un seul principe ”, le terme “ principe ” n’a pas de suppléance
déterminée : il supplée confusément pour les deux personnes ensemble.
L’argument contient donc un sophisme : le même terme passe d’une suppléance
confuse à une suppléance déterminée.
5. Cette proposition aussi est vraie : “ L’unique
principe du Saint-Esprit est le Père et le Fils. ” Car ici le terme “ principe
” ne supplée pas pour une personne, mais pour deux indistinctement : on vient
de le dire.
6. On peut fort bien dire que le Père et le Fils
sont “ le même principe ”, du fait que “ principe ” supplée confusément et
indistinctement pour les deux personnes ensemble.
7. D’après certains, le Père et le Fils sont bien
un seul principe du Saint-Esprit, mais ils sont “ deux spirateurs ”, parce que
les suppôts sont distincts ; de même ils sont “ deux spirants ” parce que les
actes se rapportent aux suppôts. Le cas du terme “ Créateur ” est différent,
car le Saint-Esprit procède du Père et du Fils en tant qu’ils sont deux
personnes distinctes, alors que la créature ne procède pas des trois Personnes
en tant que distinctes, on vient de le dire, mais en tant qu’elles sont un en
leur essence. Mais la réponse que voici paraît préférable. “ Spirant ” est un
adjectif, alors que “ spirateur ” est un substantif. On peut donc dire que le
Père et le Fils sont “ deux spirants ”, puisqu’il y a plusieurs suppôts ; mais
non pas “deux spirateurs ”, car il n’y a qu’une seule spiration. En effet, les
adjectifs prennent le nombre de leur sujet, tandis que les substantifs prennent
leur nombre en eux-mêmes, c’est-à-dire celui de la forme qu’ils signifient.
Quant à la formule de S. Hilaire, que le Saint-Esprit a le Père et le Fils pour
“ auteurs ”, au pluriel, on l’expliquera en disant que ce substantif y tient
lieu d’adjectif.
QUESTION 37 — LE NOM DU SAINT-ESPRIT QUI EST “ AMOUR ”
Passons maintenant à ce nom du Saint-Esprit : “
l’Amour ” : 1. Est-ce un nom propre du Saint-Esprit ? 2. Le Père et le Fils
s’aiment-ils par le Saint-Esprit ?
Article 1 — “
Amour ” est-il un nom propre du Saint-Esprit ?
Objections :
1. S. Augustin écrit : “ On donne le nom de Sagesse
au Père, au Fils et au Saint-Esprit : et tous ensemble ne sont qu’une sagesse,
et non pas trois sagesses. Je ne vois pas pourquoi on ne donnerait pas aussi le
nom de charité au Père, au Fils et au Saint-Esprit, tous ensemble n’étant
d’ailleurs qu’une seule charité. ” Mais un nom qui convient à chacune des personnes
et à toutes ensemble au singulier, n’est pas le nom propre d’une personne. “
L’Amour ” n’est donc pas un nom propre du Saint-Esprit.
2. Le Saint-Esprit est une personne qui subsiste.
Or le mot “ amour ” n’évoque pas une personne subsistante, mais une action qui
passe de l’aimant à l’aimé. Donc, “ l’Amour ” n’est pas un nom propre du
Saint-Esprit.
3. L’amour est le lien de ceux qui aiment car,
selon Denys, c’est “ une force qui unit ”. Or le lien est un intermédiaire
entre ceux qu’il unit, et non un terme qui procéderait d’eux. Donc, puisque le
Saint-Esprit procède du Père et du Fils, ainsi qu’on l’a montré, il paraît bien
qu’il n’est pas l’amour ou le lien du Père et du Fils.
4. Quiconque aime a un amour. Or le Saint-Esprit
aime, et par suite a un amour. Si donc le Saint-Esprit est l’amour, on aura
l’amour de l’amour, et l’esprit de l’esprit. Tout cela n’a pas de sens.
En sens contraire,
S. Grégoire a dit : “ Le Saint-Esprit lui-même est
l’Amour. ”
Réponse :
Quand il s’agit de Dieu, le terme d’amour peut se
prendre en deux sens : essentiel ou personnel. Pris au sens personnel, c’est un
nom propre du Saint-Esprit, dans le même sens où “ Verbe ” est le nom propre du
Fils. Pour en être convaincus, rappelons-nous qu’il y a en Dieu deux
processions : l’une par mode d’intelligence, ou procession du Verbe, l’autre
par mode de volonté, ou procession de l’Amour. La première nous est mieux
connue, et l’on a trouvé des noms propres pour désigner chacun des éléments
qu’on peut y distinguer. Il n’en n’est plus de même avec la procession de
volonté : pour désigner la personne qui procède, nous avons recours à des
circonlocutions ; et même les relations nées de cette procession reçoivent les
noms de procession et de spiration, nous l’avons dit, qui sont, en rigueur de termes,
des noms d’origine plutôt que des noms de relation.
Et pourtant il nous faut saisir la similitude entre
l’une et l’autre. Du fait qu’on connaît une chose, il provient dans le
connaissant une sorte de conception intellectuelle de la chose connue, conception
appelée verbe ; de même, du fait qu’on aime une chose, il provient dans le cœur
de l’aimant une sorte d’impression, pour ainsi parler, de la chose aimée, ce
qui fait dire que l’aimé est dans l’aimant, comme le connu est dans le
connaissant. Si bien que celui qui se connaît et s’aime est en lui-même, non
seulement par identité réelle, mais encore à titre de connu dans le connaissant
et d’aimé dans l’aimant.
Mais lorsqu’il s’agit de l’intellect, on a trouvé
des mots pour désigner le rapport du connaissant à la chose connue, ne
serait-ce que le mot même de “ connaître ” ; et l’on en a trouvé d’autres pour
signifier l’émanation de la conception intellectuelle, comme “ dire ” et “
verbe ”. Par suite, en Dieu “ connaître ” ne s’emploie que comme attribut essentiel,
puisqu’il n’évoque pas expressément de rapport au Verbe qui procède ; tandis
que “Verbe ” s’emploie comme nom personnel, vu qu’il signifie cela même qui
procède. Quant à “ dire ”, c’est un terme notionnel qui évoque le rapport du
Principe du Verbe au Verbe lui-même. Et quand il s’agit de la volonté, nous
avons bien le verbe aimer (diligere, amare),qui évoque le rapport de l’aimant à
la chose aimée ; mais il n’y a pas de termes propres pour évoquer le rapport
que soutient avec son principe l’affection même ou impression de la chose
aimée, cette impression qui provient dans l’aimant du fait même qu’il aime, il
n’y a pas non plus de mot pour évoquer la relation inverse. Aussi, faute de
termes propres, nous désignons ces rapports en recourant aux termes d’amour ou
de dilection ; c’est comme si nous appelions le Verbe “ la pensée conçue ” ou “
la sagesse engendrée ”.
Ainsi donc, si l’on considère le sens original
d’amour et de dilection, qui évoque simplement le rapport de l’aimant à la
chose aimée, on n’emploie amour et aimer que comme attributs essentiels, tout
de même que connaissance et “ connaître ”. Mais, si nous employons ces mots
pour exprimer la relation qui rapporte à son principe ce qui procède par mode
d’amour, ou inversement ; c’est-à-dire si par amour nous entendons : l’amour
qui procède, et par “ aimer ” : spirer l’amour qui procède, alors Amour est un
nom de Personne, et aimer est un verbe notionnel, comme dire ou engendrer.
Solutions :
1. Dans le passage cité, S. Augustin emploie le mot
charité au sens où, en Dieu, il désigne l’essence.
2. Si connaître, vouloir et aimer s’emploient à la
manière de verbes signifiant des actions transitives, c’est-à-dire qui passent
du sujet dans l’objet, en réalité ce sont là des actions immanentes, connotant d’ailleurs
dans l’agent lui-même une relation à l’objet, on l’a dit plus haut. Aussi, même
en nous, l’amour est quelque chose qui demeure dans l’aimant, et le verbe
mental est quelque chose qui demeure en celui qui le dit, tout en connotant une
relation à la chose exprimée ou aimée. Mais en Dieu, qui ne souffre aucun
accident, leur condition s’élève encore ; le Verbe et l’Amour sont là
subsistants. Donc, quand on dit que le Saint-Esprit est l’amour du Père “
envers ” le Fils ou “ envers ” toute autre chose, on ne signifie rien de
transitif ; on ne fait que signifier le rapport de l’Amour à la chose aimée, de
même que “ Verbe ” connote le rapport du Verbe à la chose exprimée dans ce
Verbe.
3. On dit bien que le Saint-Esprit est le lien du
Père et du Fils, en tant qu’il est l’Amour. En effet, c’est par une dilection
que le Père aime et lui-même et le Fils, et réciproquement ; par suite, en tant
qu’Amour, le Saint-Esprit évoque un rapport réciproque entre le Père et le
Fils, celui d’aimant à aimé. Mais du fait même que le Père et le Fils
s’entr’aiment, il faut bien que leur mutuel Amour, qui est le Saint-Esprit,
procède de l’un et de l’autre. Donc, si l’on considère l’origine, le
Saint-Esprit n’est pas au milieu, il est la troisième Personne de la Trinité.
Mais si l’on considère le rapport qu’on vient de dire, oui, il est entre les
deux autres Personnes comme le lien qui les unit, tout en procédant de chacune
d’elles.
4. Bien que le Fils connaisse, il ne lui convient
pas de produire un verbe, parce que la connaissance lui appartient à titre de
Verbe qui procède ; de même, bien que le Saint-Esprit aime, au sens essentiel,
il ne lui convient pas de spirer un amour, c’est-à-dire d’aimer au sens
notionnel ; il aime à titre essentiel comme Amour qui procède, et non comme
principe producteur d’un amour.
Article 2 — Le
Père et le Fils s’aiment-ils par le Saint-Esprit ?
Objections :
1. S. Augustin prouve que le Père n’est pas sage
par la Sagesse engendrée. Or, de même que le Fils est la sagesse engendrée,
ainsi le Saint-Esprit est l’Amour qui procède, on l’a déjà vu. Le Père et le
Fils ne s’aiment donc point par cet Amour procédant qui est le Saint-Esprit.
2. Dans l’énoncé : “ Le Père et le Fils s’aiment
par le Saint-Esprit ”, le verbe aimer peut s’entendre ou bien au sens
essentiel, ou bien au sens notionnel. Au sens essentiel, il est impossible que
la proposition soit vraie, car on devrait pouvoir aussi bien dire que le Père
connaît par son Fils. Au sens notionnel, elle ne l’est pas davantage, car on
devrait aussi bien pouvoir dire : “ Le Père et le Fils spirent par le
Saint-Esprit ”, ou encore : “ Le Père engendre par son Fils. ” Autant de
formules inacceptables. Ainsi donc, en quelque sens qu’on la prenne, la
proposition ci-dessus est fausse.
3. C’est par un même et unique amour que le Père
aime son Fils, lui-même et nous. Mais il n’est pas vrai que “ le Père s’aime
par le Saint-Esprit ”. Car aucun acte notionnel ne fait réflexion sur le
principe de cet acte ; on ne peut pas dire que le Père s’engendre ou se spire.
On ne peut pas dire non plus que “ le Père s’aime par le Saint-Esprit ” en
entendant aimer au sens notionnel de spirer. De plus, l’amour dont il nous aime
n’est pas le Saint-Esprit, du moins à ce qu’il semble ; car cet amour-là dit
relation à la créature, donc relève de l’essence. Dès lors, il est faux que “
le Père aime le Fils par le Saint-Esprit ”.
En sens contraire,
selon S. Augustin, “ c’est par le Saint-Esprit que
le Fils est aimé du Père et qu’il aime le Père ”.
Réponse :
Voici où gît la difficulté. On emploie l’ablatif
pour désigner une cause ; et en disant : “ Le Père aime le Fils par le
Saint-Esprit (Spiritu Sancto) ”, on semble faire du Saint-Esprit un principe
d’amour chez le Père et chez le Fils, ce qui est parfaitement impossible. Pour
certains donc, la proposition en question est fausse ; d’après eux, S. Augustin
l’a virtuellement rétractée en rétractant cette proposition similaire : “ Le
Père est sage par la sagesse engendrée. ” D’autres disent que c’est une formule
impropre, à expliquer comme suit : “ Le Père aime le Fils par le Saint-Esprit”,
c’est-à-dire par l’amour essentiel qu’on approprie au Saint-Esprit. D’autres
disent qu’on a là un ablatif de signe, donnant le sens suivant : le
Saint-Esprit est le signe que le Père aime` le Fils, puisqu’il procède d’eux
comme un amour. Il y en a qui voient là un ablatif de cause formelle : car le
Saint-Esprit, disent-ils, est l’amour dont formellement le Père et le Fils
s’entr’aiment. D’autres enfin disent que c’est un ablatif d’effet formel ; en
quoi, ils approchent la vérité de plus près.
Pour éclaircir cette question, il faut noter qu’on
dénomme ordinairement les choses à raison de leur forme. On qualifie ceci de “
blanc ” à raison de sa blancheur ; cela d’“ homme ”, à raison de son humanité.
Par suite, tout ce qui fonde une appellation de la chose fait pour autant
envers celle-ci office de forme. Ainsi dans l’expression : “ cet homme est
couvert d’un vêtement”, le complément indirect, c’est-à-dire l’ablatif
indumento, évoque le rôle de cause formelle, bien que le vêtement ne soit pas
une forme. Or il arrive qu’on dénomme une chose par ce qui en procède, non
seulement en qualifiant l’agent par l’action, mais aussi en le qualifiant par
le terme même de l’action, à savoir par l’effet, si du moins l’effet lui-même
entre dans la définition de l’action. On dit ainsi : le feu chauffe “ par
échauffement ”, bien que l’échauffement ne soit pas la vraie forme du feu (la
forme du feu, c’est la chaleur), mais seulement l’action émanant du feu. Et
l’on dit aussi : “ L’arbre est fleuri de fleurs magnifiques ”, bien que les
fleurs ne soient pas une forme de l’arbre, mais des effets ou produits qui en
procèdent.
Cela étant, voici notre solution. “ Aimer ” ayant
deux sens en Dieu, l’un essentiel et l’autre notionnel, si on l’entend comme
attribut essentiel, il faut dire alors que le Père et le Fils s’aiment, non
point par l’Esprit-Saint, mais bien par leur propre essence. C’est pourquoi S.
Augustin écrit k : “ Qui donc osera dire que le Père n’aime lui-même, le Fils
et le Saint-Esprit que par le Saint-Esprit ? ” Et c’est ce sens qu’avaient en
vue les premières opinions. Si au contraire on prend “ aimer ” au sens
notionnel, il ne signifie pas autre chose que “ spirer l’amour ”, comme “ dire
” signifie produire un verbe, et “ fleurir ” : produire des fleurs. De même
donc que l’on dit de l’arbre : “ Il est tout fleuri de fleurs ”, de même aussi
l’on dit que “ le Père dit par son Verbe ou par son Fils soi-même et la
créature ” ; et l’on dit que “ le Père et le Fils aiment, par le Saint-Esprit,
ou par l’Amour qui procède, eux-mêmes et nous ”.
Solutions :
1. Nous avons dit la condition différente des
termes concernant l’intelligence, et de ceux concernant la volonté. Etre sage,
ou connaissant sont en Dieu des attributs purement essentiels ; on ne peut donc
pas dire que le Père soit sage ou connaissant par son Fils. Tandis qu’aimer
s’emploie non seulement comme terme essentiel, mais aussi comme terme notionnel
: et c’est en ce dernier sens qu’on peut dire que le Père et le Fils “ s’aiment
par le Saint-Esprit ”.
2. Lorsque l’action évoque en sa notion même un
effet déterminé, le principe de l’action peut être qualifié par l’action et par
l’effet : on peut dire ainsi que l’arbre est fleuri d’une floraison (précoce),
ou fleuri de fleurs (magnifiques). Mais quand l’action n’évoque pas d’effet
déterminé, son principe ne peut pas être qualifié par l’effet : on le qualifie
seulement par l’action. On ne dit pas que l’arbre “ produit la fleur par la
fleur ”, mais “ par production de fleurs ”. Or les verbes spirer, engendrer
évoquent purement l’acte notionnel ; on ne peut donc pas dire que le Père “
spire par le Saint-Esprit ”, ni “ engendre par le Fils ”. Mais nous pouvons
dire : “ le Père dit (lui-même et toutes choses) par son Verbe ”, “ Verbe ” désignant
ici la Personne qui procède ; on dira tout aussi bien qu’“ il dit par une
diction ”, diction désignant l’acte notionnel. C’est que dire évoque une
Personne déterminée, puisqu’il signifie : produire le Verbe. Pareillement,
aimer au sens notionnel signifie : produire l’Amour. Voilà pourquoi l’on peut
dire que le Père aime le Fils “ par le Saint-Esprit ”.
3. Ce n’est pas seulement son Fils que le Père aime
par le Saint-Esprit, mais encore lui-même et nous ; car, nous l’avons dit, “
aimer ” au sens notionnel n’évoque pas seulement la production d’une personne
divine, il évoque la personne produite par mode d’amour ; et l’amour dit
rapport à la chose aimée. C’est pourquoi, de même que le Père dit, par le Verbe
qu’il engendre, lui-même et toute créature, puisque le Verbe engendré par lui
suffit à représenter le Père et toute créature ; de même aussi, il aime
lui-même et toute créature par le Saint-Esprit, puisque le Saint-Esprit procède
comme amour de cette bonté première en raison de laquelle le Père s’aime
lui-même ainsi que toute créature. On voit aussi par là que se trouve évoqué
comme en second, dans le Verbe et l’Amour procédant, un rapport à la créature,
en tant que la vérité et la bonté divine est principe de la connaissance et de
l’amour que Dieu a de toute créature.
QUESTION 38 — LE NOM DU SAINT-ESPRIT QUI EST “ DON ”
1. “ Don ” peut-il être un nom personnel ? 2.
Est-ce un nom propre du Saint-Esprit ?
Article 1 — “ Don
” peut-il être un nom personnel ?
Objections :
1. Tout nom personnel évoque une distinction en
Dieu. Mais celui de don n’évoque pas de distinction en Dieu, puisque, selon S.
Augustin, le Saint-Esprit, “ don de Dieu, est ainsi donné qu’il se donne
lui-même en tant qu’il est Dieu ”. Par conséquent “ le don ” n’est pas un nom
personnel.
2. Aucun nom personnel ne convient à l’essence
divine. Or, d’après S. Hilaire, l’essence divine est le don que le Père donne
au Fils. “ Le don ” n’est donc pas un nom personnel.
3. Selon S. Damascène, il n’y a ni sujet, ni
serviteur dans les Personnes divines. Mais la qualification de don évoque
certaine dépendance aussi bien à l’égard de celui qui reçoit qu’à l’égard de
celui qui donne. “ Le don ” n’est donc pas un nom de Personne divine.
4. “ Le don ” implique un rapport à la créature. Il
s’attribue donc à Dieu dans le temps, à ce qu’il semble. Mais les noms
personnels, tels ceux de Père et de Fils, s’attribuent à Dieu éternellement.
Dès lors, “ le don ” n’est pas un nom personnel.
En sens contraire,
“ de même, dit S. Augustin, que le corps de chair
n’est pas autre chose que la chair, ainsi "le don du Saint-Esprit"
n’est pas autre chose que le Saint-Esprit ”. Or “ le Saint-Esprit ”, voilà bien
un nom personnel ; donc “ le don ” est aussi un nom personnel.
Réponse :
On appelle “ don ” ce qui est apte à être donné.
Or, ce que l’on donne se rapporte et au donateur et au bénéficiaire ; si
quelqu’un donne une chose, c’est qu’elle lui appartient ; et s’il la donne à un
autre, c’est pour qu’elle appartienne désormais à cet autre. D’une Personne
divine aussi, on dit qu’elle est “ d’un autre”, soit en raison de son origine,
par exemple : “ le Fils du Père ”, soit parce qu’elle est en la possession d’un
autre. Comment cela ? Nous possédons ce dont nous pouvons librement user ou
jouir à volonté ; en ce sens, une Personne divine ne peut être possédée que par
la créature raisonnable unie à Dieu. Les autres créatures peuvent bien être
mues par une Personne divine : cela ne leur confère pas le pouvoir de jouir de
cette divine Personne, ni d’user de son effet. Mais la créature raisonnable
obtient parfois ce privilège, lorsqu’elle se met à participer du Verbe divin et
de l’Amour qui procède, jusqu’à pouvoir librement connaître Dieu en vérité et
l’aimer parfaitement. Donc la créature raisonnable peut seule posséder une
personne divine. Quant à réaliser cette possession, elle ne peut y parvenir par
ses propres forces : il faut que cela lui soit donné d’en haut, puisque, ce que
nous tenons d’ailleurs, nous disons que cela nous est donné. Voilà comment il
convient à une Personne divine d’être donnée, et d’être Don.
Solutions :
1. Dans la mesure où, dans l’expression “ Don de
tel ou de tel ”, le complément nous réfère à l’origine, le terme de don y
évoque bien une distinction personnelle. Cela n’empêche pas le Saint-Esprit de
se donner lui-même, puisqu’il s’appartient et peut user ou mieux, jouir de
lui-même. S. Augustin ne dit-il pas : “ Qu’y a-t-il d’aussi tien que toi ? ”
Mais on peut dire autrement et mieux : le don doit appartenir au donateur à
quelque titre ; et ce rapport d’appartenance : être à quelqu’un, ou de
quelqu’un, peut se vérifier de plusieurs manières. D’abord par identité, comme
dans le passage qu’on vient de citer de S. Augustin : alors le don ne se
distingue pas du donateur, mais seulement de celui à qui il est donné. En ce
sens, on dit que le Saint-Esprit se donne lui-même. Une chose peut aussi être
appelée la chose “ de quelqu’un ”, comme sa propriété ou son esclave ; alors le
don se distingue essentiellement du donateur. En ce sens, le “ don de Dieu ”
est quelque chose de créé. On dit enfin : ceci est la chose “ d’un tel ”, à
raison uniquement de l’origine ; ainsi nous disons : le Fils du Père, le
Saint-Esprit de tous deux. Si c’est bien en ce sens qu’on rapporte le don au
donateur dans l’expression Don de Dieu, le Don se distingue alors
personnellement du Donateur, et Don est un nom personnel.
2. Le don doit appartenir au donateur à un titre
quelconque ; parmi ces titres possibles, il y a l’identité et l’origine. Or
c’est au premier de ces titres que l’essence est qualifiée de don du Père au
premier des sens ci-dessus ; autrement dit, l’essence est “ du Père ” par
identité.
3. En tant que nom personnel en Dieu, Don
n’implique aucune dépendance : il dit pure relation d’origine au donateur. Mais
par rapport à celui à qui la donation est faite, il évoque libre usage ou
jouissance.
4. On parle de don sans qu’il y ait donation
effective, en tant que la chose est apte à être donnée. La personne divine
s’appelle donc éternellement Don, bien qu’elle soit donnée dans le temps.
D’ailleurs, le fait que ce nom implique un rapport à la créature ne suffit pas
à en faire un attribut essentiel ; cela suppose simplement que quelque chose
d’essentiel est inclus dans sa notion, comme l’essence est incluse dans la
notion de personne, on l’a vu plus haut.
Article 2 — “ Don
” est-il un nom propre du Saint-Esprit ?
Objections :
1. On appelle don ce qui est donné. Or, selon Isaïe
(9, 6), “ le Fils nous a été donné ”. Donc ce nom le “ Don ” convient aussi
bien au Fils qu’au Saint-Esprit.
2. Tout nom propre d’une personne signifie une de
ses propriétés. Mais ce nom de Don ne signifie aucune propriété du
Saint-Esprit. Ce n’est donc pas un nom propre de cette Personne.
3. On l’a vu : du Saint-Esprit, on peut dire qu’il
est “ l’Esprit de tel homme ”. Mais on ne peut pas dire qu’il soit le Don de
tel homme, mais seulement le Don de Dieu. C’est donc que l’appellation de Don
n’est pas un nom propre du Saint-Esprit.
En sens contraire,
S. Augustin a dit : “ Pour le Fils, être né c’est
tenir son être du Père ; de même pour le Saint-Esprit, être le Don de Dieu,
c’est procéder du Père et du Fils. ” Mais si procéder du Père et du Fils
procure un nom au Saint-Esprit, ce sera son nom propre. Dès lors, Don est le
nom propre du Saint-Esprit.
Réponse :
Pris au sens personnel en Dieu, “ le Don ” est un
nom propre du Saint-Esprit. On va s’en rendre compte par la considération
suivante. D’après le Philosophe, il y a don au sens propre quand il y a
donation sans retour, c’est-à-dire quand on donne sans attendre de rétribution
; “ don ” implique ainsi une donation gratuite. Or, la raison d’une donation
gratuite est l’amour ; pourquoi donnonsnous gratuitement une chose à quelqu’un
? Parce que nous lui voulons du bien. Le premier don que nous lui accordons est
donc l’amour, qui nous fait lui vouloir du bien. On voit donc ainsi que l’amour
constitue le don premier, en vertu duquel sont donnés tous les dons gratuits.
Aussi, puisque le Saint-Esprit procède comme Amour,
nous l’avons déjà dit, il procède en qualité de Don premier. C’est ce que dit
S. Augustin : “ Par le Don, qui est le Saint-Esprit, une multitude de dons sont
distribués en propre aux membres du Christ. ”
Solutions :
1. Parce que le Fils procède comme Verbe, donc, par
définition, à la ressemblance de son principe, le nom d’Image est propre au
Fils, bien que le Saint-Esprit, lui aussi, soit semblable au Père. De même,
parce que le Saint-Esprit procède du Père comme Amour, le nom de Don est propre
au Saint-Esprit, bien que le Fils aussi soit donné. Car cela même que le Fils
nous soit donné provient de l’Amour du Père : “ Dieu, dit S. Jean (3,13), a
tant aimé le monde qu’il lui a donne son Fils unique. ”
2. Le nom de Don dit rapport au donateur à titre
d’origine. Par là il inclut la propriété d’origine du Saint-Esprit,
c’est-à-dire la procession.
3. Avant qu’un don soit donné, il n’appartient
qu’au donateur ; mais après qu’il a été donné, il appartient à qui on l’a
donné. La qualité de Don n’implique donc pas nécessairement sa donation
actuelle ; et dans ces conditions, on ne peut pas l’appeler le Don de l’homme,
mais seulement le Don de Dieu, c’est-à-dire du donateur. Quand il a été donné,
alors il est l’Esprit ou le Don “ de l’homme ”.
Nous avons jusqu’ici traité des Personnes divines
considérées en elles-mêmes. Il nous reste à les comparer à l’essence (Q.39),
aux propriétés (Q.40) et aux actes notionnels (Q.41) ; puis à les comparer
entre elles (Q. 42).
QUESTION 39 — LA RELATION DES PERSONNES À L’ESSENCE
1. En Dieu, l’essence est-elle identique à la
personne ? 2. Doit-on dire qu’il y a trois Personnes d’une seule essence ? 3.
Les noms essentiels s’attribuent-ils aux Personnes au pluriel ou au singulier ?
4. Les adjectifs, verbes ou participes notionnels peuvent-ils s’attribuer aux
noms essentiels pris au concret ? 5. Peuvent-ils s’attribuer aux noms
essentiels pris abstraitement ? 6. Les noms des Personnes peuvent-ils
s’attribuer aux noms essentiels concrets ? 7. Faut-il approprier aux Personnes
les attributs essentiels ? 8. Quel attribut faut-il approprier à chaque
Personne ?
Article 1 — En
Dieu, l’essence est-elle identique à la personne ?
Objections :
1. Quand l’essence est identique à la personne ou
suppôt, il n’y a qu’un suppôt pour une nature ; on le voit dans toutes les
substances séparées. Car, lorsque deux choses sont réellement identiques, l’une
ne peut se multiplier sans que l’autre se multiplie aussi. Or, en Dieu, il y a
une essence et trois Personnes, on l’a vu plus haut. L’essence n’est donc pas
identique à la personne.
2. Le oui et le non ne se vérifient pas
simultanément du même sujet. Or de l’essence et de la personne on vérifie le
oui et le non : la personne est distincte et multiple, l’essence ne l’est pas.
Donc personne et essence ne sont pas identiques.
3. Rien n’est sujet de soi-même. Or la personne est
sujet de l’essence : d’où son nom de “ suppôt ” ou “ hypostase ”. La personne
n’est donc pas identique à l’essence.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Quand nous disons : la
personne du Père, nous ne désignons pas autre chose que : la substance du Père.
”
Réponse :
Pour peu que l’on considère la simplicité de Dieu,
la réponse à notre question ne fait pas l’ombre d’un doute. On l’a montré plus
haut, en effet : la simplicité divine exige qu’en Dieu essence et suppôt soient
identiques ; suppôt qui, dans les substances intellectuelles, n’est pas autre
chose que la personne
Il semble que la difficulté vienne, ici, de ce que
l’essence garde son unité malgré la multiplication des personnes. Et comme,
selon Boèce, c’est la relation qui multiplie les personnes dans la Trinité,
certains ont jugé que la différence entre personne et essence en Dieu provenait
de ce que, selon eux, les relations étaient adjointes (assistentes) à l’essence
; dans les relations en effet, ils voyaient seulement l’aspect sous lequel
elles sont “ vers l’autre ”, oubliant qu’elles sont aussi des réalités.
Mais, on l’a montré plus haut : si, dans les choses
créées, les relations ont un être accidentel, en Dieu elles sont l’essence
divine elle-même. Il s’ensuit qu’en Dieu l’essence n’est pas réellement autre
chose que la personne, bien que les personnes se distinguent réellement entre
elles. Rappelons en effet que la Personne désigne la relation en tant qu’elle
subsiste dans la nature divine. Or la relation, comparée à l’essence, ne s’en
distingue pas réellement, mais notionnellement seulement ; comparée à la
relation opposée, elle s’en distingue réellement en vertu de l’opposition
relative. C’est ainsi qu’il reste une essence et trois Personnes.
Solutions :
1. Dans les créatures, la distinction des suppôts
ne peut pas être assurée par des relations, il y faut des principes essentiels
; et cela, parce que, dans les créatures, les relations ne sont pas
subsistantes. Mais en Dieu elles sont subsistantes ; aussi peuvent-elles
distinguer les suppôts grâce à leur opposition mutuelle. Et pourtant l’essence
demeure indivisée, parce que, sous l’aspect où elles s’identifient réellement à
l’essence, les relations elles-mêmes ne se distinguent pas entre elles.
2. En tant que l’essence et la personne, même en
Dieu, nous présentent des aspects intelligibles distincts, on peut affirmer de
l’une ce qu’on nie de l’autre ; et par suite l’une peut être sujet d’une
attribution vraie sans que l’autre le soit.
3. On l’a dit plus haut : nous nommons les choses
divines à la manière des choses créées. Or, les natures du monde créé sont
individuées par la matière, laquelle est en effet sujet récepteur de la nature
spécifique ; de là vient que les individus prennent les noms de sujets,
suppôts, hypostases. Voilà aussi pourquoi même les personnes divines reçoivent
ces noms de suppôts ou hypostases, bien que dans leur cas il n’y ait pas
distinction réelle entre le sujet et ce dont elles sont le sujet.
Article 2 —
Doit-on dire qu’il y a trois Personnes d’une seule essence ?
Objections :
1. S. Hilaire dit que le Père, le Fils et le
Saint-Esprit “ sont trois par la substance, un par leur harmonie ”. Or la
substance de Dieu est son essence. Les trois Personnes ne sont donc pas “ d’une
seule essence ”.
2. Selon Denys, on ne doit rien affirmer de Dieu,
qui n’ait été formulé authentiquement par la Sainte Écriture. Or la Sainte
Écriture n’a jamais dit expressément que le Père, le Fils et le Saint-Esprit “
sont d’une seule essence ”. Il ne faut donc pas le dire.
3. La nature divine, c’est l’essence. Il suffisait
donc de dire que les trois Personnes sont d’une seule nature.
4. Il n’est pas d’usage de rapporter la personne à
l’essence, en disant : “ la personne de telle essence ” ; mais on rapporte
plutôt l’essence à la personne, en disant : “ l’essence de telle personne ”. Il
semble donc pareillement contraire à l’usage de dire : “ trois Personnes d’une
seule essence ”.
5. Selon S. Augustin, nous évitons de dire que les
trois Personnes sont ex una essentia (“ à partir d’une seule essence ”) de peur
de donner à penser qu’en Dieu l’essence est autre chose que la personne. Mais
si les prépositions évoquent un passage et une distinction, il en est de même
du génitif. Il faut donc, pour la même raison, s’abstenir de l’expression : tres
personae sunt unius essentiae (d’une seule essence).
6. En parlant de Dieu, il faut éviter ce qui peut
être occasion d’erreur. Mais notre formule peut être occasion d’erreur. S.
Hilaire écrit en effet : “ Parler de "l’unique substance du Père et du
Fils", c’est évoquer ou bien un subsistant qui porte deux noms, ou bien
une substance qui a fourni deux substances imparfaites, ou bien une tierce
substance préalable qui aurait été prise et assumée par les deux autres. ” Il
ne faut donc pas dire que les trois personnes sont “ d’une seule essence ”.
En sens contraire,
“ le mot homoousion, dit S. Augustin, mot qui fut
approuvé contre les ariens au Concile de Nicée, signifie que les trois
Personnes sont d’essence unique ”.
Réponse :
On l’a dit plus haut, notre intellect ne nomme pas
les choses divines selon leur mode à elles, faute de pouvoir les connaître
ainsi ; il les nomme selon le mode rencontré dans les créatures Or, dans les
choses sensibles où notre intellect puise sa connaissance, la nature d’une
espèce donnée est individuée par la matière ; la nature tient ainsi le rôle
d’une forme, et l’individu celui de sujet ou suppôt de la forme. Voilà pourquoi
même en Dieu (il s’agit ici de notre mode de signifier) l’essence tient le rôle
d’une forme des trois Personnes. Or, quand il s’agit des choses créées, notre
langage rapporte toute forme à son sujet : la forme “ de celui-ci ”. On parle
ainsi de la santé, de la beauté “ de tel homme ”. Mais on ne rapporte à la
forme le sujet qui la possède que si la forme est accompagnée d’un adjectif qui
la détermine. On dit ainsi : “ cette femme est d’une beauté remarquable ”, “
cet homme est d’une vertu accomplie ”. De même donc, puisqu’en Dieu il y a
multiplication des personnes sans multiplication de l’essence, nous dirons : “ l’unique
essence des trois Personnes ”, en prenant ces génitifs comme des déterminations
de la forme.
Solutions :
1. Dans ce texte de S. Hilaire, “ substance ” est
pris au sens d’hypostase, et non d’essence.
2. Il est exact que l’expression “ trois Personnes
d’une seule essence ” ne se trouve pas textuellement dans l’Écriture.
Cependant, on y trouve bien ce qu’elle signifie, par exemple en ce passage (Jn
10, 30) : “ Mon Père et moi sommes un ” ; et dans cet autre (Jn 10, 38 ; 14,
10) : “ Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi. ” Beaucoup d’autres
passages pourraient être allégués.
3. La nature désigne le principe d’action, mais “
l’essence ” se rapporte à l’être. Aussi, quand nous parlons de choses qui ont
en commun une même action, par exemple de tout ce qui échauffe, on peut dire
qu’elles sont de même nature, mais on ne peut dire qu’elles sont d’une seule
essence que si c’est leur être qui est un. Donc, en disant que les trois
Personnes ont la même essence, on exprime mieux l’unité divine qu’en disant “
la même nature”.
4. Il est d’usage de rapporter au sujet la forme
tout court : “ le courage de Pierre ”. Mais on ne rapporte le sujet à la forme,
que si l’on veut en déterminer la forme ; il faut alors deux génitifs : un pour
signifier la forme, un autre pour signifier sa détermination. On dira ainsi : “
Pierre est d’un courage incomparable. ” Ou bien il faut un génitif qui en
vaille deux ; on dit : “ C’est un homme de sang ”, c’est-à-dire qui verse
beaucoup de sang. Donc, puisque nous signifions l’essence divine comme une
forme pour la personne, il est correct de dire : “ l’essence de cette personne”
; mais l’inverse est incorrect, à moins d’ajouter un mot déterminant l’essence
: “ le Père est une Personne d’essence divine ”, ou bien : “ les trois Personnes
sont une seule essence ”.
5. Les prépositions ex ou de n’introduisent pas une
cause formelle, mais une cause efficiente ou matérielle. Or ces dernières
causes sont toujours distinctes de leur effet ; car rien n’est sa propre
matière, rien non plus n’est son propre principe actif. Au contraire, une chose
donnée peut être sa propre forme, comme on le voit dans tous les êtres
immatériels. Dès lors, quand on dit : “ tres Personae unius essentiae ”(trois
Personnes d’une seule essence), signifiant ainsi l’essence d’une forme, on ne
présente pas l’essence comme distincte de la personne ; au contraire on le
ferait, si l’on disait : “ tres Personae ex eadem essentia ”(trois Personnes
provenant de la même essence).
6. S. Hilaire a dit : “ On ferait gravement tort
aux choses sacrées, si, sous prétexte que certains ne les tiennent pas pour
sacrées, il fallait les laisser disparaître. On comprend mal homoousion ? Peu
m’importe, à moi qui l’entends correctement. ” Et plus haut : “ Disons la
substance “ une ” parce que l’engendré reçoit la propre nature du Père, mais
non pas parce qu’il y aurait partage, union ou communion ” (à une substance
préalable).
Article 3 — Les
noms essentiels s’attribuent-ils aux Personnes au pluriel ou au singulier ?
Objections :
1. Attribués aux trois Personnes, les noms
essentiels tels que “ Dieu ” doivent, semble til, se mettre au pluriel et non
au singulier. De même, en effet, que le terme “ homme ” évoque un sujet
possédant l’humanité, ainsi “ Dieu ” évoque un sujet possédant la déité. Or les
trois Personnes sont trois possesseurs de la déité. Les trois Personnes sont
donc trois Dieux.
2. Lorsque la Vulgate dit : “ Au commencement, Dieu
créa le ciel et la terre ”, l’original hébreu porte Elohim, qu’on peut traduire
“ les dieux ” ou “ les juges ” ; et ce pluriel vise la pluralité des Personnes.
Les trois Personnes sont donc plusieurs dieux, et non pas un seul Dieu.
3. Le mot res pris absolument paraît appartenir au
genre substance. Or, attribué aux Personnes, il se met au pluriel ; S. Augustin
écrit, par exemple : “ Les res dont nous devons jouir sont le Père, le Fils et
le Saint-Esprit. ” On pourra donc mettre au pluriel les autres noms essentiels,
quand on les attribue aux trois Personnes.
4. De même que le mot Dieu signifie : ce qui possède
la déité, ainsi le mot personne signifie : ce qui subsiste en une nature
intellectuelle quelconque. Or on dit : “ Trois Personnes ” ; nous pouvons
pareillement dire : trois dieux.
En sens contraire,
il est écrit (Dt 6, 4) : “ Écoute, Israël, le
Seigneur ton Dieu est un seul Dieu. ”
Réponse :
Parmi les noms essentiels, il en est qui signifient
l’essence sous forme de substantifs, d’autres sous forme d’adjectifs. Les
substantifs essentiels attribués aux trois Personnes se mettent au singulier,
et non au pluriel. Tandis que les adjectifs attribués aux trois Personnes se
mettent au pluriel. En voici la raison.
Les substantifs désignent ce qu’ils signifient
comme une substance, tandis que les adjectifs le désignent comme un accident,
c’est-à-dire comme une forme inhérente à un sujet. Or, la substance a unité ou
pluralité par soi, comme elle a l’être par soi ; c’est pourquoi le substantif
prend le singulier ou le pluriel suivant la forme qu’il signifie. Tandis que
l’accident, qui a l’être dans un sujet, reçoit aussi du sujet son unité ou sa
pluralité ; par suite, dans les adjectifs, le singulier ou le pluriel se prend
des suppôts.
Dans les créatures, il est vrai, on ne rencontre de
forme unique en plusieurs suppôts que dans le cas d’une unité d’ordre, comme la
forme d’une multitude ordonnée. De fait, les mots qui signifient ce genre de
forme s’attribuent à plusieurs au singulier, s’il s’agit de substantifs, mais
non pas s’il s’agit d’adjectifs. On dit ainsi que “ plusieurs hommes font un
collège, une armée, un peuple ” ; tandis qu’on dit : plusieurs hommes sont “
collégiaux ”. En Dieu, nous avons dit, nous signifions l’essence divine comme
une forme, qui est simple et souverainement une, on l’a montré plus haut.
Aussi, les substantifs qui signifient l’essence divine se mettent au singulier
et non au pluriel, quand on les attribue aux trois Personnes. Et voilà
pourquoi, de Socrate, Platon et Cicéron, nous disons que ce sont trois hommes,
tandis que du Père, du Fils et du Saint-Esprit nous ne disons pas que ce sont “
trois dieux” mais “ un seul Dieu ”. En trois suppôts de nature humaine, il y a
en effet trois humanités ; mais dans les trois Personnes, il n’y a qu’une
essence divine.
Mais les adjectifs essentiels attribués aux trois
se mettent au pluriel, à cause de la pluralité des suppôts. On dit qu’ils sont
trois existants, trois sages, trois éternels, incréés, immenses si l’on prend
ces termes comme des adjectifs. Si on les prend comme des substantifs, on dit
alors que les Trois sont un Incréé, un Immense, un Éternel, comme dit S.
Athanase dans le Symbole qui porte son nom.
Solutions :
1. Le mot “ Dieu ” signifie bien “ ayant la déité
”, mais avec un mode de signification différent : “ Dieu ” est un substantif,
tandis que “ ayant la déité ” est un adjectif. Dès lors, il y a bien “ trois
ayant la déité (étant Dieu) ” sans que pour autant il y ait “trois dieux ”.
2. Chaque langue a ses usages propres. En raison de
la pluralité des suppôts, on dit en grec : “ trois hypostases ” ; en hébreu : “
Elohim ”, au pluriel. Nous, nous évitons le pluriel “ Dieux ” ou “ Substances
”, de peur qu’on ne rapporte cette pluralité à la substance ou essence.
3. Le mot res est un transcendantal. Pris au sens
de relation, on le met au pluriel en Dieu ; pris au sens de substance, on le
met au singulier. S. Augustin lui-même dit, à l’endroit cité : “ Cette même
Trinité est une certaine "réalité" suprême. ”
4. La forme signifiée par le mot “ personne ” n’est
pas l’essence ni la nature, mais la personnalité. Et puisque dans le Père, le
Fils et le Saint-Esprit il y a trois personnalités, c’est-à-dire trois
propriétés personnelles, le mot “ personne ” s’attribue aux trois non pas au
singulier, mais au pluriel.
Article 4 — Les
adjectifs, verbes ou participes notionnels peuvent-ils s’attribuer aux noms
essentiels pris au concret ?
Objections :
1. Il le faudrait pour que la proposition “ Dieu
engendre Dieu ” soit vraie ; mais cela semble impossible. En effet, au dire des
logiciens, ce que signifie et ce que désigne le terme singulier coïncident. Or
le mot “ Dieu ” paraît bien être un terme singulier, puisque nous avons dit
qu’on ne peut l’employer au pluriel. Et puisqu’il signifie l’essence, il
désigne donc aussi l’essence, et ne peut désigner la personne.
2. Quand le prédicat restreint la désignation du
sujet, ce n’est pas en modifiant sa signification, mais uniquement en raison du
temps connoté. Or quand on dit : “ Dieu crée ”, “ Dieu” désigne l’essence.
Quand on dit : “ Dieu engendre ”, le prédicat notionnel ne peut donc faire que
le sujet “ Dieu ” désigne la Personne.
3. Si la proposition “ Dieu engendre ” est vraie,
parce que le Père engendre, il sera vrai pareillement que “ Dieu n’engendre pas
”, puisque le Fils n’engendre pas. Il y a donc Dieu qui engendre et Dieu qui
n’engendre pas ; il semble en découler qu’il y a deux dieux.
4. Si Dieu engendre Dieu, ce dieu qu’il engendre
c’est lui-même ou un autre. Or il ne s’engendre pas lui-même : rien, dit S.
Augustin, ne s’engendre soi-même. Il n’engendre pas non plus un autre Dieu, car
il n’y a qu’un Dieu. Donc la proposition “ Dieu engendre Dieu ” est fausse.
5. Si Dieu engendre Dieu, ce Dieu qu’il engendre ou
bien est Dieu le Père, ou bien ne l’est pas. Si c’est Dieu le Père, alors Dieu
le Père est engendré. Si ce n’est pas Dieu le Père, il existe donc un Dieu qui
n’est pas Dieu le Père. Mais ceci est faux. C’est donc qu’on ne peut pas dire :
Dieu engendre Dieu.
En sens contraire,
on dit dans le Symbole : Deum de Deo “ Dieu de Dieu
”.
Réponse :
Certains ont pensé que le mot “ Dieu ” et les
autres du même genre désignent l’essence proprement et par nature, mais que
l’adjonction d’un terme notionnel les amène à désigner la personne. Cette
opinion vient, semble-t-il, de ce qu’on a considéré les exigences de la
simplicité divine ; celle-ci veut qu’en Dieu sujet et forme s’identifient : le
possesseur de la déité, ou Dieu, est identiquement la déité.
Mais pour respecter la propriété des expressions,
il ne suffit pas de considérer la réalité signifiée, il faut aussi tenir compte
du mode de signification. Or le terme “ Dieu ” signifie l’essence divine dans
un suppôt, comme le terme “ homme ” signifie l’humanité dans un suppôt. Cette
autre considération a conduit à une seconde opinion, qui est préférable : le
terme “ Dieu ” est capable, proprement et en vertu de son mode de
signification, de désigner la personne, comme le terme “ homme ”.
Tantôt donc le mot “ Dieu ” désigne l’essence,
comme par exemple dans : “ Dieu crée ”, où le prédicat convient au sujet en
raison de la forme signifiée : la déité. Tantôt il désigne la personne : soit
une seule, par exemple dans : “ Dieu engendre ”, soit deux : “ Dieu spire ”,
soit les trois ensemble : “ Au roi immortel des siècles, invisible, seul Dieu,
honneur et gloire (1 Tm 1, 17). "
Solutions :
1. Le mot “ Dieu ” a bien en commun avec les termes
particuliers que la forme signifiée par lui ne se multiplie pas ; mais il
s’apparente aux termes communs, parce que la forme signifiée se trouve en
plusieurs suppôts. Il n’est donc pas nécessaire qu’il désigne toujours
l’essence qu’il signifie.
2. Cette objection est valable contre ceux qui
pensaient (voir la réponse) que le mot “ Dieu ” n’est utilisable pour désigner
la personne que par artifice, non en vertu de sa valeur propre et naturelle.
3. Ce n’est pas de la même manière que le mot “ Dieu
” et le mot “ homme ” sont aptes à désigner la personne. La forme signifiée par
le mot “homme ”, c’est-à-dire l’humanité, étant tellement divisée en des
suppôts différents, ce terme désigne la personne, même sans addition qui le
détermine à désigner une personne qui est un suppôt distinct. Par ailleurs,
l’unité ou communauté de la nature humaine n’existe pas dans la réalité, mais
seulement dans la pensée ; le terme “ homme ” ne désigne la nature commune que
si le contexte l’exige, par exemple si l’on dit : “L’homme est une espèce. ” Au
contraire, la forme signifiée par le mot “ Dieu ”, c’est-à-dire l’essence
divine, est une et commune dans la réalité : ce terme désigne donc de soi la
nature commune, et si l’on veut lui faire désigner une personne, il faut le
préciser. Aussi, quand on dit : “Dieu engendre ”, le mot “ Dieu ” désigne la
personne du Père, en raison de l’acte notionnel (propre au Père), qui lui est
attribué. Mais quand nous disons : “ Dieu n’engendre pas ”, rien, dans le
contexte ne précise qu’il s’agit de la personne du Fils, et l’on donne à
entendre que la génération ne convient pas à la nature divine. Mais si l’on
ajoute quelque chose, qui réfère le mot “ Dieu ” à la personne du Fils, la
formule sera vraie ; par exemple : “ Dieu engendré n’engendre pas. ” La
conclusion déduite dans l’argument : “ Dieu est engendrant et Dieu est non
engendrant ” ne tient donc que si l’on réfère de quelque manière le mot “ Dieu
” aux personnes, si l’on dit par exemple : “ Le Père est Dieu et engendre, et
le Fils est Dieu et n’engendre pas. ” Mais alors il ne s’ensuit plus qu’il y
ait plusieurs dieux, puisque le Père et le Fils ne sont qu’un seul Dieu, nous
l’avons dit.
4. La première branche du dilemme : “ le Père
s’engendre lui-même ”, est évidemment fausse ; car le pronom réfléchi pose le
même suppôt que le sujet auquel il renvoie. Qu’on ne vienne pas nous opposer le
mot de S. Augustin : Deus Pater genuit alterum se. ” Car, ou bien se est un
ablatif, donnant le sens suivant : “ Il engendre un Autre que lui ” ; ou bien
se exerce une référence simple, évoquant ainsi une identité de nature, mais
alors l’expression est impropre ; ou bien enfin c’est une locution emphatique
qui signifie : “ ... engendre un autre lui-même”, c’est-à-dire “ un autre tout
semblable à lui ”.
L’autre branche du dilemme est fausse, elle aussi :
“ Il engendre un autre Dieu. ” Car s’il est vrai que le Fils est “ un autre que
le Père ”, on n’est pas autorisé à dire qu’il est “ un autre Dieu ” : ici “
autre ” fait office d’adjectif qualifiant le substantif “ Dieu ”, ce qui
signifie division de la déité. Quelques théologiens pourtant concèdent la
proposition : “ Il engendre un autre Dieu. ” Ils prennent là “ un autre ” pour
un substantif auquel “ Dieu ” ferait apposition, autrement dit : “ ... un autre
qui est Dieu ”. Mais c’est alors une manière impropre de parler, et qu’il faut
éviter pour ne pas donner occasion d’erreur.
5. La première branche de ce nouveau dilemme, à
savoir : “ Dieu engendre un Dieu qui est Dieu le Père ”, est fausse : car “ le
Père ”, mis en apposition à “ Dieu ”, restreint ce terme à désigner la personne
du Père. Le sens est donc : “ Dieu engendre un Dieu qui est le Père en personne
”, c’est-à-dire que le Père serait engendré : ce qui est faux. C’est donc la
négative qui est vraie : “ Dieu engendre un Dieu qui n’est pas Dieu le Père. ”
Si pourtant, en ajoutant une précision supposée sous-entendue, on pouvait ne
pas entendre “ Dieu le Père ” comme une apposition, ce serait l’affirmative qui
serait vraie, et la négative fausse. On voudrait dire alors : “ Celui qui est
Dieu, le Père, a engendré Dieu. ” Mais c’est là une exégèse forcée ; il vaut
mieux nier purement l’affirmative et concéder la négative.
Prévostin, il est vrai, a rejeté les deux branches
du dilemme comme fausses. Voici la raison qu’il en donne : dans l’affirmation,
le relatif “ qui ” peut évoquer simplement le suppôt ; mais dans la négation,
il évoque à la fois forme et suppôt. L’affirmative de notre dilemme signifie
ainsi qu’il convient à la personne du Fils d’être Dieu le Père ; et la négative
refuse non seulement à la personne du Fils, mais même à sa déité, d’être Dieu
le Père. A vrai dire, cette manière de voir ne paraît pas fondée en raison : au
dire du Philosophe, ce qui peut faire objet d’affirmation, peut aussi faire
objet de négation.
Article 5 — Les
termes notionnels peuvent-ils s’attribuer aux noms essentiels pris
abstraitement ?
Objections :
1. Il semble que les noms essentiels exprimés sous
forme abstraite peuvent suppléer pour la Personne, et que par exemple
l’expression : “ l’Essence engendre l’essence ” est vraie. S. Augustin écrit en
effet : “Le Père et le Fils sont une seule sagesse, car ils sont une seule
essence ; et considérés en leur distinction mutuelle, ils sont sagesse de
sagesse, comme ils sont essence d’essence. ”
2. Quand nous sommes engendrés ou dissous, il y a
génération ou dissolution de ce qui est en nous. Mais le Fils est engendré ; et
l’essence divine est en lui. Donc, semble-t-il, l’essence divine est engendrée.
3. Dieu est son essence divine, ainsi qu’on l’a
montré. Or on a dit que la proposition “ Dieu engendre Dieu ” est vraie.
Celle-ci l’est donc aussi : “ L’Essence engendre l’essence. ”
4. Si un attribut peut être dit d’un sujet, il peut
servir à le désigner. Mais le Père est l’essence divine. Donc l’essence peut
désigner s la personne du Père : et ainsi l’Essence engendre.
5. L’essence est une réalité engendrante, car elle
est le Père, et celui-ci est l’engendrant. Donc, si l’essence n’engendre pas,
elle sera une réalité engendrante et non engendrante : chose impossible.
6. S. Augustin dit que le Père est le principe de
toute la déité. Or il n’est principe qu’en engendrant ou en spirant. Donc le
Père engendre ou spire la déité.
En sens contraire : “ Rien ne s’engendre soi-même
”, dit S. Augustin. Or, si l’essence engendre l’essence, elle s’engendre
elle-même, puisqu’il n’y a rien en Dieu qui se distingue de l’essence divine.
Donc l’essence n’engendre pas l’essence.
Réponse :
Sur ce point, l’abbé Joachim est tombé dans
l’erreur ; il affirmait que, si l’on dit : “ Dieu engendre Dieu ”, on peut tout
aussi bien dire “ L’Essence engendre l’essence. ” Il considérait, en effet,
qu’en raison de la simplicité divine, Dieu n’est pas autre chose que l’essence
divine. En cela, il s’abusait ; car pour s’exprimer avec vérité, il ne suffit
pas de considérer les réalités signifiées par les termes, il faut aussi tenir
compte de leur mode de signification, nous l’avons dit. Or, s’il est bien vrai
qu’en réalité “ Dieu est sa déité ”, il reste que le mode de signifier n’est
pas le même pour ces deux termes. Le terme “ Dieu ” signifie l’essence divine
dans son sujet ; et ce mode de signifier lui donne une aptitude naturelle à
désigner la personne. Ce qui est propre aux personnes peut ainsi s’attribuer au
sujet “ Dieu ”, et l’on peut dire : “ Dieu est engendré ou engendre ”, comme on
l’a vu précédemment. Mais le terme d’essence ne possède pas, par son mode de
signifier, d’aptitude à désigner la personne, car il signifie l’essence comme
une forme abstraite. C’est pourquoi les propriétés des personnes, c’est-à-dire
ce qui les distingue mutuellement, ne peuvent pas être attribuées à l’essence ;
car on signifierait ainsi qu’il y a distinction dans l’essence comme entre les
suppôts.
Solutions :
1. Pour exprimer l’unité entre l’essence et la
personne, les saints Docteurs ont parfois forcé leurs expressions au-delà des
limites requises pour la propriété du langage. De pareilles formules ne sont
pas à généraliser, mais plutôt à expliquer ; c’est-à-dire qu’on expliquera les
termes abstraits par des termes concrets, ou même par des noms personnels.
Ainsi la formule “ essence d’essence ” ou “ sagesse de sagesse ” doit
s’entendre comme suit : “ Le Fils qui est l’essence et la sagesse, procède du
Père qui est l’essence et la sagesse. ” Dans ces termes abstraits, on peut
d’ailleurs noter un certain ordre : ceux qui ont trait à l’action ont plus
d’affinité avec les personnes, puisque les actes appartiennent aux suppôts.
L’expression : “ nature de nature ”, et cette autre : “ sagesse de sagesse ”,
sont donc moins impropres que “ essence d’essence ”.
2. Dans les créatures, l’engendré ne reçoit pas la
nature même, numériquement identique, que possède l’engendrant ; il en reçoit
une, numériquement distincte, qui, par la génération, commence d’exister en lui
à nouveau, et cesse d’exister par la dissolution ; ainsi la nature est
engendrée et corrompue par accident. Mais Dieu engendré possède la nature même,
numériquement la même, que possède l’engendrant ; la nature divine n’est donc pas
engendrée dans le Fils, ni par soi, ni par accident.
3. Certes, “ Dieu ” et “ la divine essence ”, c’est
tout un en réalité. Cependant, en raison du mode de signifier différent de
chacun de ces termes, il faut parler différemment de l’un et de l’autre.
4. L’essence divine s’attribue au Père par
identité, à cause de la simplicité divine. Il ne s’ensuit pas qu’elle puisse
désigner le Père ; cela dent au mode de signifier qui est différent d’un terme
à l’autre. La majeure de l’argument vaudrait s’il s’agissait d’attribuer un
universel à son particulier.
5. Entre substantif et adjectif, il y a cette
différence que les substantifs comprennent dans leur signification même le
sujet auquel ils se rapportent, tandis que les adjectifs rapportent ce qu’ils
signifient à un substantif sujet. D’où cette règle des logiciens : les
substantifs font office de sujets, les adjectifs sont rattachés au sujet. Les
substantifs personnels peuvent donc être attribués à l’essence en raison de
l’identité réelle entre essence et personne, sans que du même coup la propriété
personnelle introduise sa distinction dans l’essence ; elle s’applique au
suppôt compris dans le substantif. Mais les adjectifs notionnels et personnels
ne peuvent s’attribuer à l’essence que s’ils sont accompagnés d’un substantif.
On ne peut pas dire : “ L’essence est engendrante ” ; mais on dira : “l’essence
est une réalité engendrante, l’essence de Dieu engendrant ”, pour que “ réalité
” et “ Dieu ” désignent la Personne. Il n’y a donc pas contradiction à dire : “
L’essence est une réalité engendrante, et une réalité non engendrante ” : dans
le premier membre, “ réalité ” désigne la personne ; dans le second, l’essence.
6. La déité, qui est une en plusieurs suppôts, a
quelque affinité avec la forme signifiée par un nom collectif. Ainsi, dans
l’expression : “ Le Père est le principe de toute la déité ”, “ la déité ” peut
s’entendre pour “ l’ensemble des Personnes ” ; et l’on veut dire que, entre
toutes les Personnes divines, c’est le Père qui est le principe. Il n’est pas
pour autant nécessaire qu’il soit principe de lui-même : ainsi quelqu’un est
chef du peuple, sans l’être de soi-même. On peut encore dire qu’il est principe
de toute la déité, non parce qu’il l’engendre ou la spire, mais parce qu’il la
communique en engendrant ou en spirant.
Article 6 — Les
noms des Personnes peuvent-ils s’attribuer aux noms essentiels concrets ?
Objections :
1. On ne peut pas, semble-t-il, attribuer les
Personnes aux noms essentiels concrets, par exemple de dire : “ Dieu est les
trois Personnes ”, ou “ Dieu est la Trinité ”. En effet, la proposition : “
L’homme est tout homme ” est fausse, car elle n’est vérifiée d’aucun des
suppôts du sujet “ homme ” : Socrate n’est pas tout homme, Platon non plus, ni
aucun autre. Or il en est de même de la proposition : “ Dieu est la Trinité ” :
elle ne se vérifie d’aucun des suppôts de la nature divine. En effet, le Père
n’est pas la Trinité ; le Fils non plus ; et pas davantage le Saint-Esprit.
Donc la proposition : “ Dieu est la Trinité ” est fausse.
2. Dans la table de Porphyre [classification
logique des êtres], on n’attribue pas les termes inférieurs à leurs supérieurs,
sauf par attribution accidentelle, comme lorsqu’on dit : “ L’animal est homme ”
; il est, en effet, accidentel à l’animal comme tel d’être homme. Or, selon
Damascène, le mot “Dieu” est aux trois Personnes comme un terme supérieur
visàvis de ses inférieurs. Il semble bien que les noms des Personnes ne peuvent
pas être attribués au sujet “ Dieu ”, sinon dans un sens accidentel.
En sens contraire,
un sermon attribué à S. Augustin déclare : “ Nous
croyons que le Dieu unique est une Trinité de nom divin. ”
Réponse :
On l’a dit à l’article précédent, alors que les
adjectifs personnels ou notionnels ne peuvent pas s’attribuer à l’essence, les
substantifs le peuvent en raison de l’identité réelle entre l’essence et la
personne. Or, l’essence divine est réellement identique aux trois Personnes, et
pas seulement à l’une d’entre elles. On peut donc aussi bien attribuer à
l’essence une Personne, ou deux, ou trois, et dire par exemple : “ l’essence
est le Père, le Fils et le Saint-Esprit ”. En outre, on a dit que le mot “ Dieu
” est de soi apte à désigner l’essence. Et puisque la proposition : “ L’essence
est les trois Personnes ” est vraie, celle-ci doit l’être également : “ Dieu
est les trois Personnes. ”
Solutions :
1. Comme on l’a dit plus haut, le terme “homme ”
désigne de soi la personne, quoique le contexte puisse lui donner de désigner
la nature commune. La proposition : “ l’homme est tout homme ” est donc fausse,
parce qu’elle ne peut se vérifier d’aucun suppôt humain. Mais le terme “ Dieu ”
désigne de soi l’essence ; et par suite, bien que la proposition “ Dieu est la
Trinité ” ne se vérifie pour aucun suppôt de nature
divine, elle se vérifie pour l’essence. C’est faute
de considérer ce point de vue que Gilbert de la Porrée a nié cette proposition.
2. La proposition : “ Dieu ou l’essence divine est
le Père ”, est une attribution par identité, mais elle ne rentre pas dans le
cas type de l’attribution d’un terme inférieur à son universel supérieur ; car
en Dieu il n’y a ni universel, ni particulier. Dès lors, puisque la proposition
: “ le Père est Dieu ” est vraie par soi, la proposition réciproque : “ Dieu
est le Père ” est également vraie “ par soi ” et d’aucune façon “ par accident
”.
Article 7 —
Faut-il approprier les noms essentiels aux Personnes ?
Objections :
1. Lorsqu’il s’agit de Dieu, on doit éviter tout ce
qui peut être occasion d’erreur pour la foi ; S. Jérôme l’a bien dit : des
formules insuffisamment pesées font encourir l’hérésie. Or, approprier à une
Personne ce qui est commun aux trois, peut être occasion d’erreur pour la foi ;
car on pourra penser que cet attribut ne convient qu’à la Personne à qui on
l’approprie, ou qu’il lui convient davantage qu’aux autres. Il ne faut donc pas
approprier aux Personnes les attributs essentiels.
2. Exprimés à l’abstrait, les attributs essentiels
sont signifiés comme des formes. Mais le rapport d’une personne à une autre
n’est pas celui d’une forme à son sujet ; forme et sujet ne font pas deux
suppôts. Il ne faut donc pas approprier aux Personnes les attributs essentiels,
surtout quand on les exprime sous forme abstraite.
3. Le terme propre précède logiquement le terme
approprié, car “ propre ” sert à définir “ approprié ”. Mais ce sont au
contraire les attributs essentiels qui précèdent les personnes dans notre
manière de penser Dieu, de même que la notion commune précède la notion propre.
On ne devrait donc pas approprier les attributs essentiels.
En sens contraire,
l’Apôtre a dit (1 Co 1, 24) : “ Le Christ, force de
Dieu et sagesse de Dieu. ”
Réponse :
Pour manifester ce mystère de la foi, il convenait
d’approprier aux Personnes les attributs essentiels. En effet, si, comme on l’a
dit’, la Trinité des personnes ne peut être établie par voie de démonstration,
il convient pourtant d’en éclairer le mystère par des moyens plus accessibles à
la raison que le mystère lui-même. Or, les attributs essentiels sont davantage
à la portée de notre raison que les propriétés personnelles, puisque, à partir
des créatures, dont nous tirons toute notre connaissance, nous pouvons aboutir
avec certitude à la connaissance des attributs essentiels, nullement à celle
des attributs personnels, comme il a été dit. De même donc que nous recourons
aux analogies du vestige et de l’image, découvertes dans les créatures, pour
manifester les Personnes divines, de même aussi nous recourons aux attributs
essentiels. Manifester ainsi les Personnes au moyen des attributs essentiels,
c’est ce qu’on nomme appropriation.
Recourir ainsi aux attributs essentiels pour
manifester les Personnes divines, peut se faire de deux manières. La première
procède par voie de ressemblance : par exemple, au Fils qui, en tant que Verbe,
procède intellectuellement, on approprie les attributs concernant
l’intelligence. L’autre procède par voie de dissemblance : on approprie ainsi
la puissance au Père, selon S. Augustin, parce que les pères, en ce bas monde,
souffrent ordinairement des infirmités de la vieillesse, et l’on entend écarter
tout soupçon de pareilles faiblesses en Dieu.
Solutions :
1. Quand nous approprions les attributs essentiels
aux Personnes, nous n’entendons pas les déclarer propriétés personnelles ; nous
cherchons seulement à manifester les Personnes en faisant valoir des analogies
ou des différences. Il n’en résulte donc aucune erreur pour la foi, mais bien
plutôt une manifestation de la vérité.
2. Certes, si l’on appropriait les attributs
essentiels de manière à en faire des propriétés des Personnes, il s’ensuivrait
qu’une personne ferait pour l’autre office de forme : S. Augustin a repoussé
cette erreur, en montrant que le Père n’est point sage de la sagesse qu’il
engendre comme si le Fils seul était la sagesse, comme si l’attribut “ sage ”
ne convenait pas au Père
considéré sans le Fils, mais seulement au Père et
au Fils pris ensemble. En vérité, si le Fils est appelé sagesse du Père, c’est
qu’il est sagesse issue de la sagesse du Père : chacun d’eux est sagesse par
soi, et tous deux ensemble ne font qu’une sagesse. Le Père n’est donc point
sage par la sagesse qu’il engendre, mais par la sagesse qui est son essence.
3. Dans l’ordre de notre pensée, l’attribut
essentiel considéré comme tel précède en effet la Personne ; mais rien n’empêche
que, considéré comme approprié, il présuppose la propriété personnelle. Ainsi
la notion de couleur présuppose celle d’étendue, en tant que telle ; et
pourtant la couleur est présupposée en nature à l’étendue blanche, en tant que
blanche.
Article 8 — Quel
attribut faut-il approprier à chaque Personne ?
Objections :
1. Il semble que les saints Docteurs ont attribué
aux Personnes ces attributs essentiels d’une manière inacceptable. Car S.
Hilaire dit : “ L’éternité est dans le Père, la beauté dans l’Image, la
jouissance dans le Présent. ” Cette formule évoque les Personnes sous les trois
noms propres de “ Père, d’Image ” (nom propre du Fils) et de “ Présent ”,
c’est-à-dire “ Don ” (nom propre du Saint-Esprit, comme on l’a vu
précédemment). Et elle leur approprie trois attributs : au Père, l’éternité ;
au Fils, la beauté ; au Saint-Esprit, la jouissance. Voilà qui semble mal
fondé. En effet, l’éternité évoque la durée de l’être ; la species (beauté) est
un principe de l’être ; la jouissance relève de l’opération. Or, où a-t-on
rencontré l’essence ou l’opération appropriées à une Personne ? L’appropriation
ci-dessus ne convient donc pas.
2. S. Augustin écrit : “ Dans le Père, est l’unité
; dans le Fils, l’égalité ; dans le Saint-Esprit, l’harmonie de l’unité et de
l’égalité. ” Or cela aussi fait difficulté. Une Personne ne peut pas être
formellement qualifiée par ce qui appartient en propre à une autre ; ainsi,
disions-nous plus haut, le Père n’est point sage de la sagesse engendrée. Mais
S. Augustin poursuit : “ Ces Trois sont un tous les trois, à cause du Père ;
égaux tous les trois, à cause du Fils ; unis tous les trois, à cause du
Saint-Esprit. ” C’est donc à tort qu’il a approprié ces attributs aux
Personnes.
3. Selon S. Augustin aussi, la puissance s’attribue
au Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit. Cette appropriation ne
paraît pas non plus très heureuse ; car la force appartient à la puissance : or
la force se trouve appropriée au Fils par S. Paul qui parle du “ Christ, force
de Dieu ” ; voire au Saint-Esprit par S. Luc (6,19) : “ Une force, dit-il,
sortait de lui, et les guérissait tous. ” La puissance ne doit donc pas
s’approprier au Père.
4. S. Augustin dit encore : “ Il ne faut pas
entendre indistinctement la formule de l’Apôtre : "De lui, et par lui, et
en lui" ; il dit "de lui" à cause du Père ; "par lui"
à cause du Fils ; "en lui" à cause du Saint-Esprit. ” Or cette
appropriation ne paraît pas non plus convenir ; l’expression “ en lui ” semble
évoquer le rôle de cause finale, c’est-à-dire de la première des causes ; elle
devrait donc être appropriée au Père, qui est le principe sans principe.
5. La vérité se trouve appropriée au Fils, en S.
Jean (14, 6) : “Je suis la voie, la vérité et la vie. ” On approprie aussi au
Fils le “ Livre de vie ” ; la Glose explique ainsi ce verset du Psaume 40, 8 :
“ En tête du livre, il est écrit de moi ; c’est-à-dire dans le Père, qui est ma
tête. ” Au Fils encore, on approprie le nom divin : “ Celui qui est ”. Car, sur
ce mot d’Isaïe (65, 1 Vg) : “ Je m’adresse aux nations ”, la Glose note : “
C’est le Fils qui parle, lui qui disait à Moïse : "Je suis Celui qui
suis." ”
Mais il semble que ce soient là des propriétés du
Fils, et non pas de simples appropriations. En effet, selon S. Augustin, “ la
Vérité est la suprême similitude du principe, sans la moindre différence ” ; et
il semble que cela convienne en propre au Fils, qui a un principe. Le “ Livre
de vie ”, lui aussi, paraît être un attribut propre, car il évoque un être qui
procède d’un autre : tout livre a un auteur. Même le nom divin “ Celui qui est
” semble propre au Fils. Admettons en effet que ce soit la Trinité qui dise à
Moïse : “ Je suis Celui qui suis ”, Moïse pouvait alors dire aux Hébreux : “
Celui qui est Père, Fils et Saint-Esprit m’envoie vers vous. ” Donc, il pouvait
aller plus loin et dire la même chose en désignant spécialement une des
Personnes. Mais il eût dit une fausseté, car aucune personne n’est Père, Fils
et Saint-Esprit. Donc, le nom divin “ Celui qui est ” ne peut pas être commun à
la Trinité : c’est un attribut propre au Fils.
Réponse :
C’est à partir des créatures que notre esprit
s’achemine à la connaissance de Dieu ; et pour considérer Dieu, il nous faut
bien emprunter les procédés de pensée que nous imposent les créatures. Or,
quand nous considérons une créature quelconque, quatre aspects s’offrent
successivement à nous. D’abord on considère la chose en elle-même et
absolument, comme un certain être. Puis on la considère en tant qu’une. Ensuite
on y considère son pouvoir d’agir et de causer. Enfin on envisage ses relations
avec ses effets. La même et quadruple considération s’offre donc à nous à
propos de Dieu.
C’est de la première de ces considérations celle
qui envisage Dieu absolument en son être que relève l’appropriation d’Hilaire,
où l’on approprie l’éternité au Père, la beauté au Fils, la jouissance au
Saint-Esprit. En effet, l’éternité, en tant qu’elle signifie l’être sans
commencement, offre une analogie avec la propriété du Père, principe sans
principe. La species ou beauté offre de son côté une analogie avec la propriété
du Fils. Car la beauté requiert trois conditions. D’abord l’intégrité ou
perfection : les choses tronquées sont laides par là même. Puis les proportions
voulues ou harmonie. Enfin l’éclat : des choses qui ont de brillantes couleurs,
on dit volontiers qu’elles sont belles.
Or, la première de ces conditions offre une
analogie avec cette propriété du Fils de posséder en lui vraiment et
parfaitement la nature du Père, en tant qu’il est Fils. S. Augustin l’insinue
quand il dit : “ En lui, c’est-à-dire dans le Fils, est la vie suprême et
parfaite. ”
La deuxième condition répond à cette autre
propriété du Fils, d’être l’image expresse du Père. Aussi voyons-nous qualifier
de “beau ” tout portrait qui représente parfaitement le modèle, celui-ci fût-il
laid. Augustin en touche un mot quand il note : “ Lui, en qui est une si haute
ressemblance et la suprême égalité... ”
La troisième condition s’accorde avec la troisième
propriété du Fils, Verbe parfait, “ lumière et splendeur de l’intelligence ”,
comme dit Damascène. S. Augustin y touche aussi lorsqu’il dit :
“ En tant que Verbe parfait et sans défaut, art en
quelque sorte du Dieu tout-puissant... ” Enfin l’usus (usage) ou jouissance
offre une analogie avec les propriétés du Saint-Esprit, à condition de prendre
usus au sens large, comme le verbe uti peut comprendre frui dans ses cas
d’espèce ; saint Augustin dit ainsi qu’uti (user), c’est “ prendre quelque
chose à sa libre disposition ”, et que frui (jouir), c’est “ user avec joie. ”
En effet, l’“ usage ” dans lequel le Père et le Fils jouissent l’un de l’autre,
s’apparente à cette propriété du Saint-Esprit : I’Amour. “ Cette dilection,
écrit S. Augustin, cette délectation, cette félicité ou béatitude, Hilaire lui
donne le nom d’usus. ” Quant à l’“ usage ” dont nous jouissons, nous, il répond
à cette autre propriété du Saint-Esprit : le Don de Dieu. “ Dans la Trinité,
dit encore S. Augustin, le Saint-Esprit est la suavité du Père et du Fils,
suavité qui s’épanche en nous et dans les créatures, avec une immense largesse
et surabondance. ” Et l’on voit dès lors pourquoi “ éternité, beauté ” et “
jouissance ” sont attribuées aux Personnes, à la différence des attributs “
essence ” et “ opération ”. Car ceux-ci ont une définition trop générale pour
qu’on puisse y dégager un aspect qui offre des analogies avec les propriétés
des Personnes.
La deuxième considération touchant Dieu est celle
de son unité. A ce point de vue se rapporte l’appropriation de S. Augustin, qui
attribue au Père l’unité, au Fils l’égalité, au Saint-Esprit l’harmonie ou
union. Chacun de ces trois aspects implique l’unité, mais diversement. L’unité
se pose absolument, sans rien présupposer. Aussi est-elle appropriée au Père,
qui ne présuppose aucune autre personne, étant principe sans principe. Tandis
que l’égalité dit unité dans la relation à l’autre : on est égal à un autre,
quand on a la même dimension que lui. Aussi l’égalité est-elle appropriée au
Fils, principe issu du principe. Enfin l’union évoque l’unité des deux sujets.
Aussi on l’approprie au Saint-Esprit qui procède des deux premières Personnes.
Cette explication nous permet de saisir la pensée
de S. Augustin, lorsqu’il dit : “ Les Trois sont un à cause du Père, égaux à
cause du Fils, unis à cause du Saint-Esprit. ” Il est bien clair en effet qu’un
prédicat quelconque s’attribue spécialement au sujet où il se rencontre d’abord
; ainsi tous les vivants, en ce monde matériel, sont-ils tels en raison de
l’âme végétative, avec laquelle commence la vie, pour les êtres corporels. Or
l’unité appartient au Père d’emblée, même en supposant l’impossible exclusion
des deux autres Personnes ; cellesci tiennent donc leur unité du Père. Mais, si
l’on fait abstraction des autres Personnes, on ne trouvera pas d’égalité dans
le Père ; celle-ci apparaît dès qu’on pose le Fils. Aussi dit-on que tous sont
égaux à cause du Fils ; non que le Fils soit principe d’égalité pour le Père,
mais parce qu’on ne pourrait qualifier le Père d’“ égal ”, s’il n’y avait le
Fils égal au Père. En celui-ci, l’égalité apparaît d’abord en regard du Fils ;
quant au Saint-Esprit, s’il est égal au Père, il le tient du Fils.
Pareillement, si l’on fait abstraction du Saint-Esprit, lien des deux, il
devient impossible de concevoir l’unité de liaison entre le Père et le Fils ;
aussi dit-on que tous sont liés ou “ connexes ” à cause du Saint-Esprit. En
effet, dès qu’on pose le Saint-Esprit, apparaît la raison qui permet de dire du
Père et du Fils qu’ils sont “ connexes ”.
La troisième considération qui envisage en Dieu sa
puissance efficiente donne lieu à la troisième appropriation, celle des
attributs de puissance, sagesse et bonté Cette appropriation procède par voie
d’analogie, si l’on considère ce qui appartient aux Personnes divines ; par
voie de différence, si l’on considère ce qui appartient aux créatures. La
puissance, en effet, évoque un principe. Par là elle s’apparente au Père
céleste, principe de toute la déité. Au contraire, elle fait parfois défaut
chez les pères de la terre, en raison de leur vieillesse. La sagesse
s’apparente au Fils qui est dans les cieux, car il est le Verbe, c’est-à-dire
le concept de la sagesse. Mais elle fait parfois défaut chez les fils
d’ici-bas, par manque d’expérience. Quant à la bonté, motif et objet d’amour, elle
s’apparente à l’Esprit divin, qui est l’Amour. Mais elle peut s’opposer à
l’esprit terrestre, qui comporte une sorte de violence impulsive : Isaïe (25,
4) parle ainsi de “ l’esprit des violents, pareil à l’ouragan qui bat la
muraille ”. Que la force soit appropriée parfois au Fils et au Saint-Esprit,
c’est vrai, mais non au sens où ce mot signifie la puissance ; c’est en cet
emploi particulier du mot où l’on nomme “vertu” ou “ force” un effet de la
puissance, lorsqu’on dit qu’un ouvrage est très fort.
La quatrième considération envisage Dieu par
rapport à ses effets. C’est de ce point de vue qu’on approprie la triade : “ De
lui, par lui, en lui. ” En effet, la préposition “ de ” introduit tantôt la
cause matérielle mais celle-ci n’a rien à faire en Dieu ; tantôt la cause
efficiente, laquelle convient à Dieu en raison de sa puissance active. On
l’approprie donc au Père, comme la puissance. La préposition “ par ” désigne
tantôt une cause intermédiaire : l’ouvrier opère par son marteau. En ce sens “
par lui ” peut être mieux qu’approprié, ce peut être une propriété du Fils : “
Par lui, tout a été fait ”, dit S. Jean. Non que le Fils soit un instrument ;
mais il est le Principe issu du Principe. Tantôt “ par ” désigne la cause
formelle par quoi l’agent opère : l’ouvrier, dit-on, opère par son art. En ce
sens, puisque la sagesse et l’art s’approprient au Fils, on lui approprie aussi
“ par lui ”. Enfin la préposition “ en ” évoque un contenant. Or, Dieu contient
les choses doublement : par ses idées d’abord, car on dit que les choses
existent “ en Dieu ”, en ce sens qu’elles existent dans sa pensée ; alors
l’expression “ en lui ” s’approprie au Fils. Mais Dieu contient aussi les
choses en ce sens que sa bonté les conserve et les gouverne en les conduisant à
la fin qui leur convient. Alors “ en lui ” s’approprie au Saint-Esprit, comme
la bonté. D’ailleurs, il n’y a pas lieu d’approprier au Père, principe sans
principe, la fonction de cause finale, bien qu’elle soit la première des
causes. En effet, les Personnes dont le Père est le principe ne procèdent pas
en vue d’une fin : chacune d’elle est la fin ultime. Leur procession est
naturelle et paraît plutôt relever de la puissance naturelle que d’un vouloir.
Quant aux autres appropriations qui font difficulté
: la vérité, d’abord, puisqu’elle concerne l’intellect, nous l’avons dit,
s’approprie bien au Fils. Elle n’est pas cependant son attribut propre ; car on
peut considérer la vérité soit dans la pensée, soit dans la réalité ; et
puisque pensée et réalité (celle-ci entendue au sens essentiel) sont des
attributs essentiels et non personnels, on doit en dire autant de la vérité. La
définition d’Augustin alléguée ci-dessus concerne la vérité en tant
qu’appropriée au Fils.
L’expression “ Livre de vie ” évoque, en son terme
direct, la connaissance ; et dans son génitif, la vie. C’est en effet, nous
l’avons dit, la connaissance que Dieu a de ceux qui posséderont la vie
éternelle. On l’approprie donc au Fils, bien que la vie s’approprie au
Saint-Esprit, en tant qu’elle comporte un mouvement d’origine intérieure et
apparente ainsi à cet attribut propre du Saint-Esprit : l’Amour. Quant à la
condition d’“ écrit par un autre ”, cela n’appartient pas au livre en tant que
livre, mais en tant qu’œuvre de l’art. L’expression n’implique donc pas
d’origine, et par suite n’est pas un attribut personnel : elle s’approprie
seulement à la personne.
Enfin le nom divin “ qui est ” s’approprie à la
personne du Fils, non pas en vertu de sa signification propre, mais en raison
du contexte : c’est-à-dire pour autant que la parole adressée par Dieu à Moïse
préfigurait la libération du genre humain plus tard accomplie par le Fils.
Cependant, si l’on considère la relation impliquée dans ce “ qui ”, le nom
divin “ qui est ” pourrait se trouver rapporté à la personne du Fils. Alors il
prendrait un sens personnel, par exemple si je dis : “ Le Fils est le "Qui
est" engendré, tout comme "Dieu engendre" est un nom personnel.
Mais si l’antécédent de "Qui" demeure indéterminé, "Qui
est" est un attribut essentiel. ” Il est vrai encore que, dans la phrase :
Iste qui est Pater, etc., le pronom iste (celui) paraît se rapporter à une
personne déterminée ; mais la grammaire tient ainsi pour une personne n’importe
quelle chose désignable comme du doigt, même s’il ne s’agit pas d’une personne
en réalité : Cette pierre, cet âne. Aussi, toujours du point de vue
grammatical, l’essence divine signifiée et posée en sujet par le mot Deus peut
fort bien être désignée par le pronom iste, comme dans ce texte : Iste Deus
meus et glorificabo eum (Celui-ci est mon Dieu, je le glorifierai).
QUESTION 40 — COMPARAISON DES PERSONNES AVEC LES
RELATIONS OU PROPRIÉTÉS
1. La relation est-elle identique à la Personne ?
2. Est-ce que les relations distinguent et constituent les personnes ? 3. Si
par la pensée on abstrait des personnes leurs relations, restetil des
hypostases distinctes ? 4. Logiquement, les relations présupposentelles les
actes des personnes, ou inversement ?
Article 1 — La
relation est-elle identique à la Personne ?
Objections :
1. De deux termes identiques, si l’un se multiplie,
l’autre se multiplie en même temps. Or il arrive qu’une seule personne ait
plusieurs relations : le Père, par exemple, a la paternité, et la spiration
commune. Il arrive inversement qu’une relation unique subsiste en deux
personnes : ainsi la spiration commune existe dans le Père et dans le Fils. La
relation n’est donc pas identique à la personne.
2. Selon le Philosophe, “ rien n’est en soi-même. ”
Mais la relation est dans la personne ; et ce n’est point par simple identité,
car à ce titre elle serait aussi dans l’essence. Donc relation (ou propriété)
et personne ne sont pas identiques en Dieu.
3. Quand deux choses sont identiques, ce qui
s’attribue à l’une s’attribue à l’autre. Mais tout ce qu’on attribue à la
personne n’est pas du même coup attribuable à la propriété. Nous disons bien
que le Père engendre, mais nous ne disons pas que la paternité engendre ou soit
engendrante. La propriété n’est donc pas identique à la personne en Dieu.
En sens contraire,
selon Boèce, il n’y a pas de différence en Dieu
entre ce qui est et ce par quoi il est. Or c’est par sa paternité que le Père
est Père. Donc le Père est identique à la paternité. Et le même raisonnement
prouverait que les autres propriétés sont identiques aux autres personnes.
Réponse :
Sur cette question, diverses opinions se sont fait
jour. D’après certains, les propriétés ne sont pas les personnes. Ces
théologiens ont été frappés par le mode de signification des relations,
lesquelles posent leur signifié non pas dans un sujet, mais en regard d’un
terme : d’où la qualification d’assistentes ou adjointes, donnée par eux aux
relations, comme on l’a expliqué plus haut. Mais, considérée comme une réalité
d’ordre divin, la relation est l’essence elle-même ; et cette essence est
identique à la personne. La relation est donc nécessairement identique à la
personne, nous l’avons montré.
Selon d’autres, qui prennent cette identité en
considération, les propriétés sont bien les personnes, mais elles ne sont pas dans
les personnes ; en effet, ces théologiens ne posent de propriétés en Dieu que
par manière de parler, nous l’avons dite. Mais nous avons montré qu’il faut bel
et bien poser des propriétés en Dieu ; propriétés qu’on signifie en termes
abstraits, à titre de formes, en quelque sorte, des personnes, tout en étant
les personnes même. Nous en disons autant de l’essence : elle est en Dieu, et
pourtant elle est Dieu.
Solutions :
1. Identiques en réalité, personne et propriété
gardent pourtant entre elles une distinction de raison ; c’est pourquoi il peut
y avoir multiplication de l’une sans l’autre. Notons cependant que la
simplicité divine nous présente un double type d’identité réelle unifiant en
Dieu des aspects qu’on trouve distincts dans le créé. Tout d’abord, la
simplicité divine exclut la composition de matière et de forme ; c’est-à-dire
qu’en Dieu l’abstrait et le concret, par exemple, la déité et Dieu
s’identifient. En second lieu, la simplicité divine exclut toute composition de
sujet et accident, c’est-à-dire que tout attribut divin est l’essence divine :
et ceci entraîne l’identité en Dieu de la sagesse et de la puissance, puisque
l’une et l’autre sont l’essence divine. Or, ce double type d’identité se
vérifie entre personne et propriété D’une part, les propriétés personnelles
s’identifient aux personnes comme l’abstrait au concret ; elles sont en effet
les personnes subsistantes mêmes : la paternité est le Père, la filiation est
le Fils, la procession est le Saint-Esprit. D’autre part, les propriétés non
personnelles s’identifient aux personnes, selon cette autre loi d’identité qui
fait qu’en Dieu tout attribut est l’essence. Ainsi la spiration commune est
identique à la personne du Père et à la personne du Fils. Non qu’elle constitue
une personne unique qui subsisterait par soi ; c’est une propriété unique en
deux personnes, on l’a dit plus haut.
2. Au seul titre de leur identité, on dit bien que
les propriétés sont dans l’essence. Mais quand on dit qu’elles sont “ dans ”
les personnes, on fait valoir, outre l’identité réelle, le mode sous lequel on
les signifie, qui est celui d’une forme dans son sujet. Aussi les propriétés
déterminent et distinguent les personnes, mais non pas l’essence.
3. Les participes et les verbes notionnels
signifient des actes notionnels ; et les actes appartiennent aux suppôts. Or,
on ne signifie pas les propriétés comme des suppôts, mais comme les formes des
suppôts. Ce sont donc les exigences du mode de signifier qui interdisent
d’attribuer aux propriétés les participes et les verbes notionnels.
Article 2 —
Est-ce que les relations distinguent et constituent les personnes ?
Objections :
1. Ce qui est simple est distinct par soi. Or les
personnes sont souverainement simples. Elles sont donc distinctes par soi, et
non point par leurs relations.
2. Une forme ne se distingue que par son genre ; si
le blanc se distingue du noir, c’est bien selon la qualité. Or l’hypostase
signifie l’individu du genre substance. Ce n’est donc pas par des relations que
les hypostases peuvent se distinguer.
3. L’absolu est antérieur au relatif. Mais la
distinction première est celle des personnes divines. Cellesci ne se
distinguent donc pas par des relations.
4. Ce qui présuppose une distinction ne peut pas en
être le principe premier. Or, la relation présuppose la distinction (des termes
corrélatifs), puisqu’elle la contient dans sa définition : l’essence du relatif
consiste, dit-on, à se rapporter à l’autre. Le principe premier de distinction
en Dieu ne peut donc pas être la relation.
En sens contraire,
Boèce dit que seule la relation introduit une
pluralité dans la Trinité des Personnes divines.
Réponse :
En toute pluralité où l’on trouve un élément
commun, il faut bien chercher un élément distinctif. Et puisque les trois
personnes communient dans l’unité d’essence, il faut nécessairement chercher
quelque chose qui les distingue et fasse qu’elles soient plusieurs. Or, chez
ces personnes divines il y a deux choses en quoi elles diffèrent : l’origine et
la relation. Non qu’origine et relation soient réellement différentes, mais
leur mode de signification n’est pas le même. On signifie l’origine comme une
action : la génération, par exemple ; la relation, comme une forme : la
paternité.
Certains donc, considérant que la relation suit
l’acte, ont pensé qu’en Dieu les hypostases se distinguent par l’origine ;
c’est-à-dire que le Père se distingue du Fils précisément parce que l’un
engendre, et que l’autre est engendré. Quant aux relations ou propriétés, ce
sont des conséquences manifestant la distinction des hypostases ou personnes.
Ainsi, dans les créatures, les propriétés manifestent la distinction des
individus, distinction procurée par les principes matériels.
Mais cette opinion n’est pas soutenable, pour deux
raisons. Tout d’abord, pour saisir deux choses comme distinctes, il faut en
saisir la distinction par quelque chose d’intrinsèque à toutes deux, par
exemple, dans les êtres créés, par la matière ou par la forme. Or, nous ne
signifions pas l’origine de la chose comme un élément intrinsèque à celle-ci, mais
comme une voie qui va d’une chose à l’autre : ainsi la génération se présente
comme une voie qui part de l’engendrant et aboutit à l’engendré. Il est donc
impossible que ces deux réalités, l’engendrant et l’engendré, se distinguent
par la seule génération ; il faut saisir en l’un et en l’autre des éléments qui
les distinguent l’un de l’autre. Or dans la personne divine, il n’y a rien
d’autre à saisir pour l’esprit que l’essence et la relation (ou propriété) ; et
puisque l’essence est commune, c’est donc par leurs relations que les personnes
se distinguent entre elles.
Seconde raison. N’allons pas concevoir la
distinction des personnes divines comme la division d’un élément commun, car
l’essence commune reste indivise. Il faut que les principes distinctifs
constituent eux-mêmes les réalités qu’ils distinguent. Or, précisément, les
relations (ou propriétés) distinguent ou constituent les hypostases ou
personnes en étant elles-mêmes les personnes subsistantes ; ainsi la paternité
est le Père, la filiation est le Fils, puisqu’en Dieu l’abstrait et le concret
s’identifient. Mais il est contraire à la notion d’origine de constituer
l’hypostase ou personne. Car l’origine exprimée à l’actif est signifiée comme
jaillissant de la Personne, qu’elle présuppose par conséquent. Et l’origine
étant exprimée au passif, la “ naissance ”, par exemple, est signifiée comme
une voie vers la personne subsistante, et non comme un élément constitutif de
cette personne.
Il vaut donc mieux dire que les personnes ou
hypostases se distinguent par leurs relations, plutôt que par l’origine. S’il
est vrai qu’elles se distinguent sous ces deux aspects, c’est pourtant d’abord
et principalement par les relations, compte tenu du mode de signification. De
là vient que le nom de “ Père ” signifie l’hypostase, et non seulement la
propriété ; alors que celui de “ géniteur ” ou “ engendrant ” signifie
seulement la propriété. En effet “ Père ” signifie la relation de paternité qui
distingue et constitue l’hypostase ; alors que “ engendrant ” ou “ engendré ”
signifie l’origine ou génération qui ne distingue ni ne constitue l’hypostase.
Solutions :
1. Les personnes sont les relations subsistantes
mêmes. Donc quand on dit qu’elles se distinguent par leurs relations, on ne
porte aucune atteinte à la simplicité des personnes divines.
2. Les personnes ne se distinguent ni dans leur
être substantiel, ni en aucun attribut absolu, mais uniquement en ce qui les
qualifie l’une par rapport à l’autre. Aussi la relation suffitelle à les
distinguer.
3. Plus une distinction est première, plus elle est
proche de l’unité ; autrement dit, moins elle doit distinguer. La distinction
des personnes divines doit être assurée par ce qui distingue le moins, donc par
les relations.
4. La relation présuppose la distinction des sujets,
quand elle est un accident ; mais si elle est subsistante, elle ne présuppose
pas cette distinction, elle l’apporte avec elle. Quand on dit que l’essence de
la relation consiste à se rapporter à l’autre, cet “ autre ” désigne le
corrélatif : or celui-ci n’est pas antérieur au relatif, il lui est simultané
par nature.
Article 3 — Si
par la pensée on abstrait des personnes leurs relations, reste-t-il des
hypostases distinctes ?
Objections :
1. Le concept inclus dans un autre concept qui lui
ajoute une différence, demeure intelligible quand on supprime cette différence.
Ainsi “homme ” ajoute une différence à “ animal ” ; si l’on supprime la
différence : raisonnable, il reste l’objet de pensée : animal. Or, la personne
ajoute une différence à l’hypostase ; la personne, dit-on, c’est “l’hypostase
distinguée par une propriété qui concerne la dignité ”. Si donc on retire de la
personne la propriété personnelle, il reste l’hypostase.
2. Ce qui fait que le Père est Père, ne fait pas
qu’il est quelqu’un. En effet, c’est la paternité qui fait que le Père est Père
; et si elle lui donnait aussi d’être quelqu’un, il s’ensuivrait que le Fils,
faute de paternité, ne serait pas quelqu’un. Si donc, par la pensée, on ôte au
Père la paternité, il lui reste d’être quelqu’un, autrement dit une hypostase.
Ainsi, quand on retire à la personne sa propriété, il reste une hypostase.
3. S. Augustin écrit : “ Inengendré ” et “ Père ”
ne sont pas des termes synonymes ; même si le Père n’avait pas engendré de
Fils, rien n’empêcherait de l’appeler “ Inengendré ”. Mais s’il n’avait pas
engendré le Fils, il n’y aurait pas en lui de paternité. On voit donc que, sans
la paternité, l’hypostase du Père demeure sous la détermination d’Inengendré.
En sens contraire,
S. Hilaire dit : “ Le Fils n’a que cela en propre :
d’être né. ” Or, c’est par sa naissance qu’il est Fils. Donc si l’on écarte la
filiation, il n’y a plus d’hypostase du Fils. Et on ferait le même raisonnement
pour les autres personnes.
Réponse :
L’abstraction opérée par la pensée est double. Dans
un cas, on dégage l’universel du particulier : d’homme, par exemple, on
abstrait animal. Dans l’autre cas, on dégage la forme de la matière ; ainsi
l’intellect abstrait la forme de cercle hors de toute matière sensible.
Entre ces deux types d’abstraction il y a cette
différence : dans l’abstraction qui dégage l’universel du particulier, le terme
à partir duquel on abstrait ne subsiste pas dans la pensée. De l’objet de
pensée : homme, ôtons la différence : raisonnable : il ne reste plus d’homme
dans la pensée, mais seulement l’animal. Mais dans l’abstraction qui dégage la
forme de la matière, les deux termes demeurent ; quand du bronze j’abstrais la
forme du cercle, tous les deux demeurent séparément objets de notre pensée :
l’objet “ cercle ” et l’objet “ bronze ”.
En Dieu, sans doute, il n’y a réellement ni
universel, ni particulier ; ni matière, ni forme. Il y a pourtant quelque
analogue de ces divisions dans notre manière d’exprimer les réalités divines.
Damascène dit ainsi qu’en Dieu “le commun, c’est la substance ; le particulier,
c’est l’hypostase ”. Donc, si nous parlons d’abstraction analogue à celle qui
dégage l’universel du particulier, quand on met de côté les propriétés, ce qui
reste dans la pensée c’est l’essence commune, et non pas l’hypostase du Père
(l’hypostase tenant lieu ici de particulier). Mais si nous parlons
d’abstraction analogue à celle qui sépare la forme de la matière, alors, quand
on met de côté les propriétés non personnelles, on saisit encore les hypostases
ou personnes ; ainsi, par la pensée écartons du Père la propriété d’inengendré
ou celle de spirant : l’hypostase ou personne du Père demeure dans la pensée.
Mais si par la pensée on met de côté la propriété personnelle, l’hypostase
s’évanouit. En effet, n’imaginons pas que les propriétés personnelles
surviennent aux hypostases divines comme une forme advient au sujet préexistant
elles apportent plutôt leur suppôt avec soi ; mieux, elles sont la personne
subsistante même : la paternité, par exemple, est le Père lui-même. La raison
en est que l’hypostase, autrement dit : la substance individuelle, désigne ce
qui est distinct en Dieu. Or c’est la relation, disionsnous plus haut qui
distingue et constitue l’hypostase. Il s’ensuit qu’une fois les relations
personnelles écartées par la pensée, il n’y a plus d’hypostases.
Il est vrai que pour certains, nous l’avons dit
plus haut, les hypostases divines se distinguent par la simple origine, et non
par leurs relations ; on concevrait le Père comme une hypostase du seul fait qu’il
ne procède d’aucun autre ; le Fils, du fait qu’il procède d’un autre par
génération. Quant aux relations qui viennent s’ajouter comme des propriétés
ennoblissantes, elles constituent en la qualité de personne : d’où leur nom de
“ personnalités ”. Donc si, par la pensée, on écarte ces relations, on a encore
des hypostases, mais non plus des personnes.
Mais cela ne se peut pas, pour deux raisons.
D’abord, ce sont les relations qui distinguent et constituent les hypostases,
nous l’avons dit. Ensuite, toute hypostase de nature raisonnable est une
personne, comme il ressort de la définition de Boèce : “ La personne est
"la substance individuelle de nature raisonnable". ” Aussi, pour
avoir une hypostase qui ne soit pas une personne, c’est de la nature qu’il faudrait
“ abstraire ” la rationalité, au lieu d’“ abstraire ” de la personne sa
propriété...
Solutions :
1. Ce que la personne ajoute à l’hypostase, ce
n’est pas “ une propriété distinctive ” sans plus, mais “ une propriété
distinctive qui concerne la dignité ” : toute cette formule est à prendre comme
une différence unique. Or, la propriété distinctive concerne la dignité, pour
autant qu’on y sousentend l’excellence de “ subsistant en la nature raisonnable
”. Aussi, une fois la propriété distinctive écartée par la pensée, il n’y a
plus d’hypostase ; celle-ci ne demeurerait que si on retirait à la nature la
différence “ raisonnable ”.
2. C’est par sa paternité que le Père est Père,
qu’il est une personne et quelqu’un (c’est-à-dire une hypostase). Et cela n’empêche
pas plus le Fils d’être quelqu’un (ou une hypostase), que d’être une personne.
3. S. Augustin ne veut pas dire que, sans la
paternité, l’hypostase du Père demeure au seul titre d’inengendré, comme si
l’innascibilité constituait et distinguait l’hypostase du Père ; ceci n’est pas
possible puisque inengendré n’exprime rien de positif et n’est qu’une négation,
de l’aveu même d’Augustin. Dans le passage allégué, inengendré est pris dans un
sens très général : tout inengendré, en effet, n’est pas père Donc, si l’on met
de côté la paternité, il n’y a plus en Dieu d’hypostase du Père, distincte des
autres personnes : il y a seulement l’hypostase d’un Dieu distinct des
créatures, comme peuvent l’entendre les Juifs, par exemple.
Article 4 —
Logiquement, les relations présupposentelles les actes des personnes, ou
inversement ?
Objections :
1. Le Maître des Sentences dit : “ Dieu est
toujours Père, parce qu’il engendre toujours son Fils. ” Où il paraît bien que
la génération précède en raison la paternité.
2. Toute relation présuppose logiquement ce qui la
fonde ; ainsi l’égalité présuppose la quantité. Or, la paternité est une
relation fondée sur l’action, à savoir sur la génération. Donc la paternité
présuppose la génération.
3. Entre génération active et paternité, il y a le
même rapport qu’entre naissance et filiation. Or la filiation présuppose la
naissance, car Dieu est le Fils parce qu’il est né. La paternité présuppose
donc aussi la génération.
En sens contraire,
la génération est une opération de la personne du
Père. Or c’est la paternité qui constitue la personne du Père. Donc la
paternité est présupposée logiquement à la génération.
Réponse :
Si l’on tient que les propriétés au lieu de
distinguer et constituer les hypostases ne font que manifester les hypostases
déjà distinctes et constituées, il faut dire alors purement et simplement que,
dans l’ordre de notre pensée, les relations suivent les actes notionnels. Et
l’on pourra dire purement et simplement : “ Parce que Dieu engendre, il est
Père. ”
Mais si l’on admet qu’en Dieu ce sont les relations
qui distinguent et constituent les personnes, il faut alors recourir à une
distinction. En effet, nous concevons et exprimons l’origine en Dieu ou bien à
l’actif, ou bien au passif : à l’actif, nous attribuons la génération au Père,
et nous attribuons la spiration (entendue comme acte notionnel) au Père et au
Fils. Au passif, nous attribuons la naissance au Fils, la procession au
Saint-Esprit. Or, prises au sens passif, les origines précèdent purement et
simplement en raison les propriétés des personnes qui procèdent, même leurs
propriétés personnelles, parce que l’origine, prise au sens passif est conçue
et signifiée comme une voie vers la personne que la propriété constitue.
Pareillement, l’origine prise au sens actif précède logiquement la relation non
personnelle de la personne principe ; c’est-à-dire que l’acte notionnel de
spiration précède logiquement la propriété relative innommée qui est commune au
Père et au Fils. Mais la propriété personnelle du Père peut faire l’objet d’une
double considération. Comme relation, d’abord ; et de ce chef encore, elle
présuppose logiquement l’acte notionnel, la relation étant fondée sur l’acte.
Ensuite, comme constituant la personne ; sous cet aspect, la relation doit être
présupposée à l’acte notionnel, comme la personne qui agit est logiquement
présupposée a son action .
Solutions :
1. Dans cette sentence du Maître, “ parce qu’il
engendre, il est Père ”, le mot “ Père ” est un attribut évoquant simplement la
relation de paternité ; il ne signifie pas expressément la personne
subsistante. Avec ce dernier sens, il faudrait retourner la formule : “ parce
que c’est le Père, il engendre ”.
2. Cette objection vaut pour la paternité
considérée comme relation, mais non pas comme constituant la personne.
3. La naissance est la voie qui mène à la personne
du Fils. Sous cet aspect, elle précède la filiation, même en tant que celle-ci
constitue la personne du Fils. Mais la génération active se conçoit et signifie
comme émanant de la personne du Père ; aussi présupposetelle la propriété
personnelle du Père.
QUESTION 41 — COMPARAISON DES PERSONNES AVEC LES ACTES
NOTIONNELS
1. Faut-il attribuer aux personnes les actes
notionnels ? 2. Ces actes sont-ils nécessaires ou volontaires ? 3. La personne
procède-t-elle de rien ou de quelque chose ? 4. Faut-il poser en Dieu une
puissance relative aux actes notionnels ? 5. En quoi consiste cette puissance ?
6. Les actes notionnels peuvent-ils se terminer à plusieurs personnes ?
Article 1 —
Faut-il attribuer aux personnes les actes notionnels ?
Objections :
1. Selon Boèce, “ tous les genres, dès qu’on les
applique à qualifier Dieu, se muent en la substance divine, exception faite des
termes relatifs ”.Or l’action est l’un des dix genres. Donc, si l’on attribue
une action à Dieu, elle appartiendra à son essence, et non pas à la notion.
2. Pour S. Augustin, tout ce qu’on énonce de Dieu
lui est attribué soit à titre de substance, soit
à titre de relation. Mais ce qui appartient à la
substance divine se trouve exprimé par les attributs essentiels ; ce qui
appartient à la relation, est exprimé par les noms des personnes et par ceux
des propriétés. Il n’y a donc pas lieu d’attribuer encore aux personnes des
actes notionnels.
3. C’est une propriété de l’action, qu’elle
entraîne avec elle une passion. Mais nous n’admettons pas de passions en Dieu.
Il ne faut donc pas non plus y admettre des actes notionnels.
En sens contraire,
S. Augustin dit qu’“ il est propre au Père
d’engendrer le Fils ”. Or engendrer est un acte ; il faut donc poser des actes
notionnels en Dieu.
Réponse :
Dans les Personnes divines, la distinction se prend
selon l’origine. Mais une origine ne peut se désigner convenablement que par
des actes. Donc, quand on a voulu désigner l’ordre d’origine entre les
Personnes divines, il a bien fallu attribuer aux personnes des actes
notionnels.
Solutions :
1. Toute origine se désigne par un acte. Mais on
peut attribuer à Dieu deux ordres d’origine. L’une concerne la procession des
créatures ; mais c’est là un attribut commun aux trois Personnes. C’est
pourquoi les actions attribuées à Dieu pour désigner la procession des
créatures appartiennent à l’essence. Mais on considère en Dieu un autre ordre
d’origine : une personne y procède d’une autre. Aussi les actes qui désignent
cet ordre d’origine sont-ils qualifiés de “ notionnels ” : on sait que les “
notions ” des personnes sont les rapports mutuels entre ces personnes.
2. Actes notionnels et relations des personnes ne
diffèrent que par leur mode de signifier ; en réalité, c’est une seule et même
chose. Le Maître des Sentences disait ainsi que la génération et la naissance “
prennent en d’autres termes, le nom de paternité et de filiation ”. Pour en
être certain, il faut remarquer ceci. C’est le mouvement qui nous a d’abord
permis de conjecturer un lien d’origine entre une chose et une autre ; dès
qu’une chose est tirée hors de son état par un mouvement, il nous est apparu
que cela provenait de quelque cause. De là vient que, dans sa signification
originelle, le terme d’action évoque l’origine du mouvement. Le mouvement, en
effet, en tant qu’il est dans le mobile pour l’effet d’un autre, se nomme
passion ; et l’origine du mouvement lui-même en tant que celui-ci part d’un
autre et se termine en ce qui est mû, prend le nom d’action. Donc, si l’on
élimine le mouvement, action n’évoque plus que l’ordre d’origine, en tant qu’il
va de la cause ou principe à ce qui en provient. Et puisqu’en Dieu il n’y a pas
de mouvement, l’action personnelle du principe producteur d’une personne n’est
pas autre chose que son rapport de principe à la personne qui en procède. Ces
rapports, d’ailleurs, ce sont les relations mêmes ou notions. Mais, comme nous
ne pouvons parler des choses divines et intelligibles qu’à la manière des choses
sensibles d’où nous tirons notre connaissance ; et comme en cellesci les
actions et passions, en raison du mouvement qu’elles impliquent, sont
distinctes des relations résultant des actions et passions, il a bien fallu
signifier les rapports des personnes par deux catégories distinctes de termes :
par manière d’actes, et par manière de relations. Ainsi il est clair qu’en
réalité il s’agit d’une seule et même chose ; il n’y a de différence que dans
le mode de signifier.
3. Oui, en tant que l’action évoque l’origine du
mouvement, elle entraîne de soi une passion. Mais ce n’est pas en ce sens qu’on
affirme une action dans les Personnes divines ; dès lors, on n’y pose rien de
“passif”, sinon du point de vue de la grammaire, dans l’expression verbale :
comme on dit que le Père engendre, ainsi dit-on que le Fils est engendré.
Article 2 — Les
actes notionnels sont-ils nécessaires ou volontaires ?
Objections :
1. S. Hilaire écrit : “ Ce n’est pas sous
l’impulsion d’une nécessité naturelle que le Père a engendré le Fils. ”
2. L’Apôtre dit (Col 1, 13) : “ Dieu nous a
transférés dans le royaume du Fils de sa dilection. ” Or, la dilection
appartient à la volonté. C’est donc par volonté que le Fils est engendré du
Père.
3. Rien n’est plus volontaire que l’amour. Or, c’est
comme Amour que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Il procède donc
volontairement.
4. Le Fils procède par mode intellectuel comme
Verbe. Mais c’est volontairement que tout verbe est émis par celui qui parle.
Le Fils procède donc du Père par volonté, et non par nature.
5. Ce qui n’est pas volontaire est nécessaire.
Donc, si le Père, n’a pas engendré le Fils par volonté, il s’ensuit qu’il l’a
engendré par nécessité. Or S. Augustin enseigne le contraire dans l’ouvrage
qu’il a adressé à Orose.
En sens contraire,
dans ce même ouvrage, S. Augustin déclare que le
Père n’a engendré le Fils ni par volonté, ni par nécessité.
Réponse :
La proposition : “ Ceci existe ou se produit
volontairement ”, qui traduit l’ablatif uoluntate, peut d’abord signifier une pure
concomitance ; je puis dire ainsi que je suis homme volontairement, puisque je
veux être homme. En ce sens on pourra dire que le Père a engendré son Fils
volontairement, de même qu’il est Dieu volontairement ; car il veut être Dieu,
et il veut engendrer son Fils. L’adverbe (ou l’ablatif) peut aussi évoquer un
principe : par exemple on dit que l’ouvrier opère volontairement, parce que sa
volonté est principe de l’œuvre. Dans ce dernier sens, il faudra dire que le
Père n’a pas engendré le Fils volontairement ; ce qu’il a produit par volonté,
c’est la créature, comme il ressort de ce canon rapporté par S. Hilaire : “ Si
quelqu’un dit que le Fils a été fait par volonté de Dieu, comme une quelconque
de ses créatures, qu’il soit anathème. ”
En voici la raison. Entre la causalité du vouloir
et celle de la nature, il y a cette différence que la nature est déterminée à
un seul effet, tandis que la volonté ne l’est pas. Car l’effet s’assimile à la
forme par laquelle opère l’agent ; et, comme on sait, une chose n’a qu’une
forme naturelle qui lui donne d’être. D’où l’adage : Comme on est, ainsi l’on
fait. Mais la forme par laquelle agit la volonté n’est pas unique ; il y en a
autant que d’idées conçues par l’intellect. Ce qui s’accomplit par volonté
n’est donc pas tel que l’agent est en lui-même, mais tel que l’agent l’a voulu
et conçu. Ainsi la volonté est le principe des choses qui peuvent être autres
que ce qu’elles sont ; au contraire, les choses qui ne peuvent être autres
qu’elles ne sont, ont pour principe la nature.
Or, ce qui est susceptible d’être ainsi ou
autrement, bien loin d’appartenir à la Nature divine, ne peut être que créé ;
car Dieu est l’Être nécessaire par soi, tandis que la créature est faite de
rien. Aussi les ariens, voulant nous amener à cette conclusion que le Fils est
une créature, disaient que le Père a engendré le Fils volontairement,
c’est-à-dire par volonté. Pour nous, nous devons dire que le Père a engendré le
Fils par nature, et non par volonté. Aussi lit-on chez S. Hilaire : “ C’est la volonté
divine qui octroie l’être à toutes les créatures ; mais c’est une naissance
parfaite de la substance immuable et inengendrée, qui a donné au Fils sa
nature. Toutes les choses ont été créées telles que Dieu a voulu qu’elles
soient ; mais le Fils né de Dieu subsiste tel qu’est Dieu lui-même. ”
Solutions :
1. S. Hilaire vise les hérétiques qui allaient
jusqu’à refuser à la génération du Fils la concomitance du vouloir du Père.
D’après eux, le Père a engendré le Fils naturellement, en ce sens qu’il n’avait
pas la volonté d’engendrer, de même que nous subissons par nécessité naturelle
bien des maux contraires à notre volonté : mort, vieillesse et autres
afflictions. Cette intention de l’auteur ressort clairement du contexte, où
l’on peut lire : “ Ce n’est pas contre sa volonté comme forcé ou poussé par une
nécessité naturelle alors qu’il ne le voulait pas, que le Père a engendré le
Fils. ”
2. Si l’Apôtre appelle le Christ “ Fils de
dilection ” de Dieu, c’est parce qu’il est surabondamment aimé de Dieu, mais non
parce que l’amour serait le principe de la génération du Fils.
3. La volonté aussi, en tant qu’elle est une
certaine nature, veut quelque chose naturellement ; par exemple, la volonté de
l’homme tend naturellement au bonheur. Pareillement, Dieu se veut lui-même et
s’aime naturellement, tandis que la volonté divine est en quelque sorte
indifférente à l’endroit des autres choses, on l’a dit. Or le Saint-Esprit
procède comme Amour pour autant que Dieu s’aime lui-même ; c’est dire qu’il
procède naturellement, tout en procédant par mode de volonté.
4. Dans les conceptions de l’intellect, également,
il faut remonter aux premiers principes, lesquels sont connus naturellement. Or
c’est naturellement que Dieu se connaît : et, de ce chef, la conception du
Verbe est naturelle.
5. Il y a le nécessaire par soi, et le nécessaire
par un autre. Nécessaire par un autre, on peut l’être de deux manières.
D’abord, en raison de sa cause efficiente et contraignante ; on nomme ainsi
nécessaire ce qui est violent. Ensuite, en raison de sa cause finale ; ainsi
dans les choses posées en vue d’une fin, on dira “ nécessaire ” ce sans quoi la
fin ne peut se réaliser, ou se réaliser dans de bonnes conditions. Mais aucun
de ces modes de nécessité ne convient à la génération divine ; car Dieu n’est
pas ordonné à une fin, et aucune contrainte n’a prise sur lui. Le nécessaire
par soi, c’est ce qui ne peut pas ne pas être ; ainsi est-il nécessaire que
Dieu existe. Et voilà en quel sens il est nécessaire que le Père engendre le
Fils.
Article 3 — La
personne procède-t-elle de rien, ou de quelque chose ?
Objections :
1. Il semble que les actes notionnels ne viennent
pas de quelque chose. En effet, si le Père engendre le Fils en le tirant de
quelque chose, c’est ou bien de soi-même, ou bien d’autre chose. Si c’est
d’autre chose qu’il l’engendre : puisque ce dont nous sommes faits est en nous,
il s’ensuit qu’il y a dans le Fils quelque chose d’étranger au Père. Or cela va
contre l’enseignement de S. Hilaire : “ Entre eux, rien de divers, ni d’étranger.
” Mais, si le Père l’engendre en le tirant de lui-même, autre difficulté : la
substance de laquelle est tirée une production, si elle continue à exister
reçoit attribution de la forme produite. On dit ainsi que “ l’homme est blanc
”, parce que l’homme ne cesse pas d’exister quand, de nonblanc, il devient
blanc. Il s’ensuit ou bien que le Père cesse d’exister, une fois le Fils
engendré ; ou bien que le Père est le Fils : or cela est faux. Le Père
n’engendre donc pas le Fils “ de quelque chose ”, mais “ de rien ”.
2. Ce dont on est engendré est un principe de
l’engendré. Donc, si le Père engendre le Fils en le tirant de sa substance ou
nature, il s’ensuit que la substance ou nature du Père est principe du Fils.
Mais il ne peut en être le principe matériel, car il n’y a pas de matière en
Dieu ; ce sera donc une sorte de principe actif, comme l’engendrant est
principe de l’engendré. D’où il s’ensuit que l’essence engendre ; conclusion
que nous avons rejetée plus haut.
3. S. Augustin dit que les trois Personnes ne sont
pas “ de ” la même essence, parce que l’essence, n’est pas autre chose que la
personne. Or la personne du Fils n’est pas une autre chose que l’essence du
Père. Donc le Fils n’est pas “ de ” l’essence du Père.
4. Toute créature est tirée du néant. Or dans
l’Écriture, le Fils est appelé créature : l’Ecclésiastique (24, 5) fait dire à
la Sagesse engendrée : “ Je suis sortie de la bouche du Très-Haut, engendrée la
première avant toute créature ” ; et plus loin : “ j’ai été créée dès le
commencement et avant les siècles ”. Le Fils n’est donc pas engendré de quelque
chose, mais de rien. On peut opposer la même difficulté à propos du
Saint-Esprit, à partir de ce texte de Zacharie (12,1) : “ Ainsi dit le Seigneur
qui a étendu le ciel, qui a fondé la terre et créé l’esprit de l’homme
au-dedans de lui ” ; ou de ce texte d’Amos (4,3) dans une version différente de
la Vulgate : “ C’est moi qui forme les montagnes et qui crée l’Esprit. ”
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Dieu le Père seul a engendré de
sa propre nature et sans commencement un Fils égal à lui-même. ”
Réponse :
Le Fils n’est pas engendré du néant, mais bien de
la substance du Père. En effet, on a montré plus haut qu’en Dieu il y a
véritablement et proprement paternité, filiation et naissance. Or, entre “
engendrer ” vraiment, acte par lequel un fils procède, et “ faire ”, il y a
cette différence, que l’on fait une chose avec une matière extérieure ; le
menuisier fait un escabeau avec du bois, mais c’est de sa propre substance que
l’homme engendre un fils. Et tandis que l’artiste créé fait quelque chose d’une
matière donnée, Dieu, lui, fait quelque chose de rien, nous le montrerons plus
loin r ; non que le néant passe en la substance de la chose, mais parce que
toute la substance de la chose est produite par Dieu sans rien de présupposé.
Donc, si le Fils procédait du Père comme tiré du néant, son rapport au Père
serait celui de l’œuvre à l’artiste ; et il est trop clair que l’œuvre ne peut
pas prendre le nom de fils au sens propre, mais seulement par manière de
comparaison. Il s’ensuit que si le Fils de Dieu procédait du Père comme tiré du
néant, il ne serait pas Fils véritablement et au sens propre. Ce qui va contre
l’affirmation de S. Jean (1 Jn 5, 20 Vg) : “ Afin que nous soyons en son vrai
Fils, Jésus Christ. ” Le vrai Fils de Dieu n’est donc pas tiré du néant ; il
n’est pas fait, mais seulement engendré.
Et si quelques êtres faits de rien par Dieu sont
appelés “ fils de Dieu ”, c’est par métaphore, en raison d’une certaine
assimilation à Celui qui est véritablement Fils. Celui-ci, en tant qu’il est le
seul Fils de Dieu vrai et naturel, prend le nom de “ Fils unique ”, selon ce
mot de S. Jean (1, 18) : “ Le Fils unique qui est dans le sein du Père,
lui-même nous l’a fait connaître. ” En tant que d’autres sont appelés “ fils
adoptifs ” par ressemblance avec lui, on lui donne par une sorte de métaphore
le nom de “ Fils premier-né ”, selon le mot de S. Paul (Rm 8, 29) : “ Ceux
qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image
de son Fils, afin que celui-ci soit le premier-né d’un grand nombre de frères.
”
En fin de compte, le Fils de Dieu est bien engendré
de la substance du Père. A la vérité, c’est d’une autre manière que le fils
d’un homme. Une parcelle de la substance de l’homme qui engendre passe en effet
dans la substance de l’engendré. Mais la nature divine est indivisible. Il faut
donc que le Père, en engendrant le Fils, au lieu de lui transmettre une portion
de sa nature, la lui communique tout entière et ne se distingue de lui que par
une pure relation d’origine, comme on l’a montré.
Solutions :
1. Dans l’expression “ le Fils est né du Père (de
Patre) ”, la préposition de désigne un principe engendrant consubstantiel, et
non pas un principe matériel. Car ce qui est tiré d’une manière préalable est
produit par une transmutation de cette matière en une certaine forme ; alors
que l’essence divine est immuable et ne peut pas recevoir une autre forme.
2. En disant que le Fils est engendré “ de
l’essence du Père ”, on met en cause un principe quasi actif : telle est du
moins l’explication du Maître des Sentences, qui adopte la traduction suivante
: “ Le Fils est engendré de l’essence du Père c’est-à-dire du Père Essence. ”
Il invoque ce passage de S. Augustin" : “Quand je dis de Patre Essentia,
c’est comme si je disais en termes plus formels : de l’essence du Père. ” Mais
cela ne paraît pas suffire à donner à cette formule un sens satisfaisant. Car
nous pouvons dire que la créature procède “ de Dieu Essence ”, et pourtant nous
ne disons pas qu’elle est “de l’essence de Dieu ”. On peut donc proposer une
autre solution.
La préposition latine de dénote toujours un
principe consubstantiel. Ainsi l’on ne dit pas que la maison est faite “ du ”
constructeur, car celui-ci n’en est pas la cause consubstantielle ; par contre,
on dit qu’une chose est faite “ d’ ” une autre, dès que celle-ci se présente, à
titre quelconque, comme un principe consubstantiel. Principe actif : le fils,
dit-on, naît “ de ” son père. Principe matériel : un couteau “ de ” fer.
Principe formel, du moins s’il s’agit d’êtres en qui la forme est elle-même
subsistante et n’advient pas à un sujet distinct ; d’un ange, on peut dire
qu’il est “ de ” nature intellectuelle. C’est en ce sens précisément qu’on dit :
“ Le Fils est engendré de l’essence du Père ”, car l’essence du Père,
communiquée au Fils par génération, subsiste en celui-ci.
3. Dans l’énoncé : “ Le Fils est engendré
"de" l’essence du Père ”, il y a un complément visàvis duquel peut se
vérifier la distinction (à savoir : du Père). Mais dans l’autre énoncé : “ les
trois personnes sont "de" l’essence divine ”, il n’y a rien vis-à-vis
de quoi puisse s’établir la distinction évoquée par la préposition “ de ”. Le
cas des deux formules n’est donc pas le même.
4. Quand l’Écriture dit que la sagesse est créée,
on peut l’entendre non pas de la Sagesse qui est le Fils de Dieu, mais de la
sagesse créée que Dieu infuse à des créatures. L’Ecclésiastique (1, 9 Vg) dit
en effet : “ Il l’a créée (à savoir : la sagesse) dans l’Esprit Saint, et il
l’a répandue sur toutes ses œuvres. ” D’ailleurs, il n’y a aucun inconvénient à
ce que, dans le même passage, l’Écriture parle à la fois des deux sagesses,
engendrée et créée, parce que la sagesse créée est une participation de la
Sagesse incréée. Ou bien cette expression peut se rapporter à la nature créée
assumée par le Fils : le sens est alors celui-ci : “ Dès le commencement et
avant les siècles, j’ai été créée ”, c’est-à-dire : “ Il a été prévu que je
serais unie à la créature. ” Ou bien, en qualifiant la Sagesse de “ créée ” et
“ engendrée ”, on nous insinue le mode éminent de la génération divine. Dans la
génération, en effet, l’engendré reçoit la nature de l’engendrant ; et c’est
pour sa perfection. Dans la création, d’autre part, le créateur ne change pas ;
mais le créé ne reçoit pas la nature du créateur. On qualifie donc le Fils à la
fois de “ créé ” et d’“ engendré ”, pour nous faire saisir par ce terme de “
création ” l’immutabilité du Père, et par celui de “ génération ” l’unité de
nature entre le Père et le Fils. C’est l’explication donnée par S. Hilaire.
Les autres passages invoqués ne parlent pas du
Saint-Esprit, mais d’un “ esprit ” créé : ce terme désigne tantôt le vent,
tantôt l’air, ou le souffle de l’homme, voire l’âme, ou une substance invisible
quelconque.
Article 4 —
Faut-il poser en Dieu une puissance relative aux actes notionnels ?
Objections :
1. Toute puissance est active ou passive, et ni
l’une ni l’autre ne convient ici. Il n’y a pas de puissance passive en Dieu, on
l’a déjà vu ; pas davantage de puissance active d’une personne visàvis d’une
autre, puisque les personnes divines ne sont pas “ faites ”, on vient de le
montrer. Il n’y a donc pas en Dieu de puissance concernant les actes
notionnels.
2. On parle de puissance par rapport à un possible.
Mais les personnes divines ne sont pas au nombre des possibles ; elles
appartiennent aux réalités nécessaires. Il ne faut donc pas poser en Dieu de
puissance relative aux actes notionnels, c’est-à-dire aux actes par lesquels
procèdent les Personnes divines.
3. Le Fils procède comme Verbe, c’est-à-dire comme
conception de l’intellect ; le Saint-Esprit procède comme Amour, ce qui
ressortit à la volonté. Or, en Dieu, on parle bien de puissance par rapport à
ses effets, mais non point par rapport
à la pensée ou à son vouloir, cela a été établi
plus haut. On ne doit donc pas parler en Dieu de puissance relative aux actes
notionnels.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “Si Dieu le Père n’a pu
engendrer un Fils égal à lui-même, où donc est la puissance de Dieu le Père ? ”
Il y a donc bien en Dieu une puissance correspondant aux actes notionnels.
Réponse :
De même qu’on pose en Dieu des actes notionnels, il
faut y poser une puissance concernant les actes en question. “ Puissance ” ne
signifie rien d’autre que “ principe d’un acte ” ; et dès lors que nous
saisissons le Père comme principe de génération, le Père et le Fils comme
principe de spiration, il nous faut bien attribuer au Père la puissance
d’engendrer et au Fils la puissance de spirer. En effet, la puissance
d’engendrer est ce par quoi le géniteur engendre ; et quiconque engendre,
engendre en vertu de quelque perfection. Il faut donc, en tout engendrant,
poser une puissance d’engendrer ; et dans celui qui spire, une puissance de
spirer.
Solutions :
1. Dans les actes notionnels, aucune Personne ne
procède comme “ faite ”. Donc, quand on parle en Dieu de puissance relative aux
actes notionnels, on ne pose pas comme terme une personne faite, mais seulement
une personne qui procède.
2. Le possible qui s’oppose au nécessaire vient de
la puissance passive ; celui-ci n’existe pas en Dieu ; il n’y a donc pas de
possible de ce genre en Dieu. Il n’y a en lui que le possible inclus dans le
nécessaire. En ce second sens, on dira fort bien : que Dieu existe, c’est
possible ; et pareillement : qu’il engendre un Fils, c’est possible.
3. Puissance signifie principe ; et “ principe ”
implique distinction d’avec ce qui procède de ce principe. Or, dans ce que nous
attribuons à Dieu, on considère deux sortes de distinction : l’une est réelle,
et l’autre de pure raison. Dieu se distingue réellement et par essence des
choses dont il est principe, par création ; pareillement, une personne se
distingue réellement de celle dont elle est principe par acte notionnel. Mais
en Dieu, l’action ne se distingue pas de l’agent, sinon d’une distinction de
raison ; sans quoi l’action serait un accident en Dieu. C’est pourquoi, au
sujet des actions divines qui donnent lieu à la procession de réalités distinctes
de leur principe (soit selon l’essence, soit selon l’hypostase), on peut
attribuer à Dieu une puissance, au sens propre de principe : nous posons en lui
une puissance de créer, et nous pouvons de même y poser une puissance
d’engendrer ou de spirer. Mais connaître et vouloir ne sont pas de ces actes
qui dénoncent la procession d’une réalité distincte de Dieu, soit selon
l’essence, soit selon l’hypostase. On ne peut donc vérifier en lui une
puissance concernant ces deux actes, sauf selon notre mode de penser et
d’exprimer son mystère, car nous parlons encore en Dieu d’intellect et
d’intellection, bien que l’intellection divine soit son essence même, et n’ait
pas de principe.
Article 5 — En
quoi consiste cette puissance ?
Objections :
1. Qui dit puissance, dit principe, par définition
: la puissance active, selon Aristote, est le principe de l’action. Or en Dieu
“ principe d’une personne ” est un terme notionnel. Donc en Dieu la puissance
ne signifie pas l’essence, mais, la relation.
2. En Dieu, pas de différence entre pouvoir et
agir. Mais la génération, en Dieu, signifie la relation. La puissance
d’engendrer la signifie donc aussi.
3. Les attributs qui signifient l’essence en Dieu,
sont communs aux trois Personnes. Mais la puissance d’engendrer n’est pas
commune aux trois Personnes. Elle est propre au Père. Elle ne signifie donc pas
l’essence.
En sens contraire,
de même que Dieu peut engendrer un Fils, de même
aussi il le veut. Mais la volonté d’engendrer signifie l’essence. La puissance
d’engendrer la signifie donc aussi.
Réponse :
Pour certains, la puissance d’engendrer
signifierait en Dieu la relation. Mais cela ne se peut pas. Ce qu’on nomme
proprement puissance, dans un agent quelconque, est ce par quoi l’agent agit.
D’autre part, quiconque produit quelque chose par son action, assimile cette
chose à soi, et précisément à la forme en vertu de laquelle il agit. Par
exemple, l’homme engendré ressemble à son progéniteur précisément dans la
nature humaine, en vertu de laquelle l’homme peut engendrer un homme. Donc,
chez tout engendrant, ce qui constitue sa puissance génératrice est cela même
en quoi l’engendré ressemble à l’engendrant. Or, le Fils de Dieu est semblable
au Père qui l’engendre, précisément quant à sa nature divine. C’est donc la
nature divine dans le Père, qui est pour celui-ci sa puissance d’engendrer.
Aussi lisons-nous chez S. Hilaire : “ Il est impossible que la naissance divine
ne garde pas la nature même d’où elle provient ; car ce qui tire sa substance
de Dieu même et non d’ailleurs, ne peut être autre que Dieu. ”
Il faut donc dire avec le Maître des Sentences que
la puissance d’engendrer signifie principalement l’essence divine et non pas la
relation seulement. Et même, elle ne signifie pas l’essence en tant
qu’identique à la relation, ce qui serait signifier les deux au même titre.
Sans doute la paternité se présente comme une forme du Père ; mais c’est une
propriété personnelle qui joue, pour la personne du Père, le rôle de la forme
individuelle pour l’individu créé. Or, dans les êtres créés, la forme
individuelle constitue bien la personne qui engendre ; mais elle n’est pas ce
par quoi la personne engendre, sinon Socrate engendrerait Socrate. Par suite,
la paternité non plus ne peut pas être considérée comme ce par quoi le Père
engendre, mais bien comme ce qui constitue la personne du géniteur : sinon le
Père engendrerait un Père. Ce par quoi le Père engendre, c’est la nature divine
en quoi le Fils lui est assimilé. Aussi voit-on que Damascène appelle la
génération “ une œuvre de la nature ”, non que celle-ci engendre, mais c’est
par elle que le géniteur engendre. Par conséquent, la puissance d’engendrer
signifie en droite ligne la nature divine, et la relation seulement de façon
conjointe.
Solutions :
1. Le mot “ puissance ” ne désigne pas la relation
même de principe, sinon ce terme appartiendrait au genre relation ; il désigne
la réalité qui fait fonction de principe et encore non à titre d’agent
(principium quod) mais à titre de forme par laquelle l’agent agit (principium
quo). Or l’agent se distingue sans doute de ce qu’il fait, le géniteur se
distingue de l’engendré ; mais ce par quoi le géniteur engendre est commun à
l’engendré et à son géniteur, et d’autant plus parfaitement que la génération
est plus parfaite. Aussi, puisque la génération divine est souverainement
parfaite, ce par quoi le géniteur engendre est commun à l’engendré et à
l’engendrant ; commun par identité numérique, et non pas seulement spécifique
comme dans les créatures. Donc, quand on dit que l’essence divine est le
principe par quoi le géniteur engendre, il ne s’ensuit pas que l’essence se
distingue de l’engendré ; cela s’ensuivrait si l’on disait que l’essence divine
engendre.
2. En Dieu, entre la puissance d’engendrer et
l’acte d’engendrer, l’identité est du même ordre qu’entre l’essence divine et
la génération ou la paternité : identité réelle, avec distinction de raison.
3. L’expression “ puissance d’engendrer ” évoque la
puissance dans le terme direct et la génération dans le complément, comme quand
on parle de “ l’essence du Père ”. Ainsi donc l’essence directement signifiée
dans cette expression, est commune aux trois Personnes ; quant à la notion
qu’elle connote, elle est propre à la personne du Père.
Article 6 — Les
actes notionnels peuvent-ils se terminer à plusieurs personnes ?
Objections :
1. Il semble que les actes notionnels peuvent se
terminer à plusieurs personnes, de sorte qu’il y ait en Dieu plusieurs
personnes engendrées ou spirées. En effet, quiconque possède la puissance
d’engendrer, peut engendrer. Or le Fils possède la puissance d’engendrer. Donc
il peut engendrer ; et certes, non point lui-même. Donc il peut engendrer un
autre fils. Donc il peut y avoir plusieurs Fils en Dieu.
2. S. Augustin dit : “ Le Fils n’a pas engendré de
Créateur. Ce n’est pas qu’il ne l’ait pas pu, mais il ne le devait pas. ”
3. Pour engendrer, Dieu le Père, est plus puissant
qu’un Père créé. Or un homme peut engendrer plusieurs fils. Donc Dieu aussi,
surtout parce que la puissance du Père n’est pas diminuée quand il a engendré
son Fils.
En sens contraire,
il n’y a pas de différence chez Dieu entre être et
pouvoir. Donc s’il pouvait y avoir plusieurs Fils en Dieu, de fait il y en
aurait plusieurs. Il y aurait ainsi plus de trois personnes en Dieu, et c’est
là une hérésie.
Réponse :
Comme dit le Symbole attribué à saint Athanase, il
y a en Dieu un seul Père, un seul Fils et un seul Saint-Esprit. On peut en
donner quatre raisons. La première se tire des relations qui seules distinguent
les personnes. Puisque les personnes divines sont les relations subsistantes
elles-mêmes, il ne pourrait y avoir en Dieu plusieurs Pères ou plusieurs Fils
que s’il y avait plusieurs paternités et plusieurs filiations. Ceci d’ailleurs
ne serait possible que par distinction matérielle entre ces filiations, car,
dans une même espèce, les formes ne sont multipliables qu’en raison de la
matière, qui n’existe pas en Dieu. Il ne peut donc y avoir en lui qu’une seule
filiation subsistante, de même que la blancheur subsistante, si elle pouvait
exister, serait unique.
La deuxième raison se prend des processions. Dieu
connaît et veut toutes choses par un acte unique et simple. Il ne peut donc y
avoir qu’une seule personne procédant comme verbe, et c’est le Fils ; une seule
personne procédant comme amour, et c’est le Saint-Esprit.
La troisième raison se prend du mode de procéder.
Les personnes procèdent naturellement, nous l’avons dit. Or la nature est
déterminée à un seul effet.
La quatrième raison est tirée de la perfection des
Personnes divines : si le Fils est parfait, c’est que la filiation divine est
tout entière contenue en lui, et qu’il n’y a qu’un seul Fils. On en dirait
autant des autres Personnes.
Solutions :
1. Certes, on doit concéder purement et simplement
que le Fils possède la puissance que possède le Père. Mais on ne concédera pas
la formule latine Filius habet potentiam generandi si du moins on entend
generandi comme le gérondif du verbe actif, ce qui signifierait : Le Fils a la
puissance d’engendrer. Le Père et le Fils ont bien aussi un seul et même être,
et pourtant on ne dira pas que “ le Fils est le Père ”, en raison du prédicat
personnel qui s’ajoute ici à “ est ”. Toutefois, si le mot generandi est
gérondif du verbe passif, alors, oui, il y a dans le Fils une potentia
generandi : la puissance d’être engendré (par le Père). On le concédera encore,
si c’est le gérondif du verbe impersonnel, autrement dit : la puissance d’être
engendré par une personne quelconque.
2. Dans ce passage, S. Augustin ne veut pas dire
que le Fils pourrait engendrer un fils ; mais que, s’il n’engendre pas, ce
n’est pas par impuissance, comme on le verra plus loin.
3. L’immatérialité et la perfection divines exigent
qu’il ne puisse pas y avoir plusieurs Fils en Dieu. Le fait de n’avoir qu’un
Fils n’implique donc chez le Père aucune impuissance d’engendrer.
Il s’agit maintenant de comparer les Personnes
entre elles. Nous considérerons d’abord leur égalité et leur similitude (Q.
42), ensuite leur mission (Q. 43).
QUESTION 42 — ÉGALITÉ ET SIMILITUDE ENTRE LES PERSONNES
DIVINES
1. Y a-t-il lieu de parler d’égalité entre les
Personnes divines ? 2. La personne qui procède est-elle égale en éternité à
celle dont elle procède ? 3. Y a-t-il un ordre entre les Personnes divines ? 4.
Les Personnes divines sont-elles égales en grandeur ? 5. Sont-elles l’une dans
l’autre ? 6. Sont-elles égales en puissance ?
Article 1 — Y
a-t-il lieu de parler d’égalité entre les Personnes divines ?
Objections :
1. Qui dit égalité, dit quantité identique de part
et d’autre, selon Aristote. Or il n’y a pas de quantité chez les Personnes
divines. Pas de quantité continue, d’abord : ni intrinsèque, ou grandeur ; ni
extrinsèque : lieu ou temps. Ce n’est pas non plus la quantité discrète, ou
nombre, qui donnera lieu ici à une égalité, car deux personnes font plus qu’une
seule. Donc, pas d’égalité entre les Personnes divines.
2. On l’a déjà dit : les Personnes divines sont
d’essence unique. Et l’on signifie ainsi l’essence comme une forme. Or, avoir
même forme fonde un rapport de similitude, et non pas d’égalité. Parlons donc
de similitude entre les Personnes divines, mais non d’égalité.
3. L’égalité est toujours réciproque : autrement
dit, on est égal à son égal. Mais on ne peut dire des Personnes divines
qu’elles soient égales l’une
à l’autre. S. Augustin écrit en effet : “ L’image
qui reproduit son modèle à la perfection, s’égale bien à lui ; mais lui ne
s’égale point à son image. ” Or l’image du Père, c’est le Fils. Ainsi donc le
Père n’est pas égal au Fils. Par conséquent, il n’y a pas d’égalité entre les
Personnes divines.
4. L’égalité est une relation. Mais il n’y a pas de
relation commune à toutes les personnes ; au contraire, c’est par leurs
relations qu’elles se distinguent l’une de l’autre. L’égalité ne convient donc
pas aux Personnes divines.
En sens contraire,
S. Athanase dit dans son Symbole : “ Les trois
Personnes coéternelles sont égales entre elles. ”
Réponse :
L’égalité des Personnes divines est une conclusion
nécessaire En effet, selon le Philosophe, il y a égalité quand il n’y a aucune
différence en plus ou en moins. Et précisément, chez les Personnes divines, on
ne peut poser la moindre différence en plus ou en moins. C’est Boèce qui le dit
: “ Ceux-là n’échappent pas au risque de diviser la divinité, qui y mettent du
plus ou du moins, comme les ariens, qui déchirent la Trinité en y introduisant
des degrés, et en font une pluralité. ”
Voici pourquoi. Des choses inégales ne peuvent pas
avoir la même quantité, numériquement la même. Or, en Dieu, la quantité n’est
pas autre chose que l’essence Il en résulte que, s’il y avait la moindre
inégalité entre les Personnes divines, elles n’auraient pas une essence unique,
autrement dit, les trois Personnes ne seraient pas un seul Dieu. Cela étant
impossible, il faut bien admettre l’égalité des Personnes divines.
Solutions :
1. La quantité est de deux sortes. La quantité de
masse, ou quantité dimensive n’existe que dans les êtres corporels ; elle n’a
évidemment pas de place dans les Personnes divines. La quantité virtuelle
mesure la perfection d’une nature ou d’une forme ; c’est d’elle qu’il s’agit
quand on parle d’une chose “ plus ou moins chaude ” ; on veut dire qu’elle est
plus ou moins parfaite en ce genre de qualité qu’est la chaleur. Or, on peut
envisager la quantité virtuelle d’abord dans sa racine, c’est-à-dire dans la
perfection même de la forme ou nature ; en ce sens, on parlera de grandeur
spirituelle, comme on parle d’une grande chaleur, à raison de son intensité ou
perfection. S. Augustin a dit : “ Pour les choses qui sont grandes autrement que
par la masse, être plus grand, c’est être meilleur ” ; et l’on sait que “
meilleur ” désigne un plus parfait. En second lieu, on peut envisager la
quantité virtuelle dans les effets de la forme. De ces effets, le premier est
l’être, car toute chose a l’être selon sa forme ; le second est l’opération,
car tout agent agit en vertu de sa forme. La quantité virtuelle se vérifiera
donc et dans l’être et dans l’opération. Dans l’être d’abord, en ce sens que
les choses de nature plus parfaite ont une durée plus grande ; dans l’opération
aussi, en ce sens que les natures plus parfaites sont plus puissantes pour
agir. Et voilà précisément, selon S. Augustin, comment s’entend l’égalité entre
le Père, le Fils et le Saint-Esprit : “ C’est qu’aucun d’eux ne précède l’autre
en éternité, ne le dépasse en grandeur, ni le surpasse en puissance. ”
2. Quand la comparaison porte sur la quantité
virtuelle, l’égalité implique la similitude, avec ceci en plus qu’elle exclut
toute différence de degré.
En effet, toutes les choses qui ont même forme,
peuvent se dire semblables, même si elles participent inégalement à cette forme
; on dit ainsi que l’air est semblable au feu par sa chaleur. Mais on ne peut
pas les dire égales, si l’une participe à cette forme plus parfaitement que l’autre.
Or le Père et le Fils, non seulement n’ont qu’une seule et même nature, mais
ils l’ont aussi parfaitement l’un que l’autre : aussi disons-nous, non
seulement contre Eunomius, que le Fils est semblable au Père, mais aussi,
contre Arius, qu’il est égal au Père.
3. L’égalité et la similitude peuvent s’exprimer en
Dieu par deux sortes de vocables : des noms et des verbes. Quand on y emploie
des noms, c’est bien d’égalité et de similitude mutuelle qu’il s’agit entre
personnes divines : le Fils est égal et semblable au Père, et réciproquement.
La raison en est que l’essence n’appartient pas davantage au Père qu’au Fils ;
aussi, de même que le Fils a la grandeur du Père, autrement dit est égal au
Père, de même aussi le Père a la grandeur du Fils, autrement dit est égal au
Fils. Mais dans les créatures “ il n’y a pas réciprocité d’égalité et de
similitude ”, dit Denys i. Nous disons bien que les effets sont semblables aux
causes, pour autant qu’ils possèdent la forme de leur cause ; mais la
réciproque n’est pas vraie, parce que la forme est dans la cause à titre
principal, dans l’effet à titre secondaire. Quant aux verbes, il signifient
l’égalité avec mouvement. Et s’il est vrai qu’en Dieu il n’y a pas de
mouvement, du moins on y vérifie une sorte de “ recevoir ”. Donc, parce que le
Fils reçoit du Père ce qui le rend son égal, nous disons que le Fils est égal
au Père, et non l’inverse.
4. Dans les Personnes divines, la pensée ne
trouvera rien de plus que l’essence où elles communient, et les relations qui
les distinguent. Or, l’égalité entre les personnes implique ces deux aspects :
distinction des personnes, d’abord, car nul n’est égal à soi-même ; unité
d’essence, ensuite, car si les personnes sont égales entre elles, c’est
qu’elles ont même grandeur et essence. D’ailleurs, il est clair que, de
soi-même à soi-même, il n’y a pas de relation réelle ; pas davantage d’une
relation à une autre. Par exemple, lorsqu’on dit que la paternité s’oppose à la
filiation, l’opposition n’est pas une relation qui s’intercalerait entre la
paternité et la filiation. Sans quoi, dans les deux cas, on multiplierait les
relations à l’infini.
Dès lors l’égalité, et pareillement la similitude,
n’est pas, dans les Personnes divines, une relation réelle à distinguer des
relations personnelles ; elle inclut dans son concept aussi bien les relations
distinctes des personnes, que l’unité d’essence. De là ce mot du Maître des
Sentences : ici “ la dénomination seule est relative ”
Article 2 — La
personne qui procède est-elle égale en éternité à celle dont elle procède ?
Objections :
1. Le Fils, par exemple, n’est pas coéternel au
Père. Arius, en effet, recensait douze modes de génération (tous entachés de
quelque inégalité). Comme type du premier mode, il cite la genèse de la ligne
par le point : à ce mode, il manque l’égalité en simplicité. Deuxième mode :
l’émission des rayons du soleil ; ici, pas d’égalité en nature. Troisième mode
: l’impression d’une marque par le sceau ; ici, pas de consubstantialité, pas
non plus de puissance efficace communiquée. Quatrième mode : l’inspiration du
bon vouloir par Dieu : point non plus de consubstantialité. Cinquième mode :
l’accident qui procède de la substance ; mais l’accident n’est pas subsistant.
Sixième mode : l’abstraction d’une forme hors de sa matière (ainsi le sens
extrait l’espèce de la chose sensible) ; ici, il n’y a pas égale simplicité et
spiritualité de part et d’autre. Septième mode : l’excitation du vouloir par la
pensée ; mais ce processus s’accomplit dans le temps. Huitième mode : le changement
de figure (ainsi le bronze devient statue) ; c’est là un mode matériel.
Neuvième mode : le mouvement produit par un moteur ; ici, il y a cause et
effet. Dixième mode : la genèse des espèces à partir du genre ; pareil mode
répugne à Dieu, car on n’attribue pas le Père au Fils comme on attribue un
genre à ses espèces. Onzième mode : la création artistique (le coffret
extérieur procède du coffret conçu dans la pensée) ; on a encore effet et cause
Douzième mode : la naissance des vivants (ainsi l’homme naît de son père) ;
ici, le principe précède l’effet dans le temps.
Bref, il ressort de cette enquête, que, de quelque
manière qu’un être procède d’un autre, l’égalité fait défaut entre eux, égalité
de nature ou de durée. Donc si le Fils procède du Père, il faudra avouer ou
bien qu’il est inférieur au Père, ou bien qu’il lui est postérieur, à moins
qu’il ne soit l’un et l’autre.
2. Tout ce qui provient d’un autre a un principe.
Mais ce qui est éternel n’a pas de principe. Le Fils n’est donc pas éternel, ni
non plus le Saint-Esprit.
3. Ce qui se corrompt cesse d’être. Donc ce qui est
engendré commence d’être ; car c’est pour cela même qu’on l’engendre : pour
qu’il soit. Or le Fils est engendré par le Père. Donc il commence d’être, et
n’est pas coéternel au Père.
4. Si le Fils est engendré par le Père, ou bien il
est toujours engendré, ou bien on peut désigner l’instant de sa génération.
Admettons qu’il soit toujours engendré. Tant qu’une chose est en cours de
génération, elle est imparfaite ; on le voit bien pour les êtres successifs
tels que le temps, le mouvement, qui sont en perpétuel devenir. Il s’ensuivrait
que le Fils serait toujours imparfait : conséquence inadmissible. C’est donc
qu’il y a un instant donné, qui est l’instant de la génération du Fils ; et
avant cet instant, le Fils n’existait pas.
En sens contraire,
S. Athanase dit : “ Les Personnes sont toutes trois
coéternelles l’une à l’autre. ”
Réponse :
Que le Fils soit coéternel au Père, c’est une thèse
nécessaire, comme le montrera la considération suivante. L’être issu d’un
principe peut être postérieur à son principe soit en raison de l’agent, soit en
raison de l’action. Pour ce qui est de l’agent, distinguons encore le cas de
l’agent volontaire et celui de l’agent naturel. L’agent volontaire a le choix
du temps ; comme il est en son pouvoir de choisir la forme à donner à l’effet,
on l’a dit plus haut, il est aussi en son pouvoir de choisir le temps où
produire l’effet. Pour l’agent naturel, il y a aussi antériorité du principe
par rapport à l’effet, lorsque l’agent, ne possédant pas du premier coup la
perfection de son pouvoir naturel d’action, ne l’atteint qu’au bout d’un
certain temps. Du côté de l’action, ce qui peut empêcher l’effet n’existerait
pas dès ce même instant, mais seulement au terme de l’action.
Or, il ressort clairement de nos exposés précédents
que le Père engendre son Fils non par volonté, mais par nature ; qu’en outre,
la nature du Père est parfaite de toute éternité ; enfin que l’action par
laquelle le Père produit le Fils n’est pas successive ; autrement, le Fils de
Dieu serait engendré progressivement, c’est-à-dire d’une génération matérielle
et liée au mouvement : chose impossible. Ainsi le Fils de Dieu est bien
coéternel au Père, et le Saint-Esprit coéternel à tous deux.
Solutions :
1. S. Augustin l’a dit : il n’est pas de mode créé
de procession qui puisse représenter parfaitement la génération divine. Il faut
donc s’en former une représentation analogique à partir de modes multiples,
l’un suppléant en quelque manière au défaut de l’autre. C’est ainsi qu’on lit
dans les Actes du Concile d’Éphèse : “ Le nom de Splendeur nous révèle que le
Fils cœxiste avec le Père et lui est coéternel ; celui de Verbe nous montre
qu’il s’agit d’une naissance sans passivité ; celui de Fils nous insinue sa
consubstantialité. ” De toutes ces similitudes pourtant, c’est la procession du
verbe émané de l’intellect qui constitue la représentation la plus formelle ;
or le verbe n’est postérieur à son principe que dans le cas d’un intellect
passant de la puissance à l’acte, condition absolument étrangère à Dieu.
2. L’éternité exclut tout commencement ou principe
de durée, mais non pas tout principe d’origine.
3. Toute corruption est un changement ; voilà
pourquoi ce qui se corrompt commence à n’être plus ou cesse d’être. Mais la
génération éternelle n’est pas un changement, nous l’avons assez dit.
4. Dans le temps, on distingue l’indivisible,
c’est-à-dire l’instant, et ce qui dure, c’est-à-dire le temps. Mais, dans
l’éternité, l’instant indivisible lui-même subsiste toujours, on l’a dit
précédemment. Or, la génération du Fils ne s’accomplit ni dans un instant
temporel, ni dans la durée du temps, mais dans l’éternité. C’est pourquoi, si
l’on veut signifier cette présence et permanence actuelle de l’éternité, on
peut dire avec Origène que le Fils “ naît toujours ”. Cependant il vaut mieux,
avec S. Grégoire et S. Augustin, dire : “ Il est toujours né ” ; dans cette
expression, l’adverbe “ toujours ” évoque la permanence de l’éternité, et le
parfait “ est né ” évoque la perfection achevée de ce qui est engendré. Ainsi
on n’attribue au Fils aucune imperfection, et l’on évite d’admettre, comme
Arius, “ un temps où il n’était pas ”.
Article 3 — Y
a-t-il un ordre entre les Personnes divines ?
Objections :
1. Il n’y a en Dieu que l’essence, la Personne, ou
la notion. Or qui dit “ ordre de nature ”, n’évoque ni l’essence, ni une
personne, ni une notion. Il n’y a donc pas d’ordre de nature en Dieu.
2. Dès qu’il y a un ordre de nature, il y a un
premier, au moins en nature et en raison. Mais, selon S. Athanase, “ il n’y a
ni avant ni après ” dans les Personnes divines. C’est donc qu’il n’y a pas
d’ordre de nature entre elles.
3. Qui dit ordre, dit distinction. Mais la Nature
divine ne comporte aucune distinction. Elle ne comporte donc pas d’ordre non
plus. Donc, il n’y a pas d’ordre de nature ici.
4. La nature divine est l’essence de Dieu. Mais il
n’y a pas d’“ ordre de l’essence ”, en Dieu. Donc pas davantage d’ordre de
nature.
En sens contraire,
une pluralité sans ordre est une confusion. Or, il
n’y a pas de confusion dans les Personnes divines, dit S. Athanase. Il y a donc
là un ordre.
Réponse :
L’ordre se prend toujours par rapport à un
principe. Et comme il y a des principes de tout genre, par exemple, en
position, le point ; dans la connaissance : les principes de la démonstration ;
et chaque cause dans sa ligne , il y aura autant d’ordres différents. En Dieu,
on parle de principe selon l’origine, et sans priorité, nous l’avons vu plus
haut. Il doit donc y avoir un ordre d’origine, sans priorité. S. Augustin
l’appelle “ un ordre de nature, ordre selon lequel l’un procède de l’autre, et
non pas soit antérieur à l’autre ”.
Solutions :
1. “ Ordre de nature ” évoque ici la notion
d’origine, mais en général et sans spécifier.
2. Dans les créatures, même quand effet et principe
cœxistent strictement selon la durée, le principe précède l’effet en nature et
en raison, du moins si l’on considère la réalité qui est principe. Mais, si
l’on considère les relations mêmes de cause à effet, de principe et de dérivé,
alors il est clair que les rapports corrélatifs sont simultanés en nature et en
raison, puisque l’un entre dans la définition de l’autre. Or, en Dieu, les
relations sont elles-mêmes les personnes qui subsistent en une seule nature. En
conséquence, ni la nature, ni les relations ne peuvent ici donner lieu à une
priorité entre les personnes, pas même à une priorité de nature et de raison.
3. “ Ordre de nature ”, disons-nous ; non que la
nature elle-même ait à s’ordonner, mais parce que, entre les Personnes divines,
l’ordre se prend selon leur origine naturelle.
4. “ Nature ” implique un certain aspect de
principe, mais non “ essence ”. Et c’est pourquoi l’ordre d’origine s’appelle
un ordre de nature, plutôt qu’un ordre d’essence.
Article 4 — Les
Personnes divines sont-elles égales en grandeur ?
Objections :
1. Le Fils n’a pas la même grandeur que le Père. Il
dit lui-même en Jn 14, 28 : “ Le Père est plus grand que moi. ” Et l’Apôtre (1
Co 15, 28) : “ Le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout soumis. ”
2. La paternité fait partie de la dignité du Père.
Mais la paternité ne convient pas au Fils. Le Fils ne possède donc pas toute la
dignité du Père. Il n’a donc pas la même grandeur que le Père.
3. Dès qu’il y a tout et parties, plusieurs parties
font plus qu’une seule ou qu’un moindre nombre de ces parties ; ainsi trois
hommes font un total plus grand que deux hommes ou un seul. Mais il semble bien
qu’en Dieu il y ait un tout universel et des parties ; car, sous le terme général
de relation ou notion, sont comprises plusieurs “ notions ”. Et puisque dans le
Père, il y a trois de ces notions, et deux seulement dans le Fils, il semble
donc que le Fils n’est pas égal au Père.
En sens contraire,
on lit dans l’épître aux Philippiens (2, 6) : “ Il
n’a pas cru que ce fût pour lui une usurpation d’être égal à Dieu. ”
Réponse :
Il faut reconnaître que le Fils est aussi grand que
le Père. En effet, la grandeur de Dieu n’est pas autre chose que la perfection
de sa nature. D’autre part, pour qu’il y ait paternité et filiation, il faut
que, par sa génération, le fils parvienne à posséder en perfection la nature du
père, comme le père la possède. Chez les hommes, il est vrai, la génération est
un changement qui fait passer le sujet de la puissance à l’acte ; aussi le fils
n’est-il pas dès le début égal au père qui l’engendre ; c’est par une
croissance convenable qu’il parvient à cette égalité, sauf accident imputable à
un défaut du principe générateur. Mais il est clair, par ce qu’on a dit plus
haut, qu’en Dieu s’établissent des rapports de vraie et propre paternité et
filiation ; et il n’est pas possible d’admettre une défaillance de la vertu de
Dieu le Père, en son acte générateur, ni que Dieu le Fils soit parvenu à sa
perfection par un développement successif. Il faut donc conclure que, de toute
éternité, le Fils est aussi grand que le Père. C’est pourquoi S. Hilaire écrit
; “ Écartez de cette naissance les misères de la condition corporelle ; écartez
le processus initial de la conception, les douleurs de l’enfantement et toutes
les nécessités humaines ; tout fils, par sa naissance naturelle, jouit de
l’égalité avec son père, puisqu’il est la similitude vivante de sa nature. ”
Solutions :
1. Ces paroles concernent le Christ considéré selon
sa nature humaine, en laquelle, de fait, il est inférieur à son Père et lui est
soumis ; mais considéré en sa Nature divine, il est égal à son Père. C’est bien
ce que dit S. Athanase : “ Égal à son Père selon sa divinité, inférieur au Père
selon son humanité. ” Ou comme dit S. Hilaire : “ Par sa situation de Donateur,
le Père serait plus grand ; mais en raison de ce qui est donné, l’Être divin,
indivisible, le bénéficiaire n’est pas moins grand ”, et, dans son Livre sur
les Conciles, il explique que “ la soumission du Fils, c’est sa piété naturelle
”, qui consiste à reconnaître qu’il tient du Père sa nature. “ Mais la
soumission de tous les autres, c’est leur condition infirme de créature. ”
2. L’égalité est un rapport de grandeur. Or la
grandeur de Dieu est la perfection de sa nature, on l’a dit, et elle ressortit
à l’essence. C’est dire qu’en Dieu égalité et similitude concernent les
attributs essentiels, et qu’on n’y peut parler d’inégalité ou de dissemblances
à propos des distinctions relatives S. Augustin dit ainsi : “ Demander "de
qui" est telle Personne, c’est poser une question d’origine mais demander
"quelle" elle est, et de quelle "grandeur", voilà qui
intéresse l’égalité. ” Donc, si la paternité est une dignité du Père, c’est
pour autant qu’elle est l’essence du Père : la dignité est en effet un attribut
absolu qui ressortit à l’essence. Et, comme la même essence est paternité dans
le Père et filiation dans le Fils, ainsi la même dignité est dans le Père sa
paternité, et dans le Fils sa filiation. Il est donc vrai que le Fils possède
toute la dignité du Père. Et on ne peut pas déduire : “ Le Père possède la
paternité, donc le Fils possède la paternité ” ; car on passe là de l’absolu au
relatif. Le Père et le Fils ont bien même et unique essence ou dignité ; mais
dans le Père elle comporte la condition relative de donateur, et dans le Fils
le bénéficiaire qui reçoit.
3. Bien que le prédicat “ relation ” se vérifie de
chaque relation divine, ce n’est pas en Dieu un tout universel, puisque toutes
ces relations ne font qu’un selon l’essence et l’être. C’est là une condition
opposée à celle d’universel, dont les parties sont distinctes selon l’être. Il
en est de même de la personne, on l’a déjà dit : en Dieu, ce n’est pas un
universel. Dès lors, toutes les relations divines ne font pas un total plus
grand qu’une seule de ces relations ; et toutes les personnes ne font pas
quelque chose de plus grand qu’une seule, puisque chaque personne possède toute
la perfection de la Nature divine.
Article 5 — Les
Personnes diuines sont-elles l’une dans l’autre ?
Objections :
1. Des huit modes d’exister dans un autre, recensés
par Aristote, aucun ne convient au cas du Père et du Fils ; c’est assez clair
quand on parcourt la liste en détail. Le Fils n’est donc pas dans le Père, ni
le Père dans le Fils.
2. Ce qui sort d’un autre, n’est pas en lui. Mais
de toute éternité le Fils est sorti du Père, selon le prophète Michée (5, 1) :
“ La sortie date du commencement des jours de l’éternité. ” Donc le Fils n’est
pas dans le Père.
3. Quand deux termes s’opposent, l’un n’est pas
dans l’autre. Or le Père et le Fils s’opposent relativement. Il n’est donc pas
possible que l’un soit dans l’autre.
En sens contraire,
on lit dans S. Jean (14, 10) : “ Je suis dans le
Père et le Père est en moi. ”
Réponse :
Il y a trois choses à considérer dans le Père et
dans le Fils : l’essence, la relation et l’origine. Et sous ces trois chefs, le
Père et le Fils sont mutuellement l’un dans l’autre. En effet, considérons
l’essence : le Père est dans le Fils, puisque le Père est son essence, et qu’il
la communique au Fils sans le moindre changement : l’essence du Père étant dans
le Fils, il s’ensuit bien que le Père est dans le Fils. Et puisque le Fils est
son essence, il s’ensuit également que le Fils est dans le Père, où est sa
propre essence. C’est ce que disait S. Hilaire h : “ Le Dieu immuable suit,
pour ainsi dire, sa nature quand il engendre un Dieu immuable. En celui-ci,
c’est donc la nature subsistante de Dieu que nous reconnaissons, car Dieu est en
Dieu ”. Considérons maintenant les relations : il est évident que chacun des
relatifs qui s’opposent, entre dans la notion de l’autre. Enfin considérons
l’origine : il est clair encore que le verbe intelligible ne procède pas
au-dehors, mais qu’il demeure dans l’intellect qui le dit ; de même, l’objet
exprimé par le verbe est contenu dans ce verbe. Et l’on raisonnerait
pareillement pour le Saint-Esprit.
Solutions :
1. Ce qui se passe dans les créatures ne donne pas
une représentation suffisante de ce qui se passe en Dieu. Ainsi l’immanence
réciproque du Fils dans le Père et du Père dans le Fils échappe à tous les
modes recensés par le Philosophe. Cependant, le mode qui s’en rapproche le plus
est l’immanence de l’effet dans son principe d’origine ; avec cette différence,
bien entendu, que dans les créatures il n’y a pas d’unité d’essence entre le
principe et ce qui en procède.
2. La “ sortie ” du Fils émanant du Père s’entend à
la manière d’une procession intérieure, celle du verbe qui sort du “ cœur” tout
en y demeurant. En Dieu, cette “ sortie ” n’évoque donc qu’une distinction
relative, sans la moindre distance ou division de l’essence.
3. Ce n’est point par l’essence, mais par leurs
relations que le Père et le Fils s’opposent, d’ailleurs sans préjudice de l’immanence
mutuelle entre termes relativement opposés, on vient de le dire.
Article 6 — Les
Personnes divines sont-elles égales en puissance ?
Objections :
1. Nous lisons dans S. Jean (5, 19) : “ Le Fils ne
peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu’il voit faire au Père. ” Mais
le Père peut agir de lui-même. Il est donc plus puissant que le Fils.
2. Celui qui commande et enseigne a un pouvoir
supérieur à celui qui obéit et écoute. Or le Père commande au Fils, ainsi qu’il
est dit dans S. Jean (14,31) : “ Ce que mon Père m’a ordonné, je le fais. ” Le
Père enseigne aussi le Fils, selon qu’il est dit (Jn 5, 20) : “ Le Père aime le
Fils et lui montre tout ce qu’il fait. ” Pareillement le Fils écoute, selon
cette autre parole (Jn 5, 30) : “ Je juge selon ce que j’entends. ” Donc le
pouvoir du Père est supérieur à celui du Fils.
En sens contraire,
on lit dans S. Jean (5, 19) : “ Tout ce que fait le
Père, le Fils aussi le fait pareillement. ”
Réponse :
Il faut dire que le Fils est égal au Père en
puissance. Car la puissance d’agir suit la perfection de la nature. On le voit
bien dans les créatures : plus la nature qu’on possède est parfaite, plus la
vertu active est grande. Or, on a montré plus haut que la notion même de
paternité et de filiation divine exige que le Fils soit égal au Père en
grandeur, c’est-à-dire en perfection de nature. Il en résulte que le Fils est
égal au Père en puissance. La même raison vaut pour le Saint-Esprit comparé au
Père et au Fils.
Solutions :
1. En disant que le Fils “ ne peut rien faire de
lui-même ”, on ne refuse au Fils rien de la puissance du Père ; car on ajoute
aussitôt que “ tout ce que fait le Père, le Fils le fait également ”. On montre
seulement par là que le Fils tient sa puissance du Père comme il tient de lui
sa nature. Comme dit S. Hilaire : “ Si grande est l’unité de la Nature divine,
que le Fils, quand il agit par soi, n’agit pas de lui-même. ”
2. Quand il est dit que le Père “ montre ” au Fils
et que le Fils l’“ écoute ”, entendons simplement que le Père communique sa
science au Fils, comme il lui communique son essence. Et l’on peut rapporter à
cette explication le commandement du Père : en engendrant son Fils, il lui
donne de toute éternité connaissance et vouloir de ce qu’il aura à faire. Ou
bien, et de préférence, on rapportera ces expressions au Christ dans sa nature
humaine.
3. Comme la même essence est dans le Père sa
paternité, et dans le Fils sa filiation, ainsi c’est par la même puissance que
le Père engendre et que le Fils est engendré. Il est donc clair que, tout ce
que peut le Père, le Fils le peut également. On n’en déduira pas cependant que
le Fils peut engendrer ; ce serait là encore passer indûment de l’absolu au
relatif. En Dieu, en effet, la génération signifie la relation. Le Fils a donc
la même puissance que le Père avec une relation différente : le Père a cette
puissance à titre de donateur, ce qu’on exprime en disant qu’il peut engendrer
; le Fils, de son côté, l’a comme bénéficiaire qui reçoit, et on l’exprime en
disant qu’il peut être engendré.
QUESTION 43 — LA MISSION DES PERSONNES DIVINES
1. Convient-il à une Personne divine d’être envoyée
? 2. La mission est-elle éternelle ou seulement temporelle ? 3. Comment une
Personne divine est-elle envoyée ? 4. Convient-il à toute Personne divine
d’être envoyée ? 5. Y a-t-il mission invisible du Fils aussi bien que du
Saint-Esprit ?
Article 1 —
Convient-il à une Personne divine d’être envoyée ?
Objections :
1. L’envoyé est inférieur à celui qui l’envoie. Or
aucune Personne divine n’est inférieure à l’autre. Donc aucune Personne divine
n’est envoyée par une autre.
2. Ce qu’on envoie se sépare de ce qui l’envoie :
comme dit S. Jérôme : “ Ce qui est uni et conjoint en un seul et même corps ne
peut pas être envoyé. ” Or, il n’y a rien de séparable dans les Personnes
divines, selon S. Hilaire. Donc une Personne ne peut être envoyée par une
autre.
3. Celui qu’on envoie quitte son lieu pour un
autre. Mais cela non plus ne convient pas à une Personne divine, puisqu’elle
est partout. Donc il ne convient pas à une Personne divine d’être envoyée.
En sens contraire,
on lit en S. Jean (8, 16) : “ Je ne suis pas seul :
j’ai avec moi le Père qui m’a envoyé. ”
Réponse :
L’idée de mission ou envoi implique une double
relation : de l’envoyé à celui qui l’envoie, et de l’envoyé au terme où on
l’envoie. Etre envoyé, cela dénonce d’abord, entre l’envoyé et celui qui
l’envoie, une procession : qu’il s’agisse d’un mandat, comme le cas du maître
envoyant son serviteur ; ou d’un conseil, comme on dit que le conseiller envoie
le roi faire la guerre ; ou d’une origine, comme on dit que la tige émet la
fleur. Cela dénonce aussi un rapport avec le terme de l’envoi ; il s’agit pour
l’envoyé de commencer
d’être là à quelque titre, soit qu’auparavant il ne
fût d’aucune manière là où on l’envoie, soit qu’il n’y fût pas de la manière
dont il commence d’y être.
On peut donc parler de la mission d’une Personne
divine, en évoquant par là, d’une part, sa procession d’origine à l’égard de la
Personne qui l’envoie ; d’autre part, un nouveau mode pour elle d’exister
quelque part. On dit ainsi du Fils qu’il a été envoyé en ce monde par son Père,
en tant qu’il a commencé d’être en ce monde par la chair qu’il a prise, bien
qu’auparavant “ il fût déjà dans le monde ” comme dit S. Jean (1, 10).
Solutions :1. La mission implique une infériorité
dans l’envoyé, quand c’est par ordre ou par conseil que l’envoyé procède du
principe qui l’envoie ; car celui qui conseille est plus sage. Mais en Dieu la
mission n’évoque que la procession d’origine, et celle-ci respecte l’égalité
des Personnes divines, on l’a vu plus haut.
2. Ce qu’on envoie pour commencer d’être en un lieu
où il n’était d’aucune manière, se meut d’un mouvement local dans l’exécution
de sa mission ; il faut donc bien qu’il se sépare localement de celui qui
l’envoie. Mais il n’est rien de tel dans la mission d’une Personne divine : la
Personne envoyée ne commence pas d’exister en un lieu où elle n’était pas ;
elle ne cesse donc pas non plus d’exister à l’endroit où elle était. Autrement
dit, cette missionlà ne comporte pas de séparation, mais une simple distinction
d’origine.
3. La dernière objection raisonne sur la mission
(ou envoi) qui comporte un mouvement local : pareille mission n’a rien à faire
en Dieu.
Article 2 — La
mission est-elle éternelle ou seulement temporelle ?
Objections :
1. S. Grégoire parle ainsi : “ Le Fils est envoyé
du fait qu’il est engendré. ” Or, la génération du Fils est éternelle. Sa
mission l’est donc aussi.
2. Ce qui reçoit une attribution dans le temps
subit un changement. Mais une Personne divine ne change pas. La mission d’une
Personne divine n’est donc pas temporelle, mais éternelle.
3. Mission implique procession. Or la procession
des Personnes divines est éternelle. Leur mission l’est donc aussi.
En sens contraire,
on lit dans l’épître aux Galates (4, 4) : “ Quand
vint la plénitude des temps, Dicu envoya son Fils. ”
Réponse :
Dans les vocables évoquant l’origine des Personnes
divines, il y a des différences à noter. Certains termes n’évoquent dans leur
signification que le rapport d’émané à principe : tels sont “ procession ” et “
sortie ”. D’autres, outre ce rapport au principe, précisent le terme de la
procession : les uns évoquent le terme éternel, comme “ génération ” et “
spiration ”, car la génération est une procession qui met la Personne divine en
possession de la Nature divine, et la spiration passive évoque la procession de
l’Amour subsistant. Les autres expressions, avec le rapport au principe,
évoquent un terme temporel, comme mission et donation. En effet, on est envoyé
pour être en quelque endroit. On est donné pour être possédé. Or, qu’une
Personne divine vienne à être possédée par une créature, ou existe en elle
d’une manière nouvelle, voilà bien quelque chose de temporel.
Aussi, en Dieu, mission et donation s’emploient
uniquement comme des attributs temporels ; génération et spiration, uniquement
comme des attributs éternels ; enfin procession et sortie s’emploient en Dieu
aussi bien éternellement que temporellement. En effet, de toute éternité, le
Fils procède pour être Dieu ; dans le temps, il procède pour être aussi homme
par sa mission visible, ou encore pour être dans l’homme par sa mission
invisible.
Solutions :
1. La parole de S. Grégoire se rapporte à la
génération temporelle du Fils, qui naît alors non plus du Père, mais d’une
mère. Ou bien l’on veut dire que le Fils, du seul fait qu’il est engendré
éternellement, se trouve en position d’être envoyé.
2. Si une Personne divine existe chez quelqu’un à
titre nouveau, ou se trouve possédée dans le temps par quelqu’un, ce n’est pas
en raison d’un changement chez cette Personne divine, mais d’un changement dans
la créature. Ainsi Dieu reçoit dans le temps l’attribut de Seigneur, en raison
du changement de la créature 1.
3. Le mot mission n’évoque pas seulement la
procession à partir du principe : il assigne en outre à cette procession un
terme temporel. Il n’y a donc mission que dans le temps. Ou bien disons que le
mot mission inclut dans son concept la procession éternelle et y ajoute un
effet temporel ; car le rapport de la Personne divine à son principe ne peut
être qu’éternel. Et si l’on parle d’une double procession, éternelle et
temporelle, ce n’est pas qu’il y ait double rapport au principe ; ce qui est
double, c’est le terme, éternel et temporel.
Article 3 —
Comment une Personne divine est-elle envoyée ?
Objections :
1. Pour une Personne divine, être envoyée c’est
être donnée. Donc si la Personne divine n’est envoyée qu’en raison des dons de
la grâce sanctifiante, ce n’est pas la Personne divine elle-même qui sera
donnée, mais ses dons. Or c’est là précisément l’erreur de ceux qui disent que
le Saint-Esprit ne nous est pas donné, mais seulement ses dons.
2. La préposition secundum (selon, en raison de, à
titre de) notifie un rapport de causalité. Or c’est la Personne divine qui est
cause qu’on possède ce don qu’est la grâce sanctifiante, et non pas l’inverse,
selon la parole de S. Paul (Rm 5, 5) : “ L’amour de Dieu a été répandu dans nos
cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. ” Donc, on ne peut pas dire que
la Personne divine est envoyée à raison de la grâce.
3. D’après S. Augustin, “ on dit que le Fils est
envoyé, lorsque dans le temps l’esprit le perçoit ”. Mais le Fils n’est pas
connu seulement par la grâce sanctifiante, il l’est aussi par “ grâce gratuite
”, par exemple par la foi et la science. Ce n’est donc pas en raison seulement
de la grâce sanctifiante qu’il y a mission de la Personne divine.
4. Raban Maur dit que le Saint-Esprit fut donné aux
Apôtres pour opérer des miracles. Or, cela n’est pas un don qui appartient à la
grâce sanctifiante, mais un don de “ grâce gratuite ”. La Personne divine n’est
donc pas donnée seulement en raison de la grâce sanctifiante.
En sens contraire,
S. Augustin dit que “ le Saint-Esprit procède
temporellement pour sanctifier la créature. ” Or, la mission est une procession
temporelle. Et puisqu’il n’y a sanctification de la créature que par la grâce
qui rend agréable à Dieu, il s’ensuit qu’il n’y a de mission d’une Personne
divine que par la grâce sanctifiante.
Réponse :
On dit qu’une Personne divine est “ envoyée ”, en
tant qu’elle existe en quelqu’un d’une manière nouvelle ; elle est “ donnée ”,
en tant qu’elle est possédée par quelqu’un. Or ni l’un ni l’autre n’a lieu
sinon en raison de la grâce sanctifiante. Il y a en effet pour Dieu une manière
commune d’exister en toutes choses par son essence, sa puissance et sa présence
; il y est ainsi comme la Cause dans les effets qui participent de sa bonté.
Mais, au-dessus de ce mode commun, il y a un mode spécial qui est propre à la
créature raisonnable : on dit que Dieu existe en celle-ci comme le connu dans
le connaissant et l’aimé dans l’aimant. Et parce qu’en le connaissant et
aimant, la créature raisonnable atteint par son opération jusqu’à Dieu
lui-même, on dit que, par ce mode spécial, non seulement Dieu est dans la
créature raisonnable, mais encore qu’il habite en elle comme dans son temple.
Ainsi donc, en dehors de la grâce sanctifiante, il n’y a pas d’autre effet qui
puisse être la raison d’un nouveau mode de présence de la Personne divine dans
la créature raisonnable. Et c’est seulement en raison de la grâce sanctifiante
qu’il y a mission et procession temporelle de la Personne divine. De même, on
dit que nous “ possédons ” cela seulement dont nous pouvons librement jouir Or,
on n’a pouvoir de jouir d’une Personne divine qu’en raison de la grâce
sanctifiante.
Cependant, dans le don même de la grâce
sanctifiante, c’est le Saint-Esprit que l’on possède et qui habite l’homme.
Aussi est-ce le Saint-Esprit lui-même qui est donné et envoyé.
Solutions :
l. Le don de la grâce sanctifiante perfectionne la
créature raisonnable pour la mettre en état, non seulement d’user librement du
don créé, mais encore de jouir de la Personne divine elle-même. C’est donc bien
en raison de la grâce sanctifiante qu’il y a mission invisible ; et pourtant la
Personne divine elle-même nous est donnée.
2. La grâce sanctifiante dispose l’âme à posséder
la Personne divine ; c’est ce que signifie notre formule : “ Le Saint-Esprit
est donné en raison de la grâce. ” Cependant, ce don même qu’est la grâce
provient du Saint-Esprit ; et c’est ce qu’exprime S. Paul, lorsqu’il dit que “
l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit ”.
3. Il est vrai que nous pouvons connaître le Fils
par certains effets de grâce, différents de la grâce sanctifiante ; cependant
ces autres effets ne suffisent pas pour qu’il habite en nous, et que nous le
possédions.
4. Le don d’accomplir des miracles est ordonné à la
grâce sanctifiante, qu’il s’agit de manifester ; il en est de même du don de
prophétie et de n’importe quelle “ grâce gratuite ” 3. Aussi la première épître
aux Corinthiens (12, 7) nomme la grâce gratuite “ une manifestation de l’Esprit
”. On dit donc que le Saint-Esprit fut donné aux Apôtres pour opérer des
miracles, parce que la grâce sanctifiante leur a été donnée par le signe qui la
manifestait. Mais si le signe de la grâce gratuite était donné seul sans la
grâce, on ne dirait plus que le Saint-Esprit est donné, purement et simplement.
Cette formule reçoit alors un complément déterminatif ; on dira, par exemple,
que l’esprit de prophétie, ou l’esprit des miracles a été donné à quelqu’un,
s’il a le pouvoir de prophétiser ou de faire des miracles.
Article 4 —
Convient-il à toute Personne divine d’être envoyée ?
Objections :
l. Pour une Personne divine, être envoyée c’est
être donnée. Or le Père se donne : car nul ne peut le posséder si lui-même ne
se donne. On peut donc bien dire que le Père s’envoie lui-même.
2. Il y a mission de la Personne divine, quand il y
a habitation de grâce. Mais par la grâce, c’est la Trinité entière qui habite
en nous, selon cette parole en S. Jean (14, 23) : “ Nous viendrons à lui et
nous ferons en lui notre demeure. ” Chacune des Personnes divines est donc
envoyée.
3. Tout attribut qui convient à l’une des Personnes
convient à toutes, exception faite des notions et des personnes. Or le terme
mission ne signifie ni une personne, ni une notion, car il n’y a que cinq
notions, nous l’avons dit. De toute Personne divine on peut donc dire qu’elle
est envoyée.
En sens contraire,
S. Augustin nous dit : “ Dans l’Écriture, seul le
Père n’est jamais dit être envoyé. ”
Réponse :
Par définition, mission implique procession à
partir d’un autre ; et en Dieu, procession d’origine, on l’a dit plus haut.
Puisque le Père ne procède d’aucun autre, il ne lui convient donc nullement
d’être envoyé ; cela n’appartient qu’au Fils et au Saint-Esprit, car il leur
convient d’être à partir d’un autre.
Solutions :
1. Si donner veut dire communiquer librement
quelque chose, alors le Père se donne ainsi lui-même, puisqu’il se communique
libéralement à la créature pour qu’elle jouisse de lui. Mais si donner veut
évoquer une autorité du donateur sur ce qui est donné, alors en Dieu ne peut
être donnée, et pareillement envoyée, que la Personne qui procède d’une autre.
2. L’effet de grâce provient aussi du Père qui, par
cette grâce, habite l’âme au même titre que le Fils et le Saint-Esprit ; mais
on ne dit pas qu’il est envoyé, parce qu’il ne procède pas d’un autre. C’est
l’explication qu’en donne S. Augustin : “ Quand le Père est connu de quelqu’un
dans le temps, on ne dit pas qu’il est envoyé ; car il n’a personne de qui
venir ou procéder. ”
3. Le terme de mission, en tant qu’il évoque une
procession à partir de celui qui envoie, inclut bien une notion dans sa
signification ; non pas sans doute telle notion en particulier, mais dans une
acception générique, au sens ou “ être d’un autre ” est un aspect commun aux
deux notions de filiation et de spiration passive.
Article 5 — Y
a-t-il mission invisible du Fils aussi bien que du Saint-Esprit ?
Objections :
l : C’est en raison des dons de la grâce que l’on
considère la mission invisible d’une Personne divine. Or tous les dons de grâce
ressortissent au Saint-Esprit, selon la parole de S. Paul (1 Co 12, 11) : “ Ils
sont tous l’œuvre du même et unique Esprit. ” Il n’y a donc de mission
invisible que du Saint-Esprit.
2. La mission de la Personne divine est liée à la
grâce sanctifiante. Or les dons qui perfectionnent l’intellect ne sont pas des
dons de la grâce sanctifiante, car on peut les posséder sans la charité, dit S.
Paul (1 Co 13, 2) : “ Quand j’aurais le don de prophétie, quand je connaîtrais
tous les mystères et toute la science, quand j’aurais toute la foi, une foi à
transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. ”
Puisque le Fils procède, comme Verbe, de l’intellect, il ne lui appartient donc
pas d’être envoyé.
3. La mission d’une Personne divine, disionsnous,
est une procession. Mais la procession du Fils et celle du Saint-Esprit sont
deux processions distinctes. Donc, si ces deux Personnes sont envoyées, cela
fera aussi deux missions distinctes. Et alors la seconde serait superflue, car
une seule suffit à sanctifier la créature.
En sens contraire,
il est écrit de la Sagesse divine (Sg 9, 10) : “
Envoyez-la de vos cieux très saints, envoyez-la du trône de votre gloire. ”
Réponse :
Par la grâce sanctifiante, c’est toute la Trinité
qui habite l’âme, selon ce qui est écrit en S. Jean (14, 23) : “ Nous viendrons
à lui et nous ferons en lui notre demeure. ” Or, dire qu’une Personne divine
est envoyée à quelqu’un par la grâce invisible, c’est signifier un mode nouveau
d’habitation de cette Personne, et l’origine qu’elle tient d’une autre. Puisque
ces deux conditions : habiter l’âme par la grâce, et procéder d’un autre,
conviennent également au Fils et au Saint-Esprit, concluons qu’il convient à
tous deux d’être envoyés invisiblement. Quant au Père, il lui appartient sans
doute d’habiter l’âme par la grâce, mais non pas d’être d’un autre, ni par
suite d’être envoyé.
Solutions :
l. Il est vrai que tous les dons, à titre de dons,
sont appropriés au Saint-Esprit, parce que celui-ci, en tant qu’Amour, a le
caractère du premier don, nous l’avons dit. Cependant, certains dons,
considérés selon leur teneur en propre et spécifique, sont attribués par
appropriation au Fils : tous ceux précisément qui se rattachent à l’intellect.
Et selon ces dons il y a une mission du Fils. S. Augustin dit ainsi : “ Le Fils
est invisiblement envoyé à chacun, lorsqu’on le connaît et perçoit. ”
2. La grâce rend l’âme conforme à Dieu. Aussi pour
qu’il y ait mission d’une Personne divine à l’âme par la grâce, il faut que
l’âme soit conforme ou assimilée à cette personne par quelque don de grâce. Or
le Saint-Esprit est l’Amour ; c’est donc le don de la charité qui assimile
l’âme au Saint-Esprit, et c’est en raison de la charité que l’on considère une
mission du Saint-Esprit. Le Fils, lui, est le Verbe et non pas un verbe
quelconque, mais celui qui inspire l’Amour. “ Le Verbe que nous cherchons à
faire entendre, dit S. Augustin, est une connaissance pleine d’amour. ” Il n’y
a donc pas mission du Fils pour un perfectionnement quelconque de l’intellect, mais
seulement quand l’intellect est doté et enrichi de telle sorte qu’il en vienne
à déborder dans un élan d’amour, selon qu’il est écrit en S. Jean (6, 45) : “
Quiconque a entendu le Père et a reçu son enseignement, vient à moi ”, ou dans
le Psaume (39, 4) : “ Dans ma méditation, un feu s’embrasera. ” Aussi S.
Augustin usetil de termes significatifs : “ Le Fils, dit-il est envoyé,
lorsqu’il est connu et perçu. ” Le mot perception signifie en effet une
certaine connaissance expérimentale. C’est là proprement la “ sagesse ”, ou
science savoureuse, selon la maxime de l’Ecclésiastique (6, 22) : “ La sagesse
de la doctrine mérite bien son nom. ”
3. Nous l’avons dit, la mission comporte un double
aspect : origine de la Personne envoyée, et habitation par la Grâce. Si, en
parlant de mission, nous considérons l’origine, alors la mission du Fils est
distincte de celle du Saint-Esprit, comme la génération de l’un est distincte
de la procession de l’autre. Mais, si nous considérons l’effet de la grâce, les
deux missions ont une racine commune, la grâce, tout en se distinguant dans les
effets de cette grâce, qui sont l’illumination de l’intellect et l’embrasement
de l’affection. On voit par là qu’une mission ne va pas sans l’autre, puisque
aucune des deux ne s’accomplit sans la grâce sanctifiante, et qu’une Personne
ne se sépare pas de l’autre.
Article 6 — A qui
est accordée la mission invisible ?
Objections :
l. Les Pères de l’Ancien Testament ont eu part à la
grâce, tandis qu’il ne semble pas que la mission invisible les ait atteints,
d’après S. Jean (7, 39) : “ L’Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus
n’avait pas encore été glorifié. ” La mission invisible n’est donc pas donnée à
tous ceux qui participent à la grâce.
2. Il n’y a de progrès en vertu que par la grâce.
Mais la mission invisible ne paraît pas liée aux progrès de la vertu ; car, le
progrès vertueux étant continu, semble-t-il, puisque la charité ou bien croît
sans cesse, ou bien disparaît, on aurait alors une mission continuelle. Ne
disons donc pas que la mission invisible est faite “ à tous ceux qui ont part à
la grâce ”.
3. Le Christ et les bienheureux ont la grâce en
plénitude. Mais il ne semble pas qu’il leur soit fait de mission, car on ne
fait d’envoi qu’à celui qui est à distance, alors que le Christ, en tant
qu’homme, et les bienheureux sont parfaitement unis à Dieu. Ce n’est donc pas “
à tous ceux qui ont part à la grâce ”, qu’est faite la mission invisible.
4. Les sacrements de la loi nouvelle contiennent la
grâce ; pourtant nul ne dit qu’il leur est fait une mission invisible. Il n’y a
donc pas mission invisible à tout ce qui a la grâce.
En sens contraire,
d’après S. Augustin, il y a mission invisible “
pour sanctifier la créature ”. Or, toute créature qui a la grâce est
sanctifiée. Il y a donc mission invisible à toute créature qui a la grâce.
Réponse :
Ainsi qu’on l’a dit, le concept de mission implique
que l’envoyé, ou bien commence d’être où il n’était pas auparavant, comme il
arrive dans les choses créées ; ou bien commence d’être d’une manière nouvelle
là où il était déjà, et c’est dans ce dernier sens qu’on parle d’une mission
des Personnes divines. Il y a donc deux conditions à vérifier chez celui à qui
se fait leur envoi : l’habitation de la grâce, et certain caractère de nouveauté
dans l’œuvre de la grâce. Et à tous ceux en qui se rencontrent ces deux
conditions, il y a mission invisible.
Solutions :
l. Il y a eu mission invisible aux pères de
l’Ancien Testament. S. Augustin dit ainsi que le Fils, par sa mission invisible
“ devient présent chez les hommes et avec les hommes : mystère déjà réalisé
autrefois chez les Pères et les Prophètes ”. Donc, quand nous lisons en S. Jean
que “ l’Esprit n’était pas encore donné ”, nous l’entendons de cette donation
avec signes visibles qui eut lieu le jour de la Pentecôte.
2. Il y a mission invisible même dans le progrès
vertueux ou la croissance de la grâce. S. Augustin dit que le Fils “ est envoyé
à chacun lorsqu’il est connu et perçu autant qu’il peut l’être selon la
capacité d’une âme qui progresse en Dieu ou qui y est déjà consommée ”.
Cependant, s’il est un accroissement de grâce où il y ait lieu de considérer
une mission invisible, c’est avant tout celui qui fait passer à quelque acte
nouveau ou à un nouvel état de grâce ; par exemple, lorsqu’on est élevé à la
grâce des miracles, à celle de prophétie, ou lorsqu’on en vient, par ferveur de
charité, à s’exposer au martyre, à renoncer à tous ses biens, ou à entreprendre
quelque œuvre difficile.
3. Une mission invisible est accordée aux
bienheureux dès le premier instant de leur béatitude. Dans la suite, il leur
est donné des missions invisibles, non plus par intensification de leur grâce,
mais en ce sens qu’ils reçoivent de nouvelles révélations touchant certains
mystères ; il en est ainsi jusqu’au jour du jugement. Ici, le progrès consiste
dans une extension de la grâce à de nouveaux objets. Le Christ reçut une
mission invisible dès le premier instant de sa conception ; mais il n’en eut
pas d’autre, puisqu’il fut rempli de toute grâce et sagesse dès le premier
instant de sa conception.
4. Dans les sacrements de la loi nouvelle, la grâce
existe à titre instrumental, à la manière dont la forme de l’œuvre existe dans
l’instrument de l’artiste, c’est-à-dire comme en train de passer de l’agent
dans le patient. Mais on ne parle de mission que pour le terme de l’envoi. Ce
n’est donc pas aux sacrements qu’est faite la mission d’une Personne divine,
mais à ceux qui reçoivent la grâce par le moyen de ces sacrements.
Article 7 —
Convient-il au Saint-Esprit d’être envoyé visiblement ?
Objections :
l. Le Fils, en tant précisément qu’il est envoyé
visiblement dans le monde, est dit inférieur au Père. Mais nulle part on ne lit
que le Saint-Esprit soit ainsi inférieur au Père. C’est donc qu’il ne convient
pas au Saint-Esprit d’être visiblement envoyé.
2. Il y a mission visible en raison de l’assomption
d’une créature visible par une Personne divine ; tel est le cas de la mission
du Fils dans la chair. Mais le Saint-Esprit n’a pas assumé de créature visible.
On ne peut donc pas dire qu’il soit présent en certaines créatures visibles
autrement que dans les autres, sinon comme dans un signe qui le manifeste ;
mais c’est le cas des sacrements, c’est le cas de toutes les figures de
l’ancienne loi. Ne parlons donc pas de mission visible du Saint-Esprit, ou bien
il faudra dire qu’elle a lieu pour tous les cas qu’on vient d’énumérer.
3. Toute créature visible est un effet qui
manifeste la Trinité entière. Dans les créatures visibles qu’on mentionne, il
n’y a donc pas mission du Saint-Esprit plutôt que d’une autre Personne.
4. Le Fils a été envoyé visiblement selon la plus
digne des créatures visibles, c’est-à-dire avec la nature humaine. Donc, si le
Saint-Esprit est envoyé visiblement, ce doit être avec des créatures raisonnables.
5. Pour S. Augustin, ce qui est visiblement
accompli par la vertu divine, est confié au ministère des anges. Donc s’il y a
eu apparition de formes visibles, ce fut par le ministère des anges ; ainsi ce
sont les anges qui sont envoyés, et non pas le Saint-Esprit.
6. S’il y a mission visible du Saint-Esprit, ce
n’est jamais que pour manifester sa mission invisible, car les réalités
invisibles sont manifestées par les choses visibles. Par conséquent, celui qui
n’a pas reçu de mission invisible n’a pas dû non plus recevoir de mission
visible ; et tous ceux qui, dans l’un ou l’autre Testament, ont reçu la mission
invisible, ont dû aussi recevoir la mission visible : ce qui est évidemment
faux. L’hypothèse l’est donc aussi ; autrement dit, le Saint-Esprit n’est pas
envoyé visiblement.
En sens contraire,
on lit en S. Matthieu (3, 16) que le Saint-Esprit
descendit sur le Seigneur, quand il reçut le baptême, sous la forme d’une
colombe.
Réponse :
A toute chose, Dieu pourvoit selon le mode qui lui
convient. Or, c’est le mode connaturel à l’homme, d’être conduit par le visible
à l’invisible ; on l’a dit plus haut. Aussi a-t-il fallu manifester à l’homme,
par des choses visibles, les mystères invisibles de Dieu. De même donc que
Dieu, par des créatures visibles présentant quelques signes révélateurs, s’est
en quelque mesure montré aux hommes, lui et les processions éternelles de ses
Personnes, ainsi convenait-il qu’à leur tour les missions invisibles de ces
Personnes divines fussent manifestées par quelques créatures visibles. Avec une
différence, d’ailleurs, selon qu’il s’agit du Fils ou du Saint-Esprit. Puisque
le Saint-Esprit procède comme l’Amour, il lui appartient d’être le don de la
sanctification ; le Fils étant principe du Saint-Esprit, il lui appartient d’être
l’auteur de cette sanctification. Le Fils est donc visiblement envoyé comme
auteur de la sanctification, tandis que le Saint-Esprit l’est comme signe de la
sanctification.
Solutions :
l. Le Fils a assumé dans l’unité de sa personne la
créature visible où il est apparu, si bien que les attributs propres à cette
créature sont attribuables au Fils de Dieu. C’est ainsi, en raison de sa nature
assumée, que le Fils est dit inférieur au Père. Mais le Saint-Esprit n’a pas
assumé en l’unité de sa personne la créature où il est apparu ; ce qui convient
à celle-ci ne s’attribue pas à lui. On ne peut donc pas arguer de la créature
visible qui le manifeste, pour le dire inférieur au Père.
2. On ne considère pas de mission visible du
Saint-Esprit dans la vision imaginaire, autrement dit dans la vision
prophétique. Selon S. Augustin, la vision prophétique n’est pas offerte aux
yeux du corps sous des formes corporelles : elle est présentée à l’esprit sous
les images spirituelles de réalités corporelles. Mais la colombe et le feu ont
été vus par les yeux des témoins. D’ailleurs le Saint-Esprit n’y était pas
simplement comme le Christ était dans le rocher : "Le rocher, dit S. Paul
(1 Co 10, 4), c’était le Christ". Ce rocher était déjà une créature, et
c’est son opération qui lui vaut de représenter le Christ et d’en prendre le
nom. Mais colombe et feu ont soudain existé à seule fin de signifier ces
mystères. Il faut, semble-t-il, les rapprocher de la flamme qui apparut à Moïse
dans le buisson, de la colonne que le peuple suivait dans le désert, des
éclairs et du tonnerre qui accompagnaient la révélation de la loi sur la
montagne. Si la forme corporelle de toutes ces choses a existé, ce fut pour
symboliser et prédire quelque chose ”. On voit donc que la mission visible ne
se vérifie ni pour les visions prophétiques, qui furent imaginaires et non
corporelles ; ni pour les signes sacramentels de l’Ancien et du Nouveau
Testament, où l’on recourt à des choses préexistantes pour symboliser une
réalité sacrée. Il n’est question de mission visible du Saint-Esprit que
lorsqu’il s’est manifesté par des créatures formées exprès pour le signifier.
3. C’est bien la Trinité entière qui a produit ces
créatures visibles ; mais leur production les destinait à manifester
spécialement telle ou telle Personne. De même que des noms distincts désignent
le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ainsi des choses différentes ont pu les
signifier, bien qu’il n’y ait aucune séparation ou diversité entre les
Personnes divines.
4. Il fallait, disionsnous à l’instant, manifester
la personne du Fils comme l’auteur de la sanctification au moyen d’une créature
raisonnable, capable d’action et de sanctification. Mais pour faire office de
signe de sanctification, n’importe quelle autre créature suffisait. Il n’était
pas non plus nécessaire que la créature visible, formée à cette fin, fût
assumée par le Saint-Esprit dans l’unité de sa personne ; elle n’était pas
prise pour agir, mais seulement pour notifier. C’est pourquoi encore elle
n’avait à durer que le temps de remplir son office.
5. Sans doute, ces créatures visibles ont été
formées par le ministère des anges, mais pour signifier la personne du
Saint-Esprit et non pas celle de l’ange. Et, puisque le Saint-Esprit était en
ces créatures visibles, comme la réalité signifiée est dans le signe, on dit
qu’il y avait là mission visible du Saint-Esprit, et non pas de l’ange.
6. Il n’est pas nécessaire que la mission invisible
soit toujours manifestée par un signe extérieur visible : “ La manifestation de
l’Esprit, dit S. Paul (1 Co 12, 7), est accordée selon que l’exige l’utilité ”
de l’Église. Il s’agit, par ces signes visibles, de confirmer et de propager la
foi ; or ce fut principalement l’œuvre du Christ et des Apôtres, comme
l’affirme l’épître aux Hébreux (2, 3) : “ Publié en premier lieu par le
Seigneur, le salut nous a été attesté par ceux qui avaient entendu celui-ci. ”
Il était donc spécialement besoin d’une mission du Saint-Esprit au Christ, aux
Apôtres et à un certain nombre des premiers saints, qui étaient en quelque
sorte les fondations de l’Église. Notons toutefois que la mission visible faite
au Christ manifestait une mission invisible accomplie non pas en cet instant,
mais dès le début de sa conception.
La mission visible adressée au Christ, dans son
baptême, se fit sous la forme d’une colombe, animal très fécond ; c’était pour
montrer la puissance privilégiée du Christ comme source de grâce par la
régénération spirituelle Aussi entendit-on retentir la voix du Père, disant : “
Celui-ci est mon Fils bienaimé ” ; car les autres devaient être régénérés à la
ressemblance du Fils unique. Dans la Transfiguration, le Saint-Esprit lui fut
envoyé sous forme de nuée lumineuse, pour montrer la fertilité de son
enseignement ; la voix ajouta, en effet : “ Écoutez-le ”.
Aux apôtres, il fut envoyé sous forme de souffle,
pour montrer leur pouvoir de ministres dans la dispensation des sacrements ; il
leur fut dit, en effet (Jn 20, 23) : “ Ceux à qui vous remettrez les péchés,
ils leur seront remis. ” Sous forme aussi de langues de feu, pour manifester
leur office de docteurs : “ Ils commencèrent, disent les Actes (2, 4), à parler
en diverses langues. ”
Quant aux Pères de l’Ancien Testament, ils ne
devaient pas recevoir de mission visible du Saint-Esprit. Il fallait en effet
que la mission visible du Christ précède celle du Saint-Esprit ; car le
Saint-Esprit manifeste le Fils, comme le Fils manifeste le Père. Il y eut bien
des apparitions visibles des Personnes divines aux Pères de l’Ancien Testament
; mais on ne peut parler à ce propos de missions visibles, parce que, selon S.
Augustin, ces apparitions ne se sont pas produites pour signifier l’habitation
par grâce de la Personne divine, mais pour manifester quelque autre chose.
Article 8 — Une
Personne peut-elle s’envoyer elle-même visiblement ou invisiblement ?
Objections :
1. S. Augustin affirme : “ Le Père n’est envoyé par
personne, parce qu’il ne procède de personne. ” Donc, si une Personne divine
est envoyée par une autre, il faut qu’elle en procède.
2. Celui qui envoie a autorité sur l’envoyé. Or, à
l’égard d’une Personne divine, il n’est d’autorité qu’à titre d’origine. Il
faut donc que la Personne envoyée procède de celle qui envoie.
3. Si la Personne divine peut être envoyée par
celle de qui elle ne procède pas, rien n’empêchera de dire que le Saint-Esprit
est donné par l’homme de qui il ne procède pas. Or S. Augustin a combattu cette
dernière thèse. C’est donc que la Personne divine n’est envoyée que par celle
dont elle procède.
En sens contraire,
le Fils est envoyé par le Saint-Esprit, selon cette
parole d’Isaïe (48, 16) : “ Maintenant le Seigneur Dieu m’envoie. ” Or le Fils
ne procède pas du Saint-Esprit. Une Personne divine est donc envoyée par celle
de qui elle ne procède pas.
Réponse :
Sur cette question, on trouve exprimées diverses
opinions. Selons certains, la Personne divine n’est envoyée que par celle de
qui elle procède éternellement. Dans ce système, si l’on dit que le Fils de
Dieu est envoyé par le Saint-Esprit il faut le rapporter à sa nature humaine
selon laquelle le Saint-Esprit l’envoie prêcher. Mais S. Augustin dit que le
Fils s’envoie lui-même et qu’il est envoyé par le Saint-Esprit ; et encore que
le Saint-Esprit est envoyé par lui-même et par le Fils. De sorte qu’en Dieu,
s’il n’appartient pas à toute Personne d’être envoyée, mais seulement à une
Personne issue d’une autre, en revanche il appartient à toute Personne
d’envoyer.
Les deux points de vue ont chacun leur vérité.
Lorsqu’on dit qu’une Personne est envoyée, on signifie la Personne même qui
procède d’une autre, et l’effet visible ou invisible à raison duquel on
envisage une mission de la Personne divine. Donc, si l’on considère celui qui
envoie comme principe de la Personne envoyée, de ce point de vue ce n’est pas
une Personne quelconque qui envoie, mais celle-là seulement à qui il appartient
d’être principe de la Personne envoyée ; le Fils n’est ainsi envoyé que par le
Père, tandis que le Saint-Esprit l’est par le Père et par le Fils. Mais si la
Personne qui envoie est considérée comme principe de l’effet pour lequel on
envisage une mission, c’est alors la Trinité entière qui envoie la Personne en
mission. Il ne s’ensuit pas, d’ailleurs, que l’homme donne le Saint-Esprit,
puisqu’il ne peut pas causer l’effet de grâce.
Ainsi, la solution des objections va de soi.
LA PROCESSION DES CRÉATURES A PARTIR DE DIEU,
PREMIERE CAUSE DE TOUS LES ETRES
Après avoir considéré la procession des Personnes
divines, il reste à considérer la procession des créatures à partir de Dieu.
Cette étude comprendra trois parties : premièrement la production des créatures
(Q. 44-46) ; deuxièmement, leur distinction (Q.47-102) ; troisièmement, leur
conservation et leur gouvernement (Q. 103-119).
Sur la production des choses, on envisagera : 1.
Quelle est la cause première des êtres ? (Q. 44) 2. Comment les créatures
procèdentelles de la cause première ? (Q. 45) 3. Quel est le principe de leur
durée ? (Q. 46).
QUESTION 44 — LA CAUSE PREMIÈRE DES ÊTRES
1. Dieu est-il la cause efficiente de tous les
êtres ? 2. La matière première est-elle créée par Dieu, ou bien est-elle un
principe en liaison et à égalité avec lui ? 3. Dieu est-il la cause exemplaire
des choses, ou y a-t-il d’autres exemplaires que lui ? 4. Est-ce lui qui est la
cause finale des choses ?
Article 1 — Dieu
est-il la cause efficiente de tous les êtres ?
Objections :
1. Il ne semble pas nécessaire que tout être ait
été créé par Dieu. Car rien n’empêche qu’une chose se rencontre sans qu’elle
ait en elle ce qui n’appartient pas à sa définition, comme un homme qui
n’aurait pas la blancheur. Mais le rapport d’effet à cause ne semble pas
appartenir à la définition des êtres, puisque certains êtres peuvent se
comprendre indépendamment de ce rapport. Ils peuvent donc exister sans elle.
Donc rien n’empêche que certains êtres n’aient pas été créés par Dieu.
2. Si un être a besoin d’une cause efficiente,
c’est pour exister. Donc ce qui ne peut pas ne pas être n’a pas besoin de cause
efficiente. Mais aucun être nécessaire ne peut pas ne pas exister, parce que ce
qui est nécessaire ne peut pas ne pas être. Donc, puisqu’il y a beaucoup de
réalités nécessaires dans les choses, il semble que tous les êtres n’existent
pas à partir de Dieu.
3. Quelle que soit la cause d’un être, elle peut
lui servir de principe de démonstration. Mais en mathématiques les
démonstrations ne se font pas par la cause efficiente, selon Aristote. Donc
tous les êtres n’existent pas à partir de Dieu comme par leur cause efficiente.
En sens contraire,
il est dit dans la lettre aux Romains (11, 36) : “
Tout est de lui, par lui et en lui. ”
Réponse :
Tout être, de quelque manière qu’il existe, existe
nécessairement par Dieu. Car si un être se trouve dans un autre par
participation, il est nécessaire qu’il y soit causé par ce à quoi cela revient
par essence ; par exemple, le fer est porté à incandescence par le feu. Or, on
a montré précédemment, en traitant de la simplicité divine, que Dieu est l’être
même subsistant par soi. Et l’on a montré ensuite que l’être subsistant ne peut
être qu’unique ; par exemple si la blancheur subsistait en elle-même, elle
serait forcément unique, puisque les blancheurs ne sont multiples que par les
sujets qui les reçoivent. Il reste donc que tous les êtres autres que Dieu ne
sont pas leur être, mais participent de l’être. Il est donc nécessaire que tous
les êtres qui se diversifient selon qu’ils participent diversement de l’être,
si bien qu’ils ont plus ou moins de perfection, soient causés par un unique
être premier, qui est absolument parfait.
C’est ce qui a fait dire à Platon qu’avant toute
multiplicité il faut poser l’unité. Et Aristote affirme que ce qui est
souverainement être et souverainement vrai est cause de tout l’être et de tout
le vrai, comme ce qui est chaud au maximum est cause de toute chaleur.
Solutions :
1. Bien que la relation d’un être à sa cause
n’entre pas dans sa définition, elle est pourtant une conséquence de ce qui
appartient à sa notion ; car, du fait qu’une réalité est un être par
participation, elle est causée par un autre Aussi une telle réalité ne peut
exister sans être causée, comme l’homme ne peut exister sans avoir la faculté
de rire. Mais parce que être causé n’appartient pas à la pure notion d’être, il
se trouve un être qui n’est pas causé.
2. Cet argument a poussé certains à prétendre que
ce qui est nécessaire n’a pas de cause, comme le rapporte Aristote. Mais cela
apparaît manifestement faux dans les sciences qui procèdent par démonstration,
dans lesquelles des principes nécessaires sont causes de conclusions également
nécessaires. Aussi Aristote affirme-t-il qu’il y a des êtres nécessaires qui
ont une cause de leur nécessité. Si une cause efficiente est requise, ce n’est
pas seulement parce que l’effet pourrait ne pas exister, mais parce que l’effet
n’existerait pas s’il n’y avait pas de cause. Car cette proposition
conditionnelle est vraie, que son antécédent et son conséquent soient
possibles, ou impossibles.
3. Les êtres mathématiques sont considérés comme
abstraits selon la raison, bien qu’ils ne soient pas abstraits dans leur être.
Or, il convient à tout être d’avoir une cause agente pour autant qu’il a
l’être. Donc, bien que les êtres mathématiques aient une cause agente, ce n’est
pas selon la relation qu’ils ont à cette cause agente qu’ils sont considérés
par le mathématicien. Et c’est pourquoi, dans les mathématiques, on ne démontre
rien par la cause agente.
Article 2 — La
matière première est-elle créée par Dieu ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car tout ce qui devient est
composé d’un substrat et de quelque chose d’autre, dit Aristote. Mais la
matière première n’a pas de substrat. Donc elle ne peut pas avoir été faite par
Dieu.
2. Activité et passivité sont antagonistes. Mais,
de même que le premier principe actif est Dieu, ainsi la matière est le
principe ultime de passivité. Donc Dieu et la matière première sont deux
principes opposés, et aucun des deux n’existe par l’autre.
3. Tout agent produit un effet qui lui ressemble.
Ainsi, puisque tout agent agit en tant qu’il est en acte, il s’ensuit que tout
ce qui est fait doit être d’une certaine manière en acte. Mais la matière
première, en tant que telle, est seulement en puissance. Il est donc contraire
à la notion de matière première d’avoir été faite.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “Tu as fait deux choses,
Seigneur ; l’une est proche de toi ”, c’est l’ange ; “ et l’autre est proche du
néant ”, c’est la matière première.
Réponse :
Les anciens philosophes sont entrés progressivement
et comme pas à pas dans la connaissance de la vérité. Au début, étant encore
grossiers, ils n’accordaient d’existence qu’aux corps perceptibles aux sens.
Ceux qui admettaient le mouvement de ces corps ne le considéraient que selon
des dispositions accidentelles comme la rareté et la densité, l’attraction et
la répulsion. Et comme ils supposaient que ces corps avaient une substance
incréée, ils attribuaient diverses causes à ces transformations accidentelles,
comme l’amitié, la discorde, l’intelligence, etc.
Progressant au-delà, d’autres distinguèrent par la
pensée la forme substantielle et la matière, qu’ils estimaient incréée ; et ils
découvrirent que les transmutations des corps se faisaient selon les formes
essentielles. Et ils leur attribuaient des causes plus universelles, comme le
mouvement du soleil le long de l’écliptique selon Aristote, ou les idées pour
Platon.
Mais il faut remarquer que la forme donne à la
matière sa spécificité, de même qu’un accident qui s’ajoute à une substance
spécifique lui donne un mode d’être particulier, ainsi à l’homme d’être un
blanc. Les uns et les autres considèrent donc l’être sous un angle particulier,
soit en tant qu’il est celui-ci, soit en tant qu’il est tel. Et c’est ainsi
qu’ils attribuèrent aux choses des principes d’action particuliers.
Mais d’autres allèrent plus loin et s’élevèrent
jusqu’à la considération de l’être en tant qu’être, et ils considérèrent la
cause des choses non seulement selon qu’elles sont celles-ci ou qu’elles sont
de telle sorte, mais en tant qu’elles sont des êtres. Donc ce qui est cause des
choses en tant qu’elles sont des êtres doit être leur principe, non seulement
selon qu’elles sont telles par leurs formes accidentelles, ni selon qu’elles
sont cellesci par leurs formes substantielles, mais encore selon tout ce qui
appartient à leur être, de quelque façon que ce soit. Et c’est ainsi qu’il faut
affirmer que même la matière première est créée par la cause universelle des
êtres.
Solutions :
1. Dans ce texte, le Philosophe parle du mode
particulier de devenir, qui fait passer d’une forme à une autre, qu’elle soit
accidentelle ou substantielle. Mais nous parlons maintenant des choses selon
leur émanation à partir du principe universel de l’être. Or, de cette
émanation, la matière elle-même n’est pas exclue, bien qu’elle le soit du
premier mode de production.
2. La passivité dépend de l’activité. Aussi est-il
logique que le principe ultime de passivité soit l’effet du principe ultime
d’activité ; car l’imparfait a toujours le parfait pour cause. Il faut en effet
que le premier principe, d’après Aristote, soit absolument parfait.
3. Cet argument ne prouve pas que la matière ne
serait pas créée, mais qu’elle n’est pas créée sans forme. Car, bien que tout
ce qui est créé soit en acte, il n’est pas acte pur. Aussi faut-il que tout ce
qui est en lui principe passif soit créé, si tout ce qui appartient à son être
est créé.
Article 3 — Dieu
est-il la cause exemplaire des choses ?
Objections :
1. Il semble que la cause exemplaire soit autre
chose que Dieu. Car toute reproduction ressemble à son modèle. Mais les
créatures sont très loin de ressembler à Dieu. Dieu n’est donc pas leur cause
exemplaire.
2. Tout ce qui existe par participation se ramène à
quelque chose qui existe par soi-même, comme la chaleur par rapport au feu,
ainsi qu’on l’a dit. Mais tout ce qu’il y a dans les choses sensibles n’existe
qu’en participant d’une espèce donnée. Ce qui le montre bien, c’est que dans
aucun être matériel on ne trouve seulement ce qui appartient à sa spécificité,
mais que des principes d’individuation s’ajoutent aux principes spécifiques. Il
faut donc admettre des spécificités existant par soi comme l’homme par soi, le
cheval par soi, etc. C’est cela qu’on appelle des exemplaires. Il y a donc des
exemplaires qui existent en dehors de Dieu.
3. Les sciences et les définitions portent sur ce
qui est spécifique, et non pas sur les particularités : le particulier n’est
pas objet de science ou de définition. Il y a donc des êtres et des espèces non
singuliers. Ce sont des modèles. On est ramené à l’objection précédente.
4. Denys dit la même chose : “ Ce qui est être par
soi est antérieur à ce qui est vie en soi et à ce qui est sagesse en soi. ”
En sens contraire,
l’exemplaire ou modèle est identique à l’idée. Mais
les idées, selon S. Augustin, sont des formes principes contenues dans
l’intelligence divine. Donc les exemplaires des choses ne sont pas hors de
Dieu.
Réponse :
Dieu est cause première exemplaire de toutes
choses.Pour en être persuadé, il faut considérer qu’un modèle est nécessaire à
la production d’une chose pour que l’effet reçoive une forme déterminée. En
effet, l’artisan produit dans la matière une forme déterminée à cause du modèle
qu’il observe, que ce modèle lui soit extérieur, ou bien qu’il soit
intérieurement conçu par son esprit. Or, il est manifeste que les choses
produites par la nature reçoivent une forme déterminée. Cette détermination des
formes doit être ramenée, comme à son premier principe, à la sagesse divine qui
a élaboré l’ordre de l’univers, lequel consiste dans la disposition
différenciée des choses. Et c’est pourquoi il faut dire que la sagesse divine
contient les notions de toutes choses, que précédemment nous avons appelées
idées, c’est-à-dire formes exemplaires existant dans l’intelligence divine.
Bien que celles-ci soient multiples, selon leur relation aux réalités, elles ne
sont pas réellement distinctes de l’essence divine, en tant que sa ressemblance
peut être participée de façon diverse par les divers êtres. Ainsi donc Dieu
lui-même est le premier modèle de tout.
On peut en outre dire de certains êtres créés
qu’ils sont des modèles pour d’autres, dans la mesure où ils se ressemblent,
soit selon la même espèce, soit selon l’analogie que produit une certaine
imitation.
Solutions :
1. Les créatures n’atteignent pas à une
ressemblance avec Dieu selon leur nature spécifique de la manière dont l’homme
engendré ressemble à celui qui l’a engendré. Cependant, elles atteignent à sa
ressemblance selon qu’elles réalisent ce que Dieu conçoit d’elles ; c’est ainsi
que la maison réalisée dans la matière ressemble à la maison conçue par
l’architecte.
2. Il appartient à la notion d’homme d’exister dans
la matière, et ainsi on ne peut trouver d’homme qui soit sans matière. Donc,
bien que l’homme existe par participation de l’espèce, on ne peut le référer à
quelque chose qui existerait par soi dans la même espèce, mais à une espèce qui
le dépasse, comme les substances séparées. Et il en est de même pour toutes les
autres réalités sensibles.
3. Bien que la science ou la définition ne
concernent que des êtres, il n’est pas nécessaire que les choses aient l’être
de la même manière que l’intelligence dans son acte de connaissance. Car nous,
par la vertu de l’intellect agent, nous abstrayons les espèces universelles
hors des conditions particulières ; mais cela n’oblige pas à ce que les
universaux subsistent en euxmemes en dehors des êtres particuliers, pour être
leur modèle.
4. Comme dit Denys, par “ vie en soi ” ou “ sagesse
en soi ” on nomme tantôt Dieu, tantôt les vertus que lui-même a données aux
choses, mais non pas des choses subsistantes comme l’entendaient les anciens.
Article 4 — Dieu
est-il la cause finale de toute chose ?
Objections :
1. Agir pour une fin semble être le fait de celui
qui a besoin de cette fin. Mais Dieu n’a besoin de rien. Donc il ne lui
convient pas d’agir pour une fin.
2. Selon Aristote la fin et la forme de la
génération, et d’autre part l’agent de cette génération, ne peuvent pas être
identiques, car la fin de la génération ce n’est pas son auteur mais son effet
dans l’engendré. Mais Dieu est le premier agent de toutes choses. Donc il n’en
est pas la cause finale.
3. Tout être désire sa fin. Mais tous ne désirent
pas Dieu, car beaucoup ne le connaissent pas. Donc Dieu n’est pas la fin de
tous.
4. La cause finale est la première des causes.
Donc, si Dieu est à la fois cause agente et cause finale, il s’ensuit qu’il y a
en lui succession temporelle. Ce qui est impossible.
En sens contraire,
il est dit dans les Proverbes (16,4 Vg) : “ Le
Seigneur a tout fait en vue de lui-même. ”
Réponse :
Tout agent agit en vue d’une fin, autrement il ne
résulterait de son action pas plus
une chose qu’une autre, si ce n’est par hasard. Or,
l’agent et le patient, en tant que tels, ont la même fin, mais à des titres
différents ; car c’est une même et unique chose que l’agent veut communiquer,
et que le patient veut recevoir. Il y a bien des êtres qui agissent et
pâtissent en même temps ; ce sont les agents imparfaits, car il leur convient
d’acquérir quelque chose même en agissant. Mais il n’appartient pas au premier
agent, qui est pur agent, d’agir pour acquérir une fin ; il veut seulement
communiquer sa perfection, qui est sa bonté. Et chaque créature entend obtenir
sa propre perfection, qui est une ressemblance de la perfection et de la bonté
divines. Ainsi donc la bonté divine est la fin de toutes choses.
Solutions :
1. Agir par indigence est le propre de l’agent
imparfait à qui il est naturel d’agir et de pâtir. Mais cela ne convient pas à
Dieu. Et c’est pourquoi lui seul est absolument libéral, car il n’agit pas pour
son avantage mais seulement en vue de sa bonté.
2. La forme de l’être engendré n’est la fin de la
génération que parce que cette forme est une ressemblance de la forme de celui
qui engendre, lequel veut transmettre sa ressemblance. Autrement la forme de
l’engendré serait plus noble que celui qui engendre, puisque la fin est plus
noble que les moyens qui y conduisent.
3. Tout être désire Dieu comme sa fin lorsqu’il
désire n’importe quel bien, que ce soit par un désir intelligent, par un désir
sensible, ou par un désir de nature, lequel est étranger à la connaissance ;
car rien n’a raison de bien et de désirable sinon en tant qu’il participe d’une
ressemblance avec Dieu.
4. Parce que Dieu est cause efficiente, exemplaire
et finale de toutes choses, et parce que la matière première vient de lui, il
s’ensuit que le premier principe de toutes choses est unique en réalité. Mais
rien n’empêche d’envisager en lui, par la raison, plusieurs causalités dont
certaines précèdent les autres dans notre intelligence.
QUESTION 45 — LA MANIÈRE DONT LES CHOSES ÉMANENT DU
PREMIER PRINCIPE
C’est ce qu’on appelle la création.
1. Qu’est-ce que la création ? 2. Dieu peut-il
créer quelque chose ? 3. La création est-elle un être dans la nature des choses
?
Article 1 —
Qu’est-ce que la création ?
Objections :
1. Il semble que créer ne soit pas faire quelque
chose de rien. S. Augustin dit en effet : “ On fait ce qui n’existait
absolument pas. On crée en constituant quelque chose que l’on tire de ce qui
existait déjà. ”
2. La valeur de l’action et du mouvement est
estimée à partir de leurs termes. Or, l’action la plus noble est celle qui va
du bien au bien et de l’être à l’être, plutôt que celle qui va de rien à
quelque chose. Mais la création apparaît comme l’action la plus noble et la
première de toutes les actions. Donc elle ne consiste pas à aller du néant à
l’être, mais plutôt de l’être à l’être.
3. Cette préposition “ de ” implique un rapport de
causalité, surtout de causalité matérielle, comme lorsque nous disons qu’une
statue est faite “ de ” bronze. Mais rien ne peut être la matière de l’être, ni
en être cause d’aucune manière. Donc créer n’est pas faire quelque chose de
rien.
En sens contraire,
sur le premier verset de la Genèse : “ Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre ”, la Glose dit que créer est faire
quelque chose de rien.
Réponse :
Comme on l’a dit plus haut, il ne faut pas
considérer seulement l’émanation d’un être particulier à partir d’un agent
particulier, mais aussi l’émanation de tout l’être à partir de la cause
universelle, qui est Dieu ; et c’est cette émanation-là que nous désignons par
le mot de création. Or, ce qui procède d’autre chose par mode d’émanation
particulière n’est pas présupposé à cette émanation ; par exemple, là où un
homme est engendré, il n’y avait pas d’homme auparavant, mais l’homme vient de
ce qui n’est pas homme, et le blanc de ce qui n’est pas blanc. Ainsi, lorsque
l’on considère l’émanation de tout l’être universel à partir du premier
principe, il est impossible qu’un être soit présupposé à cette émanation. Or, “
rien ” signifie “ aucun être ”. Donc, ainsi que la génération d’un homme a pour
point de départ ce non-être particulier qu’est le non-homme, de même la
création, qui est une émanation de tout l’être, vient de ce non-être qui est le
néant.
Solutions :
1. S. Augustin emploie le mot “ création” d’une
manière équivoque, selon que l’on qualifie de créés les êtres qui passent à une
forme supérieure, comme on dit “ créer” un évêque. Mais ce n’est pas en ce sens
que nous parlons ici de création, on vient de le dire.
2. Les changements ne tirent pas leur nature et
leur dignité du terme de départ, mais du terme d’arrivée. Un changement est
d’autant plus parfait et primordial que le terme auquel il aboutit est lui-même
plus noble et plus primordial. C’est ainsi que, comme telle, la génération est
plus noble et plus primordiale que l’altération, pour ce motif que la forme
substantielle est plus noble que la forme accidentelle ; cependant, la
privation de la forme substantielle, qui est le terme de départ de la
génération, est plus imparfaite que le contraire, qui est le terme de départ de
l’altération. De la même manière, la création l’emporte en noblesse et en
priorité sur la génération et l’altération, parce que son terme d’arrivée est
toute la substance de la chose. Or ce que l’esprit conçoit comme point de
départ est le non-être absolu.
3. Lorsque l’on dit que quelque chose est fait “ de
” rien, la préposition “ de ” ne désigne pas la cause matérielle mais une
simple succession, comme lorsque l’on dit : Du matin naît le midi, c’est-à-dire
que celui-ci succède au matin. Toutefois il faut comprendre que cette
préposition “ de ” peut ou bien inclure la négation impliquée dans le fait que
je dis “ rien ”, ou bien être incluse en lui. Dans le premier cas, l’idée
d’ordre est affirmée, et l’on marque l’ordre de succession à partir du non-être
qui précédait. Si, au contraire, la négation inclut la préposition, alors
l’ordre de succession est nié, et le sens est : telle chose est faite de rien,
c’est-à-dire : Elle n’est pas faite de quelque chose ; comme si l’on disait :
Cet homme ne parle de rien, parce qu’il ne parle pas de quelque chose. Or ces
deux sens sont vérifiés lorsque l’on dit que quelque chose est fait de rien.
Mais dans le premier cas, “ de ” implique une succession, comme on vient de
l’expliquer ; dans le second cas, il implique le rapport à une cause
matérielle, qui est niée.
Article 2 — Dieu
peut-il créer quelque chose ?
Objections :
1. Il ne semble pas que Dieu puisse créer quelque
chose. Car, selon Aristote, les philosophes anciens admirent comme un axiome
universel que du néant rien ne peut sortir. Or, la puissance de Dieu ne s’étend
pas à ce qui est contraire aux premiers principes ; ainsi ne peut-il pas faire
que le tout ne soit pas plus grand que la partie, ou que l’affirmation et la
négation soient vraies en même temps. Donc il ne peut pas faire quelque chose
de rien, ce qui est créer.
2. Si créer c’est faire quelque chose de rien, être
créé c’est devenir quelque chose. Mais tout devenir est un changement. Donc la
création est un changement. Mais tout changement se fait dans un sujet, comme
le montre cette définition du mouvement : l’acte de ce qui existe en puissance.
Donc il est impossible que quelque chose soit fait de rien par Dieu.
3. Ce qui est fait est nécessairement fait à un
moment donné. Mais on ne peut pas dire que ce qui est créé se fasse et ait été
fait au même moment ; car, dans les choses permanentes, ce qui devient n’existe
pas, et ce qui est devenu existe à présent, autrement, quelque chose existerait
et n’existerait pas au même moment. Donc, si quelque chose devient, sa
production précède ce qu’il est devenu. Mais cela ne peut être sans la
préexistence d’un sujet qui porte ce devenir. Donc il est impossible que
quelque chose soit fait de rien.
4. On ne peut parcourir une distance infinie. Mais
il y a une distance infinie entre l’être et le rien. Il est donc impossible que
quelque chose soit fait de rien.
En sens contraire,
on lit dans la Genèse : “ Au commencement, Dieu
créa le ciel et la terre. ” Et la Glose dit alors que créer, c’est faire
quelque chose de rien.
Réponse :
Non seulement il n’est pas impossible que Dieu crée
quelque chose, mais il est nécessaire d’affirmer que tout a été créé par Dieu,
comme on le déduit de ce qui précède. Car, celui qui fait quelque chose à
partir de quelque chose d’autre, le fait à partir de ce qui est présupposé à
son action, et n’est pas produit par elle. Ainsi l’artisan opère à partir
d’éléments naturels, comme le bois et le bronze, qui ne sont pas produits par
son action, mais par l’action de la nature. La nature elle-même produit les
réalités naturelles quant à leur forme, mais elle présuppose la matière. Donc,
si Dieu agissait seulement à partir d’un élément présupposé à son action, cet élément
ne serait pas causé par lui. Or, on a montré plus haut que rien ne peut être
dans les étants qui ne vienne de Dieu, cause universelle de tout l’être. Il est
donc nécessaire de dire que c’est à partir de rien que Dieu produit les choses
dans l’être.
Solutions :
1. On a déjà vu que les philosophes anciens n’ont
considéré que l’émanation des effets particuliers à partir de causes
particulières, auxquelles il est nécessaire de présupposer quelque chose qui
précède leur action. D’où leur axiome que rien ne peut sortir de rien. Mais
cela ne s’applique pas à l’émanation première à partir du principe universel
des choses.
2. La création n’est pas un changement, si ce n’est
selon notre mode de concevoir. Car il appartient à la raison de changement
qu’un même être se comporte de façon différente maintenant et auparavant. Dans
certains cas, c’est le même être en acte qui a changé, comme dans les
changements selon la qualité, la quantité et le lieu ; dans d’autres cas, c’est
seulement le même être en puissance, comme dans les mutations selon la
substance dont le sujet est la matière. Mais dans la création, qui produit
toute la substance des choses, on ne peut saisir aucun élément identique qui
diffère maintenant de l’état antérieur, si ce n’est seulement pour l’intelligence
; ainsi nous comprenons qu’une chose n’existait nullement d’abord, et
qu’ensuite elle existe. Mais puisque activité et passivité se fondent dans la
réalité commune du mouvement, et ne diffèrent que selon des relations diverses,
dit Aristote, il s’ensuit forcément que, si l’on écarte le mouvement, il ne
reste que des relations diverses dans l’être qui crée et dans celui qui est
créé. Mais comme la manière de comprendre conditionne la manière de s’exprimer,
la création est présentée à la manière d’un changement, et c’est pourquoi l’on
dit que créer c’est faire quelque chose de rien. Cependant les termes “ faire ”
et “ être fait ” sont ici mieux adaptés que “ changer” et “ être changé ”, car
“ faire ” et “ être fait ” impliquent une relation de cause à effet et d’effet
à cause, tandis que l’idée de changement ne s’y joint que par voie de
conséquence.
3. Dans les choses qui se font sans mouvement, le
devenir et le fait d’être devenu sont simultanés ; soit qu’une telle production
soit le terme du mouvement, comme l’illumination (car c’est en même temps
qu’une chose s’illumine et est illuminée), soit qu’elle demeure étrangère au
mouvement, comme c’est simultanément que le verbe mental se forme en nous et
est déjà formé. Et dans ces choses, ce qui devient est. Mais quand on dit qu’il
devient, on veut dire qu’il existe par un autre, et qu’il n’existait pas
auparavant. Aussi, puisque la création est sans mouvement, c’est simultanément
qu’un être est en voie de création et a été créé.
4. Cette objection procède d’une fausse
imagination, comme s’il y avait, entre le néant et l’être, un intermédiaire
infini, ce qui est évidemment faux. Cette fausse imagination vient elle-même de
ce que la création est présentée dans le langage comme une certaine mutation
entre deux termes.
Article 3 — La
création est-elle quelque chose dans la créature ?
Objections :
1. De même que la création envisagée passivement
est attribuée à la créature, de même la création envisagée activement est
attribuée au Créateur. Mais elle n’est pas quelque chose dans le Créateur, car
il s’ensuivrait alors qu’il y aurait en Dieu quelque chose de temporel. Donc,
la création passivement prise n’est pas quelque chose dans la créature.
2. Il n’y a aucune réalité intermédiaire entre le
créateur et la créature. Mais la création est présentée comme un intermédiaire
entre eux. Car elle n’est pas le Créateur, n’étant pas éternelle ; ni la
créature, car il faudrait pour cette même raison une autre création, par
laquelle elle serait créée, et ainsi à l’infini. La création n’est donc pas
quelque chose.
3. Si la création est quelque chose en dehors de la
substance créée elle-même, il faut qu’elle en soit un accident. Or tout
accident est dans un sujet. La chose créée serait donc le sujet de la création.
Et ainsi la même réalité serait le sujet de la création et son terme. Cela est
impossible, car le sujet est antérieur à l’accident et le conserve dans l’être
; tandis que le terme est postérieur à l’action ou à la passion dont il est le
terme, et dès qu’il existe, activité et passivité cessent. Donc la création
comme telle n’est pas une réalité.
En sens contraire,
c’est davantage d’être fait selon toute sa
substance que selon une forme substantielle ou accidentelle. Mais la
génération, au sens strict ou dérivé, par laquelle un être devient selon une
forme substantielle ou accidentelle, est quelque chose dans l’être
engendré.Donc, à bien plus forte raison, la création par laquelle un être est
fait selon toute sa substance, est quelque chose dans l’être créé.
Réponse :
La création pose quelque chose dans l’être créé
mais seulement selon la relation. En effet ce qui est créé ne se fait pas par
changement ou mutation. Car ce qui se fait par changement ou mutation se fait à
partir d’un terme préexistant ; c’est ce qui se passe pour les productions
particulières de certains êtres ; mais cela ne peut arriver pour la production
de tout l’être par la cause universelle de tous les êtres, qui est Dieu. Aussi
Dieu, en créant, produit les choses sans changement. Lorsqu’on retire du changement
l’action et la passion, il ne reste rien d’autre que la relation, comme on
vient de le dire. Aussi faut-il que dans la créature la création ne soit pas
autre chose qu’une relation au Créateur, en tant qu’il est le principe de son
être ; de même que dans la passion, qui existe dans le mouvement, est impliquée
une relation au principe du changement.
Solutions :
1. La création entendue activement signifie
l’action divine, qui est son essence, avec une relation à la créature. Mais la
relation à la créature, en Dieu, n’est pas réelle mais seulement de raison.
Tandis que la relation de la créature à Dieu est une relation réelle, comme on
l’a dit en traitant des Noms divins.
2. Parce que la création est signifiée comme une
mutation, ainsi qu’on vient de le dire, et que la mutation est un intermédiaire
entre le principe moteur et l’objet mû, la création, elle aussi, est présentée
comme un intermédiaire entre le Créateur et la créature. Cependant la création
passivement prise est dans la créature, et elle est créature. Mais cela n’exige
pas qu’elle soit créée par une autre création ; car les relations, du fait que
leur être même consiste dans un rapport à autre chose, ne lui sont pas référées
par d’autres relations, mais par elles-mêmes, comme on l’a déjà dit en traitant
de l’égalité des Personnes divines.
3. Présentée comme un changement, la création a
pour terme la créature. Mais selon qu’elle est en réalité une relation, la
créature est son sujet et la précède dans l’existence, comme le sujet précède
l’accident. Mais elle a un autre titre de
priorité, en raison de l’objet auquel elle se
réfère, et qui est le principe de la créature. Mais cela n’implique pas que
l’on dise de la créature qu’elle est en voie d’être créée, aussi longtemps
qu’elle existe, car la création implique relation de la créature au Créateur,
avec l’idée de nouveauté, ou de commencement.
Article 4 — A
quels êtres appartient-il d’être créés ?
Objections :
1. Il semble qu’être créé ne soit pas le propre des
êtres composés et subsistants. Il est dit en effet dans le Livre des Causes :“
La première des choses créées, c’est l’être. ” Mais l’être de la chose créée
n’est pas subsistant. Donc la création n’appartient pas, à proprement parler,
aux réalités subsistantes et composées.
2. Les êtres sont créés à partir de rien. Or les
êtres composés ne viennent pas de rien, mais de leurs composants. Donc il ne
leur convient pas d’être créés.
3. Ce qui est produit comme tel par une première
émanation, préexiste à une seconde : ainsi, une chose naturelle, produite par
une génération naturelle, est présupposée aux travaux des hommes. Mais ce qui
est présupposé à la génération naturelle, c’est la matière. Donc c’est la
matière qui est créée à proprement parler, et non le composé.
En sens contraire,
il est dit au début de la Genèse : “ Au
commencement, Dieu créa le ciel et la terre. ” Or le ciel et la terre sont des
réalités composées et subsistantes. C’est donc de telles réalités qui sont
proprement objets de création.
Réponse :
Etre créé, c’est en quelque manière devenir, on
vient de le voir. Or, le devenir est ordonné à l’être. Donc, les êtres auxquels
il convient proprement de devenir et d’être créés sont ceux auxquels il
convient d’être. Et cela convient à proprement parler aux sujets subsistants,
qu’ils soient simples, comme les substances séparées, ou qu’ils soient
composés, comme les substances matérielles. En effet, l’être convient
proprement à ce qui possède l’être et qui subsiste dans son être. Tandis que
les formes, les accidents et autres entités semblables sont appelées des étants
non pas parce qu’ils existent en eux-mêmes, mais parce qu’ils appartiennent à
un autre ; ainsi la blancheur est-elle appelée un étant parce que son sujet est
blanc. Aussi, selon le Philosophe, on parle de l’accident avec plus de
propriété en l’appelant quelque chose de l’être plutôt qu’un être. Ainsi donc,
les accidents, les formes, etc., parce qu’ils ne subsistent pas, sont des
cœxistants plutôt que des êtres, et on doit les dire concréés plutôt que créés.
Ce qui est proprement créé, ce sont les choses subsistantes.
Solutions :
1. Lorsque l’on dit que la première des choses
créées est l’être, ce mot ne concerne pas le sujet créé mais la raison propre
sous laquelle la création atteint son objet. Car un être est dit créé non du
fait qu’il est tel être, mais du fait qu’il est un être, puisque la création
est l’émanation de tout l’être à partir de l’être universel, comme on l’a dit.
On parlerait de la même façon si l’on disait que le premier objet de la vue est
la couleur, bien que ce qui est vu à proprement parler soit un objet coloré.
2. La création ne désigne pas la constitution de la
chose composée à partir de ses principes préexistants ; mais on dit que le
composé est créé parce qu’il est produit dans l’être avec tous ses éléments
constitutifs.
3. Cet argument ne prouve pas que la matière seule
soit créée, mais que la matière n’existe que par création. Car la création est
la production de tout l’être, et non pas seulement de la matière.
Article 5 —
Appartient-il à Dieu seul de créer ?
Objections :
1. Il semble que non. Car, selon le Philosophe, un
être est parfait quand il peut produire un être qui lui ressemble. Mais les
créatures immatérielles sont plus parfaites que les créatures matérielles, qui
peuvent produire un être semblable à elles, car le feu engendre le feu, et
l’homme engendre un homme. Donc la substance immatérielle peut produire une
substance semblable à elle. Mais une substance immatérielle ne peut être faite
que par création, puisqu’il n’y a pas de matière dont elle serait faite. Donc
certaines créatures peuvent créer.
2. Plus il y a de résistance de la part de ce qui
est fait, plus celui qui le fait doit avoir de pouvoir. Mais le contraire
résiste plus que le néant. Donc il faut plus de force pour faire quelque chose
à partir de son contraire ce que fait pourtant la créature que pour faire
quelque chose de rien. Donc certaines créatures peuvent créer.
3. Le pouvoir de celui qui fait quelque chose
s’évalue en proportion de ce qui est fait. Mais l’être créé est fini, comme on
l’a prouvé lorsqu’on traitait de l’infinité de Dieu ". Donc, pour produire
par création quelque chose de créé, il suffit d’un pouvoir limité. Mais avoir
un pouvoir limité n’est pas contraire à la notion de créature. Donc il n’est
pas impossible qu’une créature crée.
En sens contraire,
il y a ce que dit S. Augustin : “ Ni les bons ni
les mauvais anges ne peuvent être les créateurs de quoi que ce soit. ” Donc
beaucoup moins encore les autres créatures.
Réponse :
Il apparaît assez au premier regard, d’après ce qui
précède, que créer ne peut être l’action propre que de Dieu seul. Il faut en
effet ramener les effets les plus universels aux causes les plus universelles
et les plus primordiales. Or, parmi tous les effets, le plus universel est
l’être lui-même. Aussi faut-il qu’il soit l’effet propre de la cause première
et absolument universelle, qui est Dieu. C’est pourquoi on dit aussi dans le
Livre des Causes, que ni une intelligence, ni une âme, malgré sa noblesse, ne
donne l’existence, sinon en tant qu’elle opère par l’opération divine. Produire
l’être absolument, et non en tant qu’il est celui-ci ou qu’il est tel, cela
relève de la raison même de création. Aussi est-il manifeste que la création
est l’action propre de Dieu lui-même.
Mais il arrive qu’un être participe de l’action
propre d’un autre, non par son pouvoir, mais par manière d’instrument, en tant
qu’il agit par le pouvoir de cet autre ; ainsi l’air est capable, par le
pouvoir du feu, de chauffer et de brûler. Ceci a conduit certains penseurs à
estimer que, bien que la création soit l’effet propre de la cause universelle,
certaines causes inférieures, en tant qu’elles agissent par la vertu de la
cause première, peuvent créer. Et c’est ainsi qu’Avicenne a prétendu que la
première substance séparée, créée par Dieu, en crée une autre après elle, puis
la substance de l’orbe du ciel, avec son âme ; et que la substance de l’orbe du
ciel crée ensuite la matière des corps inférieurs. De la même manière, le
Maître des Sentences assure que Dieu peut communiquer à la créature la
puissance de créer, de telle sorte qu’elle crée par délégation, non de sa
propre autorité.
Mais cela est impossible. Car une cause seconde
instrumentale ne participe de l’action de la cause supérieure que dans la
mesure où, par un effet qui lui est propre, elle agit par manière de
disposition pour produire l’effet de l’agent principal. Donc, si elle ne
faisait rien selon ce qui lui est propre, il serait inutile de l’employer, et
il n’y aurait pas besoin de choisir des instruments déterminés pour produire
des actions déterminées. Ainsi nous voyons qu’une hache, en coupant le bois,
fait ce qu’elle tient de sa forme propre, et produit la forme d’un banc, qui
est l’effet propre de l’agent principal. Or, ce qui est l’effet propre de Dieu
qui crée, c’est ce qui est présupposé à tous les autres effets, à savoir l’être
pris absolument. Aussi aucun autre être ne peut-il rien opérer par manière de
disposition et d’instrument en vue de cet effet, puisque la création ne se fait
à partir de rien de présupposé qui pourrait être disposé par l’action de
l’agent instrumental. Ainsi donc il est impossible qu’il convienne à aucune
créature de créer, ni par sa vertu propre, ni par sa vertu instrumentale, ni à
titre ministériel.
Et il est particulièrement absurde de dire qu’un
corps puisse créer ; car un corps n’agit sinon par contact et motion ; aussi
son action requiert quelque chose de préexistant à son action, qui puisse être
touché ou mû, ce qui est contraire à la notion de création.
Solutions :
1. Un être parfait qui participe d’une certaine
nature produit un être semblable à lui, non en produisant cette nature prise
absolument, mais en l’appliquant à quelque chose. Car l’homme que voici ne peut
être la cause de la nature humaine prise absolument, parce qu’il serait alors
cause de lui-même ; mais il est cause que la nature humaine existe dans cet
homme qu’il a engendré. Et ainsi présuppose-t-il à son action la matière
déterminée par laquelle il est cet hommeci. Mais, de même que cet homme-ci
participe de la nature humaine, de même tout être créé participe, si j’ose
dire, de la nature de l’être ; car Dieu seul est son être, comme on l’a déjà
dit. Donc aucun être créé ne peut produire aucun être pris absolument, sinon en
tant qu’il cause l’être dans cet êtreci ; et ainsi faut-il que ce par quoi
quelque chose est cet êtreci soit compris comme antérieur à l’action qui
produit un être semblable à lui. Mais, dans une substance immatérielle, on ne
peut concevoir ce qui l’individualise comme antérieur à elle, parce que ce qui
l’individualise c’est sa forme, qui lui donne l’être, puisqu’il s’agit de
formes subsistantes. Donc une substance immatérielle ne peut produire une autre
substance immatérielle semblable à elle, quant à son être ; elle peut seulement
produire une perfection surajoutée, par exemple si l’on disait, avec Denys, que
l’ange supérieur illumine l’ange inférieur. C’est en ce sens qu’il y a de la
paternité jusque dans le ciel, selon la parole de l’Apôtre (Ep 3,15) : (Dieu) “
de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom. ” Par là encore
il apparaît avec évidence que nul être créé ne peut causer quelque chose sans
une réalité préexistante, ce qui exclut l’idée de création.
2. Si quelque chose est produit à partir de son
contraire, c’est par accident, dit le Philosophe. Par soi il naît du sujet où
il se trouvait en puissance. Donc le contraire résiste à l’agent, en ce sens
qu’il empêche la puissance d’accéder à l’acte auquel l’agent s’efforce d’amener
la matière : ainsi le feu entend amener l’eau à un acte semblable au sien, et
il en est empêché par la forme et les dispositions contraires, qui entravent en
quelque sorte la puissance pour qu’elle ne passe pas à l’acte. Et plus la
puissance est liée, plus l’agent doit avoir de force pour amener la puissance à
l’acte ; aussi faut-il une force beaucoup plus grande dans l’agent si nulle
puissance ne préexiste. Ainsi donc il est évident qu’il faut beaucoup plus de
force pour faire quelque chose de rien, que pour le faire de son contraire.
3. Le pouvoir d’un agent ne se mesure pas seulement
à la substance de ce qui est fait, mais encore à la manière de le faire ; car
une plus grande chaleur chauffe non seulement davantage, mais plus rapidement.
Donc, bien que causer un effet fini ne manifeste pas une puissance infinie,
cependant causer cet effet à partir de rien manifeste une puissance infinie.
Cela découle de la solution qui précède. Si en effet il faut à l’agent une
force d’autant plus grande que la puissance est plus éloignée de l’acte, l’agent
qui opère sans aucune puissance préalable, comme c’est le cas du créateur, doit
avoir un pouvoir infini. Car il n’y a pas de proportion entre ce qui n’a aucune
puissance et la puissance que présuppose le pouvoir de tout agent naturel,
elles sont entre elles comme entre le non-être et l’être. Et puisque aucune
créature n’a l’intimité de la puissance pas plus qu’elle n’a l’intimité de
l’être, comme on l’a prouvé antérieurement, il reste qu’aucune créature ne peut
créer.
Article 6 — Créer
est-il commun à toute la Trinité, ou propre à l’une des Personnes divines ?
Objections :
1. Il semble que créer soit propre à l’une des
Personnes. En effet, ce qui est premier est cause de ce qui est second, et le
parfait est cause de l’imparfait. Mais la procession d’une Personne divine est
antérieure à la procession de la créature, et elle est plus parfaite, parce que
la Personne divine procède de manière à ressembler parfaitement à son principe,
tandis que la créature ressemble imparfaitement au sien. Donc les processions des
Personnes divines sont la cause de la procession des créatures. Et ainsi créer
est le propre de la Personne.
2. Les Personnes divines ne se distinguent que par
leurs processions et leurs relations. Donc tout ce qui est attribué de manière
différente aux Personnes divines leur convient selon leurs processions et leurs
relations. Mais la causalité à l’égard des créatures est attribuée diversement
aux Personnes divines ; car, dans le Symbole de Nicée, on attribue au Père
d’être le Créateur de l’univers visible et invisible ; on attribue au Fils que
“ par lui tout a été fait ” ; mais à l’Esprit Saint, qu’il est Seigneur et
qu’il donne la vie. Donc la causalité à l’égard des créatures convient aux
Personnes selon leurs processions et relations.
3. Si l’on dit que la causalité à l’égard de la
créature se prend selon quelque attribut essentiel qui est approprié à l’une
des personnes, cela ne paraît pas suffisant. Car tout effet divin est causé par
n’importe quel attribut essentiel, la puissance, la bonté et la sagesse ; et il
ne convient pas davantage à l’un qu’à l’autre. Donc on ne devrait pas attribuer
un mode déterminé de causalité à une Personne plutôt qu’à une autre, à moins
qu’on ne prenne les relations et les processions comme point de départ de la
distinction à établir.
En sens contraire,
Denys affirme que les noms qui concernent la
causalité sont communs à toute la divinité.
Réponse :
Créer, c’est proprement causer ou produire l’être
des choses. Puisque tout agent produit un être semblable à lui, le principe de
l’action peut se juger à partir de son effet : ainsi le feu engendre le feu. Et
c’est pourquoi créer convient à Dieu selon son être, lequel est son essence,
commune aux trois Personnes. Aussi créer n’est-il pas propre à l’une des
Personnes, mais commun à toute la Trinité.
Cependant, les Personnes divines, selon la raison
de leur procession, ont une causalité à l’égard de la création des choses.
Comme on l’a montré antérieurement, en traitant de la science et de la volonté
de Dieu, Dieu est cause des choses par son intelligence et sa volonté, comme il
en est de l’artisan pour les produits de son art. Or l’artisan opère d’après le
verbe conçu dans son intelligence, et par l’amour que sa volonté porte à son
œuvre. Aussi Dieu le Père a-t-il produit la créature par son Verbe, qui est le
Fils ; et par son Amour, qui est l’Esprit Saint. De la sorte, les processions
des Personnes sont la raison de la production des créatures, en tant qu’elles
incluent les attributs essentiels que sont la science et la volonté.
Solutions :
1. On vient de dire que les processions des
Personnes divines sont cause de la création.
2. La nature divine, bien qu’elle soit commune aux
trois Personnes, leur convient cependant dans un certain ordre, en tant que le
Fils reçoit du Père la nature divine, et que l’Esprit Saint la reçoit de tous
deux. De même aussi, le pouvoir de créer, bien qu’il soit commun aux trois
Personnes, leur convient dans un certain ordre, car le Fils la tient du Père,
et le Saint-Esprit du Père et du Fils. Aussi attribue-t-on le nom de Créateur
au Père, comme à celui qui ne tient pas d’un autre le pouvoir créateur. Du
Fils, on dit que tout a été fait par lui, en tant qu’il a le même pouvoir, mais
reçu d’un autre, car la préposition “ par ” désigne ordinairement une cause
intermédiaire, ou un principe découlant lui-même d’un principe. Quant à
l’Esprit Saint, qui tient ce même pouvoir des deux autres Personnes, on lui
attribue de gouverner et de vivifier, comme Seigneur, ce que le Père a créé par
le Fils.
On peut encore trouver une raison générale de cette
attribution selon la façon dont les attributs essentiels sont appropriés aux
trois Personnes. Comme on l’a vu précédemment, on approprie au Père la
puissance, qui se manifeste surtout dans la création, et c’est pourquoi on
attribue au Père d’être le Créateur. Au Fils on approprie la sagesse, par
laquelle tout agent intelligent opère, et c’est pourquoi on dit de lui : “ par
qui tout a été fait ”. Enfin on approprie la bonté au Saint-Esprit, et c’est à
elle qu’il revient de gouverner en conduisant les choses aux fins qui leur sont
dues, et de donner la vie, parce que celle-ci consiste en une sorte de
mouvement interne et que ce qui donne d’abord le mouvement, c’est la fin et le
bien.
3. Il est vrai que tout effet venant de Dieu
procède de n’importe lequel de ses attributs. Néanmoins, chacun de ses effets
se ramène à cet attribut avec lequel il a de l’affinité selon sa raison propre.
Ainsi on attribue l’ordonnance des choses à la sagesse divine, la justification
de l’impie à la miséricorde et à la bonté qui se diffuse surabondamment. Quant
à la création, qui est la production de la substance même des choses, elle se
ramène à la puissance.
Article 7 — Y
a-t-il un vestige de la Trinité dans les êtres créés ?
Objections :
1. Il semble qu’il ne soit pas nécessaire de
trouver dans la création un vestige de la Trinité. Car tout être s’offre à
l’investigation par ses vestiges. Mais la Trinité des Personnes ne peut se
découvrir à partir des créatures, comme on l’a établi précédemment a. Donc il
n’y a pas de vestiges de la Trinité dans la création.
2. Tout ce qui se trouve dans la créature est créé.
Donc, si l’on trouve un vestige de la Trinité dans une créature en raison de
telle ou telle de ses propriétés, et si tout ce qui est créé offre un vestige
de la Trinité, il faudra qu’en chacune de ces propriétés on trouve un vestige
de la Trinité, et ainsi indéfiniment.
3. L’effet ne représente que sa cause. Mais la
causalité des créatures appartient à la nature commune de la Trinité, non aux
relations par lesquelles les Personnes se distinguent et se comptent. Donc on
ne trouve pas dans la créature un vestige de la Trinité, mais seulement de
l’unité de l’essence divine.
En sens contraire,
d’après S. Augustin, “ un vestige de la Trinité
apparaît dans la créature ”.
Réponse :
Tout effet représente de quelque manière sa cause,
mais diversement. Parfois l’effet représente seulement la causalité de la
cause, mais non sa forme. C’est ainsi que la fumée manifeste le feu, et une
telle représentation est appelée vestige ; car l’empreinte du pas manifeste le
mouvement de quelqu’un qui est passé, sans révéler sa nature. Mais un autre
effet représente la cause parce qu’il a une forme semblable à celle de cette
cause : le feu engendré représente le feu dont il est issu, et la statue de
Mercure représente celui-ci. Une telle représentation est une image.
Or les processions des Personnes divines ont lieu
selon les actes de l’intelligence et de la volonté, on l’a vu antérieurement ;
car le Fils procède comme Verbe de l’intelligence, et l’Esprit Saint comme
Amour de la volonté. Donc, dans les créatures douées de raison, qui ont
intelligence et volonté, on trouve une image de la Trinité parce qu’on trouve
en elles un verbe qui est conçu et un amour qui procède.
Mais en toutes les créatures on trouve une
représentation de la Trinité par mode de vestige en ce sens qu’on trouve en
elles quelque chose qu’il faut nécessairement rapporter aux Personnes divines
comme à leur cause. En effet, toute créature subsiste dans son être, possède
une forme qui détermine son espèce et a un ordre à l’égard d’autres êtres.
Donc, en tant que substance créée, elle représente sa cause et son principe, et
ainsi elle manifeste la personne du Père qui est un principe n’ayant pas de
principe. En tant qu’elle a une certaine forme et espèce, elle représente le
Verbe, car la forme de l’œuvre d’art vient de la conception de l’artiste. En
tant qu’ordonné à d’autres, elle représente l’Esprit Saint selon qu’il est
Amour, car l’ordre d’un effet à l’égard d’autre chose provient de la volonté du
Créateur.
C’est pourquoi S. Augustin dit qu’on trouve un
vestige de la Trinité en chaque créature, selon qu’elle est un être doté
d’unité, qu’elle est formée par quelque espèce, et qu’elle occupe un certain
rang. C’est à cela encore que se ramène cette triade : le nombre, le poids et
la mesure, dont parle le livre de la Sagesse (11,20) ; car la mesure se
rapporte à la substance d’une chose limitée par ses principes, le nombre à
l’espèce, le poids à l’ordre. A cela encore se ramène une autre triade proposée
par S. Augustin : le mode, l’espèce et l’ordre ; et encore cette autre : “ Ce
qui est constitué, ce qui est distingué, ce qui convient. ” En effet, une chose
est constituée par sa substance, elle est distinguée par sa forme, elle
convient à autre chose par son ordre. C’est ainsi qu’on peut unifier facilement
ces différentes catégories.
Solutions :
1. La représentation par mode de vestige se prend
selon les attributs appropriés ; par ce moyen on peut, à partir des créatures,
s’élever à la Trinité des Personnes, comme on vient de le dire.
2. La créature est au sens propre la réalité
subsistante, dans laquelle on peut trouver ces trois caractères. Il n’est pas
nécessaire de les trouver dans chacun des élément qui sont en elle, mais, selon
cette triple représentation, le vestige est attribué à la réalité subsistante.
3. Les processions des Personnes sont elles aussi,
d’une certaine façon, cause et raison de la création, de la manière qu’on a
dite.
Article 8 —
L’œuvre de la création se mêle-t-elle aux œuvres de la nature et de la volonté
?
Objections :
1. Il semble que la création se mêle aux œuvres de
la nature et de l’art. Dans toute opération de la nature ou de l’art il y a
production d’une certaine forme. Mais elle n’est pas produite à partir de
quelque chose, puisque la matière ne fait pas partie d’elle-même. Donc elle est
produite de rien. Et ainsi, dans toute production de la nature ou de l’art, il
y a création.
2. L’effet n’est pas plus puissant que sa cause. Mais
dans la nature tout être agit par sa forme accidentelle, active ou passive.
Donc aucune forme substantielle n’est produite par la nature. Il reste donc que
ce soit par création.
3. La nature produit un être semblable à elle. Mais
tout ce qui est engendré dans la nature ne l’est pas par un être semblable à
lui, comme on le voit chez les animaux engendrés par putréfaction. Donc leur
forme ne vient pas de la nature, mais de la création. Et il en est de même pour
les autres.
4. Ce qui n’est pas créé n’est pas une créature.
Donc, si la création n’est pas liée aux productions de la nature, il s’ensuivra
que les œuvres de la nature ne sont pas des créatures, ce qui est hérétique.
En sens contraire,
S. Augustin distingue l’œuvre de propagation, qui
est une œuvre de la nature, de l’œuvre de création.
Réponse :
Ce problème est soulevé à cause de la question
philosophique des formes. Certains philosophes ont pensé qu’elles n’avaient pas
pour principe l’action de la nature, mais qu’elles existaient auparavant dans
la matière, à l’état latent. Mais cette erreur est due à leur ignorance de la
matière, parce qu’ils ne savaient pas distinguer entre la puissance et l’acte :
parce que les formes préexistent en puissance dans la matière, ils ont pensé
qu’elles préexistent comme telles.
D’autres ont pensé que les formes sont données ou
causées par un agent séparé, par mode de création. Ainsi la création
s’ajouterait à toute opération de la nature. Mais cette erreur est due a leur
ignorance de la forme. Car ils n’ont pas pris garde que la forme naturelle d’un
corps n’est pas une réalité subsistante : elle est ce par quoi quelque chose
est. Aussi, puisque être fait, être
créé ne convient à proprement parler qu’à un être
subsistant, comme on l’a dit précédemment, les formes ne sont ni faites ni
créées, mais il leur revient d’être concréées. Ce qui est fait, à proprement
parler, par l’action de la nature, c’est l’être composé, fait à partir de la
matière. Aussi, dans les œuvres de la nature, la création ne s’immisce pas,
mais elle est présupposée à l’opération de la nature.
Solutions :
1. Les formes commencent à être en acte, lorsque le
composé est fait ; pour autant, elles ne sont pas faites par soi, mais
seulement par accident.
2. Dans la nature, les qualités actives agissent en
vertu des formes substantielles. Et c’est pourquoi l’agent naturel produit un
être qui lui ressemble non seulement selon la qualité, mais selon l’espèce.
3. Pour engendrer des animaux inférieurs, il suffit
d’un agent universel, qui est le pouvoir des corps célestes, auxquels ils sont
assimilés non selon l’espèce, mais selon une certaine analogie. Il n’est donc
pas nécessaire que leurs formes soient créées par un agent séparé. Mais quant à
la génération des animaux supérieurs, un agent universel ne suffit pas : il y
faut un agent propre, dont la génération est univoque.
4. L’opération de la nature présuppose toujours des
principes créés, et c’est ainsi que les produits de la nature sont appelés des
créatures.
QUESTION 46 — LE COMMENCEMENT DE LA DURÉE DES CRÉATURES
Logiquement, nous devons considérer maintenant le
commencement de la durée des créatures.
1. Les créatures ont-elles toujours existé ? 2.
Est-ce un article de foi qu’elles aient eu un commencement ? 3. En quel sens
dit-on : “ Au commencement Dieu a créé le ciel et la terre ? ”
Article 1 — Les
créatures ont-elles toujours existé ?
Objections :
1. Il semble que la totalité des créatures, qu’on
appelle le monde, n’a pas commencé, mais a existé éternellement. Car tout ce
qui a commencé d’exister, avant d’exister, devait avoir été possible ;
autrement il aurait été impossible qu’il soit fait. Si le monde a commencé
d’exister avant de commencer, il était possible qu’il existât. Mais ce qui a la
possibilité d’être, c’est la matière, qui est puissance à l’être que lui donne
la forme, et au non-être, qui vient de la privation. Donc, si le monde a
commencé, la matière a existé avant le monde. Mais la matière ne peut pas
exister sans forme, et la matière du monde avec sa forme, c’est le monde. Le
monde aurait donc existé avant de commencer d’être, ce qui est impossible.
2. Ce qui a la vertu d’exister toujours ne peut pas
tantôt exister et tantôt ne pas exister ; car une chose existe aussi longtemps
que dure son pouvoir d’exister. Mais toute chose incorruptible a la vertu
d’être toujours, car son pouvoir d’être n’est pas limité par un délai
déterminé. Donc aucune chose incorruptible ne peut exister dans un temps, et ne
pas exister dans l’autre. Mais tout ce qui commence d’exister existe dans un
temps et n’existe pas dans un autre. Donc aucune chose incorruptible n’a
commencé d’exister. Mais il y a dans le monde beaucoup de réalités
incorruptibles, comme les corps célestes et toutes les substances
intellectuelles. Donc le monde n’a pas commencé d’exister.
3. Ce qui n’est pas engendré n’a pas eu de
commencement. Mais le Philosophe déclare que la matière est inengendrée, et de
même le ciel. Donc la totalité des créatures n’a pas commencé d’exister.
4. Il y a vide là où il n’y a pas de corps, mais où
il est possible qu’il y en ait. Donc, si le monde a commencé d’exister, là où
il est maintenant il n’y avait pas de corps auparavant, et pourtant il pouvait
y en avoir un, autrement il n’y en aurait pas là maintenant. Donc, avant le
monde, il y a eu le vide, ce qui est impossible.
5. Rien ne commence nouvellement à être mû si ce
n’est par le fait que le moteur ou le mobile se comportent autrement que dans
l’état antérieur. Mais ce qui se modifie est maintenant autrement
qu’auparavant, il est mû. Donc, avant tout mouvement qui commence, il y a
quelque mouvement. Donc le mouvement a toujours existé. Donc aussi le mobile,
car le mouvement n’existe que dans un mobile.
6. Tout ce qui meut est ou bien naturel, ou bien
volontaire. Mais ni l’un ni l’autre ne commence à mouvoir sans un mouvement
préexistant. En effet, la nature opère toujours de la même manière. De ce fait,
s’il n’y a pas auparavant un changement soit dans la nature de ce qui meut,
soit dans le mobile, le moteur naturel ne commence pas à imprimer un mouvement
qui n’aurait pas existé auparavant. Quant à la volonté, elle peut, sans changer
elle-même, retarder l’exécution de ce qu’elle se propose ; mais cela se fait
toujours par quelque changement qu’on s’imagine, au moins de la part du temps
lui-même. Ainsi celui qui veut construire une maison demain, et non pas
aujourd’hui, attend que quelque chose se passe demain, qui n’existe pas
aujourd’hui ; pour le moins, il attend qu’aujourd’hui soit passé et que demain
arrive ; ce qui ne peut exister sans changement, puisque le temps est le nombre
du mouvement. On conclut donc qu’avant tout mouvement qui commence à nouveau,
il y a eu un autre changement. Ainsi on arrive à la conclusion de l’argument
précédent.
7. Ce qui est toujours à son commencement et
toujours à sa fin ne peut ni commencer ni finir ; parce que ce qui commence
n’est pas à sa fin ; et ce qui finit n’est pas à son commencement. Mais le
temps est toujours à son commencement et à sa fin ; car il n’y a rien dans le
temps en dehors de l’instant présent, qui est la fin du passé et le
commencement du futur. Donc le temps ne peut ni commencer ni finir et il en est
de même du mouvement, dont le temps est la mesure.
8. Dieu est antérieur au monde en nature, ou en
durée. Si c’est seulement en nature, puisque Dieu est éternel, le monde aussi
est éternel. S’il est antérieur par sa durée, comme l’avant et l’après dans la
durée constituent le temps, le temps aurait existé avant le monde, ce qui est
impossible.
9. Une fois posée la cause suffisante, l’effet est
posé, car la cause qui n’est pas suivie d’effet est une cause imparfaite, qui a
besoin d’un secours étranger pour que son effet se produise. Mais Dieu est la
cause suffisante du monde : cause finale en raison de sa bonté ; cause
exemplaire en raison de sa sagesse ; cause efficiente en raison de sa
puissance, comme on l’a fait voir précédemment.
Donc, puisqu’il est éternel, le monde aussi existe
depuis toujours.
10. Si l’action d’un être est éternelle, son effet
l’est aussi. Mais l’action de Dieu, identique à sa substance, est éternelle.
Donc le monde aussi est éternel.
En sens contraire,
le Christ dit en S. Jean (17, 5) : “ Et maintenant,
Père, glorifie-moi auprès de toi de la gloire que j’avais auprès de toi avant
que le monde fût. ” Et on lit dans le livre des Proverbes (8,22) : “ Le
Seigneur m’a créée, prémices de son œuvre, avant ses œuvres les plus
anciennes.”
Réponse :
Rien, en dehors de Dieu, n’a existé de toute
éternité. Et il n’est pas impossible de l’établir. On a montré précédemment que
la volonté de Dieu est la cause des choses. Donc un être n’est nécessaire que
s’il est nécessaire que Dieu le veuille, puisque la nécessité de l’effet dépend
de la nécessité de la cause, dit Aristote. Or, on a montré précédemment que, à
parler absolument, il n’est pas nécessaire que Dieu veuille autre chose que
lui-même. Il n’est donc pas nécessaire que Dieu veuille que le monde ait
toujours existé. Mais le monde n’existe que dans la mesure où Dieu le veut,
puisque l’existence du monde dépend de la volonté de Dieu comme de sa cause. Il
n’est donc pas nécessaire que le monde ait toujours existé et on ne peut pas le
prouver de manière démonstrative.
Les raisons qu’en donne Aristote ne sont pas de
véritables démonstrations. Ce sont des arguments pour réfuter les raisonnements
de philosophes anciens, qui affirmaient que le monde a commencé en employant
des procédés emplis de contradictions. Cela se manifeste de trois façons. Parce
qu’il présente pour commencer des opinions comme celles d’Anaxagore,
d’Empédocle et de Platon, pour les contredire. Ensuite parce que, chaque fois
qu’il traite ce sujet, il invoque le témoignage des anciens, ce qui n’est pas à
proprement parler une démonstration, mais l’établissement d’une présomption.
Enfin parce qu’il dit expressément qu’il y a des questions dialectiques pour
lesquelles nous n’avons pas de solution rationnelle, comme celle de savoir si
le monde est éternel.
Solutions :
1. Avant d’exister, le monde a été possible cette
possibilité n’est pas celle de la puissance passive, qui est celle de la
matière, mais celle de la puissance active de Dieu. Ou bien encore, il était
possible d’une possibilité absolue qui n’est pas rapportée à une puissance :
elle consiste dans le simple rapport de termes qui ne sont pas contradictoires
; c’est en ce sens que le possible s’oppose à l’impossible, comme le montre
Aristote.
2. Ce qui a le pouvoir d’exister toujours, du fait
qu’il possède ce pouvoir ne peut pas tantôt exister et tantôt ne pas exister ;
mais avant d’avoir cette vertu, il n’existait pas. C’est pourquoi cet argument
avancé par Aristote ne prouve pas absolument que les choses incorruptibles
n’ont pas commencé, mais qu’elles n’ont pas commencé de la manière habituelle
aux êtres engendrés et corruptibles.
3. Aristote prouve que “la matière n’est pas
engendrée ” pour ce motif qu’elle n’a pas de sujet à partir duquel elle
existerait. Il prouve aussi que le ciel n’est pas engendré parce qu’il n’a pas
de contraire d’où il pourrait être engendré Ces deux raisonnements prouvent
seulement que la matière et le ciel n’ont pas commencé par génération, comme
quelquesuns le soutenaient, principalement au sujet du ciel. Mais nous disons
que la matière et le ciel ont été produits dans l’être par création, comme ce
qui précède l’a prouvé.
4. Il ne suffit pas, pour définir le vide, de dire
qu’il n’y a rien en lui ; il est requis qu’il s’agisse d’un espace capable de
contenir un corps et qui n’en contient pas, comme le montre Aristote. Nous
disons, nous, qu’il n’y avait ni lieu ni espace avant le monde.
5. Le premier moteur s’est toujours comporté de la
même manière, mais non le premier mobile, parce qu’il a commencé d’être, alors
qu’auparavant il n’existait pas. Or, cela n’a pas été par un changement, mais
par la création, qui n’est pas un changement, comme on l’a dit précédemment. Il
est donc évident que cet argument avancé par Aristote vaut contre ceux qui
posaient des mobiles éternels, sans admettre un mouvement éternel ; on voit
cette opinion chez Anaxagore et chez Empédocle. Nous estimons, nous, que,
depuis que les mobiles ont commencé d’exister, le mouvement n’a jamais cessé.
6. Le premier agent est un agent volontaire. Et
bien qu’il ait eu la volonté éternelle de produire certain effet, il n’a pas
produit un effet éternel. Et il n’est pas nécessaire de poser au préalable un
changement, même pas par notre représentation du temps. En effet, il faut
concevoir autrement un agent particulier, qui présuppose une chose et en cause
une autre, et l’agent universel, qui produit tout. L’agent particulier produit
la forme et présuppose la matière ; aussi faut-il qu’il proportionne la forme à
la matière requise. Il est donc logique de considérer qu’il donne une forme à
telle matière et non pas à telle autre, en raison de la différence qu’il y a
entre diverses sortes de matières. Mais cette considération n’est pas
convenable pour Dieu, qui produit en même temps la forme et la matière et dont
on doit dire que lui-même produit une matière adaptée à la forme et à la fin.
Et de même l’agent particulier présuppose le temps,
comme il présuppose la matière. Aussi, logiquement, considère-t-on en lui qu’il
agit dans le temps postérieur, et non dans le temps antérieur, selon la
représentation du temps avec un avant et un après. Mais quand il s’agit de
l’agent universel, qui produit la chose et le temps, il n’y a pas à considérer
qu’il agisse maintenant et non avant, selon la représentation du temps qui
passe, comme si le temps était présupposé à son action. Nous devons considérer
qu’il a donné à son œuvre autant de temps qu’il a voulu, comme il lui a semblé
bon pour manifester sa puissance. En effet, le monde nous fait mieux connaître
la puissance divine du Créateur, s’il n’a pas toujours existé, plutôt que s’il
avait été éternel ; car il est manifeste que ce qui n’a pas toujours existé a
une cause, tandis que cela n’est pas aussi évident avec ce qui a toujours
existé.
7. Comme dit Aristote, l’avant et l’après sont dans
le temps selon qu’ils sont dans le mouvement. Aussi le commencement et la fin
doivent-ils être entendus pour le temps de la même manière que pour le
mouvement. A supposer l’éternité du mouvement, il est nécessaire que tout point
pris dans le mouvement soit le commencement et la fin de celui-ci. Mais cela
n’est pas nécessaire si le mouvement a commencé. Et la même analyse vaut pour
l’instant présent du temps. On voit ainsi que cette analyse de l’instant
présent envisagé comme le commencement et la fin du temps présuppose l’éternité
du temps et du mouvement. Aussi Aristote emploie-t-il cet argument contre ceux
qui posaient l’éternité du temps, tout en niant celle du mouvement.
8. Dieu est antérieur au monde en durée. Mais le
mot “ antérieur ” ne désigne pas une priorité de temps, mais la priorité de
l’éternité. Ou bien l’on peut dire qu’il désigne l’éternité d’un temps
imaginaire, qui n’existe pas réellement. De même, lorsque nous disons :
au-dessus du ciel il n’y a rien, le mot “ au-dessus ” ne désigne qu’un lieu
imaginaire, en ce sens qu’il est possible d’imaginer qu’on ajoute aux
dimensions du corps céleste d’autres dimensions.
9. De même que l’effet d’une cause agissant par
nature procède de cette cause selon le mode de sa forme, de même il suit la
volonté de l’agent libre selon la forme que cet agent a préalablement conçue et
définie, comme on l’a vu précédemment. Donc, bien que, de toute éternité, Dieu
eût été cause suffisante du monde, il n’en résulte pas qu’il ait produit le
monde autrement qu’en conformité avec son dessein décidé à l’avance,
c’est-à-dire que ce monde a commencé d’exister après le non-être, pour faire
connaître plus manifestement son auteur.
10. L’action une fois posée, l’effet en découle
selon l’exigence de la forme qui est le principe de l’action. Or, dans les
agents volontaires, ce qui a été conçu et défini préalablement a valeur de la
forme qui est le principe de l’action. Donc, de l’action éternelle de Dieu ne
découle pas un effet éternel, mais un effet tel que Dieu l’a voulu,
c’est-à-dire qui ait commencé d’être après le non-être.
Article 2 —
Est-ce un article de foi que le monde ait commencé ?
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas un article de foi,
mais la conclusion d’une démonstration. Car tout ce qui a été fait a un
commencement de sa durée. Mais on peut démontrer rationnellement que Dieu est
la cause efficiente du monde, ce que les philosophes qui font autorité ont
admis. Donc on peut prouver par voie de démonstration que le monde a commencé.
2. Si l’on doit dire nécessairement que le monde a
été fait par Dieu, c’est ou bien de rien, ou bien de quelque chose. Mais ce
n’est pas de quelque chose, car alors la matière du monde eût précédé le monde,
et contre cela sont valables les arguments d’Aristote établissant que le ciel
n’a pas été engendré. Il faut donc dire que le monde a été fait de rien. Et
ainsi il a l’existence après la non-existence. Il faut donc qu’il ait commencé
d’exister.
3. Tout être qui agit par intelligence opère à
partir d’un principe, comme on le voit dans toutes les œuvres de l’art. Mais
Dieu agit par son intelligence. Donc il opère à partir d’un principe. Donc le
monde, qui est son œuvre, n’a pas toujours existé.
4. Certains arts et le peuplement de certaines
régions ont commencé à des dates déterminées. Mais cela ne serait pas si le
monde avait toujours existé. Il est donc évident que le monde n’a pas toujours
existé.
5. Il est certain que rien ne peut s’égaler à Dieu.
Mais si le monde avait toujours existé, il serait égal à Dieu pour la durée. Il
est donc certain que le monde n’a pas toujours existé.
6. Si le monde a toujours existé, un nombre infini
de jours a précédé celui-ci. Mais on ne peut parcourir l’infini. Donc on ne
serait jamais parvenu au jour présent, ce qui est évidemment faux.
7. Si le monde a existé éternellement, la
génération a existé aussi éternellement. Donc un homme a été engendré par un
autre, et ainsi de suite à l’infini. Mais le père est la cause efficiente du
fils, selon Aristote. Donc, dans la chaîne des causes efficientes, on pourrait
remonter à l’infini, argument rejeté par Aristote.
8. Si le monde et la génération ont toujours
existé, des hommes en nombre infini nous ont précédés. Mais l’âme humaine est
immortelle. Ainsi une infinité d’âmes humaines existeraient aujourd’hui en
acte, ce qui est impossible. On peut donc savoir de science certaine que le
monde a commencé, et on ne le tient pas seulement de la foi.
En sens contraire,
les articles de foi ne peuvent être rationnellement
démontrés, car, d’après l’épître aux Hébreux (11,1) la foi est “ la preuve de
ce qu’on ne voit pas ”. Or, que Dieu soit le Créateur d’un monde, qui a
commencé d’être, c’est un article de foi, car nous disons : “ Je crois en un
seul Dieu, créateur du ciel et de la terre. ” En outre, S. Grégoire dit que
Moïse a parlé en prophète au sujet du passé, quand il a dit : “ Au commencement
Dieu créa le ciel et la terre ”, ce qui enseigne que le monde a commencé. Donc
la nouveauté du monde ne nous est connue que par la révélation et on ne peut
l’établir par démonstration.
Réponse :
La foi seule établit que le monde n’a pas toujours
existé, et l’on ne peut en fournir de preuve par manière de démonstration,
comme nous l’avons déjà dit pour le mystère de la Trinité ‘. La raison en est
que l’on ne peut établir que le monde a commencé en raisonnant à partir du
monde lui-même, car le principe de la démonstration est la “ quiddité ” (ce
qu’est une chose). Or en considérant un être selon son espèce on l’abstrait du
temps et de l’espace ; c’est pourquoi l’on dit des universaux qu’ils sont
partout et toujours. On ne peut donc pas démontrer que l’homme, le ciel ou la
pierre n’ont pas toujours existé. On ne le peut pas davantage à partir de la
cause agente qui agit par volonté. En effet, la raison ne peut connaître de la
volonté de Dieu que ce qu’il est absolument nécessaire que Dieu veuille ; mais
ce n’est pas le cas de ce qu’il veut au sujet des créatures, comme on l’a dit précédemment.
Cependant la volonté divine peut se manifester à
l’homme par la révélation, fondement de notre foi. Aussi, que le monde ait
commencé, est objet de foi, non de démonstration ou de savoir. Cette
observation est utile pour éviter qu’en prétendant démontrer ce qui est de foi
par des arguments non rigoureux, on ne donne l’occasion aux incroyants de se
moquer, en leur faisant supposer que c’est pour des raisons de ce genre que
nous croyons ce qui est de foi.
Solutions :
1. Comme le fait remarquer S. Augustin, on trouve
chez les philosophes qui soutiennent l’éternité du monde, deux positions
différentes. Les uns ont prétendu que la substance du monde ne venait pas de
Dieu. C’est là une erreur insoutenable qu’on réfute par argument nécessaire.
D’autres ont posé l’éternité du monde, tout en affirmant que le monde a été
fait par Dieu. “ En effet, ils ne veulent pas d’un monde temporel, mais ils
attribuent un commencement à sa création, si bien que le monde aurait été créé
depuis toujours, d’une manière qu’on a du mal à comprendre. ” Voici comment ils
s’en expliquent, dit encore S. Augustin : “ Si le pied de quelqu’un avait été
de toute éternité dans la poussière, il y aurait toujours marqué une empreinte
dont personne ne douterait qu’il ne fût la cause ; et ainsi le monde a toujours
existé, puisque celui qui le cause existe toujours. ” Pour comprendre cela, il
faut observer que la cause efficiente qui agit par manière de mouvement précède
nécessairement son effet dans le temps ; car l’effet n’existe qu’au terme de
l’action, et tout agent est forcément le principe de son action. Mais si
l’action est instantanée et non successive, il n’est pas nécessaire que l’agent
soit antérieur à son effet dans la durée, comme c’est évident dans
l’illumination. Aussi disent-ils que, si Dieu est la cause active du monde, il
ne s’ensuit pas nécessairement qu’il soit antérieur au monde quant à la durée ;
car la création, par laquelle il a produit le monde, n’est pas une mutation
successive, comme on l’a dit précédemment.
2. Ceux qui supposeraient un monde éternel diraient
que le monde a été fait par Dieu de rien, non qu’il ait été fait après le rien,
selon notre façon de concevoir la création, mais parce qu’il n’a pas été fait
de quelque chose. Et ainsi, certains d’entre eux ne rejettent pas le mot de
création, comme on le voit chez Avicenne dans sa Métaphysique.
3. Cet argument vient d’Anaxagore et est rapporté
par Aristote. Mais il ne conclut pas nécessairement sauf pour l’intelligence
qui, en délibérant, recherche ce qu’il faut faire, ce qui ressemble à un
changement. Telle est l’intelligence humaine, mais non l’intelligence divine,
comme on l’a bien montré précédemment.
4. Les partisans de l’éternité du monde soutiennent
que toutes les parties de la terre sont devenues successivement habitables et
inhabitables un nombre infini de fois. De même ils soutiennent que les arts,
par suite de décadences et d’accidents divers, ont été inventés et perdus un
nombre infini de fois. Ce qui fait dire à Aristote qu’il est ridicule d’arguer
de ces changements particuliers pour conclure à la nouveauté du monde entier.
5. Même si le monde avait toujours existé, il ne
serait pas l’égal de Dieu en éternité selon Boèce, parce que l’être divin est
un être tout entier simultané, sans aucune succession, et il n’en est pas ainsi
du monde.
6. Tout passage se comprend du point de départ au
point d’arrivée. Or, quel que soit le jour passé que l’on prend comme point de
départ, de ce jour à aujourd’hui il y a un nombre fini de jours qui peuvent
être franchis. Tandis que l’objection suppose qu’entre deux extrêmes il y a un
nombre infini d’intervalles.
7. Il est vrai qu’il est impossible de remonter à
l’infini, de cause en cause, s’il s’agit de causes efficientes essentielles, de
telle sorte que les causes nécessaires à la production d’un certain effet
soient multipliées à l’infini, par exemple si la pierre était poussée par le
bâton, le bâton par la main, et ainsi de suite indéfiniment. Mais il n’est pas
impossible d’aller à l’infini de cause en cause, s’il s’agit de causes agentes
accidentelles. C’est ce qui arrive quand toutes les causes, multipliées en
nombre infini, tiennent la place d’une cause unique et ne sont multipliées que
par accident. Par exemple, un artisan se sert accidentellement de plusieurs marteaux
parce qu’ils se brisent l’un après l’autre. Il est donc accidentel à tel
marteau d’entrer en action après un autre marteau. De la même manière, il est
accidentel à tel homme, en tant qu’il engendre, d’avoir été lui-même engendré
par un autre ; un effet, il engendre en tant qu’homme, et non en tant qu’il est
le fils d’un autre homme. Car tous les hommes qui engendrent ont le même rang
dans l’échelle des causes efficientes : celui de générateur particulier. Aussi
n’est-il pas impossible qu’un homme soit engendré par un autre, et ainsi de
suite indéfiniment. Mais ce serait impossible si la génération de tel homme
dépendait et de tel autre homme, et aussi d’un corps élémentaire, puis du
soleil, et ainsi de suite à l’infini.
8. Ceux qui pensent que le monde est éternel
éludent cet argument de diverses manières. Pour certains il n’est pas
impossible qu’il existe en acte une infinité d’âmes, comme le montre la
Métaphysique d’Algazel affirmant qu’il s’agit là d’un infini par accident. Mais
nous avons déjà écarté cette opinion. Certains disent que l’âme est détruite
avec le corps. D’autres, que de toutes les âmes il n’en subsiste qu’une après
la mort. Mais d’autres encore, selon S. Augustin, ont soutenu, à cause de cela,
la métempsycose, c’est-à-dire que les âmes séparées des corps durant un certain
nombre de cycles reviendraient animer d’autres corps. De tout cela nous
traiterons dans la suite. Il faut cependant observer que cet argument n’a
qu’une portée particulière. Par conséquent on pourrait encore tenir l’éternité
du monde, ou même d’une créature, comme l’ange, mais non l’éternité de l’homme.
Or nous traitons ici du cas général : y a-t-il une créature qui puisse avoir
existé de toute éternité ?
Article 3 — En
quel sens dit-on — “ Au commencement Dieu a créé le ciel et la terre ” ?
Objections :
1. Il semble que la création des choses n’a pas eu
lieu au commencement du temps. En effet, ce qui n’existe pas dans le temps
n’existe pas à un moment donné du temps. Mais la création des choses n’a pas eu
lieu dans le temps, car par cette création c’est la substance des choses qui a
été produite dans l’être. Or le temps ne mesure pas la substance des choses, et
en particulier des choses incorporelles. Donc la création n’a pas eu lieu au
commencement du temps.
2. Aristote prouve que “ tout ce qui se fait
s’était fait ”. Et ainsi tout devenir a un avant et un après. Or, au moment
initial du temps, comme il est indivisible, il n’y a pas d’avant ni d’après.
Donc, puisque être créé est un certain devenir, il semble que les choses n’ont
pas été créées au commencement du temps.
3. Le temps lui-même a été créé. Mais le temps ne
peut pas être créé au commencement du temps, puisque le temps est divisible,
tandis que le commencement du temps est indivisible. La création des choses n’a
donc pas eu lieu au commencement du temps.
En sens contraire,
la Genèse dit : “ Au commencement, Dieu créa le
ciel et la terre. ”
Réponse :
Ces paroles de la Genèse ont reçu une triple
explication pour exclure une triple erreur.
Certains ont admis que le temps a toujours existé,
et que le temps n’a pas de commencement. Pour réfuter cette erreur on
interprète le mot “ commencement ” : c’est-à-dire du temps.
Mais d’autres ont prétendu qu’il y a deux principes
de la création, l’un pour le bien, et l’autre pour le mal. Pour exclure cette
erreur on explique “ au commencement” au sens de “ dans le Principe ”,
c’est-à-dire dans le Fils. En effet, de même qu’on approprie le principe
d’efficience au Père, à cause de sa puissance, on attribue le principe d’exemplarité
au Fils, à cause de la sagesse. De sorte que, comme il est dit dans le Psaume
(104, 24) : “ Tu as fait toutes tes œuvres avec sagesse ”, ainsi comprendon que
Dieu a tout fait “ dans le Principe ”, c’est-à-dire dans le Fils, selon
l’Apôtre (Col 1,16) : “ C’est en lui (le Fils) qu’ont été créées toutes choses.
”
D’autres ont dit que Dieu a créé les êtres
corporels par l’intermédiaire de créatures spirituelles. Et pour exclure cette
erreur, on interprète : “ Au commencement ”, soit avant toutes choses, “ Dieu
créa le ciel et la terre. ” On admet en effet que quatre choses ont été créées
ensemble : le ciel empyrée, la matière corporelle (désignée par le mot “ terre
”), le temps, et la nature angélique.
Solutions :
1. On ne dit pas que les choses ont été créées au
commencement du temps en ce sens que le commencement du temps servirait à
mesurer la création, mais parce que le ciel et la terre ont été créés
simultanément avec le temps.
2. Cette parole du Philosophe s’entend du devenir
qui se fait par manière de mouvement, ou qui est le terme du mouvement.
Puisque, dans tout mouvement, il faut considérer un avant et un après, quel que
soit le point que l’on désigne dans un mouvement donné, qui fait qu’une chose
est en devenir, on trouvera forcément un avant et un après car ce qui est au
principe du mouvement ou à son terme n’est plus en acte de mouvement. Mais la
création n’est ni un mouvement, ni le terme d’un mouvement, nous l’avons dit
plus haut. Ainsi donc, ce qui est créé l’est de telle sorte qu’auparavant il ne
l’était pas.
3. Rien ne devient, sinon en tant qu’il est. Rien
n’est réel dans le temps, sinon le moment présent. Aussi le temps ne peut-il
être produit que selon un instant présent. Cela ne veut pas dire qu’il y
serait, mais qu’il commence à partir de là.
Après la production des êtres, il faut traiter de
leur distinction. Cette considération sera triple. Car nous aurons à étudier :
1° La distinction des choses dans leur ensemble (Q. 47) ; 2° la distinction du
bien et du mal (Q. 48-49) ; 3° la distinction entre créature spirituelle et
créature corporelle (Q. 50).
QUESTION 47 — CONSIDÉRATION GÉNÉRALE SUR LA DIFFÉRENCE
ENTRE LES ÊTRES
1. La multitude même des choses, c’est-à-dire leur
distinction. 2. Leur inégalité. 3. L’unité du monde.
Article 1 — La
multitude des choses et leur distinction
Objections :
1. Il semble que la multitude des choses et leur
distinction ne viennent pas de Dieu. En effet, l’unité est naturellement apte à
produire l’unité. Or Dieu est souverainement un, comme on l’a montré : il ne
doit donc produire qu’un seul effet.
2. Ce qui est fait d’après un modèle lui devient
semblable. Or, Dieu est la cause exemplaire de ce qu’il produit, on l’a dit
plus haut. Donc, puisque Dieu est un, son œuvre aussi est une, et non pas
composée de parties distinctes.
3. Ce qui est ordonné à une fin se proportionne à
cette fin. Or la fin de la créature est une, puisque c’est la bonté divine,
ainsi qu’on l’a fait voir. Donc l’effet de Dieu ne peut être qu’unique.
En sens contraire,
on lit dans la Genèse (1, 4.7) : “ Dieu distingua
la lumière d’avec les ténèbres, et il divisa les eaux d’avec les eaux. ” Donc
la distinction et la multitude des choses viennent de Dieu.
Réponse :
Les philosophes ont expliqué de diverses manières
la distinction des choses. Les uns l’ont attribuée à la matière toute seule, ou
bien associée à l’agent. Démocrite et tous les anciens philosophes de la nature
n’admettaient que la cause matérielle. D’après eux la différence entre les
choses résultait du hasard, selon le mouvement de la matière. Anaxagore
expliquait à la fois par la matière et par l’agent la distinction entre les
choses et leur multitude ; il imaginait une intelligence qui aurait différencié
les choses en les extrayant de ce qui était mélangé dans la matière. Mais cette
théorie ne peut tenir, pour deux raisons. Premièrement, nous avons montré que
la matière elle-même a été créée par Dieu, et par conséquent, si quelque
différence entre les choses provient de la matière, elle doit être rapportée à
une cause plus haute. Ensuite, la matière est ordonnée à la forme, et non
inversement. Et comme la différence entre les êtres vient de leur forme
spécifique, leur différence ne vient pas de leur matière, mais plutôt, à
l’inverse, de ce que la différenciation a été créée dans la matière, afin
qu’elle soit adaptée à des formes diverses.
D’autres ont attribué la distinction des choses aux
agents seconds. Ainsi Avicenne dit que Dieu, “ en se connaissant lui-même, a
produit la première intelligence : en elle, parce qu’elle n’est pas son être,
commence la composition de puissance et d’acte ”, comme on le verra plus loin.
Cette première intelligence, en tant qu’elle connaît la Cause première, produit
la seconde intelligence ; en tant qu’elle se connaît elle-même selon qu’elle
est en puissance, elle produit le corps du ciel, qu’elle meut : en tant qu’elle
se connaît elle-même selon qu’elle est en acte, elle produit l’âme du ciel.
Mais cette théorie ne peut tenir pour deux motifs.
Tout d’abord, puisque, nous l’avons montré, Dieu seul peut créer, ce qui ne
peut être causé que par voie de création ne peut être produit que par Dieu.
C’est le cas de tous les êtres non soumis à la génération et à la corruption.
En outre, dans cette hypothèse, l’universalité des êtres ne proviendrait pas de
l’intention du premier Agent, mais de la rencontre de plusieurs causes agentes,
et c’est ce que nous disons provenir du hasard. Il s’ensuivrait donc que la
perfection de l’univers, qui consiste dans la diversité des êtres, serait le
fruit du hasard, ce qui est impossible.
Aussi faut-il dire que la distinction entre les
choses ainsi que leur multiplicité proviennent de l’intention du premier agent,
qui est Dieu. En effet, Dieu produit les choses dans l’être pour communiquer sa
bonté aux créatures, bonté qu’elles doivent représenter. Et parce qu’une seule
créature ne saurait suffire à la représenter comme il convient, il a produit
des créatures multiples et diverses, afin que ce qui manque à l’une pour
représenter la bonté divine soit suppléé par une autre. Ainsi la bonté qui est
en Dieu sous le mode de la simplicité et de l’uniformité est-elle sous le mode
de la multiplicité et de la division dans les créatures.
Par conséquent l’univers entier participe de la
bonté divine et la représente plus parfaitement que toute créature quelle
qu’elle soit. Et c’est parce que la distinction entre les créatures a pour
cause la sagesse divine, que Moïse l’attribue au Verbe de Dieu, dessein de sa
sagesse. Aussi lit-on au livre de la Genèse (1, 3) : “ Dieu dit : Que la
lumière soit. Et il sépara la lumière des ténèbres. ”
Solutions :
1. L’agent naturel agit par la forme par laquelle
il est ; elle est unique en chacun, et c’est pourquoi il ne peut produire qu’un
seul effet. Mais un agent volontaire, tel qu’est Dieu, nous l’avons montré,
agit par la forme conçue dans son intelligence. Donc, puisque, nous l’avons
montré également, il n’est pas contraire à l’unité et à la simplicité de Dieu
que son intelligence conçoive des choses multiples, il s’ensuit que, tout en
étant un, il peut produire des choses multiples.
2. L’argument qu’on tire de la cause conforme à son
modèle vaudrait pour un effet qui représenterait son modèle à la perfection.
Celui-là ne pourrait être reproduit plusieurs fois que matériellement. C’est
pourquoi l’Image incréée, qui est parfaite, est unique. Mais aucune créature ne
représente parfaitement l’exemplaire primordial qui est l’essence divine, et
c’est pourquoi elle peut être représentée par des choses multiples. Pourtant,
selon que les idées divines sont dites exemplaires, leur pluralité correspond,
dans l’intellect divin, à la pluralité des choses.
3. Dans le domaine spéculatif, le moyen terme de la
démonstration, qui démontre parfaitement la conclusion, est nécessairement
unique ; mais en matière d’opinion, les moyens termes sont nombreux. De même,
dans le domaine pratique, quand ce qui est fait pour une fin est adéquat à
cette fin, pour ainsi dire, il n’est pas exigé qu’il y en ait plus d’un. Mais
ce n’est pas la situation de la créature par rapport à sa fin qui est Dieu.
C’est pourquoi il a fallu que les créatures fussent multipliées.
Article 2 —
L’inégalité des choses
Objections :
1. Il semble qu’elle ne vient pas de Dieu. En
effet, il appartient à l’être le meilleur de produire les choses les
meilleures. Or, parmi les choses les meilleures, l’une n’est pas supérieure à
l’autre. Donc Dieu, être excellent, doit faire tous les êtres égaux.
2. En outre, observe Aristote, l’égalité est un
effet de l’unité. Or, Dieu est un : donc il a fait tous les êtres égaux.
3. Il est conforme à la justice de faire des dons
inégaux à des êtres inégaux. Mais Dieu est juste dans toutes ses œuvres. Donc,
puisque l’action par laquelle il communique l’existence aux créatures ne
présuppose pas d’inégalité entre elles, il semble qu’il les ait faites toutes
égales.
En sens contraire,
il est dit dans l’Ecclésiastique (33, 78 Vg) : “
Pourquoi un jour l’emportetil sur un jour, une lumière sur une lumière, une
année sur une année, puisqu’ils viennent du soleil ? C’est la sagesse du
Seigneur qui a distingué ces choses. ”
Réponse :
Origène, voulant écarter la théorie de ceux qui
expliquaient la distinction entre les choses par l’antagonisme des principes du
bien et du mal, établit qu’au commencement Dieu a créé tous les êtres égaux.
Selon lui, Dieu ne créa d’abord que les créatures raisonnables, et les fit
toutes égales. L’inégalité survint entre elles par le fait du libre arbitre,
les unes se tournant plus ou moins vers Dieu, les autres s’en détournant plus
ou moins. Les créatures raisonnables qui se tournèrent librement vers Dieu
furent élevées aux divers ordres angéliques, suivant la mesure de leurs
mérites. Celles qui se détournèrent de Dieu furent enchaînées à des corps
divers, à la mesure de leur faute. Telle est la cause qu’il attribue à la création
des corps et à leur diversité.
Mais dans ce système, la diversité des créatures
corporelles n’aurait pas été créée pour que Dieu communique sa bonté aux
créatures, mais pour punir le péché. Or cela contredit ces paroles de la Genèse
(1, 31) : “ Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient
très bonnes. ” D’ailleurs, dit S. Augustin, “ qu’y a-t-il de plus insensé que
d’assigner pour cause à ce soleil qui brille, unique, dans un unique univers,
non le désir de l’architecte divin d’orner la beauté ou de pourvoir au salut
des choses corporelles, mais la volonté de punir une âme, parce qu’elle a
commis telle faute ? De sorte que si cent âmes avaient péché de la même
manière, notre monde aurait cent soleils ”.
Aussi faut-il dire que la sagesse de Dieu, qui est
cause de la distinction entre les êtres, est aussi cause de leur inégalité. Et
en voici la raison. La distinction entre les êtres est double, l’une formelle,
parce qu’ils sont spécifiquement différents ; l’autre matérielle, parce qu’ils
ne diffèrent que numériquement. Or, la matière étant ordonnée à la forme, la
distinction matérielle est ordonnée à la distinction formelle. Aussi voyonsnous
que dans les choses incorruptibles, il n’y a qu’un seul individu par espèce,
car un seul suffit à conserver l’espèce. Dans celles qui sont soumises à la
génération et à la corruption, il y a beaucoup d’individus d’une seule espèce,
pour la conservation de celle-ci. D’où l’on voit que la différence formelle a
plus d’importance que la différence matérielle. Or la distinction formelle
implique toujours l’inégalité ; car, ainsi que l’explique Aristote dans sa
Métaphysique, il en est des formes comme des nombres, dont l’espèce varie par
addition ou soustraction de l’unité. C’est pourquoi, dans les choses naturelles,
les espèces semblent être ordonnées par degrés, les corps mixtes sont plus
parfaits que les éléments simples, les plantes que les minéraux, les animaux
que les plantes, les hommes que les autres animaux. Et dans chacun de ces
ordres de créatures une espèce est plus parfaite que les autres. Donc, de même
que la sagesse divine est cause de la distinction entre les choses, pour la
perfection de l’univers, ainsi est-elle cause de leur inégalité. Car l’univers
ne serait point parfait si l’on ne trouvait dans les êtres qu’un seul degré de
bonté.
Solutions :
1. Il appartient à l’agent le meilleur de produire
tout son effet du mieux possible, mais non que chaque partie soit la meilleure
absolument : elle est la meilleure dans sa proportion au tout. La bonté de
l’animal serait détruite, si n’importe quelle partie de son corps avait la
dignité de l’œil. Ainsi Dieu a fait l’ensemble de l’univers le meilleur, selon
son mode de créature ; mais non pas chaque créature en particulier ; parmi
celles-ci, l’une est meilleure que l’autre. Aussi, des créatures prises à part
est-il dit dans la Genèse (1, 4) : “ Dieu vit que la lumière était bonne”, et
ainsi de chacune ; mais de toutes ensemble il est dit (v. 31) : “ Dieu vit
toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très bonnes. ”
2. Ce qui procède en premier de l’unité, c’est
l’égalité ; ensuite procède la multiplicité. C’est pourquoi du Père, à qui
selon S. Augustin, est appropriée l’unité, procède le Fils, à qui est
appropriée l’égalité, et enfin la créature à qui convient l’inégalité.
Toutefois, les créatures participent aussi d’une sorte d’égalité, l’égalité de
proportion.
3. Cet argument, qui a séduit Origène, ne vaut
qu’en matière de rétribution, là où l’inégalité des récompenses est due à
l’inégalité des mérites. Mais dans la constitution première des choses, on ne
peut motiver l’inégalité des parties par une inégalité préalable, qu’elle
vienne des mérites ou des dispositions de la matière, mais seulement par la
perfection de l’ensemble, comme on le voit dans les œuvres de l’art. Si dans
une maison le toit diffère des fondations, ce n’est point parce qu’il est d’une
matière différente ; mais, afin que la maison soit parfaite dans toutes ses
parties, l’architecte se procure divers matériaux, et il les créerait, s’il
pouvait.
Objections :
1. Il semble qu’il n’y ait pas un seul monde, mais
plusieurs. Car, comme l’observe S. Augustin, il est absurde de dire que Dieu a
créé les choses sans raison. Or, la raison qui lui a fait créer un monde a pu
lui en faire créer plusieurs, puisque sa puissance n’est pas limitée à la
création d’un seul monde, mais qu’elle est infinie comme nous l’avons montré.
Donc Dieu a produit plusieurs mondes.
2. La nature réalise toujours le meilleur, et Dieu
à plus forte raison. Or il serait meilleur qu’il y eût plusieurs mondes plutôt
qu’un seul ; car un plus grand nombre de choses bonnes vaut mieux qu’un nombre
moindre. Donc plusieurs mondes ont été créés par Dieu.
3. Tout ce qui a sa forme dans la matière peut être
multiplié numériquement alors que l’espèce demeure unique ; car la
multiplication numérique provient de la matière. Or l’univers a sa forme dans
la matière ; car, de même que si je dis : “ l’homme ”, je signifie une forme,
et lorsque je dis : “ cet homme ”, je signifie une forme dans la matière ainsi,
quand on dit : “ le monde ”, c’est une forme qui est signifiée, et quand on dit
: “ ce monde ”, on signifie une forme dans la matière. Rien n’empêche donc
qu’il existe plusieurs mondes.
En sens contraire,
il est dit en S. Jean (1,10) : “ Le monde a été
fait par lui ”, et il parle du monde au singulier parce qu’il n’y en a qu’un
seul.
Réponse :
L’ordre même qui règne dans les choses, telles que
Dieu les a faites, manifeste l’unité du monde. Ce monde, en effet, est un d’une
unité d’ordre, selon que certains êtres sont ordonnés à d’autres. Or tous les
êtres qui viennent de Dieu sont ordonnés entre eux et à Dieu, ainsi qu’on l’a
montré. Il est donc nécessaire que tous les êtres appartiennent à un seul monde.
C’est pourquoi ceux-là seuls ont pu admettre une pluralité des mondes, qui
n’assignaient pas pour cause à ce mondeci une sagesse ordonnatrice, mais le
hasard. Ainsi Démocrite disait que la rencontre des atomes a produit non
seulement ce monde, mais une infinité d’autres.
Solutions :
1. La raison pour laquelle le monde est unique,
c’est que toutes choses doivent être ordonnées à un but unique, selon un ordre
unique. Aussi Aristote déduitil l’unité du gouvernement divin de l’unité de
l’ordre existant dans les choses. Et Platon prouve l’unité du monde par l’unité
de l’Exemplaire dont il est l’image.
2. Aucun agent ne se propose comme fin une
pluralité purement matérielle ; car une pluralité matérielle est sans terme
assignable, elle tend de soi vers l’infini, et l’infini est contraire à la
raison de fin. Or, quand on dit que plusieurs mondes seraient meilleurs qu’un
seul, on l’entend d’une multiplicité matérielle. Or ce type de perfection n’est
pas visé par le Créateur ; car pour la même raison on pourrait dire que, ayant
fait deux mondes, il eût été mieux qu’il en fît trois, et ainsi à l’infini.
3. Le monde est constitué par tout l’ensemble de sa
matière. En effet, il n’est pas possible qu’il y ait une autre terre que
celle-ci ; car les autres terres seraient entraînées par leur poids, au centre,
déjà occupé par la terre, où qu’elles soient. Et il en est de même des autres
corps qui composent le monde.
Il faut maintenant étudier la distinction des
choses en particulier, et tout d’abord la distinction entre le bien et le mal.
Ensuite, la distinction entre créature spirituelle et créature corporelle (Q.
50). Touchant le premier point, nous avons à nous interroger sur le mal (Q. 48)
et la cause du mal (Q. 49).
1. Le mal est-il une nature ? 2. Le mal se
trouve-t-il dans les choses ? 3. Le bien est-il le sujet du mal ? 4. Le mal
détruit-il totalement le bien ? 5. La division du mal par la peine et la faute.
6. La raison de mal se réalise-t-elle davantage dans la peine, ou dans la faute
?
Article 1 — Le
mal est-il une nature ?
Objections :
1. Il semble que oui. En effet, ce qu’on appelle un
genre est une nature déterminée. Or, le mal est un genre, puisque Aristote
écrit dans les Catégories que le bien et le mal ne sont pas compris dans un
genre, mais sont eux-mêmes des genres par rapport aux autres choses. Donc le
mal est une nature.
2. Toute différence spécifique est une nature
donnée. Or le mal est une différence spécifique en morale ; par exemple un
habitus mauvais, diffère spécifiquement d’un bon, comme la libéralité diffère
de l’avarice.
3. Deux choses contraires ont une nature commune.
Or le bien et le mal s’opposent comme deux contraires, et non pas comme
privation et possession, comme dit le philosophe qui le prouve par le fait
qu’entre le bien et le mal il y a un milieu, et que du mal on peut toujours
faire retour au bien.
4. Ce qui n’existe pas n’agit pas. Or le mal agit,
puisqu’il corrompt le bien. C’est donc que le mal est un certain être et une
certaine nature.
5. Ce qui concourt à la perfection de l’univers,
est forcément un être et une nature. Or, le mal concourt à la perfection de
l’univers, selon S. Augustin “ De tout ce qui constitue l’univers, il résulte
une beauté admirable, et dans cet ensemble, ce qu’on appelle le mal, bien ordonné
et mis à sa place, fait ressortir l’éclat du bien. ”
En sens contraire,
Denys affirme : “ Le mal n’est ni un existant, ni
un bien. ”
Réponse :
Dans une opposition, un terme est connu par
l’autre, comme les ténèbres par la lumière. Pour savoir ce que c’est que le
mal, il faut donc utiliser la notion de bien. Or, nous avons établi plus haute
que le bien est tout ce qui est désirable. Ainsi, du fait que toute nature
désire son être et sa perfection, il résulte que l’être et la perfection de
toute nature a raison de bien. Il est donc impossible que le mal signifie un
certain être, ou une certaine nature de forme. Le terme de mal désigne donc une
certaine absence de bien. Voilà pourquoi l’on dit du mal qu’il n’est “ ni un
existant, ni un bien ” ; car l’être, comme tel, étant un bien, on ne peut nier
l’un sans l’autre.
Solutions :
1. Aristote parle ici selon l’opinion des
pythagoriciens, qui faisaient du mal une nature et qui, en conséquence,
prenaient le bien et le mal pour des genres. Aristote, notamment dans ses
livres de logique, a en effet l’habitude de prendre ses exemples dans les
opinions courantes de son temps, selon l’estimation des autres philosophes. On
peut encore dire ceci. Comme l’observe le même Philosophe dans la Métaphysique,
la première contrariété est celle de la possession et de la privation ; elle se
trouve dans tous les contraires, vu que l’un des contraires est toujours
imparfait par rapport à l’autre, comme le noir à l’égard du blanc, et l’amer à
l’égard du doux. Sous ce rapport, si l’on dit que le bien et le mal sont deux
genres, ce n’est pas en parlant, rigoureusement, mais relativement aux
contraires ; car dans la mesure où toute forme a raison de bien, toute
privation, comme telle, a raison de mal.
2. Le bien et le mal ne sont des différences
constitutives qu’en matière morale, parce que les actions reçoivent leur
spécification de la fin, qui est l’objet de la volonté, principe de toute
moralité. Et comme le bien a raison de fin, il s’ensuit que le bien et le mal
sont en morale des différences spécifiques : le bien par lui-même, le mal au
sens où il empêche les êtres de réaliser leur fin. Toutefois, cet éloignement
de la fin requise constitue une espèce en matière morale, dans la mesure où il
est joint à une fin indue, de même que dans les êtres matériels, on ne trouve
de privation d’une forme substantielle que jointe à une autre forme. Ainsi le
mal, qui est une différence constitutive en matière morale, est un certain bien
joint à la privation d’un autre bien. Par exemple, la fin que se propose
l’homme intempérant n’est pas de perdre le bien de la raison ; c’est de jouir
d’un bien sensible en dehors de l’ordre de la raison. De telle sorte que ce mal
n’est pas une différence constitutive, en tant que mal, mais en raison du bien
qui lui est conjoint.
3. Par là se résout aussi le troisième argument.
Aristote parle là du bien et du mal tels qu’ils sont considérés en matière
morale. Ici l’on peut dire qu’il y a un milieu entre le bien et le mal en ce
sens qu’on appelle bien ce qui est selon l’ordre, et mal non seulement ce qui
est désordonné, mais ce qui est nuisible à autrui. C’est à cette façon de
parler que se rattachent ces paroles d’Aristote : “ Le prodigue est sans doute
vain, mais il n’est pas mauvais. ” Même si, du mal moral on peut revenir au
bien, il n’en va pas de même pour toute espèce de mal. Ainsi, de cette sorte de
mal qu’est la cécité, on ne revient pas à la vue.
4. Faire quelque chose se dit en trois sens. Tout
d’abord selon la cause formelle, comme on dit que la blancheur rend un objet
blanc. En ce sens, on dit que le mal, même sous la raison de privation,
corrompt le bien, car il en est la corruption et la privation même. On dit
encore qu’une chose agit selon la cause efficiente, comme le peintre blanchit
la muraille. Enfin on parle selon la cause finale lorsque l’on dit que la fin
meut celui qui fait quelque chose. Or, de ces deux dernières façons, le mal
n’agit point par lui-même, c’est-à-dire en tant qu’il est une certaine
privation, mais seulement en raison du bien qui s’y joint ; car toute action a
pour principe une forme, et tout ce qu’on recherche comme fin est une certaine
perfection. C’est pourquoi Denys écrit dans le passage cité en sens contraire :
“ Le mal n’agit et n’est désiré qu’en raison du bien qui lui est adjoint ; de
lui-même, il est étranger à la fin, il est en dehors de toute volonté et de
toute intention. ”
5. Comme on l’a dit précédemment, les parties de
l’univers sont hiérarchisées de telle sorte que l’une agisse sur l’autre,
qu’elle soit sa fin et lui serve de modèle. Or, nous venons de montrer qu’il ne
peut en être ainsi du mal, si ce n’est en raison du bien qui lui est conjoint.
Le mal ne contribue donc pas à la perfection de l’univers, et il ne fait point
partie de l’ordre universel, si ce n’est accidentellement, en raison du bien
conjoint.
Article 2 — Le
mal se trouve-t-il dans les choses ?
Objections :
1. Il semble que non. Car tout ce qui se trouve
dans les choses est de l’être, ou la privation d’un être, ce qui est du
non-être. Or Denys affirme que le mal diffère de l’existant, et plus encore du
non-existant.
2. Être et chose se prennent indifféremment l’un
pour l’autre. Donc, si le mal est un être dans les choses, il s’ensuit que le
mal est aussi une chose, contrairement à ce que nous venons de dire.
3. “ Ce qu’il y a de plus blanc, c’est ce qui n’est
pas mélangé de noir ”, observe Aristote. De même donc, le meilleur, c’est ce
qui n’est pas mélangé de mal. Mais, Dieu, bien plus encore que la nature, fait
toujours ce qu’il y a de meilleur. Donc dans les choses que Dieu a faites, on
ne trouve aucun mal.
En sens contraire,
d’après cela il faudrait rejeter toutes les
interdictions et les châtiments, qui ne concernent pas autre chose que les
maux.
Réponse :
Comme nous l’avons dit à l’article précédent, la
perfection de l’univers requiert qu’il y ait inégalité entre les créatures,
afin que tous les degrés de bonté s’y trouvent réalisés. Or, un premier degré
de bonté, c’est qu’un être soit tellement bon qu’il ne puisse jamais défaillir.
Un autre, c’est qu’il soit bon, mais puisse faillir au bien. Et ces degrés se
rencontrent aussi dans l’être lui-même ; car il y a certaines choses qui ne
peuvent perdre l’être, comme les réalités incorporelles ; et d’autres peuvent
le perdre, comme les réalités corporelles. Donc, de même que la perfection de
l’univers requiert qu’il n’y ait pas seulement des réalités incorporelles, mais
aussi des réalités corporelles ; de même la perfection de l’univers exige que
certains êtres puissent défaillir à l’égard du bien ; d’où il suit que parfois
ils défaillent. Or, la nature du mal consiste précisément en ce qu’un être
défaille à l’égard du bien. D’où il est évident que, dans les choses, le mal se
rencontre au même titre que la corruption, car la corruption elle-même est une
sorte de mal.
Solutions :
1. Le mal diffère aussi bien de l’être pur et
simple que du non-être pur et simple, n’étant ni une possession, ni une pure
négation, mais une privation.
2. Comme dit Aristote dans la Métaphysique, le mot
être s’entend de deux façons. D’une part pour signifier l’entité d’une chose ;
en ce sens, l’être se divise selon les dix prédicaments, et c’est en ce sens-là
que l’être et la chose s’équivalent. En ce sens, aucune privation n’est de
l’être ; et le mal n’en est pas non plus. D’autre part, le mot être sert à
exprimer la vérité d’une proposition : celle-ci consiste dans la composition
dont le caractère est indiqué par le verbe “ est ”, et qui répond à la question
: Cela est-il ? Nous disons en ce sens que la cécité est dans l’œil, et de même
pour toute autre privation. En ce sens, le mal lui-même est appelé un être.
C’est pour avoir ignoré cette distinction que certains, constatant qu’on
déclare mauvaises telles ou telles choses, ou que dans les choses on relève du
mal, ont cru que le mal était lui-même une chose.
3. Dieu, la nature ou tout autre agent font ce
qu’il y a de meilleur dans le tout, mais non ce qu’il y a de meilleur dans
chaque partie, si ce n’est par rapport au tout, comme nous l’avons dit plus
haut. Or le tout, c’est-à-dire l’universalité des créatures, est meilleur et
plus parfait s’il y a en lui des êtres qui peuvent s’écarter du bien et qui dès
lors en déchoient, Dieu ne les en empêchant pas. En effet, il appartient à la
Providence, non de détruire la nature, mais de la sauver, dit Denysm ; or il
est conforme à la nature des êtres que ceux qui peuvent défaillir défaillent
quelquefois. Et d’ailleurs, dit S. Augustin, “ Dieu est si puissant qu’il peut
faire sortir le bien du mal ”. De sorte que beaucoup de biens seraient supprimés
si Dieu ne permettait que se produise aucun mal. Le feu ne brûlerait pas si
l’air n’était pas détruit ; la vie du lion ne serait pas assurée si l’âne ne
pouvait être tué ; et on ne ferait l’éloge ni de la justice qui punit, ni de la
patience qui souffre, s’il n’y avait pas l’iniquité d’un persécuteur.
Article 3 — Le
bien est-il le sujet du mal ?
Objections :
1. Il semble que non. Car tous les biens sont des
existants. Mais Denys affirme que le mal n’est pas un existant et ne se trouve
pas dans les êtres existants. Donc le mal n’est pas dans le bien comme dans son
sujet.
2. Le mal n’est pas de l’être, et le bien est de
l’être ; or le non-être ne requiert pas un être où il puisse se trouver comme
dans son sujet. Donc le mal non plus ne requiert pas le bien pour y être comme
dans son sujet.
3. L’un des contraires n’est pas le sujet de
l’autre ; or le bien et le mal sont des contraires. Donc le mal n’est pas dans
le bien comme dans son sujet.
4. Comme le sujet de la blancheur est appelé un
blanc, ainsi le sujet du mal doit être appelé un mal. Donc, si le mal a pour
sujet le bien, il s’ensuivra que le bien sera un mal. Cela contredit la parole
d’Isaïe (5, 20) : “ Malheur à vous qui appelez bien le mal, et mal le bien. ”
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Le mal n’existe que dans le
bien. ”
Réponse :
Nous l’avons dit, le mal implique l’absence de
bien. Mais toute absence de bien ne s’appelle pas un mal. L’absence de bien
peut en effet être prise soit comme négation pure, soit comme privation. Et
l’absence de bien prise par manière de négation n’a pas raison de mal, sans
quoi les choses qui n’existent d’aucune manière seraient des maux, et toute
chose serait mauvaise du seul fait qu’elle n’a pas le bien d’une autre. Ainsi
l’homme serait mauvais pour n’avoir pas l’agilité de la chèvre ou la force du
lion. C’est lorsqu’elle est une privation que l’absence est appelée un mal :
telle la privation de la vue, qu’on nomme cécité. Or, c’est un seul et même
être, qui est sujet de la privation et de la forme, à savoir l’être en
puissance ; qu’il s’agisse de l’être en puissance absolument, comme la matière
première, sujet de la forme substantielle et de la privation opposée ; ou qu’il
s’agisse d’un être en puissance sous un certain rapport et en acte par
lui-même, comme un corps translucide qui est le sujet des ténèbres et de la
lumière. Mais il est évident que la forme par laquelle quelque chose est en
acte constitue une certaine perfection, un certain bien ; et ainsi tout être en
acte est un certain bien. De même, tout être en puissance est comme tel un
certain bien, selon qu’il a un ordre au bien ; de même qu’il est un être en
puissance, il est un bien en puissance. Cela démontre que le sujet du mal est
le bien.
Solutions :
1. Denys veut dire que le mal n’est pas dans les
êtres existants à titre de partie, ou de propriété naturelle d’un existant
donné.
2. Le non-être ne requiert pas de sujet si on le
prend comme une négation pure ; mais la privation est “ une négation dans un
sujet ”, dit le Philosophe, et c’est un tel non-être qui est le mal.
3. Le mal n’a pas pour sujet le bien qui lui est
opposé ; il a pour sujet un autre bien : ainsi le sujet de la cécité n’est pas
la vue, mais le vivant. Il ne semble pas moins, remarque S. Augustin, que “
soit ici en défaut la règle de dialectique d’après laquelle les contraires ne
peuvent exister ensemble ”. Mais cette règle ne se vérifie qu’à l’égard du bien
et du mal pris dans leur acception commune, non en ce qui concerne spécialement
tel bien ou tel mal. S’il s’agit par exemple du blanc et du noir, du doux et de
l’amer, ou d’autres contraires de ce genre, ils ne sont jamais pris que
concrètement, car ils appartiennent à des genres déterminés. Mais le bien
embrasse tous les genres. C’est pourquoi un bien peut exister simultanément avec
la privation d’un autre bien.
4. L’imprécation du prophète s’adresse à ceux qui
appellent mal le bien pris comme bien ; mais cela ne résulte aucunement de ce
qui précède, comme on a pu le voir.
Article 4 — Le
mal détruit-il totalement le bien ?
Objections :
1. Il semble que le mal détruit tout le bien. Car,
de deux contraires, l’un est totalement détruit pas l’autre. Or le bien et le
mal sont des contraires : donc le mal peut détruire tout le bien.
2. S. Augustin écrit : “ Le mal nuit en ce qu’il
enlève le bien. ” Or le bien se ressemble et il n’est qu’une seule et même
forme. Donc il est enlevé totalement par le mal.
3. Le mal, tant qu’il existe, est nuisible et
détruit le bien. Or à force d’enlever quelque chose, on anéantit un être, à
moins qu’il soit infini, ce qui n’est le cas d’aucun bien créé.
En sens contraire,
S. Augustin écrit que le mal ne peut entièrement
épuiser le bien.
Réponse :
Le mal ne peut détruire complètement le bien. Pour
s’en convaincre, il faut observer qu’il y a trois sortes de bien. La première
est totalement détruite par le mal ; c’est le bien opposé au mal : ainsi la
lumière est totalement détruite par les ténèbres, et la vue par la cécité. La
deuxième n’est ni totalement détruite par le mal, ni même affaiblie par lui :
ainsi, du fait des ténèbres, rien de la substance de l’air n’est diminué.
Enfin, la troisième sorte de bien est diminuée par le mal, sans être
complètement détruite : c’est l’aptitude du sujet à son acte.
Or, cette diminution du bien ne doit pas se
comprendre par manière de soustraction, comme pour les quantités, mais par
affaiblissement ou déclin, comme dans les qualités et les formes. Cette baisse
de capacité s’explique par le processus inverse de son développement. La
capacité se développe par les dispositions qui préparent la matière à l’acte :
plus elles sont multipliées dans le sujet, plus celui-ci est habilité à
recevoir la perfection et la forme. En sens inverse, la capacité diminue par
les dispositions contraires : plus elles sont nombreuses dans la matière, et
intenses, plus elles atténuent la disposition à l’acte.
Donc, si les dispositions contraires ne peuvent se
multiplier et s’intensifier indéfiniment, mais seulement jusqu’à un certain
point, l’aptitude susdite ne sera pas non plus diminuée ou affaiblie à
l’infini, et c’est ce que l’on voit dans les qualités actives et passives des
éléments. En effet, le froid et l’humidité, qui diminuent ou affaiblissent
l’aptitude du combustible à s’enflammer, ne peuvent s’accroître indéfiniment.
Si au contraire les dispositions adverses peuvent être indéfiniment
multipliées, l’aptitude en question peut être elle-même indéfiniment diminuée
ou affaiblie ; mais elle ne serait jamais totalement détruite ; car elle
demeure dans sa racine, qui est la substance du sujet. De même, si l’on
interposait indéfiniment des corps opaques entre le soleil et l’air, celui-ci
verra indéfiniment diminuer sa capacité de recevoir la lumière ; mais il ne la
perdrait nullement, puisqu’il est translucide par nature. De même on pourrait
ajouter indéfiniment péchés sur péchés, et ainsi affaiblir de plus en plus
l’aptitude de l’âme à la grâce ; car les péchés sont comme des obstacles
interposés entre nous et Dieu, selon la parole d’Isaïe (59, 2) : “ Nos
iniquités ont mis une séparation entre nous et Dieu. ” Cependant, ils ne
détruisent pas totalement cette aptitude, car elle tient à la nature de l’âme.
Solutions :
1. Le bien opposé au mal est totalement aboli par
le mal ; mais il n’en est pas de même des autres biens, comme on vient de le
dire.
2. L’aptitude du sujet à l’acte est intermédiaire
entre le sujet et l’acte. Par le côté où elle touche à l’acte, elle est
diminuée par le mal ; mais par le côté où elle tient au sujet, elle persiste.
Dès lors, quoique le bien, considéré en soi, demeure toujours identique à
lui-même, toutefois, en raison de ses rapports avec des choses diverses, il
n’est pas détruit totalement, mais en partie.
3. Certains auteurs, imaginant la diminution du
bien en question à la manière d’une diminution quantitative, ont affirmé : Il
en est comme du continu, qui se subdivise indéfiniment, pourvu que la division
procède d’après une proportion uniforme, comme si l’on prend la moitié de la
moitié ou le tiers du tiers. Mais ce raisonnement n’est pas applicable ici.
Car, dans la division où l’on opère selon la même proportion, on enlève de
moins en moins, vu que la moitié de la moitié est moindre que la moitié du
tout. Mais un second péché ne diminue pas nécessairement moins que le précédent
l’aptitude du sujet à la grâce : il peut la diminuer autant, et même davantage.
Il faut donc répondre que l’aptitude dont on parle, bien qu’elle soit finie,
peut néanmoins s’affaiblir indéfiniment, non par elle-même, mais par accident,
en raison de l’accroissement indéfini des dispositions contraires, comme nous
venons de le dire.
Article 5 — La
division du mal par la peine et la faute
Objections :
1. Cette division du mal par la peine et la faute
n’est pas suffisante. Car tout défaut paraît être un mal. Or, en toute créature
se trouve ce défaut essentiel : qu’elle ne peut se conserver elle-même dans
l’être, défaut qui n’est cependant ni une peine, ni une faute.
2. Chez les êtres sans raison, il n’y a ni faute ni
peine ; on trouve cependant en eux corruption et déficience, qui se rattachent
à la raison de mal.
3. La tentation est un certain mal. Cependant elle
n’est pas une faute ; car “ la tentation à laquelle on ne consent pas, (dit la
Glose sur 1 Co 12, 7) n’est pas péché, mais matière à éprouver la vertu ”. Ce
n’est pas non plus une peine, puisque la tentation précède la faute, tandis que
la peine la suit. La division du mal en peine et faute est donc insuffisante.
En sens contraire,
il apparaît que cette division est superflue. Car,
dit S. Augustin, on appelle mal ce qui nuit. Or ce qui nuit a le caractère
d’une peine. Donc tout mal est englobé dans la peine.
Réponse :
Nous l’avons dit, le mal n’est que la privation du
bien, et le bien consiste principalement et par lui-même dans une perfection et
un acte. Or l’acte se prend en deux sens : comme acte premier ou comme acte
second. L’acte premier est la forme et l’intégrité de la chose même ; l’acte
second est l’opération. En conséquence, le mal se réalise de deux manières. Il
peut consister dans la destruction de la forme ou de quelque élément requis
pour l’intégrité de la chose ; c’est ainsi que la cécité ou la perte d’un
membre est un mal. Il peut consister encore dans la soustraction de l’action
qui lui est due, que cette action ait disparu, ou qu’elle manque des éléments
et de la fin qu’elle exige.
Mais puisque le bien, comme tel, est objet de
volonté, le mal, privation du bien, se trouve à un titre spécial dans les
créatures raisonnables, douées de volonté. Aussi le mal qui est une privation
de forme ou d’intégrité aura pour elles raison de peine, d’autant plus que
toutes choses sont soumises à la providence et à la justice divines, ainsi
qu’on l’a montré. Car la nature de la peine, c’est d’être contraire à la
volonté Quant au mal qui consiste en la soustraction de l’action obligée, en
matière volontaire, il a raison de faute. Car on impute à faute ce qui s’écarte
de l’action parfaite dont l’agent est le maître par sa volonté. Donc tout mal,
considéré dans le domaine du volontaire, est une peine ou une faute.
Solutions :
1. Nous avons expliqué que le mal est la privation
du bien, et non sa simple négation. Tout manque n’est donc pas un mal, mais
seulement le manque d’un bien qu’on doit avoir par nature. Ce n’est pas un mal
pour la pierre de n’avoir pas la vue ; c’en est un seulement pour l’animal ;
car il n’est pas conforme à la nature de la pierre de posséder la vue. De même,
il est contraire à la raison de créature de se conserver dans l’être par
elle-même ; car c’est le même qui donne l’être et y conserve. Ce défautlà n’est
donc pas un mal pour la créature.
2. Nous ne disons pas que la peine et la faute
divisent le mal purement et simplement, mais le mal dans le domaine du
volontaire.
3. Si l’on considère la tentation comme une
provocation au mal, elle est toujours une faute de la part de celui qui tente.
Chez celui qui est tenté, à vrai dire elle n’a pas d’existence, si ce n’est
dans la mesure où il en est plus ou moins affecté ; car l’action de l’agent est
dans le patient. Or quand le sujet tenté est entraîné au mal par le tentateur,
il tombe dans une faute.
A l’argument en sens contraire, on doit répondre
qu’il est essentiel à la peine de nuire à l’agent en lui-même ; mais qu’il est
essentiel à la faute de nuire à l’agent dans son action. De la sorte, la peine
et la faute sont comprises l’une et l’autre dans le mal, en tant qu’il a raison
de nuisance.
Article 6 — La
raison de mal se réalise-t-elle davantage dans la peine, ou dans la faute ?
Objections :
1. Il semble que la peine réalise plus que la faute
la raison de mal. En effet, la faute est à la peine ce que le mérite est à la
récompense. Or, la récompense réalise la notion de bien plus que le mérite,
puisqu’elle en est la fin. Il semble donc que, pareillement, la peine réalise
plus que la faute la notion de mal.
2. Le plus grand mal est celui qui est opposé au
plus grand bien. Or nous avons dit que la peine s’oppose au bien de l’agent, et
la faute au bien de l’action. Donc, puisque l’agent vaut mieux que l’action, il
semble que la peine soit pire que la faute.
3. Il est une peine qui consiste en la privation
même de la fin, c’est la perte de la vision divine. Or le mal de la faute est
seulement la privation de l’ordre à cette fin. La peine est donc un plus grand
mal que la faute.
En sens contraire,
un sage se résout à un moindre mal pour en éviter
un plus grand : ainsi le médecin coupe un membre pour sauver le corps. Or la
sagesse de Dieu inflige la peine pour éviter la faute. Donc la faute est un
plus grand mal que la peine.
Réponse :
La faute réalise la raison de mal plus que la
peine, et non seulement que la peine sensible, qui consiste dans la privation
des biens corporels façon de comprendre la peine qui est le fait du grand
nombre ; mais aussi en comprenant la peine dans toute son étendue, en y
englobant ces peines que sont la privation de la grâce et de la gloire. Cela se
prouve de deux manières.
1. La faute est un mal qui rend l’homme mauvais, ce
qui n’est pas vrai de la peine. “ Ce n’est pas d’être châtie qui est un mal,
dit Denys, c’est de mériter le châtiment. ” En effet, comme d’une part le bien
propre consiste dans l’acte et non dans la puissance ; comme d’autre part
l’acte ultime, en toutes choses, consiste dans l’opération ou dans l’usage des
choses que l’on possède, le bien de l’homme consiste donc purement et
simplement dans l’action bonne, ou dans le bon emploi des choses qu’il possède.
Or, nous usons de toutes choses par notre volonté. C’est donc en raison de sa
volonté bonne, grâce à laquelle il use bien des choses qu’il possède, qu’un
homme est déclaré bon, tandis que sa volonté mauvaise le rend mauvais. Car
celui qui a une volonté mauvaise peut user mal même du bien qu’il a, comme un
lettré qui parlerait mal. Donc, puisque la faute consiste dans un acte
désordonné de la volonté, et la peine dans la privation de l’un des biens que
la volonté utilise, on voit que la faute a raison de mal plus que la peine.
2. Dieu est l’auteur du mal de peine et non du mal
de faute. La raison en est que le mal de peine enlève le bien de la créature,
soit qu’il s’agisse d’un bien créé, comme la vue dont la cécité nous prive,
soit qu’il s’agisse du bien incréé, qui est enlevé à la créature lorsqu’elle
est privée de la vision de Dieu. Mais le mal de faute s’oppose proprement au
bien incréé ; car il contrarie l’accomplissement de la volonté divine et l’amour
divin, par lequel le bien divin est aimé en lui-même, et non seulement en tant
que participé par la créature. Il est donc évident par là que la faute réalise
la raison de mal plus que la peine.
Solutions :
1. Bien que la faute aboutisse à la peine, comme le
mérite aboutit à la récompense, on ne commet pas la faute en vue du châtiment,
tandis qu’on acquiert le mérite en vue de la récompense. Il faut dire bien
plutôt que la peine est infligée pour faire éviter la faute. Et ainsi la faute
est pire que la peine.
2. L’ordre de l’action, qui est enlevé par la
faute, est plus parfait que le bien de l’agent enlevé par la peine ; car
celui-ci est sa perfection seconde, tandis que l’autre est sa perfection
première.
3. La faute ne se compare pas à la peine comme la
fin à l’ordre qui y mène. En effet, l’un et l’autre, la fin et l’ordre, peuvent
être enlevés d’une certaine façon et par la faute et par la peine. Mais par la
peine, ils sont détruits en ce que l’homme lui-même est détourné et de sa fin
et de ce qui le mène vers cette fin ; par la faute, la fin et l’ordre sont
détruits de telle manière que la privation porte sur l’action humaine, qui
n’est pas ordonnée à la fin requise.
1. Le bien peut-il être cause du mal ? 2. Le souverain
bien, qui est Dieu, est-il cause du mal ? 3. Y a-t-il un souverain mal, qui
soit la cause première de tous les maux ?
Article 1 — Le
bien peut-il être cause du mal ?
Objections :
1. Cela semble impossible, car il est dit en S.
Matthieu (7,18) : “ Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits. ”
2. L’un des contraires ne peut être la cause de
l’autre. Or le mal est le contraire du bien.
3. Un effet défectueux ne peut venir que d’une
cause défectueuse Mais le mal, s’il a une cause, est un effet défectueux. Donc
il a une cause défectueuse. Tout défaut étant un mal, la cause du mal ne peut
être que du mal.
4. Denys affirme que le mal n’a pas de cause. Donc
le bien n’est pas cause du mal.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ On ne voit aucunement d’où
pourrait naître le mal, si ce n’est du bien. ”
Réponse :
D’une façon ou d’une autre, on est obligé de dire
que le mal a une cause. Le mal, en effet, est le défaut d’un bien qu’un être
est naturellement apte à avoir, et doit avoir. Or, un être ne peut être privé
de la disposition due à la nature que si une cause lui soustrait cette
disposition. Un corps lourd ne s’élève que si quelqu’un le lance ; un agent ne
manque son action qu’en raison d’un obstacle. Mais être cause ne peut être que
le fait d’un bien ; car rien ne peut être cause sinon en tant qu’il est de
l’être, et tout être, en tant que tel, est un bien. Du reste, si nous
considérons la nature particulière des causalités, nous voyons que l’agent, la
forme et la fin impliquent chacun une certaine perfection qui se rattache à la
raison de bien. La matière elle-même, en tant qu’elle est en puissance au bien,
a raison de bien.
Ce qui précède prouve que le bien est cause du mal
à la manière d’une cause matérielle, car on a montré ‘ que le bien est le sujet
du mal. Quant à la cause formelle, le mal n’en a pas, car il est plutôt une
privation de forme. Il en est de même de la cause finale ; car le mal, loin
d’avoir une fin, est bien plutôt la privation de l’ordination à la fin requise
; car ce n’est pas seulement la fin qui a raison de bien, mais aussi l’utile,
qui est ordonné à la fin. Si le mal a une cause efficiente, c’est une cause qui
ne le produit pas directement, mais par accident.
Pour en avoir la preuve, il faut savoir que le mal
n’est pas produit de la même manière dans l’action et dans l’effet. Dans
l’action, le mal est causé par le défaut de l’un des principes de l’action,
soit du côté de l’agent principal, soit du côté de l’agent instrumental. Ainsi,
un défaut de motricité chez le vivant peut provenir ou d’une faiblesse de
l’organisme, comme chez l’enfant, ou du mauvais état des membres qui en sont
les instruments, comme chez les boiteux. Dans une chose, au contraire, le mal a
pour cause parfois la puissance de l’agent (non pas toutefois dans l’effet
propre de cet agent), et parfois le défaut de l’agent ou de la matière. Le mal
est produit par la puissance ou la perfection de l’agent, quand, à la forme
voulue par cet agent, est liée comme une conséquence nécessaire la privation
d’une autre forme. Ainsi la combustion impliquetelle la destruction de l’air ou
de l’eau, de sorte que, plus le feu est puissant et actif, plus il imprime
énergiquement sa forme, et plus il détruit avec énergie ce qui lui est
contraire. Le mal et la destruction de l’air ou de l’eau provient de la
perfection du feu. Mais cela est produit par accident ; car le feu ne tend pas
à expulser la forme de l’eau, il tend à introduire sa propre forme ; seulement,
en faisant ceci, il cause cela par accident. Mais s’il y a un défaut dans l’effet
propre du feu, c’est-à-dire s’il ne réussit pas à chauffer, cela provient d’un
défaut de l’action même, défaut qui est dû à un manque dans
le principe d’action, comme on l’a dit ; ou bien cela tient à une mauvaise
disposition de la matière, qui ne reçoit pas l’action du feu. Or ce fait même
d’être déficient, est accidentel au bien, auquel il convient par soi d’agir.
Cela prouve de toute manière que le mal n’a de cause que par accident. Et c’est
ainsi que le bien est cause du mal.
Solutions :
1. Voici le commentaire de S. Augustin : “ Le
Seigneur entend par le mauvais arbre la mauvaise volonté, par le bon arbre la
bonne volonté. ” Or la bonne volonté ne produit pas d’acte moral mauvais,
puisque l’acte moral est jugé bon en raison de la qualité de la volonté.
Pourtant, le mouvement de la volonté mauvaise a pour principe une créature
raisonnable qui est bonne, et c’est ainsi que le bien est cause du mal.
2. Le bien ne produit pas le mal qui lui est
contraire ; mais il peut en causer un autre. Ainsi la bonté du feu cause le mal
de l’eau, et un homme bon par nature peut causer un acte moralement mauvais.
C’est là un genre de causalité par accident, nous l’avons dit. Et il peut
arriver que de la même manière, par accident, un contraire soit la cause de son
contraire, comme il arrive lorsque le froid ambiant produit au-dedans une
réaction de chaleur.
3. Le mal a une cause défectueuse de manière
différente, suivant qu’il s’agit d’agents volontaires ou d’agents naturels.
L’agent naturel agit d’après ce qu’il est, à moins d’un empêchement extérieur,
et cela même est chez lui une sorte de défaut. En conséquence, il n’y a jamais
de mal dans l’effet sans qu’il préexiste un autre mal dans l’agent ou dans la
matière, comme on vient de le dire. Mais dans l’ordre des choses volontaires,
le défaut de l’action vient de la volonté qui défaille actuellement, en tant
qu’elle ne se soumet pas actuellement à sa règle Ce défaut n’est pas une faute
; mais la faute vient de ce que le sujet opère avec un tel défaut.
4. Le mal n’a pas de cause par soi, mais seulement
par accident, on vient de le dire.
Article 2 — Le
souverain bien, qui est Dieu, est-il cause du mal ?
Objections :
1. Il semble bien que le souverain bien, qui est
Dieu, soit cause du mal, car on lit dans Isaïe (45, 6, 7) : “ Je suis le
Seigneur, il n’y en a pas d’autre. Je façonne la lumière et je crée les
ténèbres ; je fais le bonheur et je crée le malheur. ” Et dans Amos (3, 6) : “
Arrive-t-il un malheur dans une ville, sans qu’il soit l’œuvre du Seigneur ? ”
2. L’effet de la cause seconde se ramène à la cause
première. Or le bien est la cause du mal, comme on vient de le dire. Donc,
puisque Dieu est la cause de tout bien, comme on l’a également montré, il
s’ensuit que tout mal vient aussi de Dieu.
3. D’après Aristote, “ le salut et la perte du
navire ” ont la même cause. Mais Dieu est cause du salut de toutes choses. Donc
lui-même est cause de toute perdition et de tout mal.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Dieu n’est pas l’auteur du
mal, car il n’est pas cause que l’on tende au non-être. ”
Réponse :
D’après ce que nous avons dit, le mal qui vient
d’une déficience dans l’action a toujours pour cause le défaut de l’agent. Or,
en Dieu, il n’y a aucun défaut, mais une perfection souveraine, comme nous
l’avons montré. Par conséquent, Dieu n’est pas responsable du mal de l’action
qui est causé par une déficience de l’agent.
En revanche, le mal qui consiste dans la
destruction de certaines choses se ramène à Dieu comme à sa cause, et cela se
voit clairement dans le domaine de la nature comme dans celui de la volonté.
Nous l’avons dit en effet : un agent qui, par son pouvoir, produit une certaine
forme d’où résulte une corruption et un manque, cause, par son pouvoir, cette
corruption et ce manque. Or, il est évident que la forme que Dieu se propose
principalement dans les choses créées, c’est le bien de l’univers. Et l’ordre
de l’univers requiert, comme nous l’avons dit, que certains êtres puissent
défaillir et parfois défaillent. De telle sorte que Dieu, en causant le bien de
l’ordre universel, cause aussi, par voie de conséquence et pour ainsi dire par
accident, la corruption de certains êtres, conformément à ces paroles de
l’Écriture (1 S 2, 6) : “ C’est le Seigneur qui fait mourir et qui fait vivre.
” S’il est dit au livre de la Sagesse (1,12) : “ Dieu n’a pas fait la mort ”,
cela s’entend d’une mort qui serait voulue pour elle-même. A l’ordre de
l’univers se ramène également l’ordre de la justice, d’après lequel un
châtiment doit être infligé aux pécheurs. On peut donc dire que Dieu est
l’auteur de ce mal qu’est la peine, mais non du mal qu’est la faute, pour la
raison qu’on vient de dire.
Solutions :
1. Ces textes concernent le mal de peine, non celui
de faute.
2. L’effet de la cause seconde défaillante se
ramène à la cause première non défaillante pour tout ce qu’il a d’entité et de
perfection, mais non pour ce qu’il a de déficient. Ainsi tout ce qu’il y a de
mouvement dans la jambe qui boite est causé par sa puissance motrice ; mais ce
qu’il y a de dévié dans ce mouvement n’est pas causé par cette puissance
motrice, il a pour cause la difformité de la jambe. De même, tout ce qu’il y a
d’être et d’action dans une action mauvaise, remonte à Dieu comme à sa cause ;
mais ce qu’il y a là de défaillant n’est pas causé par Dieu ; c’est l’effet de
la cause seconde qui défaille.
3. Le naufrage du navire est attribué au pilote
comme cause parce qu’il a omis de faire ce qui était nécessaire au salut du
navire. Mais Dieu ne manque jamais de réaliser ce qui est nécessaire au salut.
Le cas n’est donc pas le même.
Article 3 — Y
a-t-il un souverain mal, qui soit la cause première de tous les maux ?
Objections :
1. Il semble bien, car les effets contraires ont
des causes contraires. Or il y a de la contrariété dans les choses, selon l’Ecclésiastique
(33,14) : “ En face du mal il y a le bien ; en face de la mort, la vie ; ainsi,
en face de l’homme pieux, le pécheur. ” Il y a donc des principes contraires,
l’un du bien et l’autre du mal.
2. Si l’un des contraires est dans la nature des
choses, l’autre aussi, selon Aristote. Or, le souverain bien est dans la nature
des choses, et c’est lui qui est la cause de tout bien, ainsi qu’on l’a montré.
Donc il y a aussi un souverain mal opposé à lui, et qui est la cause de tout
mal.
3. De même qu’on trouve dans les êtres le bien et
le mieux, on y trouve le mal et le pire. Or le bien et le mieux sont ainsi
appelés par comparaison avec le meilleur. Donc le mal et le pire sont également
ainsi nommés par rapport à un souverain mal.
4. Ce qui est tel par participation se ramène à ce
qui est tel par essence. Or, les choses qui sont mauvaises pour nous ne sont
pas mauvaises par essence, elles le sont en vertu d’une participation. Donc on
doit trouver quelque part un souverain mal qui soit cause de tout mal.
5. Tout ce qui est par accident se ramène à ce qui
est par soi. Or le bien est cause du mal par accident. Donc il faut poser un
souverain mal qui soit cause des maux par soi-même. Et on ne peut pas dire que
le mal n’a pas de cause par soi, qu’il n’a qu’une cause par accident, car il
s’ensuivrait que le mal ne serait pas le cas le plus fréquent, mais le plus
rare
6. Le mal de l’effet se ramène au mal de la cause ;
car un effet défectueux vient d’une cause défectueuse, on l’a dit. Mais on ne
peut pas remonter à l’infini dans l’ordre des causes. Donc il faut poser un
premier mal qui soit la cause de tout mal.
En sens contraire,
on a montré plus haut que le souverain bien est
cause de tout l’être. Il ne peut donc pas y avoir de principe opposé à lui, qui
soit cause des maux.
Réponse :
Il est évident d’après ce qui précède qu’il n’y a
pas de premier principe des maux, comme il y a un premier principe des biens.
1. Parce que le premier principe des biens est le
bien par essence, ainsi qu’on l’a montré. Or rien ne peut être le mal par
essence, puisque, on l’a montré aussi, tout être, en tant qu’être, est bon, et
que le mal ne se trouve que dans le bien, comme dans son sujet.
2. Parce que le premier principe des biens est le
bien souverain et parfait, en qui préexiste toute bonté, ainsi qu’on l’a vu. Or
il ne peut y avoir un souverain mal ; car, on l’a montré, même si le mal
diminuait sans cesse le bien, jamais il ne peut le détruire totalement. Comme
il y a toujours du bien dans les êtres, il n’y a rien qui soit intégralement et
parfaitement mauvais. C’est ce qui fait dire au Philosophe : “ Si le mal était
mal intégralement, il se détruirait lui-même ” ; car en supprimant tout bien,
au point de le rendre intégralement mauvais, on supprimerait aussi le mal
lui-même, qui a le bien pour sujet
3. Parce que la raison de mal s’oppose à la raison
de premier principe. D’abord parce que tout mal est causé par le bien, comme on
l’a montré. Et aussi parce que le mal ne peut être cause que par accident ;
ainsi ne peut-il pas être cause première, puisque la cause par accident est
postérieure à ce qui est par soi, comme le prouve Aristote.
Ceux qui ont admis deux premiers principes, l’un
bon et l’autre mauvais, sont tombés dans cette erreur pour la même raison qui
fit avancer aux philosophes anciens d’autres erreurs également étranges. Au
lieu de s’élever à la cause universelle de tout l’être, ils se sont arrêtés aux
causes particulières d’effets particuliers. C’est pourquoi, quand ils ont
observé que certains êtres nuisent à d’autres en vertu de leur nature, ils en
ont conclu que cette nature était mauvaise, comme si l’on disait que le feu est
mauvais par nature parce qu’il a brûlé la maison d’un pauvre Mais on ne doit
pas juger de la bonté d’une chose d’après le rapport qu’elle a avec un être
particulier ; on doit considérer cette nature en elle-même, et par rapport à
l’univers entier, dans lequel tout être tient son rang avec un ordre admirable,
nous l’avons vu.
De même, ceux qui trouvaient à deux effets
antagonistes particuliers des causes particulières également antagonistes, ne
surent pas ramener ces causes particulières à une cause universelle commune, et
ils conclurent que les principes premiers étaient eux-mêmes antagonistes. Mais
étant donné que tous les contraires se rejoignent dans un même genre, il est
nécessaire de reconnaître, au-dessus des causes particulières qui s’opposent,
une cause unique commune. Ainsi, au-dessus des qualités contraires des
éléments, on trouve la vertu active du corps céleste. De même, au-dessus de tout
ce qui est d’une manière quelconque, se trouve un unique premier principe
d’être, ainsi que nous l’avons fait voir.
Solutions :
1. Les contraires se rejoignent dans un même genre
et se rejoignent également dans la qualité d’être ; c’est pourquoi, bien qu’ils
aient des causes particulières contraires, il faut pourtant en venir à leur
trouver une cause première commune.
2. La privation et la possession se réalisent
naturellement dans un même sujet. Le sujet de la privation est l’être en
puissance, nous l’avons dit. Ainsi, puisque le mal est la privation du bien,
comme on vient de le voir, le mal ne peut s’opposer qu’au bien dans lequel se
trouve de la potentialité, et non pas au souverain bien, qui est acte pur.
3. On doit envisager tout être selon sa raison propre.
Or, de même qu’une forme est une certaine perfection, ainsi une privation est
un certain manque. Par conséquent toute forme, toute perfection, tout bien se
considère selon qu’il s’approche d’un terme parfait, et une privation au
contraire selon qu’elle s’éloigne du terme d’où elle part. On ne dit donc pas
d’une chose qu’elle est mauvaise ou pire parce qu’elle se rapproche d’un
souverain mal, comme on dirait qu’elle est bonne ou meilleure selon sa
proximité à l’égard du souverain bien.
4. Aucun être n’est dit mauvais par participation ;
il est dit mauvais au contraire par manque de participation. Il n’y a donc pas
lieu de ramener le mal à quelque chose qui serait le mal par essence.
5. Le mal ne peut avoir de cause que par accident,
comme on l’a montré. Il est donc impossible de remonter de lui à quelque chose
qui serait cause du mal par soi. Quant à dire que le mal est le cas le plus
fréquent, cela est faux, absolument parlant. Car les êtres engendrés et
corruptibles, chez lesquels seuls le mal de nature peut se rencontrer, ne sont
qu’une faible partie de l’univers. Et de plus, dans chaque espèce, les défauts
de nature ne se produisent que dans les cas les moins nombreux. C’est parmi les
hommes seulement que le mal semble être le cas le plus fréquent ; car le bien
de l’homme, tel qu’il apparaît aux sens, n’est pas le bien de l’homme en tant
qu’homme ; celui-ci doit se juger selon la raison ; or le plus grand nombre
suivent les sens plutôt que la raison.
6. Dans la recherche des causes du mal, on ne remonte
pas à l’infini ; on ramène tous les maux à une cause bonne, d’où le mal découle
par accident.
Après avoir traité de la création en général, il
faut étudier, en les distinguant l’une de l’autre, la créature corporelle et la
créature spirituelle. A ce sujet on considérera : 1. La créature purement
spirituelle que la Sainte Écriture appelle ange (Q. 50-64). 2. La créature
purement corporelle (Q. 65-74). 3. La créature composée de corporel et de
spirituel, qu’est l’homme (Q. 75-102).
Au sujet de ces anges, nous étudierons
successivement leur nature (Q. 50-53), leur intelligence (Q. 54-58), leur
volonté (Q. 59-60) et leur création (Q. 61-64).
La nature des anges doit être envisagée d’abord en
elle-même (Q. 50), puis dans ses rapports avec les êtres corporels (Q. 51-53).
QUESTION 50 — LA NATURE DES ANGES
1. Existe-t-il une créature totalement spirituelle
et absolument incorporelle ?
Article 1 —
Existe-t-il une créature totalement spirituelle et absolument incorporelle ?
Objections :
1. Ce qui est incorporel seulement par rapport à
nous et non par rapport à Dieu n’est pas incorporel purement et simplement. Or,
selon S. Jean Damascène l’ange “ est dit incorporel et immatériel par rapport à
nous ; mais, comparé à Dieu, il est corporel et matériel ”. L’ange n’est donc
pas absolument incorporel.
2. Seul le corps est mobile, d’après Aristote. Or,
selon S. Jean Damascène, l’ange est une substance intellectuelle toujours en
mouvement. L’ange est donc une substance corporelle.
3. S. Ambroise dit que “toute créature est
circonscrite par les limites fixes de sa nature ”. Or, être circonscrit est propre
aux corps. Toute créature est donc corporelle, y compris les anges puisqu’ils
sont créatures de Dieu, selon ces paroles du Psaume (148, 2.4) : “ Louez le
Seigneur, vous tous ses anges... car il a parlé, ils ont été faits ; il a
commandé et ils ont été créés. ”
En sens contraire,
le Psaume (104, 4) parle de “ celui qui a fait de
ses anges des esprits ”.
Réponse :
Il est nécessaire d’admettre l’existence de
créatures incorporelles. En effet, le but principal de Dieu dans la création
est le bien, qui n’est autre que l’assimilation à Dieu. Or, un effet n’est
parfaitement assimilé à sa cause que s’il l’imite en cela même qui, dans la
cause, est son principe ; ainsi le chaud produit le chaud. Dieu produit la
créature par son intelligence et sa volonté, nous l’avons expliqué plus haut.La
perfection de l’univers exige donc qu’il existe des créatures intellectuelles.
Et l’acte d’intellection ne pouvant être l’acte d’un corps ni d’une vertu
corporelle, car tout corps est déterminé dans le temps et dans l’espace, nous
devons nécessairement affirmer que la perfection de l’univers requiert
l’existence de créatures incorporelles. Les philosophes anciens, qui ignoraient
la nature de l’intelligence et ne la distinguaient pas du sens, estimaient que
rien n’existe en dehors de ce qui peut être saisi par les sens et
l’imagination. Et comme l’imagination n’atteint pas le corporel, ils pensaient,
au dire d’Aristote, que rien n’existe en dehors du corporel. L’erreur des
sadducéens, qui niaient l’existence de l’esprit (Ac 23,8), provenait des mêmes
principes. Mais la supériorité de l’intelligence sur les sens fait
raisonnablement conclure à l’existence d’êtres incorporels que l’intelligence
seule peut appréhender.
Solutions :
1. Les substances incorporelles sont intermédiaires
entre Dieu et les créatures corporelles. Or, en regard de l’un des extrêmes
l’intermédiaire fait figure de l’autre extrême ; ainsi le tiède, comparé au
chaud, paraît froid. C’est pour cette raison que S. Jean Damascène dit que,
comparés à Dieu, les anges sont matériels et corporels ; ce n’est pas parce
qu’ils ont en eux quelque chose de la nature corporelle.
2. Dans ce texte, le mot “ mouvement ” est pris
dans un sens large qui embrasse aussi les actes d’intelligence et de volonté.
On peut donc dire que l’ange est une substance toujours en mouvement en tant
qu’il est toujours en acte d’intellection, et non pas, comme nous, tantôt en
acte et tantôt en puissance. L’objection provient donc d’une équivoque.
3. Être circonscrit par des limites locales est
propre aux corps, mais être circonscrit par des limites essentielles est commun
à toute créature, tant corporelle que spirituelle. Ce qui fait dire à S.
Ambroise que certains êtres, non contenus dans des lieux corporels, n’en sont
pas moins circonscrits par leur substance.
Article 2 —
L’ange est-il composé de matière et de forme ?
Objections :
1. Tout ce qui est contenu dans un genre est
composé du genre et d’une différence spécifique qui, en s’ajoutant au genre,
constitue l’espèce. Or le genre est pris de la matière, et la différence est
prise de la forme, selon les Métaphysiques. Tout ce qui est dans un gene est
donc composé de matière et de forme. Si l’ange fait partie du genre substance,
il est donc composé de matière et de forme.
2. Là où se trouvent les propriétés de la matière,
la matière elle-même se trouve. Ces propriétés sont les facultés de recevoir et
d’être sujet : d’où le mot de Boèce : “ Une forme simple ne peut être sujet. ”
Or, l’ange possède les propriétés de la matière ; il est donc composé de matière
et de forme.
3. La forme est acte. Ce qui n’est que forme est
donc acte pur. Or, l’ange n’est pas acte pur, car c’est là le propre de Dieu
seul. L’ange n’est donc pas uniquement forme ; il a une forme reçue dans une
matière.
4. La matière est le principe propre qui limite et
finit la forme. Une forme qui n’est pas dans une matière est donc infinie. Or,
la forme de l’ange n’est pas infinie, puisque toute créature est finie. La
forme de l’ange est donc dans une matière.
En sens contraire,
Denys écrit que les premières créatures doivent
être considérées aussi bien comme immatérielles que comme incorporelles.
Réponse :
Certains pensent que les anges sont composés de
matière et de forme. Avicebron s’est efforcé de prouver cette opinion dans son
livre la Source de la vie. Il part de ce principe que tout ce que
l’intelligence distingue doit être également distinct dans la réalité. Or
l’intelligence appréhende séparément dans la substance incorporelle ce qui la
distingue de la substance corporelle, et ce par quoi elle lui est semblable. Il
prétend en conclure que ce qui distingue la substance incorporelle de la
substance corporelle, est pour elle comme une forme, et que le sujet de cette
forme distinctive, en tant que réalité commune, tient lieu de matière. Et pour
cette raison il pose l’existence d’une seule et même matière universelle pour
les êtres spirituels et pour les êtres corporels ; cela veut dire que la forme
de la substance incorporelle s’imprime dans la matière des êtres spirituels
comme la forme de la quantité s’imprime dans la matière des êtres corporels.
Mais on voit immédiatement qu’il ne peut y avoir
une seule et même matière pour les êtres corporels et les êtres spirituels. En
effet, une forme spirituelle et une forme corporelle ne peuvent être reçues
dans la même partie de matière, car alors une seule et même chose serait à la
fois corporelle et spirituelle. Il faut donc que la forme corporelle soit reçue
dans une partie de la matière, et la forme spirituelle dans une autre. Or on ne
peut concevoir que la matière soit divisée en parties sans présupposer en elle
la quantité ; si celle-ci est écartée, dit Aristote, la substance demeure
indivisible. Si bien que, dans cette hypothèse, la matière des êtres spirituels
devrait être sujette à la quantité ; ce qui est impossible. Il ne peut donc y
avoir une seule et même matière pour les êtres corporels et les êtres
spirituels.
Qui plus est, si l’on considère la substance
intellectuelle en elle-même, elle ne peut avoir aucune matière, quelle qu’elle
soit. L’opération d’un être est en effet conforme au mode de sa substance. Or,
l’acte d’intellection est une opération absolument immatérielle ; il suffit
pour le comprendre de se rappeler quel est son objet, puisque c’est l’objet qui
donne à un acte son espèce et sa nature. Une chose ne tombe sous l’acte
d’intelligence que dans la mesure où elle est dégagée de la matière, car les
formes qui sont dans la matière sont des formes individuelles, et
l’intelligence ne les appréhende pas en tant que telles. Toute substance
intellectuelle est donc absolument immatérielle.
D’autre part, il n’est nullement nécessaire que
tout ce que l’intelligence distingue soit aussi distinct dans la réalité, car
l’intelligence appréhende les choses non pas selon leur mode propre, mais selon
son mode à elle. Si bien que les choses matérielles, qui sont inférieures à
notre intelligence, sont dans notre intelligence d’une manière plus simple
qu’elles ne sont en elles-mêmes. Au contraire, les substances angéliques lui
étant supérieures, notre intelligence ne peut les appréhender selon ce qu’elles
sont en elles-mêmes, mais à sa manière, c’est-à-dire à la manière dont elle
saisit les choses composées. C’est ainsi également qu’elle appréhende Dieu.
Solutions :
1. C’est la différence qui constitue l’espèce. Or,
une chose est constituée dans une espèce en tant qu’elle est déterminée à tel
degré dans l’échelle des êtres, car les espèces des choses sont comme les
nombres qui diffèrent selon qu’on ajoute ou soustrait une unité selon Aristote.
Dans les choses matérielles, autre est ce qui détermine à tel degré spécial (la
forme), et autre ce qui est déterminé (la matière). Le genre se prend donc d’un
autre principe que la différence. Mais, dans les choses immatérielles, le
déterminant n’est pas autre que le déterminé ; c’est par lui-même que chaque
être spirituel occupe un degré déterminé dans l’échelle des êtres. En lui,
genre et différence ne se prennent pas de deux réalités, mais d’une seule.
Toute la distinction vient donc de notre façon de les considérer ; en effet,
quand nous considérons cette chose d’une manière indéterminée, nous
l’envisageons comme partie du genre ; mais quand nous la considérons d’une
manière déterminée, nous l’envisageons comme la différence.
2. L’argument cité est apporté par Avicebron dans
sa Source de la vie. Il vaudrait si l’intelligence avait le même mode de
réception que la matière, mais il n’en est rien. La matière reçoit la forme
pour être constituée par elle comme être de telle espèce, air, feu, etc.
L’intelligence, elle, ne reçoit pas la forme de cette manière, sans quoi
l’opinion d’Empédocle serait vraie : que nous connaissons la terre par la terre
et le feu par le feu. Mais la forme intelligible est dans l’intelligence selon
la raison même de forme ; c’est ainsi, en effet, que l’intelligence la connaît.
Ce mode de réception n’est donc pas celui de la matière, c’est celui de la
substance immatérielle.
3. S’il n’y a pas, dans l’ange, composition de
matière et de forme, il y a cependant composition d’acte et de puissance. Il
suffit pour s’en rendre compte de considérer les choses matérielles où se
trouvent les deux compositions. La première est celle de la forme et de la
matière qui constituent une nature. Mais une nature, ainsi composée, n’est pas
son être ; l’être est son acte. Par conséquent, même là où il n’y a pas de
matière, où la forme subsiste indépendamment d’une matière, la forme est encore
vis-à-vis de son être en rapport de puissance à acte. Et c’est une telle
composition que l’on doit admettre pour les anges. Voilà ce que veulent
exprimer ceux qui, empruntant les termes de Boèce, disent que l’ange est
composé de “ ce par quoi il est” et de “ ce qu’il est ”, ou de l’être et de ce
qui existe : car, “ ce qu’il est ”, c’est la forme subsistante elle-même ; et
l’être, c’est ce par quoi la substance existe, comme la course est ce par quoi
court celui qui court. En Dieu, nous l’avons prouvé, l’être et ce qu’il est ne
sont pas autres ; lui seul est donc acte pur.
4. Toute créature est finie, absolument parlant,
parce que son être n’est pas purement et simplement subsistant ; il est limité
à la nature qu’elle affecte. Mais rien n’empêche qu’une créature soit infinie
sous un certain rapport. Ainsi, les créatures matérielles sont infinies du côté
de la matière, et finies du côté de la forme, limitée par la matière où elle
est reçue. Au contraire, les substances immatérielles créées sont finies quant
à leur existence, mais infinies en tant que leurs formes ne sont pas reçues
dans un autre. Ainsi, si la blancheur existait séparément, nous dirions qu’elle
est infinie en tant que blancheur, n’étant pas contractée par un sujet ;
pourtant son être serait fini, puisqu’il serait déterminé par une nature
spéciale. Aussi est-il dit dans le Livre des Causes que l’intelligence est
finie par en haut, parce qu’elle reçoit l’être d’un principe qui lui est
supérieur, et infinie par en bas, parce qu’elle n’est pas reçue dans une
matière.
Article 3 — Quel
est le nombre des anges ?
Objections :
1. Le nombre est une espèce de la quantité, et une conséquence
de la division du continu. Cela ne peut se réaliser pour les anges, qui sont
incorporels. Les anges ne peuvent donc pas être en grand nombre.
2. Plus une chose est proche de l’unité, moins elle
est multiple ; le cas des nombres le montre bien. Or la nature angélique est,
de toutes les natures créées, la plus proche de Dieu. Il semble donc, Dieu
étant souverainement un, que c’est dans la nature angélique que se trouve la
moins grande multitude.
3. L’effet propre des substances séparées semble
être de mouvoir les corps célestes. Or les mouvements des corps célestes se
réduisent à un petit nombre déterminé, que nous pouvons connaître. Les anges ne
sont pas en plus grand nombre que les mouvements des corps célestes.
4. Denys écrit que “ ce sont les rayons de la
divine bonté qui font subsister toutes les substances intelligibles et
intellectuelles ”. Or le rayon ne se multiplie qu’en raison de la diversité des
sujets qui le reçoivent. Mais on ne peut dire que la matière reçoive le rayon
intelligible, puisque les substances intellectuelles sont immatérielles. Leur
multiplicité semble donc être fonction des premiers corps, les corps célestes,
auxquels la propagation des rayons divins doit, de quelque manière, se
terminer. Et ainsi on aboutit à la même conclusion que dans l’argument
précédent.
En sens contraire,
il est écrit au livre de Daniel (7,10) : “ Mille
milliers le servaient, et une myriade de myriades se tenaient debout devant
lui. ”
Réponse :
La question qui nous occupe a été résolue de
différentes façons.
Pour Platon, les substances séparées sont les
espèces des choses sensibles en sorte que, d’après lui, il faudrait dire que la
nature humaine comme telle est séparée. A s’en tenir à cette opinion, il y a
autant de substances séparées que d’espèces sensibles.
Aristote réprouve cette position parce que la
matière fait partie de l’essence des espèces sensibles. Les substances séparées
ne peuvent donc pas être les exemplaires de ces espèces sensibles ; au
contraire elles ont des natures plus élevées. Et cependant, Aristote pense que
ces natures plus parfaites sont en relation avec ces choses sensibles, en tant
qu’elles en sont les moteurs et les causes finales ; ce qui l’a conduit à fixer
pour les substances séparées un nombre égal à celui des premiers mouvements.
Mais, comme cela semblait contraire aux
enseignements de la Sainte Écriture, le juif Rabbi Moïse voulut concilier
Aristote et l’Écriture. Aussi écritil dans son Guide des Égarés que si par
ange, on désigne les substances immatérielles, ils sont aussi nombreux que les
mouvements des corps célestes, suivant l’opinion d’Aristote. Mais pour
sauvegarder l’Écriture, il ajoute que celle-ci appelle également anges les
hommes qui annoncent les choses divines, et les forces des êtres naturels qui
manifestent la toute-puissance de Dieu. Mais ce n’est pas l’usage des Écritures
d’appeler anges les forces des êtres irrationnels.
Il faut donc dire que la multitude des anges, même
en tant qu’ils sont des substances immatérielles, surpasse de beaucoup toute
multitude matérielle. C’est ce que dit Denys : “Les armées bienheureuses des
esprits célestes sont nombreuses, dépassant la limite faible et restreinte de
nos nombres matériels. ” En effet, Dieu ayant dans la création comme but
principal la perfection de l’univers, plus des êtres sont parfaits, plus Dieu
les a créés en abondance. Car, de même que dans le monde des corps, la
surabondance se prend de la grandeur, dans les êtres incorporels elle se prend
de la multitude. Or les corps incorruptibles, qui sont les plus parfaits parmi
les corps, dépassent en grandeur, presque sans comparaison, les corps
corruptibles ; car toute la sphère où se trouvent l’action et la passion est
peu de chose en regard des corps célestes. Il est donc raisonnable d’affirmer
que la multitude des substances immatérielles dépasse tellement celle des
substances matérielles qu’il est presque impossible de les comparer.
Solutions :
1. Dans les anges, le nombre, qui est une quantité
discrète, n’est pas conséquence de la division du continu. Il résulte de la
distinction des formes, en tant que la multitude est un transcendantal, comme
on l’a dit précédemment.
2. La proximité de la nature angélique par rapport
à Dieu ne la réduit pas à un petit rapport d’individus, mais entraîne seulement
le minimum de multiplicité dans sa composition.
3. Ce raisonnement est celui d’Aristote. Sa
conclusion serait nécessaire si les substances séparées étaient créées en vue
des substances corporelles. Car, dans cette hypothèse, les substances
immatérielles n’auraient aucune raison d’être, à moins qu’elles ne soient
causes d’un mouvement quelconque dans les choses corporelles. Or, il est faux
que les substances immatérielles soient ordonnées aux substances corporelles,
puisque la fin doit être plus noble que ce qui lui est ordonné. Aussi Aristote
dit-il lui-même que ce raisonnement n’a pas de valeur nécessaire, mais
simplement probable. Il est cependant obligé de le tenir, du fait que nous ne
pouvons parvenir à la connaissance des êtres intelligibles que par les sensibles.
4. Ce raisonnement a valeur probante pour ceux qui
pensent que la matière est cause de la distinction des choses ; mais nous avons
déjà réfuté cette opinion. La cause de la multiplicité des anges n’est donc ni
la matière, ni les corps, mais la sagesse divine qui a établi les divers ordres
des substances immatérielles.
Article 4 — La
distinction des anges entre eux
Objections :
1. La différence étant plus noble que le genre, les
choses qui se ressemblent selon ce qu’il y a de plus noble en elles sont semblables
dans leur différence constitutive ultime, et par conséquent sont de la même
espèce. Or les anges se ressemblent tous par ce qu’il y a de plus noble en eux,
par l’intellectualité. Ils rentrent donc tous dans une seule et même espèce.
2. Le plus et le moins ne diversifient pas
l’espèce. Or, les anges ne semblent différer entre eux que selon le plus et le
moins, en tant que l’un est plus simple et intellectuellement plus perspicace
que l’autre. Les anges ne diffèrent donc pas d’espèce.
3. L’âme s’oppose à l’ange comme les termes d’un
même genre. Or, toutes les âmes sont de la même espèce. Les anges aussi par
conséquent.
4. Plus un être est parfait en matière, plus il
doit être multiplié : ce qui ne se réaliserait pas s’il n’y avait qu’un
individu par espèce. Il y a donc plusieurs anges dans chaque espèce.
En sens contraire,
entre les choses qui sont de la même espèce il n’y
a, au dire d’Aristote, ni antériorité ni postériorité. Or, Denys enseigne qu’un
même ordre d’anges comprend des premiers, des intermédiaires et des derniers.
Les anges ne sont donc pas tous de la même espèce
Réponse :
Pour certains, toutes les substances spirituelles,
y compris les âmes, sont de la même espèce. Pour d’autres, les anges sont bien
de la même espèce, mais non pas les âmes. Pour d’autres enfin, seuls les anges
d’une même hiérarchie, ou d’un même ordre, rentrent dans la même espèce. Tout
cela est impossible. Les choses qui, ayant la même espèce, diffèrent
numériquement, sont semblables formellement mais se distinguent matériellement.
Or les anges, on l’a dit, ne sont pas composés de matière et de forme ; il ne
peut donc y avoir deux anges de la même espèce. De même, si la blancheur ou
l’humanité étaient séparées de la matière, on ne pourrait dire qu’il y en a
plusieurs, puisqu’elles ne sont multipliées qu’en raison de leurs sujets. Et
quand bien même ils auraient une matière, les anges ne pourraient pas être
plusieurs dans une même espèce. Car, dans cette hypothèse, le principe de leur
distinction serait la matière, non pas en tant que divisée par la quantité,
puisqu’ils sont incorporels, mais en raison d’une diversité qui comporte non
seulement changement d’espèce mais de genre.
Solutions :
1. La différence est plus noble que le genre, comme
le déterminé est plus noble que l’indéterminé, ou le propre que le commun, et
non pas comme constituant une nature différente de celle du genre. Autrement,
ou bien les animaux privés de raison seraient tous de même espèce ; ou bien il
y aurait en eux une autre forme plus parfaite que l’âme sensible. C’est donc
selon les divers degrés déterminés de la nature sensible que les animaux non
raisonnables diffèrent spécifiquement. De même chez les anges la différence
spécifique se prend des différents degrés de la nature intellectuelle.
2. Le plus et le moins n’entraînent pas un
changement d’espèce s’ils résultent de l’intensification ou du relâchement
d’une même forme, mais seulement s’ils ont leur principe dans des formes
d’inégal degré ; ainsi disons-nous que le feu est plus parfait que l’air. C’est
de cette seconde manière qu’il y a entre les anges du plus ou du moins .
3. Le bien de l’espèce l’emporte sur le bien de
l’individu. La multiplication des espèces est donc, chez les anges, bien
meilleure que la multiplication des individus dans une même espèce.
4. Comme nous l’avons dit plus haut, l’agent se
propose la multiplication des espèces, et non la multiplication numérique qui
peut s’étendre à l’infini. La perfection de la nature angélique exige donc la
multiplication des espèces, non la multiplication des individus dans une même
espèce.
Article 5 —
L’immortalité ou incorruptibilité des anges
Objections :
1. Il semble bien que les anges ne sont pas
incorruptibles. Car, selon le Damascène, “ l’ange est une substance
intellectuelle qui reçoit l’immortalité par grâce et non par nature. ”
2. Platon fait dire au Démiurge : “ O dieux des
dieux dont je suis l’auteur et le père, vous êtes mon œuvre, vous êtes
dissolubles par nature, mais je vous rends indissolubles par ma volonté. ” Or
qu’est-ce que ces dieux, sinon les anges ? Les anges sont donc corruptibles par
nature.
3. Nous lisons dans S. Grégoire : “ Tous les êtres
rentreraient dans le néant, si la main du Tout-puissant ne les conservait dans
l’existence. ” Ce qui peut être réduit à néant est corruptible. Les anges sont
donc corruptibles par nature, puisqu’ils ont été créés par Dieu.
En sens contraire,
Denys affirme : “ Les substances intellectuelles
ont une vie indéfectible, car elles sont exemptes de toute corruption, de la
mort, de la matière et de la génération. ”
Réponse :
Il est nécessaire d’affirmer que les anges sont
incorruptibles par nature. En effet, une chose est corrompue uniquement parce
que sa forme est séparée de la matière.L’ange étant une pure forme subsistante,
comme nous l’avons montré, sa substance ne peut donc être corruptible. Car une
chose qui convient à un être en raison de lui-même, ne peut jamais être séparée
; mais elle peut être séparée de l’être auquel elle convient en raison d’un
autre, si cet autre fait défaut lui-même. Le cercle ne peut perdre sa
rotondité, puisqu’elle lui convient par lui-même essentiellement ; mais un
cercle d’airain peut cesser d’être rond, puisque la forme ronde n’est pas
essentielle à l’airain. Or l’être convient à la forme en raison d’elle-même, car
une chose est être en acte par là même qu’elle a une forme. Le composé de
matière et de forme cesse donc d’exister dès que la forme est séparée de la
matière. Mais, si la forme subsiste par elle-même, comme chez les anges, nous
l’avons dit, elle ne peut perdre l’être. C’est donc en raison de son
immatérialité que l’ange est incorruptible par nature.
On trouve un signe de cette incorruptibilité dans
l’opération intellectuelle : un être opère sous le rapport où il est en acte ;
son opération manifeste donc le mode de son être. Or, c’est l’objet qui donne à
l’opération son espèce et son essence intelligible. L’objet intelligible, lui,
échappe au temps ; il est donc éternel. Par conséquent, toute substance
intellectuelle est incorruptible par nature.
Solutions :
1. S. Jean Damascène parle dans ce texte de
l’immortalité parfaite qui inclut l’immutabilité complète, car, selon le mot de
S. Augustin, “tout changement est une certaine mort”. Or, nous le prouverons
plus loin, l’ange n’acquiert la parfaite immutabilité que par la grâce.
2. Par les “ dieux ”, Platon désigne les corps
célestes. Et comme il croyait que ces corps sont composés des éléments, il les
disait corruptibles par nature, mais redevables à la volonté divine d’être
conservés dans l’être.
3. Il y a des êtres nécessaires dont la nécessité a
une cause. Il n’est donc pas contradictoire que l’être d’une chose nécessaire
et incorruptible dépende d’une autre comme de sa cause. Lorsque S. Grégoire dit
que tous les êtres, même les anges, retomberaient dans le néant si Dieu ne les
soutenait dans l’être, il ne veut donc pas dire que les anges renferment un
principe de corruption, mais que leur être dépend de Dieu comme de sa cause.
Une chose est dite corruptible, non point parce que Dieu peut la réduire à néant
en lui retirant son action conservatrice, mais parce qu’elle renferme en
elle-même un principe de corruption, ou une contrariété, ou au moins la
puissance de la matière.
Il faut maintenant considérer les rapports des
anges avec les réalités corporelles : 1. Avec les corps (Q. 51). 2. Avec les
lieux (Q. 52). 3. Avec le mouvement local (Q. 53).
QUESTION 51 — LES RAPPORTS DES ANGES AVEC LES RÉALITÉS
CORPORELLES
1. Les anges ont-ils des corps qui leur soient unis
naturellement ? 2. Assument-ils des çorps ? 3. Exercent-ils des fonctions
vitales dans les corps qu’ils assument ?
Article 1 — Les
anges ont-ils des corps qui leur soient unis naturellement ?
Objections :
1. Origène dit : “ C’est le propre de la seule
nature de Dieu (c’est-à-dire du Père, du Fils et de l’Esprit Saint) d’exister
sans substance matérielle et en dehors de toute union corporelle. ” On lit
aussi dans S. Bernard : “ Comme nous n’accordons qu’à Dieu l’immortalité, nous
n’attribuons qu’à lui l’incorporéité ; sa nature est la seule qui n’ait pas
besoin du secours d’un instrument corporel, ni pour lui, ni pour un autre. Mais
ce secours est nécessaire à tout esprit créé. ” S. Augustin dit également “ Les
démons sont appelés des animaux aériens, parce qu’ils possèdent la nature des
corps aériens. ” Or les anges et les démons ont la même nature ; les anges ont
donc des corps qui leur sont unis naturellement.
2. S. Grégoire appelle l’ange “ animal raisonnable
” ; or tout animal est composé de corps et d’âme : les anges ont donc des corps
qui leur sont unis naturellement.
3. La vie est plus parfaite dans les anges que dans
les âmes. Or, non seulement l’âme vit, mais elle vivifie le corps. Donc les
anges vivifient des corps qui leur sont unis naturellement.
En sens contraire,
Denys dit qu’il faut considérer les anges comme des
êtres aussi bien immatériels qu’incorporels.
Réponse :
Les anges n’ont pas de corps qui leur soient
naturellement unis. En effet, ce qui est accidentel à une nature ne se retrouve
pas nécessairement dans tous les cas où cette nature se réalise ; avoir des
ailes, par exemple, n’est pas essentiel à l’animal, et par suite ne convient
pas à tous les animaux. Or, comme nous le prouverons plus loin, l’acte
d’intellection n’est l’acte ni d’un corps ni d’une faculté corporelle ; être uni
à un corps n’est donc pas essentiel à la substance intellectuelle en tant que
telle, encore que cela puisse arriver pour des raisons extrinsèques à son
caractère intellectuel. Ainsi en va-t-il de l’âme ; si elle est unie à un
corps, c’est que, imparfaite et en puissance dans le genre des substances
intellectuelles, elle n’a pas, par nature, la plénitude de la science, mais
doit l’acquérir à l’aide des sens corporels à partir des choses sensibles. Or,
si une nature appartenant à un genre donné est imparfaite par rapport à la
perfection propre de ce genre, il faut que, d’abord, cette perfection générique
soit réalisée pleinement en une autre nature. Il y a donc, parmi les êtres de
nature intellectuelle, des substances intellectuelles parfaites qui n’ont pas besoin
de puiser leur science dans les choses sensibles, et par conséquent les
substances intellectuelles ne sont pas toutes unies à des corps ; certaines
existent à l’état séparé : c’est elles que nous appelons les anges.
Solutions :
1. Comme nous l’avons déjà dit, certains croyaient
que tout ce qui existe est corporel. C’est cette opinion qui semble les avoir
conduits à penser que toutes les substances spirituelles sont unies à des corps
; certains sont allés jusqu’à dire que Dieu est l’âme du monde, comme le
rapporte S. Augustin. Mais cela contredit la foi catholique, pour laquelle Dieu
est élevé au-dessus de toute chose, selon la parole du Psaume (8, 2) : “ Ta
majesté est élevée au-dessus des cieux. ” Aussi Origène a-t-il refusé de parler
ainsi de Dieu ; mais il a admis cette opinion pour les autres substances, se
laissant tromper là comme en beaucoup d’autre points par les opinions des
philosophes.
On peut expliquer le mot de S. Bernard en ce sens
que les esprits créés ont un instrument corporel, non pas uni naturellement,
mais assumé pour accomplir certaines fonctions.
Quant à S. Augustin, il n’exprime pas sa propre
conviction, mais rapporte l’opinion des platoniciens, qui croyaient à
l’existence d’animaux aériens qu’ils appelaient “ démons ”.
2. S. Grégoire appelle l’ange “ animal raisonnable
” par métaphore, parce que l’ange a une raison semblable à celle de l’homme.
3. Vivifier à titre de cause efficiente est une
perfection simple ; elle convient donc à Dieu : “ C’est le Seigneur qui donne
la mort ou la vie ” (1 S 2, 6). Mais vivifier à titre de cause formelle est
propre à la substance qui fait partie d’une nature, et n’est pas, à elle seule,
une nature complète. La substance intellectuelle qui n’est pas unie à un corps
est donc plus parfaite que celle qui l’est.
Article 2 — Les
anges assument-ils des corps ?
Objections :
1. Il semble bien que non. En effet, comme la
nature physique, les anges n’emploient aucun moyen superflu dans leurs
opérations. Or, assumer des corps serait superflu pour les anges, car l’ange
n’a pas besoin de corps, puisque sa puissance surpasse toute puissance
corporelle. L’ange n’assume donc pas de corps.
2. Assumer une chose, c’est l’unir à soi. Or, nous
l’avons dit dans l’article précédent, un corps ne peut pas être uni à un ange comme
à sa forme. D’autre part, si le corps est uni à l’ange comme à un moteur, on ne
dit pas qu’il est assumé, autrement tous les corps mus par les anges seraient
assumés par eux. Les anges n’assument donc pas de corps.
3. Les anges n’assument ni des corps de terre ou
d’eau, car ils ne pourraient les faire disparaître d’un seul coup ; ni des
corps de feu, parce qu’ils brûleraient ce qu’ils toucheraient ; ni des corps
d’air, car l’air n’a ni figures, ni couleur. Les anges n’assument donc pas des
corps.
En sens contraire,
S. Augustin dit que “ des anges apparurent à
Abraham sous des corps qu’ils avaient assumés ”.
Réponse :
Certains prétendent que les anges n’assument jamais
de corps et que toutes les apparitions mentionnées dans l’Écriture eurent la
forme de visions prophétiques, c’est-à-dire que ce ne sont que des visions de
l’imagination. Cette opinion va contre la pensée de l’Écriture. Car l’objet de
la vision de l’imagination n’existe que dans l’imagination du sujet ; dès lors
il n’est pas vu indifféremment par tous. Or, à plusieurs reprises, l’Écriture
parle d’anges qui apparaissent, comme s’ils étaient vus par tous. Ainsi en
va-t-il des anges qui apparaissent à Abraham : ils sont vus par lui, par toute
la famille, par Loth et par les habitants de Sodome. De même, l’ange qui
apparaît à Tobie est vu par tous. Tout cela montre que ces manifestations ont
lieu en visions corporelles, dont l’objet, extérieur au sujet, peut être vu par
tous. L’objet d’une telle vision ne peut donc être qu’un corps réel. Donc, puisque
les anges ne sont pas des corps, et n’ont pas de corps qui leur soient unis
naturellement, il leur arrive d’assumer des corps.
Solutions :
1. Ce n’est pas pour eux que les anges ont besoin
d’assumer des corps, mais pour nous. Dans la nouvelle Alliance, c’est pour
montrer, par un commerce familier avec les hommes, ce que sera la société
intellectuelle que les hommes espèrent avoir avec eux dans la vie future. Dans
l’ancienne Alliance, c’était pour annoncer par mode de figure que le Verbe de
Dieu devait assumer un corps humain ; car toutes les apparitions de l’Ancien
Testament étaient ordonnées à l’apparition du Fils de Dieu dans la chair.
2. L’ange et le corps qu’il assume ne sont pas en
rapport de matière à forme, mais l’ange est pour le corps comme un moteur que
ce corps mobile ne fait que représenter. La Sainte Écriture décrit les
propriétés des choses intelligibles en faisant appel aux similitudes sensibles
: de même, les anges se façonnent, par la puissance divine, des corps sensibles
qui représentent leurs propriétés intelligibles. C’est ce qu’on veut exprimer
lorsqu’on dit que les anges assument des corps.
Article 3 — Les
anges exercent-ils les fonctions de la vie dans les corps qu’ils assument ?
Objections :
1. Les anges ne doivent pas tromper par de fausses
apparences. Or, les anges tromperaient s’ils faisaient passer pour vivants des
corps qui n’accomplissent pas les opérations de la vie. Les anges exercent donc
les fonctions vitales dans les corps qu’ils assument.
2. Les anges ne font rien d’inutile. Or, ils
feraient des choses inutiles s’ils formaient dans leurs corps des yeux, des
narines et d’autres organes qui n’accomplissent pas leurs fonctions naturelles.
Les anges exercent donc les fonctions sensibles qui sont l’œuvre absolument
propre de la vie.
3. La marche est aussi une opération vitale. Or,
certains anges sont apparus, qui marchaient. Il est dit dans la Genèse (18, 16)
qu’“ Abraham marchait, en les conduisant, avec les anges qui lui étaient
apparus ” ; et à Tobie, qui demandait (Tb 5, 7) : “ Connais-tu le chemin qui
conduit au pays des Mèdes ? ” l’ange Raphaël répondit : “ Je le connais, et
j’ai souvent parcouru tous ces chemins. ” Les anges exercent donc fréquemment
les activités des êtres vivants.
4. Parler est une activité vitale, puisque la
parole est formée par la voix qui, au dire d’Aristote, est “ un son proféré par
la bouche de l’animal ”. Or, on lit en plusieurs endroits dans l’Écriture que
les anges ont parlé dans des corps qu’ils avaient assumés. Les anges exercent
donc les activités des êtres vivants.
5. Manger est une opération propre à l’être animé ;
aussi, après sa résurrection, le Seigneur mangea-t-il avec ses disciples pour
leur prouver qu’il avait repris vie (Lc 24, 41). Or, certains des anges qui
sont apparus dans des corps, ont mangé. Abraham offrit de la nourriture à ceux
qu’il avait adorés auparavant (Gn 18, 2). Les anges exercent donc les
opérations vitales dans les corps qu’ils assument.
6. La génération est un acte vital. Or les anges
ont accompli cette fonction dans certains corps.
Il est écrit dans la Genèse (6, 4) : “ Après que
les fils de Dieu eurent approché les filles des hommes, elles mirent au monde
des hommes puissants et fameux dans le siècle. ” Les anges exercent donc les
opérations vitales dans les corps qu’ils assument.
En sens contraire,
nous avons dit plus haut que les corps assumés par
les anges ne vivent pas : ils ne peuvent donc pas exercer les activités des
êtres vivants.
Réponse :
Certaines activités vitales ont quelque chose de
commun avec les activités non vitales ; ainsi la parole, action vitale, est, en
tant que son, semblable aux autres sons inanimés ; la marche est, en tant que
mouvement, semblable aux autres mouvements. Les anges peuvent donc, par les
corps qu’ils assument, exercer les activités des êtres vivants en ce qu’elles
ont de commun avec les activités des non-vivants, mais non dans ce qu’elles ont
de propre. Car, selon Aristote, seul peut produire une action celui qui en a la
puissance. Aucun être ne peut donc avoir d’activité vitale s’il n’a pas la vie,
qui est le principe potentiel d’une telle action.
Solutions :
1. L’Écriture ne va pas contre la vérité en
décrivant les choses intelligibles sous des figures sensibles, car son
intention n’est pas de faire croire que les choses intelligibles sont des
choses sensibles, mais de faire entrevoir les propriétés des choses
intelligibles par la similitude des figures sensibles. De même il n’est pas
contraire à la véracité des saints anges que les corps qu’ils assument
paraissent être des hommes vivants, alors qu’ils ne le sont pas. Ils n’assument
des corps que pour faire connaître leurs propriétés et leurs opérations
spirituelles par les propriétés et les opérations des hommes. Ce but serait
moins parfaitement atteint, si les anges assumaient de vrais hommes, parce que
les propriétés de ces hommes ne feraient pas connaître les anges, mais les
hommes eux-mêmes.
2. La sensation est une opération exclusivement
vitale ; on ne peut donc pas dire que les anges exercent des sensations par les
organes des corps qu’ils assument. Ces corps ne sont cependant pas inutiles,
puisqu’ils ne sont pas formés pour procurer des sensations, mais pour
manifester par leurs organes les vertus spirituelles des anges ; ainsi l’œil
désigne la fonction intellectuelle de l’ange et les autres membres ses autres
facultés, selon Denys.
3. Seul le mouvement qui procède d’un principe
moteur conjoint peut être une opération vitale. Mais les anges, n’étant pas la
forme des corps qu’ils assument, ne les meuvent pas de cette façon. Cependant
les anges subissent, du fait du mouvement de ces corps, une motion accidentelle
; ils y résident en effet à la façon d’un moteur dans un mobile, de telle sorte
qu’ils sont dans ces corps et non ailleurs. Cette dernière conclusion ne
vaudrait pas pour Dieu : le mouvement des choses dans lesquelles il se trouve
n’entraîne pour lui aucune motion, puisqu’il est partout, tandis que les anges
épousent accidentellement les mouvements qu’ils produisent dans les corps
qu’ils assument.
Il faut cependant faire une exception pour les
corps célestes, même si les anges s’y trouvent comme le moteur dans le mobile.
Les corps ou sphères célestes en effet, dans leur mouvement circulaire, ne
quittent pas entièrement le lieu où ils se trouvent, ils l’occupent toujours
par quelque partie d’eux-mêmes. Par ailleurs les anges n’appliquent pas leur
activité motrice à une partie déterminée de la substance même de la sphère.
Cette partie se trouvant tantôt à l’orient et tantôt à l’occident, il
s’ensuivrait que l’ange se déplacerait avec elle. Mais, comme Aristote
l’explique, l’ange occupe un endroit déterminé, toujours à l’orient, d’où il
exerce sa puissance motrice sur la sphère.
4. Les anges ne parlent pas, au sens propre du mot
; ils produisent seulement dans l’air des sons qui sont semblables aux voix
humaines.
6. S. Augustin répond : “ Beaucoup assurent avoir
expérimenté ou avoir entendu dire par ceux qui l’avaient expérimenté, que les
sylvains et les faunes (ceux que le vulgaire appelle incubes) se sont souvent
présentés à des femmes et ont consommé l’union avec elles ; aussi vouloir le
nier paraît de l’impudence. Mais s’il s’agit des saints anges de Dieu, ils
n’ont pu en aucune manière tomber ainsi avant le déluge. Il faut donc entendre
par "fils de Dieu" les fils de Seth qui étaient bons ; et par
"filles des hommes" l’Écriture désigne celles qui étaient nées de la
race de Caïn. Il n’y a pas à s’étonner que des géants soient nés de telles
unions ; au surplus, ils n’étaient pas tous géants ; mais les géants étaient
alors beaucoup plus nombreux que dans les temps postérieurs au déluge. ”
Cependant, si parfois certains hommes naissent des démons, ce n’est pas au
moyen d’une semence émise par ceux-ci, mais par la semence d’un autre homme
qu’ils ont recueillie, de telle sorte que le démon qui est succube d’un homme
se fasse l’incube d’une femme. De même ils utilisent les semences d’autres
êtres pour produire certaines générations, comme dit S. Augustin ; et ainsi
celui qui est engendré n’est pas fils du démon, mais de l’homme dont on a
recueilli la semence.
QUESTION 52 — LES RAPPORTS DES ANGES AVEC LE LIEU
1. L’ange est-il dans un lieu ? 2. Peut-il être
dans plusieurs lieux en même temps ? 3. Plusieurs anges peuvent-ils être dans
le même lieu ?
Article 1 —
L’ange est-il dans un lieu ?
Objections :
1. Il semble que non, puisque Boèce dit : “ Le
sentiment commun des philosophes est que les êtres incorporels ne sont pas dans
un lieu. ” Et Aristote : “ Est dans un lieu, non pas tout ce qui existe, mais
seulement le corps mobile. ” Or, l’ange n’est pas corps. Il n’est donc pas dans
un lieu.
2. Le lieu est une quantité dotée d’une position ;
tout ce qui est localisé est donc situé. Or, l’ange ne peut être situé, puisque
sa substance est affranchie de la quantité à qui il appartient en propre de
situer. L’ange n’est donc pas dans un lieu.
3. Être dans un lieu, c’est être mesuré et contenu
par ce lieu. Or l’ange ne peut être ni mesuré ni contenu dans un lieu, le
contenant ayant une forme plus parfaite que le contenu. L’ange n’est donc pas
localisé.
En sens contraire,
l’Église dit dans une oraison de Complies : “ Que
tes saints anges qui habitent cette maison, nous gardent en paix. ”
Réponse :
Il convient à l’ange d’être dans un lieu.
Cependant, être dans un lieu se dit de façon équivoque pour l’ange et pour un
corps. Le corps est dans un lieu parce qu’il y est appliqué selon le contact de
la quantité dimensive ; les anges n’ont pas cette sorte de quantité, ils n’ont
que la quantité virtuelle. Et si l’on dit que l’ange est dans un lieu corporel,
c’est parce que sa puissance s’applique d une certaine manière a ce lieu.
L’ange n’est donc ni mesuré par un lieu, ni affecté
par une position dans le continu ; c’est là le propre du corps localisé,
puisqu’il a une quantité dimensive. L’ange n’est pas non plus contenu dans un
lieu ; en effet, si une substance incorporelle exerce sa puissance sur une
réalité corporelle, elle la contient, mais elle n’est pas contenue par elle,
car l’âme est dans le corps comme le contenant, non comme contenu par lui i de
même l’ange, bien loin d’être contenu par le lieu qu’il occupe, l’enveloppe
d’une certaine manière.
Ainsi sont résolues les objections.
Article 2 —
L’ange peut-il être dans plusieurs lieux en même temps ?
Objections :
1. La puissance de l’ange n’est pas inférieure à
celle de l’âme humaine. Or, l’âme est à la fois en plusieurs lieux puisqu’elle
est “ tout entière dans chaque partie du corps”, selon S. Augustin. L’ange peut
donc être dans plusieurs lieux à la fois.
2. L’ange est réellement dans le corps qu’il
assume, et, s’il assume un corps continu, il semble qu’il soit en chacune de
ses parties. Or ce corps occupe, en raison de ses différentes parties,
plusieurs lieux différents. L’ange peut donc être en plusieurs lieux à la fois.
3. D’après S. Jean Damascène : “ l’ange est là où
il agit ”. Or, il lui arrive d’agir en plusieurs lieux à la fois ; celui qui
détruit Sodome en est un exemple. L’ange peut donc être en plusieurs lieux à la
fois.
En sens contraire,
S. Jean Damascène enseigne : “ Quand les anges sont
au ciel, ils ne sont pas sur la terre. ”
Réponse :
La puissance et l’essence de l’ange sont finies ;
tandis que celles de Dieu sont infinies, et elles sont la cause universelle de
toutes choses. Aussi la puissance divine s’exerce sur tout ; Dieu n’est pas
seulement en plusieurs lieux, mais partout. La puissance de l’ange, au
contraire, parce que limitée, ne s’étend pas à tout, mais à une seule chose
déterminée. Car ce qui se rattache à une seule puissance se rapporte à elle
comme à quelque chose d’un ; ainsi l’universalité des êtres est à l’égard de la
puissance universelle de Dieu comme quelque chose d’un ; et de même, tel être
particulier est comme quelque chose d’un, visàvis de la puissance de l’ange.
Or, comme l’ange n’occupe un lieu qu’en y appliquant sa puissance, il n’est ni
partout, ni en plusieurs lieux, mais dans un seul.
Pourtant certains se sont trompés sur ce point. Ne
parvenant pas à s’élever au-dessus de l’imagination, ils ont conçu
l’indivisibilité de l’ange à l’égal de celle du point, et en ont conclu que
l’ange ne pouvait occuper localement qu’un point Mais cela est manifestement
erroné. Car le point est un indivisible affecté d’une position, alors que
l’indivisibilité de l’ange est hors de toute espèce de quantité et de position.
Il n’est donc pas nécessaire de lui assigner un lieu indivisible quant à la
position : l’ange peut être dans un lieu divisible ou indivisible, grand ou
petit selon que, par sa volonté, il applique sa puissance à un corps plus grand
ou plus petit. Ainsi, le corps tout entier sur lequel il applique sa puissance
lui correspond comme un seul lieu.
Il ne s’ensuit pas que, s’il y a un ange qui meut
la sphère, il doit être partout. D’abord, parce que sa puissance ne s’applique
qu’au point précis où commence le mouvement. Or ce point se trouve à l’orient :
ce qui faisait dire à Aristote que la puissance motrice des corps célestes se
trouvait à l’orient. Ensuite, parce que les philosophes n’ont jamais dit que
tous les orbes étaient mus immédiatement par une seule substance séparée ; il
n’est donc pas nécessaire que celle-ci soit partout.
Tout ce qui précède montre qu’être dans un lieu se
dit de manière différente du corps, de l’ange et de Dieu. Le corps est
circonscrit par son lieu, puisqu’il est mesuré par lui. L’ange est dans le
lieu, non pas circonscriptivement, puisqu’il n’est pas mesuré par le lieu, mais
d’une manière limitée, car lorsqu’il est dans un lieu, il n’est pas dans un
autre. Dieu enfin n’est ni circonscrit par un lieu, ni limité, puisqu’il est
partout.
Il est facile maintenant de répondre aux
objections, car tout lieu auquel la puissance de l’ange s’applique
immédiatement est considéré comme unique, qu’il soit continu ou non.
Article 3 —
Plusieurs anges peuventil être dans un même lieu ?
Objections :
1. Si plusieurs corps ne peuvent pas être
simultanément dans le même lieu, c’est parce qu’ils le remplissent. Or, les
anges ne remplissent pas le lieu, puisque le corps est le seul à accomplir
cette fonction pour exclure le vide, comme le montre Aristote. Les anges
peuvent donc être à plusieurs dans le même lieu.
2. Il y a plus de différence entre un ange et un
corps qu’entre deux anges. Or, un ange et un corps peuvent être simultanément
dans un même lieu ; car, comme Aristote le prouve dans les Physiques, il n’y a
pas de lieu qui ne soit occupé par un corps sensible. Donc, à plus forte
raison, deux anges peuvent être dans un même lieu.
3. S. Augustin dit que l’âme est dans chaque partie
du corps. Or, le démon, s’il ne peut pénétrer dans les esprits, pénètre parfois
dans les corps ; l’âme et le démon sont alors dans le même lieu. Le même cas
est donc possible pour toute autre substance spirituelle.
En sens contraire,
il n’y a pas deux âmes dans le même corps.
Pareillement, il ne peut y avoir deux anges dans le même lieu.
Réponse :
Deux anges ne sont jamais ensemble dans le même
lieu. La raison en est que deux causes complètes ne peuvent causer
immédiatement une seule et même chose. On le voit dans tous les genres de
causes : par exemple, une seule chose n’a qu’une seule forme prochaine, et une
seule cause motrice à son contact, bien qu’il puisse y avoir plusieurs causes
motrices éloignées. Et qu’on n’objecte pas l’exemple du bateau tiré par
plusieurs hommes, car aucun de ces hommes n’est un moteur complet, puisque
aucun ne peut mouvoir le bateau par ses seules forces. Mais tous ensemble ils
forment comme un seul moteur, leurs forces s’unissant pour produire un seul
mouvement. Or, puisque l’ange n’est dans un lieu que parce que sa puissance le
touche immédiatement de façon à le contenir parfaitement, comme nous l’avons
dit, il ne peut y avoir qu’un ange dans un seul et même lieu.
Solutions :
1. Si plusieurs anges ne peuvent être ensemble dans
le même lieu, ce n’est pas qu’ils le remplissent, mais pour la raison que l’on
vient d’expliquer.
2. L’ange et le corps ne sont pas dans le lieu de la même manière. Le
raisonnement ne vaut donc pas.
3. Le démon et l’âme n’ont pas le même rapport de
causalité visàvis du corps ; l’âme en est la forme, le démon ne l’est pas.
QUESTION 53 — LE MOUVEMENT LOCAL DES ANGES
1. L’ange peut-il se mouvoir localement ? 2.
Passe-t-il d’un lieu à un autre en traversant l’espace intermédiaire ? 3. Le
mouvement de l’ange est-il successif, ou instantané ?
Article 1 —
L’ange peut-il se mouvoir localement ?
Objections :
1. Cela paraît impossible. En effet, comme Aristote
le prouve dans les Physiques, l’être qui n’a pas de parties ne peut pas se
mouvoir ; en effet une chose ne se meut ni quand elle est encore au point de
départ, ni quand elle est parvenue au terme, le mouvement étant alors accompli.
Il faut en déduire que tout ce qui se meut est, tant que dure le mouvement, en
partie au point de départ et en partie au terme. Or l’ange n’est pas divisible
en parties. Il ne peut donc pas se mouvoir localement.
2. Selon la définition d’Aristote, le mouvement est
l’acte de ce qui est imparfait. Or l’ange bienheureux n’a plus d’imperfection.
Il ne se meut donc pas localement.
3. Tout mouvement est provoqué par une indigence.
Or les anges ne sont affectés d’aucune indigence. Ils ne sont donc pas mus
localement.
En sens contraire,
l’ange bienheureux a les mêmes possibilités de mouvement
que l’âme bienheureuse. Or, on doit admettre que l’âme bienheureuse peut se
mouvoir localement, puisque c’est un article de foi que l’âme du Christ est
descendue aux enfers. L’ange bienheureux se meut donc localement.
Réponse :
L’ange bienheureux peut se mouvoir localement.
L’ange et le corps matériel, n’ayant pas avec le lieu des rapports identiques,
ne se meuvent pas de la même manière. Le corps matériel est localisé parce
qu’il est contenu et mesuré par le lieu ; le mouvement local du corps doit donc
être mesuré par le lieu et conforme à ses exigences. Par conséquent “ la
continuité du mouvement est fonction de l’étendue ; et l’antériorité et la
postériorité dans le mouvement local du corps dépendent de l’antériorité et de
la postériorité dans l’étendue ”, selon Aristote.
L’ange, au contraire, loin d’être mesuré et contenu
par le lieu, le contient plutôt. Aussi ne requiertil pas d’être mesuré par le
lieu, ni de tenir de lui la continuité, selon ses exigences propres. De soi,
c’est un mouvement non continu. En effet, parce que l’ange n’est dans un lieu
que par contact virtuel, nous l’avons dit, son mouvement local ne peut être
qu’une succession de contacts divers avec des lieux divers, parce qu’il ne peut
être en plusieurs lieux à la fois.Et, quoique ces contacts ne soient pas
nécessairement continus, une certaine continuité peut s’y trouver, car rien
n’empêche d’assigner à l’ange un lieu divisible, par contact virtuel, comme
nous assignons au corps un lieu divisible, par le contact selon l’étendue. Or,
la continuité du mouvement local corporel résulte de ce que le corps quitte
successivement et non tout d’un coup le lieu dans lequel il était auparavant.
De même, l’ange peut quitter successivement le lieu divisible dans lequel il
était auparavant ; son mouvement sera alors continu. Mais il peut aussi quitter
instantanément la totalité du lieu qu’il occupe et s’appliquer instantanément à
un tout autre lieu, et alors son mouvement ne sera pas continu.
Solutions :
1. Cet argument ne vaut pas ici, pour deux raisons
:
D’abord, la démonstration d’Aristote part de ce qui
est indivisible quantitativement, à quoi correspond un lieu nécessairement
indivisible ; ce qui ne peut se dire des anges.
Ensuite, la démonstration d’Aristote part du
mouvement continu. Si le mouvement n’était pas continu, on pourrait dire qu’une
chose est mue quand elle est encore à son point de départ ou quand elle est
déjà au terme, puisque c’est la simple succession des différentes positions
locales d’une même chose qu’on appellerait alors mouvement ; cette chose
pourrait donc être dite en mouvement, quelle que soit la position locale
qu’elle occupe. Mais la continuité du mouvement s’y oppose, parce que le
continu ne se résout pas dans son terme, la ligne ne se résout pas dans le
point. Aussi faut-il que le mobile, pendant son mouvement, ne soit pas tout
entier dans l’un des termes, mais en partie dans l’un et en partie dans
l’autre.
On voit donc que la démonstration d’Aristote ne
s’applique pas au mouvement angélique, s’il est discontinu ; mais s’il est
continu, on peut concéder que l’ange, pendant son mouvement, est en partie au
point de départ et en partie au terme. Cette composition de parties n’affecte
cependant pas la substance de l’ange, mais le lieu, car au commencement de son
mouvement continu, l’ange est tout entier dans le lieu divisible qui est le
point de départ du mouvement, puis pendant le mouvement il est dans une des
parties du premier lieu qu’il abandonne, et dans une des parties du lieu
suivant qu’il va occuper. Cette occupation simultanée d’une partie de chacun
des deux lieux est possible pour l’ange, puisqu’il peut occuper un lieu
divisible par application de sa vertu, comme le corps l’occupe par
l’application de son étendue. Par conséquent, le corps qui peut être mû localement
est divisible selon l’étendue, tandis que l’ange peut exercer sa puissance sur
une chose divisible.
2. Le mouvement de l’être en puissance est l’acte
de ce qui est imparfait. Mais le mouvement qui s’opère par l’application d’une
puissance active est le fait d’un être en acte ; car la puissance active d’une
chose tient à ce qu’elle est en acte.
3. Le mouvement de l’être en puissance est provoqué
par son indigence. Le mouvement de l’être en acte, au contraire, ne comble pas
l’indigence propre de cet être, mais celle d’un autre. C’est donc pour nos
besoins que l’ange se meut localement, selon l’épître aux Hébreux (1,14) : “
Tous sont des esprits chargés d’un ministère, envoyés au service de ceux qui
doivent hériter le salut. ”
Article 2 —
L’ange passe-t-il d’un lieu à un autre en traversant l’espace intermédiaire ?
Objections :
1. Il semble bien que non, car tout ce qui traverse
un milieu, traverse d’abord un lieu qui lui est égal avant de parvenir à un
lieu plus étendu. Or, l’ange étant indivisible, le lieu qui lui est égal est un
lieu ponctuel. Si donc l’ange traverse l’espace intermédiaire dans son
mouvement, il faut qu’il traverse un nombre infini de points ; ce qui est
impossible.
2. L’ange est une substance plus simple que notre
âme. Or notre âme peut, par la pensée, passer d’un extrême à l’autre sans
traverser le milieu : ainsi je peux penser à la France et ensuite à la Syrie,
sans penser à l’Italie qui est entre les deux. L’ange peut donc, à plus forte
raison, passer d’un lieu à l’autre sans traverser l’espace intermédiaire.
En sens contraire,
quand l’ange se meut d’un lieu à un autre, au
moment où il est au terme, il n’est plus en mouvement, le changement étant déjà
accompli. Or, le changement arrivé à son terme présuppose un mouvement. Il y a
donc eu antérieurement un mouvement. Or, comme l’ange n’était pas en mouvement
lorsqu’il était encore au point de départ, il a donc fallu qu’il traverse
l’espace intermédiaire.
Réponse :
Nous avons dit dans l’article précédent que le
mouvement local de l’ange pouvait être ou continu ou discontinu. S’il est
continu, l’ange ne peut passer d’un lieu à l’autre sans traverser l’espace
intermédiaire ; car “ l’espace intermédiaire est l’espace que traverse, avant
d’arriver au terme, ce qui se meut d’un mouvement continu ”. L’ordre de
priorité dans le mouvement continu est en effet fonction de l’ordre de priorité
dans l’étendue. Si le mouvement de l’ange n’est pas continu, il lui est
possible de passer d’un lieu à l’autre sans traverser l’espace intermédiaire.
En effet, entre deux lieux quelconques, éloignés l’un de l’autre, les lieux
intermédiaires sont toujours en nombre infini, qu’il s’agisse de lieux
divisibles ou indivisibles. La chose est manifeste pour les lieux indivisibles,
car entre deux points quelconques il y a toujours une infinité de points
intermédiaires, puisque deux points ne peuvent se suivre sans qu’un
intermédiaire les sépare, comme le prouve Aristote. Il faut en dire autant des
lieux divisibles, et on le prouve à partir de la nature du mouvement corporel
continu. Un corps ne peut se mouvoir d’un lieu à l’autre que dans le temps. Or,
on ne peut trouver, dans tout le temps qui mesure le mouvement d’un corps, deux
instants pendant lesquels ce corps en mouvement serait dans le même lieu ; s’il
était dans un seul et même lieu pendant deux instants, il y serait au repos,
puisque le repos consiste à demeurer plusieurs instants dans le même lieu. Et
comme il y a, entre le premier et le dernier instant du temps qui mesure le
mouvement, une infinité d’instants, il faut donc qu’il y ait une infinité de
lieux entre le premier lieu, point de départ du mouvement, et le dernier qui le
termine.
On peut rendre la chose sensible par un exemple.
Soit un corps long d’un empan et une distance de deux empans. Il est clair que
le lieu où commence le mouvement est d’un empan et le lieu auquel il se termine
est, lui aussi, d’un empan. Dès que le corps commence à se mouvoir, il
abandonne peu à peu le premier empan et pénètre dans le second. Les lieux
intermédiaires se multiplient donc dans la mesure où se divise une étendue
longue d’un empan, puisque chaque point déterminé dans l’étendue du premier
empan est principe d’un lieu ; et le point déterminé dans l’étendue du second
empan est le terme de ce même lieu. Or, l’étendue est divisible à l’infini, et
en toute étendue il y a, en puissance, un nombre infini de points ; il s’ensuit
que deux lieux, quels qu’ils soient, sont donc toujours séparés par une
infinité de lieux intermédiaires. Or, le mobile ne peut parcourir cette
infinité de lieux intermédiaires que par la continuité du mouvement ; car, si
les lieux intermédiaires sont infinis en puissance, on peut également trouver
une certaine infinité potentielle dans le mouvement continu. Par conséquent,
dans un mouvement discontinu, toutes les parties qui le composent sont
actuellement en nombre déterminé. Si donc un mobile quelconque se meut d’un
mouvement non continu, ou bien il ne traverse pas tous les intermédiaires, ou
bien il traverse des intermédiaires en nombre actuellement infini ; ce qui est
impossible. L’ange ne traverse donc pas tous les lieux intermédiaires, si son
mouvement est discontinu.
Cette propriété de pouvoir passer d’un extrême à
l’autre sans passer par les intermédiaires ne peut d’ailleurs convenir qu’à
l’ange, non au corps. Car, le corps étant mesuré et contenu par le lieu, il
doit en suivre les lois dans son mouvement. Mais la substance de l’ange n’est
pas soumise au lieu, comme étant contenue par lui ; au contraire elle lui est
supérieure et le contient. Il est donc au pouvoir de l’ange de s’appliquer à un
lieu de la manière qu’il veut, soit en passant par l’espace intermédiaire, soit
en n’y passant pas.
Solutions :
1. L’ange ne s’applique pas au lieu par l’étendue,
mais en y exerçant sa puissance ; ce lieu peut donc être divisible, sans avoir
toujours le point pour principe. Cependant, les lieux intermédiaires, même ceux
qui sont divisibles, sont en nombre infini, mais ils peuvent être traversés
grâce à la continuité du mouvement, nous venons de le montrer.
2. Lorsque l’ange se meut localement, son essence
est appliquée aux divers lieux ; mais ce n’est pas l’âme qui s’applique aux
choses qu’elle pense, ce sont les choses pensées qui sont en elle.
3. Dans le mouvement continu, le mouvement achevé
n’est pas partie mais terme du mouvement. Il doit donc avoir été précédé d’un
mouvement, et par conséquent ce mouvement doit avoir traversé l’espace
intermédiaire. En revanche, le mouvement achevé est bien une partie du
mouvement discontinu, comme l’unité est partie du nombre. Si bien que le
mouvement discontinu est composé par la succession de lieux divers même sans
intermédiaire.
Article 3 — Le
mouvement de l’ange est-il successif ou instantané ?
Objections :
1. Il semble que le mouvement de l’ange soit
instantané. En effet, un mouvement est d’autant plus rapide que la puissance du
moteur est plus forte et que le mobile oppose moins de résistance. Or, la
puissance de l’ange qui se meut lui-même dépasse sans proportion la puissance
qui meut un corps. D’autre part, la vitesse du mouvement se mesure en
proportion inverse du temps écoulé. Mais on peut toujours établir une
proportion entre deux temps. Donc si le corps se meut dans le temps, l’ange se
meut instantanément.
2. Le mouvement de l’ange est plus simple que
n’importe quel changement corporel. Or il y a au moins un changement corporel
qui est instantané : l’illumination ; à la fois parce qu’une chose n’est pas
illuminée successivement de la manière dont elle s’échauffe successivement, et
parce que le rayon de lumière atteint en même temps ce qui est proche et ce qui
est éloigné. Le mouvement de l’ange est donc, à plus forte raison, instantané.
3. Si l’ange se meut localement dans le temps, il
est, au terme de son mouvement, au dernier instant de ce temps. Mais durant le
temps qui précède, ou bien il est dans le lieu immédiatement antérieur,
considéré comme point de départ du mouvement, ou bien il est en partie au point
de départ et en partie au terme. La seconde hypothèse exigerait que l’ange soit
divisible en parties, ce qui est impossible. Reste donc qu’il soit, pendant
tout le temps qui précède, au point de départ, et même qu’il y soit au repos,
puisque être au repos c’est demeurer plusieurs instants dans le même lieu.
L’ange ne se meut donc que dans le dernier instant.
En sens contraire,
tout mouvement comporte succession. Or c’est le
temps qui mesure cette succession. Tout mouvement est donc dans le temps, et
même celui de l’ange, dès lors qu’il comporte succession.
Réponse :
Certains ont enseigné que le mouvement local de l’ange
est instantané. Ils disaient en effet que lorsque l’ange se meut d’un lieu à
l’autre, il n’est au terme qu’au dernier instant du temps, tandis que pendant
tout le temps qui précède il est au point de départ. Il n’est pas besoin
d’intermédiaire entre les deux termes, pas plus qu’il n’y a d’intermédiaire
entre le temps et son terme, alors qu’entre deux instants du temps, il y a
nécessairement un temps intermédiaire. On ne peut donc trouver un instant
ultime, et l’on se voit obligé de dire qu’il n’y a pas de dernier instant
pendant lequel l’ange serait au point de départ, tout comme dans l’illumination
et dans la génération substantielle du feu, il n’y a pas d’instant ultime,
pendant lequel l’air serait encore obscur, ou la matière encore privée de la forme
du feu, mais on peut parler d’un temps ultime en ce sens qu’au terme de ce
temps la lumière est dans l’air, et la forme substantielle dans la matière.
C’est en ce sens que l’illumination et la génération substantielle sont des
mouvements instantanés.
Mais tout cela est hors de propos. La notion même
de repos implique que ce qui est au repos reste dans le même état pendant
plusieurs instants, et donc qu’il soit dans le même lieu à chacun des instants
du temps qui mesure ce repos. Tandis que la notion de mouvement implique que le
mobile ne demeure pas dans le même état plusieurs instants de suite, et donc
qu’il ait une position différente à chacun des instants du temps qui mesure son
mouvement. Le mobile doit donc, au dernier instant du temps, avoir acquis une
forme qu’il n’avait pas auparavant. Ces précisions montrent bien que se reposer
dans un état donné (dans la blancheur par exemple) pendant un certain temps,
équivaut à rester dans cet état à chacun des instants qui composent ce temps ;
il est donc impossible que ce qui demeure pendant tout un temps dans un terme
se trouve à la fin de ce temps dans un autre terme. Seul le mouvement rend la
chose possible, puisque se mouvoir durant tout un temps donné, c’est
précisément changer de position à chacun des instants qui composent ce temps.
Tous les changements instantanés de cette nature sont donc les termes d’un
mouvement continu ; la génération est le terme de l’altération de la matière,
et l’illumination est le terme du mouvement local du corps qui illumine. Or, le
mouvement local de l’ange n’est pas le terme d’un mouvement continu ; il existe
par lui-même et ne dépend d’aucun autre mouvement. On ne peut donc pas dire que
l’ange est dans un lieu pendant tout un temps, et qu’il se trouve en un autre
lieu au dernier instant de ce même temps ; il faut admettre un instant qui soit
le dernier de sa présence au lieu précédent. Or, là où plusieurs instants se
succèdent, il y a nécessairement temps, puisque le temps est le nombre de la
succession dans le mouvement.
Concluons donc que le mouvement de l’ange est dans
le temps ; dans le temps continu, si son mouvement est continu ; dans le temps
discontinu, si son mouvement est discontinu, car l’ange peut se mouvoir de ces
deux manières, et la continuité du temps dépend de celle du mouvement, selon
Aristote. Mais le mouvement de l’ange étant indépendant du mouvement du ciel,
ce temps, continu ou non, n’est pas identique au temps qui mesure le mouvement
du ciel et toutes les choses corporelles dont le mouvement dépend de celui du
ciel.
Solutions :
1. Si le temps qui mesure le mouvement de l’ange
n’est pas continu et n’est que la succession des instants, il est sans
proportion, leurs espèces étant différentes, avec le temps continu qui mesure
les mouvements corporels. S’il est continu, il présente une certaine proportion
avec le temps corporel, non à cause du rapport entre le moteur et le mobile,
mais à cause du rapport des étendues que parcourt le mobile. D’ailleurs la
rapidité du mouvement de l’ange ne dépend pas de l’énergie de sa puissance,
mais de la détermination de sa volonté.
2. L’illumination est le terme d’un mouvement
d’altération, et non d’un mouvement local. Aussi rien n’exige que la lumière
atteigne les objets rapprochés plus tôt que les objets éloignés. Mais le mouvement
de l’ange est local et n’est pas terme d’un mouvement. Il n’y a donc pas de
ressemblance entre les deux cas.
3. Cette objection ne tient compte que du temps
continu. Or, le temps du mouvement angélique pouvant être discontinu, l’ange
peut être à tel instant ici, à tel autre instant ailleurs, sans qu’il y ait de
temps intermédiaire. Si le temps du mouvement angélique est continu, l’ange
traverse une infinité de lieux pendant tout le temps qui précède le dernier
instant ; il est cependant en partie dans un des lieux continus et en partie
dans un autre, non parce que sa substance est divisible, mais parce que sa
puissance s’exerce partiellement dans le premier lieu et partiellement dans le
second, comme nous l’avons expliqué plus haut.
Après avoir traité ce qui concerne la substance de
l’ange, il faut étudier sa connaissance, ce qui comporte quatre parties : 1. La
puissance cognitive de l’ange (Q. 54). 2. Le médium de la connaissance
angélique (Q. 55). 3. Son objet (Q. 56-57). 4. Son mode (Q. 58).
QUESTION 54 — LA PUISSANCE COGNITIVE DES ANGES
1. L’acte d’intellection de l’ange est-il sa
substance ? 2. Est-il son existence ? 3. La substance de l’ange est-elle son
acte d’intellection ? 4. Les anges ont-ils un intellect agent et un intellect
possible ? 5. Ont-ils d’autres puissances cognitives que l’intelligence ?
Article 1 —
L’acte d’intellection de l’ange est-il sa substance ?
Objections :
1. L’ange est plus élevé et plus simple que
l’intellect agent de l’âme humaine. Or, la substance de l’intellect agent est
son action, comme le montrent Aristote et son Commentateur. A bien plus forte
raison, la substance de l’ange sera-t-elle son action, qui est l’acte
d’intellection.
2. Aristote dit que l’action de l’intelligence est
vie. Et puisque, pour les vivants, vivre c’est être , il semble que la vie
s’identifie à l’essence. L’acte d’intellection est donc l’essence de l’ange
connaissant.
3. Si deux extrêmes sont une seule et même chose,
ce qui leur est intermédiaire n’en diffère pas ; car le milieu est moins éloigné
de chacun des extrêmes que ceux-ci l’un de l’autre. Or, dans l’ange, ce qui
connaît et ce qui est connu sont, au moins lorsqu’il connaît sa propre essence,
une seule et même chose. Par conséquent, l’acte d’intellection, qui est
intermédiaire entre l’intelligence et la chose connue, s’identifie à la
substance de l’ange.
En sens contraire,
l’action d’une chose diffère plus de sa substance
que son existence. Or, en toute créature l’existence est distincte de la
substance ; leur identité est le privilège de Dieu seul, comme nous l’avons
montré. Donc ni l’action de l’ange, ni celle d’aucune autre créature, n’est sa
substance.
Réponse :
Il est impossible que l’action de l’ange, ni d’une
créature quelconque, soit sa substance. Car, à proprement parler, l’action est
l’actualité de la puissance active, comme l’être est l’actualité de la
substance ou de l’essence. Or, l’actualité excluant la potentialité, ce qui
n’est pas acte pur et renferme de la puissance ne peut être son actualité. Et
comme Dieu seul est acte pur, il est le seul en qui la substance, l’existence
et l’action s’identifient.
De plus, si l’acte d’intellection de l’ange était
sa substance, il faudrait qu’il soit subsistant. Or, un acte d’intellection
subsistant, comme toute forme abstraite supposée subsistante, ne peut être
qu’unique. La substance de tel ange ne se distinguerait donc plus de celle de
Dieu, qui est l’acte d’intellection subsistant, ni de celle d’un autre ange. De
même, si l’ange était son acte d’intellection, il ne pourrait y avoir des
degrés selon la plus ou moins grande perfection de l’intellection ; car cette
graduation provient d’une inégale participation à l’acte même d’intellection.
Solutions :
1. Lorsqu’on dit que l’intellect agent est son
action, ce n’est pas une attribution essentielle mais une attribution par
concomitance. En effet, sa substance étant toujours en acte, l’action lui est,
de soi, concomitante. Au contraire, l’intellect possible n’agit qu’après avoir
été mis en acte.
2. “ La vie ” n’a pas avec “ vivre ” le même rapport
que l’essence avec l’existence ; elle est ce que “ la course ” est à “ courir”
: l’un désigne l’acte abstraitement, l’autre concrètement. Dire que “ vivre,
c’est être ” n’entraîne donc pas que la vie soit l’essence. Parfois cependant,
le mot vie s’emploie pour l’essence : ainsi S. Augustin dit : “ La mémoire,
l’intelligence et la volonté sont une seule essence, une seule vie. ” Mais ce
n’est pas l’acception d’Aristote quand il dit : “ L’action de l’intelligence
est vie. ”
3. L’action transitive est réellement intermédiaire
entre l’agent et le sujet qui reçoit l’action ; tandis que l’action immanente
n’est intermédiaire entre l’agent et l’objet que selon notre manière de parler,
non pas réellement. En réalité l’action immanente est consécutive à l’union de
l’agent et de l’objet, puisque l’acte d’intellection est consécutif à l’union
entre le connaissant et le connu, dont il est en quelque sorte l’effet,
distinct de l’un et de l’autre.
Article 2 —
L’acte d’intellection de l’ange est-il son existence ?
Objections :
1. Aristote dit que “pour les vivants, vivre c’est
être ”. Il dit aussi que “ l’acte d’intellection est un certain vivre ”. L’acte
d’intellection de l’ange est donc son existence.
2. Ce que la cause est à la cause, l’effet l’est à
l’effet. Or, la forme par laquelle l’ange existe est identique à la forme par
laquelle il se connaît lui-même, pour le moins. Son acte de connaissance est
donc identique à son existence.
En sens contraire,
“ l’acte d’intellection de l’ange est son mouvement
”, dit Denys. Mais l’existence n’est pas un mouvement. L’existence de l’ange
n’est donc pas son acte d’intellection.
Réponse :
L’action de l’ange n’est pas son être, et il en va
de même pour toute créature. Il y a en effet deux sortes d’actions : l’action
transitive qui sort de l’agent pour s’exercer sur une chose extérieure dans
laquelle elle produit une passion, ainsi brûler ou scier ; l’action immanente
qui ne s’exerce pas sur une chose extérieure, mais demeure dans l’agent
lui-même, ainsi sentir, connaître et vouloir. Cette seconde action ne modifie
pas un être extérieur, mais tout se passe au-dedans de l’agent lui-même.
Pour ce qui est de l’action de la première espèce,
il est évident qu’elle ne peut pas être l’existence même de l’agent ; car
l’existence dit quelque chose d’intrinsèque à l’agent, tandis que l’action
transitive se déverse de l’agent dans le patient. Quant à l’action de la
seconde espèce, il lui est essentiel d’avoir une certaine infinité absolue ou
relative. Infinité absolue, comme pour l’acte d’intellection et l’acte de
volonté, dont les objets respectifs, le vrai et le bien, sont convertibles avec
l’être ; si bien que ces deux actes ont un objet qui, de soi, s’étend à tout ce
qui est ; or, ils sont, l’un comme l’autre, spécifiés par leur objet. Infinité
relative, comme pour l’acte de sensation, qui peut se porter sur toutes les
choses sensibles ; ainsi la vue se porte sur tout ce qui est visible. Or,
l’être de toute créature est déterminé selon tel genre et selon telle espèce. “
Seul l’être de Dieu est infini absolument, et comprend en lui toutes choses ”,
dit Denys. Donc seul l’Etre divin est son acte d’intellection et son acte de
volonté.
Solutions :
1. Vivre désigne tantôt l’être même du vivant,
tantôt l’opération vitale, qui montre qu’une chose est vivante. C’est dans ce
sens qu’Aristote dit que “l’acte d’intellection est un certain vivre ” ; car
dans le passage cité il distingue les différents degrés de vivants, selon les
différentes opérations vitales
2. L’essence même de l’ange est la mesure adéquate
de son existence, mais non de son intellection, car par sa seule essence il ne
peut connaître tous les intelligibles. C’est pourquoi elle est proportionnée
par elle-même, en tant que telle essence déterminée, à l’existence de l’ange.
En revanche, elle n’est proportionnée à son intellection que par la médiation
d’un objet plus ample qu’elle-même, le vrai, l’être, qui se réalise en elle.
Par conséquent, bien que cette essence soit une seule et même forme, ce n’est
pas sous le même rapport qu’elle est principe d’existence et principe
d’intellection. L’existence de l’ange n’est donc pas identique à son acte
d’intellection.
Article 3 — La
substance de l’ange est-elle son intelligence ?
Objections :
1. Esprit et intelligence désignent la puissance
intellectuelle. Or Denys, en plusieurs endroits, dénomme les anges des
intelligences et des esprits. L’ange est donc sa puissance intellectuelle.
2. Si l’intelligence de l’ange est quelque chose en
dehors de son essence, il faut qu’elle soit un accident ; car nous appelons
accident ce qui est en dehors de l’essence. Or Boèce dit “qu’une forme simple
ne peut être sujet ”. Donc, si l’intelligence de l’ange n’était pas son
essence, il ne serait pas une forme simple : ce qui est contraire à ce qu’on a
dit plus haut.
3. S. Augustin dit que “ Dieu a fait la nature
angélique proche de lui, et la matière première proche du néant ”. L’ange est
donc plus simple que la matière première, puisqu’il est plus proche de Dieu. Or
la matière première est sa propre puissance. A plus forte raison, l’ange est-il
son intelligence.
En sens contraire,
Denys dit que “ les anges sont composés de
substance, de puissance active et d’opération ”. Substance, puissance active,
opération sont donc en eux trois choses différentes.
Réponse :
Ni dans l’ange, ni dans aucune créature, la vertu
ou puissance opérative n’est identique à l’essence. En effet, la puissance est
corrélative à l’acte, et la diversité des actes implique diversité des
puissances ; c’est pourquoi l’on dit qu’un acte propre correspond à une
puissance propre. Or, en toute créature, l’essence diffère de son existence et
est avec elle en rapport de puissance à acte. D’autre part, l’acte auquel
correspond la puissance opérative est l’opération. Par conséquent, puisque dans
l’ange l’acte d’intellection n’est pas identique à l’existence, et qu’aucune
opération, ni dans l’ange, ni dans aucune créature, n’est identique à
l’essence, l’essence de l’ange n’est pas son intelligence, et l’essence de
toute créature, quelle qu’elle soit, est distincte de sa puissance opérative.
Solutions :
1. L’ange est nommé “ intelligence ” et “ esprit ”
parce qu’il n’a en lui que la connaissance intellectuelle ; tandis que la
connaissance de l’âme humaine est en partie intellectuelle et en partie
sensible.
2. La forme simple qui est acte pur ne peut être le
sujet d’aucun accident, parce que le sujet est visàvis de l’accident en rapport
de puissance à acte. En ce sens-là, Dieu seul est forme simple, et c’est de
cela que parle Boèce. Mais la forme simple qui n’est pas son existence, et qui
est à l’existence ce que la puissance est à l’acte, peut être le sujet
d’accidents, notamment de ceux qui suivent l’espèce, car ils appartiennent à la
forme ; quant aux accidents individuels, ils ne suivent pas l’espèce, mais la matière,
qui est principe d’individuation. L’ange n’est forme simple qu’en ce dernier
sens.
3. La puissance de la matière est corrélative à
l’être substantiel, tandis que la puissance opérative est corrélative à l’être
accidentel. Il n’y a donc pas parité entre les deux cas.
Article 4 — Les
anges ont-ils un intellect agent et un intellect possible ?
Objections :
1. Selon Aristote : “ En toute nature, il y a
quelque chose par quoi elle peut devenir tout, et quelque chose par quoi elle
peut tout faire ; il en est ainsi de l’âme. ” Or l’ange est une nature. Il y a
donc en lui un intellect agent et un intellect possible.
2. Recevoir est le propre de l’intellect possible,
et illuminer le propre de l’intellect agent, comme le montre Aristote. Or,
l’ange reçoit la lumière de ce qui est au-dessus de lui, et illumine ce qui est
au-dessous de lui. Il y a donc en lui un intellect agent et un intellect
possible.
En sens contraire,
chez nous, la distinction entre l’intellect agent
et l’intellect possible se prend par rapport aux images, qui sont à l’intellect
possible ce que les couleurs sont à la vue, tandis qu’elles sont à l’intellect
agent ce que les couleurs sont à la lumière, comme le montre Aristote. Or,
comme il n’y a pas d’images dans l’ange, il n’y a pas en lui de distinction
entre l’intellect agent et l’intellect possible.
Réponse :
Ce qui oblige à reconnaître en nous un intellect
possible, c’est que parfois nous ne sommes qu’en puissance et non en acte
relativement à l’opération intellectuelle. Il doit donc y avoir en nous,
antérieurement à l’acte même d’intellection, une faculté qui soit en puissance
visàvis des objets intelligibles ; cette faculté passe à l’acte par rapport à
ces mêmes objets, lorsqu’elle en acquiert la science et ensuite lorsqu’elle les
contemple. C’est cette faculté que nous appelons l’intellect possible. Mais ce
qui nous oblige à poser en nous un intellect agent, c’est que les natures des
choses matérielles, qui sont l’objet de notre intelligence, ne subsistent pas
actuellement en dehors de l’âme d’une manière immatérielle et intelligible,
mais tant qu’elles sont en dehors de l’âme, elles ne sont intelligibles qu’en
puissance. Il faut donc une faculté qui rende ces natures intelligibles en
acte. C’est cette faculté que nous appelons intellect agent.
Aucune de ces exigences ne se retrouve dans l’ange
; son intelligence n’est jamais en puissance par rapport aux objets qu’il
connaît naturellement, et ces objets sont intelligibles, non en puissance, mais
en acte, puisque l’intelligence angélique a pour objet premier et principal les
choses immatérielles, comme nous le montrerons plus loin. A proprement parler
il ne peut donc y avoir dans les anges ni intellect agent ni intellect
possible.
Solutions :
1. Aristote ne requiert ces deux principes que dans
toute nature où il peut y avoir génération et devenir. Or dans les anges la
science n’a pas à se former, elle leur est présente naturellement. Il n’est
donc pas nécessaire de poser en eux un intellect agent et un intellect
possible.
2. Le propre de l’intellect agent est d’illuminer,
non un autre être intelligent, mais les objets intelligibles, en les rendant,
par l’abstraction, intelligibles en acte. Quant à l’intellect possible, sa
nature est d’être en puissance aux natures intelligibles et de les saisir
ensuite en acte. L’illumination d’un ange par un autre n’entre donc pas dans la
définition de l’intellect agent ; pas plus que le fait d’être illuminé au sujet
des mystères surnaturels, à la connaissance desquels il était en puissance,
n’entre dans la définition de l’intellect possible. Si l’on tient cependant à
appeler ces deux choses intellect agent et intellect possible, on parlera d’une
manière équivoque ; mais il n’y a pas à discuter sur les mots.
Article 5 — Les
anges ont-ils d’autres puissances cognitives que l’intelligence ?
Objections :
1. Il semble que, chez les anges, il n’y ait pas
que la connaissance intellectuelle. Car S. Augustin nous dit que dans les anges
il y a “ la vie qui comprend et qui sent ”. Il y a donc en eux des facultés
sensibles.
2. S. Isidore dit que les anges savent beaucoup de
choses par expérience. Or l’expérience est le fruit de nombreux actes de
mémoire, dit Aristote. Les anges ont donc une mémoire.
3. Denys dit que l’imagination des démons est
dépravée. Il y a donc une imagination dans les démons, et aussi dans les bons
anges qui sont de même nature.
En sens contraire,
S. Grégoire affirme : “ L’homme possède la
sensation qui lui est commune avec les animaux, et l’intellection qui lui est
commune avec les anges. ”
Réponse :
Il y a dans notre âme deux espèces de facultés ;
les unes exercent leurs opérations à l’aide d’organes corporels et sont les
actes de certaines parties du corps ; ainsi la vue s’exerce par l’œil et l’ouïe
par l’oreille. Les autres facultés accomplissent leurs opérations sans aucun
organe corporel, comme l’intelligence et la volonté, et ne sont pas les actes
de certaines parties du corps. Or, les anges n’ont pas de corps qui leur soient
naturellement unis, nous l’avons démontré plus haut. Il n’y a donc, parmi les
facultés de l’âme, que l’intelligence et la volonté qui puissent leur convenir.
Averroès enseigne la même chose, lorsqu’il dit que les substances séparées se
composent d’intelligence et de volonté. Il est d’ailleurs conforme à l’ordre de
l’univers que la créature intellectuelle la plus élevée soit intellectuelle
entièrement et non pas seulement en partie, comme l’est notre âme. C’est pour
cette raison, nous l’avons déjà expliqué, qu’on appelle les anges des
intelligences et des esprits.
Solutions :
1. On peut résoudre les objections de deux façons.
La première, c’est que les autorités citées expriment l’opinion selon laquelle
les anges et les démons ont des corps qui leur sont naturellement unis. S.
Augustin allègue fréquemment cette opinion dans ses livres, sans vouloir s’en
porter garant, puisqu’il dit qu’il n y a pas à s’attarder longtemps sur cette
question.
On peut dire aussi que ces autorités et d’autres
semblables doivent s’entendre d’une manière figurée. Car, comme les sens
saisissent avec certitude l’objet sensible qui leur est propre, on a coutume
d’employer aussi le mot “ sentir ” pour désigner la certitude de la saisie
intellectuelle ; c’est de là aussi que vient le mot “ sentence ”. De même
l’expérience peut être attribuée aux anges en raison de la similitude des
objets connus ; et non parce qu’ils ont des facultés de connaissance semblables
aux nôtres. Chez nous, en effet, il y a expérience, lorsque nous connaissons
les singuliers au moyen des sens ; or les anges connaissent aussi les singuliers,
comme on le verra plus loin,mais non à l’aide de facultés sensitives. Nous
pouvons dire encore que les anges ont une mémoire, en la prenant, comme S.
Augustin au sens de mémoire de l’esprit ; elle ne pourrait leur être attribuée
si on la considérait comme partie de l’âme sensible. De même, on attribue une
imagination dépravée aux démons parce que leur appréciation pratique du vrai
bien est erronée et que la cause propre de nos erreurs est l’imagination, qui
nous fait parfois prendre les similitudes des choses pour les choses
elles-mêmes, comme il arrive dans le sommeil ou chez les fous.
QUESTION 55 — LE MÉDIUM DE LA CONNAISSANCE ANGÉLIQUE
1. Les anges connaissent-ils toutes choses par leur
substance ou par des espèces ?
Article 1 — Les
anges connaissent-ils toutes choses par leur substance ou par des espèces ?
Objections :
1. Il semble bien que les anges connaissent toutes
choses par leur substance. Denys dit en effet : “ Les anges connaissent ce qui
est sur terre selon la nature propre de leurs esprits. ” Or la nature de l’ange
est son essence. L’ange connaît donc les choses par son essence.
2. Aristote dit que “ dans les êtres immatériels,
le connaissant et le connu sont une seule et même chose ”. Or, c’est le médium
d’intellection qui fait de l’objet connu et du sujet connaissant une seule et
même chose. Donc, dans les êtres immatériels comme les anges, le médium
d’intellection est la substance même du sujet connaissant.
3. Tout ce qui est dans un autre s’y trouve selon
le mode de cet autre. L’ange ayant une nature intellectuelle, tout ce qui est
en lui s’y trouve d’une manière intelligible. Mais tout est en lui, puisque les
êtres inférieurs sont dans les êtres supérieurs d’une façon essentielle, tandis
que les supérieurs ne sont dans les inférieurs que par participation ; ce qui fait
dire à Denys que “ Dieu rassemble toutes choses en toutes choses ”. L’ange
connaît donc toutes choses dans sa propre substance.
En sens contraire,
Denys dit que “ les anges sont illuminés par les
raisons des choses ”. Ils connaissent donc par les raisons des choses et non
par leur propre substance.
Réponse :
Ce qui permet à l’intelligence de produire son acte
joue le rôle de forme pour l’intelligence en acte d’intellection, la forme
étant ce par quoi l’agent agit. Or, pour qu’une puissance soit parfaitement
achevée par sa forme il faut que cette forme contienne tout ce à quoi la
puissance s’étend. Dans les choses corruptibles, la forme n’épuise pas la
puissance de la matière, puisque la puissance de la matière s’étend à plus de
choses que n’en contient la forme de tel ou tel être matériel.
L’intelligence, au contraire, ayant comme objet
l’être et le vrai en général, la puissance intellectuelle de l’ange s’étend à
tout. Or, l’essence de l’ange, par là même qu’elle est déterminée selon tel
genre et telle espèce, ne comprend pas tout en elle. Renfermer en soi
absolument tout d’une manière parfaite est propre à l’essence divine, qui est
infinie. Aussi n’y a-t-il que Dieu qui connaisse tout par sa propre essence.
L’ange ne peut, par son essence, connaître toutes choses : pour connaître les
choses son intelligence doit être perfectionnée par des espèces.
Solutions :
1. Lorsqu’on dit que l’ange connaît les choses
selon sa nature, le mot “ selon ” n’intéresse pas le médium de connaissance,
qui n’est que la similitude de l’objet connu, mais la faculté de connaissance,
qui convient à l’ange selon sa nature à lui.
2. La formule d’Aristote “ le sens en acte est le
sensible en acte ” ne signifie pas que la faculté sensible soit identique à la
similitude sensible qui est dans le sens, mais que l’une et l’autre sont unies
comme acte et puissance. De même, dire que “l’intelligence en acte est le connu
en acte ” ne signifie pas que la substance de l’intelligence soit la similitude
par laquelle elle produit l’acte d’intellection, mais que cette similitude est
sa forme. Or, dire que “ dans l’ordre des réalités immatérielles, l’intellect
en acte s’identifie avec l’objet de son intellection ” revient à “ dire que
l’intelligence en acte est l’intelligé en acte ”. Qu’une forme, en effet, soit
actuellement l’objet d’une intellection, cela provient de cela même qu’elle est
immatérielle.
3. Les êtres supérieurs à l’ange et ceux qui lui
sont inférieurs sont d’une certaine manière compris dans sa substance ; non
d’une manière parfaite, ni selon leur raison propre, car l’essence de l’ange,
étant limitée, se distingue des autres par sa raison propre, mais d’une manière
générale. Par contre, dans l’essence divine, toutes les choses sont d’une
manière parfaite et selon leur raison propre, comme dans la cause première et
universelle, dont procède tout ce qu’il y a de propre ou de commun en tout être
quel qu’il soit. C’est pour cette raison que Dieu a par sa propre essence la
connaissance parfaite de toutes choses, tandis que l’ange n’en a qu’une connaissance
générale.
Article 2 — Les
espèces sont-elles connaturelles aux anges, ou reçues des choses ?
Objections :
1. Il semble que les anges connais sent par des
espèces reçues des choses. En effet, tout ce qui est connu l’est parce que sa
similitude est connue dans une intelligence. Or, la similitude d’un être existe
dans un autre ou bien à la manière d’un exemplaire, et alors elle est cause de
cet être, ou bien à la manière d’une image, et alors elle est causée par lui.
Toute science ou connaissance doit donc être la cause ou l’effet de l’objet
connu. La science de l’ange n’étant pas cause des choses qui existent dans la
nature, car seule la science divine possède cette propriété, il faut donc que
toutes les espèces par lesquelles l’intelligence angélique connaît soient
tirées des choses
2. La lumière de l’intelligence angélique est plus
intense que la lumière de l’intellect agent de notre âme. Or, celle-ci abstrait
les espèces intelligibles en les tirant des images La lumière de l’intellect
angélique peut donc abstraire des espèces, même à partir des choses sensibles ;
et par conséquent rien n’empêche que l’ange connaisse intellectuellement par
des espèces tirées des choses.
3. Si les espèces qui sont dans l’intelligence
accusent des différences suivant que l’objet est proche ou éloigné c’est parce
qu’elles sont tirées des choses sensibles. Donc, si l’ange ne produisait pas
son acte d’intellection par des espèces tirées des choses, sa connaissance
n’enregistrerait pas les différences du proche et de l’éloigné, et tout
mouvement local lui serait inutile.
En sens contraire,
Denys dit : “ Les anges ne tirent pas leurs divines
connaissances d’une analyse d’éléments, ni de sensations. ”
Réponse :
Les espèces par lesquelles les anges produisent
leur acte d’intellection ne sont pas tirées des choses, mais sont connaturelles
aux anges. On doit, en effet, concevoir la distinction et l’ordre des
substances spirituelles comme la distinction et l’ordre des choses corporelles.
Les corps supérieurs ont, par nature, une puissance totalement achevée par la
forme, tandis que dans les corps inférieurs le puissance de la matière n’est
pas totalement achevée par la forme, mais reçoit, sous l’action d’un agent,
tantôt une forme et tantôt une autre. De même les substances intellectuelles
inférieures, les âmes humaines, ont une puissance intellectuelle qui, par
nature, n’est pas complète, mais se complète et se perfectionne successivement
par les espèces intelligibles qu’elles reçoivent des choses. Au contraire, dans
les substances spirituelles supérieures, dans les anges, la puissance
intellectuelle est, par nature, complétée et perfectionnée en ce qu’elles sont
des espèces intelligibles connaturelles leur permettant de porter leur
intelligence sur tout ce qu’elles peuvent naturellement connaître.
Cette conclusion peut aussi se déduire du mode
d’être de ces substances. Car l’être possédé par les substances spirituelles
inférieures, les âmes, a une certaine affinité avec le corps, pour autant
qu’elles en sont les formes. Ce mode d’être entraîne pour elles qu’elles
n’atteignent leur perfection dans l’ordre de l’intelligible qu’à partir des
corps et par eux ; le corps qui leur est uni : sans cela, pourquoi
seraient-elles unies à un corps ? Mais les substances supérieures, les anges, sont
affranchies de toute corporéité, subsistant immatériellement et selon un être
par lui-même intelligible ; elles atteignent donc leur perfection dans l’ordre
intelligible grâce à un influx d’intelligibilité par lequel elles ont reçu de
Dieu, en même temps que leur nature intellectuelle, les espèces des choses
qu’elles connaissent. Aussi S. Augustin écrit-il : “ Les êtres inférieurs aux
anges sont créés de telle manière qu’ils sont d’abord produits dans la
connaissance de la créature intellectuelle, et ensuite dans leur nature propre
”.
Solutions :
1. Les similitudes des choses sont effectivement
dans l’esprit des anges, sans être, pour autant, tirées des créatures ; elles
viennent de Dieu qui est cause des créatures et en qui préexistent les
similitudes des choses. Ce qui fait dire à S. Augustin : “ De même que l’idée
en vertu de laquelle la créature est produite existe dans le Verbe de Dieu
antérieurement à la créature même qui est produite, de même la connaissance de
cette même idée est d’abord produite dans la créature intellectuelle, et c’est
ensuite seulement que la créature est produite. ”
2. On ne va d’un extrême à l’autre qu’en passant
par ce qui est entre les deux. Or, l’être d’une forme présente dans
l’imagination, étant dégagé de la matière, mais non de toutes conditions
matérielles, est intermédiaire entre l’être de la forme qui est dans la
matière, et l’être de la forme qui est dans l’intelligence où elle est
abstraite de la matière et des conditions matérielles. Par conséquent, si
puissante que soit l’intelligence angélique, elle ne pourrait rendre
intelligibles des formes matérielles qu’en les faisant d’abord passer par
l’état de formes imaginées ; ce qui lui est impossible puisqu’elle n’a pas
d’imagination, nous l’avons vu.Et à supposer que l’ange puisse abstraire des
choses matérielles des espèces intelligibles, il ne le ferait pas, puisque les
espèces connaturelles qu’il possède rendent cette opération inutile.
3. La connaissance de l’ange ne diffère en rien si
l’objet est localement proche, ou éloigné ; mais cela ne rend pas son mouvement
local inutile, car, s’il se meut localement, ce n’est pas pour acquérir une
connaissance, c’est pour accomplir une action dans un milieu.
Article 3 — Les
anges supérieurs connaissent-ils par des espèces plus universelles que les
anges inférieurs ?
Objections :
1. L’universel paraît être abstrait du particulier.
Or, les anges ne connaissent pas au moyen d’espèces abstraites. On ne peut donc
pas dire que les espèces des intelligences angéliques sont plus ou moins
universelles.
2. Ce qui tombe sous une connaissance particulière
est connu plus parfaitement que ce qui tombe sous une connaissance universelle
; car connaître une chose d’une manière universelle, c’est en avoir une
connaissance intermédiaire entre la puissance et l’acte. Donc, si les anges
supérieurs connaissent par des formes plus universelles que les anges
inférieurs, leur science sera moins parfaite, ce qui est inadmissible.
3. Plusieurs choses ne peuvent avoir la même raison
propre. Or, si l’ange supérieur connaît par une seule forme universelle des
choses diverses que l’ange inférieur connaît par plusieurs formes spéciales, il
n’emploie qu’une seule forme universelle pour connaître des choses diverses, et
n’aura donc pas de connaissance propre de chacune d’elles ; ce qui est absurde.
En sens contraire,
Denys dit que les anges supérieurs participent de
la science selon un mode plus universel que les anges inférieurs. Et on lit
dans le Livre des Causesque les anges supérieurs ont des formes plus universelles.
Réponse :
S’il y a des êtres qui sont supérieurs aux autres,
c’est parce qu’ils sont plus proches du premier Être, qui est Dieu, et qu’ils
lui sont plus semblables. Or, en Dieu, la plénitude totale de la connaissance
intellectuelle est contenue en un seul principe ; dans l’essence divine
elle-même par laquelle Dieu connaît tout. Cette plénitude intellectuelle ne se
trouve dans les créatures intellectuelles que sous un mode inférieur et moins
simple. Par conséquent, ce que Dieu connaît par un seul principe, les
intelligences inférieures le connaissent par plusieurs, et moins l’intelligence
est élevée, plus ces médiums de connaissance sont nombreux Plus un ange sera
élevé, moins nombreuses sont les espèces par lesquelles il peut saisir
l’universalité des intelligibles. Ces formes doivent donc être plus
universelles, puisque chacune d’elles s’étend à un plus grand nombre d’objets.
Nous pouvons d’ailleurs trouver en nous-mêmes une analogie : certains hommes ne
saisissent la vérité intelligible que si elle leur est expliquée en détail,
point par point. Cela tient à la faiblesse de leur intelligence, alors que
d’autres, dont l’intelligence est plus puissante, peuvent saisir un grand
nombre de choses à l’aide de quelques principes.
Solutions :
1. Il est accidentel à l’universel d’être abstrait
des singuliers. Cela ne se produit que lorsque l’intelligence qui le connaît
tire des choses sa connaissance ; mais, dans le cas contraire, l’universel
connu n’est pas abstrait des choses, il leur est, de quelque manière,
préexistant, soit selon la priorité de la cause sur son effet, et c’est ainsi
que les raisons universelles des choses sont dans le Verbe de Dieu, soit selon
une priorité de nature, et c’est ainsi que les raisons universelles des choses
sont dans l’intellect angélique.
2. Connaître quelque chose d’une manière
universelle peut se prendre en deux sens. Ou bien on l’entend par rapport à la
chose connue, et le sens est que l’on ne connaît de l’objet que sa nature
universelle (espèce ou genre). Cette connaissance universelle est moins
parfaite : c’est connaître imparfaitement un homme que savoir seulement de lui
qu’il est animal. Ou bien on parle de connaissance universelle par rapport au
médium de connaissance. Dans ce cas il est plus parfait de connaître quelque
chose de manière universelle ; car l’intelligence qui peut avoir une
connaissance propre de chaque chose par un seul médium universel est plus
parfaite que celle qui ne le peut pas.
3. Plusieurs choses ne peuvent avoir la même raison
propre si elle est adéquate, mais une réalité éminente peut être raison propre
et similitude de choses diverses Ainsi dans l’homme la prudence s’étend
universellement à tous les actes des vertus, et elle peut être à la fois raison
propre et similitude de la prudence particulière qui pousse le lion à des actes
de magnanimité et le renard à des actes de ruse. De même, l’essence divine, à
cause de son excellence, est considérée comme la raison propre de toutes les
perfections ; si bien que c’est selon leur raison propre qu’elles lui sont
analogiquement attribuées. De même encore, on doit dire de la raison ou idée
universelle qui est dans l’esprit angélique qu’en raison de son excellence,
l’ange peut par elle connaître, d’une connaissance propre et distincte, une
multitude d’objets.
Continuant le traité de la connaissance angélique,
il faut étudier ce que les anges connaissent : premièrement les êtres
immatériels (Q. 56) ; deuxièmement les choses matérielles (Q. 57).
QUESTION 56 — LA CONNAISSANCE DES ANGES CONCERNANT LES
ÊTRES IMMATÉRIELS
1. L’ange se connaît-il lui-même ? 2. Un ange en
connaît-il un autre ? 3. L’ange connaît-il Dieu par ses facultés naturelles ?
Article 1 —
L’ange se connaît-il lui-même ?
Objections :
1. Denys affirme : “ Les anges ignorent leurs
propres puissances. ” Or, lorsqu’on connaît la substance d’une chose, on en
connaît la puissance. L’ange ne connaît donc pas son essence.
2. L’ange est une substance singulière ; autrement
il n’agirait pas, puisque ce sont les singuliers subsistants qui sont les principes
des actions. Mais le singulier n’est pas intelligible. L’ange ne peut donc pas
être connu par intellection ; et comme l’ange n’a qu’une connaissance
intellectuelle, il ne peut se connaître lui-même.
3. L’intelligence est mue par l’objet intelligible ;
car, suivant Aristote, tout acte d’intellection est “ un certain pâtir ”. Or,
rien ne se meut soi-même, et rien ne pâtit de sa propre action, comme on peut
le voir dans les choses corporelles. L’ange ne peut donc pas se saisir lui-même
par son intellect.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ L’ange se connaît lui-même
dans sa propre conformation, c’est-à-dire dans l’illumination de la vérité. ”
Réponse :
Comme on l’a déjà vu, l’objet joue un rôle
différent dans l’action immanente et dans l’action transitive. Dans l’action
transitive, l’objet ou la matière sur laquelle s’exerce l’action est séparé de
l’agent : ce qui est chauffé est distinct de ce qui chauffe, et ce qui est
construit de celui qui construit. Mais dans l’action immanente, pour que l’action
se produise, il faut que l’objet soit uni à l’agent : le sensible doit être uni
au sens pour qu’il y ait sensation en acte ; l’objet joue alors, quand il est
uni à la puissance, le rôle de la forme qui, dans les autres agents, est
principe de l’action : car de même que la chaleur est, dans le feu, principe
formel de l’échauffement, l’espèce de la chose vue est, dans l’œil, principe
formel de la vision.
Mais cette espèce de l’objet peut n’être qu’en
puissance dans la faculté de connaissance ; alors elle n’est qu’en puissance de
connaître, et pour qu’elle connaisse en acte, il faut qu’elle soit actualisée
en sa conformité avec cette espèce. Tandis que, si celle-ci est toujours
actuelle en elle, rien n’empêche qu’elle connaisse par son moyen, sans aucun
changement ou réception antécédente. Etre mû par l’objet n’est donc pas de la
nature du connaissant comme tel, et n’est requis que si le connaissant est en
puissance. Or, qu’elle soit inhérente ou subsistante, la forme est toujours
principe d’action de la même manière ; la chaleur ne chaufferait pas moins, si
elle était subsistante, qu’elle ne chauffe étant inhérente. Si donc il est,
dans l’ordre des intelligibles, un être qui soit forme intelligible
subsistante, il se connaîtra lui-même. Or l’ange étant immatériel est une forme
subsistante et, partant, intelligible en acte. Il se connaît donc lui-même par
sa forme qui est sa substance.
Solutions :
1. Le texte de Denys, tel qu’il a été cité, est
tiré d’une ancienne traduction ; elle est corrigée sur ce point par la
nouvelle, qui traduit : “ et en outre les anges ont connu leurs propres
facultés ”. Au lieu de cela on lisait dans l’ancienne : “ en outre les anges
ignorent leurs propres facultés ”. On pourrait d’ailleurs justifier l’ancienne
traduction et dire que les anges ne connaissent jamais parfaitement leur
faculté, si l’on considère cette faculté comme procédant de l’ordre de la
Providence divine, incompréhensible aux anges.
2. Si notre intelligence ne connaît pas les
singuliers qui sont dans les choses corporelles, ce n’est pas à cause de leur
singularité, mais à cause de la matière qui est en eux principe
d’individuation. Donc, s’il existe des singuliers qui existent sans matière,
comme les anges, rien ne les empêche d’être intelligibles en actes.
3. Etre mû et pâtir conviennent à l’intellect pour
autant qu’il est en puissance, il ne peut donc en être question pour
l’intelligence angélique, surtout quand il s’agit de se connaître elle-même. De
plus, l’action de l’intelligence n’est pas de même nature que l’action qui se
rencontre dans le monde des corps, celle-ci s’exerçant sur une matière
extérieure.
Article 2 — Un
ange en connaît-il un autre ?
Objections :
1. Il semble que non, car Aristote dit que si
l’intellect humain avait en lui une nature comptant parmi les natures des
choses sensibles, cette nature qui se trouverait au-dedans de lui empêcherait
les choses extérieures d’apparaître ; de même que, si la pupille était colorée
d’une couleur, elle ne pourrait pas voir les autres couleurs. Or, l’intelligence
angélique se comporte vis-à-vis de la connaissance des êtres immatériels de la
même manière que l’intelligence humaine vis-à-vis de la connaissance des choses
corporelles. L’intelligence angélique ne peut donc connaître les autres anges,
puisqu’elle a en elle une autre nature déterminée qui est du nombre des natures
immatérielles.
2. On lit dans le Livre des Causes : “ Toute
intelligence connaît ce qui est au-dessus d’elle en tant qu’elle en est l’effet
; et ce qui est au-dessous en tant qu’elle en est la cause. ” Un ange n’étant
pas cause de l’autre ne peut donc pas le connaître.
3. Un ange ne peut connaître un autre ange par sa
propre essence. Tout acte de connaissance est fonction d’une similitude. Or,
l’essence de l’ange connaissant n’est semblable à celle de l’ange connu que
génériquement, comme nous l’avons montré. Tel ange n’aurait pas la connaissance
propre de tel autre ange, mais seulement une connaissance générique. De même on
ne peut pas dire qu’un ange en connaisse un autre par l’essence de l’ange
connu. Car ce que l’intelligence connaît lui est intrinsèque, et seule la
Trinité peut pénétrer un esprit.
De même encore on ne peut pas dire qu’un ange en
connaît un autre au moyen d’une espèce, car celle-ci ne différerait pas de
l’ange connu, l’un et l’autre étant immatériels. Il semble donc que, de toute
manière, la connaissance d’un ange par un autre est impossible.
4. Si un ange en connaît un autre, ce ne peut être
que par une espèce innée, et alors si Dieu créait un nouvel ange, ceux qui
existent déjà ne pourraient le connaître ; ou bien par une espèce acquise reçue
des choses, et alors les anges supérieurs ne pourraient connaître les anges
inférieurs, dont ils ne reçoivent rien. Il semble donc qu’un ange ne puisse
d’aucune manière en connaître un autre.
En sens contraire,
il est dit dans le Livre des Causes que “ toute
intelligence connaît les choses incorruptibles ”.
Réponse :
Comme dit S. Augustin, les choses qui préexistent
de toute éternité dans le Verbe, en sont sorties de deux manières : dans l’intelligence
angélique et pour subsister dans leurs propres natures. Les choses ont pénétré
dans l’intelligence angélique en ce sens que Dieu imprime dans l’esprit
angélique les similitudes des choses qu’il a créées. Or dans le Verbe de Dieu
préexistent éternellement non seulement les raisons des choses corporelles,
mais encore celles de toutes les créatures spirituelles. Le Verbe de Dieu a
donc imprimé, dans chaque créature spirituelle, les raisons de toutes les
choses tant spirituelles que corporelles ; de telle façon cependant que chaque
ange a reçu la raison de sa propre espèce selon l’être à la fois naturel et
intelligible, en sorte qu’il subsiste dans sa nature spécifique et se connaisse
par elle ; tandis que les raisons des autres natures tant spirituelles que
corporelles ne sont imprimées en lui que selon l’être intelligible, afin que
par ces espèces impresses il puisse connaître les créatures spirituelles et
corporelles.
Solutions :
1. Les natures spirituelles des anges se
distinguent entre elles selon un certain ordre, comme nous l’avons dit. Tel
ange déterminé n’est donc pas gêné par sa propre nature pour connaître les
natures des autres anges, puisque les anges qui lui sont supérieurs aussi bien
que ceux qui lui sont inférieurs ont avec sa nature une certaine affinité et
n’en diffèrent que par leurs degrés différents de perfection.
2. Les relations de causalité n’ont rien à voir au
fait qu’un ange en connaisse un autre, sinon en raison de la similitude
qu’elles établissent entre la cause et son effet. Donc, même s’il n’y a pas
causalité entre les anges, il suffira, pour qu’ils se connaissent, qu’il y ait
entre eux similitude.
3. Un ange ne peut en connaître un autre que si
l’espèce de cet ange est dans son intelligence ; et entre cette espèce et l’ange
connu la différence n’est pas que l’un soit matériel et l’autre immatériel,
mais que l’un ait un être naturel et l’autre un être intentionnel. Car l’ange
est une forme qui subsiste dans un être naturel, alors que son espèce qui est
dans l’intelligence de l’ange connaissant n’y a qu’un être intelligible ; c’est
ainsi que la couleur possède, dans le mur, un être naturel, tandis que dans le
médium qui la communique à l’œil elle n’a qu’un être intentionnel.
4. Dieu a fait chaque créature en harmonie avec l’univers
qu’il voulait réaliser. Par conséquent, si Dieu avait décidé de faire un plus
grand nombre d’anges ou un plus grand nombre de choses naturelles, il aurait
imprimé un plus grand nombre d’espèces intelligibles aux esprits angéliques :
comme un architecte qui voudrait faire une maison plus vaste, ferait des
fondations plus étendues. La même raison qui porterait Dieu à ajouter une
créature à l’univers l’amènerait donc à ajouter une espèce intelligible aux
anges.
Article 3 — Les
anges peuvent-ils connaître Dieu par leurs facultés naturelles ?
Objections :
1. Il ne semble pas car, dit Denys : “ Dieu est,
par sa puissance incompréhensible, placé au-dessus de tous les esprits célestes
” ; et peu après il ajoute : “ étant au-dessus de toute substance, il échappe à
toute connaissance ”.
2. Entre Dieu et l’intelligence angélique la
distance est infinie. Or on ne peut atteindre ce qui est infiniment distant.
L’ange ne peut donc pas connaître Dieu par ses facultés naturelles.
3. S. Paul dit (1 Co 13, 12) : “ A présent nous
voyons Dieu comme dans un miroir et en énigme, mais alors nous le verrons face
à face. ” Ce texte semble dire qu’il y a deux connaissances de Dieu : l’une qui
consiste à le voir dans son essence, c’est ce que S. Paul appelle voir face à
face ; et l’autre qui consiste à le voir dans le miroir des créatures. Or, les
anges n’ont pas pu connaître Dieu de la première manière par leurs facultés
naturelles, nous l’avons montré ; d’autre part, la vision dans le miroir ne
leur convient pas, puisqu’ils ne tirent pas des choses sensibles leur
connaissance de Dieu, selon Denys. Les anges ne peuvent donc pas connaître Dieu
par leurs facultés naturelles.
En sens contraire,
les anges ont une connaissance plus puissante que
les hommes. Or les hommes peuvent connaître Dieu par leurs facultés naturelles,
selon le mot de S. Paul (Rm 1,19) : “ Ce qu’on peut connaître de Dieu est
manifeste pour eux. ” Donc à plus forte raison les anges.
Réponse :
Les anges peuvent, par leurs facultés naturelles,
avoir une certaine connaissance de Dieu. Pour le prouver, rappelons qu’il y a
trois manières de connaître une chose : 1° Par la présence de son essence dans
le sujet connaissant, à la façon dont l’œil voit la lumière ; c’est de cette
manière, a-t-on dit, que l’ange se connaît lui-même 2° Par la présence de sa
similitude dans la puissance connaissante, comme l’œil voit la pierre parce que
la similitude de la pierre est dans l’œil. 3° Par une similitude de la chose
connue qui n’est pas donnée immédiatement par cette chose, mais par une autre
en laquelle se trouve cette similitude, comme lorsque nous voyons un homme dans
un miroir.
A la première manière correspond la connaissance
qu’on a de Dieu lorsqu’on le voit par son essence ; aucune créature ne peut la
posséder par ses moyens naturels, nous l’avons déjà dit. A la troisième manière
correspond la connaissance que nous donne de Dieu, icibas, sa similitude qui se
reflète dans les créatures. Comme dit S. Paul (Rm 1, 20) : “ Nous connaissons
les réalités invisibles de Dieu par les choses visibles qu’il a faites. ” C’est
pourquoi l’on dit que nous le voyons “ dans un miroir ”. Mais la connaissance
que l’ange possède de Dieu par ses facultés naturelles est intermédiaire entre
ces deux modes ; elle est analogue à la connaissance qui fait voir une chose
par une espèce tirée d’elle. Car l’image de Dieu étant imprimée dans sa propre
nature, l’ange connaît Dieu par sa propre essence, en tant qu’elle est
similitude de Dieu. Cependant il ne voit pas l’essence même de Dieu, aucune
similitude créée n’étant capable de représenter l’essence divine. Cette
connaissance se rapproche donc davantage de la connaissance au moyen d’un
miroir, puisque la nature angélique est comme un miroir qui présente la
similitude de Dieu.
Solutions :
1. Denys parle là d’une connaissance parfaitement
compréhensive, comme le montrent ses propres expressions. Or aucune créature ne
connaît Dieu de cette façon.
2. La distance infinie qui sépare de Dieu
l’intelligence et l’essence de l’ange a seulement pour effet d’empêcher l’ange
de comprendre Dieu complètement et de voir son essence par sa propre nature,
non pas de lui rendre toute connaissance impossible ; car, de même que Dieu est
infiniment distant de l’ange, la connaissance que Dieu a de lui-même est
infiniment distante de la connaissance que l’ange a de Dieu.
3. La connaissance naturelle de Dieu par l’ange est
intermédiaire entre ces deux espèces de connaissance, quoiqu’elle se rapproche
plutôt de la seconde, comme nous venons de le dire.
QUESTION 57 — LA CONNAISSANCE DES ANGES CONCERNANT LES
RÉALITÉS MATÉRIELLES
1. Les anges connaissent-ils les natures des choses
matérielles ? 2. Connaissent-ils les singuliers? 3. Connaissent-ils l’avenir ?
4. Connaissent-ils les pensées des cœurs ? 5. Connaissent-ils les mystères de
la grâce ?
Article 1 — Les
anges connaissent-ils les choses matérielles ?
Objections :
1. L’objet connu parfait le sujet intelligent. Or,
les choses matérielles ne peuvent parfaire les anges, puisqu’elles leur sont
inférieures. Les anges ne connaissent donc pas les choses matérielles.
2. La Glose (sur 2 Co 12, 2) dit que la vision
intellectuelle porte sur les choses qui sont dans l’âme par leur essence. Or,
les choses matérielles, ne pouvant être par leur essence ni dans l’âme humaine
ni dans l’esprit de l’ange, ne peuvent être connues par vision intellectuelle ;
seuls peuvent les connaître l’imagination qui saisit les similitudes des corps,
et les sens qui atteignent les corps eux-mêmes. Donc les anges, qui n’ont ni
imagination ni sens, ne peuvent connaître les choses matérielles.
3. Les choses matérielles ne sont pas intelligibles
en acte, elles ne sont rendues connaissables que par l’appréhension des sens et
de l’imagination. Les anges, ne possédant pas ces facultés, ne connaissent donc
pas les choses matérielles.
En sens contraire,
tout ce que la puissance inférieure peut faire, la
puissance supérieure le peut également. Or l’intelligence humaine, inférieure
par nature à celle de l’ange, peut connaîtreles choses matérielles. A plus
forte raison l’intelligence angélique.
Réponse :
L’ordre des choses est tel que les êtres supérieurs
sont plus parfaits que les êtres inférieurs, et ce qui est contenu dans les
êtres inférieurs d’une manière déficiente, partielle et multiple, est contenu
dans les supérieurs de façon éminente, avec une certaine totalité et
simplicité. “ En Dieu donc, qui est au sommet de toutes choses, tout préexiste
d’une manière substantielle, en l’absolue simplicité de son être ”, dit Denys.
Les anges, eux, sont plus proches de Dieu et plus semblables à lui que les
autres créatures. Ils participent donc davantage de lui et selon un mode plus
parfait, ainsi que le remarque Denys.Dès lors, tout ce qui est matériel
préexiste dans les anges d’une façon plus simple et plus immatérielle que dans
les choses elles-mêmes, mais avec plus de multiplicité et d’imperfection qu’en
Dieu.
D’autre part, tout ce qui se trouve dans un sujet
se conforme au mode d’être du sujet où il se trouve. Or, les anges sont de
nature intellectuelle. Par conséquent, de même que Dieu connaît les choses
matérielles par son essence, les anges les connaissent parce qu’ils les ont en
eux par leurs espèces intelligibles.
Solutions :
1. L’objet connu parfait le sujet connaissant en
raison de l’espèce intelligible qui est dans l’intelligence. Ainsi les espèces
intelligibles qui sont dans l’intelligence de l’ange sont les perfections de
l’intelligence angélique et l’actualisent.
2. Le sens ne saisit pas les essences des choses,
mais seulement les accidents extérieurs. De même, l’imagination ne saisit que
les images des corps. Seule l’intelligence saisit leurs essences. Aussi,
Aristote dit-il que l’objet de l’intelligence est ce qu’est la chose, et que,
dans ce domaine, jamais elle ne se trompe, pas davantage que le sens
relativement à son sensible propre. Les essences des choses matérielles ne sont
donc pas dans l’intelligence de l’homme et dans celle de l’ange selon leur être
réel, mais à la manière dont le connu est dans le connaissant. Cependant,
certaines choses sont dans l’intelligence ou dans l’âme selon ces deux manières
d’être. Dans l’un comme dans l’autre cas, il y a vision intellectuelle.
3. Si l’ange recevait des choses matérielles
elles-mêmes la connaissance qu’il en a, il lui faudrait les rendre
intelligibles en acte par l’abstraction. Mais ce n’est pas de cette manière
qu’il les connaît, c’est par des espèces intelligibles en acte qui lui sont
connaturelles, de même que notre intelligence les connaît par des espèces
qu’elle rend intelligibles en les abstrayant.
Article 2 — Les
anges connaissent-ils les singuliers ?
Objections :
1. Selon Aristote, “ le sens a pour objet les
singuliers, et la raison ou l’intelligence, les universaux ”. Or, dans les
anges, il n’y a d’autre faculté de connaissance que l’intelligence, on l’a vue.
Ils ne connaissent donc pas les singuliers.
2. La connaissance est une certaine assimilation du
connaissant au connu. Or, il semble impossible que l’ange s’assimile au
singulier en tant que singulier, puisqu’il est immatériel et que la singularité
a pour principe la matière. L’ange ne peut donc pas connaître les singuliers.
3 Si l’ange connaissait les singuliers, ce serait
soit par des espèces singulières, soit par des espèces universelles. Ce ne peut
être par des espèces singulières, car il lui en faudrait un nombre infini ; ni
par des espèces universelles, car l’universel ne peut suffire à faire connaître
un singulier en tant que singulier, les singuliers n’étant connus qu’en
puissance dans l’universel. L’ange ne connaît donc pas les singuliers.
En sens contraire,
nul ne peut être le gardien de ce qu’il ne connaît
pas. Or les anges gardent chaque homme en particulier, selon ces mots du Psaume
(91,11) : “ Il a commandé à ses anges de te garder dans toutes tes voies. ” Les
anges connaissent donc les singuliers.
Réponse :
Certains ont affirmé que l’ange n’a aucune
connaissance des singuliers. Cette affirmation est contraire à la foi
catholique, qui enseigne que les êtres inférieurs sont l’objet du ministère des
anges, ainsi que le dit S. Paul (He 1,14) : “ Ils sont tous des esprits en
service. ” Si les anges ne connaissaient pas les singuliers, ils ne pourraient
exercer aucune providence vis-à-vis des activités du monde, puisque toute
action a pour principe un être singulier. Cela irait contre cette parole de
l’Ecclésiaste (5, 5) : “ Ne dis pas devant l’ange que tu as péché par
inadvertance. ” Cette négation contredit aussi les enseignements des
philosophes, d’après lesquels les anges meuvent les sphères célestes par leur
intelligence et leur volonté.
Aussi d’autres ont-ils dit que l’ange connaît les
singuliers, mais dans les causes universelles dont dépendent tous les effets
particuliers, de même que l’astronome prévoit une éclipse future d’après les
dispositions des mouvements célestes. Cette thèse présente les mêmes inconvénients
que la précédente : connaître le singulier dans ses causes universelles n’est
pas le connaître en tant que singulier, tel qu’il est dans l’espace et le
temps. L’astronome qui connaît l’éclipse future par le comput des mouvements
célestes ne la connaît que dans ses conditions générales d’éclipse, non dans
ses circonstances particulières de lieu et de temps que seule la connaissance
sensible peut lui faire atteindre.
Or service, providence et motion portent sur les
singuliers tels qu’ils existent dans l’espace et le temps. Il faut donc dire
que si l’homme connaît par différentes facultés les différents genres des
choses : les choses universelles et immatérielles par l’intelligence, les
choses singulières et corporelles par les sens, l’ange connaît les uns et les
autres par sa seule faculté intellectuelle. Car l’ordre des choses est tel que
plus un être est élevé, plus sa puissance a d’unité et d’extension ; ainsi,
chez l’homme, le sens commun, qui est supérieur au sens propre, perçoit par une
seule puissance tout ce que connaissent les cinq sens externes, et de plus
certaines autres choses qu’aucun des sens externes ne connaît, comme la
différence entre le blanc et le doux. On peut constater la même chose chez les
autres êtres. L’ange étant, par ordre de nature, supérieur à l’homme, on ne
peut dire que l’homme connaisse par une de ses facultés quelque chose que
l’ange ne connaîtrait pas par son unique faculté de connaissance, qui est
l’intelligence. Aussi Aristote tient-il pour inacceptable que nous connaissions
la discorde et que Dieu l’ignore.
Si l’on veut comprendre comment l’intelligence
angélique connaît les singuliers, on peut procéder ainsi. Comme les choses
émanent de Dieu pour subsister dans leur nature propre, elles en émanent aussi
pour exister dans la connaissance angélique. Or il est évident que les choses
émanent de Dieu non seulement en ce qui relève de la nature universelle, mais
aussi de ce qui est principe d’individuation. Car Dieu est cause de toute la
substance de la chose, de sa matière aussi bien que de sa forme, et il connaît
les choses selon qu’il les cause, puisque c’est sa science qui est cause des
choses, nous l’avons montré. Donc, de même que Dieu, par son essence, grâce à
laquelle il cause tout, est la similitude de tout, et de même que par elle il
connaît tout, les natures universelles aussi bien que la singularité ; ainsi
les anges, par les espèces que Dieu leur infuse, connaissent les choses dans
leur nature universelle et aussi dans leur singularité, en tant que ces espèces
sont des représentations multipliées de la simple et unique essence de Dieu.
Solutions :
l. Aristote parle là de notre intelligence, qui ne
saisit les choses qu’en les abstrayant ; et c’est par cette exclusion des
conditions matérielles que ce qui est rendu abstrait devient universel. Mais ce
mode d’intellection ne convient pas à l’ange, on vient de le voir. C’est
pourquoi l’argument ne convient pas ici.
2. Par leur nature, les anges ressemblent aux
choses matérielles, non pas comme deux choses se ressemblent génériquement,
spécifiquement ou accidentellement, mais comme le supérieur ressemble à
l’inférieur, par exemple le soleil au feu. C’est de cette manière que se trouve
en Dieu la similitude de tous les êtres, et quant à leur forme et quant à leur
matière, selon que tout ce qui existe dans les choses préexiste en lui comme
dans sa cause. Pour la même raison, les espèces de l’intelligence angélique,
qui sont des similitudes dérivées de l’essence divine, sont les similitudes des
choses, de leur forme aussi bien que de leur matière.
3. Les anges connaissent les singuliers par des
formes universelles, mais qui sont similitudes des choses et quant à leurs
principes universels, et quant à leurs principes d’individuation. On a expliqué
plus haut comment ils pouvaient connaître plusieurs choses par une seule
espèce.
Article 3 — Les
anges connaissent-ils l’avenir ?
Objections :
1. Il semble que oui, car les anges sont, en fait
de connaissance, plus puissants que les hommes. Or certains hommes connaissent
beaucoup de choses futures. A plus forte raison les anges.
2. Le présent et le futur sont des différences du
temps. Or l’intelligence angélique est au-dessus du temps ; car l’intelligence
va de pair avec l’éternité, c’est-à-dire avec l’aevum, d’après le Livre des
Causes. Il n’y a donc pas, pour l’intelligence angélique, de différence entre
le passé et le futur ; il connaît indifféremment l’un et l’autre.
3. L’ange ne connaît pas au moyen d’espèces tirées
des choses, mais par des espèces innées universelles. Or, des espèces
universelles ont un rapport égal avec le passé, le présent et l’avenir. Il
semble donc que les anges connaissent indifféremment les choses passées,
présentes et futures.
4. On dit que quelque chose est éloigné dans le
temps, comme on le dit éloigné dans l’espace. Or, les anges connaissent ce qui
est éloigné dans l’espace. Ils connaissent donc aussi ce qui est éloigné dans
l’avenir.
En sens contraire,
ce qui est le signe propre de la Divinité ne peut
convenir aux anges. Or, connaître les choses futures est le signe propre de la
Divinité, selon cette parole d’Isaïe (41, 23) : “ Annoncez ce qui doit arriver
dans l’avenir, et nous saurons que vous êtes des dieux. ” Les anges ne
connaissent donc pas les choses futures.
Réponse :
Le futur peut être connu de deux manières, dans sa
cause et en lui-même :
1. Dans sa cause. De cette façon, on connaît de
science certaine les choses futures qui procèdent nécessairement de leurs
causes, par exemple que le soleil se lèvera demain. Au contraire, les choses
qui procèdent de leurs causes le plus souvent, mais non toujours, sont connues
par conjecture et non d’une manière certaine ; c’est ainsi que le médecin
prévoit la santé du malade. Cette seconde manière de connaître les futurs
convient aux anges, et d’une façon d’autant plus parfaite qu’ils connaissent
les causes des choses plus universellement et plus parfaitement que nous, de
même que les médecins, qui ont une vue plus aiguë des causes de la maladie,
prévoient mieux ce que celle-ci deviendra. Quant aux choses qui ne procèdent de
leurs causes que dans la minorité des cas, elles sont complètement inconnues,
comme les choses fortuites ou de pur hasard.
2. Les choses futures peuvent aussi être connues en
elles-mêmes. En ce sens, Dieu seul connaît celles qui surviennent
nécessairement ou le plus souvent, et même les choses fortuites et de pur
hasard. Dans son éternité Dieu voit tout, car, grâce à sa simplicité, cette
éternité est présente au temps tout entier et elle le contient. Si bien que
l’unique regard de Dieu porte sur tout ce qui se produit à travers la durée du
temps comme si c’était présent. Il voit toutes les choses en elles-mêmes, nous
l’avons dit en traitant de la science divine. Donc aucune intelligence créée ne
peut connaître le futur tel qu’il est dans son être réalisé.
Solutions :
1. Les hommes ne connaissent les futurs que dans
leurs causes ou par révélation divine. Et, de cette façon, les anges les
connaissent avec beaucoup plus de pénétration que les hommes.
2. Quoique l’intelligence de l’ange soit au-dessus
du temps qui mesure les mouvements corporels, il y a cependant en elle un temps
déterminé par la succession des conceptions intelligibles. Comme dit S.
Augustin : “ Dieu meut la créature spirituelle dans le temps. ” Et du fait même
qu’il y a succession en elle, l’intelligence angélique ne voit pas comme
présent tout ce qui se fait à travers la durée totale du temps.
3. Sans doute, en elles-mêmes, les espèces qui sont
dans l’intelligence angélique ont un rapport égal avec les choses présentes,
passées ou futures ; mais du côté des choses, les relations avec les espèces
sont différentes selon que ces choses sont passées, présentes ou futures. Les
choses présentes ont une nature par laquelle elles sont semblables aux espèces
qui sont dans l’esprit de l’ange, et peuvent ainsi être connues de lui. Les
choses futures, au contraire, n’ont pas encore la nature par laquelle elles
seraient semblables à ces espèces ; elles ne peuvent donc pas être connues.
4. Ce qui est distant selon le lieu existe
réellement dans la nature, et participe d’une nature dont la similitude est
dans l’ange. Il n’en va pas de même pour les choses futures, nous venons de le
dire. L’assimilation n’est donc pas valable.
Article 4 — Les
anges connaissent-ils les pensées des cœurs ?
Objections :
1. Il le semble bien car, sur cette parole de Job
(28, 17) : “L’or et le cristal ne peuvent être comparés à la sagesse ”, S.
Grégoire commente : “ Alors (dans la béatitude des ressuscités) chacun
connaîtra l’autre comme il se connaît lui-même, et chacun pénétrera la
conscience des autres en même temps que son intelligence. ” Or, il est dit en
S. Matthieu (22, 30) que les ressuscités seront semblables aux anges. Un ange
peut donc voir ce qui est dans la conscience de l’autre.
2. Ce que les figures sont aux corps, les espèces
intelligibles le sont à la chose connue. Or, quand on voit un corps, on voit la
figure. Donc, quand on voit une substance intellectuelle, on voit l’espèce
intelligible qui est en elle. Il semble donc, puisque chaque ange voit les autres
anges et les âmes, qu’il puisse voir leurs pensées.
3. Les choses qui sont dans notre imagination
ressemblent moins à l’ange que celles qui sont dans notre intelligence,
celles-ci étant saisies par elle en acte, celleslà ne l’étant qu’en puissance.
Or, les choses qui sont dans l’imagination peuvent être connues par les anges,
tout comme les choses corporelles, puisque l’imagination est une faculté du
corps. L’ange peut donc connaître les pensées de l’intelligence.
En sens contraire,
ce qui est propre à Dieu ne convient pas aux anges.
Or, connaître les pensées des cœurs est le propre de Dieu, selon cette parole
de Jérémie (17, 9) : “ Le cœur de l’homme est perverti et impénétrable. Qui le
connaîtra ? Moi, le Seigneur, qui scrute les cœurs. ”
Réponse :
Les pensées des cœurs peuvent être connues de deux
manières : 1. D’abord dans leurs effets. De cette façon elles peuvent être
connues de l’ange aussi bien que de l’homme ; mais il y faut d’autant plus de
pénétration que l’effet est plus caché. Car la pensée peut se révéler non
seulement par un acte extérieur, mais encore par un changement d’expression du
visage ; les médecins peuvent même connaître certaines affections de l’âme par
nos pulsations. A plus forte raison les anges, et même les démons, le pourront-ils,
puisqu’ils aperçoivent d’une manière beaucoup plus pénétrante ces modifications
corporelles cachées. Aussi S. Augustin dit-il que “ les démons discernent avec
une extrême facilité les dispositions des hommes, non seulement quand elles
sont exprimées par la parole, mais même quand elles sont conçues par l’esprit,
et que certains signes venus de l’âme les manifestent dans le corps ”, bien
qu’il dise aussi dans ses Révisions qu’on ne peut expliquer comment cela se
fait.
2. On peut connaître encore les pensées selon
qu’elles sont dans l’esprit, et les affections selon qu’elles sont dans la
volonté. Dieu seul peut connaître de cette manière les pensées des cœurs et les
sentiments de la volonté. En effet, la volonté de la créature rationnelle n’est
soumise qu’à Dieu, et il est seul, lui qui en est l’objet principal à titre de
fin ultime, à pouvoir agir sur elle. Ce qui dépend de la volonté seule, comme
ce qui est dans la volonté seule, n’est donc connu que de Dieu. Or, que la
pensée d’un homme se porte actuellement sur un objet, cela ne dépend évidemment
que de sa volonté ; car celui qui possède l’habitus de la science ou des
espèces intelligibles que cet habitus implique, peut en user quand il veut.
Aussi S. Paul dit-il (1 Co 2, 11) : “ Ce qu’il y a dans l’homme, nul ne le
connaît, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui. ”
Solutions :
1. En cette vie, la pensée d’un homme est cachée
aux autres à la fois en raison de l’opacité du corps, et de la volonté qui
réserve ses secrets. Le premier obstacle sera supprimé lors de la résurrection,
et il n’existe pas pour les anges. Mais le second demeurera après la
résurrection, et il existe présentement pour les anges. La qualité spirituelle
du ressuscité, cependant, son éclat corporel la manifestera, et c’est ainsi qu’un
bienheureux pourra pénétrer jusqu’à l’esprit d’un autre.
2. Même si un ange voit les espèces intelligibles
de l’autre, du fait que la plus ou moins grande universalité des espèces est
proportionnée à la noblesse des substances, il ne s’ensuit pas que l’on sache
comment l’autre use de ces espèces ou quand il les considère effectivement.
3. L’instinct des animaux ne maîtrise pas ses
actes, il suit l’impulsion d’une autre cause, corporelle ou spirituelle.
Connaissant les choses corporelles et leurs dispositions, les anges peuvent
donc, par elles, savoir ce qui est dans l’instinct et dans l’imagination des
animaux, et aussi des hommes pour autant qu’en eux l’appétit sensible agit
parfois sous une impulsion corporelle, comme cela se produit toujours chez les
animaux. Mais il ne s’ensuit pas que les anges connaissent les mouvements de
l’appétit sensible et les perceptions de l’imagination de l’homme quand ils ont
pour cause la volonté et la raison, puisque la partie inférieure de l’âme
participe en quelque manière de la raison. Comme dit Aristote elle est à la
raison ce que celui qui obéit est à celui qui commande. De plus, si l’ange
connaît ce qui est dans l’appétit sensible et l’imagination des hommes, il ne
s’ensuit pas qu’il connaisse ce qui est dans la pensée et la volonté, car
l’intelligence et la volonté, bien loin d’être soumises à l’appétit sensible et
à l’imagination, peuvent s’en servir de différentes manières.
Article 5 — Les
anges connaissent-ils tous les mystères de la grâce ?
Objections :
1. Il semble que les anges connaissent les mystères
de la grâce. Car, entre les mystères, le plus éminent est celui de
l’Incarnation. Or les anges l’ont connu dès le commencement. S. Augustin dit en
effet : “ Ce mystère a été caché en Dieu pendant tous les siècles, mais non
sans être connu des principautés et des puissances célestes. ” S. Paul dit
aussi (1 Tm 3, 16) : “ Ce grand mystère de la piété est apparu aux anges. ” Les
anges connaissent donc les mystères de la grâce.
2. Les raisons de tous les mystères de la grâce
sont contenues dans la sagesse divine. Or, les anges voient la sagesse même de
Dieu, qui est son essence. Ils connaissent donc les mystères de la grâce.
3. Denys dit que les prophètes sont instruits par
les anges. Or, les prophètes ont connu les mystères de la grâce, car il est dit
dans Amos (3, 7) : “ Le Seigneur ne fait rien sans en révéler le secret à ses
serviteurs les prophètes. ” Les anges connaissent donc les mystères de la
grâce.
En sens contraire,
nul n’apprend ce qu’il connaît déjà. Or les anges,
même les plus élevés, cherchent à connaître les mystères de la grâce et les
apprennent. Denys dit en effet que l’Écriture nous montre “ quelques-unes de
ces essences célestes interrogeant Jésus lui-même et apprenant de lui ce qu’il
a fait pour nous, et Jésus les enseignant sans intermédiaire ”, comme on le
voit dans Isaïe (63, 1), où les anges demandent : “ Qui est donc celui-ci, qui
vient d’Edom ? ” et où Jésus leur répond : “ Moi, qui annonce la justice. ” Les
anges ne connaissent donc pas les mystères de la grâce.
Réponse :
Il y a chez les anges deux sortes de connaissances
: D’abord, une connaissance naturelle, selon laquelle ils connaissent les
choses soit par leur essence, soit par des espèces innées. Les anges ne peuvent
connaître de cette manière les mystères de la grâce. Ces mystères dépendent de
la pure volonté de Dieu, et si un ange ne peut connaître les pensées d’un autre
ange quand elles dépendent de sa volonté, il peut encore moins connaître ce qui
dépend de la seule volonté divine. C’est le raisonnement que tient S. Paul (1
Co 2, 11) : “ Ce qu’il y a dans l’homme, nul ne le connaît, sinon l’esprit de
l’homme qui est en lui ; de même ce qui est en Dieu, nul ne le connaît, sinon
l’Esprit de Dieu. ”
L’autre connaissance des anges est celle qui les
rend bienheureux, et par laquelle ils voient le Verbe et les choses dans le
Verbe. Cette vision leur fait connaître les mystères de la grâce, non dans leur
totalité ni à tous également, mais selon qu’il a plu à Dieu de les leur
révéler, comme le dit l’Apôtre (1 Co 2, 10) : “ Dieu nous a révélé ces choses
par son Esprit. ” Ainsi cependant, les anges supérieurs, qui contemplent d’un
regard plus pénétrant la sagesse divine, connaissent dans la vision même de
Dieu des mystères plus nombreux et plus profonds, qu’ils manifestent aux anges
inférieurs en les illuminant. Et même parmi les mystères, il en est qu’ils ont
connus dès leur création, et d’autres dont ils ne sont instruits que dans la
suite, selon les exigences de leur mission.
Solutions :
1. On peut parler du mystère de l’Incarnation de
deux façons. En un sens général, il a été révélé à tous les anges dès le
principe de leur béatitude ; car ce mystère est le principe général auquel tous
leurs offices sont ordonnés, comme le dit S. Paul (He 1, 14) : “ Tous sont des
esprits en service, envoyés comme serviteurs pour le bien de ceux qui doivent
recevoir l’héritage du salut. ” Or, ce salut s’opère par le mystère de
l’Incarnation : il fallait donc que tous les anges en fussent instruits d’une
manière générale dès le début.
Nous pouvons aussi considérer les conditions
spéciales de la réalisation des mystères. En ce sens, il n’est pas vrai que
tous les anges aient été instruits de tout dès le début ; et même les anges
supérieurs ont par la suite appris certaines choses à ce sujet, comme en fait
foi le passage de Denys que nous avons cité.
2. Bien que les anges bienheureux contemplent la
sagesse divine, ils ne la comprennent pas totalement. Il n’est donc pas
nécessaire qu’ils connaissent tout ce qui s’y cache.
3. Tout ce que les prophètes ont connu par
révélation divine du mystère de la grâce a été révélé de façon bien plus
excellente encore aux anges. Mais, quoique Dieu ait révélé d’une manière
générale aux prophètes ce qu’il devait accomplir pour le salut du genre humain,
les Apôtres ont connu à ce sujet des précisions que les prophètes n’avaient pas
connues. C’est ce que dit S. Paul aux Éphésiens (3, 4) : “ En me lisant, vous
pouvez voir l’intelligence que j’ai du mystère du Christ, qui n’a pas été
dévoilé aux autres générations aussi clairement qu’il a été révélé maintenant à
ses saints Apôtres. ” D’ailleurs, même parmi les prophètes, les derniers ont
connu des choses qui n’avaient pas été connues des premiers selon cette parole
du Psaume (119, 100) : “ J’ai plus d’intelligence que les vieillards. ” Et S.
Grégoire dit que la connaissance des choses divines a progressé à travers les
siècles.
QUESTION 58 — LE MODE DE LA CONNAISSANCE ANGÉLIQUE
1. L’intellect de l’ange est-il tantôt en puissance
et tantôt en acte ? 2. L’ange peut-il connaître plusieurs choses à la fois ? 3.
Son intellection est-elle discursive ? 4. Se fait-elle par composition et
division ? 5. Peut-il y avoir de l’erreur dans l’intellect de l’ange ? 6. La
connaissance de l’ange peut-elle être appelée connaissance du matin et
connaissance du soir ? 7. La connaissance du matin et la connaissance du soir
sont-elles identiques ou diverses ?
Article 1 —
L’intellect de l’ange est-il tantôt en puissance et tantôt en acte ?
Objections :
1. Il semble que l’intellect de l’ange soit parfois
en puissance, car Aristote définit le mouvement comme “ l’acte de ce qui existe
en puissance ”. Or, d’après Denys, les esprits angéliques se meuvent lorsqu’ils
pensent. Les esprits angéliques sont donc parfois en puissance.
2. Le désir ayant pour objet une chose que l’on n’a
pas, mais que l’on peut avoir, quiconque désire comprendre une chose est en
puissance par rapport à elle. Or, S. Pierre dit (1 P 1, 12) que les anges
désirent pénétrer le secret de Dieu. L’intellect de l’ange est donc parfois en
puissance.
3. Il est dit dans le Livre des Causes que le mode
d’intellection d’une intelligence est corrélatif au mode de sa substance. Or,
la substance de l’ange est en partie mêlée de puissance. L’intellect de l’ange
est donc parfois en puissance.
En sens contraire,
S. Augustin a dit : “ Depuis qu’ils ont été créés,
dans l’éternité même du Verbe, les anges jouissent d’une sainte et pieuse
contemplation. ” Or, l’intelligence qui contemple n’est pas en puissance, mais
en acte. L’intellect de l’ange n’est donc pas en puissance.
Réponse :
D’après Aristote, l’intelligence est en puissance
de deux manières : d’abord “ avant d’avoir appris ou trouvé ”, c’est-à-dire
avant d’avoir l’habitus de science, et aussi lorsque, possédant l’habitus de
science, elle ne considère pas actuellement son objet.
Selon la première manière l’ange n’est jamais en
puissance vis-à-vis des choses auxquelles peut s’étendre sa connaissance
naturelle. Car, de même que les corps supérieurs, les corps célestes n’ont,
dans l’ordre de l’être, aucune potentialité qui ne soit actuée, les
intelligences célestes, les anges, n’ont, dans l’ordre intellectuel, aucune
potentialité qui ne soit totalement actuée par des espèces intelligibles
connaturelles. A l’égard des vérités qui leur sont divinement révélées, rien
n’empêche que leur intelligence soit en puissance, de même que les corps
célestes sont parfois en puissance à être illuminés par le soleil.
Selon la seconde manière, l’intelligence angélique
peut être en puissance à l’égard de ce qu’elle connaît naturellement
puisqu’elle ne considère pas toujours en acte tout ce que peut atteindre sa
connaissance naturelle. Mais cela n’arrive jamais relativement à la
connaissance du Verbe et des choses qu’elle voit dans le Verbe. L’ange
contemple toujours en acte le Verbe et ce qui est en lui, puisque c’est cette
vision qui constitue sa béatitude et que, selon Aristote, la béatitude consiste
dans un acte, non dans un habitus.
Solutions :
1. Dans le texte de Denys, “ mouvement ” ne signifie
pas acte de l’imparfait, c’est-à-dire de ce qui existe en puissance, mais acte
du parfait, c’est-à-dire de ce qui existe en acte. En ce sens, on peut appeler
mouvements l’intellection et la sensation, comme le fait Aristote.
2. Ce désir que S. Pierre attribue aux anges
n’implique pas qu’ils sont privés de l’objet désiré, mais qu’ils n’en sont
jamais lassés. On peut aussi répondre que ce désir de voir Dieu porte sur les
nouvelles révélations qu’ils reçoivent de Dieu, selon l’exigence des missions
dont ils sont chargés.
3. Dans la substance des anges il n’y a aucune
puissance qui ne soit actuée. Et pas davantage, leur intelligence n’est une
puissance séparée de son acte.
Article 2 —
L’ange peut-il connaître plusieurs choses à la fois ?
Objections :
1. Cela semble impossible car pour Aristote “ on
peut bien savoir plusieurs choses, mais on ne peut en connaître actuellement
qu’une seule ”.
2. Une chose est connue en tant que l’intelligence
est informée par une espèce intelligible, comme le corps est informé par la
figure. Or, un même corps ne peut être informé simultanément par des figures
diverses ; semblablement une même intelligence ne peut être informée
simultanément par divers objets intelligibles.
3. L’acte d’intellection est un certain mouvement.
Or un mouvement n’a jamais plusieurs termes. On ne peut donc pas avoir
l’intelligence de plusieurs choses à la fois.
En sens contraire,
S. Augustin dit que “ la puissance spirituelle de
l’esprit angélique comprend d’un seul coup, avec grande facilité, tout ce qu’il
veut ”.
Réponse :
L’unité d’opération requiert l’unité d’objet, comme
l’unité de mouvement requiert l’unité de terme. Or, certaines choses peuvent
être prises à la fois comme multiples et comme une ; telles sont par exemple
les parties d’une étendue continue. Si l’on considère chacune en elle-même,
elles sont multiples ; et par conséquent, ni le sens ni l’intelligence ne
peuvent les saisir en même temps et en une seule opération. Si, au contraire,
on les considère comme ne formant qu’une même chose dans le tout, elles peuvent
être connues en même temps et par une seule opération, tant par le sens que par
l’intelligence, pourvu qu’ils considèrent le contenu tout entier, dit Aristote.
Ainsi encore, notre intelligence perçoit simultanément le sujet et le prédicat,
en tant que parties d’une même proposition ; ou bien deux choses comparées
entre elles, en tant qu’elles forment une seule comparaison. Tout cela prouve
que, prises séparément, les choses multiples, ne peuvent être connues en même
temps, et que cela n’est possible que si elles sont unies en un seul
intelligible.
Or, une chose est intelligible en acte selon que sa
similitude est dans l’intelligence. Donc, tout ce qui peut être connu par une
seule espèce intelligible sera connu comme ne formant qu’un seul intelligible
et, par suite, sera saisi d’un seul coup. Mais les choses qui sont connues par
des espèces intelligibles diverses seront saisies comme autant d’intelligibles
divers.
S’il s’agit de la connaissance qui leur fait
connaître les choses dans le Verbe, les anges atteignent donc tout par une
seule espèce qui est l’essence divine. A ce point de vue, ils connaissent tout
en même temps ; pour nous également, dit S. Augustin, dans la patrie du ciel, “
nos pensées ne seront plus changeantes, allant et venant d’une chose à une
autre ; nous verrons toute notre science simultanément et d’un seul regard. ”
Mais par la connaissance qu’ils acquièrent au moyen d’espèces innées, les anges
ne peuvent connaître simultanément que ce qui est atteint par une seule espèce,
et non ce qui requiert des espèces diverses.
Solutions :
1. Connaître plusieurs choses en tant qu’elles ne
font qu’un, c’est, en quelque manière, ne connaître qu’une seule chose.
2. L’intelligence est informée par les espèces
qu’elle a en elle. Elle peut donc par une seule espèce voir simultanément
plusieurs intelligibles, comme un même corps peut par une seule figure
ressembler en même temps à plusieurs autres corps.
3. Il faut répondre comme à la première objection.
Article 3 —
L’intellection de l’ange est-elle discursive ?
Objections :
1. La connaissance discursive consiste en ce qu’une
chose est connue par une autre. Or, les anges connaissent une chose par une
autre, puisqu’ils connaissent les créatures par le Verbe. Leur connaissance est
donc discursive.
2. Ce que peut une substance inférieure, une
puissance supérieure le peut aussi. Or, l’intelligence humaine peut faire des
syllogismes et connaître les choses dans leurs effets ; c’est ce qui constitue
le raisonnement discursif. Donc, à plus forte raison l’intelligence angélique
peut-elle le faire puisqu’elle est, dans l’ordre de nature, supérieure à
l’intelligence humaine.
3. S. Isidore dit que les anges connaissent
beaucoup de choses par l’expérience. Or, la connaissance expérimentale est discursive.
Comme dit Aristote : “ L’expérience naît de plusieurs souvenirs, et l’idée
universelle naît de plusieurs expériences. ” La connaissance des anges est donc
discursive.
En sens contraire,
nous lisons dans Denys : “ Les anges ne tirent pas
leur connaissance divine de raisons discursives, et leur connaissance ne passe
pas de l’universel au particulier. ”
Réponse :
Comme nous l’avons dit souvent, les anges occupent,
dans le monde spirituel, le même degré que les corps célestes dans le monde
corporel, aussi Denys les appelle-t-il les “ esprits célestes ”. Or, les corps
célestes diffèrent des corps terrestres en ce que ces derniers atteignent leur
perfection ultime par le changement et le mouvement, tandis que les premiers la
possèdent par nature. De même, les intelligences inférieures, celles des
hommes, acquièrent leur perfection et la connaissance de la vérité par un
mouvement discursif de l’opération intellectuelle, en procédant d’une chose
connue à une autre ; si, dans la connaissance même du principe, elles
percevaient toutes les conclusions qui en découlent, le raisonnement leur
deviendrait inutile. C’est précisément ce qui a lieu chez les anges ; ils
perçoivent immédiatement tout ce qui peut être connu dans les choses qui
tombent premièrement et naturellement sous leur connaissance. Aussi les
qualifie-t-on d’“ intellectuels ” ; car, même parmi nous, ce qui est saisi tout
de suite et naturellement, est dit “ intelligé ” ; c’est pourquoi on donne le
nom d’intellect à l’habitus des premiers principes. En retour, on appelle les
âmes humaines “ rationnelles ”, puisqu’elles n’acquièrent la connaissance de la
vérité que de façon discursive. Cela vient d’ailleurs de la faiblesse de leur
lumière intellectuelle ; si elles avaient, comme les anges, la plénitude de la
lumière intellectuelle, elles discerneraient dès la première saisie des
principes tout ce qu’ils renferment, en percevant tout ce que l’on peut en
déduire.
Solutions :
1. Le raisonnement implique un certain mouvement.
Or, tout mouvement va de quelque chose d’antérieur vers quelque chose de
postérieur. Il y a donc connaissance discursive lorsque, à partir d’une chose
connue d’abord, on parvient à la connaissance d’une autre chose connue ensuite,
qui précédemment était inconnue. Mais si, d’un seul regard, on voit à l’instant
l’autre chose, comme on voit à l’instant dans le miroir l’image de la chose, il
n’y a pas connaissance discursive. Or c’est ainsi que les anges connaissent les
choses dans le Verbe.
2. Les anges peuvent faire des syllogismes en ce sens
qu’ils peuvent les connaître, parce qu’ils voient les effets dans les causes,
et les causes dans les effets. Mais non en ce sens qu’ils acquièrent la
connaissance d’une vérité inconnue en allant des causes aux effets, et des
effets aux causes.
3. On ne parle d’expérience pour les anges et les
démons que par analogie, en ce qu’ils connaissent les choses sensibles qui leur
sont présentes, mais sans aucun raisonnement.
Article 4 — La
connaissance de l’ange se fait-elle par composition et division ?
Objections :
1. Là où il y a pluralité de choses connues, il y a
composition de ces choses connues, dit Aristote. Or dans l’intellect de l’ange
il y a pluralité de concepts, puisqu’il connaît les choses diverses par des
espèces diverses, et non toutes d’un seul coup. Il y a donc composition et
division dans l’intellect de l’ange.
2. Il y a plus de distance entre la négation et
l’affirmation qu’entre deux natures opposées, quelles qu’elles soient ; car on
distingue avant tout les réalités par mode d’affirmation et de négation. Or la
distance qui sépare certaines natures fait que l’ange ne peut les connaître que
par des espèces diverses, une seule ne suffisant pas, on l’a vu. Il ne peut
donc connaître l’affirmation et la négation que par des espèces diverses. L’intelligence
de l’ange semble donc opérer par composition et division.
3. Le langage est le signe de l’intelligence. Or,
comme le montrent de nombreux passages de l’Écriture, lorsque les anges parlent
aux hommes, ils prononcent des propositions affirmatives et négatives ; elles
sont le signe de la composition ou de la division opérée par l’intelligence. Il
semble donc que l’ange connaisse par composition et division.
En sens contraire,
nous lisons dans Denys : “ la vertu intellectuelle
des anges resplendit par la simplicité éclatante des divins concepts ”. Or, dit
Aristote, la simplicité de l’intelligence exclut la composition et la division.
La connaissance de l’ange s’opère donc sans composition ni division.
Réponse :
Dans le jugement, le prédicat est corrélatif au
sujet, comme dans le raisonnement la conclusion est corrélative au principe.
Car si notre intelligence voyait immédiatement dans le principe la vérité de la
conclusion, elle n’aurait pas besoin de discourir et de raisonner. De même, si
dans la saisie de la quiddité du sujet, notre intelligence avait immédiatement
la connaissance de tout ce qui peut être affirmé ou nié du sujet, elle n’aurait
pas besoin de procéder par composition et division ; il lui suffirait de
connaître l’essence. Le motif pour lequel notre intelligence raisonne et
compose ou divise est donc le même : parce qu’elle ne peut pas, dans la
première appréhension d’un objet, voir tout ce qui est virtuellement contenu en
lui. Cela provient de la faiblesse de notre lumière intellectuelle, nous
l’avons dit à l’article précédent. La lumière intellectuelle de l’ange, elle,
étant parfaite (selon Denys, l’ange est un miroir pur et éclatant), son
opération intellectuelle pas plus qu’elle n’use du raisonnement, n’emploie la
composition et la division des concepts. Néanmoins, l’ange connaît la
composition et la division des énonciations comme il connaît le raisonnement
des syllogismes ; il connaît les composés d’une manière simple, les choses
mobiles d’une manière immuable et les choses matérielles d’une manière
immatérielle.
Solutions :
1. La composition n’est pas causée par n’importe
quelle pluralité de concepts, mais par celle de concepts dont l’un est affirmé
ou nié de l’autre. Or, quand l’ange connaît la quiddité d’une chose, il perçoit
simultanément tout ce qui peut en être affirmé ou nié. Connaissant l’essence,
il y discerne donc, par une seule et unique intuition, tout ce que nous pouvons
y découvrir en composant et en divisant.
2. Dans la réalité, des quiddités diverses sont
moins différentes que l’affirmation et la négation. Mais, pour la connaissance,
l’affirmation et la négation sont plus rapprochées, car dès que l’on connaît la
vérité d’une affirmation, on connaît aussi la fausseté de la négation opposée.
3. Le fait que les anges puissent formuler des
propositions affirmatives ou négatives, prouve qu’ils connaissent la
composition et la division, mais non que leur activité intellectuelle s’exerce
en composant et en divisant. Leur connaissance est une intelligence simple de
la quiddité.
Article 5 —
Peut-il y avoir de l’erreur dans l’intellect de l’ange ?
Objections :
1. Cela semble possible, car la perversité se
rattache à la fausseté. Or, d’après Denys, l’imagination des démons est
perverse. Il semble donc qu’il puisse y avoir erreur dans l’intellect des
anges.
2. L’ignorance entraîne une fausse appréciation. Or
Denys dit qu’il peut y avoir ignorance chez les anges. Il semble donc que leur
intelligence soit sujette à l’erreur.
3. Il y a fausseté ou erreur dans l’intelligence de
tous ceux qui s’écartent de la vérité de la sagesse et qui ont une raison
dépravée. Or, Denys attribue cet état aux démons. Il semble donc que l’erreur
soit possible pour l’intelligence des anges.
En sens contraire,
Aristote dit que la simple appréhension est
toujours vraie ; S. Augustin dit aussi que l’acte d’intellection ne porte que
sur le vrai. Or les anges ne connaissent que par mode d’appréhension et
d’intuition. Leur connaissance n’est donc pas sujette à l’égarement ou à
l’erreur.
Réponse :
La solution vraie de cette question dépend, d’une
certaine manière, de celle de l’article précédent. On a dit en effet que l’ange
ne connaît pas par composition et division, mais par intuition de l’essence. Or
l’intellect est toujours dans le vrai à l’égard de l’essence des choses, comme
le sens à l’égard de son objet propre, selon Aristote. Si, pour nous,
l’appréhension de l’essence comporte parfois méprise et erreur, c’est pour une
raison accidentelle, parce qu’il s’y mêle une certaine composition ; soit que
nous prenions la définition d’une chose pour celle d’une autre, soit que les
parties d’une définition soient incompatibles, comme si par exemple nous
prenions comme définition d’une chose : “ animal quadrupède volatile ”, car on
ne trouve aucun animal qui réponde à cette définition. Cette erreur n’arrive
que dans les choses composées, dont la définition intègre des éléments divers,
l’un étant matériel à l’égard de l’autre. Mais quand l’acte d’intellection
porte sur des essences simples, il ne peut pas y avoir erreur, selon les
Métaphysiques ; ou bien on ne les saisit pas du tout, et alors on n’en connaît
rien, ou bien on les connaît telles qu’elles sont.
De soi, il ne peut donc y avoir fausseté, erreur ou
méprise, dans l’intellect angélique. Mais cela se produit par accident, et
encore, d’une autre manière que chez nous. En effet, c’est par voie de
composition et de division que nous parvenons parfois à définir une essence,
comme lorsque nous cherchons une définition en usant de divisions et de
raisonnements. Cela ne se produit pas chez les anges : ils perçoivent dans
l’essence même d’une chose toutes les énonciations qui la concernent. Or, la
quiddité d’une chose peut bien être principe de connaissance à l’égard de tout
ce qui lui convient ou lui est contraire selon sa nature, mais non de ce qui
dépend d’un ordre surnaturel de la Providence divine. Par conséquent, lorsque
les bons anges dont la volonté est droite jugent, par l’essence d’une chose, de
ce qui convient naturellement à cette chose, ils ne le font qu’en réservant les
dispositions spéciales de la Providence. Il ne peut donc y avoir chez eux
aucune fausseté ou erreur. Mais chez les démons, la volonté perverse soustrait
l’intelligence à la sagesse divine ; aussi jugent-ils parfois les choses d’une
manière absolue, en ne tenant compte que des conditions naturelles. Dans cet
ordre naturel ils ne peuvent se tromper, mais pour ce qui relève de l’ordre
surnaturel, ils le peuvent ; cela arriverait, par exemple, si voyant un homme
mort, ils pensaient qu’ils ne ressuscitera pas, ou bien, voyant le Christ dans
sa nature humaine, ils pensaient qu’il n’est pas Dieu.
Solutions :
On peut résoudre par là les objections dans un sens
ou dans l’autre, car la perversité des démons c’est de n’être pas soumis à la
sagesse divine. Et l’ignorance chez les anges ne porte pas sur ce qu’ils
peuvent connaître naturellement mais sur les choses surnaturelles. Il est clair
également que l’appréhension de l’essence est toujours vraie ; elle n’est
fausse qu’accidentellement, lorsqu’elle est engagée indûment dans une
composition ou une division données.
Article 6 — La
connaissance de l’ange peut-elle être appelée “ connaissance du matin ” et “
connaissance du soir ” ?
Objections :
1. Le soir et le matin sont l’un et l’autre mêlés
de ténèbres. Or, rien n’est ténébreux dans l’intelligence angélique puisqu’il
n’y a en elle ni erreur ni fausseté. La connaissance angélique ne doit donc
être dite ni matutinale, ni vespérale.
2. Entre le soir et le matin, il y a la nuit ; et
entre le matin et le soir il y a le midi. Donc, s’il y a dans les anges une
connaissance matutinale et vespérale, il semble que, pour la même raison, il
doit y avoir une connaissance du jour et de la nuit.
3. La connaissance se diversifie d’après les objets
connus. Aussi Aristote dit-il ‘ que les sciences se divisent de la même manière
que les choses. Or, dit S. Augustin, les choses existent de trois manières,
selon qu’elles sont dans le Verbe, dans leur nature propre ou dans
l’intelligence angélique. Donc si, en raison de l’être des choses dans le Verbe
et dans leur nature propre, on distingue dans les anges une connaissance du
matin et une connaissance du soir, on doit aussi leur accorder une troisième
connaissance, en raison de l’être que les choses ont dans l’intelligence
angélique.
En sens contraire,
S. Augustin divise la connaissance angélique en
connaissance du matin et connaissance du soir.
Réponse :
C’est S. Augustin en effet qui a introduit cette
distinction de la connaissance angélique en connaissance du matin et en
connaissance du soir. Pour lui, les six jours pendant lesquels, d’après la
Genèse, Dieu a fait toutes choses, ne sont pas des jours ordinaires mesurés par
le mouvement du soleil, étant donné que le soleil n’a été créé que le quatrième
jour. Il voit dans ces six jours l’expression figurée de la connaissance
angélique s’appliquant aux six ordres des choses qui forment le monde. Et comme
dans un jour normal le matin est le commencement de la journée, et le soir en
est le terme, il appelle connaissance du matin celle de l’être primordial des
choses, connaissance qui porte sur les choses selon qu’elles sont dans le Verbe
; tandis qu’il appelle connaissance du soir la connaissance de l’être créé
comme existant dans sa nature propre. Car l’être des choses découle du Verbe
comme d’un principe primordial ; et cette émanation se termine à l’être que les
choses ont dans leur nature propre.
Solutions :
1. Le matin et le soir ne sont pas pris ici comme
impliquant un mélange de lumière et de ténèbres, mais en tant qu’ils sont
principe et terme. On peut aussi répondre que rien n’empêche, dit S. Augustin,
qu’une même chose soit appelée lumière par rapport à une chose, et ténèbres par
rapport à une autre. Ainsi, comparée à celle des impies, la vie des fidèles et
des justes est appelée lumière : “ Autrefois vous étiez ténèbres, mais
maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur ” (Ep 5, 8). Au contraire,
comparée à la vie de la gloire, cette même vie des fidèles est qualifiée de
ténébreuse : “ Vous avez la parole prophétique, à laquelle vous faites bien de
porter attention comme à une lampe qui brille dans un lieu obscur " (2 P
1, 19). De la même façon, la connaissance par laquelle l’ange connaît les
choses dans leur nature est lumineuse en comparaison de l’ignorance et de
l’erreur, mais obscure en comparaison de la vision du Verbe.
2. La connaissance du matin et la connaissance du
soir se rapportent l’une et l’autre au “ jour ”, c’est-à-dire aux anges
illuminés, distincts de ces ténèbres que sont les mauvais anges. Lorsque les
bons connaissent la créature, ils ne s’y attachent pas, ce qui serait
s’enfoncer dans les ténèbres de la nuit, ils rapportent cette connaissance à la
louange de Dieu, en qui ils connaissent toutes choses comme en leur principe.
C’est pourquoi, après le soir, on parle de matin et non de nuit : le matin est
la fin du jour précédent et le commencement du suivant, en ce sens que les
anges rapportent à la louange de Dieu la connaissance du jour précédent. Quant
à midi, il est compris dans le jour, comme le milieu entre deux extrêmes, à
moins qu’on n’en réserve le nom à la connaissance de Dieu lui-même, qui n’a ni
commencement ni fin.
3. Les anges sont eux aussi des créatures. L’être
des choses dans l’intelligence angélique est donc compris sous la connaissance
du soir, comme l’être qu’elles ont dans leur nature propre.
Article 7 — La
connaissance du matin et la connaissance du soir sont-elles identiques ou
diverses ?
Objections :
1. Il semble qu’elles ne fassent qu’un. Car il est
dit dans la Genèse (1, 5) : “ Il y eut un soir, il y eut un matin, c’est-à-dire
un jour.” Or, d’après S. Augustin, le jour désigne la connaissance angélique.
La connaissance du matin et la connaissance du soir forment donc une seule et
même connaissance.
2. Une seule et même puissance ne peut avoir deux opérations.
Or, la connaissance matutinale des anges est toujours en acte, puisqu’ils
voient toujours Dieu et les choses qui sont en lui, selon cette parole en S.
Matthieu (18, 10) : “ Leurs anges voient toujours la face de mon Père. ” Donc,
si la connaissance du soir était différente de la connaissance du matin, les
anges ne pourraient jamais être en acte dans la connaissance du soir.
3. Nous lisons chez S. Paul (1 Co 13, 10) : “ Quand
sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel sera aboli. ” Si la connaissance
du soir était autre que la connaissance du matin, elle serait envers elle comme
l’imparfait pour le parfait. Elle ne peut donc exister simultanément avec elle.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Il y a une grande différence
entre la connaissance d’une chose dans le Verbe et la connaissance de cette
même chose dans sa nature ; aussi est-ce avec raison que l’une appartient au
jour, l’autre au soir. ”
Réponse :
Comme nous venons de le dire, on appelle
connaissance du soir la connaissance par laquelle les anges connaissent les
choses “ dans leur nature propre ”. Ce qui ne veut pas dire qu’ils tirent leur
connaissance de la nature propre des choses, comme si la proposition “ dans ”
indiquait un rapport de principe, puisque les anges ne tirent pas des choses
leurs connaissances. L’expression doit s’entendre de l’objet connu en tant
qu’il tombe sous la connaissance, c’est-à-dire que la connaissance du soir
désigne la connaissance par laquelle les anges atteignent l’être que les choses
ont dans leur nature propre. Mais ils peuvent le connaître par deux médiums :
par des espèces innées, et par les raisons des choses qui sont dans le Verbe.
Car, en voyant le Verbe, ils ne connaissent pas seulement l’être que les choses
ont dans le Verbe, mais aussi l’être qu’elles ont dans leur nature propre, de
même que Dieu, par là même qu’il le voit, connaît l’être que les choses ont
dans leur nature propre. Par conséquent, si l’on appelle connaissance du soir
la connaissance par laquelle les anges perçoivent dans la vision du Verbe
l’être qu’elles ont dans leur nature propre, la connaissance du soir et la
connaissance du matin sont identiques essentiellement, elles ne diffèrent que
selon les objets connus. Mais si, par connaissance du soir on entend la
connaissance dans laquelle les anges perçoivent, par des espèces innées, I’être
que les choses ont dans leur nature propre, la connaissance du soir et la
connaissance du matin sont distinctes. Et c’est sans doute ainsi que S.
Augustin l’entendait quand il disait que l’une est imparfaite par rapport à
l’autre.
Solutions :
1 Le nombre des six jours s’entend, d’après S.
Augustin, des six genres de choses qui sont connus par les anges ; de même
l’unité du jour se prend pour l’unité de l’objet connu, qui peut être connu de
différentes manières.
2. La même puissance peut produire simultanément
deux opérations, si l’une se réfère à l’autre ; ainsi la volonté veut en même
temps la fin et le moyen qui lui est ordonné ; et l’intelligence, quand elle a
acquis la science, connaît en même temps les principes et les conclusions qui
en découlent. Or, dit S. Augustin, chez les anges la connaissance du soir se
réfère à la connaissance du matin. Elles peuvent donc exister simultanément
dans l’ange.
3. Le parfait n’abolit l’imparfait que s’il s’oppose
à lui ; ainsi la foi, qui a pour objet ce qui ne se voit pas, disparaîtra quand
viendra la vision. Mais l’imperfection de la connaissance du soir ne s’oppose
pas à la connaissance du matin. Connaître une chose en elle-même et la
connaître dans sa cause ne s’opposent pas. Pas plus qu’il n’y a de
contradiction à ce qu’une même chose soit connue par deux médiums : l’un
parfait, l’autre imparfait ; ainsi nous pouvons arriver à une même conclusion
par l’expérience ou par le raisonnement. De même l’ange peut-il connaître une
même chose soit par le Verbe incréé, soit par le raisonnement.
Au sujet de la volonté chez les anges, nous
étudierons d’abord la volonté en elle-même, (Q. 59) puis son mouvement qui est
l’amour ou dilection (Q. 60).
QUESTION 59 — LA VOLONTÉ DES ANGES
1. Y a-t-il une volonté chez les anges ? 2. La
volonté de l’ange est-elle identique à sa nature, ou aussi à son intelligence ?
3. Les anges ont-ils le libre arbitre ? 4. L’irascible et le concupiscible
existent-ils chez eux ?
Article 1 — Y
a-t-il une volonté chez les anges ?
Objections :
1. Au dire du Philosophe, “ la volonté est dans la
raison ”. Or il n’y a pas de raison chez les anges, mais quelque chose qui lui
est supérieur. Il y a donc, chez les anges, non pas une volonté, mais une
faculté supérieure à la volonté.
2. La volonté relève de l’appétit, selon Aristote,
et l’appétit suppose une imperfection puisqu’il a pour objet ce que l’on ne
possède pas. Or les anges, surtout les anges bienheureux, n’ont pas
d’imperfection. Il semble donc qu’il n’y a pas en eux de volonté.
3. Selon Aristote encore, la volonté est un moteur
mu ; en effet elle est mue par l’objet désirable quand celui-ci tombe sous
l’appréhension de l’intelligence. Mais les anges sont immobiles parce
qu’incorporels.
En sens contraire,
S. Augustin enseigne que l’image de la Trinité se
trouve dans l’esprit, en tant qu’il y a en lui mémoire, intelligence et
volonté. Cette image de Dieu n’existe pas seulement dans l’esprit humain, mais
aussi dans l’esprit angélique, car celui-ci est capable de Dieu. Il y a donc
une volonté dans l’ange.
Réponse :
Il est nécessaire d’admettre que les anges ont une
volonté. Toutes les créatures, en effet, procèdent de la volonté divine et sont
inclinées au bien par l’appétit, chacune à sa manière et diversement. Certaines
sont inclinées au bien uniquement par la disposition de leur nature, sans qu’il
y ait connaissance de leur part ; tels les plantes et les corps inanimés. On
nomme cette inclination “ appétit naturel ”. D’autres sont portées au bien avec
une certaine connaissance, non qu’elles saisissent la raison même de bien, mais
elles connaissent seulement un bien déterminé en sa particularité : ainsi le
sens qui connaît le doux, le blanc, etc. L’inclinaison qui naît de cette
connaissance s’appelle “ appétit sensible ”. D’autres créatures enfin sont
inclinées au bien avec une connaissance qui leur fait appréhender la raison
même de bien, ce qui est le propre de l’intelligence. De tels êtres sont portés
vers le bien de la façon la plus parfaite, car ils ne sont pas seulement
poussés vers lui en quelque sorte par un autre, comme il arrive pour les êtres
dénués de connaissance ; ils ne sont pas seulement inclinés à un bien en sa
particularité, comme les êtres doués de connaissance sensible ; mais ils sont
inclinés vers le bien universel lui-même. Et cette inclination a nom “ volonté
”. C’est pourquoi, puisque les anges appréhendent par leur intelligence la
raison universelle de bien, il est manifeste qu’il y a en eux une volonté.
Solutions :
1. Ce n’est pas de la même manière que la raison
est supérieure au sens, et l’intelligence à la raison. La raison transcende le
sens en raison de la diversité des objets connus ; car le sens a pour objet le
particulier, et la raison l’universel. De là vient la nécessité d’un double
appétit ; l’un tend au bien universel et est requis par la raison ; l’autre se
porte vers le bien particulier et est exigé par le sens. Mais l’intelligence et
la raison diffèrent seulement par leur mode de connaissance ; l’intelligence connaît
par simple intuition ; la raison connaît par raisonnement. Ce qui n’empêche pas
la raison de parvenir à connaître, par le raisonnement, ce que l’intelligence
connaît par intuition, à savoir l’universel. C’est donc le même objet qui est
proposé à la faculté appétitive, soit par la raison, soit par l’intelligence.
Il s’ensuit que les anges, qui sont des créatures uniquement intellectuelles,
n’ont pas un appétit supérieur à la volonté.
2. Bien que le mot “ appétit ” vienne
étymologiquement du mot appetere, qui signifie désirer ce que l’on n’a pas,
cependant la faculté appétitive s’étend à bien d’autres objets. Ainsi le mot
lapis, pierre vient de laesio pedis, blessure du pied, et a un sens beaucoup
plus étendu. De même, le mot irascibile prend son origine dans ira, colère ;
mais la puissance irascible comporte aussi bien l’espérance, l’audace et
beaucoup d’autre passions que la colère.
3. La volonté est appelée moteur mû au sens où le
mouvement peut s’appliquer à l’acte du vouloir et de l’intellection. En ce
sens, on peut parler de mouvement dans l’ange, car, dit Aristote, un tel
mouvement n’est autre que l’acte de l’être parfait.
Article 2 — La
volonté de l’ange est-elle identique à sa nature ou à son intelligence
Objections :
1. Il semble que chez les anges la volonté ne
diffère pas de l’intelligence et de la nature. En effet, l’ange est un être
plus simple que le corps naturel. Mais ce dernier est incliné par sa forme même
vers sa fin qui est son bien. A plus forte raison, semble-t-il, en sera-t-il ainsi
de l’ange. Or la forme de l’ange ne peut être que la nature en laquelle il
subsiste, ou l’espèce qui se trouve dans son intelligence. C’est donc par l’une
ou par l’autre que l’ange sera incliné au bien. Et puisque cette ordination au
bien relève de sa volonté, celle-ci ne peut être autre chose que la nature ou
l’intelligence.
2. L’objet de l’intelligence, c’est le vrai ; et
celui de la volonté, c’est le bien. Mais le vrai et le bien ne diffèrent pas
réellement ; il n’y a entre eux qu’une distinction de raison. La volonté et
l’intelligence ne diffèrent donc pas réellement.
3. La distinction de l’objet commun et de l’objet
propre ne diversifie pas les puissances, car la même puissance de la vue a pour
objet la couleur et la blancheur. Mais le bien et le vrai ont entre eux le même
rapport que l’objet commun et l’objet propre, car le vrai est un bien
particulier puisqu’il est celui de l’intelligence. La volonté, dont l’objet est
le bien, ne diffère donc pas de l’intelligence, dont l’objet est le vrai.
En sens contraire,
la volonté chez les anges ne se porte que vers le
bien. L’intelligence est relative au bien et au mal, car les anges connaissent
l’un et l’autre. La volonté de l’ange est donc autre que son intelligence.
Réponse :
La volonté, chez les anges, est une faculté ou
puissance qui ne s’identifie ni avec leur nature, ni avec leur intelligence.
Avec leur nature d’abord, car la nature ou l’essence d’une chose lui est
intrinsèque ; et tout ce qui lui est extrinsèque ne saurait s’identifier à
l’essence. Nous voyons bien en effet que, dans les corps naturels, ce qui tend
à l’être n’est pas quelque chose de surajouté à l’essence, c’est soit la
matière, qui désire l’être avant de le posséder ; soit la forme, qui maintient
la chose dans l’être, une fois que cette chose est constituée. Mais
l’inclination vers ce qui est extrinsèque suppose toujours quelque chose de
surajouté à l’essence ; ainsi la tendance au lieu propre se fait par le moyen
de la gravité ou de la légèreté, qualités extrinsèques à l’essence ; l’inclination
à produire un être semblable à soi se réalise par le moyen des qualités
actives. Or la volonté a une inclination naturelle au bien. Il n’y aura donc
identité entre essence et volonté que dans le cas où la totalité du bien sera
contenue dans l’essence du sujet voulant. C’est le cas de Dieu, qui ne veut
rien en dehors de lui qu’en raison de sa bonté. Mais on ne peut en dire autant
d’aucune créature, car le bien infini est en dehors de l’essence de tout être
créé. C’est pourquoi la volonté de l’ange, pas plus que celle d’une autre
créature, ne peut s’identifier à son essence.
De même, qu’il s’agisse de l’ange ou de l’homme, il
ne peut y avoir identification entre intelligence et volonté. La connaissance,
en effet, suppose que le connu est dans le connaissant ; elle implique donc,
pour l’intelligence, que ce qui lui est extrinsèque par son essence se trouve
apte de quelque manière à exister en elle. La volonté au contraire se porte
vers ce qui est en dehors d’elle par une certaine inclination qui la fait tendre
vers la réalité extérieure. Il faut donc bien que, dans toute créature,
l’intelligence soit autre que la volonté. En Dieu, il n’en est pas ainsi, car
Dieu possède en lui-même l’être universel et le bien universel, et il en
résulte que sa volonté, aussi bien que son intelligence, est identique à son
essence.
Solutions :
1. Le corps naturel, par sa forme substantielle,
incline vers son être propre. Mais, pour tendre vers une réalité extérieure, il
lui faut quelque chose de surajouté, ainsi que nous venons de le dire.
2. Les puissances se diversifient d’après la
distinction, non pas matérielle, mais formelle, de leurs objets. C’est pourquoi
la distinction entre la raison formelle du bien et la raison formelle du vrai
suffit à établir celle de l’intelligence et de la volonté.
3. Le bien et le vrai sont convertibles dans la
réalité, et c’est pourquoi le bien peut être appréhendé par l’intelligence sous
la raison de vrai, et le vrai sous la raison de bien par la volonté. Cela
suffit à distinguer les deux puissances.
Article 3 — Les
anges ont-ils le libre arbitre ?
Objections :
1. L’acte du libre arbitre consiste dans le choix
ou élection. Mais il ne peut y avoir d’élection dans les anges ; celle-ci en
effet est un appétit qui se porte sur ce qui a été délibéré au préalable, et la
délibération est une recherche, selon Aristote : or si les anges connaissent
c’est sans avoir à chercher, puisque c’est du raisonnement que relève la
recherche. Il n’y a donc pas de libre arbitre chez l’ange.
2. Le libre arbitre suppose la possibilité d’une
alternative. Mais il n’y a pas d’alternative dans la connaissance angélique ;
car l’ange ne peut se tromper dans le domaine des réalités naturelles. comme on
l’a dit. Son affectivité elle-même ne peut donc être libre dans son choix.
3. Ce qui est naturel chez les anges leur convient
à des degrés différents puisque la nature intellectuelle (qui leur est commune
à tous) est plus parfaite chez les anges supérieurs que chez les anges
inférieurs. Or le libre arbitre ne comporte pas de degrés : il n’y a donc pas
de libre arbitre chez les anges.
En sens contraire,
la liberté du choix appartient à la dignité
humaine. Or, la dignité de l’ange est plus élevée que celle de l’homme. A plus
forte raison, la liberté du choix doit-elle se trouver chez l’ange.
Réponse :
Il y a des êtres qui n’agissent pas par choix, mais
qui sont comme agis et mus par d’autres, telle la flèche lancée vers un but par
l’archer. D’autres êtres agissent par un certain choix, mais qui n’est pas
libre, tels les animaux sans raison ; ainsi la brebis fuit le loup parce que,
d’une certaine manière, elle juge et estime que le loup lui est nuisible ; mais
ce jugement, chez elle, n’est pas libre il lui est inné par nature. Seul, celui
qui possède une intelligence peut agir par un jugement libre, car il connaît la
raison universelle de bien, et, à partir de là, il peut juger si ceci ou cela
est bon. C’est pourquoi, en tout être où il y a intelligence, il y a aussi
libre arbitre. Le libre arbitre se trouve donc chez l’ange, et d’une manière
plus excellente que chez l’homme, comme il en est pour l’intelligence.
Solutions :
1. Aristote, dans le passage auquel on se réfère
ici, parle uniquement de l’élection humaine. Or nous savons que l’appréciation
de l’homme, dans les choses spéculatives, diffère de celle de l’ange ; la
première suppose la recherche ; la seconde s’en passe. Il en est de même dans
le domaine de l’action. Certes, dans les anges, il y a choix ou élection ; mais
l’ange n’a pas besoin de la recherche délibérative du conseil ; la saisie
immédiate de la vérité lui suffit.
2. Nous l’avons dit, la connaissance suppose que le
connu est dans le connaissant ; et c’est être imparfait pour une chose de ne
pas posséder ce qu’elle est apte, par nature, à posséder. L’ange ne serait donc
pas parfait en nature si son intelligence n’était pas en possession de toutes
les vérités qu’il peut naturellement connaître. Mais, par l’acte de la
puissance appétitive, l’affectivité se trouve inclinée vers la réalité
extérieure. Or, la perfection d’un être ne dépend pas de toutes les réalités
vers lesquelles il est incliné, mais seulement des réalités supérieures qui
peuvent le parfaire. Ce n’est donc pas être imparfait pour l’ange que de ne pas
avoir une volonté déterminée vers les réalités qui lui sont inférieures ; c’en
serait une au contraire que d’être indéterminé à l’égard de ce qui est
au-dessus de lui.
3. Le libre arbitre, comme le jugement, est plus
noble chez l’ange que chez l’homme. Cependant, il reste vrai que la liberté
elle-même, en tant qu’elle est une absence de cœrcition, ne comporte pas de
plus ou de moins. Il en est ainsi de toute privation ou de toute négation ;
elles ne comportent pas en elles-mêmes de degrés, mais seulement par rapport à
leur cause, ou en tant qu’une affirmation s’y trouve jointe.
Article 4 —
L’irascible et le concupiscible existent-ils chez les anges ?
Objections :
1. Denys parle de “ la fureur insensée des démons
et de leur folle concupiscence ”. Mais les démons sont de même nature que les
anges, puisque le péché n’a pas changé leur nature. L’irascible et le
concupiscible existent donc chez les anges.
2. L’amour et la joie appartiennent au
concupiscible ; la colère, l’espérance et la crainte relèvent de l’irascible.
Or, l’Écriture attribue ces passions aux anges.
3. Certaines vertus, comme la charité et la
tempérance, semblent appartenir au concupiscible ; d’autres, comme l’espérance
et la force, à l’irascible. Mais ces vertus se trouvent chez les anges. Il y a
donc en eux le concupiscible et l’irascible.
En sens contraire,
comme l’affirme Aristote, l’irascible et le
concupiscible appartiennent à la partie sensible de l’âme. Or il n’y a pas de
sensibilité chez les anges.
Réponse :
Ce n’est pas l’appétit intellectuel, mais seulement
l’appétit sensible, qui se divise en irascible et concupiscible. La raison en
est que les puissances se distinguent non par leurs objets matériels mais
d’après leur objet formel. Si une faculté a pour objet une formalité commune à
plusieurs objets matériellement distincts, il n’y a pas lieu de distinguer
plusieurs facultés selon la pluralité des objets compris dans cette formalité
qui leur est commune Ainsi l’objet propre de la vue, c’est la couleur comme
telle ; on ne distingue donc pas plusieurs puissances de voir selon que l’objet
de la vision sera le blanc ou le noir. Mais si l’objet propre d’une faculté
était le blanc comme tel, il faudrait distinguer cette puissance de celle qui a
le noir pour objet.
Or, d’après tout ce que nous avons dit, il est
manifeste que l’objet de l’appétit intellectuel ou volonté, est le bien sous la
raison commune de bien. On ne divisera donc pas l’appétit intellectuel d’après
les biens particuliers qu’il convoite. Mais il en sera tout autrement pour
l’appétit sensible qui, précisément, a pour objet un bien particulier. Dans les
anges, il n’y a que l’appétit intellectuel, on ne le distinguera donc pas en
irascible et concupiscible, mais on le laissera indivisible, et on lui donnera
le nom de volonté.
Solutions :
1. La fureur et la concupiscence sont attribuées aux
démons par métaphore. C’est ainsi que l’on parle parfois de la colère de Dieu à
cause de l’effet produit qui ressemble à celui de la colère.
2. L’amour et la joie, considérés comme des
passions, appartiennent au concupiscible ; mais, quand ils désignent simplement
un acte de la volonté, ils relèvent de la partie intellectuelle ; ainsi aimer,
c’est vouloir du bien à quelqu’un, et la joie, c’est le repos de la volonté
dans le bien possédé. Quand il s’agit de l’ange, il n’est jamais question de
lui attribuer l’amour et la joie comme des passions, dit S. Augustin.
3. La charité, comme vertu, n’est pas dans le
concupiscible, mais dans la volonté. Car l’objet, du concupiscible, c’est le
bien agréable aux sens ; tel n’est pas le bien divin qui est l’objet de la
charité. Pour la même raison, l’espérance n’est pas dans l’irascible, car
l’objet de l’irascible, c’est le bien difficile à obtenir dans l’ordre sensible
; et la vertu d’espérance a pour objet le bien considéré comme difficile à
acquérir mais qui est le bien divin. Quant à la tempérance, envisagée comme
vertu humaine, elle gouverne le désir des délectations sensibles, lesquelles
appartiennent au concupiscible. De même la force régit les audaces et les
craintes qui se trouvent dans l’irascible. C’est pourquoi la tempérance, vertu
humaine, réside dans le concupiscible, et la force dans l’irascible. En ce
sens, elles n’existent pas chez l’ange qui ne connaît pas les passions de
désir, de crainte et d’audace, et qui n’a pas à les régler par la tempérance et
la force. Mais on peut parler de tempérance chez les anges sous le rapport où
ils mesurent et règlent leur volonté d’après la volonté divine ; et l’on peut
parler de force à leur propos, quand ils exécutent fermement les volontés de
Dieu. Tout cela se fait par le moyen de la volonté, et non par l’irascible et
le concupiscible.
QUESTION 60 — L’AMOUR OU DILECTION CHEZ LES ANGES
Il faut maintenant considérer l’acte de la volonté,
qui est l’amour ou dilection, car tout acte de la puissance appétitive dérive
de l’amour ou dilection.
1. Y a-t-il chez l’ange une dilection naturelle ?
2. Y a-t-il chez lui un amour électif ? 3. S’aime-t-il lui-même d’un amour
naturel ou d’un amour de choix ? 4. Aime-t-il naturellement un autre ange comme
lui-même ? 5. Par un amour naturel, aime-t-il Dieu plus que lui-même ?
Article 1 — Y
a-t-il chez l’ange une dilection naturelle ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car, d’après Denys , l’amour
naturel s’oppose à l’amour intellectuel. Or l’amour de l’ange ne peut être
qu’intellectuel.
2. Les êtres qui aiment d’amour naturel sont agis
bien plus qu’ils n’agissent, car aucun être n’a la maîtrise de sa nature. Mais
les anges ne sont pas agis, ils agissent puisqu’ils ont le libre arbitre, comme
on l’a montré. Ils n’ont donc pas d’amour naturel.
3. Toute dilection est droite ou déviée. Mais la
première relève de la charité, la seconde de l’iniquité. Or, ni l’une ni
l’autre ne relève de la nature, puisque la charité est au-dessus d’elle et
l’iniquité contre elle.
En sens contraire,
l’amour découle de la connaissance car rien n’est
aimé sans être connu, dit S. Augustin. Or les anges ont une connaissance
naturelle ; il doit donc y avoir aussi chez eux une dilection naturelle.
Réponse :
Il est nécessaire d’attribuer aux anges une
dilection naturelle. En effet, ce qui est primordial (et général) dans une
perfection se retrouve toujours en ses formes ultérieures (plus élaborées et
plus particulières). Or, la nature est première par rapport à l’intelligence,
puisque la nature d’une chose, c’est son essence. Ce qui appartient à la nature
doit donc toujours demeurer, même chez les êtres intelligents. D’autre part,
toutes les natures ont en commun de posséder une certaine inclination qui n’est
autre que l’appétit naturel ou amour. Cette inclination se retrouve sous divers
modes selon la diversité des natures. Dans la nature intellectuelle il y a une
inclination naturelle volontaire ; dans la nature sensible une inclination
sensible ; dans les natures matérielles une inclination correspondant à leur
ordre naturel vers autre chose qu’elles-mêmes. Puisque l’ange est de nature
intellectuelle, il y aura donc nécessairement dans sa volonté une dilection
naturelle.
Solutions :
1. L’amour intellectuel s’oppose seulement à un
amour naturel qui serait uniquement naturel, c’est-à-dire appartenant à une
nature qui n’ajoute pas à la notion de nature la perfection de la connaissance
sensible ou intellectuelle .
2. Tous les êtres de l’univers sont agis de quelque
manière, sauf évidemment le premier agent qui ne l’est d’aucune façon, et en
qui nature et volonté sont identiques. Rien n’empêche par conséquent que l’ange
soit agi, en ce sens que son inclination naturelle lui est donnée par l’Auteur
même de sa nature Mais l’ange n’est pas agi de telle manière qu’il n’agisse pas,
puisqu’il possède une volonté libre.
3. De même que toute connaissance naturelle est
vraie, de même toute dilection naturelle est droite, car l’amour naturel est
une inclination de nature qui vient de l’Auteur de chaque nature. Et ce serait
l’offenser de prétendre qu’une inclination naturelle n’est pas droite.
Cependant la rectitude de la dilection naturelle et celle de la charité et de
la vertu sont différentes, car cette dernière vient perfectionner la première.
Ainsi peut-on dire également que la vérité de la connaissance naturelle et la
vérité de la connaissance infuse ou acquise sont différentes.
Article 2 — Y
a-t-il chez l’ange un amour électif ?
Objections :
1. Il apparaît que non, car l’amour électif semble
être un amour raisonné, puisque l’élection suppose la réflexion et le conseil,
c’est-à-dire une certaine recherche, dit Aristote. Mais l’amour raisonné
s’oppose à l’amour intuitif qui est propre aux anges, selon Denys. Il n’y a
donc pas chez les anges d’amour électif.
2. Chez les anges, en dehors de la connaissance
infuse, il n’y a que la connaissance naturelle ; car l’ange ne part pas de
principes pour en venir aux conclusions. Il se trouve donc, à l’égard de tout
ce qu’il peut connaître naturellement, dans la même situation que notre
intelligence à l’égard des premiers principes qu’elle saisit naturellement.
Mais l’amour découle de la connaissance, on l’a déjà dit. En dehors de l’amour
gratuit, il n’y a donc pas chez l’ange un amour autre que naturel.
En sens contraire,
nous ne méritons ni ne déméritons dans le domaine
purement naturel. Or les anges, par leur amour, peuvent mériter ou démériter.
Il y a donc en eux un amour de choix.
Réponse :
Il y a chez les anges un amour naturel et un amour
électif ; et l’amour naturel, chez eux, est principe de l’autre. Tout ce qui
est premier, en effet, a raison de principe, et, puisque la nature est première
en tout être, il faut bien que le naturel soit en lui principe du reste.
On peut aisément le constater chez l’homme, quant à
son intelligence et quant à sa volonté. L’intelligence, en effet, connaît
naturellement les principes et, de là, l’homme parvient à la science des
conclusions, lesquelles ne lui sont pas connues naturellement, par la recherche
ou par l’enseignement. Pareillement, la fin joue pour la volonté le même rôle
que le principe pour l’intelligence, selon Aristote. C’est pourquoi la volonté
tend naturellement vers sa fin ultime, car tout homme veut naturellement la
béatitude. De cette volonté naturelle dérivent tous les autres vouloirs ; car tout
ce que veut l’homme, il le veut pour la fin L’amour du bien que l’homme
poursuit naturellement comme fin, est un amour naturel. L’amour qui en
provient, et qui se porte vers un bien en vue de la fin, est un amour électif.
Il y a cependant une différence entre
l’intelligence et la volonté. La connaissance intellectuelle, en effet,
requiert que la chose connue soit dans le connaissant. Or, c’est à cause de
l’imperfection de son intelligence que l’homme ne connaît pas naturellement dès
le principe tous les intelligibles, mais quelquesuns seulement, à partir
desquels il se porte vers les autres pour les saisir. L’acte de la puissance
appétitive au contraire met en rapport celui qui désire avec la réalité même.
Or, il y a des réalités qui sont bonnes en elles-mêmes et donc désirables comme
telles ; et il y a aussi des réalités dont la raison de bonté tient à leur
rapport avec autre chose, et qui sont désirables à cause de cette autre chose.
Ce n’est donc pas du fait de son imperfection que le sujet désirant veut ceci
naturellement comme sa fin, et cela électivement, en l’ordonnant à sa fin.
Donc, puisque la nature de l’ange est parfaite, on ne trouve en lui que la
connaissance naturelle, non la connaissance rationnelle. Mais on trouve en lui
et l’amour naturel et l’amour électif.
Tout cela fait évidemment abstraction de l’ordre
surnaturel, pour lequel la nature est un principe insuffisant. Il en sera parlé
plus loin
Solutions :
1. Tout amour électif n’est pas nécessairement un
amour rationnel, au sens où l’on oppose amour rationnel et amour intellectuel.
L’amour rationnel est ainsi appelé parce qu’il suit la connaissance qui procède
par raisonnement. Mais nous avons vu, en parlant du libre arbitre, que le choix
ne suppose pas nécessairement le discours rationnel, sauf dans le cas
del’homme.
2. La réponse vient d’être donnée.
Article
3 — L’ange s’aime-t-il lui-même d’un amour naturel ou d’un amour électif ?
Objections :
1. L’amour naturel a pour objet la fin ; l’amour
électif, les moyens. Or, une même réalité ne peut être à la fois fin et moyen
sous le même rapport, donc être en même temps objet d’amour naturel et d’amour
électif.
2. L’amour produit l’union, selon Denys. Mais on ne
peut unir que des choses différentes. L’ange ne peut donc s’aimer lui-même.
3. L’amour est de quelque manière un mouvement qui,
comme tout mouvement, tend vers autre chose que soi. L’ange ne peut donc
s’aimer lui-même ni d’amour naturel ni d’amour électif.
En sens contraire,
selon Aristote, l’amour de l’autre vient de l’amour
que l’on a pour soi-même.
Réponse :
L’amour a pour objet le bien, et le bien peut être
substantiel ou accidentel, comme le montre l’Éthique. Il y a donc un double
amour possible : l’un qui a pour objet le bien subsistant, l’autre qui
s’adresse au bien accidentel. Quand on aime un être à titre de bien subsistant,
on lui veut du bien ; quand on aime une réalité à titre de bien accidentel, on
la désire pour un autre : ainsi on aime la science, non en vue de lui faire du
bien, mais pour la posséder. Certains ont nommé cette sorte d’amour :
convoitise ; et la première : amitié.
Il est évident, chez les êtres dénués de
connaissance, que chacun désire acquérir ce qui lui est bon ; ainsi le feu tend
à s’élever. Il en est de même chez l’ange et chez l’homme, qui naturellement désirent
leur bien et leur perfection. Cela, c’est s’aimer soi-même. L’ange, comme
l’homme s’aime donc lui-même naturellement quand il désire un bien d’un désir
naturel. Mais quand il désire un bien par choix, il s’aime lui-même d’un amour
électif.
Solutions :
1. L’ange et l’homme ne s’aiment pas à la fois
naturellement et électivement à propos d’un même objet, mais à propos de
réalités diverses, on vient de le dire.
2. L’unité est plus parfaite que l’union, et ainsi
il y a plus d’unité dans l’amour que l’on se porte à soi-même que dans l’amour
qu’on porte aux différents êtres qui nous sont unis. Quand on dit, avec Denys,
que l’amour est cause d’union, c’est pour montrer que l’amour de l’autre
découle de l’amour de soi, comme l’union dérive de l’unité.
3. L’amour, comme le mouvement qu’il représente,
peut demeurer chez l’aimant ; il ne tend pas nécessairement vers quelque chose
d’autre ; mais, de même que la connaissance peut se réfléchir sur le
connaissant et le prendre comme objet, ainsi l’amour peut se réfléchir sur
l’aimant et le faire s’aimer soi-même.
Article 4 —
L’ange aime-t-il naturellement un autre ange comme lui-même ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car l’amour suit la
connaissance. Mais l’ange ne connaît pas un autre ange comme lui-même ; car il
se connaît par son essence et il ne connaît les autres anges que par
similitude, on l’a déjà vu. Il ne peut donc pas les aimer comme lui-même.
2. La cause est plus parfaite que son effet, et le
principe est plus parfait que son dérivé. Or, l’amour de l’autre dérive de
l’amour de soi, selon Aristote m. L’ange n’aime donc pas les autres comme
lui-même, mais il s’aime davantage.
3. L’amour naturel a pour objet la fin, et il ne
peut disparaître. Mais un ange n’est pas la fin d’un autre et en outre cet
amour peut disparaître, comme on le voit chez les démons, qui n’aiment pas les
bons anges. Donc un ange n’en aime pas un autre d’un amour naturel comme il
s’aime lui-même.
En sens contraire,
ce qui se trouve dans tous les êtres, même
irrationnels, ne peut que leur être naturel. Or, il est dit dans
l’Ecclésiastique (13, 15) que “ tout être vivant aime son semblable ”. L’ange
aime donc naturellement les autres anges comme lui-même.
Réponse :
On l’a dit, l’ange et l’homme s’aiment eux-mêmes
naturellement. Or, celui qui ne fait qu’un avec nous, on le considère comme un
autre soi-même ; c’est pourquoi tout être aime ce qui ne fait qu’un avec lui.
S’il s’agit d’une union naturelle, il l’aime d’un amour naturel ; s’il s’agit
d’une union qui n’est pas naturelle, il l’aime autrement. Ainsi l’homme aime
son concitoyen d’un amour qui fait appel aux vertus civiques, mais il aime son
parent d’un amour naturel basé sur l’unité créée par la consanguinité.
Or, il est manifeste que l’unité fondée sur la
communauté de genre ou d’espèce est une unité de nature. Toute chose, parce
qu’elle aime son espèce, aimera donc ce qui ne fait qu’un spécifiquement avec
elle. Et c’est ce qui se voit même chez les êtres matériels ; car le feu a une
inclination naturelle à communiquer à un autre sa forme qui est son bien, tout
comme il est incliné naturellement vers son bien qui est de s’élever.
Dès lors, on doit reconnaître que l’ange aime
naturellement un autre ange sous le rapport où celui-ci lui ressemble en
nature. Mais sous d’autres points de vue, ou en raison des différences
existantes, il ne l’aime pas d’un amour naturel.
Solutions :
1. L’expression “ comme soi-même ” peut déterminer
la connaissance ou l’amour du point de vue de l’objet connu ou aimé. Ainsi, on
connaît un autre comme soi-même quand on saisit que cet autre existe, de même
que l’on se reconnaît soi-même comme existant. Mais l’expression “ comme
soi-même ” peut déterminer la connaissance ou l’amour du point de vue du sujet
qui connaît ou qui aime. En ce sens, il ne connaît pas un autre comme il se
connaît lui-même, par la présence à soi-même de sa propre essence : car s’il
connaît l’autre ce n’est pas par son essence à lui. De même il n’aime pas
l’autre comme il s’aime lui-même, par sa propre volonté, car il n’aime pas
l’autre par sa volonté à lui.
2. Le mot “ comme ” ne désigne pas une égalité,
mais une similitude. L’amour naturel étant fondé sur une unité naturelle, ce
qui est moins un avec l’aimant est naturellement moins aimé. On aimera donc
naturellement davantage celui qui est un numériquement avec soi, et on aimera
moins celui qui n’est un avec soi que spécifiquement ou génériquement. Mais il
est naturel que l’on ait pour l’autre un amour semblable à celui qu’on a pour
soi-même, en ce que s’aimer, c’est vouloir son propre bien, et de même aimer
l’autre, c’est vouloir son bien à lui.
3. L’amour naturel a pour objet la fin, non pas
comme un sujet auquel on veut du bien, mais comme une réalité bonne que l’on
veut pour soi, et, par voie de conséquence, que l’on veut pour les autres parce
qu’ils ne font qu’un avec nous. Un tel amour naturel ne disparaît jamais, même
chez les mauvais anges, car ils continuent à aimer les autres anges sous le
rapport où ils leur ressemblent en nature. Mais il les haïssent en raison des
divergences créées par leur justice ou leur injustice respectives.
Article 5 —
L’ange, par amour naturel aime-t-il Dieu plus que lui-même ?
Objections :
1. Nous l’avons dit, l’amour naturel est fondé sur
une raison naturelle. Mais la plus grande distance existe entre la nature
angélique et la nature divine. Il semble donc que l’ange aime Dieu moins que
lui-même ou même qu’un autre ange.
2. Ce qui fait qu’une chose est telle l’est
lui-même encore davantage. Or, c’est à cause de soi-même que quelqu’un aime
naturellement un autre : ce que chacun aime, en effet, c’est comme son bien
qu’il l’aime. L’ange n’aime donc pas Dieu naturellement plus que lui-même.
3. Toute nature fait retour sur elle-même, car il
est de fait qu’un agent tend par son action à la conservation de lui-même. Or
la nature ne ferait pas ainsi retour sur soi si elle tendait davantage vers un
autre que vers elle-même. L’ange n’aime donc pas naturellement Dieu plus que
lui-même.
4. C’est le propre de la charité de nous faire
aimer Dieu plus que nousmême. Mais la dilection de la charité n’est pas
naturelle à l’ange, car “ elle est diffusée dans leurs cœurs par le
Saint-Esprit qui leur a été donné ”, selon S. Augustin.
5. L’amour naturel demeure toujours tant que
demeure la nature. Mais le fait d’aimer Dieu plus que soi disparaît chez
l’homme et chez l’ange lorsqu’ils pèchent. S. Augustin parle de deux cités
fondées sur deux amours : l’une, la cité terrestre, fondée sur l’amour de soi
jusqu’au mépris de Dieu ; l’autre, la cité céleste fondée sur l’amour de Dieu
jusqu’au mépris de soi. Aimer Dieu plus que soi-même ne relève donc pas de la
nature.
En sens contraire,
tous les principes moraux de la loi appartiennent à
la loi naturelle. Or, le précepte d’aimer Dieu plus que soi-même est un
précepte moral de la loi. Il relève donc de la loi naturelle. Et par
conséquent, l’ange peut aimer Dieu d’un amour naturel plus que lui-même.
Réponse :
Certains ont prétendu que l’ange aime naturellement
Dieu plus que lui-même d’un amour de convoitise ; car il désire pour lui-même
le bien divin plus que son propre bien. D’une certaine manière cependant ils
admettent que l’ange aime Dieu plus que lui-même d’un amour d’amitié en ce sens
que par nature il veut à Dieu un bien plus grand qu’à lui-même ; l’ange veut,
en effet, que Dieu soit Dieu, alors que pour lui-même, il veut être ce qu’il
est selon sa propre nature. Mais, à parler dans l’absolu, l’ange s’aimerait
plus que Dieu, car il s’aime naturellement lui-même plus intensément que Dieu,
et en priorité.
Une telle opinion apparaît manifestement fausse si
l’on considère le mouvement naturel des êtres.
L’inclination naturelle des êtres sans raison va
nous permettre en effet de découvrir quelle est l’inclinaison naturelle des
natures intellectuelles douées de volonté. Dans les réalités naturelles, toute
chose qui, par nature, en tout ce qu’elle est, relève d’une autre, se trouve
d’abord inclinée vers cette autre plus que vers elle-même. Et cela se manifeste
dans la manière même dont une chose est poussée naturellement à agir, ce qui
dénote en elle une attitude foncière, dit Aristote. Nous voyons en effet que
naturellement la partie s’expose pour la conservation du tout : la main
s’expose aux coups, sans délibération, pour préserver le corps. Et comme la
raison imite la nature, nous retrouvons cette même inclination dans le cas des
vertus politiques : le citoyen vertueux s’expose à la mort pour le salut de
tout l’État ; et si l’homme était partie naturelle de la Cité, cette
inclination serait naturelle en lui.
Ceci posé, il faut remarquer que le bien universel
est Dieu lui-même ; et ce bien englobe l’ange, l’homme et toute créature, car
toute créature, du simple point de vue naturel, est de Dieu en tout ce qu’elle
est. Il suit de là que l’ange et l’homme aiment naturellement Dieu en priorité
et plus qu’eux-mêmes. D’autre part, si l’homme ou l’ange s’aimaient
naturellement eux-mêmes plus que Dieu, il s’ensuivrait qu’un tel amour naturel
serait mauvais, et qu’il ne serait pas perfectionné par la charité, mais
détruit par elle.
Solutions :
1. La première difficulté envisage des réalités qui
sont sur le même plan et dont l’une n’est pas la raison de l’existence ou de la
bonté de l’autre. Sous ce rapport, tout être s’aime naturellement lui-même plus
que l’autre, car il est plus un avec lui-même qu’avec l’autre. Mais quand un
être trouve en un autre toute la raison de son existence et de sa bonté, il est
impossible qu’il n’aime pas par nature cet autre plus que lui-même, car, ainsi
que nous venons de le dire, toute partie aime naturellement le tout plus que soi.
Ainsi, chaque individu aime naturellement le bien de l’espèce plus que son bien
propre. Or, Dieu n’est pas seulement le bien d’une espèce, il est le bien
universel purement et simplement. Sous ce rapport tout être aime naturellement
Dieu plus que lui-même.
2. Quand on dit que l’ange aime Dieu parce que Dieu
est son bien, si l’on veut dire que dans cet amour son bien propre joue le rôle
de fin, cela est faux : ce n’est pas, en effet, en vue de son propre bien,
c’est en vue de Dieu même qu’il aime naturellement Dieu. Si l’on veut parler,
au contraire, de ce qui le provoque à aimer, cela est vrai : il ne saurait, en
effet, être naturel à quiconque d’aimer Dieu sinon pour cette raison que chacun
dépend de ce bien que Dieu est.
3. La nature fait retour sur elle-même non
seulement sous le rapport de ce qui lui est individuel, mais plus encore sous
le rapport de ce qui lui est commun avec d’autres natures. Toute chose, en
effet, n’incline pas seulement à la conservation de son être individuel, mais
aussi au salut de son espèce. A plus forte raison possède-t-elle une
inclination naturelle vers ce qui est purement et simplement le bien universel.
4. Dieu, en tant que bien universel duquel dépend
tout bien naturel, est aimé naturellement par chaque être. En tant qu’il est le
bien béatifiant, objet propre de la béatitude surnaturelle, il est aimé de
charité.
5. En Dieu, la substance divine est identique au
bien universel ou bien commun de toutes les créatures. Dès lors, tous ceux qui
voient l’essence divine sont, d’un même mouvement d’amour, mus vers elle, à la
fois en tant que cette essence est distincte des autres réalités, et en tant
qu’elle est le bien commun de toutes. Car, puisque Dieu, en tant que bien
commun, est naturellement aimé de tous les êtres, quiconque le voit dans son
essence ne peut pas ne pas l’aimer. Mais ceux qui ne le voient pas dans son
essence, le connaissent par des effets particuliers, dont certains peuvent
contrarier leur volonté. En ce sens, on dit qu’ils ont de la haine pour Dieu.
Il reste néanmoins qu’à titre de bien commun de tous les êtres, chacun de
ceux-ci aime Dieu naturellement plus que lui-même.
Après avoir traité de la nature des anges, de leur
connaissance et de leur volonté, il reste à considérer leur création, ou d’une
façon plus générale leur commencement.
Trois parties dans cette étude : d’abord comment
ils ont été produits dans leur être naturel (Q. 61) ; puis comment ils ont été
perfectionnés en grâce ou en gloire (Q. 62) ; enfin comment certains d’entre
eux sont devenus mauvais (Q. 63).
QUESTION 61 — LA PRODUCTION DES ANGES SELON LEUR ÊTRE
NATUREL
1. L’ange a-t-il une cause de son existence ? 2.
L’ange existe-t-il de toute éternité ? 3. L’ange a-t-il été créé avant la
créature corporelle ? 4. Les anges ont-ils été créés dans le ciel empyrée ?
Article 1 —
L’ange a-t-il une cause de son existence ?
Objections :
1. Le premier chapitre de la Genèse mentionne
toutes les réalités créées par Dieu, et il n’est pas question des anges.
2. Selon Aristote si une substance est forme sans
matière, “ elle possède du même coup par elle-même l’être et l’unité, et n’a
pas de cause qui la fasse telle ”. Mais les anges sont des formes immatérielles
comme on l’a montré. Ils ne sont donc pas causés dans leur existence.
3. Tout ce qui est produit par un agent reçoit de
lui sa forme. Mais les anges sont des formes. Ils ne les reçoivent donc pas
d’un agent, et ne sont pas causés par lui.
En sens contraire,
on lit dans le Psaume (148, 2) : “ Louez-le, vous
tous, ses anges ”, et plus loin : “ car il commanda et ils furent créés ”.
Réponse :
Il est nécessaire de dire que les anges, comme
aussi bien tout ce qui est en dehors de Dieu, ont été produits par Dieu. Seul,
en effet, Dieu est son existence : dans toutes les autres réalités, l’essence
est distincte de l’existence. Il s’ensuit évidemment que Dieu seul est un être
par son essence, tandis que les autres réalités sont des êtres par
participation. Or tout ce qui est par participation est causé par ce qui est
par essence ; ainsi tout ce qui est embrasé l’est par le feu. Il est donc
nécessaire que les anges aient été créés par Dieu.
Solutions :
1 . S. Augustin remarque que les anges ne sont pas
omis en cette première création des choses ; ils sont signifiés par le mot “
ciel” ou le mot “ lumière ”. D’ailleurs qu’ils aient été omis ou signifiés par
le nom de réalités corporelles, cela tient à ce que Moise s’adressait à un
peuple grossier, incapable encore de parvenir à l’idée d’une nature
immatérielle. Si on lui avait dit expressément que certaines réalités étaient
au-dessus de la nature corporelle, il eût été tenté de verser dans l’idolâtrie
à laquelle il était déjà trop porté, ce que Moïse voulait avant tout éviter.
2. Les substances qui sont des formes subsistantes
n’ont pas, de leur être et de leur unité, une autre cause formelle
qu’elles-mêmes ; pas davantage elles n’ont de cause efficiente qui fasse passer
la matière de la puissance à l’acte. Mais elles ont une cause productrice de
toute leur substance.
3. Cela résout la troisième objection.
Article 2 —
L’ange existe-t-il de toute éternité ?
Objections :
1. Il semble que l’ange ait été produit par Dieu de
toute éternité. En effet, Dieu est cause de l’ange par son être, car Dieu
n’agit pas au moyen d’une puissance greffée sur son essence. Mais l’être de Dieu
est éternel. Il a donc produit les anges de toute éternité.
2. Tout ce qui existe à un moment donné, et à un
autre moment n’existe pas, se trouve soumis au temps, ainsi qu’il est dit dans
le Livre des Causes. Et si l’on ne peut pas dire que l’ange, à un moment donné,
existe, et qu’à un autre, il n’existe pas, c’est donc qu’il existe toujours.
3. S. Augustin prouve l’incorruptibilité de l’âme
par ce fait que son intelligence est capable de vérité. Mais de même que la
vérité est incorruptible, de même est-elle éternelle. Une nature
intellectuelle, comme celle de l’âme et de l’ange, doit donc être non seulement
incorruptible, mais éternelle.
En sens contraire,
le livre des Proverbes (8, 22) fait dire à la
Sagesse engendrée : “ Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies,
avant ses œuvres les plus anciennes. ” Mais les anges ont été produits par
Dieu, nous l’avons dit plus haut C’est donc qu’ils n’ont pas toujours existé.
Réponse :
Dieu seul, Père, Fils et Saint-Esprit, existe de
toute éternité. Cela, la foi catholique l’enseigne sans aucun doute ; et toute
opinion contraire doit être repoussée comme hérétique. Dieu donc a produit les
créatures de rien, en ce sens qu’avant elles il n’y avait rien.
Solutions :
1. L’être de Dieu est identique à son vouloir. Le
fait que Dieu ait produit les anges et les autres créatures par son être,
n’exclut donc pas qu’il les ait produits par sa volonté. Or, la volonté de Dieu
n’est pas nécessitée à produire des créatures. Dieu a produit celles qu’il a
voulues et quand il l’a voulu.
2. L’ange est au-dessus du temps mesuré par le
mouvement du ciel, car il est au-dessus de tout mouvement de la nature
corporelle. Mais il n’est pas au-dessus du temps qui mesure la succession du
non-être et de l’être, ni au-dessus du temps qui mesure la succession de ses
opérations. C’est pourquoi S. Augustin peut écrire que “ Dieu meut la création
spirituelle à travers le temps ”2.
3. Les anges et les âmes intellectuelles, du fait
qu’ils ont une nature capable de vérité, sont incorruptibles. Mais ils ne
possèdent pas leur nature de toute éternité ; elle leur a été donnée par Dieu
quand Dieu l’a voulu. Donc il n’en découle pas que les anges existent de toute
éternité.
Article 3 —
L’ange a-t-il été créé avant les créatures corporelles ?
Objections :
1. Il semble que les anges ont été créés avant le
monde corporel. Nous lisons en effet dans S. Jérôme : “ Six mille ans de notre
histoire ne sont pas encore écoulés ; et pendant combien de temps, combien de
siècles ne faut-il pas penser que les Anges, les Trônes, les Dominations et les
autres hiérarchies angéliques étaient déjà au service de Dieu ? ” Quant à S.
Jean Damascène, il écrit : “ Certains disent que les anges furent produits
avant toute autre création ” ; c’est l’opinion de Grégoire de Nazianze, pour
qui : “ Dieu commença par concevoir les puissances angéliques et célestes, puis
il réalisa sa conception. ”
2. La nature angélique tient le milieu entre la
nature divine et la nature corporelle. Or la nature divine existe de toute
éternité ; la nature corporelle existe à partir d’un moment donné du temps. La
nature angélique a donc dû être produite avant la création du temps et après
l’éternité.
3. Il y a plus de distance entre la nature
angélique et la nature corporelle qu’entre deux natures corporelles
différentes. Mais les natures corporelles ont été créées l’une après l’autre en
six jours, selon le récit de la Genèse. A plus forte raison la nature angélique
a-t-elle été produite avant toute nature corporelle
En sens contraire,
on lit dans la Genèse : “ Au commencement Dieu créa
le ciel et la terre ” ; ce qui ne serait pas vrai si quelque chose avait été
créé auparavant. Les anges n’ont donc pas été créés avant la nature corporelle.
Réponse :
A ce sujet, on trouve chez les saints Docteurs une
double opinion. Pour la première et la plus probable, les anges auraient été
créés en même temps que la nature corporelle. Les anges, en effet, font partie
de l’univers ; ils ne constituent pas un univers spécial et séparé ; ils
entrent, avec la nature corporelle, dans la constitution d’un seul et même
univers. La preuve en est dans l’ordre des créatures entre elles : cet ordre,
en effet, est le bien de l’univers dont aucune partie n’est parfaite, séparée
du tout. Il ne semble donc pas probable que Dieu, dont les œuvres sont
parfaites, ait créé séparément la créature angélique avant les autres
créatures.
Cependant l’opinion contraire ne doit pas être
regardée comme erronée, surtout en raison de l’autorité de S. Grégoire de
Nazianze, qui est si grande, au point de vue de la doctrine chrétienne, que
personne n’a jamais osé l’attaquer, pas plus que l’on ne s’est attaqué aux
écrits de S. Athanase, ainsi que le remarque S. Jérôme.
Solutions :
1. S. Jérôme parle d’après l’opinion des Docteurs
grecs qui, tous, s’accordent à reconnaître que les anges ont été créés avant le
monde corporel.
2. Dieu n’est pas une partie de l’univers : il est
au-dessus, et en possède la perfection d’une manière éminente. L’ange au
contraire fait partie de l’univers.
3. Les créatures corporelles sont unifiées entre
elles par la matière, tandis que, sous cet aspect, l’ange n’a pas de rapport
avec la créature corporelle. Aussi peut-on dire que, dès que la matière est
créée, toutes les créatures corporelles existent déjà de quelque manière. Au contraire,
on ne pourrait pas dire qu’une fois l’ange créé, l’univers lui-même se trouve
produit.
Article 4 — Les
anges ont-ils été créés dans le ciel empyrée ?
Objections :
1. Il semble que non, car les anges sont des
substances incorporelles qui ne dépendent pas d’un corps dans leur être, ni par
conséquent dans leur devenir. Ils n’ont donc pas été créés dans un lieu
corporel.
2. S. Augustin affirme que les anges ont été créés
dans la partie supérieure de l’air ; donc ils ne l’ont pas été dans le ciel empyrée.
3. Le ciel empyrée, c’est le ciel suprême ; il n’en
est pas de plus élevé. Or, dans Isaïe (14,13), nous voyons l’ange pécheur
s’écrier : “ Je monterai au ciel. ” Il ne se trouvait donc pas dans le ciel
empyrée.
En sens contraire,
nous lisons dans la Glose de Walafrid Strabon : “
Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Le ciel dont il s’agit n’est pas
le firmament visible, mais le ciel empyrée, ciel de feu ou ciel spirituel,
ainsi appelé non pas à cause de son ardeur, mais de sa splendeur. Et aussitôt
qu’il fut produit, il fut rempli par les anges. ”
Réponse :
Nous l’avons dit, les créatures, corporelles ou
spirituelles, constituent un seul univers. Il y a donc un ordre entre elles, et
les spirituelles président à toute la création corporelle. Il convenait donc
que les anges fussent créés dans la partie suprême du monde corporel pour
présider à tout l’ensemble de ce monde. Peu importe d’ailleurs que l’on donne à
cette partie le nom de ciel empyrée ou une autre appellation : comme le dit S.
Isidore, le ciel suprême, c’est le ciel des anges, selon cette parole du
Deutéronome (10,14) : “ C’est au Seigneur ton Dieu qu’appartiennent les cieux
et les cieux des cieux. ”
Solutions :
1. Les anges ne sont pas créés dans un lieu
corporel comme s’ils en dépendaient dans leur être ou dans leur devenir ; car
Dieu aurait pu les créer avant tout le monde matériel, ainsi que le soutiennent
beaucoup de saints Docteurs. Mais ils ont été produits dans un lieu corporel
afin de montrer leur relation au monde matériel et parce qu’ils entrent en
contact avec les corps par leur puissance.
2. Il se peut que S. Augustin entende par partie
supérieure de l’air le ciel suprême, avec lequel l’air possède un certain
rapport en raison de sa subtilité et de sa transparence. Ou bien il veut parler
seulement des anges pécheurs qui, selon certains, appartenaient aux hiérarchies
inférieures. Dans ce cas, rien n’empêcherait de concevoir que les anges
supérieurs, ayant une puissance plus élevée et plus universelle sur tous les
corps, aient été créés dans la partie suprême du monde matériel ; les autres,
ayant des vertus plus particulières, auraient été créés dans des parties
inférieures du monde corporel.
3. Le ciel que l’ange pécheur veut atteindre n’est
pas un ciel corporel, mais le ciel de la Trinité sainte, vers lequel il a voulu
monter en s’égalant à Dieu, comme nous le montrerons plus loin.
QUESTION 62 — L’ÉLÉVATION DES ANGES À LA GRÂCE ET À LA
GLOIRE
1. Les anges ont-ils été créés bienheureux ? 2.
Avaient-ils besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu ? 3. Ont-ils été créés
en grâce ? 4. Ont-ils mérité leur béatitude ? 5. Ont-ils obtenu la béatitude
aussitôt après le mérite ? 6. Ont-ils reçu la grâce et la gloire en proportion
de leur capacité naturelle ? 7. Après l’entrée dans la gloire, l’amour et la
connaissance naturels demeurent-ils en eux ? 8. Ont-ils pu pécher par la suite
? 9. Après l’entrée dans la gloire, ont-ils pu progresser ?
Article 1 — Les
anges ont-ils été créés bienheureux ?
Objections :
1. On lit dans le livre des Dogmes ecclésiastiques
que “ les anges, en persévérant dans cette béatitude dans laquelle ils ont été
créés, ne possèdent pas naturellement ce bien qui est le leur ”. C’est donc que
les anges ont été créés bienheureux.
2. La nature angélique est plus noble que la
créature corporelle. Mais la créature corporelle a été créée dès le principe
parfaite et revêtue de sa forme ; selon S. Augustin, en effet, la
non-information de la matière est première en nature, mais non temporellement.
Donc, Dieu n’a pas davantage créé la nature angélique informe et imparfaite.
Or, la nature angélique est formée et parfaite par le moyen de la béatitude qui
la fait jouir de Dieu.
3. Si l’on en croit S. Augustin, l’œuvre des six
jours fut produite en une seule fois, et c’est dès le principe de la création
des choses que ces six jours ont tous existé. Le “ matin ” dont il est question
dans le récit de la Genèse n’est autre, selon son commentaire, que la
connaissance angélique en tant qu’elle a pour objet le Verbe et les choses vues
dans le Verbe. Or, les anges sont bienheureux du fait qu’ils voient le Verbe.
C’est donc que l’ange est bienheureux au principe même de sa création.
En sens contraire,
il est de la nature même de la béatitude de
produire, chez le bienheureux, la stabilisation et la confirmation dans le
bien. Or, les anges n’ont pas été confirmés dans le bien dès le premier moment
de leur création, comme le montre la chute de quelques-uns. C’est donc que les
anges n’ont pas été créés bienheureux.
Réponse :
Par béatitude on entend la perfection dernière de
la nature rationnelle ou intellectuelle ; et c’est pourquoi la béatitude est
objet de désir naturel, car tout être désire naturellement son ultime
perfection. D’autre part, l’ultime perfection de la nature rationnelle ou intellectuelle
est double. Il y a d’abord une perfection qui peut être atteinte par les seules
forces de la nature, et à laquelle on donne en quelque manière le nom de
béatitude ou de félicité. Aristote enseigne, en ce sens, que l’ultime félicité
de l’homme consiste, en cette vie, dans la très parfaite contemplation du
souverain bien intelligible qui est Dieu. Mais au-delà de cette félicité, il en
est une autre que nous espérons posséder plus tard, et en laquelle “ nous
verrons Dieu tel qu’il est ”. Une telle félicité surpasse les forces naturelles
de toute intelligence créée, quelle qu’elle soit, on l’a montré précédemment.
Ceci posé, pour ce qui est de la première
béatitude, que l’ange peut atteindre par ses seules forces naturelles, on doit
dire que l’ange a été créé bienheureux. En effet, ce n’est pas par un mouvement
discursif, comme chez l’homme, que l’ange acquiert une telle perfection, mais
il la possède immédiatement en raison de la dignité de sa nature, nous l’avons
déjà noté. Quant à l’ultime béatitude, qui dépasse ses forces naturelles,
l’ange ne l’a pas possédée dès le principe de sa création. Car cette béatitude
ne fait pas partie de sa nature ; elle en est seulement la fin : l’ange ne
devait donc pas la posséder dès le commencement.
Solutions :
1. La béatitude dont il est question dans la
première difficulté se réfère à la perfection naturelle que l’ange possédait
dans l’état d’innocence.
2. La créature corporelle n’a pas eu, au premier
instant de sa création, la perfection que lui procure son opération. S.
Augustin en est d’accord ; pour lui, la germination des plantes sortant de
terre ne fait pas partie de l’œuvre première de la création, mais seulement la
vertu germinative donnée à la terre. Semblablement, la créature angélique, au
principe de sa création, a possédé la perfection de sa nature, mais non cette
perfection à laquelle elle devait parvenir par son opération.
3. L’ange a une double connaissance du Verbe ;
l’une est naturelle, et l’autre appartient à la gloire. La connaissance
naturelle lui fait connaître le Verbe par sa propre nature angélique, qui en
est la similitude et le reflet ; la connaissance de la gloire lui fait
connaître le Verbe par son essence divine. En l’une et l’autre connaissance,
l’ange connût les choses dans le Verbe ; mais d’une connaissance imparfaite
s’il s’agit de la connaissance naturelle, et d’une façon parfaite s’il s’agit
de la connaissance de gloire. La première connaissance des choses dans le Verbe
fut présente à l’ange dès qu’il fut créé ; la seconde ne lui parvint qu’avec la
béatitude, et du fait de sa conversion au bien. Et c’est cette connaissance que
l’on appelle “ matutinale ”.
Article 2 — Les
anges avaient-ils besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu ?
Objections :
1. Nous n’avons pas besoin de la grâce pour
accomplir ce qui est en notre pouvoir naturel. Mais l’ange se tourne
naturellement vers Dieu puisqu’il l’aime d’un amour naturel, comme nous l’avons
vu plus haut. Il n’a donc pas besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu.
2. Nous avons besoin de secours seulement pour les
œuvres difficiles. Mais se tourner vers Dieu était aisé pour l’ange, puisqu’en
lui rien ne s’opposait à cette conversion.
3. Se tourner vers Dieu, c’est se préparer à la
grâce, selon ce mot du prophète Zacharie (1, 3) : “ Tournez-vous vers moi, et
je me tournerai vers vous. ” Mais nous n’avons pas besoin de la grâce pour nous
préparer à la grâce, autrement on irait à l’infini. Donc l’ange n’a pas besoin
de la grâce pour se tourner vers Dieu.
En sens contraire,
c’est en se tournant vers Dieu que l’ange parvient
à la béatitude. S’il n’avait pas besoin de la grâce pour opérer une telle
conversion, il s’ensuivrait que, sans la grâce, il pourrait parvenir à la vie
éternelle. Ce qui va contre la parole de l’Apôtre (Rm 6, 23) : “ La vie
éternelle est une grâce de Dieu. ”
Réponse :
Les anges ont eu besoin de la grâce pour se tourner
vers Dieu en tant qu’il est l’objet de la béatitude. Comme on l’a dit plus haut
en effet, le mouvement naturel de la volonté est principe de tous les autres vouloirs
Or, l’inclination naturelle de la volonté a pour objet ce qui est adapté à la
nature. Ce qui est au-dessus de la nature ne peut donc devenir objet de la
volonté si celle-ci n’est pas aidée par quelque principe surnaturel. Ainsi en
est-il du feu : il possède bien une inclination naturelle à chauffer et à se
communiquer, mais produire ou engendrer de la matière vivante dépasse son
pouvoir naturel, et il n’y est nullement incliné si ce n’est pour autant qu’il
est mu, à titre d’instrument, par l’âme nutritive.
Or nous avons montré en traitant de la connaissance
de Dieu, que la vision de l’essence divine, objet de la béatitude suprême pour
la créature rationnelle, dépasse la nature de toute intelligence créée. C’est
pourquoi aucune créature rationnelle ne peut avoir un mouvement de volonté
ordonné à cette béatitude, si elle n’est mue par un agent surnaturel. Et c’est
ce que nous appelons le secours de la grâce. La volonté de l’ange n’a donc pu
se tourner vers cette béatitude sans le secours de la grâce.
Solutions :
1. L’ange aime Dieu naturellement en tant que Dieu
est principe de son être naturel. Mais la conversion dont nous parlons ici est
celle qui béatifie la créature par la vision de l’essence divine.
2. On appelle “ difficile ” pour un être ce qui dépasse
sa puissance. Mais cela peut s’entendre de deux façons. En un premier sens,
l’entreprise à tenter dépasse les forces naturelles de la puissance. Dans ce
cas, si celle-ci peut être aidée de quelque façon, on dit que l’entreprise est
difficile ; s’il n’y a aucun secours possible, on dit que l’entreprise est
impossible. C’est ainsi qu’il est impossible à l’homme de voler. Au second
sens, la difficulté ne vient pas te la nature même de la puissance, mais d’un
empêchement qui lui est adjoint. Ainsi l’ascension n’est pas contraire à la
nature de la puissance motrice de l’âme, puisque l’âme, pour autant qu’il est
en elle, est capable de mouvoir le corps en quelque direction que ce soit ;
mais la lourdeur du corps est un obstacle à l’ascension, et de là vient qu’il
est difficile à l’homme de s’élever.
Or, il est difficile à l’homme de se tourner vers
la béatitude suprême, d’abord parce qu’elle surpasse sa nature, et ensuite
parce qu’il trouve un obstacle dans la corruption du corps et la viciation du
péché. Pour ce qui est de l’ange, c’est seulement parce qu’elle est
surnaturelle que la béatitude est difficile.
3. Tout mouvement de la volonté vers Dieu peut être
appelé conversion. Or il y a une triple conversion possible vers Dieu. La
première, par cette parfaite dilection qui est celle de la créature jouissant
déjà de Dieu ; elle requiert la grâce consommée. La deuxième est celle qui
mérite la béatitude. Elle requiert la grâce habituelle, principe du mérite. La
troisième conversion est celle par laquelle on se prépare à recevoir la grâce.
Elle ne requiert pas la grâce habituelle, mais une opération de Dieu
convertissant l’âme à lui, selon cette parole de l’Écriture (Lm 5, 21) : “
Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons. ”
Article 3 — Les
anges ont-ils été créés en grâce ?
Objections :
1. D’après S. Augustin, la nature angélique fut
d’abord créée informe, et appelée “ le ciel ”, puis elle fut revêtue d’une
forme, et appelée “ lumière ”. Mais cette forme dont il est question ne peut
être que la grâce. Les anges n’ont donc pas été créés en grâce.
2. La grâce incline vers Dieu la créature
raisonnable. Si les anges avaient été créés en grâce, aucun d’entre eux ne se
serait détourné de Dieu.
3. La grâce est intermédiaire entre la nature et la
gloire. Mais les anges n’ont pas été bienheureux dès leur création. Il semble
donc plus raisonnable de concevoir qu’ils ont été d’abord créés avec leur
nature propre ; puis qu’ils ont reçu la grâce, et qu’enfin ils sont devenus
bienheureux.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : “ Qui a produit dans les anges
la bonne volonté, si ce n’est celui qui les a créés avec leur volonté,
c’est-à-dire avec ce chaste amour par lequel ils adhèrent à celui qui tout à la
fois crée leur nature et les enrichit de la grâce. ”
Réponse :
Sur ce sujet, il y a diverses opinions. Les uns
disent que les anges ont été créés avec leur nature seulement ; les autres
qu’ils ont été créés en grâce. Il semble pourtant que l’on doive regarder cette
seconde opinion comme plus probable et plus conforme à l’enseignement des
Pères. D’après S. Augustin, en effet, toutes les choses qui, au cours du temps,
sont produites par l’œuvre de la Providence divine, la créature opérant sous la
motion de Dieu, ont été réalisées en leur première condition à l’état de
raisons séminales : tels les arbres, les animaux, et autres réalités du même
genre. Or, il est manifeste que la grâce sanctifiante peut être comparée à la
béatitude comme la raison séminale dans la nature à son effet naturel. Aussi
dans S. Jean (1 Jn 3, 9) la grâce est-elle appelée “ semence de Dieu ”. De même
donc qu’au premier instant de la création, ont été produites les raisons
séminales de tous les effets naturels, ainsi, dès le principe, les anges
ont-ils été créés en grâce.
Solutions :
1. L’absence de la forme chez l’ange peut
s’entendre de l’absence de la gloire ; en ce sens elle a précédé temporellement
cette dernière. On peut l’entendre aussi de la forme de la grâce ; sous ce
rapport l’absence de forme n’est pas première dans l’ordre du temps, mais
seulement tans l’ordre de la nature. Ainsi en est-il, selon S. Augustin de la
forme corporelle.
2. Toute forme incline son sujet selon le mode
propre à la nature de celui-ci. Le mode naturel de la nature intellectuelle est
de se porter librement vers l’objet de son vouloir. L’inclination de la grâce
n’impose donc pas de nécessité, mais celui qui possède la grâce peut ne pas
s’en servir, et pécher.
3. Bien que, selon l’ordre naturel, la grâce soit
intermédiaire entre la nature et la gloire, cependant, dans l’ordre du temps,
la gloire ne devait pas être donnée à la créature en même temps que la nature,
car elle est la fin que par son opération la nature poursuit avec l’aide de la
grâce. La grâce, elle, n’est pas fin à l’égard de l’opération, mais principe car
elle ne provient pas des œuvres. Il convenait donc qu’elle fût donnée en même
temps que la nature.
Article 4 — Les
anges ont-ils mérité leur béatitude ?
Objections :
1. Il semble que non, car le mérite vient de la
difficulté de l’acte méritoire. Mais l’ange n’eut aucune difficulté à bien
agir. Son acte bon ne fut donc pas méritoire.
2. Un acte naturel n’est pas méritoire. Mais il
était naturel à l’ange de se tourner vers Dieu. Il ne pouvait donc mériter par
là sa béatitude.
3. Si l’ange mérita sa béatitude, ce fut
nécessairement soit avant de la posséder, soit après. Mais ce ne fut pas avant
car, pour beaucoup d’auteurs, il ne possédait pas la grâce avant d’être
béatifié ; et sans elle il n’y a pas de mérite. Ce ne fut pas non plus après,
car, en ce cas, il mériterait encore maintenant, ce qui est faux, semble-t-il.
Cela supposerait en effet qu’un ange peut parvenir au degré supérieur de gloire
possédé par un autre ange ; et les distinctions établies dans l’ordre de la
grâce seraient instables, ce qui est inadmissible. En conséquence l’ange
bienheureux n’a pu mériter sa béatitude.
En sens contraire,
il est dit dans l’Apocalypse (21, 17) que la mesure
de l’ange, dans la Jérusalem céleste, est une “ mesure d’homme ”. Mais l’homme
ne peut parvenir à la béatitude que par le mérite. Il en est donc de même pour
l’ange.
Réponse :
La béatitude parfaite est naturelle à Dieu seul,
car en lui béatitude et existence sont identiques. Pour la créature, la
béatitude n’est pas naturelle, mais représente sa fin ultime. Or, toute chose
parvient à sa fin par le moyen de son opération. Cette opération conduisant au
terme est soit productrice de la fin quand celle-ci n’excède pas la puissance
de l’agent, comme le remède produit la santé ; soit méritoire à l’égard de la
fin, quand la réalisation de celle-ci dépasse le pouvoir de l’agent, qui ne
peut alors l’attendre que d’un autre. Nous avons montré que la béatitude ultime
surpasse le pouvoir de la nature angélique et humaine. Il appartient donc à
l’homme, comme à l’ange, de mériter sa béatitude.
Et si nous admettons que l’ange a été créé dans la
grâce, sans laquelle il n’y a pas de mérite, il est aisé de voir qu’il a pu
mériter sa béatitude. Il en serait de même si l’on admettait que l’ange a
possédé la grâce à un moment quelconque avant la gloire.
Mais si l’on prétend que l’ange n’a pas possédé la
grâce avant d’être bienheureux, il faut dire alors qu’il a reçu la béatitude
sans mérite de sa part, comme nous-mêmes recevons la grâce. Or cela va à
l’encontre du concept même de béatitude, laquelle a raison de fin et est la
récompense de la vertu, selon le Philosophe. A moins que l’on ne dise, comme
certains, que les anges, déjà bienheureux, méritent leur béatitude par
l’exercice des divers ministères qui leur sont confiés. Mais cela s’oppose à la
nature du mérite, car il se définit comme la voie qui conduit au terme, et
celui qui se trouve déjà parvenu au terme n’a pas à y être conduit. Personne ne
mérite ce qu’il possède déjà.
Ou bien il faudrait dire qu’un seul et même acte de
conversion vers Dieu est méritoire en tant qu’il vient du libre arbitre, et
qu’en même temps il constitue la béatitude en tant qu’il touche au terme et
mérite la fin. Mais cela aussi semble contradictoire ; car le libre arbitre
n’est pas cause suffisante du mérite ; pour être méritoire, l’acte libre doit
être informé par la grâce. Or, il ne peut être informé à la fois par la grâce
imparfaite qui est principe de mérite, et par la grâce parfaite qui est
principe de béatitude.
Il est donc préférable de soutenir que l’ange,
avant d’être béatifié, a eu la grâce qui lui a permis de mériter sa béatitude.
Solutions :
1. La difficulté de bien agir ne vient pas, pour
l’ange, d’une cause contraire ou d’un empêchement qui s’opposerait à sa
puissance naturelle ; elle vient de ce fait que l’œuvre bonne à accomplir est
au-dessus de ses forces naturelles.
2. L’ange n’a pas mérité sa béatitude par sa
conversion naturelle vers Dieu, mais par la conversion de la charité, qui se
fait par la grâce.
3. Tout cela répond à la troisième objection.
Article 5 — Les
anges ont-ils obtenu la béatitude aussitôt après le mérite ?
Objections :
1. Il semble que l’ange n’a pas possédé la
béatitude aussitôt après un seul acte méritoire. Car il est plus difficile à
l’homme qu’à l’ange de bien agir. Or l’homme n’est pas récompensé aussitôt
après un seul acte méritoire. Donc l’ange non plus.
2. L’ange, dès le principe et à l’instant même de
sa création, a pu produire un acte ; ainsi les corps naturels, dans l’instant
où ils sont créés, commencent à être mus, et si le mouvement corporel pouvait
être instantané comme le sont les opérations de l’intelligence et de la
volonté, les corps posséderaient le mouvement dès le premier instant de leur
génération. Donc si l’ange, par un seul mouvement de sa volonté, a mérité la
béatitude, il l’a fait dans le premier instant de sa création ; et si sa
béatitude n’a pas été retardée, il a dû être bienheureux aussitôt, en ce même
instant.
3. Des réalités considérablement distantes doivent
être reliées par de nombreux intermédiaires. Mais il y a une très grande
distance entre la béatitude des anges et leur état naturel. L’intermédiaire
entre eux, c’est le mérite. L’ange a donc dû parvenir à la béatitude par de
nombreux intermédiaires.
En sens contraire,
l’âme de l’homme et l’ange sont ordonnés
semblablement à la béatitude ; c’est pourquoi l’égalité avec les anges est
promise aux saints. Mais l’âme séparée du corps, si elle est en état de mérite
par rapport à la béatitude, la reçoit immédiatement, à moins d’un empêchement.
Il en est donc de même de l’ange. Or, dès son premier acte de charité, l’ange
s’est trouvé en état de mérite. Et, comme il n’y avait en lui aucun obstacle,
il a donc dû parvenir à la béatitude par ce seul et unique acte méritoire.
Réponse :
L’ange, après son premier acte de charité qui lui
faisait mériter la béatitude, a été aussitôt bienheureux. La raison en est que
la grâce perfectionne la nature selon le mode de cette nature de même que toute
perfection, nous l’avons montré, est reçue dans son sujet conformément à la
nature de celui-ci. Le propre de la nature angélique, est de ne pas acquérir sa
perfection naturelle progressivement, mais de l’avoir aussitôt, avec sa nature,
ainsi que nous l’avons montré plus haut. Or, comme par sa nature l’ange est
ordonné à sa perfection naturelle, de la même manière par son mérite il est
ordonné à la gloire. Il suit de là que, chez l’ange, la béatitude a suivi
immédiatement le mérite.
D’ailleurs, le mérite de la béatitude, non
seulement chez l’ange, mais aussi chez l’homme, peut tenir à un seul acte ;
car, en étant perfectionné par n’importe quel acte de charité, l’homme mérite
la béatitude. Il en ressort qu’aussitôt après un seul acte informé par la
charité, l’ange a été bienheureux.
Solutions :
1. Selon sa nature, l’homme n’est pas, comme
l’ange, fait pour atteindre immédiatement sa perfection ultime. C’est pourquoi
un plus long itinéraire lui est ménagé pour qu’il mérite sa béatitude.
2. L’ange est au-dessus du temps des réalités
corporelles ; les divers instants qui le concernent marquent seulement la
succession de ses diverses opérations. Or, il n’a pas pu y avoir à la fois,
chez l’ange, un acte méritoire de la béatitude, et un acte de jouissance de
cette même béatitude, car le premier a pour principe la grâce imparfaite, et le
second la grâce achevée. Il faut donc distinguer divers instants : l’un où
l’ange a mérité sa béatitude, et l’autre où il est devenu bienheureux.
3. Il est de la nature de l’ange d’obtenir aussitôt
la perfection à laquelle il est ordonné. C’est pourquoi un seul acte méritoire
lui suffit ; et cet acte a raison d’intermédiaire puisqu’il ordonne l’ange à la
béatitude.
Article 6 — Les
anges ont-ils reçu la grâce et la gloire en proportion de leur capacité
naturelle ?
Objections :
1. La grâce est donnée uniquement par la volonté de
Dieu ; le degré de grâce en dépend donc aussi et n’a rien à voir avec le degré
de perfection naturelle.
2. Un acte humain est plus proche de la grâce que
la simple nature, parce qu’il est préparatoire à la grâce. Mais comme l’écrit
S. Paul aux Romains (11, 6), la grâce ne vient pas des œuvres. A plus forte
raison le degré de grâce ne dépend-il pas, chez les anges, de la perfection de
leur nature.
3. L’homme et l’ange sont ordonnés également à la
béatitude et à la grâce. Mais la grâce n’est pas donnée à l’homme en proportion
de ses dons naturels. Il en sera donc de même pour l’ange.
En sens contraire,
le Maître des Sentences écrit que “ parmi les
anges, ceux qui sont d’une nature plus subtile ou d’une sagesse plus
perspicace, ont été aussi favorisés de dons plus grands de la grâce ”.
Réponse :
Il est raisonnable de penser que les dons de la
grâce et la perfection de la béatitude ont été attribués aux anges d’après leur
degré de perfection naturelle. On peut en donner deux raisons. D’abord une
raison prise du côté de Dieu qui, selon l’ordre de sa sagesse, a établi divers
degrés dans la nature angélique. Or, de même que la nature angélique a été
produite par Dieu en vue de la grâce et de la béatitude, ainsi, semble-t-il,
les divers degrés de la nature angélique ont été ordonnés à divers degrés de
grâce et de gloire. Quand un bâtisseur polit des pierres en vue de construire
une maison, nous le voyons destiner les plus belles et les mieux réussies aux
parties les plus nobles. Ainsi donc, il semble qu’aux anges qu’il a dotés d’une
nature plus haute, Dieu a réservé des dons de grâce plus grands et une
béatitude supérieure.
La seconde raison est tirée de l’ange lui-même.
L’ange n’est pas composé de diverses natures, dont l’une, par son inclination,
viendrait contrarier ou retarder le mouvement de l’autre ; c’est ce qui arrive
chez l’homme, dont la partie intellectuelle est retardée ou empêchée dans son
activité par les tendances de la partie sensible. Or, quand rien ne vient
s’opposer au mouvement d’une nature, celle-ci peut agir dans la plénitude de sa
puissance. Il est donc raisonnable de penser que les anges dotés d’une nature
plus parfaite se sont tournés aussi vers Dieu avec plus de force et
d’efficacité. C’est ce qui arrive même chez les hommes, auxquels la grâce et la
gloire sont accordées en proportion de l’intensité de leur retour à Dieu. Il
semble donc que les anges qui ont reçu une nature plus parfaite ont obtenu
aussi plus de grâce et de gloire.
Solutions :
1. La nature angélique, aussi bien que la grâce,
dépend de la pure volonté de Dieu. Et de même que la volonté de Dieu a ordonné
la nature à la grâce, de même les degrés de nature aux degrés de la grâce.
2. L’acte de la créature rationnelle vient
d’elle-même ; la nature vient immédiatement de Dieu. Ainsi, que la grâce donnée
soit proportionnée à la perfection de la nature, cela s’entend mieux que si
elle était conférée à la mesure de la perfection des œuvres.
3. La diversité des natures n’est pas la même chez
les anges qui diffèrent entre eux spécifiquement, et chez les hommes qui ne
diffèrent que numériquement. La différence spécifique est en vue de la fin ; la
différence numérique provient de la matière. En outre, chez l’homme, certaines
choses peuvent retarder ou empêcher le mouvement de la nature intellectuelle ;
mais cela n’arrive pas chez les anges. On ne peut donc raisonner de même dans
les deux cas.
Article 7 — Après
l’entrée dans la gloire, la connaissance et l’amour naturels demeurent-ils chez
les anges ?
Objections :
1. Nous lisons dans la première épître aux
Corinthiens (13,10) : “ Quand viendra ce qui est parfait, ce qui est imparfait
disparaîtra. ” Mais la connaissance et l’amour naturels sont imparfaits par
rapport à la connaissance et à l’amour des bienheureux. Ils doivent donc
disparaître lorsque survient la béatitude.
2. Là où une seule chose suffit, le reste est
superflu. Or, la connaissance et la dilection de la gloire suffisent aux anges
bienheureux. Connaissance et amour naturels demeurent donc superflus.
3. La même puissance ne peut pas produire en même
temps deux actes, pas plus qu’une ligne ne peut se terminer, à l’une de ses
extrémités, par deux points. Mais les anges au ciel sont toujours en acte de
connaissance et d’amour béatifiques, car la félicité n’est pas un habitus, mais
un acte, selon Aristote. Il ne peut donc y avoir chez les anges ni connaissance
ni amour naturels.
En sens contraire,
tant que demeure une nature, demeure aussi son
opération. Or, la béatitude ne détruit pas la nature dont elle est la perfection.
Elle n’enlève donc pas non plus la connaissance et l’amour naturels.
Réponse :
Il faut dire que chez les anges bienheureux
subsistent la connaissance et la dilection naturelles. Car les rapports qui
existent entre les principes d’opération se retrouvent entre les opérations
elles-mêmes. Or, il est manifeste que la nature est première par rapport à la
béatitude qui est seconde, car la béatitude ajoute à la nature. D’autre part,
ce qui est premier doit toujours être sauvegardé dans ce qui est second. Il
faut donc que la nature soit sauvegardée dans la béatitude. Et de même faut-il
que l’acte naturel soit sauvegardé dans l’acte béatifique.
Solutions :
1. La perfection que l’on acquiert enlève
l’imperfection qui lui est opposée. Mais l’imperfection de la nature n’est pas
opposée à la perfection de la béatitude ; elle lui est seulement sous-jacente.
Ainsi, l’imperfection de la puissance est sous-jacente à la perfection de la
forme, en sorte que ce qui est enlevé par la forme, ce n’est pas la puissance,
mais la privation, laquelle s’oppose à la forme. Semblablement l’imperfection
de la connaissance naturelle ne s’oppose pas à la perfection de la connaissance
de gloire ; rien n’empêche en effet de connaître quelque chose par divers
moyens de connaissance, les uns démonstratifs, les autres simplement probables.
Ainsi l’ange peut connaître Dieu par l’essence divine, ce qui relève de la
connaissance de gloire ; et connaître Dieu par sa propre essence angélique, ce
qui appartient à la connaissance naturelle.
2. Les conditions de la béatitude se suffisent par
elles-mêmes, mais, pour qu’elles existent, il est nécessaire que les conditions
naturelles les précèdent, car aucune béatitude ne subsiste par elle-même si ce
n’est la béatitude incréée.
3. Deux opérations d’une même puissance ne peuvent
exister en même temps qu’à la condition d’être ordonnées l’une à l’autre. Or,
connaissance et amour naturels sont ordonnés à la connaissance et à la
dilection de gloire.
Article 8 — Les
anges bienheureux ont-ils pu pécher par la suite ?
Objections :
1. Il semble bien, car la béatitude n’enlève pas la
nature, on vient de le dire. Or il est de l’essence de la nature créée d’être
déficiente. L’ange bienheureux peut donc pécher.
2. Les facultés rationnelles sont capables de se porter
sur des objets opposés, d’après Aristote. Or la volonté de l’ange ne cesse pas
d’être une faculté rationnelle. Elle peut donc se porter sur le mal comme sur
le bien.
3. Choisir entre le bien et le mal relève du libre
arbitre, lequel n’est pas diminué chez les anges bienheureux. Ceux-ci peuvent
donc pécher.
En sens contraire,
d’après S. Augustin “ cette nature qui ne peut
pécher” se trouve dans les saints anges.
Réponse :
Il faut dire que les anges bienheureux ne peuvent
pas pécher, car leur béatitude consiste à voir Dieu dans son essence. Or
l’essence de Dieu, c’est l’essence même de la bonté. L’ange qui voit Dieu se
trouve donc par rapport à Dieu comme celui qui ne le voit pas par rapport à
l’idée du bien comme tel. Or personne ne peut vouloir ou agir qu’en vue du
bien, et il lui est impossible de se détourner du bien comme tel. L’ange
bienheureux ne peut donc vouloir ou agir qu’en se référant à Dieu, et par le
fait même ne peut pécher d’aucune manière.
Solutions :
1. Toute nature bonne créée, considérée en
elle-même, peut faillir. Mais, unie indéfectiblement au bien incréé, comme il
arrive dans la béatitude, elle atteint un sommet où elle ne peut plus pécher,
nous venons de le dire.
2. Les facultés rationnelles peuvent se porter sur
des objets opposés quand il s’agit d’objets auxquels elles ne sont pas
ordonnées naturellement ; mais elles ne peuvent être ordonnées par nature à des
objets opposés. L’intelligence, en effet, ne peut pas ne pas assentir aux
principes naturellement connus ; et de même la volonté ne peut pas ne pas
adhérer au bien en tant que tel, car elle est naturellement ordonnée au bien
comme à son objet propre.La volonté de l’ange peut donc se porter en beaucoup
de cas vers des déterminations opposées, faire ou ne pas faire ceci ou cela.
Mais pour ce qui est de Dieu, vu tel qu’il est : l’essence même de la bonté, il
n’y a pas d’alternative possible ; quelles que soient, parmi les déterminations
opposées, celles auxquelles l’ange se résout, il les choisit toujours selon
Dieu ; et par le fait même il ne pèche pas.
3. Le libre arbitre se trouve à l’égard des moyens
qui mènent à la fin, dans le même rapport que l’intelligence à l’égard des
conclusions. Or, l’intelligence peut, selon les principes donnés, déduire
diverses conclusions ; mais elle commet une faute lorsque, pour parvenir à une
conclusion, elle ne tient pas compte de l’ordre imposé par les principes. De
même, que le libre arbitre puisse choisir divers moyens, du moment qu’ils sont
ordonnés à la fin, cela relève en lui de cette perfection qu’est la liberté ;
mais qu’il opère un choix en se soustrayant à l’ordre de la fin, ce qui est
pécher, cela relève de ce qu’il y a de déficient dans sa liberté. C’est
pourquoi il y a une plus grande liberté chez les anges, qui ne peuvent pas
pécher, qu’en nous, qui pouvons pécher.
Article 9 — Après
l’entrée dans la gloire, les anges ont-ils pu progresser ?
Objections :
1. La charité est le principe du mérite. Mais, dans
les anges, la charité est parfaite. Les anges bienheureux peuvent donc mériter,
et à mesure que croît leur mérite, leur béatitude qui en est la récompense
grandit. Ils peuvent donc progresser en béatitude.
2. D’après S. Augustin : “ Dieu se sert de nous à
la fois pour notre utilité et aux fins de sa bonté. ” Ainsi en est-il des anges,
qu’il emploie à divers ministères spirituels : “ Ne sont-ils pas tous des
esprits destinés à servir, envoyés en mission pour le bien de ceux qui doivent
hériter du salut ? ” (He 1,14). Or ces services n’auraient aucune utilité pour
eux s’ils n’en tiraient du mérite et ne progressaient en béatitude.
3. C’est une imperfection pour celui qui n’est pas
au sommet, de ne pouvoir pas progresser. Or, les anges ne sont pas au sommet de
la béatitude. Il y aurait donc pour eux une imperfection à ne pouvoir progresser
en béatitude.
En sens contraire,
le mérite et le progrès appartiennent à la
condition de voyageurs . Mais les anges ne sont pas des voyageurs ; ils ont la
parfaite vision. Donc les anges bienheureux ne peuvent ni mériter, ni
progresser en béatitude.
Réponse :
Dans un mouvement, l’intention de l’agent moteur
est de conduire le mobile à un point déterminé, car l’intention se porte sur
une fin, et la fin ne supporte pas d’être indéterminée. D’autre part, comme la
créature rationnelle ne peut atteindre par ses propres forces sa béatitude qui
consiste en la vision de Dieu, elle a besoin d’y être mue par Dieu lui-même. Il
faut donc que soit fixé le terme vers lequel elle se trouve conduite comme vers
sa fin ultime.
Cette délimitation de la vision divine ne peut affecter
l’objet lui-même qui est vu, car c’est la vérité suprême, qui est appréhendée
par tous les bienheureux selon des degrés divers. C’est donc selon le mode de
vision que ce terme est fixé diversement selon l’intention de celui qui conduit
le bienheureux à sa fin. En effet, il n’est pas possible qu’en étant élevé à la
vision de la suprême essence, la créature rationnelle parvienne au mode suprême
de vision qui est la compréhension ; car ce mode ne peut appartenir qu’à Dieu,
nous l’avons montré. Mais comme il faut une puissance d’une efficacité infinie
pour comprendre Dieu, alors que la créature ne dispose que d’une efficacité
finie, et comme entre le fini et l’infini il y a une infinité de degrés, il y a
donc une infinité de modes selon lesquels la créature rationnelle peut voir
Dieu plus ou moins clairement. Et puisque la béatitude consiste en la vision
même, le degré de la béatitude est, de même, le degré de la vision.
En définitive, toute créature rationnelle est
conduite par Dieu à sa fin bienheureuse de telle manière qu’elle atteigne un
degré de béatitude déterminé par la prédestination divine. Il en résulte que,
ce degré atteint, elle ne peut progresser.
Solutions :
1. C’est à celui qui est mû vers la fin qu’il
appartient de mériter. Or, la créature rationnelle n’est pas mue vers la fin
seulement d’une façon passive, elle l’est aussi par son activité. Donc, quand
la fin se trouve à sa portée, c’est l’opération de la créature rationnelle qui
conquiert la fin ; ainsi l’homme, par la méditation, acquiert la science.
Tandis que, si la fin n’est pas en son pouvoir, mais doit être obtenue d’un
autre, l’opération est méritoire de la fin. De plus, quand on est parvenu au
terme ultime, il n’y a plus de mouvement, le changement est acquis. C’est
pourquoi mériter appartient à la charité imparfaite, qui est celle de l’état de
voyageur ; quant à la charité parfaite, elle ne mérite pas, elle jouit de la
récompense. Ainsi en vatil des habitus acquis : l’activité qui les précède nous
les fait acquérir ; une fois possédés, ils nous font agir avec perfection et
joie. Semblablement, l’acte de la charité parfaite n’a pas raison de mérite, il
relève plutôt de la récompense et de son accomplissement.
2. Une chose peut être utile de deux manières.
D’abord comme un moyen pour parvenir à une fin ; c’est en ce sens que le mérite
de la béatitude nous est utile. Ensuite, comme une partie est utile au tout,
par exemple le mur à la maison. Sous ce rapport les ministères des anges
bienheureux leur sont utiles, car ils font d’une certaine manière partie de
leur béatitude ; en effet, répandre sur autrui la perfection que l’on possède
appartient à l’être parfait en tant qu’il est parfait.
3. Bien qu’absolument parlant, l’ange bienheureux
n’atteigne pas le degré suprême de la béatitude, cependant, pour ce qui est de
lui et compte tenu de la prédestination divine, il est parvenu au terme ultime
et au sommet de son bonheur.
Néanmoins, la joie des anges doit s’accroître par
le salut de ceux près desquels ils sont appelés à exercer leur ministère, selon
cette parole en S. Luc (15,10) : “ Il y a de la joie parmi les anges de Dieu
pour un seul pécheur qui se repent. ” Mais cette joie-là appartient à la
récompense accidentelle, et elle peut augmenter jusqu’au jour du jugement.
Aussi certains estiment-ils que les anges peuvent mériter à l’égard de cette
récompense accidentelle. Pourtant, il vaut mieux reconnaître que d’aucune façon
un bienheureux ne peut mériter, à moins d’être à la fois dans l’état de voyage
et dans l’état de vision parfaite, ce qui était le cas du Christ sur la terre.
La joie dont nous parlons, les anges l’obtiennent en vertu de leur état
bienheureux plutôt qu’ils ne la méritent.
Il faut étudier maintenant comment des anges sont
devenus mauvais. Premièrement, quant au mal de faute (Q. 63). Deuxièmement,
quant au mal de peine (Q. 64).
QUESTION 63 — LE MAL DES ANGES QUANT À LA FAUTE
1. Le mal de faute peut-il exister chez l’ange ? 2.
Quelles sortes de péchés peut-il y avoir chez lui ?
Article 1 — Le
mal de faute peut-il exister chez l’ange ?
Objections :
1. Le mal de faute ne peut se trouver que dans les
êtres qui sont en puissance, d’après Aristote, car le mal est une privation et
le sujet de la privation est un être en puissance. Mais les anges, parce qu’ils
sont des formes subsistantes, ne possèdent pas de potentialité. Il ne peut donc
y avoir en eux le mal de faute.
2. Les anges sont plus nobles que les corps
célestes, et les philosophes reconnaissent qu’il ne peut y avoir de mal dans
les corps célestes. Donc chez les anges non plus.
3. Ce qui est naturel à un être y demeure toujours.
Mais il est naturel aux anges de se tourner vers Dieu dans un mouvement
d’amour. Un tel mouvement ne peut donc disparaître. Or, en aimant Dieu, les
anges ne pèchent pas. Donc ils ne peuvent pécher.
4. Il n’y a de désir que du bien véritable ou du
bien apparent. Mais ce qui apparaît bon aux anges ne peut être que le bien
véritable, car en eux il ne peut y avoir d’erreur, ou, à tout le moins, elle ne
peut précéder la faute. Les anges ne peuvent donc désirer que le véritable
bien, et, ce faisant, ils ne pèchent pas.
En sens contraire,
nous lisons dans Job (4, 18) cette parole : “ Dieu
découvre du mal dans ses anges. ”
Réponse :
L’ange, aussi bien qu’une créature rationnelle
quelconque, si onle considère dans sa seule nature, peut pécher ; et, s’il
arrive qu’une créature ne puisse pécher, cela lui vient du don de la grâce et
non de la condition de sa nature. La raison en est que le péché n’est pas autre
chose qu’une déviation par rapport à la rectitude de l’acte qu’on doit
accomplir ; et cela est vrai aussi bien dans l’ordre des réalités naturelles
que dans celui des activités artisanales ou morales. Le seul acte qui ne puisse
dévier de sa rectitude est celui qui a pour règle la puissance même de l’agent.
En effet, si la main de l’artisan était la règle même de la taille qu’il
pratique dans le bois, le bois serait toujours coupé correctement ; mais s’il
lui faut faire appel à une règle extérieure, il y aura toujours possibilité de
déviation 1. Or la volonté divine seule est la règle de sa propre action, car
elle n’est pas ordonnée à une fin supérieure. La volonté de la créature, au
contraire, ne parvient à la rectitude de son acte qu’en se réglant sur la
volonté divine à laquelle ressortit la fin dernière. Ainsi, le vouloir d’un
inférieur doit-il se régler sur le vouloir du supérieur, le vouloir du soldat
sur celui de son chef. Dans la seule volonté divine, par conséquent, il ne peut
y avoir de péché. En retour, le péché peut exister dans n’importe quelle
volonté créée, à ne considérer que sa condition naturelle.
Solutions :
l. L’ange n’est pas en puissance à l’égard de son
être naturel. Mais il y a de la puissance en lui sous le rapport de la partie
intellectuelle, en ce sens qu’il peut se tourner vers tel ou tel objet. Et de
là vient qu’il peut y avoir du mal en lui.
2. Les corps célestes n’ont qu’une activité
naturelle. Et de même que dans leur nature ils ne connaissent pas le mal de la
corruption, de même dans leur activité ils ignorent le mal du désordre. Chez
les anges, au contraire, au-dessus de leur activité naturelle, il y a
l’activité du libre arbitre, et c’est là que le mal peut se trouver.
3. Il est naturel à l’ange de se tourner par un
mouvement d’amour vers Dieu, en tant que Dieu est principe de son être naturel.
Quant à se tourner vers Dieu comme vers l’objet de la béatitude surnaturelle,
cela vient d’un amour gratuit dont l’ange peut se détourner en péchant.
4. Le péché peut se produire dans l’acte du libre
arbitre d’une double manière. En premier lieu, quand un mal donné est objet de
choix ; ainsi l’homme pèche en choisissant l’adultère qui est un mal en soi.
Sous ce rapport, le péché procède toujours d’une ignorance ou d’une erreur ;
autrement ce qui est mal ne serait pas choisi comme un bien. L’adultère, sous
l’influence de la passion ou de l’habitude, choisit, dans un cas particulier,
telle délectation désordonnée comme si elle était un bien actuellement
désirable, même s’il sait à quoi s’en tenir sur les exigences de la moralité en
général. L’ange, lui, ne peut pécher de cette manière, car il ne possède pas de
passions capables de lier la raison ou l’intelligence, comme nous l’avons
montré,et de plus, une habitude vicieuse n’a pu précéder la première faute et
l’incliner au mal.
D’une autre manière, il arrive au libre arbitre de
pécher quand il choisit un objet bon en soi, mais sans tenir compte de l’ordre
imposé par la règle morale. Dans ce cas, le défaut qui entraîne le péché ne
vient pas de l’objet choisi, mais du choix lui-même qui n’est pas fait selon
l’ordre voulu ; ainsi quand quelqu’un décide de prier et le fait sans observer
l’ordre institué par l’Église. Un tel péché ne suppose pas l’ignorance, mais
seulement l’absence de considération de ce qui doit être considéré. Et c’est de
cette manière que l’ange a péché, se tournant délibérément vers son bien
propre, de façon désordonnée par rapport à cette règle suprême qu’est la
volonté divine.
Article 2 —
Quelles sortes de péché peut-il y avoir chez l’ange ?
Objections :
1. Il semble que l’ange ne puisse pas pécher
seulement par orgueil et par envie. En effet, la délectation prise à propos
d’un péché rend coupable de ce péché. Or, au dire de S. Augustin, les démons se
délectent dans les obscénités des péchés charnels. Il peut donc y avoir dans
les démons des péchés de la chair.
2. Aussi bien que l’orgueil et l’envie, l’acédie,
l’avarice et la colère sont des péchés spirituels qui relèvent de l’esprit,
comme les péchés charnels relèvent de la chair. Les anges ont donc pu les
commettre.
3. Selon S. Grégoire, la plupart des vices naissent
de l’orgueil et de l’envie. Or, une fois la cause posée, l’effet s’ensuit. Donc
si les anges ont connu l’orgueil et l’envie, ils ont possédé aussi les autres
vices.
En sens contraire,
S. Augustin écrit que “ le démon n’est ni
fornicateur, ni ivrogne, ni rien de semblable ; il est cependant orgueilleux et
envieux ”.
Réponse :
Un péché peut se trouver chez un individu de deux
manières : sous forme de culpabilité et sous forme d’attachement. Selon la
culpabilité, il arrive que tous les péchés existent chez les démons, car, en
portant les hommes à les commettre, ils encourent la culpabilité. Selon
l’attachement, seuls les péchés qui ont rapport à la nature spirituelle se
trouvent chez les anges. Une nature spirituelle, en effet, ne s’attache pas aux
biens proprement corporels, mais aux biens qui peuvent se trouver dans les
réalités spirituelles ; car on ne désire que ce qui peut convenir de quelque manière
à sa propre nature. Or, il n’y a péché à s’attacher aux biens spirituels que si
on le fait sans tenir compte de la règle établie par le supérieur. Et c’est un
péché d’orgueil de ne pas se soumettre à son supérieur lorsqu’on le doit. C’est
pourquoi le premier péché de l’ange ne peut être qu’un péché d’orgueil.
Mais, par voie de conséquence, il a pu y avoir chez
lui un péché d’envie. Le même motif, en effet, qui porte l’affectivité à
désirer quelque chose, lui fait aussi repousser tout ce qui s’y oppose. Or
l’envieux se désole du bien d’autrui parce qu’il y voit un obstacle à son
propre bien ; c’est ce qui arrive à l’ange mauvais qui, désirant une excellence
singulière, voit cette singularité lui échapper du fait de l’excellence d’un
autre. C’est pourquoi, après son péché d’orgueil, l’ange éprouve le péché
d’envie, parce qu’il se désole du bien de l’homme ; il en veut même à
l’excellence divine, car Dieu utilise ce bien à sa gloire et contrarie ainsi la
volonté du diable.
Solutions :
1. Les démons ne se plaisent pas aux obscénités des
péchés de la chair, comme s’ils étaient attirés par les délectations
charnelles. La joie qu’ils éprouvent des péchés des hommes, quels que soient
ces péchés, procèdent de l’envie, car ces péchés sont un obstacle au bien de l’homme.
2. L’avarice, comme tout péché spécial, est un
appétit immodéré des biens corporels qu’utilise la vie humaine, et de tout ce
qui peut être estimé à prix d’argent. Les démons ne sont pas affectionnés à ces
biens, pas plus qu’aux plaisirs de la chair. C’est pourquoi l’avarice, au sens
propre, n’existe pas chez eux. Mais on peut entendre par avarice tout désir
immodéré du bien créé, et en ce sens l’avarice fait partie de l’orgueil qui se
trouve chez les démons. Quant à la colère qui suppose une passion, comme la
concupiscence, elle ne trouve place chez les démons que par métaphore. L’acédie
est une certaine tristesse qui rend l’homme paresseux dans les activités
spirituelles, en raison d’une certaine langueur physique ; or cette dernière ne
convient pas aux démons. En définitive, il apparaît clairement que seuls
l’orgueil et l’envie sont des péchés purement spirituels et peuvent exister
chez les démons. Encore est-il que l’envie ne doit pas être considérée comme
une passion sensible, mais comme une volonté qui refuse le bien d’autrui.
3. Dans l’envie et l’orgueil, tels que nous les
plaçons chez les démons, sont inclus tous les péchés qui en dérivent.
Article 3 — A
cause de quel désir l’ange a-t-il péché ?
Objections :
1. Il semble que le diable n’a pas désiré être
comme Dieu. En effet, ce qui ne tombe pas sous l’appréhension ne peut être
objet de désir ; car c’est en tant qu’il peut être appréhendé que le bien meut
l’appétit sensible, rationnel ou intellectuel, et dans cet appétit seul peut se
trouver le péché. Mais qu’une créature soit égale à Dieu, cela ne peut devenir
objet d’appréhension, car cela implique contradiction, parce qu’il serait
nécessaire que le fini soit l’infini, pour s’égaler à lui. Donc l’ange n’a pas
pu désirer être comme Dieu.
2. Ce qui est la fin propre d’une nature peut être
désiré par elle sans péché. Mais l’assimilation à Dieu est la fin naturelle de
toute créature. Si donc il a désiré non pas l’égalité, mais la similitude avec
Dieu, il apparaît que l’ange n’a pas péché.
3. L’ange a été créé dans une plus grande plénitude
de sagesse que l’homme. Or aucun homme, à moins d’être tout à fait fou, ne
choisit d’être égal à l’ange, encore moins à Dieu. Car le choix ne se porte,
après réflexion, que sur ce qui est possible. A plus forte raison ce n’est pas
en désirant être comme Dieu que l’ange a péché.
En sens contraire,
Isaïe (14, 13-14) fait dire au diable : “ Je
monterai au ciel, et je serai semblable au Très-Haut. ” Et S. Augustin écrit
que dans son orgueil, le diable “ voulut être appelé Dieu ”.
Réponse :
Sans aucun doute l’ange a péché en désirant être
comme Dieu. Mais cela peut s’entendre d’une double manière : soit par égalité,
soit par similitude. De la première manière, l’ange n’a pu désirer être comme
Dieu, car il savait, de connaissance naturelle, que c’était impossible ; et
d’autre part le premier péché de l’ange n’a pas été précédé par un habitus ou
une passion qui aurait entravé sa puissance intellectuelle et l’aurait amené,
en se trompant sur un objet particulier, à vouloir l’impossible, comme il nous
arrive parfois. Et même si l’on suppose que l’égalité avec Dieu était possible,
elle allait à l’encontre du désir naturel. Tout individu, en effet, désire
naturellement la conservation de son être, et cette conservation n’aurait pas
lieu s’il se trouvait transformé en une autre nature. C’est pourquoi aucune
réalité appartenant à un degré inférieur de nature ne peut désirer un degré
supérieur ; ainsi, l’âne ne désire pas devenir cheval, car il cesserait d’être
lui-même. Il est vrai qu’en ces sortes de choses l’imagination nous trompe ; en
effet l’homme désire s’élever vers un plus haut degré de perfection par
l’acquisition de qualités accidentelles, lesquelles peuvent lui advenir sans
corruption du sujet lui-même ; et il en vient à penser qu’il peut atteindre à
un degré supérieur de nature, alors qu’il ne pourra pas y parvenir sans cesser
d’être. Or, il est manifeste que Dieu surpasse l’ange non seulement en
perfection accidentelle, mais en degré de nature ; et cela est déjà vrai d’un ange
à l’autre. Il est donc impossible qu’un ange inférieur désire être égal à un
ange supérieur, ni être égal à Dieu.
Quant à désirer être comme Dieu par similitude,
cela peut se produire de deux façons. Premièrement, quand un être désire avec
Dieu la similitude à laquelle l’ordonne sa nature. En ce sens, il ne pèche pas,
à condition toutefois que ce désir soit dans l’ordre, c’est-à-dire l’incline à
recevoir de Dieu cette similitude. Il y aurait péché au contraire à considérer
comme un droit d’être semblable à Dieu comme si cela dépendait de ses propres
forces et non de la Toute-puissance divine. A un second point de vue, on peut
désirer acquérir avec Dieu une ressemblance qui ne nous est pas naturelle,
c’est le cas de celui qui voudrait être capable de créer le ciel et la terre,
pouvoir qui est propre à Dieu. Un tel désir serait un péché. Et c’est en ce
sens que le diable a désiré être comme Dieu ; non pas qu’il ait prétendu
n’être, comme Dieu, soumis à qui que ce soit, car en ce cas il eût désiré ne
pas être, puisqu’aucune créature ne peut être que soumise à Dieu et participant
de lui l’existence. Mais l’ange a désiré ressembler à Dieu en désirant comme
fin ultime de sa béatitude ce à quoi il pourrait parvenir par ses forces
naturelles, et en détournant son désir de la béatitude surnaturelle qu’il ne
pouvait recevoir que de la grâce de Dieu.
Ou bien, s’il a désiré comme fin ultime cette
ressemblance avec Dieu que donne la grâce, il a voulu l’avoir par les forces de
sa nature, et non la tenir de l’intervention de Dieu et selon les dispositions
prises par lui. Et cette opinion est conforme à la manière de voir de S.
Anselme pour qui l’ange a désiré ce à quoi il fût parvenu s’il était resté
droit. D’ailleurs, les deux opinions reviennent au même ; car dans les deux cas
l’ange a désiré posséder sa béatitude dernière par ses propres forces, ce qui
n’appartient qu’à Dieu.
Enfin, étant donné que ce qui est par soi est
principe et cause de ce qui est dérivé, il suit de là que l’ange a désiré
également une certaine principauté sur les créatures, en quoi il a voulu d’une
façon perverse s’assimiler à Dieu.
Par ce que nous venons de dire, nous avons répondu
à toutes les objections.
Article 4 — En
admettant que certains anges sont devenus mauvais volontairement, y en a-t-il
d’autres qui le sont naturellement ?
Objections :
1. Il semble que certains démons sont mauvais par
nature. En effet, Porphyre, cité par S. Augustin, parle d’une “ certaine espèce
de démons, menteurs par nature, qui simulent les dieux et les âmes des morts ”.
Or, être menteur, c’est être mauvais. Il y a donc des démons naturellement
mauvais.
2. Les anges, comme les hommes, ont été créés par
Dieu, mais il y a des hommes naturellement mauvais, dont il est dit dans
l’Écriture (Sg 12, 10) : “ La malice leur est naturelle. ” Il peut donc se
trouver aussi des anges naturellement mauvais.
3. Certains animaux sans raison ont des méchancetés
naturelles, comme la ruse chez le renard, la voracité chez le loup ; ce sont
pourtant des créatures de Dieu. Les démons peuvent donc, eux aussi, tout en
étant créatures de Dieu, être naturellement mauvais.
En sens contraire,
Denys écrit que “ les démons ne sont pas mauvais
par nature ”.
Réponse :
Tout ce qui est, en tant qu’il est et qu’il possède
une nature donnée, tend naturellement vers un bien, car il procède d’un
principe bon, et l’effet fait toujours retour vers son principe. Cependant, il
arrive qu’à un bien particulier se trouve adjoint un mal ; au feu, par exemple,
se trouve lié ce mal d’être destructeur d’autres choses. Mais au bien universel
ne peut être adjoint aucun mal. Par conséquent, un être dont la nature est de
tendre vers un bien particulier peut tendre vers un mal, non pas en tant que
tel, mais parce qu’accidentellement ce mal est conjoint à un bien. Au contraire
un être dont la nature est de tendre vers un bien sous la raison commune de
bien, ne peut tendre naturellement vers un mal. Or, il est manifeste qu’une
nature intellectuelle est ordonnée au bien universel qu’elle peut appréhender
et qui est l’objet de sa volonté. Et, comme les démons sont des substances
intellectuelles, ils ne peuvent d’aucune façon avoir une inclination naturelle
vers un mal quelconque. Ils ne peuvent donc être mauvais naturellement.
Solutions :
1. Augustin reproche précisément à Porphyre son
opinion et affirme que, si les démons sont menteurs, ce n’est pas
naturellement, mais de leur propre volonté. D’ailleurs, Porphyre croyait que
les démons étaient des animaux doués d’une nature sensible, et la nature
sensible est ordonnée à un bien particulier auquel peut s’adjoindre un mal.
Dans ce cas, les démons pourraient avoir une inclination au mal, mais
accidentellement, en tant que le mal est conjoint au bien.
2. La malice de certains hommes peut être dite
naturelle, soit en raison de l’habitude qui est une seconde nature, soit en
raison de l’inclination naturelle de la nature sensible à une passion
désordonnée, au sens où l’on dit que certains sont naturellement enclins à la
colère ou à la concupiscence. Mais cela ne vient pas de la nature intellectuelle.
3. Les animaux sans raison, par leur nature
sensible, ont une inclination naturelle vers certains biens particuliers
auxquels sont joints certains maux. Ainsi à la sagacité du renard dans la
recherche de la nourriture est liée la ruse. Il s’ensuit qu’être rusé n’est pas
un mal pour le renard, puisque cela lui est naturel, pas plus que ce n’est un
mal pour le chien d’être furieux, selon la remarque de Denys.
Article 5 —
L’ange a-t-il pu devenir mauvais volontairement dès le premier instant de sa
création ?
Objections :
1. Il le semble bien, car il est dit en S. Jean (8,
44) : “ Il était homicide dès le commencement. ”
2. D’après S. Augustin ce n’est pas selon une
succession de temps mais d’origine, que la créature a d’abord été informe, puis
formée. D’autre part le “ ciel ” dont il est dit qu’il fut créé en premier,
signifie, toujours d’après le même Docteur, la nature angélique informe. Puis,
par ces paroles : “ Que la lumière soit, et la lumière fut ”, il faut entendre
la nature angélique qui a été formée lorsqu’elle s’est tournée vers le Verbe.
C’est donc dans le même temps que la nature angélique a été créée et qu’elle a
été faite lumière. Mais, au moment où elle devenait lumière, elle était
distinguée des ténèbres, et par ténèbres il faut entendre les anges pécheurs.
Ce qui revient à dire que dès le premier instant de leur création, certains
anges furent bienheureux et d’autres tombèrent dans le péché.
3. Le péché s’oppose au mérite. Mais, au premier
instant de sa création, une nature intellectuelle peut mériter, telle l’âme du
Christ ou les bons anges eux-mêmes. Les démons ont donc pu pécher en cet
instant.
4. La nature angélique est plus puissante que la
nature corporelle. Mais une réalité corporelle peut commencer d’agir au premier
instant de sa création ; ainsi le feu, dès qu’il est produit, commence à
s’élever. Par conséquent, l’ange, lui aussi, a pu agir au premier instant de sa
création. Or, de deux choses l’une : ou cette opération a été bonne, ou elle ne
l’a pas été. Si elle a été bonne, l’ange possédant la grâce a mérité la
béatitude ; et, comme chez l’ange la récompense suit immédiatement le mérite,
la béatitude lui a été accordée aussitôt, on l’a vu plus haut ;par suite aucun
ange n’aurait péché, ce qui est faux. Il reste donc que les anges ont pu pécher
dès le premier instant en agissant mal.
En sens contraire,
il est écrit dans la Genèse (1, 31) : “ Dieu vit
tout ce qu’il avait fait, et cela était très bon. ” Or, parmi tout cela, il y
avait les démons. Les démons furent donc bons à un moment donné.
Réponse :
Certains auteurs ont pensé que les démons, dès le
premier instant de leur création, furent mauvais, non du fait de leur nature,
mais en raison d’un péché proprement volontaire ; car “ dès qu’il a été
produit, le diable a récusé la justice ; et cette opinion, remarque S.
Augustin, ne doit pas être confondue avec l’hérésie manichéenne, qui prétend
que le diable a une nature mauvaise. ” Pourtant, cette manière de voir
contredit l’Écriture : il est écrit en effet du diable, sous la figure du roi
de Babylone (Is 14, 12) : “ Comment es-tu tombé, Lucifer, toi qui brillais au
matin ? ” et encore, en s’adressant au roi de Tyr (Ez 28, 13) : “ Tu as connu
les délices du paradis de Dieu. ” C’est pourquoi une telle opinion est regardée
avec raison par les théologiens comme erronée.
D’autres auteurs ont pensé que les anges pouvaient
pécher au premier instant de leur création, mais ne l’ont pas fait. Pour
réfuter cette opinion, certains remarquent que deux opérations consécutives ne
peuvent se terminer au même instant. Or, le péché de l’ange fut postérieur à
l’opération créatrice ; le terme de la création en effet, c’est l’existence de
l’ange ; le terme du péché, c’est de rendre mauvais celui qui le commet. Il
apparaît donc impossible que, dans un même instant, l’ange ait commencé d’être
et soit devenu mauvais.
Mais une telle raison est insuffisante. Elle vaut
pour les mouvements temporels successifs ; ainsi un mouvement local qui suit
une altération ne peut se terminer au même instant que l’altération elle-même.
Mais dans les mutations instantanées il est possible que les termes de la
première mutation et de la seconde soient réalisés en même temps et au même
instant ; ainsi, au même instant, la lune est illuminée par le soleil et l’air
par la lune. Or, il est manifeste que la création est instantanée ; de même le
mouvement du libre arbitre chez les anges, puisqu’ils n’usent ni de comparaison
ni de raisonnement, ainsi qu’on l’a fait voir. Rien n’empêche donc le terme de
la création et le terme du libre arbitre d’exister en même temps et au même
instant.
Ce qu’il faut dire, c’est qu’il a été impossible à
l’ange, au premier instant, de pécher par un acte désordonné de son libre
arbitre. Bien qu’une réalité puisse bien, à l’instant où elle commence d’exister,
commencer d’agir, cependant cette opération contemporaine de son existence lui
vient nécessairement de l’agent qui lui donne celle-ci ; ainsi celui qui
produit le feu lui donne en même temps de s’élever. Par conséquent, lorsqu’une
chose reçoit l’être d’un agent déficient, lequel peut être cause d’une action
défectueuse, elle pourra, dès le premier instant où elle commence d’être,
produire une opération fautive ; c’est le cas de la jambe qui est boiteuse à la
naissance, du fait de la débilité de la semence, et qui commence aussitôt à
boiter. Mais l’agent qui produit les anges dans l’existence, c’est Dieu ; et
Dieu ne peut être cause de péché. Pour cette raison on ne peut pas dire que le
diable, au premier instant de sa création, a été mauvais.
Solutions :
1. Quand on lit dans l’Écriture que le diable pèche
dès le commencement, il faut l’entendre, selon S. Augustin, non pas de ce
commencement qu’est la création, mais du début de son péché ; car jamais le
démon ne s’est repenti de sa faute.
2. Cette distinction de la lumière et des ténèbres,
qui entend par ténèbres les péchés des démons, doit se prendre d’après la
prescience divine. C’est ce qu’explique S. Augustin quand il écrit : “ Seul,
celui-là a pu distinguer la lumière et les ténèbres, qui a pu, avant leur
chute, prévoir ceux qui devaient tomber. ”
3. Tout ce qui appartient au mérite vient de Dieu.
C’est pourquoi, dès le premier instant de sa création, l’ange a pu mériter.
Mais il n’en est pas de même pour le péché, nous venons de le voir.
4. Comme le remarque S. Augustin, Dieu n’a pas fait
de discrimination entre les anges avant la perversion des uns et la conversion
des autres. C’est pourquoi tous, ayant été créés en grâce, ont mérité dès le
premier instant. Mais certains ont mis obstacle à leur béatitude en détruisant
leur mérite précédent, et ils ont été privés de la béatitude qu’ils avaient
méritée.
Article 6 —
S’est-il écoulé un certain temps entre la création de l’ange et sa chute ?
Objections :
1. Il semble que oui, car on lit dans Ézéchiel (28,
15) : “ Ta conduite fut parfaite depuis le jour où tu fus créé, jusqu’à ce que
l’iniquité se trouve en toi. ” Mais cette conduite, qui représente un mouvement
continu, suppose un certain temps entre la création du diable et sa chute.
2. Origène écrit que “ l’antique serpent n’a pas
marché sur le ventre dès le début ”, ce qui s’entend du péché de l’ange. Le
diable n’a donc pas péché aussitôt après le premier instant de sa création.
3. Pouvoir pécher est commun à l’homme et à l’ange.
Or, il s’est écoulé un certain temps entre la formation de l’homme et sa chute.
Il a dû en être de même pour le diable.
4. L’instant où le diable a péché est distinct de
l’instant où il fut créé. Or, entre deux instants, il s’écoule toujours un
temps intermédiaire.
En sens contraire,
nous lisons dans S. Jean (8, 44), que le diable “
n’était pas établi dans la vérité ”. Et S. Augustin écrit à ce propos : “ Il
faut le comprendre en ce sens que le diable a été dans la vérité, mais qu’il
n’y est pas demeuré. ”
Réponse :
On trouve à ce sujet une double opinion. Pourtant
il paraît plus probable et plus conforme à la pensée des Pères qu’aussitôt
après le premier instant de sa création, le diable a péché. Cela est nécessaire
en effet, si l’on admet, comme nous l’avons fait, que l’ange, dans ce premier
instant, fut créé en grâce et produisit un acte de libre arbitre. Puisque les
anges parviennent à la béatitude par un seul acte méritoire, comme nous l’avons
dit, si en ce premier instant, le diable, créé en grâce, avait mérité, il
aurait dû recevoir aussitôt la béatitude, à moins qu’il n’y ait opposé un
obstacle en péchant.
Mais si l’on admet que l’ange n’a pas été créé en
grâce ; ou bien que, dans le premier instant, il n’a pas pu poser d’acte libre,
rien n’empêche d’admettre un certain laps de temps entre sa création et sa
chute.
Solutions :
1. Les mouvements corporels, mesurés par le temps,
signifient parfois métaphoriquement, dans la Sainte Écriture, des mouvements
spirituels instantanés. Et c’est ainsi que le mot “ conduite ” est pris ici
pour le mouvement du libre arbitre en tendance vers le bien.
2. Origène parle ainsi parce que le diable ne fut
pas mauvais dès le principe, c’est-à-dire au premier instant.
3. Le libre arbitre de l’ange est inflexible une
fois le choix accompli. C’est pourquoi, si aussitôt après le premier instant où
il eut un mouvement naturel vers le bien, le diable n’avait pas mis obstacle à
la béatitude, il eût été confirmé dans le bien. Il n’en est pas ainsi de
l’homme, et c’est pourquoi l’argument ne porte pas.
4. Entre deux instants, il y a un temps
intermédiaire, quand il s’agit du temps continu, selon Aristote. Mais les anges
ne sont pas soumis au mouvement céleste, lequel est en premier lieu mesuré par
le temps continu ; le temps angélique se ramène à la succession des opérations
de l’intelligence et du vouloir. Par suite, le premier instant, pour l’ange,
correspond à cette opération de l’esprit qui le fait se tourner vers lui-même
par ce que nous avons appelé la connaissance du soir ; la Genèse mentionne en
effet au premier jour un soir, et non un matin. Cette première opération fut
bonne chez tous les anges. Puis, à partir de là, certains anges, par la
connaissance du matin, se portèrent vers la louange du Verbe ; certains autres,
au contraire, demeurèrent en eux-mêmes et “ enflés d’orgueil ”, dit Augustin,
devinrent ténèbres. Ainsi la première opération fut commune à tous ; mais dans
la seconde ils se divisèrent. Tous furent donc bons au premier instant ; mais
dans le second les bons furent distingués des méchants.
Article 7 — Le
plus élevé parmi les anges déchus était-il absolument le plus élevé de tous les
anges ?
Objections :
1. On lit dans Ézéchiel (28, 14) : “ Tu étais un
chérubin protecteur ; je t’avais placé sur la montagne sainte de Dieu. ” Mais
d’après Denys, l’ordre des Chérubins est inférieur à celui des Séraphins. Le
plus élevé des anges pécheurs n’était donc pas le plus élevé de tous les anges.
2. Dieu a créé la nature intellectuelle en vue de
la béatitude à acquérir. Donc si le plus élevé de tous les anges a péché, il
s’ensuit que le dessein de Dieu a été frustré dans la plus noble des créatures
; ce qu’il est difficile d’admettre.
3. Plus une inclination est forte dans un être,
moins elle risque de manquer son but. Or, plus l’ange est élevé, plus il est
incliné vers Dieu, et moins il a de chances de pécher.
En sens contraire,
S. Grégoire écrit que le premier ange qui a péché,
“ supérieur à toutes les troupes angéliques, les dépassait en clarté, et
resplendissait encore davantage quand on le comparait aux autres anges ”.
Réponse :
Il faut considérer deux choses dans le péché :
l’inclination au péché et le motif du péché. Pour ce qui est de l’inclination,
il semble que les anges supérieurs étaient moins portés à pécher que les anges
inférieurs. C’est ce qui fait dire au Damascène que le plus grand des anges
pécheurs était “ le supérieur de l’ordre terrestre ”. Et cela paraît concorder
avec l’opinion des platoniciens que rapporte S. Augustin. Ceux-ci prétendaient
en effet que tous les dieux étaient bons ; mais, parmi les démons, les uns
étaient bons, les autres mauvais ; ils appelaient dieux les substances
intellectuelles qui sont au-dessus de la sphère lunaire, et démons celles qui
sont au-dessous, tout en étant supérieures par nature aux hommes. Une telle
opinion n’est pas contraire à la foi, car, dit S. Augustin, toute la création
corporelle est gouvernée par Dieu au moyen des anges. Rien n’empêche donc
d’affirmer que les anges inférieurs sont préposés par Dieu à l’administration
des corps inférieurs, tandis que les anges supérieurs ont pour rôle
d’administrer les corps plus élevés, les anges suprêmes se tenant devant Dieu.
Pour cette raison S. Jean Damascène dit que ceux qui tombèrent faisaient partie
de l’ordre inférieur, encore que, même dans cet ordre, il y en eût qui
demeurèrent fidèles.
Mais si l’on considère le motif pour lequel l’ange
a péché, ce motif apparaît plus fort chez les anges supérieurs. Le péché des
démons fut en effet le péché d’orgueil, dont le motif est la propre excellence
du pécheur. Or, cette excellence était plus grande chez les anges supérieurs.
C’est pourquoi S. Grégoire affirme que le premier ange pécheur fut le plus
élevé de tous.
Et cette dernière opinion semble la plus probable.
Car le péché de l’ange ne venait pas d’une inclination mauvaise, mais de son
seul libre arbitre ; il convient donc de retenir ici la raison qui s’appuie sur
le motif du péché. Pourtant, nous n’entendons pas préjuger de l’autre opinion,
car il a pu y avoir aussi bien chez le prince des anges inférieurs un motif de
pécher.
Solutions :
1. Le mot “ Chérubin ” signifie, selon
l’interprétation commune, plénitude de science ; le mot “ Séraphin ”, ardent ou
enflammé. Le premier nom se tire donc de la science, qui peut exister avec le
péché mortel ; le second se tire de l’ardeur de la charité qui est incompatible
avec le péché mortel. Dès lors le premier ange pécheur ne peut être appelé
séraphin, mais chérubin.
2. L’intention divine n’est frustrée ni à propos de
ceux qui pèchent, ni à propos de ceux qui sont sauvés. Dieu a prévu l’un et
l’autre événement, et de l’un et de l’autre il tire sa gloire, soit en sauvant
les fidèles, en raison de sa bonté, soit en punissant les pécheurs, en raison
de sa justice. Quant à la créature intellectuelle elle-même, quand elle pèche,
elle se rend défaillante à l’égard de sa vraie fin, et rien ne s’oppose à cela
en une créature, si sublime soitelle ; car la créature intellectuelle a été
établie par Dieu de telle manière qu’il dépend de sa décision d’agir (ou non)
en vue de la vraie fin.
3. Quelque grande que fût l’inclination au bien
chez l’ange suprême, elle ne lui imposait pas une nécessité, et par son libre
arbitre il pouvait s’y soustraire.
Article 8 — Le
péché du premier ange a-t-il causé le péché des autres ?
Objections :
1. Il semble que non, car la cause est antérieure à
l’effet. Mais tous les anges ont péché en même temps, d’après le Damascène. Le
péché de l’un n’a donc pas été cause du péché des autres.
2. Le premier péché de l’ange ne peut être que
l’orgueil, comme on l’a vu, et l’orgueil recherche l’excellence. Or, il répugne
à celui qui désire exceller de se soumettre à un inférieur, plus encore qu’à un
supérieur. Les démons ne pouvaient donc accepter de se soumettre à un ange,
plutôt qu’à Dieu. Pourtant, si le péché d’un ange a été cause du péché des
autres, ce serait seulement en ce sens que le premier ange a amené les autres à
se soumettre à lui. Il ne semble donc pas que le péché du premier ange ait été
cause du péché pour les autres.
3. C’est un péché plus grand de se soumettre à un
autre contre Dieu, que de vouloir commander à un autre comme Dieu ; car le
motif du péché a moins de valeur. Donc, si le péché du premier ange fut cause
du péché des autres, en ce sens qu’il les amena à se soumettre à lui, il
s’ensuit que les anges inférieurs auraient péché plus gravement que l’ange
suprême. Mais, au sujet de cette parole du Psaume (104, 26) : “ ... ce dragon
que tu as formé ” nous lisons dans la Glose : “ Lui qui était supérieur aux
autres dans son être est devenu aussi le plus élevé en méchanceté. ” C’est donc
que le péché du premier ange ne fut pas cause du péché des autres.
En sens contraire,
il est dit dans l’Apocalypse que le dragon a
entraîné avec lui “ le tiers des étoiles du ciel ”.
Réponse :
Le péché du premier ange fut cause du péché des
autres, non par mode de coaction, mais par une sorte de suggestion persuasive.
Le signe en est que tous les démons sont soumis au démon suprême, comme le
montre manifestement le Seigneur quand il dit (Mt 25, 41) : “ Allez, maudits,
au feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. ” Cela relève de
la justice divine en effet, que celui qui a consenti aux suggestions de
quelqu’un dans la faute, soit soumis à sa puissance dans le châtiment, selon
cette parole de l’Écriture (2 P 2, 19) : “ On est esclave de celui par qui on
s’est laissé vaincre. ”
Solutions :
1. Bien que les démons aient péché en même temps,
cependant le péché de l’un a pu être cause du péché des autres En effet, l’ange
n’a pas besoin de temps pour choisir, ou pour exhorter, ou pour consentir ;
c’est le fait de l’homme qui doit délibérer pour choisir et consentir, et qui
doit faire usage du langage pour exhorter, toutes choses qui demandent du
temps.
Pourtant il est manifeste que l’homme aussi, en même temps qu’il conçoit
une pensée dans son cœur, commence dans le même instant à l’exprimer par ses
lèvres. Et à l’instant où s’achève sa phrase, l’auditeur qui en saisit le sens
peut donner son assentiment, surtout s’il s’agit de vérités premières qu’on
approuve aussitôt qu’entendues. Donc si l’on supprime le temps qui nous est
nécessaire pour nous exprimer ou pour délibérer, on conçoit très bien que, dans
l’instant même où le premier ange exprimait intelligiblement le choix de son
désir, les autres aient pu y donner leur adhésion.
2. L’orgueilleux, toutes choses égales d’ailleurs,
préfère se soumettre à un supérieur plutôt qu’à un inférieur. Mais si, en se
soumettant à un inférieur, il acquiert une excellence qu’il ne peut obtenir en
se soumettant à un supérieur, il préfère la première soumission à la seconde.
Ainsi donc, cela n’allait pas contre l’orgueil des démons de se soumettre à un
inférieur en consentant à sa primauté ; ils voulaient l’avoir pour prince et
pour chef en vue de conquérir, par leur puissance naturelle, leur béatitude
ultime, et cela leur était d’autant plus aisé que, par ordre de nature, ils se
trouvaient déjà soumis à l’ange suprême.
3. Comme nous l’avons déjà dit, l’ange n’a rien en
lui qui le retarde, mais il se porte de tout son pouvoir vers son objet, que ce
soit le bien ou le mal. Et parce que l’ange suprême avait une puissance
naturelle supérieure à celle des anges inférieurs, il s’est précipité dans le
péché avec plus de violence. C’est pourquoi il est devenu supérieur à tous en
méchanceté.
Article 9 — Y
a-t-il autant d’anges tombés que d’anges restés fidèles ?
Objections :
1. Il semble qu’il y ait eu davantage d’anges
pécheurs car, dit Aristote, “ le mal se trouve dans le plus grand nombre, le
bien dans le plus petit nombre ”.
2. La justice et le péché se trouvent de la même
manière chez les anges et chez les hommes. Mais, parmi les hommes, il y en a
plus de mauvais que de bons, selon cette parole de l’Ecclésiaste (1, 15, Vg) :
“ Le nombre des insensés est infini. ”
3. Les anges se distinguent d’après leurs personnes
et d’après leurs catégories. Si donc le plus grand nombre de personnes
angéliques sont restées fidèles, il semble que les anges pécheurs
n’appartiennent pas à toutes les catégories.
En sens contraire,
il est dit dans l’Écriture (2 R 6, 16) : “ Ceux qui
sont avec nous sont plus nombreux que ceux qui sont avec eux ”, parole que l’on
applique aux bons anges qui nous portent secours, et aux mauvais qui nous sont
contraires.
Réponse :
Il y eut plus d’anges fidèles que de pécheurs. Car
le péché va à l’encontre de l’inclination naturelle de la créature ; or, ce qui
est contre la nature ne se produit qu’accidentellement dans un petit nombre de
cas. La nature, en effet, obtient son résultat soit toujours, soit le plus
souvent.
Solutions :
1. Aristote parle des hommes pour lesquels le mal
vient de la poursuite des biens sensibles ; car ceux-ci sont connus de la
plupart, tandis que l’on déserte le bien rationnel qui n’est connu que du petit
nombre. Dans les anges, au contraire, il n’y a que la nature intellectuelle.
Aussi l’argument ne porte pas ici.
2. Nous avons répondu par là à la deuxième
objection.
3. Pour ceux qui pensent que le diable appartenait
au degré inférieur de ces anges qui président au monde terrestre, il est
évident que les anges pécheurs ne ressortissent pas à toutes les catégories,
mais seulement à la dernière. Si l’on admet au contraire que le diable
appartenait à la catégorie suprême, il est probable que ceux qui sont tombés
ressortissaient à toutes les catégories, et que, dans chacune d’entre elles,
des hommes sont introduits pour suppléer les anges tombés. Et cela confirme
encore l’indépendance du libre arbitre, qui peut s’infléchir vers le mal,
quelle que soit la dignité de la créature. Cependant, dans la Sainte Écriture,
les noms de certaines catégories, comme les Séraphins et les Trônes, ne sont
pas attribués aux démons, car ces noms sont pris de l’ardeur de la charité et
de l’habitation de Dieu, qui sont incompatibles avec le péché mortel.
On leur attribue au contraire les noms de
Chérubins, de Puissances et de Principautés, car ces noms sont pris de la
science et de la puissance, qui peuvent être communes aux bons et aux mauvais
anges.
QUESTION 64 — LE CHÂTIMENT DES DÉMONS
1. L’obscurcissement de leur intelligence. 2.
L’obstination de leur volonté. 3. Leur souffrance. 4. Le lieu de leur
châtiment.
Article 1 —
L’obscurcissement de leur intelligence
Objections :
1. Il semble que l’intelligence du démon soit
obscurcie par la privation de toute connaissance de la vérité. Car si les
démons connaissaient quelque vérité, c’est surtout eux-mêmes qu’ils devraient
connaître, et ce serait là pour eux connaître les substances séparées. Or cette
connaissance ne convient pas à leur misère, car elle constitue une telle
béatitude que certains y ont vu le suprême bonheur de l’homme. Les démons sont
donc privés de toute connaissance de la vérité.
2. Ce qui est le plus manifeste dans la nature doit
l’être aussi pour les anges, qu’ils soient bons ou mauvais. Le fait qu’il n’en
est pas ainsi pour nous vient de la faiblesse de notre intelligence, qui ne
connaît qu’à partir des images : c’est ainsi que la faiblesse de sa vue empêche
le hibou de voir le soleil. Mais les démons ne peuvent connaître Dieu, qui
pourtant est en soi la réalité la plus évidente, puisqu’il est la souveraine
Vérité, cela vient de ce qu’ils n’ont pas le cœur pur, seul capable de voir
Dieu. Ils ne connaissent donc pas non plus les autres vérités.
3. La connaissance angélique est double, au
sentiment de S. Augustin, celle du matin et celle du soir. Or, la connaissance
du matin ne convient pas aux démons qui ne voient pas les choses dans le Verbe
; et pas davantage celle du soir, car elle rapporte les choses connues à la
louange du Créateur (c’est pourquoi la Genèse place le matin après le soir).
Les démons ne peuvent donc avoir aucune connaissance des choses.
4. D’après S. Augustin, les anges ont connu en
vertu de leur condition le mystère du royaume de Dieu. Mais les démons ont été
privés de cette connaissance, car, selon l’Apôtre (1 Co 2, 8), “ s’ils
l’avaient connu, jamais ils n’auraient crucifié le Seigneur de gloire ”. Pour
la même raison, ils ont été privés de toute autre connaissance.
5. Une vérité peut être connue soit par nature
comme les premiers principes, soit par l’enseignement d’autrui, soit du fait
d’une longue expérience. Mais les démons ne peuvent connaître la vérité
naturellement, car ils sont séparés des bons anges comme les ténèbres le sont
de la lumière, au dire de S. Augustin, et toute manifestation de la vérité se
fait par illumination. De même, ils ne la connaissent pas par révélation ou en
la recevant des bons anges, car, selon le mot de l’Apôtre (2 Co 6,19) “ il n’y
a pas d’union entre la lumière et les ténèbres ”. Enfin une longue expérience
ne peut venir que des sens. Il n’y a donc dans les démons aucune connaissance
de la vérité.
En sens contraire,
d’après Denys, “ les dons angéliques accordés aux
démons n’ont pas changé ; ils demeurent dans leur intégrité et leur splendeur
”. Or, parmi ces dons naturels, se trouve la connaissance de la vérité. C’est
donc qu’elle existe chez les démons.
Réponse :
Il y a une double connaissance de la vérité, celle
qui vient de la grâce et celle qui vient de la nature. La première, à son tour,
est soit spéculative, comme lorsque les secrets divins sont révélés à
quelqu’un, soit affective, et c’est elle qui produit l’amour de Dieu et qui
relève à proprement parler du don de sagesse.
De ces trois connaissances, celle qui est naturelle
n’est chez les démons ni enlevée, ni diminuée. Elle est en effet une propriété
de la nature angélique qui, comme telle, est intelligence et esprit. Or, à
cause de la simplicité de la substance, rien ne peut être soustrait à la nature
angélique pour sa punition, comme il arrive que l’homme soit puni par
l’ablation de la main, du pied ou d’un autre membre. C’est en ce sens que Denys
affirme que les dons naturels demeurent dans leur intégrité chez les démons.
Leur connaissance naturelle n’est donc pas diminuée. Quant à la connaissance
spéculative qui vient de la grâce, elle n’est pas enlevée totalement, mais
diminuée, car les secrets divins ne sont révélés aux démons que dans la mesure
nécessaire, soit par l’intermédiaire des bons anges, soit par les “
manifestations temporelles de la puissance divine ”, dit S. Augustin.
Cependant, cette connaissance n’a pas l’étendue et la clarté de celle des
saints anges qui voient dans le Verbe les vérités révélées. Mais pour ce qui
est de la connaissance affective issue de la grâce, ils en sont totalement privés,
aussi bien que de la charité.
Solutions :
1. Le bonheur consiste dans l’application de
l’intelligence à une réalité supérieure. Les substances séparées nous dépassent
par nature ; c’est pourquoi il y a une certaine félicité pour l’homme à les
connaître. Mais la félicité parfaite se trouve dans la connaissance de la
première des substances, c’est-à-dire de Dieu. Or, la connaissance des
substances séparées est connaturelle aux anges, de même qu’il nous est
connaturel de connaître les natures sensibles. C’est pourquoi, de même que le
bonheur de l’homme ne consiste pas dans la connaissance des natures sensibles,
de même le bonheur de l’ange ne réside pas dans l’appréhension des substances
séparées.
2. Ce qui est le plus évident en soi nous est caché
parce qu’il est hors de proportion avec notre intelligence, et non pas
seulement parce que notre intelligence tire ses idées des images. Or la
substance divine est hors de proportion aussi bien avec l’intelligence
angélique qu’avec l’intelligence humaine. C’est pourquoi l’ange lui-même, par
nature, ne peut connaître la substance de Dieu. Il peut cependant parvenir
naturellement à une connaissance de Dieu supérieure à celle de l’homme, en
raison de la perfection de son intelligence. Cette connaissance demeure aussi chez
les démons ; car, bien qu’ils n’aient pas cette pureté du regard que donne la
grâce, ils ont celle qui leur vient de la nature et qui suffit à leur
connaissance de Dieu.
3. La créature est ténèbres, comparée à
l’excellence de la lumière divine : c’est pourquoi la connaissance que l’on
prend de la créature en sa nature propre est dite connaissance du soir. Car si
le soir est associé aux ténèbres, il possède encore quelque lumière ; autrement
ce serait la nuit. Ainsi donc la connaissance des choses en leur nature propre,
quand on la réfère à la louange du Créateur, comme chez les bons anges, peut
être appelée vespérale. Si au contraire on ne la réfère pas à Dieu, et c’est le
cas des démons, elle est dite non pas vespérale, mais nocturne. C’est pourquoi
nous lisons dans la Genèse que Dieu a “ appelé nuit ” les ténèbres quand il les
sépara de la lumière.
4. Tous les anges, au commencement, ont connu de
quelque manière le mystère du royaume de Dieu qui devait être accompli par le
Christ ; mais surtout ceux qui furent béatifiés dans la vision du Verbe, que
les démons n’ont jamais eue. Cependant tous les anges ne saisirent pas ce
mystère parfaitement ni également ; et beaucoup moins encore les démons
eurentils une connaissance parfaite du mystère de l’Incarnation au moment de la
venue du Christ en ce monde. “ Ce mystère, écrit S. Augustin n’a pas été connu
d’eux comme il le fut des saints anges qui jouissent de l’éternité participée
du Verbe ; ils devaient seulement en percevoir avec terreur certains effets
temporels. ” Mais s’ils avaient connu parfaitement et avec certitude qu’il est
le Fils même de Dieu et quels seraient les fruits de sa passion, jamais ils
n’auraient cherché à faire crucifier le Seigneur de gloire.
5. Les démons connaissent une vérité de trois manières.
Premièrement, du fait de la perspicacité de leur nature, car bien qu’enténébrés
par la privation de la lumière de la grâce, ils sont cependant lucides du fait
de la lumière de leur nature intellectuelle. Deuxièmement, par révélation reçue
des saints anges, auxquels certes ils ne ressemblent pas par la rectitude de la
volonté, mais par une similitude de nature intellectuelle qui rend possible la
communication. Troisièmement, par suite d’une longue expérience. Ils ne la
reçoivent pas des sens, mais au moment où l’entrée dans l’existence des choses
concrètes, dont ils ont naturellement dans leur intelligence la représentation,
achève de rendre celle-ci ressemblante, ils connaissent comme présents des
événements qu’ils pouvaient connaître d’avance quand ils étaient futurs.Nous
nous en sommes expliqués plus haut à propos de la connaissance angélique.
Article 2 —
L’obstination de leur volonté
Objections :
1. Il semble que la volonté des démons n’est pas
obstinée dans le mal. Car le libre arbitre appartient à la nature
intellectuelle, qui demeure chez les démons. Or le libre arbitre, de soi et par
priorité, est ordonné au bien plutôt qu’au mal. La volonté des démons ne peut
donc être obstinée dans le mal au point de ne pouvoir faire retour au bien.
2. La miséricorde infinie de Dieu est plus grande
que la malice du démon, qui est finie Or, c’est uniquement par la miséricorde
de Dieu que l’on peut passer du mal de faute à la bonté qui justifie. Les
démons peuvent donc revenir de l’état de malice à l’état de justice.
3. Si les démons avaient leur volonté ancrée dans
le mal, cette obstination aurait surtout pour objet le péché qu’ils ont commis.
Mais ce péché, qui est l’orgueil, n’existe plus en eux, car il n’a plus de
motif, à savoir leur propre excellence.
4. S. Grégoire écrit que “ l’homme peut réparer par
le moyen d’un autre, puisque c’est un autre qui l’a fait tomber ”. Mais les
démons inférieurs ont été entraînés au mal par le premier ange, comme on vient
de le voir. Leur chute peut donc être réparée par un autre ange. Ils ne sont
donc pas fixés dans le mal.
5. Quiconque est obstiné dans le mal ne fait jamais
d’œuvre bonne. Mais le démon fait quelques œuvres bonnes, par exemple quand il
confesse la vérité en disant du Christ : “ Je sais que tu es le Saint de Dieu ”
(Mc 1, 24). S. Jacques écrit aussi dans son épître (2, 19) : “ Les démons
croient et ils tremblent. ” Enfin, selon Denys, ils désirent ce qui est bon et
même ce qui est meilleur, à savoir l’être, la vie, l’intelligence.
En sens contraire,
nous lisons dans le Psaume (74, 23) cette parole
que l’on applique aux démons : “ L’orgueil de ceux qui t’ont haï s’élève sans
cesse. ” C’est donc que les démons persévèrent dans leur malice.
Réponse :
D’après Origène toute volonté créée, en raison du
libre arbitre, peut se tourner vers le bien et le mal ; il n’y a d’exception
que pour l’âme du Christ, à cause de son union au Verbe. Mais une telle
doctrine enlève toute vérité à la béatitude des anges et des hommes
bienheureux, car la stabilité éternelle est une condition essentielle de la
vraie béatitude ; de là son nom de vie éternelle. De plus., cette doctrine
contredit l’autorité de la Sainte Écriture qui affirme que les démons et les
pécheurs doivent être envoyés au “ supplice éternel ”, tandis que les bons doivent
être introduits dans “ la vie éternelle ”. C’est pourquoi une telle position
doit être regardée comme erronée, et il faut tenir fermement, selon la foi
catholique, que la volonté des bons anges est confirmée dans le bien, tandis
que la volonté des démons est devenue obstinée dans le mal.
La cause de cette obstination, il faut la prendre
non de la gravité de la faute, mais de la condition naturelle de leur état “ Ce
que la mort est pour les hommes, écrit S. Jean Damascène, la chute l’est pour
les anges. ” Or, il est manifeste que tous les péchés mortels des hommes,
quelle que soit leur gravité, sont rémissibles avant la mort ; mais après la
mort, ils sont irrémissibles et subsistent perpétuellement .
Pour découvrir la cause d’une telle obstination, il
faut considérer que la puissance appétitive, chez la créature, est, par rapport
à la puissance appréhensive qui la meut, comme le mobile par rapport au moteur.
L’appétit sensitif a pour objet un bien particulier ; la volonté, le bien
universel ; et de même les sens ont pour objet le particulier, l’intelligence,
l’universel. Or, l’appréhension de l’ange diffère de celle de l’homme en ce que
l’ange appréhende immuablement l’objet par son intelligence à la manière dont
nous saisissons immuablement les premiers principes dont nous avons
l’intuition. Par la raison au contraire, l’homme appréhende la vérité d’une
manière progressive et mobile en passant d’une proposition à une autre, gardant
la voie ouverte vers l’une ou l’autre des conclusions opposées. C’est pourquoi
la volonté humaine, elle aussi, adhère à son objet avec une certaine mobilité
et inconstance, pouvant s’en détourner pour adhérer à l’objet contraire. En
revanche, la volonté de l’ange adhère à son objet d’une façon fixe et immuable.
Par conséquent, si nous considérons l’ange avant
son adhésion, il peut librement se fixer sur tel objet ou son contraire (sauf
s’il s’agit d’objets voulus naturellement) ; mais après l’adhésion, il se fixe
immuablement sur l’objet de son choix. Aussi a-t-on coutume de dire que le
libre arbitre de l’homme est capable de se porter sur des objets opposés, aussi
bien après l’élection qu’avant ; tandis que le libre arbitre de l’ange est
capable de se porter vers des objets opposés avant l’élection, mais pas après.
Ainsi donc, les bons anges adhérant toujours à la justice, sont confirmés en
elle ; les mauvais anges, en péchant, s’obstinent dans le péché. Quant à
l’obstination des hommes damnés, on en traitera plus tard.
Solutions :
1. Les anges bons et méchants possèdent le libre
arbitre, mais selon le mode et la condition de leur nature.
2. La miséricorde de Dieu délivre de leur péché
ceux qui se repentent. Mais ceux qui ne sont pas capables de se repentir, parce
qu’ils adhèrent immuablement au mal, ne peuvent bénéficier de la miséricorde
divine.
3. Le péché commis au commencement demeure dans le
diable pour autant qu’il comporte le désir de son objet, bien que le diable se
sache très bien dans l’impossibilité de l’atteindre. Il en est de même pour
celui qui croit pouvoir commettre un homicide et qui veut le commettre, mais
ensuite n’en a plus la possibilité ; sa volonté demeure cependant en lui, en ce
sens qu’il voudrait le faire s’il le pouvait.
4. La raison qui fait que le péché de l’homme est
rémissible, ne vient pas uniquement de ce que ce péché a été suggéré par un
autre. C’est pourquoi l’argument est sans portée.
5. L’activité du démon est double. Il y a d’abord
celle qui provient d’une délibération de sa volonté ; c’est vraiment son
activité propre. Une telle activité est toujours mauvaise chez le démon, car,
bien qu’il puisse faire quelque chose de bon, cependant il ne l’accomplit pas
d’une façon correcte ; ainsi quand il dit la vérité pour induire en erreur, ou
quand il croit et confesse la divinité du Christ, non pas volontairement, mais
forcé par l’évidence des faits. L’autre activité du démon est celle qui lui est
naturelle ; elle peut être bonne et atteste la bonté de la nature. Et pourtant,
même de cette activité bonne, les démons abusent pour faire le mal.
Article 3 — La souffrance
des démons
Objections :
1. La souffrance et la joie s’opposent et ne
peuvent se trouver en même temps dans le même sujet. Or, il y a de la joie chez
les démons. S. Augustin écrit en effet : “ Le diable a pouvoir sur ceux qui
méprisent les préceptes de Dieu, et ce malheureux pouvoir le réjouit ” Il n’y a
donc pas de souffrance chez les démons
2. La souffrance cause la crainte, car les choses à
venir que nous craignons sont celles qui nous font souffrir quand elles sont
présentes. Or les démons ne connaissent pas la crainte, selon cette parole en
Job (41, 25) : (Léviathan) “ en est arrivé à ne rien craindre ”. Ils ne
connaissent donc pas davantage la souffrance.
3. Il est bon de souffrir de ce qui est mal. Mais
les démons ne peuvent faire ce qui est bon. Ils ne peuvent donc souffrir, à
tout le moins du mal de faute, comme lorsqu’on est rongé par ce qu’on appelle
le ver de la conscience.
En sens contraire,
le péché du démon est plus grave que celui de
l’homme. Mais l’homme est soumis à la souffrance en punition du plaisir qu’il a
pris dans le péché, selon ce mot de l’Apocalypse (18, 7) : “ Autant (Babylone)
s’est glorifiée et plongée dans les plaisirs, autant donnezlui de tourments et
de malheurs. ” A plus forte raison le diable, qui s’est glorifié souverainement,
est-il puni par ses lamentations et sa souffrance.
Réponse :
La crainte, la douleur, la joie et autres choses
semblables, si on les considère comme des passions, ne peuvent exister chez les
démons ; elles relèvent proprement de l’appétit sensible, et celui-ci est une
puissance qui suppose un organe corporel. Mais si on les considère comme de
simples actes de volonté, sous ce rapport, on peut les trouver chez les
démons.Et il est nécessaire d’affirmer qu’il y a en eux de la souffrance. Car
la souffrance envisagée comme un pur acte de volonté, n’est pas autre chose que
la répulsion de la volonté pour ce qui est, ou devant l’absence de ce qui n’est
pas. Or, il est évident que les démons voudraient que n’existent pas beaucoup
de choses qui existent, et qu’existent beaucoup de choses qui n’existent pas ;
ainsi, parce qu’ils sont jaloux, ils voudraient que soient damnés ceux qui sont
sauvés. Il faut donc reconnaître qu’il y a en eux de la souffrance, surtout si
l’on songe qu’il appartient à la nature de la peine de contrarier la volonté.
De même ils sont privés de la béatitude qu’ils désirent naturellement ; et,
chez beaucoup d’entre eux, la volonté perverse est empêchée de faire tout le
mal qu’elle voudrait.
Solutions :
1. La joie et la douleur sont opposées sur un même
objet, mais non sur des objets différents. Rien n’empêche donc qu’un même
individu souffre d’une chose et se réjouisse en même temps d’une autre ; et
cela est surtout vrai quand la douleur et la joie sont de simples actes de
volonté ; car, non seulement à propos de choses diverses, mais à l’égard d’une
même réalité, nous pouvons vouloir ceci et ne pas vouloir cela.
2. Chez les démons, la souffrance a pour objet ce
qui est présent, et la crainte ce qui est à venir. Quand on lit cette parole :
“ Il en est arrivé à ne rien craindre ”, il faut l’entendre de la crainte de
Dieu qui éloigne du péché. D’ailleurs, il est écrit (Jc 2, 19) : “ Les démons
croient, et ils tremblent. ”
3. Souffrir du mal de faute pour lui-même atteste
que la volonté est bonne puisque le mal de faute s’oppose à elle. Souffrir du
mal de peine, ou du mal de faute à cause de la peine qui s’ensuit, atteste la
bonté de la nature et son opposition à la souffrance. C’est pourquoi S.
Augustin écrit" que “ la douleur du bien perdu dans le supplice atteste la
bonté de la nature ”. De tout cela, il suit que le démon, en raison de la
perversité et de l’obstination de sa volonté, ne souffre pas du mal de faute.
Article 4 — Le
lieu du châtiment des démons
Objections :
1. Le démon est une nature spirituelle qui n’a pas
de rapport avec le lieu. Il n’y a donc pas de lieu pour le châtiment des
démons.
2. Le péché de l’homme n’est pas plus grave que
celui du démon. Or le lieu du châtiment, pour l’homme, c’est l’enfer. Il doit à
plus forte raison en être de même pour les démons. Ce n’est donc pas l’air
ténébreux.
3. Les démons sont punis de la peine du feu. Mais
il n’y a pas de feu dans l’air ténébreux.
En sens contraire,
S. Augustin écrit que “ l’air ténébreux est comme
la prison des démons jusqu’au jour du jugement ”.
Réponse :
Les anges, du fait de leur nature, tiennent le
milieu entre Dieu et les hommes. Or, le plan de la Providence comporte de
procurer le bien des êtres inférieurs par le moyen des supérieurs. Pour ce qui
est du bien de l’homme, il est procuré d’une double manière par la Providence :
soit directement quand l’homme est porté au bien et détourné du mal ; et il
convient que cela se fasse par le ministère des bons anges ; soit indirectement
quand l’homme est éprouvé, combattu par l’assaut de l’adversaire. Et cette
manière de lui procurer son bien humain, il convient qu’elle soit confiée aux
mauvais anges afin qu’après leur péché ils ne perdent pas leur utilité dans
l’ordre de la nature. Ainsi donc un double lieu de châtiment est attribué aux
démons ; l’un en raison de leur faute, c’est l’enfer ; l’autre en raison de
l’épreuve qu’ils font subir aux hommes, c’est l’air ténébreux.
D’autre part c’est jusqu’au jour du jugement qu’il
faut procurer le salut des hommes. C’est jusque là, par conséquent, que doit se
poursuivre le ministère des anges aussi bien que les épreuves infligées par les
démons. Tout ce temps-là, les bons anges sont envoyés ici-bas auprès de nous ;
les démons résident dans l’air ténébreux pour nous éprouver. Cependant,
certains d’entre eux sont dès maintenant en enfer pour torturer ceux qui sont
induits au mal ; de même que certains bons anges sont au ciel avec les âmes
saintes. Mais après le jugement dernier, tous les méchants, hommes et anges,
seront en enfer ; tous les bons, au ciel.
Solutions :
1. Le lieu n’est pas un châtiment pour l’ange et
l’âme en ce sens qu’il altérerait leur nature ; mais il afflige leur volonté en
la contristant, car l’ange et l’âme ont conscience qu’ils sont dans un lieu qui
ne correspond pas à leur vouloir.
2. Selon la condition de leur nature, les âmes sont
toutes égales, et l’une n’a pas à être préférée à l’autre. Mais les démons ont
un degré de nature supérieur aux hommes ; c’est pourquoi la comparaison ne vaut
pas.
3. Certains ont prétendu que la peine du sens était
différée jusqu’au jour du jugement, aussi bien pour les démons que pour les
âmes ; et il en serait de même pour le bonheur des saints. Mais c’est là une
doctrine erronée, et qui va à l’encontre de ce que dit l’Apôtre (2 Co 5, 1) : “
Si notre demeure terrestre vient à être détruite, nous avons une demeure dans
les cieux. ” D’autres, tout en ne la concédant pas pour les âmes, acceptent
cette théorie en ce qui regarde les démons. Mais il est mieux de reconnaître
que le même jugement s’applique aux âmes et aux anges mauvais, comme le même
jugement s’applique aux âmes saintes et aux bons anges.
Ce qu’il faut dire, c’est d’abord que le lieu du
ciel fait partie de la gloire des anges, mais cette gloire n’est pas diminuée
quand ils viennent à nous, car ils considèrent que ce lieu est à eux (comme
nous disons que le prestige de l’évêque n’est pas diminué quand il ne siège pas
sur son trône épiscopal). Semblablement à propos des démons, nous devons
affirmer que, s’ils ne sont pas effectivement liés au feu de la géhenne, tandis
qu’ils se trouvent dans l’air ténébreux, cependant, du fait qu’ils se savent
astreints à cette captivité, leur peine n’en est pas diminuée. Et c’est
pourquoi nous lisons dans la Glose (sur Jc 3, 6) qu’“ ils emportent avec eux le
feu de la géhenne ”. Et contre cette manière de voir, on ne peut opposer le
passage de Luc (8,31), où il est dit qu’“ ils supplièrent le Seigneur de ne pas
les envoyer dans l’abîme ”. Car la raison de leur demande est qu’ils
regardaient comme un châtiment de quitter le lieu où ils pouvaient encore nuire
aux hommes. De là cette parole en S. Marc (5, 10) : “ Ils le suppliaient
instamment de ne pas les chasser du pays ”.
Après la créature spirituelle, il faut considérer
la créature corporelle. Dans sa production, L’Écriture fait mention de trois
œuvres : l’œuvre de création, quand il est dit : "Au commencement Dieu
créa le ciel et la terre" ; l’œuvre de distinction, quand il est dit :
"Il sépara la lumière des ténèbres" et "les eaux qui sont sur le
firmament, des eaux qui sont sous le firmament" ; l’œuvre d’ornementation,
quand il est dit : "Qu’il y ait des luminaires dans le firmament."
Il nous faut donc considérer : I. L’œuvre de
création (Q. 65). II. L’œuvre de distinction (Q. 66). III. L’œuvre d’ornementation
(Q. 70).
QUESTION 65 — L’ŒUVRE DE CRÉATION DE LA CRÉATURE
CORPORELLE
1. La créature corporelle vient-elle de Dieu ? - 2.
A-t-elle été faite en vue de la bonté de Dieu ? - 3. A-t-elle été l’œuvre de
Dieu par l’intermédiaire des anges ? - 4. Les formes des corps viennent-elles
des anges, ou immédiatement de Dieu ?
Article 1 — La
créature corporelle vient-elle de Dieu ?
Objections :
1. Il est dit dans l’Ecclésiaste (3,14) :
"J’ai appris que tout ce que Dieu a fait se conserve éternellement."
Mais les corps visibles ne se conservent pas éternellement, car il est dit (2
Co 4,18) : "Les choses visibles sont temporaires mais les invisibles sont
éternelles." Donc Dieu n’a pas fait les corps visibles.
2. Il est écrit dans la Genèse (1,31) : "Dieu
vit tout ce qu’il avait fait et c’était très bon." Or il y a des créatures
corporelles mauvaises ; en beaucoup de cas en effet nous faisons l’expérience
de leur nocivité. C’est évident pour nombre de serpents, pour la chaleur du
soleil, etc. Et l’on appelle une chose "mauvaise" parce qu’elle est
nuisible. Les créatures corporelles ne viennent donc pas de Dieu.
3. Ce qui vient de Dieu n’éloigne pas de Dieu mais
conduit à lui. Or les créatures corporelles détournent de Dieu ; d’où la parole
de l’Apôtre (2 Co 4,18) : "Nous qui ne considérons pas les choses
visibles..." Les créatures corporelles ne viennent donc pas de Dieu.
En sens contraire,
le Psaume (146,6) dit : "Celui qui a fait le
ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent..."
Réponse :
Selon la position de certains hérétiques, toutes
ces choses que nous voyons ne sont pas créées par le Dieu bon, mais par un
principe mauvais. Et pour prouver leur erreur ils prennent argument de ce que
dit l’Apôtre (2 Co 4,4) : "Le dieu de ce monde a aveuglé les esprits des
incrédules." Cette position est absolument insoutenable. En effet, si dans
un sujet des éléments divers se trouvent unis, cette union a nécessairement une
cause. Car des êtres divers ne s’unissent pas d’eux-mêmes et comme tels. Ainsi
donc, chaque fois qu’entre des êtres de natures diverses on trouve de l’unité,
il faut que ces éléments divers reçoivent cette unité d’une cause unique. Tout
comme divers corps chauds tiennent leur chaleur du feu. Or en toutes choses si
diverses qu’elles soient, on trouve le fait, commun à toutes, d’exister. Il est
donc nécessaire qu’il y ait un unique principe d’être à partir duquel toute
chose, quelle qu’elle soit, tient l’être, qu’il s’agisse de réalités invisibles
et spirituelles, ou de réalités visibles et corporelles. - Quant au diable, il
est dit "le dieu de ce monde", non parce qu’il l’aurait créé, mais
parce que ceux qui vivent selon le monde sont ses esclaves, d’après la tournure
de langage dont use l’Apôtre (Ph 3,19) quand il dit : "Leur dieu, c’est
leur ventre."
Solutions :
1. Toutes les créatures de Dieu se conservent
éternellement de quelque façon, ne serait-ce que selon leur matière ; car les
créatures ne seront jamais réduites au néant, même si elles sont corruptibles.
Mais, plus les créatures sont proches de Dieu, qui est absolument immuable,
plus elles sont immuables. En effet, les créatures corruptibles durent
perpétuellement quant à la matière, mais changent quant à la forme
substantielle. Les créatures incorruptibles au contraire, demeurent certes quant
à la substance, tout en changeant quant au reste, par exemple selon le lieu
pour les corps célestes, et selon les affections chez les créatures
spirituelles. - Quant au mot de l’Apôtre : "Les choses visibles sont
temporaires", même s’il est vrai quant aux choses considérées en
elles-mêmes, en tant que toute créature visible est soumise au temps, soit
selon son être, soit selon son mouvement, cependant l’Apôtre veut ici parler
des choses visibles en tant qu’elles ont valeur de récompense pour l’homme ; car,
parmi les récompenses de l’homme, celles qui consistent en ces réalités-ci sont
temporelles et passagères, alors que celles qui consistent en des réalités
invisibles sont durables et éternelles. Aussi avait-il écrit juste avant (2 Co
4,17) : Elle (la tribulation) "opère en nous un éternel poids de
gloire".
2. La créature corporelle, quant à sa nature, est
bonne. Elle n’est pourtant pas le bien universel ; elle n’est qu’un certain
bien particulier et restreint. C’est selon cette particularisation et restriction
qu’il y a en elle de la contrariété ; une chose est ainsi opposée à une autre,
bien que l’une et l’autre soient bonnes en elles-mêmes. - Mais certains,
appréciant les choses non d’après leur nature, mais selon leur propre avantage,
estiment que tout ce qui leur est nuisible est mauvais dans l’absolu. Ils ne
considèrent pas qu’une réalité, nuisible pour l’un sous un certain rapport, est
avantageuse pour un autre ou pour le même sous un autre rapport. Cela n’aurait
lieu en aucun cas si les corps étaient par eux-mêmes mauvais et nuisibles.
3. Autant qu’il tient à elles, les créatures ne
détournent pas de Dieu, mais y conduisent. Car, écrit l’Apôtre (Rm 1,20) :
"Les mystères invisibles de Dieu sont saisis par l’intelligence au moyen
des créatures." Si les créatures détournent de Dieu, c’est par la faute de
ceux qui en usent comme des insensés. D’où cette parole du livre de la Sagesse
(14,11) : "Les créatures sont un piège pour les pieds des insensés."
Bien plus, le fait même qu’elles détournent ainsi de Dieu témoigne qu’elles
sont de Dieu. Car elles ne peuvent détourner de Dieu ces insensés qu’en les
séduisant par une part de bien qui existe en elles et qu’elles tiennent de
Dieu.
Article
2 — La créature corporelle a-t-elle été faite en vue de la bonté de Dieu ?
Objections :
1. Il est dit, au livre de la Sagesse (1,14) :
"Dieu a créé toutes choses pour qu’elles existent." Donc toutes les
choses ont pour cause leur propre existence et non la bonté de Dieu.
2. Le bien a raison de fin. Un bien plus grand est donc
dans les choses la cause finale d’un bien moindre. Or, la créature spirituelle
se compare à la créature matérielle comme un bien plus grand en face d’un bien
moindre. La créature corporelle existe donc en vue de la créature spirituelle,
et non de la bonté de Dieu.
3. La justice ne fait de répartitions inégales
qu’entre des sujets inégaux. Mais Dieu est juste. Il y a donc, avant toute
inégalité créée par Dieu, une inégalité non créée par Dieu. Mais une inégalité
non créée par Dieu ne peut exister que par suite du libre arbitre. Toute
inégalité est donc consécutive aux mouvements différents du libre arbitre. Or
les créatures corporelles ne sont pas égales aux spirituelles. Les créatures
corporelles ont donc pour cause certains mouvements du libre arbitre, et non la
bonté de Dieu.
En sens contraire,
il est dit dans les Proverbes (16,4 Vg) :
"Dieu a fait toutes choses en vue de lui-même."
Réponse :
Origène a prétendu que la créature corporelle n’a
pas été faite à partir d’une intention première de Dieu, mais pour châtier le
péché de la créature spirituelle. En effet, selon sa thèse, Dieu ne fit au
commencement que les créatures spirituelles, et il les fit toutes égales. Et
comme elles jouissaient du libre arbitre, certaines se sont tournées vers Dieu
et ont reçu, selon la qualité de leur conversion, un rang plus ou moins élevé,
tout en demeurant dans leur simplicité. Les autres, qui s’étaient détournées de
Dieu, furent attachées à différents corps selon la mesure de leur éloignement à
l’égard de Dieu.
Cette position est erronée. 1° Elle est contraire à
la Sainte Écriture qui, après avoir raconté la production de chacune des
espèces de la créature corporelle, ajoute : "Et Dieu vit que cela était
bon", pour dire que chacune fut faite pour cette raison que son être même
est bon. Or, selon l’opinion d’Origène, la créature corporelle n’a pas été
faite parce qu’il est bon qu’elle existe, mais afin de punir le mal commis par
une autre créature. - 2° Il s’ensuivrait que la disposition du monde corporel,
telle qu’elle est maintenant, viendrait du hasard. En effet, si le corps du
soleil a été fait tel qu’il est pour être adapté au châtiment d’un certain
péché d’une créature spirituelle, au cas où plusieurs créatures spirituelles
auraient commis le même péché que celle-là (pour le châtiment de laquelle il
suppose que le soleil a été créé), il s’ensuivrait qu’il y aurait plusieurs
soleils dans le monde. Et de même pour le reste. Or cela est totalement
aberrant.
Écartons donc cette conception erronée, et
considérons que l’univers entier est constitué par l’ensemble de toutes les
créatures comme un tout l’est par ses parties. Or, si nous voulons fixer la
cause finale d’un tout et de ses parties nous trouvons ceci : 1° chacune des
parties existe en vue de ses actes, comme l’œil existe pour voir ; 2° la partie
la moins noble est faite en vue de la plus noble, comme le sens pour
l’intellect, le poumon pour le cœur ; 3° toutes les parties existent en vue de
la perfection du tout, comme la matière en vue de la forme (les parties sont en
effet une sorte de matière pour le tout). Enfin l’homme tout entier existe en
vue d’une cause extrinsèque, par exemple la jouissance de Dieu. Ainsi en est-il
pareillement dans les parties de l’univers : 1° chaque créature existe en vue
de son acte propre et de sa perfection ; 2° les créatures moins nobles existent
en vue des plus nobles, de même que les créatures qui sont au-dessous de
l’homme sont faites en vue de l’homme. En poussant plus loin, chaque créature
est faite en vue de la perfection de l’univers. En poussant plus loin encore,
l’univers tout entier, avec chacune de ses parties, est ordonné à Dieu comme à
sa fin, en tant que, dans ces créatures, la bonté divine est représentée par
une certaine imitation qui doit faire glorifier Dieu. Ce qui n’empêche pas que
les créatures rationnelles, au-dessus de ce plan, aient leur fin en Dieu selon
une modalité spéciale, car elles peuvent l’atteindre par leur propre opération
en le connaissant et en l’aimant. Ainsi est-il évident que la bonté divine est
la fin de toutes les réalités corporelles.
Solutions :
1. C’est dans le fait même qu’elle possède l’être
qu’une créature représente l’être divin et sa bonté. Le fait que Dieu a créé
toutes choses pour qu’elles existent n’exclut donc pas qu’il les ait créées en
vue de sa bonté.
2. La fin prochaine n’exclut pas la fin ultime. Que
la créature corporelle soit d’une certaine manière faite pour la créature
spirituelle ne supprime donc pas qu’elle soit faite en vue de la bonté de Dieu.
3. L’égalité selon la justice a sa place là où il y
a rétribution. Ce qui est juste, c’est qu’on rétribue à égalité pour des choses
égales. Or il n’y a pas de place pour cela dans la première constitution des
choses. Un maître d’œuvre ne commet aucune injustice quand il place des pierres
de même nature à des endroits différents d’un édifice. Car il ne le fait pas à
cause d’une diversité antécédente qui serait dans les pierres, mais en
recherchant la perfection de l’édifice tout entier ; et cette perfection ne
peut être réalisée si les pierres ne sont pas réparties de façon diverse dans
l’édifice. Il en est de même pour Dieu : au commencement, parce qu’il voulait
la perfection dans l’univers, il institua les créatures diverses et inégales
selon l’ordre de sa sagesse et sans injustice, aucune diversité de mérites
n’étant par ailleurs présupposée.
Article 3 — La
créature corporelle a-t-elle été l’œuvre de Dieu par l’intermédiaire des anges
?
Objections :
1. De même que la sagesse divine gouverne les
choses, ainsi tout est fait par la sagesse de Dieu. "Tu as tout fait avec
sagesse", dit le Psaume (104,24). Mais "ordonner est le propre du
sage", comme il est dit au début de la Métaphysique d’Aristote. Dans le
gouvernement des choses, les inférieures sont donc régies par les supérieures,
dit S. Augustin. Il y a donc eu dans la production des choses un ordre tel que
la créature corporelle, en tant qu’inférieure, fut produite par la créature
spirituelle, en tant que supérieure.
2. La diversité des effets prouve la diversité des
causes, puisque le même produit toujours le même. Donc, si toutes les
créatures, tant spirituelles que corporelles, étaient immédiatement produites
par Dieu, il n’y aurait aucune diversité entre elles ; et l’une ne serait pas
plus distante de Dieu que l’autre. Ce qui, de toute évidence, est faux puisque,
dit le Philosophe d, c’est en raison de leur grande distance par rapport à Dieu
que certains êtres sont corruptibles.
3. Une puissance infinie n’est pas requise pour
produire un effet fini. Or tout corps est fini. Il a donc pu être produit par
la puissance finie d’une créature spirituelle ; et cette production a eu lieu
parce que chez de tels êtres il n’y a pas de différence entre être et pouvoir ;
et surtout parce qu’aucune dignité convenant à un être selon sa nature ne lui est
refusée, sauf pour une faute.
En sens contraire,
il est dit au livre de la Genèse : "Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre", mots par lesquels il faut
entendre la créature corporelle. Celle-ci est donc immédiatement produite par
Dieu.
Réponse :
Certains ont soutenu que les choses avaient procédé
de Dieu par degrés : ainsi la première créature serait sortie immédiatement de
lui ; celle-ci en aurait produit une autre, et ainsi de suite jusqu’à la
créature corporelle. - Mais cette position est impossible ; car la première
production de la créature corporelle se fait par création, création dans
laquelle la matière elle-même est produite, car l’imparfait est antérieur au
parfait dans l’ordre du devenir. Or il est impossible que quelque chose soit
créé, sinon par Dieu seul.
Pour en avoir l’évidence, il faut considérer que
plus une cause est élevée, plus nombreux sont les effets auxquels s’étend sa
causalité. D’autre part, ce qui forme le substrat des choses apparaît toujours
à l’expérience comme plus commun que ce qui informe et restreint ce substrat.
Ainsi l’être est-il plus commun que la vie, la vie que la pensée, la matière
que la forme. Donc, plus une chose est un substrat, plus elle procède d’une
cause supérieure. Donc ce qui est en premier le substrat de toutes choses
relève proprement de la causalité de la cause suprême. En conséquence, aucune
cause seconde ne peut produire quelque chose si l’on ne présuppose pas dans la
réalité produite cet élément premier causé par la cause supérieure.
D’autre part, la création est la production d’une
chose selon la totalité de sa substance, sans qu’il y ait aucun élément
préalable, soit incréé, soit créé par un autre. Il reste donc que nul être ne
peut créer quoi que ce soit, sauf Dieu qui est la cause première. C’est
pourquoi, afin de montrer que tous les corps ont été immédiatement créés par
Dieu, Moïse dit : "Au commencement Dieu créa le ciel et la terre."
Solutions :
1. Il y a un certain ordre dans la production des
choses ; non pas celui où une créature serait créée par une autre, car c’est
impossible, mais celui des divers degrés que la sagesse divine a établis entre
les créatures.
2. Le Dieu unique lui-même peut connaître des
réalités diverses sans aucun détriment pour sa simplicité, nous l’avons montré
précédemment. C’est pourquoi, selon la diversité de ce qu’il connaît, il est
aussi, par sa sagesse, la cause des diverses choses produites ; tout comme un
artisan, en concevant des formes diverses, produit diverses œuvres d’art.
3. La quantité de la puissance d’un agent ne se
mesure pas seulement à la chose qu’il fait, mais aussi à sa manière d’agir. Car
une seule et même chose est faite différemment par une puissance plus grande et
par une plus petite. Or produire quelque chose alors que rien ne préexiste est le
propre d’une puissance infinie. Cela ne peut donc convenir à aucune créature.
Article 4 — Les
formes des corps viennent-elles des anges ou immédiatement de Dieu ?
Objections :
1. Boèce dit : "A partir des formes qui sont
sans matière viennent les formes qui sont dans la matière." Or les formes
qui sont sans matière sont les substances spirituelles, alors que les formes
qui sont dans la matière sont les formes des corps. Donc les formes des corps
viennent des substances spirituelles.
2. Tout ce qui est par participation se ramène à ce
qui est par essence. Or les formes spirituelles sont formes par essence, alors
que les formes des créatures corporelles sont participées. Les formes des
réalités corporelles sont donc dérivées des substances spirituelles.
3. Les substances spirituelles ont une plus grande
puissance de causalité que les corps célestes. Or les corps célestes causent
les formes dans ces réalités inférieures, et c’est pourquoi on les dit causes
de la génération et de la corruption. A plus forte raison, les formes qui sont
dans la matière sont donc dérivées des substances spirituelles.
En sens contraire,
S. Augustin nous dit : "Il ne faut pas penser
que la matière corporelle soit aux ordres des anges, mais plutôt aux ordres de
Dieu." Or on dit que la matière corporelle est toujours prête à servir
celui dont elle reçoit son espèce. Les formes corporelles ne viennent donc pas
des anges mais de Dieu.
Réponse :
Certains ont pensé que toutes les formes
corporelles sont dérivées des substances spirituelles que nous appelons anges.
Et ceci a été soutenu de deux façons. - Platon, d’une part, supposa que les
formes qui sont dans la matière corporelle étaient dérivées et formées, par une
sorte de participation, à partir des formes subsistant sans matière. Il supposait
en effet une sorte d’homme subsistant immatériellement ; et de même pour le
cheval et pour les autres êtres par eux sont constitués nos singuliers
sensibles ; et cela selon la mesure où resterait dans la matière corporelle une
sorte d’impression venant de ces formes séparées. Ce qui se produirait par une
sorte de ressemblance qu’il appelait "participation". Ainsi les
platoniciens établissaient d’après l’ordre des formes un ordre des substances
séparées. Par exemple, il y a une substance séparée qui est le cheval, et elle
est cause de tous les chevaux. Au-dessus d’elle, il y a une certaine vie
séparée qu’ils disaient être la vie par elle-même et la cause de toute vie.
Ultérieurement enfin, ils supposaient une forme qu’ils nommaient l’être
lui-même et la cause de tout être.
Avicenne, d’autre part, et un certain nombre
d’autres, n’affirmèrent pas que les formes des réalités corporelles qui sont
dans la matière subsistent par soi, mais seulement dans l’intelligence. Ils
disaient donc que toutes les formes qui sont dans la matière corporelle
procédaient de formes existant dans l’intelligence des créatures spirituelles
(ce qu’ils appellent "intelligences" et que nous appelons anges) ; de
même que les formes des objets produits par l’art procèdent de celles qui sont
dans l’esprit de l’artiste. - Certains hérétiques modernes ont une position qui
semble revenir au même. Ils disent en effet que Dieu est créateur de toutes
choses ; mais ils supposent que la matière est formée et distinguée par le
diable en espèces variées.
Toutes ces opinions semblent bien procéder d’une
même racine. Leurs auteurs cherchaient en effet la cause des formes comme si
les formes elles-mêmes étaient produites en tant que telles. Mais, comme le
prouve Aristote, ce qui est produit au sens propre, c’est le composé. Les
formes des réalités corruptibles ont bien cette propriété tantôt d’exister et
tantôt de ne pas exister et cela sans qu’elles soient elles-mêmes engendrées ou
détruites : ce sont les composés qui sont engendrés ou détruits. Ce qui existe,
ce ne sont pas les formes, mais les composés, qui existent par elles ; et il
appartient à chaque chose d’être produite de la manière dont il lui appartient
d’exister. En conséquence, puisque le semblable est produit par le semblable,
il n’y a pas à chercher, comme cause des formes corporelles, une quelconque
forme immatérielle, mais un composé, à la manière dont tel feu est engendré par
tel feu. Ainsi donc, les formes corporelles sont causées non pas comme si elles
découlaient d’une quelconque forme immatérielle, mais comme une matière amenée
de la puissance à l’acte par le fait d’un agent lui-même composé.
Mais un tel agent composé, qui est un corps, est mû
par une substance spirituelle créée, dit S. Augustin. Il s’ensuit, en poussant
plus loin, que les formes corporelles sont aussi dérivées des substances
spirituelles, non que celles-ci versent en elles leur forme mais parce que ce
sont elles qui les meuvent vers leur forme. Et si nous poussons plus loin
encore, même les formes intelligibles de l’intelligence angélique, qui sont
comme des sortes de raisons séminales des formes corporelles, se ramènent à
Dieu comme à la cause première.
Pour la première production de la créature
corporelle, il ne faut tenir compte d’aucun passage de la puissance à l’acte.
Par suite, les formes corporelles que les corps reçurent alors ont été
produites immédiatement par Dieu ; car à lui seul, comme à sa cause propre, la
matière obéit totalement. C’est donc pour signifier cela que Moïse a mis, avant
chacune des œuvres de la création, les mots : "Dieu dit : que (ceci ou
cela) soit" ; phrase en laquelle est signifiée la formation des choses
opérée par le Verbe de Dieu. Par lui, selon S. Augustin, existe "toute
forme, toute structure et harmonie des parties".
Solutions :
1. Boèce entend par "formes qui sont sans
matière" les notions des choses qui sont dans l’esprit divin. L’Apôtre dit
de même (He 11,3) : "Par la foi nous croyons que les mondes ont été
disposés par la parole de Dieu, en sorte que l’univers visible provient de ce
qui n’est pas apparent." - Si toutefois, par "formes qui sont sans
matière" il entend les anges, il faut dire que "les formes qui sont
dans la matière" proviennent d’eux, non par écoulement, mais par motion.
2. Les formes qui sont participées dans la matière
ne se ramènent pas à certaines formes qui seraient de même espèce et
subsisteraient par elles-mêmes, ce qui fut la position des platoniciens ; elles
se ramènent à des formes intelligibles, soit de l’intellect angélique, d’où
elles procèdent par motion, soit, en remontant plus haut, à des raisons de
l’intellect divin, à partir desquelles les semences des formes sont elles aussi
imprimées dans les créatures, de telle sorte que, par mouvement, elles puissent
être amenées à l’acte.
3. Les corps célestes causent les formes dans les
réalités de ce monde inférieur, non par mode d’écoulement, mais par mode de
motion.
Il faut maintenant considérer l’œuvre de la
distinction. Ce que nous ferons en étudiant :
1° le rapport entre la création et la distinction (Q.
66) ; 2° la distinction elle-même considérée dans sa nature propre (Q. 67-69).
QUESTION 66 — LE RAPPORT ENTRE CRÉATION ET DISTINCTION
1. Un état informe de la matière créée a-t-il
précédé dans le temps la distinction de cette matière ? - 2. Y a-t-il une seule
matière pour tous les êtres corporels ? - 3. Le ciel empyrée fut-il concréé
avec la matière informe ? - 4. Le temps fut-il concréé avec elle ?
Article 1 — Un
état informe de la matière créée a-t-il précédé dans le temps la distinction de
celle-ci ?
Objections :
1. Il semble qu’un état informe de la matière a
précédé dans le temps la formation de celle-ci. Il est dit en effet dans la
Genèse (1,2) : "La terre était déserte et vide" ou, selon une autre
version, "invisible et incomposée" ; selon S. Augustin, cela désigne
un état informe de la matière. A un certain moment, avant d’être formée, la
matière aurait donc été informe.
2. Dans son opération la nature imite l’opération
de Dieu, comme la cause seconde imite la cause première. Or, dans l’opération
de la nature, l’état informe précède la formation. Cela vaut donc aussi dans
l’opération divine.
3. La matière est au-dessus de l’accident. Car la
matière fait partie de la substance. Or Dieu peut faire qu’un accident soit
sans sujet. C’est évident dans le sacrement de l’autel. Dieu peut donc faire
que la matière soit sans forme.
En sens contraire,
1. L’imperfection d’un effet atteste l’imperfection
de l’agent. Or Dieu est l’agent parfait par excellence. D’où la parole du
Deutéronome (32,4) : "Les œuvres de Dieu sont parfaites." L’œuvre
créée par Dieu n’a donc jamais été informe.
2. La formation de la créature corporelle fut
produite par l’œuvre de la distinction. Mais la distinction s’oppose à la
confusion, comme la formation à l’état informe. Donc, si l’état informe avait
précédé dans le temps la formation de la matière, il s’ensuivrait qu’au
commencement il y aurait eu une confusion de la créature corporelle, ce que les
anciens avaient appelé le Chaos.
Réponse :
Sur ce problème, les Pères ont eu des opinions
différentes. S. Augustin veut que l’état informe de la matière n’ait pas
précédé temporellement sa formation ; il n’y aurait eu antériorité que selon
l’origine ou l’ordre de la nature. D’autres, comme S. Basile, S. Ambroise et S.
Jean Chrysostome, veulent que l’état informe de la matière ait précédé sa
formation. Quoique ces opinions paraissent contraires, elles ne diffèrent
cependant que de peu. S. Augustin entend en effet autrement que les autres
l’expression d’ "état informe" de la matière.
Selon S. Augustin, dans l’état informe de la
matière, il faut voir l’absence de toute forme. Et de ce point de vue il est
impossible de dire que l’état informe de la matière ait précédé temporellement
soit la formation de cette matière, soit sa distinction. C’est manifeste pour
la formation. En effet, si la matière informe avait précédé par la durée, elle
aurait déjà existé en acte ; car l’acte est impliqué par la durée ; le terme de
la création est en effet l’être en acte. Or, cela même qui est en acte, c’est la
forme. Donc affirmer qu’il y eut d’abord de la matière sans forme, c’est dire
qu’un être en acte fut sans acte, ce qui est contradictoire. - On ne peut pas
dire non plus que la matière eut une sorte de forme commune, et qu’après coup
vinrent s’y ajouter des formes diverses par lesquelles elle s’est trouvée
distinguée. Car ce serait revenir à l’opinion des anciens naturalistes, qui
supposaient que la matière première était un corps en acte, par exemple le feu,
l’air ou l’eau, ou quelque intermédiaire ; d’où il résultait que le devenir
substantiel n’était autre que l’altération. Car, cette forme antérieure donnant
d’être en acte dans la catégorie de la substance, et faisant qu’il y ait tel
être existant, il s’ensuivrait que la forme surajoutée ne causerait pas
absolument de l’être en acte, mais de l’être selon tel acte, ce qui est le
propre de la forme accidentelle. De cette manière, les formes subséquentes
seraient des accidents, où l’on ne constate pas génération mais altération. Il
faut donc dire que la matière première ne fut ni créée sans aucune forme, ni
créée sous une forme unique commune, mais fut créée sous des formes distinctes.
- Ainsi donc, si l’expression "état informe de la matière" se réfère
à la condition de la matière première (qui en tant que telle ne comporte aucune
forme), il faut reconnaître qu’un tel état n’a pas précédé temporellement la
formation ou la distinction de la matière, comme le dit S. Augustin, mais
seulement par origine ou par nature, à la manière dont la puissance est antérieure
à l’acte, et la partie au tout.
Les autres Pères, au contraire, emploient
l’expression "état informe" non comme excluant toute forme, mais
comme excluant cette beauté et cet éclat que l’on voit maintenant dans la
créature corporelle. Et en ce sens ils affirment que l’état informe de la
matière corporelle a, dans la durée, précédé sa formation. A prendre les choses
ainsi, S. Augustin est, pour une part, en accord avec eux ; mais pour une autre
part, il ne les suit pas, comme nous le verrons plus loin.
Selon ce qu’on veut tirer de la lettre de la
Genèse, il manquait trois espèces de beauté, et c’est pourquoi on appela
"informe" la créature corporelle. Il manquait d’abord la beauté de la
lumière à la totalité de ce corps diaphane que l’on nomme ciel, d’où cette
phrase : "Les ténèbres couvraient l’abîme." D’autre part, il manquait
à la terre une double beauté : la première est d’être dégagée des eaux ; et
c’est en ce sens qu’il est dit : "La terre était déserte" ou
"invisible", car elle ne pouvait se faire voir telle qu’elle est en
raison des eaux qui la couvraient de toutes parts. La seconde beauté est celle
qu’elle tire des végétaux et des plantes ; et c’est pourquoi il est dit qu’elle
était "vide" ou, selon l’autre version, "inorganisée".
Ainsi donc, ayant mis en tête de son récit la création de deux natures, le ciel
et la terre, l’auteur sacré exprime l’état informe du ciel en disant :
"Les ténèbres couvraient l’abîme", en tant que sous le mot
"ciel", l’air est inclus ; et il énonce l’état informe de la terre
par les mots : "La terre était déserte et vide."
Solutions :
1. Dans ce passage, le mot "terre" est
entendu autrement par S. Augustin et par les autres Pères. S. Augustin veut en
effet qu’ici les noms de "terre" et d’ "eau" désignent la
matière première elle-même. En effet, comme Moïse s’adressait à un peuple
inculte, il ne lui était pas possible de signifier la matière première
autrement que par des analogies tirées de choses bien connues. C’est aussi
pourquoi il désigne cette matière par plusieurs analogies, en n’usant pas du
seul mot "eau" ou du seul mot "terre", pour qu’on ne se
figure pas qu’elle fut en réalité ou la terre, ou l’eau. Cependant, la matière
première présente avec la terre cette ressemblance d’être sous-jacente aux formes,
et avec l’eau, de pouvoir être informée par des formes diverses. En ce sens
donc la terre est appelée "déserte et vide" ou "invisible et
inorganisée", parce que la matière est connue par la forme (donc
considérée en elle-même on la dit invisible ou déserte) ; et sa puissance est
remplie par la forme ; de là vient que Platon dit que la matière est un
"lieu". - Les autres Pères entendent par terre l’élément lui -même ;
nous avons expliqué plus haut comment, selon eux, elle était informe.
2. La nature produit l’effet en acte à partir de
l’être en puissance. Il est donc nécessaire que dans son opération la puissance
précède temporellement l’acte, et que l’état informe soit antérieur à la
formation. Mais Dieu produit l’être en acte à partir de rien ; il peut donc
produire instantanément une réalité parfaite selon la grandeur de sa puissance.
3. L’accident, puisqu’il est forme, est de l’acte ;
au contraire la matière, en tant que telle, est de l’être en puissance. Etre en
acte est donc plus contraire à une matière sans forme qu’à un accident sans
sujet.
Solutions des objections en sens contraire : 1. Si,
selon la doctrine des autres Pères, l’ "état informe" précède
temporellement la formation de la matière, cela vient non d’une impuissance de
Dieu mais de sa sagesse. Il entend observer un ordre dans l’établissement des
choses en les conduisant de l’état imparfait à l’état parfait.
2. Certains des physiciens anciens supposaient une
confusion excluant toute distinction ; sauf la réserve faite par Anaxagore d’un
unique intellect distinct et sans mélange. En revanche, l’Écriture énonce,
antérieurement à l’œuvre de la distinction, des distinctions diverses. - 1.
Celle du ciel et de la terre, qui manifeste une distinction valant aussi au
plan de la matière, comme nous le verrons plus loin ; on la trouve dans les
mots : "Au commencement Dieu créa le ciel et la terre." - 2. La
distinction des éléments quant à leurs formes.
Elle est faite quand sont nommées l’eau et la
terre. Si l’Écriture ne fait allusion ni à l’air ni au feu, c’est qu’il n’était
pas évident pour les hommes sans instruction auxquels s’adressait Moïse qu’il y
eût des corps de ce genre, comme c’est manifeste dans le cas de la terre et de
l’eau. Platon cependant avait compris que l’air était signifié par l’expression
"souffle du Seigneur", car l’air se dit aussi "souffle".
Quand au feu, il l’avait vu signifié par le ciel, qu’il disait de nature ignée,
comme le rapporte S. Augustin. Maïmonide, qui est d’accord avec Platon pour le
reste, affirme pour sa part que le feu est signifié par les
"ténèbres", pour cette raison dit-il, que dans la sphère qui lui est
propre le feu ne brille pas. Il semble plus conforme à la réalité de répéter ce
qui a été dit plus haut, car l’expression "souffle du Seigneur" n’est
habituellement employée dans l’Écriture que lorsqu’il s’agit du Saint-Esprit.
Et quand il est dit qu’il plane sur les eaux, c’est à entendre non d’une
manière corporelle mais comme la volonté d’un maître artisan domine la matière
qu’il entend informer. - 3. la distinction selon la situation locale. La terre
était sous les eaux qui la rendaient invisible ; et l’air, qui est le sujet des
ténèbres, est indiqué comme au-dessus des eaux par ces paroles : "Les
ténèbres étaient sur la face de l’abîme." - Ce qui restait encore à distinguer,
la suite nous le montrera.
Article 2 — Y
a-t-il une seule matière pour tous les êtres corporels ?
Objections :
1. Il semble qu’il y a pour tous les corps une
seule et unique matière informe. S. Augustin dit en effet : "Je vois deux
choses que tu as faites : l’une qui était formée, et l’autre qui était
informe." Puis il précise que cette dernière est la "terre invisible
et sans parure", laquelle, affirme-t-il, signifie la matière des réalités
corporelles. Il y a donc une matière unique pour toutes les choses corporelles.
2. Aristote nous dit que les réalités qui sont unes
par le genre sont unes par la matière. Or toutes les choses corporelles se
rencontrent dans le genre corps. Il y a donc une matière unique pour tous les
êtres corporels.
3. Il y a diversité d’acte en des puissances
diverses, et unité quand la puissance est unique. Or il y a une forme unique
pour tous les corps, qui est la corporéité. Il y a donc pour tous une matière
unique.
4. Considérée en elle-même, la matière n’existe
qu’en puissance. Mais la distinction vient des formes. Donc, si on la considère
en elle-même, il y a seulement une matière pour toutes les réalités
corporelles.
En sens contraire,
toutes les choses qui ont en commun la matière sont
transmuables entre elles et jouent les unes pour les autres les rôles d’agent
et de patient, dit Aristote. Or, les corps célestes et les corps inférieurs
n’ont pas ce comportement mutuel. Ils n’ont donc pas une matière unique.
Réponse :
Sur ce problème les opinions des philosophes ont
différé. Platon et tous les philosophes antérieurs à Aristote supposèrent que
tous les corps avaient la nature des quatre éléments. Puisque les quatre
éléments communiquent dans une même matière, comme nous le montrent leur
génération et leur destruction mutuelles, il s’ensuivait par voie de
conséquence qu’il y ait une matière unique pour tous les corps. Quant au fait
que certains corps sont indestructibles, Platon l’attribuait, non à une
condition de la matière, mais à la volonté de l’auteur, c’est-à-dire de Dieu, qu’il
présente parlant ainsi aux corps célestes : "Par votre nature vous êtes
susceptibles de dissolution, mais par ma volonté vous êtes exempts de
dissolution, car ma volonté est supérieure au nœud qui vous constitue."
Aristote réfute cette position en invoquant le
mouvement naturel des corps. Le corps céleste est doué d’un mouvement naturel
différent du mouvement naturel des éléments ; il s’ensuit donc que sa nature
est autre que celle des quatre éléments. Et comme le mouvement circulaire qui
est propre aux corps célestes ne connaît pas de contrariété, les mouvements des
éléments étant contraires entre eux (tel le mouvement ascendant ou descendant),
le corps céleste est pareillement sans contrariété, alors que les corps
élémentaires comportent contrariété. Ainsi, puisque la génération et la
destruction se produisent entre contraires, il en découle que selon sa nature
le corps céleste est incorruptible, alors que les éléments sont corruptibles.
Malgré cette différence de la corruptibilité et de
l’incorruptibilité naturelles, Avicebron considérant l’unité de la forme
corporelle, a supposé une matière unique pour tous les corps. Mais s’il y avait
une seule forme essentielle comme forme de corporéité, forme à laquelle se
surajouteraient d’autres formes qui présideraient à la distinction des corps,
on serait dans la nécessité qu’on vient de dire. Car cette forme inhérerait de
manière immuable à la matière. Par suite, du point de vue de cette forme, tout
corps serait incorruptible, et sa corruption ne se produirait que par le rejet
des formes subséquentes ; ce qui ne serait pas une corruption absolue mais
relative, parce qu’un certain être en acte demeurerait sous-jacent à la
corruption. La même chose arrivait aux anciens physiciens quand ils supposaient
comme sujet des corps un être en acte, comme le feu, l’air ou un autre du même
genre.
D’autre part, si l’on suppose qu’il n’y a aucune
forme dans le corps corruptible qui demeure comme substrat de la génération et
de la corruption, il s’ensuit nécessairement que ce n’est pas la même matière
qui se trouve dans les corps selon qu’ils sont corruptibles ou incorruptibles.
En effet, la matière, en tant que telle, est en puissance à la forme. Il faut
donc que la matière, considérée en elle-même, soit en puissance aux formes de
toutes les choses dont elle est la matière commune. D’autre part, la matière ne
devient en acte par une forme que par rapport à cette forme. La matière reste
donc en puissance à toutes les autres formes. - Ceci n’est pas exclu si l’une
de ces formes est plus parfaite et contient en elle-même dans ses virtualités
les autres formes ; car la puissance, en tant que telle, a un comportement
indifférent à l’égard du parfait et de l’imparfait. Par suite, quand elle se
trouve sous une forme imparfaite, elle est en puissance à une forme parfaite,
et réciproquement. Ainsi donc, la matière en tant qu’elle est sous la forme
d’un corps incorruptible reste encore en puissance à la forme d’un corps
corruptible. Et comme elle n’a pas cette forme en acte, elle se trouvera simultanément
sujet de forme et de privation ; la carence d’une forme dans ce qui est en
puissance à la forme étant la privation. Mais cette disposition est le fait du
corps corruptible. Il y a donc impossibilité de nature à ce que le corps
incorruptible et le corps corruptible aient une même et unique matière.
Il ne faut pas dire pour autant, comme l’imagina
Averroès, que le corps céleste est lui-même la matière du ciel, un être en
puissance à une situation locale et non à l’existence substantielle, sa forme
étant alors la substance séparée qui lui est unie à titre de moteur. On ne peut
affirmer en effet que quelque chose soit un être en acte, s’il n’est lui-même
tout entier acte et forme, ou s’il ne possède pas l’acte ou la forme. Si l’on
écarte par l’esprit cette substance séparée qui est posée comme moteur, et si
le corps céleste n’est pas ce qui possède la forme (c’est-à-dire un être
composé de la forme et du sujet de la forme), il s’ensuit qu’il est tout entier
forme et acte. Mais tout être de ce genre est une intelligence en acte, ce
qu’on ne peut dire du corps céleste, puisqu’il est perceptible aux sens.
Il reste donc que la matière du corps céleste
considérée en elle-même n’est pas en puissance à une autre forme que celle
qu’elle possède. Et peu importe à notre propos ce que peut être cette forme,
âme ou autre chose. En toute hypothèse, cette forme perfectionne si bien cette
matière que d’aucune façon il ne demeure en elle de puissance à l’existence
substantielle, mais seulement au lieu, dit Aristote. Ainsi donc, ce n’est pas
la même matière qui existe dans les corps célestes et dans les éléments, sauf
par analogie, pour autant que ces choses s’unifient dans la notion de
puissance.
Solutions :
1. S. Augustin suit en cela l’opinion de Platon qui
ne supposait pas de "quinte essence". On peut aussi répondre que la
matière informe est une selon une unité d’ordre, comme tous les corps sont un
dans l’ordre de la créature corporelle.
2. Si l’on considère le genre du point de vue
physique, les êtres corruptibles et les êtres incorruptibles ne sont pas dans
le même genre, à cause des diverses modalités que prend en eux la puissance,
selon Aristote. Mais du point de vue logique il y a un genre unique pour tous
les corps, à cause d’une unique raison de corporéité.
3. La forme de la corporéité n’est pas une dans
tous les corps, car, nous l’avons dit, elle ne diffère pas des formes par
lesquelles les corps se distinguent
4. Puisque la puissance se dit par rapport à
l’acte, l’être en puissance se diversifie du fait même qu’il est ordonné à
divers actes ; ainsi la vue à la couleur, et l’ouïe au son. En conséquence, la
matière du corps céleste est autre que la matière des éléments par ce fait
qu’elle n’est pas en puissance à leurs formes.
Article 3 — Le
ciel empyrée fut-il concréé avec la matière informe ?
Objections :
1. Si le ciel empyrée est quelque chose, il faut
qu’il soit un corps sensible. Or tout corps sensible est sujet au mouvement.
Mais le ciel empyrée n’est pas dans ce cas, car son mouvement serait perçu par
le mouvement de quelque corps apparent ; ce dont on n’a pas du tout conscience.
Le ciel empyrée n’est donc pas quelque chose qui fut concréé avec la matière
informe.
2. S. Augustin dit que "les corps inférieurs
sont régis selon un certain ordre par les corps supérieurs". Si le ciel
empyrée était une sorte de corps suprême, il faudrait donc qu’il possède une
certaine influence sur les corps inférieurs de ce monde. Ce qui ne semble pas
se produire, surtout si on le présente comme exempt de mouvement ; car aucun
corps ne peut être cause de mouvement s’il n’est lui-même sujet de mouvement.
Le ciel empyrée n’est donc pas concréé avec la matière informe.
3. Si l’on dit que le ciel empyrée est le lieu de
la contemplation, non ordonné à des effets naturels, S. Augustin dit En sens
contraire "Dans la mesure où notre esprit saisit quelque chose d’éternel,
nous ne sommes plus en ce monde." D’où il ressort que la contemplation
élève notre esprit au-dessus des choses corporelles. Il n’y a donc pas un lieu
corporel assigné à la contemplation.
4. Parmi les corps célestes, il se trouve un corps
qui est en partie diaphane et en partie lumineux : le "ciel sidéral".
Il se trouve également un ciel entièrement diaphane, que certains appellent
"ciel aqueux" ou "cristallin". S’il y a au-dessus un autre
ciel, il faut donc qu’il soit totalement lumineux. Mais cela ne peut être, car
alors l’air serait continuellement illuminé et il n’y aurait jamais de nuit. Il
n’y a donc pas de ciel empyrée concréé avec la matière informe.
En sens contraire,
Strabon dit que dans ces mots : "Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre", le ciel signifie non pas un
firmament visible, mais empyrée, c’est-à-dire du feu.
Réponse :
L’existence du ciel empyrée ne se trouve proposée
que par les autorités de Strabon et de Bède, et en outre par celle de S.
Basile. En affirmant ce fait, ces auteurs s’accordent sur un point : ce ciel
est le lieu des bienheureux. En effet Strabon, et Bède avec lui, nous dit :
"Aussitôt fait, il fut rempli par les anges." Et dans le même sens S.
Basile précise : "De même que les damnés sont chassés dans les ténèbres
ultimes, de même la récompense pour les œuvres méritoires est allouée dans
cette lumière qui est hors du monde, où les bienheureux reçoivent en partage le
séjour du repos." Ces auteurs diffèrent cependant sur la raison qui fait
supposer l’existence de ce ciel. Pour Strabon et Bède, l’hypothèse du ciel
empyrée repose sur cet argument que le firmament (mot par lequel ils entendent
le ciel empyrée) n’est pas dit avoir été fait au commencement, mais le deuxième
jour. S. Basile quant à lui donne pour raison qu’il ne faut pas que Dieu semble
avoir purement et simplement commencé son œuvre à partir des ténèbres, ce qui
était un des mensonges blasphématoires des manichéens, puisqu’ils appelaient
dieu des ténèbres le Dieu de l’Ancien Testament.
Toutes ces raisons n’ont pas beaucoup de force. La
question du firmament, dont on lit dans l’Écriture qu’il fut fait le deuxième
jour, est en effet résolue de manière différente par S. Augustin et par les
autres Pères. Quant à la question des ténèbres, elle se résout, pour le
premier, en ce que l’état informe que signifient les ténèbres a précédé la
formation non par la durée mais par l’origine. Pour les autres Pères, les
ténèbres n’étant pas une créature mais une privation de lumière, la sagesse
divine est manifestée en ce que les êtres qu’elle a produits à partir de rien
ont d’abord été institués par elle dans un état d’imperfection, puis ont été
ultérieurement conduits à la perfection.
On peut trouver une raison plus satisfaisante en
partant de la condition même de la gloire. On attend en effet une double gloire
dans la récompense à venir : spirituelle et corporelle ; et alors, non
seulement les corps humains seront glorifiés, mais le monde entier sera
renouvelé. Or, la gloire spirituelle a commencé dès le début du monde dans la
béatitude des anges, béatitude dont la pareille est promise aux saints. Il
était donc convenable que, dès le commencement, la gloire corporelle soit aussi
inaugurée dans un corps préservé dès le début de la servitude de la corruption
et du changement, et doué d’une totale luminosité, conformément à ce que la
créature corporelle tout entière s’attend à devenir après la résurrection. Et
c’est pourquoi ce ciel est appelé empyrée, c’est-à-dire de feu, non parce qu’il
brûle, mais parce qu’il resplendit.
Il faut savoir que, d’après S. Augustin, Porphyre
"distinguait les anges des démons par le fait que les lieux de l’air
appartenaient aux démons, et ceux de l’éther ou de l’empyrée aux anges".
Mais notons que Porphyre, en platonicien, estimait que ce ciel sidéral était de
feu. Aussi le nommait-il "empyrée" ; ou bien encore
"éthéré", en tant que le mot éther se prend de l’embrasement, et non,
comme dit Aristote, de la rapidité du mouvement. Nous rappelons cela pour
empêcher de croire que S. Augustin comprenait le ciel empyrée dans le sens des
modernes.
Solutions :
1. Les corps sensibles sont sujets du mouvement
selon le statut même du monde. Car c’est le mouvement de la créature corporelle
qui procure la multiplication des éléments. Mais, dans la dernière consommation
de la gloire, le mouvement des corps trouvera son terme. Et pourtant, ce dut
être la disposition du ciel empyrée dès le début.
2. Il y a quelque probabilité, comme le pensent
certains, que le ciel empyrée, étant ordonné à l’état de gloire, n’ait pas
d’influence sur les corps inférieurs, lesquels relèvent d’un autre ordre, celui
du cours naturel des choses. Cependant la position suivante semble être encore
plus probable. De même que les anges les plus élevés, qui sont auprès de Dieu,
ont une influence sur les anges de dignité intermédiaire et dernière, qui sont
"envoyés" (bien que, selon Denys, eux-mêmes ne soient pas
"envoyés") ; de façon analogue, le ciel empyrée a une influence sur
les corps soumis au mouvement, bien qu’il ne soit pas lui-même soumis au
mouvement. Ainsi peut-on dire qu’il cause dans le premier ciel soumis au
mouvement, non quelque réalité passagère et survenant par un mouvement, mais
quelque chose de fixe et de permanent, comme la puissance de contenir ou de
causer, ou autre chose de ce genre, qui soit approprié à sa dignité.
3. On attribue un lieu corporel à la contemplation
pour une raison non de nécessité mais de convenance, de manière qu’une clarté
extérieure soit en harmonie avec la clarté intérieure. D’où la parole de S.
Basile : "Les esprits serviteurs ne pouvaient vivre dans les ténèbres :
c’est en pleine lumière et joie spirituelles qu’ils trouvaient l’état qui leur
convenait."
4. "Il est manifeste, dit S. Basile, que le
ciel, refermé sur sa propre circonférence, formé d’une matière opaque et
solide, pouvait séparer l’intérieur de l’extérieur. Il était donc nécessaire
qu’il rendît obscur le lieu qu’il isolait, la lumière extérieure venant se briser
sur lui." - Mais parce que ce corps du firmament, bien que solide, est
diaphane, ce qui n’empêche pas la lumière (l’expérience le prouve, puisque nous
pouvons voir la lumière des étoiles, sans que les ciels intermédiaires y
mettent obstacle), pour cette raison, on pourrait encore dire que le ciel
empyrée n’a pas une lumière condensée qui émet des rayons, comme le corps du
soleil, mais une lumière d’une nature plus subtile. - Enfin une autre réponse
est encore possible : le ciel empyrée possède la clarté de l’état de gloire,
qui n’est pas de la même espèce que la clarté naturelle.
Article 4 — Le
temps fut-il concréé avec la matière informe ?
Objections :
1. Il semble que non. S. Augustin, s’adressant à
Dieu dit en effet : "Je trouve deux choses que tu as faites étrangères au
temps : la matière corporelle et la nature angélique". Le temps n’est donc
pas concréé avec la matière.
2. Le temps se divise entre le jour et la nuit.
Mais au commencement il n’y avait ni jour ni nuit ; cela n’apparut
qu’ultérieurement, quand "Dieu divisa la lumière d’avec les
ténèbres". Ainsi le temps n’existait pas dès le commencement.
3. Le temps est le nombre qui mesure le mouvement
du firmament. Or on lit dans l’Écriture que celui-ci fut créé au deuxième jour.
Le temps n’existe donc pas dès le commencement.
4. Le mouvement est antérieur au temps. C’est donc
bien lui, plutôt que le temps, qui devait être dénombré parmi les premiers
êtres créés.
5. Le temps est une mesure extrinsèque ; de même le
lieu. Pas plus que le lieu nous ne devons donc compter le temps au nombre des
premiers êtres créés.
En sens contraire,
S. Augustin a dit que la créature, tant spirituelle
que corporelle, est créée "au commencement du temps".
Réponse :
On dit communément qu’il y a quatre choses qui
furent créées en premier : la nature angélique, le ciel empyrée, la matière
corporelle informe, et le temps. Mais il faut prendre garde que cette manière
de parler ne découle pas de l’opinion de S. Augustin. Celui-ci en effet pose
deux créatures faites en premier : la nature angélique et la matière
corporelle. Il ne fait aucune mention du ciel empyrée. Or, ces deux réalités,
de la nature angélique et de la matière informe, précédent la formation non
dans la durée mais par nature. Et comme elles précèdent par nature la formation,
de même sont-elles aussi antérieures et au mouvement, et au temps. On ne peut
donc faire figurer le temps dans cette énumération.
Celle-ci provient de l’opinion des autres Pères,
pour qui l’état informe de la matière avait, dans la durée, précédé la
formation. En raison de cette durée, il était donc nécessaire de poser un temps
quelconque. Sinon il ne pourrait y avoir de mesure de la durée.
Solutions :
1. S. Augustin dit cela en ce sens que la nature
angélique et la matière informe précèdent le temps dans l’ordre d’origine ou de
nature.
2. Selon les autres Pères, la matière se trouvait
d’une certaine manière sans forme, puis elle fut formée. De même le temps fut
d’une certaine manière informe, puis ultérieurement formé et distingué en jour
et en nuit.
3. Si le mouvement du firmament n’a pas commencé
dès le début, alors le temps qui a précédé n’était pas le nombre du mouvement
du firmament, mais de tout mouvement premier. En effet, le temps se trouve être
le nombre du mouvement du firmament dans la mesure où ce mouvement est le
premier des mouvements. Mais s’il y avait un autre mouvement premier, c’est de
ce mouvement que le temps serait la mesure. Car tout ce qui est mesuré l’est
par référence au premier de son genre. D’autre part, il faut dire que dès le
commencement il y eut un certain mouvement, ne serait-ce que par une succession
d’idées et d’affections dans l’esprit angélique. Or, on ne peut concevoir le
mouvement sans le temps, car le temps n’est rien d’autre que "le nombre de
l’avant et de l’après dans le mouvement".
4. Parmi les êtres créés en premier, on compte ceux
qui ont un rapport général avec les choses. On doit donc y compter le temps,
puisqu’il a valeur de mesure commune. Mais cela ne vaut pas pour le mouvement,
qui se rapporte seulement au sujet qu’il affecte.
5. Le lieu est à entendre dans le ciel empyrée, qui
contient tout. Et comme le lieu est au nombre des réalités permanentes, il est
créé simultanément dans sa totalité. Mais le temps, qui n’est pas chose
permanente, a été créé seulement à l’origine dans son principe. C’est ainsi que
maintenant encore rien ne peut être considéré comme du temps en acte, en dehors
de l’instant présent.
Étudions à la suite l’œuvre de distinction : I.
L’œuvre du premier jour (Q. 67). - II. L’œuvre du deuxième jour (Q. 68). - III.
L’œuvre du troisième jour (Q. 69).
QUESTION 67 — L’ŒUVRE DU PREMIER JOUR
1. La lumière peut-elle être attribuée dans un sens
propre aux réalités spirituelles ? - 2. La lumière corporelle est-elle un corps
? - 3. Est-elle une qualité ? - 4. Est-il normal que la lumière ait été créée
le premier jour ?
Article 1 — La
lumière peut-elle être attribuée dans un sens propre aux réalités spirituelles
?
Objections :
S. Augustin dit que, parmi les réalités
spirituelles, "la meilleure et la plus certaine est la lumière ) ; et
aussi, que "ce n’est pas de la même manière que le Christ est appelé
lumière et pierre, car dans le premier cas l’attribution est propre, et dans le
second cas, figurative".
2. Denys compte "Lumière" parmi les noms
intelligibles de Dieu. Or les noms intelligibles sont attribués dans un sens
propre aux êtres spirituels. Donc la lumière est attribuée dans un sens propre
aux êtres spirituels.
3. S. Paul écrit (Ep 5,13) : "Tout ce qui se
manifeste est lumière." Or, au sens propre le fait de se manifester
convient aux êtres spirituels plus qu’aux corporels. Donc aussi la lumière.
En sens contraire,
S. Ambroise place la "splendeur" au
nombre des mots qui sont dits métaphoriquement de Dieu.
Réponse :
Quand on traite d’un mot, il convient de le faire
selon deux points de vue : celui de sa première acception, et celui de l’usage
qu’on en fait. Ainsi, le mot "vision" est d’abord employé pour
signifier l’acte du sens de la vue. Mais en raison de la dignité et de la certitude
de ce sens, l’emploi de ce nom s’est étendu par l’usage à toute connaissance
des autres sens. Ne dit-on pas : "Voyez ce goût ou cette odeur, ou comme
c’est chaud." Et ultérieurement enore l’usage s’est étendu à la
connaissance intellectuelle ; ainsi lit-on dans S. Matthieu (5,8) :
"Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu."
La même méthode doit être appliquée au mot
"lumière". Il a été institué pour signifier ce qui procure une
manifestation au sens de la vue. Ultérieurement, la signification s’est étendue
à tout ce qui produit la manifestation d’une connaissance. - Ainsi donc, pris
dans son acception première, le mot lumière est attribué métaphoriquement aux
êtres spirituels, comme le soutient S. Ambroise. Mais dans la langue usuelle,
où il est étendu à toute manifestation, il est attribué dans son sens propre
aux êtres spirituels.
Tout cela répond clairement aux objections.
Article 2 — La
lumière corporelle est-elle un corps ?
Objections :
S. Augustin dit : "La lumière tient le premier
rang parmi les corps." Donc elle est un corps.
2. Aristote nous dite que la lumière est une espèce
de feu. Or le feu est un corps.
3. Être porté, divisé, réfléchi appartient
proprement aux corps. Or tous ces phénomènes sont attribués à la lumière ou au
rayon. Plusieurs rayons aussi peuvent, selon Denys, converger ou se séparer ;
et il semble que cela ne peut convenir qu’à des corps. La lumière est donc un
corps.
En sens contraire,
deux corps ne peuvent pas être en même temps dans
un même lieu. Or la lumière est dans un même lieu en même temps que l’air. Donc
la lumière n’est pas un corps.
Réponse :
Il est impossible que la lumière soit un corps. Et
cela est manifeste à trois points de vue.
1. Au point de vue du lieu ; car le lieu de
n’importe quel corps est distinct du lieu d’un autre corps ; et il n’est pas
possible, dans l’ordre de la nature, que deux corps soient simultanément dans
le même lieu, quels que puissent être ces corps ; le contact requiert en effet
des positions distinctes.
2. Cela se voit aussi à partir de la notion de
mouvement. Si la lumière était un corps, l’illumination serait un mouvement
local. Or aucun mouvement local ne peut être instantané. Tout corps qui se meut
localement doit en effet atteindre nécessairement la moitié de la distance
parcourue avant d’atteindre son extrémité. Or l’illumination est un fait
instantané. - Et l’on ne peut pas dire qu’elle ait lieu en un temps
imperceptible. Car si, pour peu d’espace, le temps peut être inaperçu, pour un
grand espace, par exemple de l’orient à l’occident, cela n’est pas possible.
Or, sitôt que le soleil apparaît au point de son lever, toute la voûte céleste
est illuminée jusqu’au point opposé. - En partant du mouvement on peut faire
encore une autre considération. Tout corps a un mouvement naturel déterminé. Or
le mouvement de l’illumination a lieu dans toutes les directions, et pas
davantage d’une manière circulaire que d’une manière rectiligne. Il est donc
manifeste que l’illumination n’est pas le mouvement local d’un corps
quelconque.
3. La même impossibilité se constate également si
l’on part des faits de génération et de corruption. En effet, si la lumière
était un corps, quand l’air se remplit de ténèbres par absence de source
lumineuse, il s’ensuivrait qu’il y aurait une corruption du corps de la lumière,
et que sa matière recevrait une autre forme. Or cela ne ressort pas de
l’expérience, à moins qu’on ne dise que les ténèbres sont aussi un corps. - On
ne voit pas non plus à partir de quelle matière se produirait quotidiennement
la génération d’un corps si grand qu’il remplit la voûte céleste intermédiaire.
Et il serait ridicule de dire que par la seule absence de luminaire ce corps
énorme se corrompt. - Si l’on objectait que ce corps ne se corrompt pas, mais
qu’il arrive et se répand alentour en même temps que le soleil, que dira-t-on
pour rendre compte du fait que lorsque l’on interpose un corps autour d’un
flambeau, toute la pièce se trouve dans l’obscurité ? Et il ne semble pas que
la lumière s’entasse autour du flambeau, car l’on ne voit pas qu’il s’y trouve
alors davantage de lumière qu’avant. Tout cela est donc contraire, non
seulement à la raison, mais aussi aux sens, et il faut donc dire qu’il est
impossible que la lumière soit un corps.
Solutions :
1. S. Augustin emploie le mot de lumière pour désigner
un corps producteur de lumière en acte : le feu qui est le plus noble des
quatre éléments.
2. Aristote appelle "lumière" le feu dans
sa matière propre, tout comme le feu dans la matière de l’air est appelé
"flamme", et dans la matière de la terre, "braise". Mais il
ne faut pas prêter trop attention aux exemples qu’Aristote donne dans ses
livres de Logique ; car il les introduit à titre d’opinions probables avancées
par d’autres.
3. Tout cela est attribué métaphoriquement à la
lumière, comme cela pourrait l’être à la chaleur. En effet, puisque le
mouvement local est naturellement le premier des mouvements, comme il est
montré aux Physiques, nous employons des mots appropriés au mouvement local
pour l’altération et les autres mouvements. Tout comme, par dérivation, le mot
"distance" a été étendu, à partir du lieu, à tous les contraires,
remarque Aristote.
Article 3 — La
lumière est-elle une qualité ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, toute qualité
demeure dans le sujet ; et cela, même après la disparition de l’agent. Telle la
chaleur de l’eau que l’on a retirée de dessus le feu. Or la lumière ne reste
pas dans l’air quand la source lumineuse disparaît. La lumière n’est donc pas
une qualité.
2. Toute qualité sensible comporte un contraire. Ainsi
le chaud s’oppose au froid, et le blanc au noir. Mais il n’y a pas de contraire
pour la lumière. Les ténèbres ne sont en effet que la privation de la lumière.
La lumière n’est donc pas une qualité sensible.
3. La cause est supérieure à l’effet. Or la lumière
des corps célestes cause les formes substantielles dans les êtres inférieurs de
ce bas monde. Elle donne aussi une existence spirituelle aux couleurs
puisqu’elle les rend visibles en acte. La lumière n’est donc pas une qualité
sensible, mais bien plutôt une forme substantielle ou spirituelle.
En sens contraire,
S. Jean Damascène dit que la lumière est une
qualité.
Réponse :
Certains ont dit que la lumière dans l’air n’a pas
un être naturel, comme la couleur sur un mur, mais un être intentionnel, comme
la similitude de la couleur dans l’air. Mais cela est impossible pour deux
raisons : 1. La lumière est un attribut de l’air ; l’air en effet devient
lumineux en acte. Au contraire, la couleur n’est pas un attribut de l’air, car
on ne parle pas d’ "air coloré". 2. La lumière comporte un effet dans
la nature, puisque les rayons du soleil chauffent les corps. Or les êtres
intentionnels ne causent pas de changements naturels.
D’autres ont affirmé que la lumière est la forme
substantielle du soleil. Mais cela apparaît impossible pour deux raisons : 1.
Aucune forme substantielle n’est par elle-même objet de sensation, car
l’essence est l’objet de l’intelligence, selon Aristote. Or la lumière est de
soi l’objet de la vue. 2. Il est impossible que ce qui est forme substantielle
dans un être soit forme accidentelle dans un autre. Car la forme substantielle
a en propre de constituer l’espèce, et elle se rencontre donc toujours en
celle-ci et en tout individu. Or la lumière n’est pas la forme substantielle de
l’air ; autrement il y aurait corruption de celui-ci quand elle disparaît. Elle
ne peut donc être la forme substantielle du soleil.
Il faut donc dire : de même que la chaleur est une
qualité active produite par la forme substantielle du feu, de même la lumière
est une qualité active produite par la forme substantielle du soleil ou de
n’importe quel autre corps lumineux par lui-même, s’il en existe. Le signe en
est que les rayons des diverses étoiles ont des effets divers selon les
diverses natures des corps.
Solutions :
1. La qualité suit la forme substantielle. Le sujet
se comporte donc dans la réception de la qualité de diverses manières comme
pour la réception de la forme. En effet, quand la matière reçoit parfaitement
la forme, la qualité produite par la forme trouve elle aussi une stabilité
ferme ; comme si l’eau se changeait en feu. En revanche, quand la forme
substantielle est reçue imparfaitement, selon un mode inchoatif, la qualité
produite demeure quelque temps, mais pas toujours ; l’expérience nous montre que
l’eau qu’on a chauffée retourne à son état naturel. Or, l’illumination ne se
fait pas par une sorte de transmutation de la matière pour lui faire recevoir
la forme substantielle selon un mode inchoatif. En conséquence la lumière ne
persiste que dans la mesure où l’agent demeure présent.
2. La lumière se trouve n’avoir pas de contraire,
du fait qu’elle est la qualité naturelle du premier corps principe
d’altération, lequel est éloigné de toute contrariété.
3. De même que la chaleur agit pour produire la forme
du feu d’une manière quasi instrumentale par la vertu de la forme
substantielle, de même la lumière agit d’une manière quasi instrumentale par la
vertu des corps célestes, pour produire les formes substantielles, et aussi
pour rendre les couleurs visibles en acte, en tant qu’elle est la qualité du
premier corps sensible.
Article 4 —
Est-il normal que la lumière ait été créée le premier jour ?
Objections :
1. Il semble que non. La lumière, on vient de le
dire (article précédent), est une qualité. Or la qualité, du fait qu’elle est
un accident, n’a pas raison de premier, mais plutôt de dernier. Ce n’est donc
pas le premier jour que devait être placée la production de la lumière.
2. C’est la lumière qui distingue le jour de la
nuit. Or cela est fait par le soleil, dont la création est située au quatrième
jour. Ce n’est donc pas le premier jour qu’il fallait mettre la production de
la lumière.
3. La nuit et le jour sont produits par le
mouvement circulaire d’un corps lumineux. Or le mouvement circulaire est propre
au firmament ; et nous lisons que celui-ci fut créé le deuxième jour. Il ne
fallait donc pas mettre au premier jour la production de la lumière qui
distingue le jour de la nuit.
4. Si l’on dit que le texte biblique doit être
entendu de la lumière spirituelle, voici l’objection. La lumière, que
l’Écriture dit avoir été créée le premier jour, opère la distinction d’avec les
ténèbres ; mais au début il n’y avait pas de ténèbres spirituelles, car au
début les démons eux-mêmes étaient bons, comme on l’a dit plus haut. Ce n’est
donc pas le premier jour qu’il fallait mettre la production de la lumière.
En sens contraire,
ce qui est la condition indispensable à l’existence
du jour doit être produit dès le premier jour. Or, sans la lumière il ne peut y
avoir de jour. I1 fallait donc que la lumière fût faite le premier jour
Réponse :
Il y a deux positions au sujet de la production de
la lumière. - Pour S. Augustin il n’aurait pas été normal que Moïse ait omis de
mentionner la production de la créature spirituelle. Il dit donc que les mots :
"Au commencement Dieu créa le ciel et la terre" sont à entendre en ce
sens que "le ciel" signifie la nature spirituelle encore informe, et
que la "terre" signifie la matière informe de la créature corporelle.
Or la nature spirituelle est d’une dignité supérieure à celle de la nature
corporelle ; elle fut donc formée la première. En conséquence la formation de
la créature spirituelle est signifiée dans la production de la lumière, de
telle manière qu’on l’entende de la lumière spirituelle ; en effet, la
formation de la créature spirituelle vient de ce qu’elle est illuminée pour
pouvoir adhérer au Verbe de Dieu.
Pour d’autres, Moïse a omis la production de la
créature spirituelle ; mais ils donnent de ce fait des raisons différentes.
Pour S. Basile, Moïse commence son récit au début du temps qui régit les
réalités sensibles ; et la nature spirituelle, c’est-à-dire angélique, est
omise parce qu’elle fut créée antérieurement. - S. Jean Chrysostome donne une
autre raison : Moïse parlait à un peuple grossier, incapable de saisir d’autres
réalités que corporelles. Il voulait en outre le détourner de l’idolâtrie. Or
ils auraient trouvé une occasion d’idolâtrie si on leur avait présenté
certaines substances supérieures à toutes les créatures corporelles, et ils les
auraient tenues pour des dieux, puisqu’ils étaient déjà enclins à honorer comme
dieux le soleil, la lune et les étoiles, ce que le Deutéronome (4,19) leur
interdit.
Il faut noter d’ailleurs qu’au sujet de la créature
corporelle, diverses modalités d’une absence de forme avaient été précédemment
indiquées : une première par l’expression : "La terre était déserte et
vide", une autre par celle-ci : "Les ténèbres couvraient
l’abîme." Or il était nécessaire que l’état informe des ténèbres fût
d’abord supprimé par la production de la lumière ; et ceci pour deux raisons :
1. Parce que la lumière, comme nous l’avons dit à l’article précédent, est la
qualité du premier corps ; le monde devait donc être formé en premier par elle.
Solutions :
1. Selon l’opinion qui admet un état informe de la
matière précédant temporellement sa formation, il faut dire que la matière a
été créée dès le début sous des formes substantielles ; après quoi elle aurait
été formée selon diverses conditions accidentelles, au nombre desquelles la
lumière tient le premier rang.
2 Certains disent que cette lumière primordiale
était une sorte de nuée lumineuse qui est ultérieurement rentrée dans la
matière préexistante, quand le soleil fut créé. Mais cela ne convient pas car,
au début de la Genèse, l’Écriture relate l’institution d’une nature qui a
continué d’exister ; on ne doit donc pas dire que quelque chose aurait été fait
alors, qui ensuite aurait cessé d’exister - C’est pourquoi d’autres ont dit que
cette nuée lumineuse dure encore et qu’elle est unie au soleil de telle manière
qu’on ne peut l’en distinguer. Mais, dans une telle conception, cette nuée resterait
inutile ; or il n’y a rien de vain dans les œuvres de Dieu. - Aussi d’autres
encore disent-ils que le corps du soleil fut formé à partir de cette nuée. Mais
on ne peut davantage avancer cela, si l’on admet que le soleil n’est pas de la
nature des quatre éléments, mais qu’il est par nature incorruptible ; car,
selon ce principe, sa matière ne peut exister sous une autre formel.
Il faut donc dire avec Denys que cette lumière fut
la lumière du soleil, mais dans un état encore informe ; en ce sens que c’était
déjà la substance du soleil, et qu’elle avait la puissance commune d’illuminer,
mais qu’ultérieurement il lui fut donné une capacité spéciale et déterminée
pour des effets particuliers Et de ce point de vue, dans la production de cette
lumière, la lumière fut distinguée des ténèbres sous trois chefs.
1. Quant à la cause : dans la substance du soleil
il y avait la cause de la lumière, et dans l’opacité de la terre la cause des
ténèbres.
2. Quant au lieu : car, dans une moitié de la voûte
céleste il y avait la lumière, et dans l’autre les ténèbres.
3. Quant au temps : parce que, dans une moitié de
la voûte céleste, selon une partie du temps il y avait lumière, et selon une
autre, ténèbres. Et c’est le sens de ces paroles : "Il appela la lumière
jour, et les ténèbres, nuit."
3. S. Basile dit que la lumière et les ténèbres se
produisirent alors par émission et contraction de la lumière et non par
mouvement. - Mais à cela S. Augustin objecte qu’il n’y a pas de raison à cette
alternance d’émission et de rétraction dans la lumière, puisque les hommes et
les animaux, à la vie desquels cela aurait pu servir, n’existaient pas encore.
De plus il n’est pas dans la nature d’un corps lumineux de retenir la lumière
quand il est présent. Il est vrai que cela aurait pu se faire miraculeusement,
mais dans la première institution de la nature il n’y a pas à chercher de
miracles, mais bien ce que comporte la nature des choses, selon S. Augustin.
Ainsi donc, il faut dire qu’il y a deux mouvements
dans le ciel : l’un commun à tout le ciel, produisant le jour et la nuit, et
qui semble avoir été institué le premier jour ; l’autre qui est diversifié par
les divers corps célestes dont le mouvement opère la diversité des jours, mois
et années. En conséquence, au premier jour il est question de la seule
distinction de la nuit et du jour qu’opère le mouvement commun. Et c’est au
quatrième jour qu’est mentionnée la diversité des jours, des temps et des
années, quand il est dit : "Qu’ils servent de signes pour les temps, les
jours et les années", diversité qui est opérée par les mouvements propres.
4. Selon S. Augustin, l’état informe n’a pas
précédé dans le temps la formation. Il faut donc dire que la production de la
lumière est à entendre de la formation de la créature spirituelle, non celle
qui se trouve parfaite par la gloire, avec laquelle elle ne fut pas créée, mais
celle qui s’accomplit par la grâce, avec laquelle elle fut créée comme nous
l’avons dit plus haut. Cette lumière a donc opéré la division d’avec les
ténèbres, c’est-à-dire d’avec l’état informe d’une autre créature non encore
formée ; ou bien, si toute la créature a été formée dans un même instant, la
distinction fut opérée d’avec les ténèbres spirituelles, non celles qui
auraient alors existé, car le diable n’a pas été créé mauvais, mais celle que
Dieu prévoyait devoir exister.
QUESTION 68 — L’ŒUVRE DU DEUXIÈME JOUR
1. Le firmament a-t-il été créé le deuxième jour ?
- 2. Y a-t-il des eaux au-dessus du firmament ? - 3. Le firmament divise-t-il
les eaux d’avec les eaux ? - 4. Y a-t-il un ciel seulement, ou plusieurs ?
Article 1 — Le
firmament a-t-il été créé le deuxième jour ?
Objections :
1. Il est dit dans la Genèse : "Dieu appela le
firmament ciel." Or le ciel a été fait avant n’importe quel jour, comme il
ressort des paroles : "Au commencement Dieu créa le ciel et la
terre."
2. Les œuvres des six jours sont ordonnées selon la
sagesse divine. Or, il ne conviendrait pas à la sagesse divine qu’elle fît en
second ce qui est par nature premier. Or, le firmament est par nature antérieur
à l’eau et à la terre, lesquelles sont cependant mentionnées avant la formation
de la lumière qui eut lieu le premier jour.
3. Tout ce qui a été fait pendant les six jours est
constitué à partir de la matière, qui fut créée antérieurement à n’importe quel
jour. Mais le firmament ne pouvait être formé à partir d’une matière
préexistante ; sinon il serait susceptible de génération et de corruption. Le
firmament n’a donc pas été fait le deuxième jour.
En sens contraire,
on lit au début de la Genèse : "Et Dieu dit :
que le firmament soit." Et on lit ensuite : "Et il y eut un soir et
il y eut un matin, deuxième jour."
Réponse :
S. Augustin enseigne qu’il y a deux règles à
observer dans ces questions : 1. Tenir indéfectiblement que l’Écriture sainte
est vraie. 2. Quand l’Écriture peut être expliquée de plusieurs manières,
personne ne doit donner à l’une des interprétations une adhésion tellement
absolue que, dans le cas où il serait établi par raison certaine que cela est
faux, on ait la présomption d’affirmer que tel est le sens de l’Écriture : de
peur que la Sainte Écriture n’en vienne à être tournée en ridicule par les
infidèles, et qu’ainsi le chemin de la foi ne leur soit fermé.
On doit donc savoir que lorsque nous lisons qu’au
deuxième jour le firmament fut créé, cela peut s’entendre en un double sens.
1. Du firmament où sont les astres. Et de ce point
de vue il faut que nous donnions des explications différentes selon les
diverses conceptions que les hommes se font du firmament. - Certains
ont dit que ce firmament est composé à partir des éléments. C’était l’opinion
d’Empédocle, qui pourtant affirme que ce corps était indissoluble parce que,
dans sa composition, il n’y avait pas de haine mais seulement de l’amitié. -
D’autres ont soutenu que le firmament est de la nature des quatre éléments,
toutefois non pas comme composé des éléments, mais comme étant un élément
simple. C’était l’opinion de Platon, qui affirmait que le corps céleste
appartenait à l’élément du feu. - D’autres avancèrent que le ciel n’était pas
de la nature des quatre éléments, mais qu’il était un cinquième corps distinct
de ceux-ci. Telle est l’opinion d’Aristote.
Si l’on s’en tient à la première opinion, on peut
concéder de façon absolue que le firmament a été fait le deuxième jour, même
quant à sa substance. Car il revient à l’œuvre de la création de produire la
substance même des éléments, et aux œuvres de distinction et d’ornement de
donner des formes à partir des éléments préexistants. - Selon l’opinion de
Platon, il ne convient pas de croire que le firmament ait été fait au deuxième
jour quant à sa substance ; car, dans cette conception, faire le firmament
c’est produire l’élément du feu : or la production des éléments relève de
l’œuvre de la création pour ceux qui tiennent qu’un état informe de la matière
a précédé temporellement son information ; les formes des éléments sont en
effet ce qui survient en premier dans la matière. - Si l’on adopte l’opinion
d’Aristote, on peut encore bien moins affirmer que le firmament fut produit,
quant à sa substance, au deuxième jour, dès lors que, par les jours, on entend
désigner une succession temporelle. En effet, le ciel est de nature
incorruptible ; il a donc une matière qui ne peut être sujette d’une autre
forme ; il est donc impossible que le firmament ait été fait à partir d’une
matière temporellement préexistante. - En conséquence, la production de la
substance du firmament revient à l’œuvre de la création. Cependant, dans les
deux opinions citées, une certaine information du firmament convient au
deuxième jour ; Denys dit de même que la lumière du soleil demeura informe
pendant les trois premiers jours de la création, puis qu’elle fut informée le
quatrième jour. - Par contre, si, avec S. Augustin, on entend par ces jours,
non une succession temporelle, mais un ordre de nature, rien n’empêche de dire
que selon n’importe laquelle de ces opinions la formation du firmament dans sa
substance appartient au deuxième jour.
2. On peut encore entendre d’une autre manière
l’affirmation que le firmament fut fait au deuxième jour. Le firmament ne
signifierait pas ce sur quoi sont fixés les astres, mais cette partie de l’air
où se condensent les nuages et le mot de "firmament" serait employé
pour la désigner en raison de la consistance de l’air en cette partie ; car ce
qui est épais et solide est appelé "corps ferme, pour le différencier du
corps mathématique", dit S. Basile. Aussi S. Augustin recommande-t-il
cette explication en ces termes : "J’estime que cette considération mérite
tout à fait d’être louée ; car ce qu’elle énonce n’est pas contre la foi, et
d’autre part peut être admis aussitôt qu’on a lu le texte."
Solutions :
1. Selon S. Jean Chrysostome, Moïse aurait d’abord
énoncé globalement ce que Dieu a fait, en mettant en tête : "Au commencement
Dieu créa le ciel et la terre" ; puis il l’aurait développé par parties.
Comme si quelqu’un disait : "Cet ouvrier a fait cette maison", et
puis ajoutait : "D’abord il a fait les fondations, puis il a dressé les
murs, et troisièmement il a posé le toit." Ainsi n’avons-nous pas à
entendre qu’il s’agisse d’un ciel différent quand il est dit : "Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre", et lorsqu’il est affirmé que
le firmament a été fait le deuxième jour.
Mais on peut dire qu’autre est ce ciel que l’Écriture
dit avoir été créé au commencement, et celui dont elle place l’apparition au
deuxième jour. Cette interprétation se présente de diverses manières. - Selon
S. Augustin, le ciel fait le premier jour est la nature spirituelle informe, et
le ciel que nous disons avoir été fait le deuxième jour est le ciel corporel. -
Selon Bède et Strabon, le ciel du premier jour est le ciel empyrée, et le
firmament du deuxième jour est le ciel sidéral. - Pour S. Jean Damascène, le
ciel du premier jour est une sorte de ciel sphérique sans étoiles, dont parlent
les philosophes, disant qu’il est la neuvième sphère et le premier mobile, et
il serait mû du mouvement diurne. Quant au firmament du deuxième jour, il
serait à entendre du ciel sidéral.
Il est une autre explication que suggère S.
Augustin n : le ciel du premier jour serait le ciel sidéral lui-même, et le
firmament du deuxième jour serait à entendre de l’espace d’air où se condensent
les nuages et qui est aussi appelé ciel par équivocité. Et ce serait justement
pour signaler cette équivocité qu’il serait dit expressément : "Dieu
appela le firmament le ciel", comme il a été dit auparavant : "Il
appela la lumière jour" ; car le mot jour est aussi employé pour désigner
un espace de vingt-quatre heures. Maïmonide observe que la même remarque peut
être faite à d’autres passages.
Ce qu’on vient de dire donne la solution des
objections 2 et 3.
Article 2 — Y
a-t-il des eaux au-dessus du firmament ?
Objections :
1. Par nature l’eau est pesante. Or, le lieu propre
de ce qui est pesant n’est pas le haut, mais uniquement le bas. Il n’y a donc
pas d’eaux au-dessus du firmament.
2. Par nature l’eau est fluide. Mais ce qui est
fluide ne peut pas demeurer sur un corps rond, l’expérience le prouve. Puisque
le firmament est un corps rond, il ne peut donc y avoir de l’eau au-dessus de
lui.
3. L’eau étant un des éléments, est ordonnée à la
génération des corps mixtes, comme ce qui est imparfait est ordonné à ce qui
est parfait. Mais le dessus du firmament n’est pas le lieu où s’opère le mélange,
qui se fait au-dessus de la terre. Il ne servirait donc à rien qu’il y ait des
eaux au-dessus du firmament. Or, dans les œuvres de Dieu il n’y a rien qui soit
inutile. Donc il n’y a pas d’eaux au-dessus du firmament.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (1,7) : "Il divisa
les eaux qui étaient au-dessus du firmament d’avec celles qui étaient sous le
firmament."
Réponse :
Comme dit S. Augustin : "L’autorité de cette
Écriture l’emporte sur la capacité de tout le génie humain. Aussi, quelle que
puisse être la modalité et la nature des eaux qui sont là, il reste qu’elles
sont là, et nous ne le mettrons pas en doute." Sur la nature de ces eaux
les auteurs ne sont pas d’accord. Origène dit que les eaux qui sont au-dessus
du firmament sont les substances spirituelles. C’est en ce sens qu’il serait
dit dans le Psaume (148,4) : "Que les eaux qui sont au-dessus des cieux
louent le nom du Seigneur" et en Daniel (3,60) : "Toutes les eaux qui
êtes sur les cieux, bénissez le Seigneur." - Mais S. Basile lui réplique
que cela n’est pas dit parce que les eaux seraient des créatures raisonnables,
mais en raison de ce que "leur considération, sagement méditée par ceux
qui ont l’intelligence, complète la glorification du Créateur". La même
chose est dite, aux mêmes passages, du feu, de la grêle et d’autres créatures
analogues, dont il est évident qu’elles ne sont pas douées de raison. - Il faut
donc dire que ce sont des eaux corporelles. Mais la nature de ces eaux doit
être entendue différemment selon les diverses opinions sur le firmament.
Si par firmament on entend le ciel sidéral, et
qu’on le considère comme étant de la nature des quatre éléments, pour la même
raison on pourra croire que les eaux d’au-dessus des cieux sont de même nature
que les eaux élémentaires.
Si par le firmament on entend le ciel sidéral, mais
qu’on ne le considère pas comme étant de même nature que les quatre éléments,
ces eaux qui sont au-dessus du firmament ne seront pas de même nature que les
eaux élémentaires. Mais tout comme, d’après Strabon, un ciel est appelé ciel
empyrée, c’est-à-dire igné, à cause seulement de sa splendeur, ainsi un autre
ciel, qui est au-dessus du ciel sidéral, sera appelé ciel aqueux en raison
seulement de sa diaphanéité. - Dans l’hypothèse où le firmament est d’une
nature distincte des quatre éléments, on peut dire encore qu’il divise les
eaux, si par eaux l’on entend non l’élément eau mais la matière informe des
corps, ainsi que le fait S. Augustin car, de ce point de vue, tout ce qui est
intermédiaire entre les corps divise les eaux d’avec les eaux.
Si maintenant l’on entend par firmament la partie
de l’air où les nuages se condensent, les eaux qui sont au-dessus du firmament
sont alors ces eaux qui, s’étant dissoutes en vapeur, se sont élevées au-dessus
d’une certaine partie de l’air et sont le point de départ de la génération des
pluies. Quant à dire comme certains, auxquels S. Augustin fait allusion, que
les eaux qui se sont dissoutes en vapeur s’élèvent au-dessus du ciel sidéral,
c’est absolument impossible : - à cause du caractère solide du ciel ; - à cause
de la région médiane du feu, qui consumerait de telles vapeurs ; parce que le
lieu où se portent les corps légers et rares est au-dessous de la concavité de
l’orbe de la lune ; - parce que, c’est une constatation des sens, les vapeurs
ne montent pas jusqu’à la hauteur du sommet de certaines montagnes. - Quant à
l’argument d’une raréfaction d’un corps à l’infini, parce qu’un corps est
divisible à l’infini, il est sans valeur ; un corps naturel ne se divise pas ou
ne se raréfie pas à l’infini, mais jusqu’à un terme déterminé.
Solutions :
1. Certains ont pensé que cette objection pouvait
se résoudre ainsi : les eaux sont lourdes par nature, mais elles sont contenues
au-dessus des cieux par une puissance divine. S. Augustin rejette cette
solution parce que, dit-il, "il nous faut chercher maintenant comment Dieu
a institué les natures des choses, et non ce qu’il veut opérer en elles pour la
manifestation miraculeuse de sa puissance". - Il faut donc répondre
autrement ; et si l’on s’en tient à l’une ou l’autre des deux dernières
opinions, la solution est évidente après ce qui a été dit. Selon la première
opinion, il faut supposer qu’il y a dans les éléments un autre ordre que celui
qu’Aristote propose ; c’est-à-dire qu’il y a certaines eaux épaisses autour de
la terre, et d’autres plus ténues autour du ciel : en sorte que celles-ci se
comportent par rapport au ciel comme celles-ci par rapport à la terre. - Ou
bien on entend par eau la matière des corps, ainsi que nous venons de le dire.
2. La raison est évidente selon les deux dernières
opinions. Pour la première, S. Basile répond de deux manières : 1. Il n’est pas
nécessaire que tout ce qui apparaît arrondi en sa concavité soit également
arrondi au-dessus, en sa convexité. 2. Les eaux qui sont au-dessus du ciel ne
sont pas liquides, mais solidifiées autour du ciel par une sorte de
congélation. D’où le nom qui leur est donné par plusieurs, de ciel cristallin.
3. Selon la troisième opinion, les eaux sont
élevées sous forme de vapeur au-dessus du firmament afin de servir aux pluies.
- Selon la deuxième, les eaux sont au-dessus du firmament, c’est-à-dire de tout
le ciel diaphane et sans étoiles. Certains affirment que celui-ci est le
premier mobile, qui fait tourner tout le ciel du mouvement diurne, afin que
soit réalisée, grâce à ce mouvement, la continuité de la génération ; de même
que le ciel où sont les étoiles opère selon le mouvement zodiacal l’alternance
de la génération et de la corruption, par mode d’approche et d’éloignement, et
par les diverses vertus des étoiles. - Selon la première opinion enfin, les
eaux sont en cet endroit, dit S. Basile, pour tempérer la chaleur des corps
célestes. Certains, rapporte S. Augustin, ont voulu en voir une preuve dans le
fait que l’étoile Saturne, à cause de sa proximité des eaux supérieures, est la
plus froide.
Article 3 — Le
firmament divise-t-il les eaux d’avec les eaux ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, pour un corps
spécifiquement un, il y a un seul lieu naturel. Or "toute eau est
spécifiquement identique à toute eau", dit Aristote. Il n’y a donc pas à
distinguer les eaux selon le lieu.
2. Si l’on dit que les eaux qui sont au-dessus du
firmament sont d’une autre espèce que celles qui sont au-dessous, une objection
surgit. Des êtres d’espèces différentes n’ont besoin d’aucun autre principe de
distinction. Si les eaux inférieures et les eaux supérieures sont différentes
spécifiquement, le firmament n’est donc pas ce qui les distingue.
3. Ce qui divise des eaux d’avec d’autres eaux, il
semble que ce soit ce qui, des deux côtés, se trouve touché par les eaux. Comme
par exemple si l’on bâtit un mur au milieu d’une rivière. Or, il est évident
que les eaux inférieures n’atteignent pas jusqu’au firmament. Le firmament ne divise
donc pas les eaux d’avec les eaux.
En sens contraire,
le livre de la Genèse porte : "Qu’il y ait un
firmament au milieu des eaux, divisant les eaux d’avec les eaux."
Réponse :
Quelqu’un qui considérerait superficiellement la
lettre de la Genèse pourrait, en s’inspirant des conceptions de certains
philosophes anciens, imaginer ceci. Certains supposaient que l’eau était une
sorte de corps infini et le principe de tous les autres corps (immensité des
eaux qui pourrait être comprise dans le mot "abîme" de la phrase :
"Les ténèbres couvraient l’abîme.") Ils supposaient en outre que ce
ciel sensible que nous apercevons ne contenait pas au-dessous de lui la
totalité des corps, et qu’il y avait au-dessus du ciel un corps infini composé
d’eaux. Et ainsi l’on pouvait dire que le firmament du ciel divise les eaux
extérieures d’avec les eaux intérieures, c’est-à-dire d’avec tous les corps qui
sont contenus sous le ciel, et dont ils supposaient que le principe était
l’eau. - Mais comme cette position a été convaincue d’erreur par de vraies
raisons, il ne faut pas dire que c’est là le sens de l’Écriture.
Il faut donc considérer que Moïse, parlant à un
peuple grossier, et condescendant à son inculture, ne lui présente que des
réalités perceptibles avec évidence par les sens. Or tout homme, si simple
soit-il, saisit par les sens que la terre et l’eau sont des corps. Mais l’air,
lui, n’est pas perçu par tous comme s’il était un corps ; au point que même
certains philosophes dirent que l’air n’est rien, et appelèrent du "vide"
ce que l’air remplit. Voilà pourquoi Moise fait mention expresse de l’eau et de
la terre, mais ne nomme pas expressément l’air, pour éviter ainsi de présenter
à ces hommes sans culture une réalité inconnue. Cependant, pour exprimer la
vérité à ceux qui en sont capables, il donne occasion de concevoir l’air, en
l’indiquant comme adjoint à l’eau dans la phrase : "Les ténèbres
couvraient l’abîme." Par ces paroles en effet, il est donné à entendre que
sur la surface des eaux il y avait un certain corps diaphane qui est le sujet
de la lumière et des ténèbres.
Ainsi donc, que nous entendions par firmament, soit
le ciel où sont les astres, soit l’espace de l’air où sont les nuages, il est
dit avec justesse que le firmament divise les eaux d’avec les eaux ; aussi bien
si, par l’eau, on désigne la matière informe, que si l’on entend sous ce mot
tous les corps diaphanes. Le ciel sidéral, en effet, distingue les corps
diaphanes inférieurs des supérieurs. L’air nuageux, pour sa part, distingue une
partie supérieure de l’air, où se font les générations des pluies et autres
précipitations atmosphériques, de la partie inférieure de l’air, celle qui est
au contact de l’eau et est signifiée sous le nom des "eaux".
Solutions :
1. Si par le firmament on entend le ciel sidéral,
les eaux supérieures ne sont pas de la même espèce que les eaux inférieures.
Mais si l’on entend par le firmament l’air des nuages, alors les deux eaux sont
de la même espèce. Et en ce cas deux lieux sont assignés aux eaux, mais non
pour la même raison ; le lieu supérieur est en effet le lieu de la génération
des eaux, tandis que le lieu inférieur est celui de leur repos.
2. Si l’on admet que les eaux sont spécifiquement
diverses, le firmament divise les eaux d’avec les eaux en ce sens qu’il est,
non la cause opérant la division, mais le terme délimitant les unes et les
autres.
3. La non-perceptibilité aux sens de l’air et des
corps semblables est la raison pour laquelle Moïse a englobé tous les corps de
ce genre, en les appelant des eaux. Et ainsi il est manifeste que, de part et
d’autre du firmament, quelle que soit l’acception qu’on leur donne, il y a des
eaux.
Article 4 — Y
a-t-il un ciel seulement, ou plusieurs ?
Objections :
1. Le ciel est divisé par opposition à la terre,
dans ces paroles : "Au commencement Dieu créa le ciel et la terre."
Or il n’y a qu’une seule terre ; donc il n’y a qu’un seul ciel.
2. Tout ce qui a subsistance par sa matière n’est
qu’une seule réalité. Or tel est le cas du ciel, comme le prouve Aristote.
3. Tout ce que l’on attribue univoquement à
plusieurs sujets leur est attribué selon une raison commune. Or, s’il y a
plusieurs ciels, le mot "ciel" est attribué univoquement à plusieurs
; car, si l’attribution était équivoque, ce ne serait pas en propriété de
termes que l’on parlerait de plusieurs ciels. Si l’on parle de plusieurs ciels,
il faut donc qu’il y ait une raison commune selon laquelle on dit que ces
réalités sont des ciels. Mais on ne peut préciser cette raison. Il ne faut donc
pas dire qu’il y a plusieurs ciels.
En sens contraire,
il est dit dans le Psaume (148,4) : "Louez-le,
cieux des cieux !".
Réponse :
Sur ce sujet on constate une différence entre S.
Basile et S. Jean Chrysostome. S. Jean Chrysostome dit qu’il n’y a qu’un seul
ciel, et que si l’on a au pluriel l’expression "cieux des cieux"
c’est à cause d’un hébraïsme. Car l’hébreu a coutume de ne désigner le ciel
qu’au pluriel, tout comme en latin beaucoup de mots n’ont pas de singulier. S.
Basile, suivi par S. Jean Damascène affirme au contraire qu’il y a plusieurs
ciels. - En fait, cette divergence est plus dans les mots que dans la réalité.
Car S. Jean Chrysostome désigne comme un seul ciel la totalité des corps qui
est au-dessus de la terre et de l’eau ; c’est même pour cette raison que les
oiseaux qui volent dans l’air sont appelés "oiseaux du ciel".
Cependant dans ce corps il y a beaucoup de distinctions, et c’est pour cela que
S. Basile suppose qu’il y a plusieurs ciels.
Pour arriver à saisir la distinction qu’il y a
entre les ciels, il faut considérer que le mot "ciel" est employé en
trois sens différents dans l’Écriture.
1. Au sens propre et naturel. Et alors le ciel
désigne un certain corps de haute altitude, lumineux en acte ou en puissance,
et incorruptible par nature. De ce point de vue on admet qu’ilexiste trois
ciels : un premier entièrement lumineux, nommé "empyrée" ; un
deuxième entièrement diaphane, nommé "ciel aqueux" ou
"cristallin" ; un troisième, partiellement diaphane et partiellement
lumineux, nommé "ciel sidéral", lequel est encore divisé en huit
sphères, savoir la sphère des étoiles fixes et les sept sphères des planètes,
qui peuvent être dites huit ciels.
2. Le mot "ciel" est employé pour ce qui
participe de certaines propriétés des corps célestes savoir l’altitude et la
luminosité, en acte ou en puissance. Et selon cette acception, de tout cet
espace qui va des eaux jusqu’à l’orbe de la lune, S. Jean Damascène fait un
ciel unique qu’il appelle "ciel de l’air". En ce sens, il y aurait
donc selon lui trois ciels : le ciel de l’air, le ciel des étoiles et un autre
ciel supérieur ; ce dernier étant à entendre de celui dont on lit (2 Co 12,2)
que l’Apôtre "fut ravi jusqu’au troisième ciel".
Mais cet espace contient deux éléments : le feu et
l’air, et en l’un et l’autre on parle d’une région supérieure et d’une région
inférieure. C’est pourquoi Raban Maur distingue ce ciel en quatre. Il appelle
la région la plus haute du feu "ciel igné", et la plus basse
"ciel olympien" (d’après l’altitude d’une montagne qui s’appelle
l’Olympe) ; d’autre part, il nomme "ciel de l’éther" la partie
supérieure de la région de l’air, à cause de son état d’inflammation, et la
partie inférieure "ciel de l’air". Et comme ces quatre ciels sont à
compter avec les trois ciels supérieurs, selon Raban Maur, cela fait au total
sept ciels corporels.
3. Le mot "ciel" est dit
métaphoriquement. Ainsi quelquefois la sainte Trinité est appelée ciel en
raison de sa sublimité et de sa lumière spirituelles. C’est de ce ciel qu’il
est expliqué que le diable a dit (Is 14,13) : "Je monterai jusqu’au
ciel", c’est-à-dire jusqu’à l’égalité avec Dieu. Quelquefois les biens
spirituels en lesquels consiste la récompense des saints sont appelés également
des cieux, en raison de leur sublimité. Ainsi, comme l’expose S. Augustin, là
où il est dit (Mt 5,12) : "Votre récompense est grande dans les
cieux." Quelquefois, les trois genres de visions surnaturelles,
c’est-à-dire la vision corporelle, la vision imaginative, la vision
intellectuelle, sont nommées trois ciels. S. Augustin explique ainsi que S. Paul
fut ravi jusqu’au troisième ciel.
Solutions :
1. La terre se rapporte au ciel comme le centre à
la circonférence. Or, par rapport à un seul centre il peut y avoir plusieurs
circonférences. Ainsi, pour une seule terre, suppose-t-on plusieurs ciels.
2. Cet argument est tiré du ciel pour autant qu’il
implique l’universalité des créatures corporelles. Et de ce point de vue il n’y
a qu’un seul ciel.
3. On trouve en commun dans tous les ciels
l’altitude et une certaine luminosité, comme il ressort de ce qui a été dit.
QUESTION 69 — L’ŒUVRE DU TROISIÈME JOUR
1. Le rassemblement des eaux. - 2. La production
des plantes.
Article 1 — Le
rassemblement des eaux
Objections :
1. Il semble que le rassemblement des eaux n’est
pas convenablement situé au troisième jour. Car les choses qui sont faites le
premier et le deuxième jour sont exprimées par le mot "faire". Le
texte porte en effet : "Dieu dit : Que la lumière soit faite... Que le
firmament soit fait." Or le troisième jour se classe avec les deux
premiers. L’œuvre du troisième jour aurait donc dû être exprimée par le verbe
"faire" et non par "rassembler".
2. La terre était primitivement couverte de tous
côtés par les eaux. C’est pourquoi elle était dite "invisible". Il
n’y avait donc pas de lieu sur la terre où les eaux pouvaient être rassemblées.
3. Les choses qui ne sont pas en continuité n’ont
pas un lieu unique. Or toutes les eaux ne sont pas en continuité. Donc toutes
les eaux ne sont pas rassemblées en un lieu unique.
4. Le rassemblement relève du mouvement local. Mais
les eaux semblent naturellement couler et courir vers la mer. Un commandement
divin n’était donc pas nécessaire pour cela.
5. La "terre" se trouve déjà nommée au
commencement de la création, quand il est dit : "Au commencement Dieu créa
le ciel et la terre." Il n’est donc pas logique qu’au troisième jour on
dise que le nom de "terre" lui fut donné.
En sens contraire,
l’autorité de l’Écriture s’impose.
Réponse :
Il faut s’exprimer de façon différente suivant que
l’on suit le commentaire de S. Augustin ou celui des autres Pères. - S.
Augustin ne suppose pas un ordre de durée entre toutes ces œuvres, mais
seulement un ordre d’origine et de nature. Il dit en effet qu’en premier furent
créées la nature spirituelle informe et la nature corporelle dépourvue de toute
forme. Celle-ci, selon lui, serait d’abord sigmfiée par les mots de terre et
d’eau. Non que cet état informe ait précéd~ temporellement la formation, mais
seulement dans l’ordre d’origine ; et non pas que, pour lui, une formation en
ait précédé une autre dans la durée, mais seulement selon un ordre de nature.
Ordre selon lequel il fut nécessaire de poser d’abord la formation de la nature
supérieure, qui est la nature spirituelle, puisqu’on lit qu’au premier jour la
lumière fut faite. - Or, de même que la nature spirituelle a prééminence sur la
nature corporelle, de même les corps supérieurs ont prééminence sur les
inférieurs. C’est pourquoi, en deuxième lieu, est mentionnée la formation des
corps supérieurs, quand il est dit : "Que le firmament soit fait."
Cela signifiait l’impression d’une forme céleste dans la matière informe, qui
préexistait non selon le temps, mais seulement selon l’origine. - En troisième
lieu se place l’impression de formes élémentaires dans la matière informe qui
est antérieure non selon le temps mais selon l’origine. Ainsi ces paroles :
"Que les eaux se rassemblent et qu’apparaisse le sec", feraient
entendre que dans la matière corporelle se trouve imprimée la forme
substantielle de l’eau, qui lui donne en propre un tel mouvement ; et la forme
substantielle de la terre, qui lui donne de se faire voir comme telle.
Pour les autres Pères, dans ces œuvres, l’ordre de
durée entre aussi en ligne de compte. Ils affirment en effet que l’état informe
de la matière a précédé temporellement sa formation, et qu’une formation en a
précédé une autre. Mais l’état informe de la matière ne signifie pas, selon
eux, le manque de toute forme, car il y avait déjà le ciel, l’eau et la terre
(ces trois réalités étant nommées en tant que manifestement perceptibles aux
sens) ; cet état informe de la matière est à comprendre comme le manque de la
distinction convenable et de la perfection d’une certaine beauté. - C’est
relativement à ces trois choses que l’Écriture aurait posé trois états informes
: pour le ciel, qui est en haut, l’état informe des "ténèbres", car
c’est de lui que naît la lumière ; puis l’état informe de l’eau, qui tient le
milieu, est signifié par le mot "abîme", ce nom signifiant une
certaine immensité désordonnée des eaux, dit St Augustin ; enfin il s’agirait
de l’état informe de la terre dans les mots : la terre était
"invisible" ou "vide", ce qui provenait de ce qu’elle était
recouverte par les eaux.
Ainsi donc, la formation du corps supérieur fut
faite le premier jour. Et comme le temps fait suite au mouvement du ciel (parce
qu’il est le nombre du mouvement du corps suprême), cette formation opéra la
distinction du temps, c’est-à-dire de la nuit et du jour. - Le deuxième jour
fut formé le corps médian, l’eau, qui reçut par le firmament une certaine
distinction et un certain ordre (étant comprises, sous le nom d’eaux, d’autres
choses aussi, comme nous l’avons dit). - Le troisième jour enfin fut formé le
dernier corps, la terre, par le fait qu’elle cessa d’être couverte par les eaux
; et la distinction fut opérée dans ce qui est le plus inférieur, entre la
terre et la mer. En conséquence, comme l’auteur avait exprimé l’état informe de
la matière en disant : la terre était "invisible" ou
"vide", de même rend-il assez adéquatement sa formation quand il dit
: "et qu’apparaisse le sec".
Solutions :
1. Selon S. Augustin, si le mot "faire"
n’est pas employé pour l’œuvre du troisième jour comme pour les œuvres
précédentes, c’est afin de montrer que les formes supérieures, qui sont les
formes spirituelles des anges et des corps célestes, sont parfaites en leur
être et stables, alors que les formes des corps inférieurs sont imparfaites et
sujettes au mouvement. Ainsi donc, par le rassemblement des eaux et
l’apparition du sec, se trouve désignée l’impression de cette seconde espèce de
formes : "L’eau est instable par sa liquidité, et la terre est stable par
sa fixité", dit S. Augustin. - Selon les autres Pères, il faut dire que
l’œuvre du troisième jour atteint sa perfection du point de vue du seul
mouvement local ; et donc il ne fallait pas que l’Écriture utilisât le mot
"faire".
2. La réponse est évidente selon la position de S.
Augustin ; car on ne doit pas dire que la terre a d’abord été couverte par les
eaux et qu’ensuite les eaux furent rassemblées ; mais il faut dire qu’elles ont
été produites dans ce rassemblement. - Selon les autres Pères, dit S. Augustin,
il y a trois réponses : 1° Les eaux furent élevées à une plus grande hauteur,
où elles se sont rassemblées ; car il a été vérifié par l’expérience que la mer
est plus élevée que la terre dans le cas de la mer Rouge, dit S. Basile. 2°
L’eau qui couvrait la terre était plus rare et comme à l’état de nuée, et c’est
par le rassemblement qu’elle fut condensée. 3° La terre a pu présenter certaines
parties assez profondes pour recevoir les eaux qui se rassemblaient en s’y
déversant. Entre ces trois opinions, la première semble être la plus probable.
3. Toutes les eaux ont un terme unique, la mer, où
elles se jettent par des canaux visibles ou cachés. Et c’est la raison pour
laquelle il a été dit que toutes les eaux furent rassemblées en un seul lieu. -
Autre interprétation : l’expression "un seul lieu" n’est pas employée
au sens absolu mais par comparaison avec le lieu de la terre sèche. Ainsi, le sens
de la phrase "que les eaux soient rassemblées en un seul lieu" est-il
à comprendre : "soient mises à part de la terre sèche". Car, pour
signaler la multiplicité de lieux où se trouve l’eau, il est ajouté : "Il
appela mers les rassemblements des eaux."
4. C’est le commandement de Dieu qui donne aux
corps leur mouvement naturel. Aussi est-il dit que par leur mouvement naturel
"ils accomplissent la parole de Dieu". - Une autre interprétation est
possible : il était naturel que l’eau fût partout autour de la terre, comme
l’air est partout autour de la terre et de l’eau. Mais la nécessité de la fin
poursuivie, c’est-à-dire l’existence de plantes et d’animaux sur la terre,
commandait qu’une partie de la terre fût dégagée des eaux. Ce fait est attribué
par certains philosophes à l’action du soleil qui dessèche la terre par
évaporation ; mais la Sainte Écriture le rapporte à la puissance divine, non
seulement dans la Genèse, mais encore dans le livre de Job, où Dieu dit (38,10)
: "J’ai entouré la mer de mes limites" ; et dans le livre de Jérémie
(5,22) : "Ne me craindrez-vous pas, dit Dieu, moi qui ai posé le sable
pour limite à la mer ?"
5. Selon S. Augustin, la terre dont il était
d’abord fait mention est à entendre de la matière première ; ici il est
question de l’élément terre lui-même. - Une autre interprétation est proposée
par S. Basile : la terre était d’abord nommée du point de vue de sa nature ;
maintenant elle l’est à partir de sa propriété principale, la sécheresse ; d’où
vient qu’il est dit : "Et il appela "terre", l’élément
sec". - Autre interprétation encore, avec le rabbin Maïmonide : partout où
est employée l’expression "il appela", se trouve signalé un emploi
équivoque des mots. Ainsi est-il dit en premier lieu : "Il appela la
lumière jour", parce que "jour" signifie encore un espace de
vingt-quatre heures, au sujet duquel il est dit au même endroit : "Et il y
eut un soir et il y eut un matin, un jour." Pareillement on doit dire que
"le firmament", c’est-à-dire l’air, "il l’appela ciel", le
mot "ciel" désignant aussi ce qui fut d’abord créé. De même encore on
lit que "le sec", c’est-à-dire cette partie qui a été découverte par
les eaux, "il l’appela terre", en ce sens que la distinction se fait
par opposition à la mer ; bien que le nom commun de terre serve à la désigner,
qu’elle soit ou non couverte par les eaux. D’autre part, on voit que partout où
il est dit "il appela", cela signifie : "Il donna la nature ou
la propriété de pouvoir être appelé ainsi."
Article 2 — La
production des plantes
Objections :
1. Il semble que leur production est mal placée au
troisième jour dans le texte biblique. Car les plantes possèdent la vie comme
les animaux. Or la production des animaux n’est pas rangée parmi les œuvres de
distinction, mais elle relève de l’œuvre d’ornementation. La production des
plantes ne devait donc pas, elle non plus, être mentionnée dans la troisième
journée, qui appartient à l’œuvre de distinction.
2. Ce qui se rattache à la malédiction de la terre
ne devait pas être mentionné avec la formation de la terre. Or, la production
de certaines plantes relève de la malédiction de la terre : "La terre sera
maudite dans ton travail, des épines et des ronces pousseront pour toi",
est-il dit dans la Genèse (3,18). La production des plantes ne devait donc pas
être mentionnée de manière générale en ce troisième jour qui a rapport à la
formation de la terre.
3. De même que les plantes adhèrent à la terre, de
même les pierres et les métaux. Et pourtant il n’est fait aucune mention de
ceux-ci dans la formation de la terre. Il ne devait donc pas davantage être
fait mention des plantes au troisième 1our.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (1,12) : "La terre
produisit une herbe verdoyante" ; et il est ajouté : "Il y eut un
soir et il y eut un matin, troisième jour."
Réponse :
Comme il a été dit à l’article précédent, c’est au
troisième jour que l’état informe de la terre a été supprimé. Or le récit
indiquait à propos de la terre deux états informes : l’un consistant en ce
qu’elle était "invisible" et "vague", parce que recouverte
par les eaux ; l’autre en ce qu’elle était "inorganisée" ou
"vide" ; ce qui signifiait qu’elle n’avait pas l’ornement qui lui
revenait, celui qu’elle reçoit des plantes comme d’une sorte de vêtement. Ainsi,
l’un et l’autre de ces états informes a-t-il été supprimé le troisième jour :
le premier par le fait que "les eaux furent rassemblées en un seul lieu et
le sec apparut", le second en ce que "la terre produisit de l’herbe
verdoyante".
Cependant, au sujet de la production des plantes,
l’opinion de S. Augustin diffère de celle des autres. Les autres interprètes
disent que les plantes ont été produites en acte, dans leurs espèces, en ce
troisième jour, ce qui est conforme au sens obvie du texte. S. Augustin au
contraire affirme que "ces paroles veulent dire que la terre a produit
l’herbe et les arbres par mode de causalité, c’est-à-dire qu’elle a reçu la
capacité de les produire". Et il le confirme par l’autorité de l’Écriture
; la Genèse (2,4) dit en effet : "Voici les générations du ciel et de la
terre quand ils ont été créés au jour où Dieu fit le ciel et la terre, et tout
arbrisseau des champs avant qu’il sortît de terre, et toute herbe des
campagnes, avant qu’elle germât." Avant qu’elles ne sortissent de la
terre, les plantes ont donc été faites par mode de causalité dans la terre. -
Il confirme aussi cette interprétation par la raison. En ces premiers jours,
Dieu a constitué la créature en un état originel ou causal ; puis il s’est
reposé de ce travail ; et cependant, depuis, dans l’administration des choses
créées par l’œuvre de propagation, "jusqu’à présent il est à
l’œuvre". Or, produire les plantes à partir de la terre appartient à
l’œuvre de propagation. Donc, le troisième jour, les plantes ne furent pas
produites en acte, mais seulement dans un état causal.
Cependant, selon les autres, on peut dire que la
première institution des espèces appartient aux œuvres des six jours. Mais que,
à partir des espèces une fois instituées, se produise la génération d’êtres
semblables selon l’espèce, cela appartient désormais à l’administration des
choses. C’est en ce sens que l’Écriture dit : "Avant qu’elle pousse hors
de terre" ou "avant qu’elle germe", c’est-à-dire avant qu’il y
ait production de semblables à partir de semblables, comme nous voyons que cela
se fait maintenant de façon naturelle par ensemencement. Aussi l’Écriture
dit-elle expressément : "Que la terre fasse germer de l’herbe verte et
produisant sa semence."
C’est-à-dire que sont produites des espèces
parfaites de plantes, à partir desquelles d’autres semences naîtront. Et peu
importe l’endroit où les plantes ont leur puissance séminale, que ce soit la
racine, la tige ou le fruit.
Solutions :
1. La vie reste cachée dans les plantes parce
qu’elles n’ont ni le mouvement local ni la sensation, qui distinguent ce qui
est animé de ce qui ne l’est pas. Et c’est pourquoi, puisqu’elles sont fixées
de façon immobile dans la terre, leur production est présentée comme une sorte
de formation de la terre.
2. Même avant cette malédiction, les épines et les
ronces étaient produites, soit en puissance, soit en acte. Elles n’étaient pas
produites comme châtiment pour l’homme, en sorte que la terre qu’il cultiverait
pour sa nourriture fît germer des produits inudles et même nuisibles. C’est pourquoi
il est dit : "Elle fera germer pour toi."
3. Moïse, nous l’avons déjà dit, n’a parlé que des
choses qui se manifestent de façon apparente. Or, les minéraux ont une
naissance cachée dans les entrailles de la terre. En outre, ils ne sont pas
manifestement distincts de la terre, mais semblent en être une espèce. Et c’est
pourquoi il n’en a pas fait mention.
Il faut logiquement étudier l’œuvre d’ornementation
: 1° en étudiant chacun des jours en eux-mêmes (Q. 70-73) ; 2° en considérant
les six jours dans leur ensemble (Q. 74).
Dans la première partie nous verrons : I. L’œuvre
du quatrième jour (Q. 70). - II. L’œuvre du cinquième jour (Q. 71). - III.
L’œuvre du sixième jour (Q. 72). - IV. Ce qui relève du septième jour (Q. 73).
QUESTION 70 — L’ŒUVRE DU QUATRIÈME JOUR
1. La production des luminaires. - 2. La cause
finale de cette production. - 3. Les luminaires sont-ils animés ?
Article 1 — La
production des luminaires
Objections :
1. Il semble que les luminaires ne devaient pas être
produits le quatrième jour. En effet, les luminaires sont par nature des corps
incorruptibles. Leur matière ne peut donc exister sans leurs formes. Or, leur
matière fut produite dans l’œuvre de création avant même qu’il y eût des jours
et donc aussi leurs formes. Ils n’ont donc pas été formés le quatrième jour.
2. Les luminaires sont des foyers de lumière. Or la
lumière a été faite le premier jour. Les luminaires devaient donc aussi être
faits le premier jour et non le quatrième.
3. Comme les plantes sont fixées dans la terre, les
luminaires le sont au flrmament. C’est pourquoi il est dit dans l’Écriture :
"Il les plaça au firmament." Or la production des plantes est décrite
en même temps que la formation de la terre où elles s’enracinent, La production
des luminaires devait donc être située au deuxième jour avec la production du
firmament.
4. Le soleil et les autres luminaires sont causes
des plantes. Or, dans l’ordre de la nature, la cause précède l’effet. Les
luminaires ne devaient donc pas être faits le quatrième jour mais le troisième,
ou auparavant.
5. Au dire des astrologues beaucoup d’étoiles sont
plus grosses que la lune. Le soleil et la lune ne devaient donc pas être
présentés seuls comme "les deux grands luminaires".
En sens contraire,
l’autorité de l’Écriture s’impose.
Réponse :
Dans la récapitulation des œuvres divines,
l’Écriture s’exprime de cette manière (Gn 2,1) : "Ainsi donc furent
achevés le ciel et la terre et tout leur ornement." Dans ces paroles on
peut entendre qu’il y a trois œuvres. D’abord l’œuvre de création, par laquelle
nous lisons qu’ont été produits le ciel et la terre, mais à l’état informe.
Puis l’œuvre de distinction, par laquelle le ciel et la terre ont été achevés :
soit par des formes substantielles attribuées à une matière entièrement
informe, comme le veut S. Augustin ; soit au point de vue de la beauté et de
l’ordre désirables, comme disent les autres Pères. A ces deux œuvres enfin
s’ajoute l’œuvre d’ornementation. Il y a différence en effet entre ornement et
perfection. Car la perfection du ciel et de la terre semble regarder les choses
qui leur sont intrinsèques, et l’ornement, les choses qui sont distinctes du
ciel et de la terre. Ainsi voit-on l’homme achevé en lui-même par ses membres
et ses formes propres, et orné par ses vêtements et autres choses semblables.
Or, la distinction de plusieurs choses se trouve manifestée surtout par le
mouvement local qui a pour effet de les séparer. Et c’est la raison pour
laquelle la production de ces êtres qui sont doués de mouvement dans le ciel et
sur la terre appartient à l’œuvre d’ornement.
Nous avons dit plus haut que dans la création il
est fait mention de trois choses : le ciel, l’eau et la terre. Or ces trois
choses furent aussi formées par l’œuvre de distinction en trois jours : le
premier jour, le ciel ; le deuxième, la séparation des eaux ; le troisième, la
séparation, sur la terre, de la mer et du continent sec. Il en est de même pour
l’œuvre de l’ornementation : au premier jour (qui est le quatrième) furent
produits les luminaires qui se meuvent dans le ciel pour son ornement ; le
deuxième jour (qui est le cinquième) furent produits les oiseaux et poissons,
pour orner l’élément intermédiaire, car ces êtres se meuvent dans l’eau et dans
l’air, qui sont compris ici comme une seule et même chose ; le troisième jour
(qui est le sixième) furent produits les animaux qui se meuvent sur la terre,
pour l’ornement de celle-ci.
Toutefois, pour ce qui est de la production des
luminaires, il est bon de remarquer que S. Augustin n’est pas en désaccord avec
les autres Pères. Il dit en effet, que les luminaires furent faits en acte et
non pas seulement en tant qu’une puissance était capable de les produire, car
le firmament ne possède pas la puissance de produire les luminaires comme la terre
a la vertu de produire les plantes. Aussi l’Écriture ne dit pas : "Que le
firmament produise des luminaires" comme elle dit : "Que la terre
fasse germer une herbe verdoyante."
Solutions :
1. Du point de vue de S. Augustin cette objection
ne pose aucune difficulté. Puisqu’il ne suppose pas de succession temporelle
entre les œuvres en question, on n’est pas obligé de dire que la matière des
luminaires a existé sous une autre forme. - Du point de vue de ceux qui
supposent que les corps célestes sont de la nature des quatre éléments, on ne
rencontre non plus aucune difflculté, car on peut dire qu’ils sont formés,
comme les animaux et les plantes, d’une matière préexistante. - Mais, du point
de vue de ceux qui supposent que les corps célestes sont d’une autre nature que
les éléments et incorruptibles par nature, il faut dire que la substance des
luminaires fut créée dès le début, mais qu’elle était d’abord informe, et
qu’elle a été informée seulement au moment que nous considérons ; non certes
par une forme substantielle, mais par le don d’une vertu déterminée. Cependant,
la raison pour laquelle il n’est pas fait mention d’eux dès le début, mais
seulement au quatrième jour, est, dit S. Jean Chrysostome, qu’on détournait
ainsi le peuple de l’idolâtrie, en lui montrant que les luminaires ne sont pas
des dieux, du fait même qu’ils n’ont pas existé dès le début.
2. Du point de vue de S. Augustin, aucune
difficulté, car la lumière dont il est fait mention au premier jour était une
lumière spirituelle ; or ici, c’est la lumière corporelle qui est produite. -
Si au contraire on entend la lumière faite au premier jour comme une lumière
corporelle, il faut dire qu’au premier jour elle fut produite selon la nature
commune de la lumière, et qu’au quatrième jour fut attribuée aux luminaires une
vertu déterminée pour des effets déterminés ; ainsi constatons-nous que les
rayons du soleil ont d’autres effets que les rayons de la lune, etc. En raison
de cette détermination apportée à la vertu, Denys~ dit que la lumière du soleil,
qui fut d’abord informe, a été formée le quatrième jour.
3. D’après Ptolémée, les luminaires ne sont pas
fixés sur les sphères, mais jouissent d’un mouvement distinct du leur. Aussi,
remarque S. Jean Chrysostome, il n’est pas dit qu’il les plaça sur le firmament
du ciel comme s’ils y étaient fixés, mais bien qu’ "il leur donna l’ordre
d’être là", tout comme il plaça l’homme dans le paradis pour qu’il soit
là. - Mais pour Aristote, les étoiles sont fixées sur les orbes et ne se
meuvent en réalité que du seul mouvement de ceux-ci. Toutefois, les sens
perçoivent le mouvement des luminaires, mais non celui des sphères. Et comme
Moïse se mettait au niveau du peuple inculte, il s’en tint à ce qui apparaît
aux sens, comme nous l’avons déjà dit.
Mais si le firmament créé le deuxième jour est
différent par nature de celui où se trouvent les étoiles bien que la
connaissance sensible, à laquelle Moise se conforme, ne fasse pas le
discernement, l’objection ne vaut plus. En effet le firmament est alors créé le
deuxième jour, pour ce qui est de sa partie inférieure. Et le quatrième jour
les étoiles y furent placées, pour ce qui est de sa partie supérieure. De telle
sorte que l’ensemble soit pris pour une seule chose, comme il apparaît aux
sens.
4. Comme dit S. Basile, si la production des
plantes précède la production des luminaires c’est pour exclure l’idolâtrie. En
effet, ceux qui croient que les luminaires sont des dieux disent que les
plantes tiennent d’eux leur origine primordiale. Encore que, selon S. Jean
Chrysostome, de même que le cultivateur coopère à la production des plantes, de
même aussi les luminaires, par leurs mouvements.
5. Comme le note S. Jean Chrysostome, on dit
"deux grands luminaires", non pas tant pour souligner leur volume que
leur vertu efficace. Parce que, même si les étoiles étaient d’une masse plus
grande que la lune, les effets de celle-ci se font davantage sentir dans nos
zones inférieures. - En outre, pour nos sens, elle paraît plus grande.
Article 2 — La
cause finale de la production des luminaires
Objections :
1. Il semble que la cause de cette production n’est
pas indiquée de façon satisfaisante. Car on lit dans Jérémie (10,2) : "Ne
soyez pas terrifiés par les signes du ciel, que les paiens redoutent." Les
luminaires ne furent donc pas faits "pour servir de signes".
2. Le signe se distingue par opposition à la cause.
Mais les luminaires sont également causes de ce qui se passe ici-bas. Ils ne
sont donc pas des signes.
3. La distinction des temps et des jours commence
dès le premier jour. Les luminaires n’ont donc pas été faits "en vue des
temps, jours et années", c’est-à-dire pour les distinguer.
4. Rien n’est fait en we de plus vil que soi, car
"la fin est meilleure que tout ce qui lui est ordonné". Or les
luminaires sont meilleurs que la terre. Ils n’ont donc pas été faits "pour
éclairer la terre".
5. La lune ne préside pas à la nuit quand elle est
nouvelle. Or, il est probable qu’elle fut créée nouvelle, car c’est alors que
les hommes commencent leurs computs. La lune n’a donc pas été faite "pour
présider à la nuit".
En sens contraire,
l’autorité de l’Écriture s’impose.
Réponse :
Comme nous l’avons vu précédemment, on peut dire
qu’une créature corporelle a été faite pour son acte propre, ou pour une autre
créature, ou pour tout l’univers, ou pour la gloire de Dieu. Mais Moïse, pour
détourner le peuple de l’idolâtrie, n’a pas fait allusion à d’autre motif que
l’utilité de l’homme. En ce sens il est dit au Deutéronome (4,19) : "Ne
lève pas les yeux vers le ciel, de crainte que tu ne voies le soleil et la lune
et les autres astres du ciel ; ne te laisse pas entraîner à te prosterner
devant eux et à les servir. Car Dieu les a créés pour le senice de toutes les
nations." - Or, ce service, il nous le détaille au début de la Genèse sous
trois chefs : 1. Il est utile pour la vue, qui dirige l’homme dans ses
activités et qui est extrêmement nécessaire pour lui faire connaître les
choses. A cet égard le texte dit : "Pour qu’ils brillent dans le firmament
et qu’ils éclairent la terre." 2. Pour assurer les phases du temps, qui
écartent l’ennui, conservent notre santé et font pousser les produits
nécessaires à notre nourriture. Ce qui n’aurait pas lieu, si c’était toujours
l’été ou toujours l’hiver. Sous ce rapport le texte ajoute : "afin qu’ils
soient pour les temps, les jours et les années". 3. Pour faire connaître
quelles entreprises et quelles affaires sont opportunes, du fait que les
luminaires du ciel nous renseignent sur la pluie et le beau temps, qui se
prêtent à des entreprises différentes. C’est pour cela que le texte dit :
"afin qu’ils soient des signes".
Solutions :
1. Les luminaires sont signes des transmutations
corporelles, non de celles qui dépendent du libre arbitre.
2. La cause sensible nous conduit quelquefois à la
connaissance d’un effet caché ; et inversement. Rien n’empêche donc qu’une
cause sensible soit un signe. Le texte dit cependant "signe" plutôt
que "cause" afin de supprimer une occasion d’idolâtrie.
3. Le premier jour fut faite la distinction
générale du temps en jours et en nuits, selon le mouvement diurne qui est
commun au ciel tout entier, mouvement qu’on peut comprendre comme ayant
commencé le premier jour. Mais les distinctions spéciales des jours et des
temps, selon qu’un jour est plus chaud qu’un autre, tel temps que tel autre,
telle année que telle autre, relèvent des mouvements spéciaux aux astres,
mouvements qu’on peut comprendre comme ayant commencé le quatrième jour.
4. "Éclairer la terre" s’entend de
l’utilité pour l’homme qui, en raison de son âme, passe avant les corps des
luminaires. Cependant, rien n’empêche de dire qu’une créature plus digne ait
été faite en vue d’une créature inférieure, considérée non en elle-même, mais
comme ordonnée à l’intégrité de l’univers.
5. Quand la lune est pleine, elle se lève le soir
et se couche le matin, et ainsi elle préside à la nuit. Et il est assez
probable que la lune fut créée dans sa plénitude ; tout comme les herbes furent
créées dans leur perfection, "faisant semence", et de même les bêtes
et les hommes. Car bien que, selon le processus naturel, on parvienne au
parfait en partant de l’imparfait, cependant, à considérer les choses
absolument, le parfait est antérieur à l’imparfait. Pourtant S. Augustin ne
l’affirme pas, puisqu’il dit ne pas trouver choquant que Dieu ait créé imparfaits
des êtres qu’il a perfectionnés plus tard.
Article 3 — Les
luminaires du ciel sont-ils animés ?
Objections :
1. Un élément supérieur doit être doté d’ornements
plus nobles. Or, les corps qui ressortissent à l’ornementation des éléments
inférieurs sont vivants ; par exemple les poissons, oiseaux et bêtes
terrestres. Donc aussi les luminaires, qui ressortissent à l’ornementation du
ciel.
2. La forme d’un corps plus noble est elle-même
plus noble. Or le soleil, la lune et les autres luminaires sont plus nobles que
les corps des plantes et des animaux. Ils ont donc une forme plus noble. Or la
plus noble des formes est l’âme qui est principe de vie ; car, pour S.
Augustin, "n’importe laquelle des substances vivantes est, dans l’ordre de
la nature, placée au-dessus d’une non vivante". Donc les luminaires du
ciel sont animés.
3. La cause est plus noble que l’effet. Or le
soleil, la lune et les autres luminaires sont causes de vie. Cela est surtout
évident chez les animaux engendrés à partir de la putréfaction, où la vie est
reçue par la vertu du soleil et des étoiles. Les corps célestes sont donc bien
davantage vivants et doués d’une âme.
4. Les mouvements du ciel et des corps célestes
sont naturels, comme on le voit clairement dans le traité Du Ciel. Or, un
mouvement naturel vient d’un principe intrinsèque. Puisque le principe du
mouvement des corps célestes est une substance douée de connaissance ; et
puisqu’une telle substance est mue comme celui qui désire est mû par l’objet
qu’il désire, selon les Métaphysiques : il semble que le principe connaissant
soit un principe intrinsèque aux corps célestes. Ceux-ci sont donc animés.
5. Le premier mobile est le ciel. Or, dans le genre
des mobiles, le premier se meut lui-même, comme il est prouvé au livre des Physiques.
Car "ce qui est par soi est antérieur à ce qui est par un autre". Or,
seuls les êtres dotés d’une âme se meuvent eux-mêmes, ainsi qu’il est montré au
même livre. Les corps célestes sont donc vivants.
En sens contraire,
le Damascène nous dit : "Que personne ne
considère les cieux ou les luminaires comme dotés d’une âme ; car ils sont
inanimés et insensibles."
Réponse :
Sur cette question les philosophes ont eu des
opinions diverses. Anaxagore, rapporte S. Augustin, "fut accusé auprès des
Athéniens pour avoir dit que le soleil était une pierre brûlante, niant ainsi
absolument qu’il soit un dieu", ou un être vivant. Les platoniciens, eux,~
supposèrent que les corps célestes avaient une âme. - Parmi les docteurs de la
foi on rencontre une pareille diversité. Origène attribue une âme aux corps
célestes. S. Jérôme aussi paraît avoir ce sentiment lorsqu’il commente le texte
de l’Ecclésiaste (1,6) : "Parcourant l’univers, l’esprit va en
tournoyant." S. Basile et le Damascène, au contraire, afflrment que ces corps
ne sont pas animés. Quant à S. Augustin, il laisse la chose dans le doute sans
pencher dans aucun sens, comme on peut s’en rendre compte dans son Commentaire
littéral sur la Genèse, ainsi que dans son Enchiridion, où il dit également
que, au cas où les corps célestes seraient dotés d’une âme, celle-ci
appartiendrait à la société des anges.
Devant une telle diversité d’opinions, et pour
mettre quelque peu en lumière la vérité, il faut remarquer que l’union de l’âme
et du corps n’a pas pour fin le corps, mais l’âme ; car ce n’est pas la forme
qui a pour fln la matière, mais l’inverse. D’autre part, la nature et la vertu
de l’âme se reconnaissent à son opération, qui est aussi d’une certaine manière
sa fin. Or le corps se trouve nécessaire à certaines opérations de l’âme qui
s’exercent par son intermédiaire, ainsi qu’on peut s’en rendre compte dans les
activités de l’âme sensitive et nutritive. Il est donc nécessaire que de telles
âmes soient unies aux corps en raison de leurs activités. - En revanche, il est
une activité de l’âme qui ne s’exerce pas par l’intermédiaire du corps, bien
que le corps lui apporte un certain concours : ainsi est-ce le corps qui
fournit à l’âme humaine les images dont elle a besoin pour faire acte
d’intelligence. Il est donc nécessaire aussi pour cette âme d’être unie à un
corps en raison de son opération, encore qu’il lui arrive d’en être séparée.
Or, il est manifeste que l’âme du corps céleste ne
peut pas exercer les opérations de l’âme nutritive : se nourrir, croître et
engendrer ; car de telles opérations ne conviennent pas à un corps
incorruptible par nature. Semblablement aussi, les opérations de l’âme
sensitive ne conviennent pas aux corps célestes ; car tous les sens sont fondés
sur le toucher qui appréhende les qualités élémentaires. Tous les organes des
puissances sensibles requièrent aussi, selon un certain mélange, une proportion
déterminée des éléments ; mais on admet que les corps célestes sont étrangers à
la nature de ceux-ci. - Il reste donc qu’aucune des activités de l’âme ne peut
convenir à l’âme céleste, sauf deux : l’intellection et le mouvement ; car
l’appétition est consécutive au sens et à l’intelligence, et se trouve ordonnée
à l’un et à l’autre. Mais l’activité intellectuelle ne s’exerce pas par le
corps ; elle n’a donc besoin du corps que dans la mesure où les sens lui
fournissent des images. D’autre part, nous l’avons dit, les activités de l’âme
sensitive ne conviennent pas aux corps célestes Ainsi donc, ce n’est pas en
raison de l’activité intellectuelle que l’âme serait unie au corps céleste. -
Il ne reste donc que la finalité du mouvement. Mais pour mouvoir il n’est pas
requis que l’âme soit unie au corps céleste comme une forme, mais seulement par
contact dynamique, comme un moteur est uni au mobile. Aussi, après avoir prouvé
que le premier qui se meut lui-même se compose de deux parties, dont l’une est
motrice et l’autre mue, Aristote, voulant préciser la manière dont ces deux
parties sont unies, déclare que c’est par un contact, soit mutuel, s’il s’agit
de deux corps, soit de l’un des deux à l’autre (et non réciproquement), si l’un
est corps et l’autre non-corps. - Les platoniciens eux aussi ne supposaient pas
qu’il y eût union des âmes aux corps, sinon par contact dynamique, comme du
moteur au mobile. Ainsi, lorsque Platon affirme que les corps célestes sont
animés, cela signifie tout simplement que les substances spirituelles sont
unies aux corps célestes comme les moteurs aux corps qu’ils meuvent.
Que les corps célestes soient mus par une substance
douée de connaissance, et non seulement par nature, comme le sont les corps
lourds et légers, cela ressort avec évidence du fait que la nature ne meut que
vers un seul terme, et s’y repose lorsqu’elle en a pris possession ; ce qui
n’est pas constaté dans le mouvement des corps célestes. Il demeure donc qu’ils
sont mus par une substance douée d’appréhension. - S. Augustin dit encore que
"tous les corps" sont administrés par Dieu "par l’intermédiaire
de l’esprit de vie".
Il apparaît donc avec évidence que les corps
célestes ne sont pas dotés d’âme de la même manière que les plantes et les
animaux, mais de façon équivoque. Et c’est pourquoi la différence entre ceux
qui les considèrent comme dotés d’âme et ceux qui les estiment inanimés est en
réalité petite, voire nulle, et limitée à une affaire de mots
Solutions :
1. Certaines réalités relèvent de l’ornementation
quant à leur mouvement propre. Et de ce point de vue les luminaires du ciel, du
fait qu’ils sont mus par une substance vivante, se rencontrent avec les autres
êtres qui ressortissent à l’ornementation.
2. Rien n’empêche qu’une réalité soit la plus
noble, considérée absolument, et qu’elle ne le soit pas sous un certain
rapport. Ainsi, la forme du corps céleste bien que, considérée absolument, elle
ne soit pas plus noble que l’âme animale, est cependant plus noble sous la
raison de forme ; car elle parfait totalement sa matière, en sorte qu’elle
n’est pas en puissance à une autre forme ; mais cela, l’âme ne le fait pas. A
l’égard du mouvement, en outre, les corps célestes sont mus par des moteurs
plus nobles.
3. Le corps céleste, du fait qu’il est moteur mû,
joue le rôle d’un instrument qui agit par la vertu de l’agent principal. C’est
pourquoi, par la vertu de son moteur, qui est une substance vivante, il peut causer
la vie.
4. Le mouvement du corps céleste est naturel, non à
cause d’un principe actif, mais d’un principe passif : car il lui appartient
par nature d’être mû d’un tel mouvement par une intelligence.
5. On dit que le ciel se meut lui-même en tant qu’il
est composé d’un moteur et d’un mobile, et non à la manière d’une forme et
d’une matière, mais bien, comme nous l’avons dit, selon un contact dynamique. -
Et de cette manière on peut dire également que son moteur est un principe
intrinsèque ; en sorte que le mouvement du ciel peut, lui aussi, être dit
naturel quant au principe actif. Tout comme on dit que le mouvement volontaire
est naturel pour l’animal en tant qu’il est animal, selon Aristote.
QUESTION 71 — L’ŒUVRE DU CINQUIÈME JOUR
Article
UNIQUE
Objections :
1. Il semble que la description de cette œuvre ne
soit pas faite comme il faut. Les eaux produisent en effet ce dont leur vertu
est capable. Or la vertu de l’eau n’est pas suffisante pour produire l’ensemble
des poissons et des oiseaux, puisque nous voyons qu’un grand nombre d’entre eux
sont engendrés à partir d’une semence. Le texte a donc tort de dire : "Que
les eaux produisent des reptiles animés d’une âme vivante et des oiseaux volant
au-dessus de la terre."
2. Les poissons et les oiseaux ne sont pas
seulement produits à partir de l’eau ; dans leur composition la terre semble
plus importante que l’eau. Car leurs corps ont leur mouvement naturel vers la
terre, si bien qu’ils trouvent en elle leur repos. Il n’est donc pas juste de
dire que les poissons et les oiseaux sont produits à partir de l’eau.
3. Comme les poissons se meuvent dans les eaux, de
même les oiseaux se meuvent dans l’air ; donc, si les poissons sont produits à
partir des eaux, les oiseaux devraient être produits non à partir des eaux,
mais à partir de l’air.
4. Tous les poissons ne sont pas des animaux
rampant sous l’eau ; certains ont des pattes dont ils usent pour marcher sur la
terre, comme les phoques. La production des poissons n’est donc pas décrite de
manière adéquate par ces mots : "Que les eaux produisent des reptiles
animés d’une âme vivante."
5. Les animaux terrestres sont plus parfaits que
les oiseaux. Cela se voit à ce que leurs membres sont plus distincts et qu’ils
ont une génération plus parfaite. En effet, ils engendrent des animaux, alors
que les oiseaux et les poissons engendrent des œufs. Et les êtres plus parfaits
viennent les premiers dans l’ordre de la nature. Ce n’est donc pas au cinquième
jour, avant les animaux terrestres, que les poissons et oiseaux auraient dû
être créés.
En sens contraire,
l’autorité de l’Écriture s’impose.
Réponse :
Comme nous l’avons dit plus haut, l’œuvre
d’ornementation correspond par son ordre à l’œuvre de distinction. En
conséquence, de même qu’entre les trois jours consacrés à la distinction, celui
du milieu, le deuxième, est consacré à la distinction du corps intermédiaire
qui est l’eau, de même entre les trois jours consacrés à l’œuvre
d’ornementation, celui du milieu, le cinquième, est réservé à l’ornementation
de l’élément intermédiaire, par la production des oiseaux et des poissons. Et
donc, de même que Moïse nomme au quatrième jour les luminaires et la lumière,
pour indiquer que le quatrième jour répond au premier, où il avait dit que la
lumière avait été faite, - de même, à notre cinquième jour, fait-il mention des
eaux et du firmament du ciel pour indiquer que le cinquième jour correspond au
deuxième.
Il faut pourtant savoir que, comme pour la
production des plantes, S. Augustin s’écarte des autres commentateurs sur la
production des poissons et des oiseaux. Les autres disent en effetb que les
poissons et les oiseaux furent produits en acte le cinquième jour, alors que S.
Augustin dit que le cinquième jour la nature des eaux produisit les poissons et
les oiseaux en puissance.
Solutions :
1. Avicenne supposa que tous les êtres vivants
pouvaient être engendrés à partir d’un certain mélange des éléments sans
intervention de semences, par un processus qui reste cependant naturel. Cela
semble inexact. Car la nature progresse vers ses effets par des intermédiaires
déterminés. Tout être par conséquent qui, par nature, est engendré à partir de
la semence ne peut pas, par nature, être engendré sans semence. - Il faut donc
donner une autre Réponse. Dans la génération naturelle des animaux, pour ceux
qui sont engendrés à partir de la semence, le principe actif est la vertu
formatrice qui réside dans la semence ; et, pour ceux qui sont engendrés à
partir de la putréfaction, cette vertu est remplacée par celle du corps
céleste. Le principe matériel, pour sa part, dans la génération de l’un ou de
l’autre de ces genres d’animaux, est quelque élément ou dérivé d’élément. -
Dans la première institution des choses, le principe actif fut le Verbe de Dieu
qui, à partir de la matière élémentaire, produisit les animaux, soit en acte,
si l’on s’en rapporte aux autres Pères, soit en puissance, si l’on suit S.
Augustin. Non que l’eau ou la terre aient en eux la puissance de produire tous
les animaux, comme l’a supposé Avicenne, mais parce que le fait que les animaux
puissent être produits à partir de la matière élémentaire, par la vertu de la
semence ou des astres, provient de la vertu primitivement donnée aux éléments.
2. Les corps des oiseaux et des poissons peuvent
être considérés à deux points de vue : 1° En eux-mêmes. De ce point de vue il
est nécessaire que domine en eux l’élément terre. Car pour qu’il y ait un
mélange équilibré dans le corps de l’animal, il est nécessaire qu’il possède en
abondance l’élément le moins actif, qui est la terre. 2° Mais si l’on considère
ces corps selon qu’ils sont par nature destinés à avoir tels ou tels
mouvements, ils ont alors une certaine affinité avec les éléments dans lesquels
ils se meuvent. Et c’est en ce sens que leur génération est décrite ici.
3. L’air, parce qu’il n’est pas perceptible aux
sens, n’est pas énuméré pour lui-même, mais avec les autres : partiellement
avec l’eau, pour ce qui regarde sa partie inférieure où se condense
l’évaporation des eaux, et partiellement avec le ciel pour sa partie supérieure.
Et les oiseaux se meuvent dans la partie inférieure de l’air ; de là vient
qu’ils sont dits voler "sous le firmament du ciel", même si l’on
entend le firmament au sens d’air nuageux. Voilà pourquoi la production des
oiseaux est attribuée à l’eau.
4. La nature va d’un extrême à l’autre en passant
par des intermédiaires. C’est pourquoi entre les animaux terrestres et les
animaux aquatiques il y a certains intermédiaires qui rejoignent les uns aux
autres. On les compte parmi ceux avec lesquels ils ont le plus de points
communs, - du point de vue de ce qu’ils ont de commun avec ceux-ci, non du
point de vue de ce qu’ils ont de commun avec l’autre extrême. Cependant, pour
que soient inclus tous ceux qui ont un caractère spécial, parmi les poissons,
après avoir dit : "Que les eaux produisent des reptiles ayant une âme
vivante", le texte ajoute : "Dieu créa les grands monstres
marins..."
5. La production de ces animaux suit l’ordre des
corps dont ils sont l’ornement, plutôt que leur ordre de dignité respective.
Toutefois, dans la progression de la génération, on va des plus imparfaits vers
les plus parfaits.
QUESTION 72 — L’ŒUVRE DU SIXIÈME JOUR
Article
UNIQUE
Objections :
1. Cette œuvre ne semble pas décrite de façon
satisfaisante. En effet, tout autant que les oiseaux et les poissons, les
animaux terrestres ont une âme vivante. Or, les animaux terrestres ne sont pas
l’âme vivante elle-même. Il est donc illogique de dire : "Que la terre
produise une âme vivante" ; il aurait fallu dire : "Que la terre
produise des quadrupèdes à l’âme vivante."
2. Le genre ne doit pas être divisé par opposition
à l’espèce. Or le bétail et les bêtes sauvages se rangent dans le genre
quadrupède. Il est donc maladroit de dénombrer les quadrupèdes avec le bétail
et les bêtes sauvages.
3. Comme les autres animaux, l’homme est dans un
genre et une espèce déterminés. Or dans la formation de l’homme il n’est pas
fait mention de son genre ou de son espèce. On n’aurait donc pas dû faire
mention de genre ou d’espèce dans la production des autres animaux, comme quand
il est dit : "dans son genre" ou "dans son espèce".
4. Plus que les oiseaux ou les poissons, les
animaux terrestres sont semblables à l’homme qui est déclaré béni de Dieu. Et
donc, comme il est dit que poissons et oiseaux ont été bénis, à plus forte
raison cela devrait être dit des autres animaux.
5. Il y a des animaux qui sont engendrés de la
putréfaction, qui est une sorte de corruption. Or la corruption n’a pas sa
place dans la première institution des choses. Ces animaux ne devaient donc pas
être produits dans la première création.
6. Certains animaux sont venimeux et nuisibles à
l’homme. Or, il ne devait rien y avoir de nuisible à l’homme avant le péché.
Donc les animaux de ce genre, ou bien ne devaient pas du tout être créés par
Dieu qui est auteur des choses bonnes, ou bien ils ne devaient pas être faits
avant le péché.
En sens contraire,
l’autorité de l’Écriture s’impose.
Réponse :
De même qu’au cinquième jour l’élément
intermédiaire reçoit son ornement en correspondance avec le deuxième jour, de
même au sixième jour le dernier élément, la terre, reçoit son ornement par la
production des animaux terrestres, ce qui correspond au troisième jour. Et
c’est pourquoi dans les deux cas on mentionne la terre. - Ici encore, d’après
S. Augustin, les animaux terrestres sont produits en puissance, alors que,
selon les autres Pères, ils le sont en acte.
Solutions :
1. S. Basile dit que les divers degrés de vie que
l’on rencontre chez les divers vivants peuvent être énumérés d’après la manière
dont s’exprime l’Écriture. - Les plantes d’abord, qui ont la vie la plus
imparfaite. Il n’est donc fait aucune mention de vie dans leur production, mais
seulement de génération ; car c’est seulement sous ce rapport qu’on trouve en
elles un acte de vie, puisque, on le dira plus loin, les opérations de
nutrition et d’augmentation sont au service de la génération - Parmi les
animaux, les animaux terrestres sont, à s’en tenir à l’opinion commune, plus
parfaits que les oiseaux et les poissons ; non point parce que les poissons
manqueraient de mémoire, comme le dit S. Basile et le refuse S. Augustin, mais
en raison de la distinction des membres et de la perfection de la génération.
(Il arrive cependant que, pour certaines sagacités de l’instinct, des animaux
imparfaits comme les abeilles et les fourmis soient doués davantage.) Aussi
Moïse emploie-t-il pour les poissons les mots : non "âme vivante",
mais "reptiles animés d’une âme vivante .. ; tandis que pour les animaux
terrestres, en raison de la perfection de la vie qui est en eux, il emploie les
mots "âme vivante ). Comme si les poissons étaient des corps possédant
quelque chose de l’âme, alors que les animaux terrestres, en raison de la
perfection de leur vie, seraient des sortes d’âmes dominant leurs corps. - Quant
au degré le plus parfait de la vie il est dans l’homme. Aussi ne dit-il pas que
la vie de l’homme est produite par la terre ou l’eau, comme pour les autres
animaux, mais par Dieu.
2. Par le "bétail" ou les "bêtes des
troupeaux" il faut entendre les animaux domestiques qui servent l’homme
d’une manière ou d’une autre. Par les "bêtes sauvages" il faut
entendre les fauves comme les ours et les lions. Par les "reptiles",
les animaux qui n’ont pas de pattes pour s’élever au-dessus de la terre, comme
les serpents, ou encore ceux qui ont des pattes courtes et les élèvent peu,
comme les lézards, les tortues et autres animaux de même genre. Mais comme il
en reste qui ne sont contenus sous aucun de ces genres, comme les cerfs et les
chevreuils, afin qu’eux aussi soient recensés, il a ajouté "les
quadrupèdes" - Ou, selon une autre interprétation, il a mis en tête
"les quadrupèdes" comme genre, et a ajouté les autres comme espèces ;
car il y a des reptiles qui sont quadrupèdes, comme les lézards et les tortues
3. Moïse fait mention du genre et de l’espèce pour
les autres animaux et plantes, afin d’indiquer les générations de semblables
par leurs semblables. Dans le cas de l’homme il n’était pas nécessaire de le
dire, parce que ce qui est énoncé antérieurement des autres peut s’entendre de
l’homme. - Ou bien parce que plantes et animaux sont produits selon leur genre
et leur espèce comme dans un grand éloignement de la ressemblance divine, alors
que l’homme est dit formé "à l’image et ressemblance de Dieu".
4. La bénédiction de Dieu donne la vertu de se
multiplier par la génération. Donc ce qui est affirmé pour les poissons et les
oiseaux, il n’était pas nécessaire de le répéter pour les animaux terrestres :
on le comprend. - Dans le cas des hommes, la bénédiction est répétée parce
qu’il y a en eux une raison spéciale de multiplication, celle de pourvoir au
nombre des élus ; et aussi "pour que personne ne dise qu’il y a quelque
péché dans le devoir d’engendrer des fils". - Quant aux plantes,
"elles n’ont aucun désir de se propager, et elles engendrent sans en avoir
conscience ; de là vient qu’elles ne furent pas jugées dignes de recevoir des
paroles de bénédictionf".
5. Puisque la génération de l’un est la corruption
de l’autre, il n’est pas contraire à la première institution des choses que la
corruption des moins nobles engendre les plus nobles. En conséquence les
animaux qui sont engendrés de la corruption des choses inanimées ou des plantes
pouvaient être engendrés alors. Mais ceux qui sont engendrés de la corruption d’animaux
ne purent être produits alors qu’en puissance.
6. Comme dit S. Augustin, "si un ignorant
entre dans l’atelier d’un artisan, il y voit quantité d’outils dont il ignore
la raison d’être, et, s’il est très sot, il les jugera inutiles. Si dans la suite,
par étourderie, il tombe dans le foyer, ou se blesse à quelque outil aiguisé,
il estimera qu’il y a là beaucoup d’êtres nuisibles ; et l’artisan qui en sait
l’usage se moquera de sa sottise C’est ainsi qu’en ce monde certains osent
critiquer bien des choses dont ils ne voient pas les raisons ; car il y en a
beaucoup qui, sans être nécessaires à notre maison, ont cependant un rôle pour
parfaire l’intégrité de l’univers". Or, avant le péché, l’homme faisait
des choses du monde un usage conforme à l’ordre. Les animaux venimeux ne lui
nuisaient donc pas.
QUESTION 73 — CE QUI CONCERNE LE SEPTIÈME JOUR
1. L’achèvement des œuvres. - 2. Le repos de Dieu.
- 3. La bénédiction et la sanctification de ce jour.
Article 1 —
L’achèvement des œuvres
Objections :
1. Il semble que l’on ne devait pas attribuer au
septième jour l’achèvement des œuvres divines. Car tout ce qui se fait en ce
monde relève des œuvres divines. Or la "consommation du monde" sera
sa fin selon Matthieu (13,39). En outre, le temps de l’incarnation du Christ
est le temps d’une sorte d’achèvement ; aussi est-il nommé par l’Apôtre (Ga
4,4) "le temps de la plénitude". Et le Christ lui-même, nous rapporte
S. Jean (19,30), a dit en mourant : "Tout est consommé." L’achèvement
des œuvres divines ne ressortit donc pas au septième jour.
2. Celui qui achève son travail fait quelque chose.
Mais nous ne lisons pas que Dieu ait fait quelque chose le septième jour ; au
contraire, il s’est reposé de tout travail. L’achèvement des œuvres divines
n’appartient donc pas au septième jour.
3. On ne dit pas que quelque chose est complet si
l’on y ajoute beaucoup de choses, sauf au cas où celles-ci seraient superflues.
Car on appelle "parfait" ce à quoi rien ne manque de ce qu’il doit
avoir. Or, après le septième jour, bien des choses ont été faites : production
d’un grand nombre d’individus ; production d’espèces nouvelles qui apparaissent
fréquemment, principalement chez les animaux qui s’engendrent à partir de la
putréfaction. Chaque jour aussi Dieu crée de nouvelles âmes. L’œuvre de
l’incarnation fut encore une nouveauté, selon Jérémie (31,22) : "Dieu fera
du nouveau sur la terre." Nouveaux également sont les miracles dont il est
dit dans l’Ecclésiastique (36,6) : "Renouvelle les signes et fais d’autres
miracles." De même tout sera renouvelé dans la glorification des saints,
selon l’Apocalypse (21,5) : "Et celui qui siège sur le trône dit : Voici
que je fais toutes choses nouvelles." L’achèvement des œuvres divines ne
doit donc pas être attribué au septième jour.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (2,2) : "Dieu acheva
le septième jour l’œuvre qu’il avait faite."
Réponse :
Il y a deux sortes de perfections pour une chose :
la perfection première, et la perfection seconde. La perfection première
consiste en ce que la chose est parfaite en sa substance ; et cette perfection
est la forme du tout, laquelle résulte de l’intégrité des parties. La
perfection seconde est la fin. Or la fin, ou bien est l’opération même, ainsi
la fin du joueur de cithare est de jouer de la cithare, ou bien elle est
quelque chose où l’on parvient par son activité, comme la fin du constructeur
est la maison qu’il réalise en construisant. Or la première perfection est
cause de la seconde, parce que la forme est principe de l’action.
L’ultime perfection et la fin de tout l’univers,
c’est la parfaite béatitude des saints ; et celle-ci se produira dans l’ultime
consommation du monde. Au contraire, la première perfection qui consiste dans
l’intégrité de l’univers s’est réalisée dans la première institution des
choses. Et c’est elle qui est attribuée au septième jour.
Solutions :
1. Comme on vient de le dire, la perfection
première est cause de la perfection seconde. Or, pour atteindre la béatitude,
deux choses sont requises, la nature et la grâce. La perfection même de la
béatitude aura donc lieu à la fin du monde, comme nous l’avons dit. Mais les
causes de cette perfection-là ont préexisté : pour la nature, dans la première
institution des choses ; et pour la grâce, dans l’incarnation du Christ, parce
que "la grâce et la vérité furent faites par Jésus-Christ", dit S.
Jean (1,17). Ainsi donc, au septième jour eut lieu l’achèvement de la nature ;
à l’incarnation du Christ, l’achèvement de la grâce ; et à la fin du monde
l’achèvement de la gloire.
2. Le septième jour, Dieu a opéré quelque chose non
pas en constituant une nouvelle créature, mais en administrant la créature et
en lui donnant le mouvement pour son opération propre. D’une certaine manière,
cela se rapporte à une sorte de commencement de la perfection seconde. C’est la
raison pour laquelle la consommation des œuvres, d’après notre version, est
attribuée au septième jour. Mais selon une autre version, elle est attribuée au
sixième jour. Et l’un et l’autre peuvent se soutenir. Car la consommation qui
se réalise par l’intégrité des parties dans l’univers appartient au sixième
jour ; alors que la consommation qui a lieu par l’activité de ces parties
appartient au septième.
On pourrait encore dire que, dans le cas d’un
mouvement continu, aussi longtemps que quelque chose peut continuer à se
mouvoir, on ne dit pas que le mouvement est parfait avant le repos ; le repos
montre en effet que le mouvement est consommé. Or, Dieu aurait pu faire de
nombreuses créatures en plus de celles qu’il avait faites pendant les six
jours. Donc, c’est du fait qu’au septième jour il a cessé de constituer de
nouvelles créatures que l’on dit qu’il a consommé son œuvre.
3. Rien de ce qui a été fait ultérieurement par
Dieu n’était entièrement nouveau ; d’une manière ou d’une autre cela avait
préexisté dans l’œuvre des six jours. - Certaines choses préexistèrent
matériellement : par exemple Dieu forma la femme de la côte d’Adam. D’autres
préexistèrent dans les œuvres des six jours de façon non seulement matérielle
mais aussi par leur causalité. Ainsi les individus qui sont engendrés
maintenant ont préexisté dans les premiers individus de leurs espèces. Quant
aux espèces nouvelles, s’il en apparaît, elles ont préexisté dans certaines
vertus actives ; c’est ainsi que les animaux engendrés à partir de la
putréfaction sont produits par les vertus des étoiles et des éléments, vertus
que ceux-ci reçurent dès le début, même si l’on voit apparaître de nouvelles
espèces de ces animaux. Il arrive aussi que certains animaux naissent, selon une
nouvelle espèce, de l’union d’animaux de diff~rentes espèces ; ainsi l’âne et
la jument engendrent le mulet ; ces animaux aussi préexistaient par leur
causalité dans l’œuvre des six jours. - Mais d’autres ont préexisté par mode de
similitude : telles les âmes qui sont créées maintenant. De même l’œuvre de
l’incarnation, car, comme dit l’Apôtre (Ph 2,7), le Fils de Dieu "est
devenu semblable aux hommes". La gloire spirituelle enfin a préexisté par
mode de similitude chez les anges, et la gloire corporelle dans le ciel,
principalement dans le ciel empyrée. D’où la parole de l’Ecclésiaste (1, 9) :
"Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, déjà cela préexistait dans les
siècles qui nous ont précédés."
Objections :
1. Il semble que Dieu ne s’est pas reposé de toute
son œuvre le septième jour. Car Jésus dit en S. Jean (5,17) : "Mon Père
est à l’œuvre jusqu’à maintenant, et je suis à l’œuvre, moi aussi"
2. Le repos s’oppose au mouvement, ou au travail
qui a parfois le mouvement pour cause. Mais Dieu a produit ses œuvres dans
l’immobilité et sans aucun travail. Il ne faut donc pas dire qu’au septième
jour il s’est reposé de son œuvre.
3. Si l’on argue que Dieu s’est reposé le septième
jour en ce sens qu’ "il a fait se reposer l’homme", on répondra : Le
repos s’oppose à l’activité. Or cette expression "Dieu créa ou fit ceci ou
cela" ne s’explique pas en ce sens que Dieu "a fait créer ou
fabriquer cela par l’homme". Il est donc également inexact d’expliquer ce
texte disant que Dieu s’est reposé, en ce sens qu’"il a fait se reposer
l’homme".
En sens contraire,
la Genèse dit que "Dieu se reposa au septième
jour de toute l’œuvre qu’il avait faite".
Réponse :
Le repos s’oppose en propre au mouvement, et par
suite au travail engendré par le mouvement. Or, bien que le mouvement au sens
propre se dise des corps, cependant le mot "mouvement" peut être
transposé de deux manières pour signifier les réalités spirituelles : 1. En
tant que toute opération est appelée mouvement ; ainsi la bonté divine elle-même
est en mouvement d’une certaine manière et va vers les choses en tant qu’elle
se communique à elles, comme dit Denys. 2. Le désir, qui tend vers autre chose,
est appelé aussi un certain mouvement. - En conséquence, le mot
"repos" peut prendre deux acceptions : 1. celle de cessation de toute
œuvre ; 2. celle de la satisfaction du désir.
Et ce repos du septième jour s’applique à Dieu de
ces deux manières. Au premier sens, parce que, au septième jour, il a cessé de
constituer de nouvelles créatures ; ultérieurement en effet il n’a rien fait
qui n’ait d’une manière quelconque préexisté dans ses premières œuvres, ainsi
que nous l’avons dit. - Au second sens, en ce qu’il n’avait pas besoin lui-même
de ce qu’il avait créé : il est bienheureux en jouissant de lui-même. Aussi,
après la création de toutes ses œuvres on ne dit pas "qu’il a trouvé son
repos dans ses œuvres", comme s’il en avait besoin pour sa béatitude, mais
"qu’il se reposa d’elles", en lui-même, car par lui-même il se suffit
et satisfait son propre désir. En conséquence, bien qu’il se soit reposé en
lui-même de toute éternité, après la création de ses œuvres, il goûta en
lui-même un repos qui appartient au septième jour. Et c’est en cela, dit S.
Augustin, que consiste "se reposer de ses œuvres".
Solutions :
1. Dieu est à l’œuvre jusqu’à maintenant, en
conservant et en administrant la créature constituée, non en constituant une
nouvelle créature
2. Le repos ne s’oppose pas ici au travail ou au
mouvement, mais à la production de choses nouvelles et au désir qui tend vers
une autre chose, comme on l’a dit.
3. De même que Dieu se repose en lui seul et trouve
sa béatitude en jouissant de lui-même, de même nous devenons bienheureux du
seul fait que nous jouissons de Dieu. C’est ainsi qu’il nous donne de nous
reposer en lui de ses œuvres et des nôtres. Il est donc exact de donner cette
interprétation : Dieu s’est reposé parce qu’il nous a fait reposer ; mais ce
n’est pas la seule interprétation admissible ; l’autre est plus fondamentale et
se présente la première.
Article 3 — La
bénédiction et la sanctification du septième jour
Objections :
1. Il semble que bénédiction et sanctification
n’étaient pas dues au septième jour. Un temps est ordinairement appelé béni ou
saint parce qu’à ce moment un bonheur est arrivé ou un malheur a été évité Or à
Dieu rien n’est ajouté ni enlevé, qu’il opère ou qu’il cesse d’opérer.
Bénédiction et sanctification spéciales ne sont donc pas dues au septième jour.
2. Le mot bénédiction vient de bonté. Or, le bien
est diffusif et communicatif de luimême, selon Denys. Donc les jours où Dieu a
produit les créatures auraient dû bien plus encore être bénis que le jour où il
a cessé de les produire.
3. Précédemment, pour chacune des créatures, il est
fait mention d’une certaine bénédiction, quand il est dit à propos de chaque
œuvre : "Et Dieu vit que c’était bon." Il n’était donc pas nécessaire
qu’après la production de toutes les choses le septième jour fût béni.
En sens contraire,
la Genèse dit : "Et Dieu bénit le septième
jour et il le sanctifia, car ce jour-là il avait cessé toute son œuvre."
Réponse :
Nous avons vu plus haut que le repos de Dieu au
septième jour est à entendre de deux manières : 1. En ce sens qu’il s’est
arrêté de constituer de nouvelles choses, mais en continuant de conserver et
d’administrer la créature constituée. 2. En ce sens qu’après avoir créé ses
œuvres il se reposa en lui-même. - Du premier point de vue, la bénédiction
convient au septième jour. Car, comme nous l’avons vu, la bénédiction concerne
la multiplication, et c’est pourquoi Dieu dit aux créatures qu’il bénit :
"Croissez et multipliez". Or, la multiplication se fait par
l’organisation des créatures, en tant qu’elles s’engendrent de semblables à
semblables. - Du second point de vue, la sanctification convient au septième
jour. En effet, la sanctification d’un être se prend éminemment de ce qu’il
trouve son repos en Dieu. Et c’est pourquoi les choses vouées à Dieu sont
appelées saintes, elles aussi.
Solutions :
1. Le septième jour n’est pas sanctifié en ce sens
que quelque chose pourrait être ajouté à Dieu ou lui être retiré, mais parce
que quelque chose s’ajoute aux créatures par leur multiplication et par leur
repos en Dieu.
2. Dans les six premiers jours, les choses ont été
produites dans leurs premières causes. Mais ultérieurement, à partir de ces
premières causes, les choses se multiplient et se conservent, ce qui relève
aussi de la bonté de Dieu. Et la perfection divine se manifeste éminemment en
ce que lui-même se repose en elle seule, et en ce que nous-mêmes pouvons nous
reposer en jouissant de cette perfection.
3. Le bien dont il est fait mention chaque jour
appartient à la première institution de la nature ; mais la bénédiction du
septième jour appartient à sa propagation.
QUESTION 74 — L’ENSEMBLE DES JOURS DE LA CRÉATION
1. Sont-ils assez nombreux ? - 2. Sont-ils un seul
jour ou plusieurs ? - 3. Quelques façons de parler employées par l’Écriture
dans son récit des six jours.
Article 1 — Ces
jours sont-ils assez nombreux ?
Objections :
1. Il semble que l’énumération de ces jours ne soit
pas suffisante. En effet, l’œuvre de création n’est pas moins différente des
œuvres de distinction et d’ornementation que celles-ci ne le sont entre elles.
Or, certains jours sont attribués à la distinction, et d’autres à
l’ornementation. Donc d’autres jours doivent encore être assignés à la
création.
2. L’air et le feu sont des éléments plus nobles
que la terre et l’eau. Or, un jour est attribué à la distinction de l’eau, et
un autre à la distinction de la terre. D’autres jours auraient donc dû être
attribués à la distinction du feu et de l’air.
3. Les oiseaux ne sont pas moins éloignés des
poissons que des bêtes terrestres. L’homme est également plus différent de tous
les animaux que tous les autres animaux entre eux Or, un jour spécial est
attribué à la production des poissons de la mer, et un autre à la production
des animaux de la terre. Un autre jour devait donc être attribué à la
production des oiseaux du ciel et un autre à la production de l’homme.
En sens contraire,
4. Certains jours semblent assignés de façon
superflue. En effet, la lumière se comporte par rapport aux luminaires comme un
accident par rapport à un sujet. Or, un sujet est produit en même temps que son
accident propre. La lumière ne devait donc pas être produite un jour, et les
luminaires un autre jour.
5. Ces jours sont attribués à la première
institution du monde. Or, au septième jour, absolument rien n’est institué. Le
septième jour ne devrait donc pas être compté avec les autres.
Réponse :
Le motif de la distinction de ces jours peut être
découvert à partir de ce que nous avons vu précédemment. Il fallait en effet
d’abord que soient distinguées les parties du monde, et ensuite que chacune des
parties reçoive son ornement, du fait qu’elle se trouve comme remplie de ses
habitants. - Si l’on suit l’interprétation des autres Pères, trois parties se
trouvent indiquées dans la créature corporelle : la première est désignée par
le mot "ciel", celle du milieu par le mot "eau" ; celle
d’en bas par le mot "terre". De là vient que, selon les
pythagoriciens, au dire d’Aristote, la perfection réside en trois choses,
"le commencement, le milieu et la fin". La première partie est donc
distinguée le premier jour, et ornée le quatrième ; celle du milieu est distinguée
le deuxième jour, et ornée le cinquième ; la dernière est distinguée le
troisième jour, et ornée le sixième. - S. Augustin est d’accord pour les trois
derniers jours, mais non pour les trois premiers. Car, selon son
interprétation, le premier jour fut formée la créature spirituelle, et dans les
deux autres la créature corporelle, de telle sorte que les corps supérieurs le
furent le deuxième jour, et les corps inférieurs le troisième. Ainsi la
perfection des œuvres divines répond-elle à la perfection du nombre six, qui
est produit par la somme de ses parties aliquotes qui sont : un, deux, trois.
En effet un jour est attribué à la formation de la créature spirituelle, deux à
la formation de la créature corporelle, et trois à l’ornementation.
Solutions :
1. Si l’on suit l’interprétation de S. Augustin,
l’œuvre de la création a trait à la production de la matière informe et de la
nature spirituelle informe. Mais ces deux actes sont hors du temps, comme il le
dit dans ses Confessions. Aussi la production de l’un et l’autre est-elle
placée "avant n’importe quel jour". - Mais si l’on suit
l’interprétation des autres Pères, on peut dire que l’œuvre de distinction et
d’ornementation est envisagée selon une certaine mutation de la créature, que
mesure le temps. Or l’œuvre de la création consiste en une seule et unique
action divine, accomplie en un instant et produisant la substance des choses.
C’est la raison pour laquelle toute œuvre de distinction et d’ornementation est
dite avoir été faite "un jour" ; la création au contraire est dite
faite "au commencement", ce qui évoque quelque chose d’indivisible.
2. Le feu et l’air ne sont pas expressément nommés
par Moïse parmi les parties du monde, parce que le vulgaire ne les distingue
pas. Mais ils sont comptés avec l’élément intermédiaire, qui est l’eau, surtout
pour ce qui concerne la partie inférieure de l’air ; quant à sa partie
supérieure elle est comptée avec le ciel, dit S. Augustin.
3. La production des animaux est rapportée selon
qu’ils servent à l’ornementation des parties du monde. C’est pourquoi les jours
de la production des animaux sont distingués ou unis selon qu’ils ornent une
même partie du monde, ou des parties différentes.
4. Le premier jour, la nature de la lumière fut
produite dans un certain sujet. Au quatrième jour, on dit que furent créés les
luminaires, non parce que leur substance fut produite à nouveau, mais parce
qu’ils furent formés d’une manière selon laquelle ils n’existaient pas
auparavant, comme nous l’avons dit plus haute.
5. Le septième jour, selon S. Augustin, est
attribué à quelque chose qui s’ajoute à toutes les œuvres attribuées aux six
jours : que Dieu se reposa en lui-même de toutes ses œuvres. Après les six
jours il fallait donc faire mention du septième. - Selon les autresg, on peut
dire qu’au septième jour le monde eut une sorte de nouvel état, en ce qu’il
cessait d’acquérir du nouveau. Aussi après les six jours est mis le septième
jour, attribué à la cessation de l’œuvre.
Article 2 — Ces
jours sont-ils un seul ou plusieurs ?
Objections :
1. Il semble que tous ces jours sont un seul jour.
Car on lit dans la Genèse (2,4.5) : "Voici les générations du ciel et de
la terre, quand ils furent créés le jour où Dieu fit le ciel et la terre, et
tout arbrisseau des champs avant qu’il sortît de terre." Il y a donc un
jour unique où il fit "le ciel et la terre et tout arbrisseau des
champs". Or, il fit le ciel et la terre le premier jour, ou plut6t avant
le premier jour, et l’arbrisseau des champs le troisième jour. Le premier et le
troisième jour sont donc un seul et même jour et, pour une raison identique,
les autres jours.
2. "Celui qui vit dans l’éternité a créé tout
simultanément" dit l’Ecclésiastique (18,1). Or, cela ne serait pas si les
jours de ces œuvres étaient multiples, car des jours multiples ne sont pas
simultanés. Il n’y a donc pas plusieurs jours mais un seul.
3. Le septième jour, Dieu cessa de créer de
nouvelles choses. Si le septième jour est distinct des autres jours, il
s’ensuit que Dieu n’a pas fait le septième jour, ce qui paraît inadmissible.
4. Toute l’œuvre attribuée à un seul jour, Dieu l’a
réalisée instantanément, puisque pour chacune des œuvres on a ces mots :
"Il dit et ce fut fait." Donc, si l’œuvre suivante était réservée à
un autre jour, il s’ensuivrait que dans le reste de ce jour il aurait arrêté
son travail, qui serait devenu superflu. Il n’y a donc pas, pour une œuvre, un
jour distinct de celui de l’œuvre précédente.
En sens contraire,
la Genèse dit : "Il y eut un soir il y eut un
matin, deuxième jour" et "troisième jour" et ainsi de suite. Or
"deuxième" et "troisième" ne peuvent être employés là où il
n’y en a qu’un. Il n’y a donc pas eu un seul et unique jour.
Réponse :
Sur cette question, Augustin est en désaccord avec
les autres interprètes. Il veut en effet que tous ces jours que l’on nous dit
être sept, en soient un seul, présenté en sept fois par rapport aux choses
créées. - Les autres interprètes" estiment que ce furent sept jours
distincts, non un seul.
Ces deux opinions, si on les réfère à l’explication
littérale de la Genèse, présentent une grande divergence. En effet, selon S.
Augustin, il faut entendre par "jour" la connaissance de l’esprit
angélique, de telle sorte que le premier jour soit la connaissance de la
première œuvre divine, le deuxième celle de la deuxième, et ainsi de suite. Et
quand il est dit que chaque œuvre fut faite un certain jour, c’est pour
indiquer que Dieu n’a rien produit dans la nature des choses qu’il n’ait
imprimé dans l’esprit angélique, lequel peut connaître simultanément une
multiplicité de choses, principalement dans le Verbe, où se parfait et s’achève
toute la connaissance des anges. Et en ce sens les jours se distinguent selon
l’ordre naturel des choses connues, et non selon la succession de la
connaissance, ou selon la succession des choses produites. Par ailleurs, le mot
"jour" peut être appliqué à la connaissance angélique de manière
propre et véritable, puisque, pour S. Augustin, la lumière, qui est la cause du
jour, se rencontre proprement dans le domaine spirituel. - Pour les autres
interprètes, ces jours indiquent et la succession des jours temporels, et la
succession de la production des choses.
Mais, si l’on réfère ces deux opinions au mode de
production des choses, on ne trouve pas une si grande divergence. Et cela en
raison de deux différences par où l’exégèse de S. Augustin s’écarte de celle
des autres, comme il ressort de ce qui a été dit : -1 S. Augustin, par la terre
et l’eau qui ont été créées en premier, entend la matière corporelle dans un
état de non-formation totale ; par la fabrication du firmament, le
rassemblement des eaux et l’apparition du sec, il entend l’impression des
formes dans la matière corporelle. Les autres Pères, au contraire, entendent
par la terre et l’eau créées en premier les éléments du monde existant sous
leurs formes propres ; et dans les œuvres suivantes ils voient une certaine
distinction opérée dans les corps préalablement existants, comme nous l’avons
vu plus haut. - 2 Il y a divergence sur la production des plantes et des animaux,
que les autres interprètes supposent avoir été produits en acte dans l’œuvre
des six jours, alors que S. Augustin y voit une production seulement en
puissance.
Le fait que S. Augustin suppose l’œuvre des six
jours simultanément réalisée entraîne donc une identité de conception dans le
mode de production des choses. Car, pour lui comme pour les autres, dans la
première production des choses, la matière existait sous les formes
substantielles des éléments ; et pareillement, dans la première institution des
choses, il n’y avait ni animaux ni plantes en acte. - Toutefois il demeure
entre eux quatre points de divergence : selon les autres Pères, après la
première production des créatures, il y eut un certain temps : 1. où il n’y
avait pas de lumière ; 2. où le firmament n’était pas formé ; 3. où la terre
n’était pas dégagée des eaux ; 4. où les luminaires du ciel n’étaient pas
formés. Autant de choses que l’on ne peut admettre dans l’interprétation de S.
Augustin. - En conséquence pour ne faire tort à aucune des deux opinions, il
faut répondre aux arguments de chacune.
Solutions :
1. Le jour où Dieu créa le ciel et la terre, il
créa aussi tout arbrisseau des champs, non en acte, mais "avant qu’il
sorte de terre", c’est-à-dire en puissance. Ce que S. Augustin assigne au
troisième jour, et les autres à la première institution des choses.
2. Dieu créa tout simultanément, pour ce qui est de
la substance des choses, en une sorte d’état d’informité. Mais pour ce qui est
de la formation qui fut opérée par la distinction et l’ornementation, ce ne fut
pas simultané. D’où l’emploi exprès du mot "création".
3. Le septième jour, Dieu s’arrêta de constituer
des choses nouvelles, mais non pas d’en propager certaines à partir des autres.
C’est à cette propagation que se rapporte le fait que d’autres jours succèdent
au premier.
4. Ce n’est pas par impuissance de Dieu, comme s’il
avait besoin de temps pour opérer, que toutes les choses ne furent pas
simultanément distinguées et ordonnées, mais afin qu’un ordre soit observé dans
l’institution des choses. Ainsi convenait-il que correspondent aux divers états
du monde des jours distincts. Mais chaque fois, la nouvelle œuvre ajoutait au
monde un nouvel état de perfection.
5. Selon S. Augustin, cet ordre des jours doit être
référé à l’ordre naturel des œuvres qui sont attribuées aux jours.
Article 3 —
Quelques façons de parler dans le récit des six jours
Objections :
1. I1 semble que l’Écriture n’use pas de mots
appropriés pour exprimer l’œuvre des six jours. En effet, tout autant que la
lumière, le firmament et les œuvres de ce genre, le ciel et la terre sont faits
par le Verbe de Dieu, puisque : "Tout a été fait par lui", dit S.
Jean (1,3). Dans la création du ciel et de la terre, il fallait donc faire
mention du Verbe de Dieu, comme pour les autres œuvres.
2. L’eau fut créée par Dieu, et pourtant sa
création n’est pas rappelée. La description de la création des choses est donc
insuffisante.
3. La Genèse dit : "Dieu vit toutes les choses
qu’il avait faites, et elles étaient très bonnes." Donc, on aurait dû dire
pour chaque œuvre : "Dieu vit qu’elle était bonne." I1 n’est donc pas
juste que cela soit omis dans l’œuvre de création et dans l’œuvre du deuxième
jour.
4. L’Esprit de Dieu est Dieu. Or, il ne convient
pas à Dieu d’être porté, ni d’avoir une situation locale. Donc il ne convient
pas de dire : "L’Esprit de Dieu était porté sur les eaux"
5 Nul ne fait ce qui a déjà été fait. I1 n’est donc
pas logique qu’après avoir dit : "Dieu dit : Que le firmament soit et il
en fut ainsi", on ajoute : "Et Dieu fit le firmament" Et de même
pour d’autres œuvres.
6. Le soir et le matin ne suffisent pas à diviser
le jour, car il y a plusieurs parties dans un jour. Il est donc anormal de dire
: "Il y eut un soir et un matin, deuxième jour", ou "troisième".
Réponse aux objections : 1. Selon S. Augustin, la
personne du Fils est mentionnée, tant dans la première création que dans la
distinction et l’ornementation des choses, mais de manières différentes. En
effet, la distinction et l’ornementation ont trait à la formation des choses.
Et de même que la formation des choses fabriquées se fait par cette forme de
l’art qui est dans l’esprit de l’artiste, forme que l’on peut appeler son verbe
intelligible, de même la formation de la créature tout entière se fait par le
Verbe de Dieu. Et donc, dans l’œuvre de distinction et d’ornementation, il est
fait mention du Verbe. Mais dans la création le Fils est mentionné comme
principe, par ces mots : "Dans le principe Dieu créa" ; parce que le
mot création désigne la production de la matière informe. - Mais selon les
autres Pères, qui admettent que les éléments furent créés d’emblée sous leurs
formes propres, il faut répondre autrement. S. Basile dit en effetm que les
mots "Dieu dit" concernent le commandement divin. Or, il fallait
d’abord produire la créature qui obéirait, avant de faire mention de ce
commandement divin.
2. Selon S. Augustin, il faut entendre par
"ciel" la nature spirituelle informe, et par "terre" la
matière informe de tous les corps : ainsi aucune créature ne fut omise. Mais,
pour S. Basile, le ciel et la terre sont mis là comme deux extrêmes, pour qu’à
partir d’eux on comprenne les intermédiaires ; surtout en raison de ce que le
mouvement de tous les intermédiaires est dirigé, soit vers le ciel comme pour
les corps légers, soit vers la terre comme pour les corps lourds. - D’autres
disent que sous le nom de "terre" l’Écriture a l’habitude d’entendre
la totalité des quatre éléments. Aussi, après avoir dit : "Louez le
Seigneur depuis la terre", le Psaume (148,7) ajoute : "feu, grêle,
neige, glace, etc.".
3. Dans l’œuvre de la création on a mis quelque
chose qui correspond à ce qui est dit dans l’œuvre de la distinction et de
l’ornement : "Dieu vit que (ceci et cela) était bon." Pour le
comprendre, il faut considérer que le Saint-Esprit est amour. Or, dit S.
Augustin, "il y a deux fins pour lesquelles Dieu aime sa créature :
qu’elle existe, et qu’elle dure. Et donc pour que ce qui devait durer existât,
il est dit que l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux", en tant que
l’eau désigne la madère informe. Ainsi, l’amour de l’ardste est-il porté sur
une matière quelconque pour, à partir d’elle, former une œuvre. "Et pour
que durât ce qui avait été fait, il est dit : Dieu vit que c’était bon."
Ainsi en effet est signifiée une sorte de
complaisance du Dieu artisan dans la chose réalisée ; non en ce sens qu’il
connaîtrait la créature une fois faite, ou s’y complairait d’une autre manière
qu’avant de l’avoir faite. - Et ainsi, dans l’une et l’autre œuvre, et de
création et de formadon, est insinuée la trinité des Personnes. Dans la création,
la personne du Père par Dieu créant ; la personne du Fils par le principe en
lequel il a créé ; la personne du Saint-Esprit, qui est porté sur les eaux.
Dans la formation, d’autre part, la personne du Père en Dieu qui
"dit" ; la personne du Fils dans le Verbe "par lequel" il
est dit ; la personne du Saint-Esprit dans la complaisance avec laquelle Dieu
vit que ce qu’il avait fait était bon.
Si, dans l’œuvre du deuxième jour, il n’est pas dit
que "Dieu vit que c’était bon", c’est parce que l’œuvre de la distinction
des eaux commence alors, et s’achève au troisième jour ; donc ce qui est mis au
troisième jour se réfère aussi au deuxième. - Ou bien cela tient à ce que la
distinction qui est placée au deuxième jour est de celles qui ne sont pas
manifestes pour le peuple ; c’est pourquoi l’Écriture n’emploie pas une
approbation de cette sorte. - Ou encore on pourrait dire que le firmament
s’entend de l’air nuageux qui n’appartient pas aux parties permanentes de
l’univers, ou aux parties principales du monde. Ces trois raisons sont
proposées par Maïmonide. - Certains assignent une raison mystique tirée du
nombre ; c’est parce que deux s’écarte de l’unité que l’œuvre du deuxième jour
n’est pas approuvée.
4. Maïmonide entend par "l’esprit de
Dieu" l’air ou le vent, comme Platon ; et il dit que cette expression est
employée ici selon que l’Écriture a coutume d’attribuer partout à Dieu le
souffle des vents - Mais, selon les Pères, par "esprit de Dieu" il
faut entendre le Saint-Esprit. Et celui-ci est dit "être porté sur
l’eau", c’est-à-dire, pour S. Augustin, sur la matière informe, "afin
qu’on ne pense pas que Dieu aime par une nécessité d’indigence les œuvres qu’il
doit faire ; l’amour d’indigence est subordonné en effet aux choses qu’il aime.
L’expression était adroite, au contraire, pour insinuer d’abord qu’il y avait
quelque chose de commencé, au-dessus duquel l’esprit serait porté ; car il
n’est pas "porté au-dessus" de façon locale, mais selon la
supériorité de sa puissance", dit S. Augustin. - Pour S. Basile, être
porté au-dessus de l’élément eau signifie "qu’il chauffait et vivifiait la
nature des eaux comme une poule qui couve, et il infusait à ce qu’il
réchauffait la puissance vitale" En effet, c’est l’eau qui a la principale
puissance vitale ; car beaucoup d’animaux sont engendrés dans l’eau, et les
semences de tous les animaux sont humides. En outre, la vie spirituelle est
donnée par l’eau du baptême, d’où cette parole en S. Jean (3,5) :
"Personne, à moins de renaître de l’eau et de l’Esprit Saint..."
5. D’après S. Augustin, ces trois expressions
désignent trois modes d’existence des choses : 1. L’existence dans le Verbe,
par les mots "qu’il soit fait" ; 2. l’existence dans la pensée
angélique, par les mots "fut fait" ; 3. l’existence des choses dans
leur propre nature par les mots "il fit". Et comme c’est la formation
des anges qui est décrite au premier jour, il n’était pas nécessaire d’ajouter
: "il fit". - D’après les autres Pères on peut dire que les mots
"Dieu dit : qu’il soit fait" visent le commandement de Dieu pour que
cela se fasse ; tandis que par les mots "fut fait" on désigne
l’accomplissement de l’œuvre. Il fallait cependant ajouter comment ce fut fait,
surtout en raison de ceux qui disaient que toutes les choses visibles furent
faites par les anges. Et c’est pourquoi, afin d’exclure cette opinion, il est
ajouté que lui-même "Dieu fit". Aussi, dans chacune des œuvres, après
les mots "Et ce fut fait" est mentionné un certain acte de Dieu :
soit "il fit" soit "il distingua", soit "il
appela", soit quelque chose d’analogue.
6. Selon S. Augustin, par "le soir" et
"le matin" il faut entendre la connaissance vespérale et la
connaissance matutinale des anges, dont nous avons traité plus haut. - Ou bien,
selon S. Basile, on a coutume de désigner la totalité du temps par sa partie
principale, qui est le jour ; ainsi Jacob disait-il (Gn 47,9) : "Les jours
de mon pèlerinage", sans faire aucune mention de la nuit Or, le soir et le
matin sont nommés comme les termes du jour, dont le matin est le début, et le
soir la fin. - On peut encore dire que le soir désigne le commencement de la
nuit, et le matin, le commencement du jour. Il était en effet opportun qu’en
rappelant la première distinction des choses on ait désigné seulement le
commencement des temps. Et le soir est mentionné en premier parce que, comme le
jour a commencé à partir de la lumière, on a rencontré le terme de la lumière,
qui est le soir, avant le terme des ténèbres et de la nuit, qui est le matin.
Ou bien selon S. Jean Chrysostome, c’est afin de signifier que le jour naturel
ne se termine pas le soir mais le matin.
7. Il est dit "un jour" dans la première
institution du jour pour indiquer que les intervalles de vingt-quatre heures
appartiennent à un seul jour. Ainsi, par l’emploi du mot "un" on fixe
la mesure du jour naturel. - Ou bien parce que ce mot signifierait que le jour
s’achève par le retour du soleil à un unique et même point. - Ou encore parce
que, une fois achevé le septénaire des jours, on revient au premier jour qui
fait un avec le huitième. Ces trois raisons sont données par S. Basile.
QUESTION 75 — L’ESSENCE DE L’ÂME
Sur le premier point, deux sujets de recherche :
l’âme en elle-même (Q. 75), et dans son union avec le corps (Q. 76). Sur le
premier sujet, sept questions : 1. L’âme est-elle une réalité corporelle ? - 2.
Est-elle une réalité subsistante ? - 3. Les âmes des bêtes sont-elles
subsistantes ? - 4. L’âme est-elle l’homme même, ou bien plutôt l’homme est-il
un être composé d’âme et de corps ? - 5. L’âme est-elle composée de matière et
de forme ? - 6. Est-elle incorruptible ? - 7. Est-elle de même nature que
l’ange ?
Article 1 — L’âme
est-elle une réalité corporelle ?
Objections :
1. L’âme est pour le corps principe de mouvement.
Si elle en donne, c’est qu’elle en a reçu. C’est vrai de toute réalité : on ne
donne pas ce qu’on n’a pas, ce qui n’est pas chaud ne chauffe pas. Dans le cas
d’un être qui donnerait du mouvement sans en avoir reçu, il y aurait mouvement
éternel et uniforme, d’après la démonstration d’Aristote. Mais rien de tel
n’apparaît dans le mouvement qui vient de l’âme. Donc l’âme donne du mouvement
parce qu’elle en a reçu ; et puisque toute réalité de ce genre est un corps,
l’âme est par conséquent une réalité corporelle.
2. Toute connaissance se fait par la médiation d’une
certaine similitude de l’objet. Or, il ne peut y avoir ressemblance entre un
corps et une réalité incorporelle. L’âme ne pourrait donc pas connaître les
corps, si elle n’avait pas la même nature.
3. La cause motrice doit avoir contact avec ce
qu’elle meut.. Or il n’y a de contact qu’entre les corps. Donc, si l’âme met le
corps en mouvement, elle est une, réalité corporelle.
En sens contraire,
d’après S. Augustin, on dit que l’âme est simple si
on la compare au corps, parce qu’elle ne se répand pas par sa masse dans
l’espace.
Réponse :
Pour rechercher quelle est la nature de l’âme, il
faut commencer par admettre que l’âme est le premier principe de la vie dans
les vivants qui nous entourent, car nous appelons " animés " les
vivants, et " objets inanimés ", les êtres qui n’ont pas la vie. Or,
la vie se manifeste surtout par la connaissance et par le mouvement. Les
anciens philosophes, incapables de dépasser l’imagination, attribuaient à ces
actions un principe corporel : il n’y avait pour eux d’autres réalités que les
corps ; en dehors, il n’y avait rien. Aussi affirmaient-ils que l’âme est une
réalité corporelle.
On pourrait montrer de bien des manières la
fausseté de cette opinion, mais on se servira d’un seul argument, à la fois le
plus universel et le plus sûr.
Tout principe d’opération vitale n’est pas une âme,
ou alors l’œil, principe de la vision serait une âme, et ainsi des autres
organes. Mais c’est le premier principe vital qui est une âme. Un corps peut
bien être en quelque façon principe vital, - le cœur par exemple -, mais non
pas le premier principe. Si un corps est principe vital, ce n’est pas en tant
que corps, - autrement tout corps le serait -, mais parce qu’il est tel corps.
Or il possède une telle actualité en raison d’un principe qui est appelé son
acte. Puisque l’âme est le premier principe de la vie, elle n’est donc pas une
réalité corporelle, mais l’acte d’un corps. De même, la chaleur, principe de
l’action par laquelle un corps en chauffe un autre, n’est pas un corps, mais
l’acte d’un corps.
Solutions :
1. Tout être en mouvement reçoit son mouvement,
c’est vrai ; mais, puisqu’on ne peut remonter à l’infini, il est nécessaire
qu’il y ait une cause de mouvement qui n’en reçoive pas. Être mis en mouvement,
c’est passer de la puissance à l’acte : la cause motrice donne au mobile ce
qu’elle a, en tant qu’elle l’actualise. Mais Aristote distingue une cause
motrice tout à fait immobile, et qui ne reçoit de mouvement ni par nature ni
indirectement ; une telle cause peut produire un mouvement perpétuel et
uniforme. Puis une autre cause qui n’est pas mise en mouvement par elle-même, -
per se - mais seulement indirectement, - per accidens -, celle-là ne produit
pas de mouvement perpétuel et uniforme ; c’est le cas de l’âme. Enfin une autre
cause à laquelle il appartient par nature d’être mue, comme le corps. Les
anciens " physiciens ", qui ne croyaient qu’à l’existence des corps,
affirmèrent que toute cause motrice reçoit son mouvement, que cela est
nécessaire dans le cas de l’âme, et donc quelle est une réalité corporelle.
2. Il n’est pas requis que la ressemblance de la
réalité connue soit actuelle dans l’être qui connaît. Mais si un être est
d’abord en puissance, puis en acte de connaître, il suffit qu’il soit en
puissance à la ressemblance de la chose connue, sans qu’il la possède en acte ;
ainsi la couleur n’est pas en acte dans la pupille de l’œil. Par suite, il
n’est pas besoin que la ressemblance des réalités corporelles soit actuelle
dans l’âme, mais que l’âme soit en puissance à la recevoir. - Les anciens
" physiciens ", qui ne distinguaient pas la puissance et l’acte,
supposaient à l’âme une nature corporelle, composée des éléments de tous les
corps pour être capable de les connaître tous.
3. On distingue contact par la quantité, et contact par l’action. Dans
le premier cas, un corps ne peut être touché que par un corps ; dans le second,
il peut l’être par une réalité immatérielle qui le meut.
Article 2 — L’âme
est-elle une réalité subsistante ?
Objections :
1. Il faudrait pour cela qu’elle puisse être
désignée comme " quelque chose ". Or cette désignation convient
seulement au composé d’âme et de corps.
2. À une réalité subsistante on peut attribuer une
activité. Or, on ne peut le faire pour l’âme. Car, d’après Aristote, si l’on
disait que l’âme sent ou comprend, on pourrait aussi bien dire qu’elle tisse ou
qu’elle bâtit.
3. De plus, cela impliquerait qu’elle a une
certaine activité indépendamment du corps, alors que cela n’est pas vrai, même
de l’acte intellectuel pour lequel il faut toujours des images, phénomènes
d’origine corporelle.
En sens contraire,
selon S. Augustin " lorsque l’on a compris que
l’esprit est par nature une substance, mais non corporelle, on comprend
l’erreur de ceux qui la tiennent pour corporelle : ils y ajoutent des éléments
sans lesquels ils sont incapables de concevoir aucune nature à savoir les
images des corps ". La nature de l’esprit humain est donc incorporelle
d’abord, mais de plus elle est substance, c’est-à-dire réalité subsistante.
Réponse :
Le principe de l’acte intellectuel que nous
appelons âme humaine doit être un principe incorporel et subsistant. Par
l’intelligence en effet l’homme peut connaître toutes les natures corporelles.
Mais pour connaître des objets, il ne faut rien posséder en soi de leur nature
; car ce qu’on posséderait ainsi par essence empêcherait de connaître les
autres réalités. Ainsi, la langue du malade chargée d’une humeur amère,
bilieuse, ne goûte rien de doux, mais trouve tout amer. Donc, si le principe
intellectuel possédait en lui une nature corporelle quelconque, il ne pourrait
connaître tous les corps : tout corps est en effet d’une nature déterminée. Il
est donc impossible que le principe intellectuel soit un corps.
Et il est tout autant impossible qu’il connaisse
par le moyen d’un organe corporel. Car la nature de cet organe déterminé
empêcherait de connaître tous les corps, ce que ferait une couleur dans la
pupille de l’œil. De même un liquide prend la coloration du verre où il est
versé.
Le principe intellectuel, - en d’autres termes
l’esprit, l’intelligence, - possède donc par lui-même une activité à laquelle
le corps n’a point de part. Or rien ne peut agir par soi qui n’existe pas par
soi. Car seul agit l’être en acte ; en conséquence un être n’opère que de la
manière dont il existe. Ainsi ne dit-on pas que ce qui chauffe, c’est la
chaleur, mais ce qui est chaud. Il reste que l’âme humaine, c’est-à-dire
l’intelligence, l’esprit, est une réalité incorporelle et subsistante.
Solutions :
1. On peut comprendre " quelque chose "
soit de toute réalité subsistante, soit d’une réalité subsistante complète,
d’espèce déterminée. Le premier sens exclut tout ce qui est accident, ou forme
matérielle, le second exclut encore cette imperfection d’être une partie d’un
tout. Ainsi la main est " quelque chose " au premier sens, mais non
au second. De la même manière l’âme, qui est une partie de la nature humaine,
n’est " quelque chose ", réalité subsistante, qu’au premier sens.
C’est pourquoi il faut concéder que le composé d’âme et de corps peut être
désigné comme " quelque chose ".
2. Le texte cité ne rapporte pas la pensée
d’Aristote, mais l’opinion de ceux pour qui comprendre, c’est être mis en
mouvement : on peut le voir par le contexte. - Autre réponse : il convient à ce
qui existe par soi d’agir par soi. Mais on peut dire d’une chose qu’elle
subsiste par soi lorsqu’elle n’est ni accident, ni forme matérielle, alors même
qu’elle ne serait qu’une partie d’un être. Mais à proprement parler, il n’y a
de subsistant par soi que la chose qui n’est ni accident, ni forme matérielle,
ni partie. En ce sens, on ne peut pas dire que l’œil ou la main subsistent par
soi, et par conséquent qu’ils aient une activité propre. C’est au tout que sont
attribuées les opérations des parties, considérées comme moyen d’action. On
dira en effet que l’homme voit avec l’œil, et palpe avec la main ; mais, en un
autre sens, que l’objet chaud réchauffe par sa chaleur. Car, à parler en
rigueur, la chaleur ne chauffe en aucune manière. On dira donc que l’âme pense,
comme on dit que l’œil voit, mais il serait plus exact de dire : l’homme pense
par son âme.
3. Le corps n’est pas requis pour l’acte
intellectuel à la manière d’un organe, mais en raison de l’objet qu’il lui
donne : l’image, qui est à l’intelligence ce que la couleur est à la vue5. Le
fait d’avoir besoin du corps n’empêche pas l’intelligence d’être subsistante ;
autrement l’animal ne le serait pas, lui qui a besoin d’objets extérieurs pour
la sensation.
Article 3 — Les
âmes des bêtes sont-elles subsistantes ?
Objections :
1. Il semble bien. En effet, l’homme, dont l’âme
est une réalité subsistantes, appartient au même genre que les animaux.
2. Il y a le même rapport entre les sens et le
donné sensible qu’entre l’intelligence et le donné intelligible. Or,
l’intelligence se passe du corps pour appréhender les réalités intelligibles.
Il arrivera donc la même chose pour les sens. L’âme des bêtes qui possède des
sens sera donc subsistante, pour le même motif que l’âme humaine douée
d’intelligence.
3. L’âme des bêtes meut leur corps. Or un corps ne
meut pas : il est mû. Donc l’âme des bêtes possède une certaine activité
indépendamment du corps.
En sens contraire,
on lit dans le livre des Dogmes de l’Église :
" Nous croyons que seul l’homme possède une âme subsistante, mais ce n’est
pas vrai des animaux. "
Réponse :
Les anciens philosophes ne faisaient aucune
différence entre le sens et l’intelligence. Comme on l’a déjà dit, ils
rapportaient l’une et l’autre faculté à un principe corporel. Platon admit
qu’ils se distinguaient, mais il rapportait l’une et l’autre à un principe
incorporel, affirmant que comprendre et sentir convenaient en propre à l’âme.
En conséquence, l’âme des bêtes devait être subsistante. Mais Aristote affirma
que l’intellection, seule parmi les activités de l’âme, s’accomplit sans organe
corporel. Quant à la sensation et aux autres activités de l’âme sensitive, il
est clair qu’elles impliquent une modification corporelle ; ainsi, dans la
vision, la pupille est modifiée par la représentation colorée ; il en est de
même pour les autres puissances. L’âme sensitive n’a donc pas d’opération qui
lui convienne en propre, mais toute son activité procède du composé. L’âme des
bêtes, n’ayant pas d’activité propre, ne peut être subsistante car tout être
existe de la manière dont il agit.
Solutions :
1. Bien que l’homme soit du même genre que les
animaux, il en diffère cependant par l’espèce. C’est la différence de forme qui
entraîne la différence spécifique. Mais il n’est pas nécessaire que toute
différence de forme rende le genre différent.
2. L’analogie entre le sens et l’intelligence se
fonde sur ce qu’ils sont tous deux en puissance à leurs objets. Mais ils sont
dissemblables, du fait que le sens subit l’action du donné sensible avec une
modification corporelle. Aussi des objets d’une trop grande intensité
peuvent-ils être dommageables pour le sens. Cela n’arrive pas dans
l’intelligence qui, après avoir saisi les objets de pensée les plus relevés,
est plus apte à en saisir de moindres. Cependant, si le corps se fatigue tandis
qu’on pense, c’est un effet indirect, en tant que l’intelligence a besoin de
l’opération des facultés sensibles qui lui fournissent des images.
3. Il y a dans l’âme deux facultés qui ont rapport
au mouvement : l’une commande le mouvement, c’est l’appétit. Dans l’âme
sensitive, elle ne peut agir sans le corps : la colère, la joie et toutes les
passions impliquent une modification corporelle. L’autre faculté motrice
exécute le mouvement. par elle, les membres sont mis en mesure de suivre
l’impulsion de l’appétit. Son opération ne consiste pas à mouvoir, mais à être
mue. D’où l’on peut conclure qu’il n’y a pas dans l’âme sensitive de mouvement
qui s’exécute sans le corps.
Article 4 — L’âme
est-elle l’homme même ?
Objections :
1. Il est écrit (2 Co 4, 16) : " Bien que
notre homme extérieur se corrompe, notre homme intérieur se renouvelle de jour
en jour. " Ce qui est au-dedans, c’est l’âme. L’âme est donc l’homme
intérieur.
2. L’âme humaine est une substance, non pas
universelle, mais individuelle. C’est donc une hypostase, une personne, et de
plus, une personne humaine. L’âme est donc l’homme, puisque la personne
humaine, c’est l’homme.
En sens contraire,
S. Augustin loue Varron d’avoir reconnu que "
l’homme ce n’est ni seulement le corps, ni seulement l’âme, mais à la fois
l’âme et le corps ".
Réponse :
On peut comprendre de deux façons que l’âme soit
l’homme. D’abord en ce sens que l’homme en général serait l’âme, alors que cet
homme particulier ne serait pas l’âme, mais un composé d’âme et de corps, ainsi
Socrate. Et si je m’exprime ainsi, c’est que certains philosophes ont admis que
la forme seule appartenait à l’espèce, la matière étant une partie de
l’individu et non de l’espèce. Mais cela ne peut être vrai, puisque tout ce que
désigne la définition appartient à l’espèce. Et la définition des êtres
physiques ne désigne pas uniquement la forme*, mais la matière*. Aussi, dans
ces êtres, la matière est-elle une partie de l’espèce, non pas la matière qui a
une quantité déterminée, et qui est le principe de l’individuation*, mais la
matière commune. Par exemple, il est de l’essence de cet homme particulier
qu’il soit constitué par cette âme, cette chair et ces os, tandis qu’il est de
l’essence de l’homme en général d’avoir une âme, de la chair et des os. Car
tout ce qui est commun par essence à tous les individus contenus dans une
espèce appartient forcément à la substance de l’espèce.
On peut encore comprendre la thèse d’une autre
façon : " cette âme " serait identique à " cet homme ". On
pourrait le dire, si l’activité de l’âme sensitive lui était propre
indépendamment du corps. Toutes les activités qu’on attribue à l’homme
conviendraient alors uniquement à l’âme. Chaque réalité est cela même qui agit.
Ainsi un homme, c’est cela même qui produit les actes de l’homme. - Mais on a
montré précédemment In que la sensation n’est pas une opération de l’âme seule.
Sentir est une opération de l’homme tout entier, bien qu’elle ne soit pas
propre à l’homme. En conséquence, l’homme n’est pas seulement l’âme, mais un être
composé d’âme et de Corps. Platon, pour qui la sensation était une opération
propre à l’âme, pouvait dire que l’homme est " une âme qui se sert d’un
corps ".
Solutions :
1. Aristote a écrit qu’une chose est surtout ce qui
est en elle le principal. Lorsque le chef de la cité fait quelque chose, on
l’attribue à la cité elle-même. Ainsi parfois désigne-t-on par le terme d’homme
ce qu’il y a en lui de plus important, tantôt la partie intellectuelle, - ce
qui est conforme à la vérité, - et c’est " l’homme intérieur " ;
tantôt la partie sensible, y compris le corps, - selon l’opinion des
philosophes qui s’arrêtaient au niveau du sensible, - et c’est " l’homme
extérieur ".
2. Toute substance individuelle n’est pas une
hypostase, une personne, mais seulement celle qui possède l’essence spécifique
au complet. Ni la main, ni le pied ne peut être appelé hypostase ou personne.
De même l’âme, qui n’est qu’une partie de l’espèce humaine.
Article 5 — L’âme
est-elle composée de matière et de forme ?
Objections :
1. La puissance s’oppose à l’acte. Tous les êtres
en acte participent de l’acte premier, Dieu, par qui toutes choses ont la
bonté, l’être, la vie, comme l’enseigne Denys. Donc tout ce qui est en
puissance participe de la première puissance, qui est la matière première. Or,
l’âme humaine est en puissance sous un certain rapport : cela se voit à l’état
potentiel où se trouve parfois l’intel-ligence. L’âme humaine participe donc de
la matière première, qui la constitue pour une part.
2. Il y a matière partout où se rencontrent les
propriétés de la matière. Or, il y a dans l’âme des propriétés matérielles
telles que d’être sujet et de changer. L’âme est le sujet de la science et de
la vertu ; elle passe de l’ignorance à la science, du vice à la vertu. Il y a
donc de la matière dans l’âme.
3. Ce qui n’a pas de matière, n’a pas de cause de
son être, dit Aristote. Mais l’âme a une cause, puisqu’elle est créée par Dieu.
Elle possède donc une matière.
4. Ce qui n’a pas de matière, étant seulement
forme, est acte pur et infini. Mais cela appartient à Dieu seul. L’âme a donc
une matière.
En sens contraire,
S. Augustin établit que l’âme n’a été faite
d’aucune matière, ni corporelle, ni spirituelle.
Réponse :
L’âme n’a pas de matière. On peut d’abord le
prouver d’après le concept d’âme en général, selon lequel l’âme est la forme
d’un corps. Mais alors elle est forme, ou par sa réalité tout entière ou par
une partie d’elle-même. Dans la première hypothèse, l’âme ne peut avoir de
matière, si l’on entend par là de l’être qui n’est qu’en puissance ; car la
forme, en tant que telle, est un acte, et ce qui est seulement en puissance ne
peut être partie d’un acte, puisque la puissance ne peut coïncider avec l’acte,
étant son opposé. Mais si l’âme n’est forme que par une partie d’elle-même,
cette partie nous la nommerons âme, et la matière dont elle est immédiatement
l’acte nous la nommerons le " premier animé ".
On peut prouver aussi que l’âme n’a pas de matière
en se fondant sur le concept d’âme humaine, considérée comme intellectuelle. Il
est évident que tout être est reçu dans un autre selon le mode de celui qui le
reçoit. Ainsi, toute réalité est connue selon que sa forme existe dans l’être
connaissant. L’âme intellectuelle connaît la réalité dans son essence, sous un
mode absolu, par exemple la pierre en tant que pierre. La forme de la pierre se
trouve donc dans l’âme intellectuelle, sous un mode absolu, selon sa seule
raison formelle. L’âme intellectuelle est donc une forme absolue (c’est-à-dire
dégagée de matière), et non un composé de matière et de forme. Si au contraire
elle était un composé, la forme des réalités serait reçue en elle en tant
qu’elles sont individuelles ; et de la sorte, l’âme ne connaîtrait que le
singulier, à la manière des facultés sensibles, qui reçoivent la forme des
réalités dans un organe corporel. La matière, en effet, est le principe
d’individuation des formes. Il reste donc que l’âme intellectuelle, et
d’ailleurs toute autre substance dotée d’intelligence, et connaissant la forme
des réalités sous un mode absolu, n’est pas composée de forme et de matière
Solutions :
1. L’Acte premier est le principe universel de tous
les actes, parce qu’il est et contient virtuellement en lui toute réalité,
selon Denys. S’il est participé par les autres êtres, ce n’est pas qu’il en
fasse partie, mais c’est en tant que les êtres procèdent de lui par une sorte
de diffusion de sa plénitude. Quant à la puissance, elle doit être
proportionnée à l’acte, puisqu’elle le reçoit. Les actes reçus, qui procèdent
du premier acte infini et en sont une participation, sont divers. Il ne peut
donc y avoir une puissance unique qui reçoive tous les actes, comme il y a un
acte unique qui donne l’être à tous les actes participés ; ou alors la
puissance réceptrice serait égale à la puissance active du premier acte. Mais
la puissance réceptrice qui se trouve dans l’âme intellectuelle est d’un autre
ordre que celle de la matière première. Il y paraît bien à la diversité des
formes reçues en l’une ou en l’autre, car la matière première reçoit les formes
individuelles et l’intelligence, les formes universelles. L’existence d’une
puissance de ce genre dans l’âme intellectuelle ne prouve donc pas que l’âme
soit composée de matière et de forme.
2. Il convient à la matière d’être sujet et de
changer, parce qu’elle est en puissance. L’intelligence et la matière première
n’étant pas en puissance de la même façon, diffèrent par leur manière d’être
sujet et de changer. L’intelligence est sujet de la science, et passe de
l’ignorance à la science, pour autant qu’elle est en puissance aux formes
intelligibles.
3. Ce qui cause l’existence de la matière, c’est la
forme. C’est aussi l’agent. Par le fait que l’agent fait passer la matière à
l’acte, à l’acte de la forme, il est cause de son existence. Mais une forme qui
subsiste par soi, ne possède pas l’existence par la vertu de quelque principe
formel distinct d’elle ; elle n’a pas non plus de cause qui la fasse passer de
la puissance à l’acte. À la suite du texte cité dans l’objection, le
Philosophe, conclut que, dans les êtres composés de matière et de forme, "
il n’y a pas d’autre cause que celle qui fait passer de la puissance à l’acte ;
mais les êtres immatériels sont immédiatement un être véritable ".
4. L’être participé est avec ce qui participe de
lui dans le rapport de l’acte à la puissance. Toute forme créée, même si elle
subsiste par soi, doit participer à l’être. C’est vrai, selon Denys de la vie
même, ou de toute autre modalité semblable. Or l’être participé est limité par
la capacité du sujet récepteur. En conséquence, Dieu seul, qui est son être
même, est acte pur et illimité. Mais, dans les substances intelligentes, il y a
composition d’acte et de puissance ; non pas composition de matière et de
forme, mais de forme et d’être participé. C’est pourquoi certains philosophes
disent qu’elles sont composées de " ce par quoi elles sont " et de
" ce qu’elles sont " : l’être est en effet " ce par quoi "
une réalité existe.
Article 6 — L’âme
humaine est-elle incorruptible ?
Objections :
1. Les êtres qui ont même origine et même
développement doivent avoir une fin semblable. Hommes et bêtes ont même
origine, puisqu’ils viennent de la terre. Et le développement de leur vie est
identique : car, selon l’Ecclésiaste (3, 19), " tous les vivants ont le
même souffle, et l’homme n’a rien de plus que l’animal. " Par suite,
ajoute-t-il, " la mort est la même pour l’un comme pour l’autre, et leur
sort est égal. " Puisque l’âme des bêtes est corruptible, l’âme humaine
l’est donc aussi.
2. Ce qui vient du néant doit retourner au néant,
car la fin doit être proportionnée au commencement. Or, il est dit au livre de
la Sagesse (2, 2 Vg) : " Nous sommes nés de rien ", ce qui est vrai
du corps, mais de l’âme aussi. Par conséquent " après cette vie, ce sera
comme si nous n’avions pas existé ", même sous le rapport de l’âme.
3. Aucune réalité n’existe qui n’ait d’activité
propre. Pour l’âme, cette activité, qui est de comprendre à l’aide des images,
ne peut exister sans le corps. L’âme ne peut connaître intellectuellement sans
images, et les images ne peuvent être données s’il n’y a pas de corps, dit
Aristote. L’âme ne peut donc subsister, une fois le corps détruit.
En sens contraire,
les âmes humaines, dit Denys, tiennent de la bonté
divine une nature " intellectuelle et une vie subsistante et impérissable
".
Réponse :
L’âme humaine, dont nous affirmons qu’elle est le
principe de la pensée, doit être incorruptible. Une chose en effet, peut se
corrompre soit par elle-même, soit par la corruption d’autre chose
qu’elle-même. Or, une réalité subsistante ne peut être engendrée ou corrompue
de la seconde manière, c’est-à-dire parce qu’un autre être est engendré ou se
corrompt. Génération et corruption conviennent en effet à une chose de la
manière dont lui convient l’être, lequel est acquis par l’une et perdu par
l’autre. La chose à qui l’être convient par soi ne peut être engendrée ou
corrompue qu’en raison de sa propre nature ; mais ce qui ne subsiste pas, comme
les accidents et les formes matérielles, naît et disparaît en même temps que le
composé auquel il appartient. - On a vu que l’âme des bêtes n’est pas
subsistante par nature, mais seulement l’âme humaine. Aussi l’âme des bêtes
est-elle détruite avec les corps.
Quant à l’âme humaine, elle ne pourrait se
corrompre autrement qu’en se corrompant par elle-même. Or c’est tout à fait
impossible, non seulement pour elle, mais pour toute réalité subsistante qui
est forme pure. En effet, ce qui convient de soi à une chose en est
inséparable. Or l’être convient de soi à la forme, qui est un acte. La matière
ne reçoit l’être actuel que parce qu’elle reçoit la forme. Si elle se corrompt,
c’est que la forme se sépare d’elle. Mais il est impossible que la forme soit
séparée d’elle-même. Une forme subsistante ne peut donc cesser d’exister.
Même si l’âme était composée de matière et de
forme, selon l’opinion de certains, il faudrait encore affirmer qu’elle est
incorruptible. Il n’y a de corruption en effet que dans les êtres où il y a
passage d’un contraire à un autre. Générations et corruptions sont les passages
de certains états à leurs contraires. Les corps célestes dont la matière n’est
pas soumise à la contrariété sont incorruptibles. Mais dans l’âme
intellectuelle, il ne peut y avoir contrariété. Quand elle reçoit, c’est selon
la nature de son être. Or ce qui est ainsi reçu ne présente pas de contrariété.
Car même les idées des opposés ne sont pas opposées en elle, et il n’y a qu’une
même science des contraires. L’âme humaine ne peut donc être corruptible.
On peut trouver une preuve de cette
incorruptibilité dans cette vérité générale : tout être désire naturellement
exister, sous le mode qui lui convient. Chez les êtres dotés de connaissance,
le désir est proportionné au mode de connaître. Le sens ne connaît l’être que
dans une étendue et une durée concrètes, mais l’intelligence le connaît
absolument, et par référence à n’importe quel temps. Aussi, tout être doté
d’intelligence désire-t-il naturellement exister toujours. Mais un désir
naturel ne peut être vain. Toute substance intelligente est donc incorruptible.
Solutions :
1. Salomon met cette idée au compte des insensés,
comme on peut le voir au livre de la Sagesse (2, 1-21). Que l’homme et les
animaux aient même origine, c’est vrai quant au corps ; tous les animaux
viennent en effet de la terre. Mais ce n’est plus vrai de l’âme ; l’âme des
bêtes est produite par une énergie corporelle, mais l’âme humaine par Dieu. La
Genèse (1, 24) dira, à propos des bêtes : " Que la terre produise l’âme du
vivant ", mais à propos de l’homme (2, 7) : Dieu " a soufflé sur son
visage un souffle de vie. " D’où cette parole de l’Ecclésiaste (12, 7) :
" Que la poussière retourne à la terre d’où elle est tirée et que l’esprit
retourne à Dieu qui l’a donné. " De même, le développement vital est
identique, sous le rapport du corps. A cela se réfère le texte de l’Ecclésiaste
(3, 19) : " Tous les vivants ont même souffle " ; et celui de la
Sagesse (2, 2) : " C’est une fumée et un souffle dans nos narines...
" Mais le développement n’est pas le même dans le cas de l’âme : l’homme a
l’intelligence, les bêtes n’en ont pas. Il est donc faux de dire : "
L’homme n’a rien de plus que l’animal. " Aussi, la fin de l’un et celle de
l’autre est-elle la même pour le corps, non pour l’âme.
2. Créer procède, non d’une puissance passive, mais
de la seule puissance active du Créateur qui peut faire quelque chose de rien.
Ainsi, pouvoir retourner au néant n’implique pas que la créature ait une
aptitude à ne plus exister, mais signifie que le Créateur a la puissance de ne
plus lui donner l’être. Or être corruptible, c’est avoir cette aptitude à ne
plus exister.
3. Penser avec des images est l’opération propre de
l’âme qui est unie au corps. Lorsqu’elle en sera séparée, elle aura une manière
différente de connaître, analogue à celle des autres substances séparées, comme
on le verra plus clairement par la suite.
Article 7 — L’âme
est-elle de même nature que l’ange ?
Objections :
1. Tout être est orienté à sa fin par la nature de
son espèce, qui lui donne une inclination vers cette fin. L’âme et l’ange ont
une même fin, la béatitude éternelle. Ils sont donc de la même espèce.
2. La dernière différence spécifique est la plus
parfaite dans l’être, car c’est elle qui achève l’essence de l’espèce. Mais
rien n’est plus parfait dans l’ange et dans l’âme que l’être intellectuel. Ils
ont ainsi même différence spécifique, ils sont donc de même espèce.
3. L’âme ne paraît différer de l’ange que par son
union au corps. Celui-ci n’est pas une partie de l’essence de l’âme ; il
n’appartient donc pas à son espèce. Par conséquent l’âme et l’ange sont de même
espèce.
En sens contraire,
les êtres dont les activités propres sont
différentes appartiennent à différentes espèces. C’est le cas pour l’âme et
pour l’ange. D’après Denys : " Les esprits angéliques possèdent une
intelligence simple et heureuse, parce qu’ils n’empruntent pas au monde visible
leur connaissance de la divinité. " Il affirme ensuite le contraire au
sujet de l’âme humaine. L’âme et l’ange n’appartiennent donc pas à la même
espèce.
Réponse :
Origène admettait l’identité d’espèce pour les âmes
humaines et pour les anges ; car il ne reconnaissait qu’une différence
accidentelle dans leur degré de perfection, causée, comme on l’a dit
précédemment, par leur libre choix.
Mais cela est impossible, parce que les substances incorporelles
ne peuvent se distinguer numériquement les unes des autres sans une différence
d’espèce et sans une inégalité naturelle. N’étant pas composées de matière et
de forme, mais étant formes subsistantes, elles devront se distinguer par
l’espèce. Il est inconcevable qu’une forme séparée ne soit pas unique en chaque
espèce. S’il y avait une blancheur séparée de tout sujet, elle serait
nécessairement unique ; ainsi telle blancheur ne se distingue de telle autre
que parce qu’elle se trouve en tel ou tel sujet. La diversité dans l’espèce est
toujours accompagnée d’une inégalité naturelle.
Ainsi, parmi les espèces de couleurs, l’une est
plus parfaite que l’autre, et il en est de même ailleurs. La raison en est que
les différences qui divisent le genre sont des contraires ; or les contraires
ont entre eux le rapport du parfait à l’imparfait, car " le principe de
l’opposition par contrariété, c’est la privation et la possession ", selon
Aristote.
La conséquence serait la même si les substances
incorporelles étaient composées de matière et de forme. Pour distinguer telle
matière de telle autre, ou bien il faudra que la forme soit principe de
distinction pour la matière ; c’est-à-dire que les matières seront diverses par
leur relation à diverses formes, et alors il y aura encore une diversité
d’espèce et une inégalité naturelle. Ou bien il faudra que la matière soit le
principe de distinction des formes, et dans ce cas une matière ne se
distinguera d’une autre que d’après les divisions de la quantité ; mais on n’en
trouve pas dans les substances incorporelles telles que l’ange et l’âme. Il est
donc impossible que l’ange et l’âme soient de même espèce. On montrera plus
loin comment les âmes humaines sont plusieurs en une seule espèce.
Solutions :
1. Cet argument considère la fin prochaine et
naturelle d’un être, alors que la béatitude éternelle des esprits est une fin
dernière et surnaturelle.
2. L’ultime différence spécifique est la plus
parfaite dans l’être, parce qu’elle est la plus déterminée, à la manière dont
l’acte est plus parfait que la puissance. Mais " intellectuel " n’est
pas ce qu’il y a de plus parfait en ce sens ; car c’est un indéterminé et un
universel par rapport à de nombreux degrés d’intellectualité, de même que
" sensible ", par rapport aux nombreux degrés de l’être sensible. En
conséquence, puisque les êtres sensibles n’appartiennent pas tous à une même
espèce, pas davantage tous les êtres intellectuels.
3. Le corps ne fait pas partie de l’essence de
l’âme, mais l’âme est, par son essence, apte à être unie au corps. Aussi
n’est-ce pas l’âme, à proprement parler, qui appartient à l’espèce, mais le
composé. Et le fait même que l’âme, en quelque façon, ait besoin du corps pour
agir montre qu’elle est une nature intellectuelle d’un degré inférieur à celui
de l’ange, lequel n’est jamais uni à un corps.
QUESTION 76 — L’UNION DE L’ÂME AU CORPS
1. Le principe pensant s’unit-il au corps comme une
forme ? - 2. Y a-t-il autant de principes intelligents qu’il y a de corps, ou
n’y a-t-il qu’une seule intelligence pour tous les hommes ? - 3. Dans un corps
qui a pour forme un principe intelligent, y a-t-il une autre âme ? - 4. Y
a-t-il en lui une autre forme substantielle ? - 5. De quelle nature doit être
un corps informé par un principe intelligent ? - 6. L’âme est-elle unie à un
tel corps par l’intermédiaire de dispositions accidentelles ? - 7. Ou au moyen
d’un autre corps ? - 8. L’âme est-elle tout entière dans chaque partie du corps
?
Article 1 — Le
principe pensant s’unit-il au corps comme une forme ?
Objections :
1. Pour Aristote, " l’intellect est séparé
" et n’est l’acte d’aucun corps. Il ne peut donc s’unir à lui comme une
forme.
2. Toute forme est déterminée par la nature de sa
matière ; sans quoi, il n’y aurait pas besoin d’une proportion entre la matière
et la forme. Mais si l’intellect s’unissait au corps comme une forme, comme
tout corps a une nature déterminée, il faudrait que l’intellect aussi ait une
nature déterminée. Il ne pourrait plus alors connaître toutes choses, ce qu’on
a établi précédemment. Ce qui serait contre la nature même d’intellect.
L’intellect n’est donc pas uni au corps comme une forme.
3. Toute puissance réceptrice qui est l’acte d’un
corps reçoit la forme sous un mode matériel et individuel ; car la forme est
reçue selon le mode d’existence de ce qui la reçoit. Or, la forme de la réalité
intellectuellement connue n’est pas reçue dans l’intelligence de la manière que
l’on vient de dire, mais, au contraire, sous un mode immatériel et universel.
Autrement, l’intelligence ne connaîtrait pas l’immatériel et l’universel, mais
seulement le singulier, comme fait le sens. L’intellect n’est donc pas uni au
corps comme une forme.
4. La puissance d’agir et l’action appartiennent à
une même réalité ; c’est le même être en effet qui peut agir et qui agit. Nous
savons déjà e que l’activité intellectuelle n’appartient à aucun corps. La
puissance intellectuelle ne sera donc pas la puissance d’un corps. Et puisque
nulle puissance ne peut être plus éloignée de la matière ou plus simple que
l’essence dont elle procède, l’essence même d’où sort la faculté intellectuelle
ne peut être unie au corps comme une forme.
5. Ce qui possède l’être par soi-même ne doit pas
s’unir au corps comme une forme. Car la forme est " ce par quoi " une
réalité existe, et ainsi, à parler en rigueur, l’être de la forme n’est pas
celui de la forme en elle-même, mais du composé dont elle est la forme. Or, le
principe pensant possède l’être par lui-même, et il est subsistant, comme on
l’a dit. Il ne s’unit donc pas au corps comme une forme.
6. Ce qui appartient par soi-même à une réalité s’y
trouve toujours. Or, il appartient à la forme d’être unie par elle-même à la
matière. Ce n’est pas accidentellement, mais par essence qu’elle est l’acte
d’une matière, ou alors l’union de la matière et de la forme ne donnerait pas
un tout essentiel, mais un tout accidentel. La forme ne peut donc exister sans
sa matière propre. Or le principe pensant, qui est incorruptible comme on l’a
montré, continue d’exister sans être uni à un corps, lorsque le corps est
détruit. Il ne lui est donc pas uni comme une forme.
En sens contraire,
pour Aristote, la différence spécifique d’une
réalité doit se prendre de sa forme. Or, chez l’homme, cette différence, c’est
le " rationnel ", à cause même du principe intelligent qui est en
lui. Ce principe est donc la forme de l’homme.
Réponse :
Il est nécessaire d’affirmer que l’âme
intellectuelle, principe de l’activité intellectuelle, est " forme "
comme humain. Le principe immédiat de l’opération d’un être, c’est la forme de
cet être auquel une activité est attribuée ; ainsi, le principe immédiat de la
guérison du corps, c’est la santé ; celui du savoir dans l’âme, c’est la
science. La santé est donc forme pour le corps, et la science forme pour l’âme.
Car un être agit en tant qu’il est en acte, et ce par quoi il agit, c’est cela
même par quoi il est en acte. Or le principe immédiat de la vie du corps, c’est
l’âme. Et comme la vie se révèle par des activités qui varient selon le degré
d’être des vivants, le principe immédiat de chacune des activités vitales en
eux, c’est l’âme. L’âme est le principe qui nous fait nous développer
physiquement, sentir, nous mouvoir dans l’espace, et pareillement penser. Ce
principe de notre pensée, qu’on l’appelle intelligence ou âme intellectuelle,
est donc la forme du corps. Telle est la démonstration d’Aristote.
Mais si l’on voulait soutenir que l’âme
intellectuelle n’est pas forme du corps, il faudrait montrer comment l’acte de
penser peut appartenir à tel homme en particulier. Chacun sait en effet par
expérience que c’est lui-même qui pense. - Or, l’action est attribuée à un être
de trois manières selon Aristote : " Ou bien cet être agit selon tout ce
qu’il est, ainsi le médecin guérit ; ou selon une partie de lui-même, ainsi
l’homme voit par ses yeux ; ou par accident, ainsi dit-on que le blanc
construit, parce qu’il arrive que l’architecte soit blanc. " Donc, lorsque
nous disons que Socrate ou Platon font acte d’intelligence, on ne leur attribue
pas cela par accident mais en tant qu’ils sont hommes, c’est-à-dire en vertu de
leur essence. Il faut donc admettre que Socrate pense selon tout ce qu’il est,
d’après la conception platonicienne pour laquelle l’homme, c’est l’âme
intellectuelle. Ou bien admettre que l’intelligence n’est qu’une partie de la
réalité de Socrate. La première opinion est insoutenable, car nous avons
montré, que c’est le même homme qui a conscience, à la fois, de sentir et de
penser. Or, sentir ne peut se faire sans le corps qui doit donc être une partie
de l’homme. Par conséquent, l’intelligence par laquelle Socrate pense est une
partie de son être, si bien que l’intelligence est en quelque façon unie à son
corps.
Le Commentateur soutient que cette union se réalise
au moyen de l’" espèce intelligible ". Celle-ci se trouverait à la
fois dans l’intellect possible, et dans les images qui dépendent d’organes
corporels. Ainsi donc, la continuité entre l’intellect possible et le corps de
tel ou tel homme serait assurée par l’espèce intelligible. Mais une continuité,
une union de cette sorte ne peut faire que l’action de l’intellect soit
vraiment une action de Socrate. Une comparaison empruntée à l’ordre de la
sensation, (point de départ des recherches d’Aristote sur l’intelligence), va
éclairer le problème. Les images sont à l’intelligence dans le même rapport que
les couleurs à la vue. Les " espèces " qui proviennent des images
sont donc dans l’intellect possible comme les " espèces " sensibles
des couleurs sont dans la faculté de voir. Mais du fait que les couleurs dont les
similitudes sont dans la vue, se trouvent sur un mur, il ne s’ensuit pas qu’on
attribue au mur l’action de voir ; on dira plutôt qu’il est vu. De même, par le
fait que les espèces qui proviennent des images sont dans l’intellect possible,
il ne s’ensuit pas que Socrate qui possède ces images pense lui-même, mais que
lui ou ses images sont compris par l’intellect.
Selon d’autres philosophes, l’intellect est uni au
corps comme un principe moteur, en sorte que l’intellect et le corps forment un
seul être, ce qui permet d’attribuer l’action de l’intellect à ce tout. Mais
cette théorie est sans aucune valeur, et cela pour plusieurs motifs : 1.
L’intellect ne peut donner de mouvement au corps que par le moyen de
l’affectivité. Or le mouvement affectif présuppose un acte intellectuel. Ce
n’est donc pas en raison d’une impulsion de l’intellect que Socrate pense ; au
contraire, c’est parce que Socrate pense qu’il reçoit une impulsion de
l’intellect. - 2. Socrate est un être individuel, dont l’essence, composée de matière
et de forme, est une ; si l’intellect n’est pas sa forme, il n’appartiendra pas
à son essence. L’intellect sera donc avec Socrate dans le rapport d’un principe
moteur avec ce qui est mis en mouvement. Mais penser est une activité
immanente, ayant son terme dans le sujet, et non pas transitive, ayant son
terme dans un autre, comme l’action de chauffer. On ne peut donc attribuer
l’acte d’intelligence à Socrate parce qu’il recevrait une impulsion de
l’intellect. - 3. L’action d’une cause motrice n’appartient au mobile que comme
à un instrument, telle l’action du menuisier sur la scie. S’il convient à
Socrate de penser en raison de l’activité de sa cause motrice, il ne sera donc
qu’un instrument. Conclusion contraire à la pensée d’Aristote, pour qui penser
ne se réalise pas au moyen d’un instrument corporel. - 4. L’action de la partie
est attribuée au tout, comme celle de l’œil l’est à l’homme ; elle n’est
cependant jamais attribuée à une autre partie du même être, si ce n’est
peut-être par accident . on ne dira pas que la main voit, parce que l’œil voit.
Donc, si l’unité de l’intellect et de Socrate se réalise seulement comme on
vient de le dire, l’action de l’intellect ne pourra être attribuée à Socrate.
D’autre part, si Socrate est un tout composé de l’intellect et des autres
éléments qui constituent Socrate, et si cependant l’intellect ne lui est uni
que comme une cause motrice, il en résulte que Socrate n’est pas absolument un,
et donc qu’il n’est pas absolument un être ; car toute réalité possède l’être
de la même manière quelle possède l’unité.
Il ne reste donc que la solution d’Aristote cet
homme pense parce que le principe pensant est sa forme. C’est donc l’acte
intellectuel qui permet de prouver que le principe de la pensée est la forme du
corps.
On peut encore le montrer d’après l’essence de
l’espèce humaine. La nature d’une réalité est révélée par son opération.
L’opération propre à l’homme est de penser ; car c’est par là qu’il est
supérieur à tous les animaux. Et Aristote a établi dans cette activité, comme
étant proprement humaine, le parfait bonheur. L’espèce de l’homme doit donc
être déterminée d’après le principe de cette activité. Et comme l’espèce est
déterminée d’après la forme propre à un être, il s’ensuit que le principe de
l’activité intellectuelle est pour l’homme cette forme propre.
Il faut ici considérer que plus la forme est d’un
degré élevé, plus elle a d’emprise sur la matière corporelle, moins elle y est
" enfoncée ", et plus elle la dépasse par son activité ou sa
puissance. Ainsi la forme d’un corps composé possède une activité qui n’a pas
pour cause les qualités élémentaires. Et plus on s’élève dans l’échelle des
êtres, plus on trouve que la vertu de la forme dépasse la matière élémentaire :
l’âme végétale la dépasse plus que ne le fait la forme du métal, l’âme
sensitive plus que ne le fait l’âme végétative. Or, l’âme humaine est la forme
la plus élevée en perfection. Sa puissance dépasse si fort la matière
corporelle qu’elle possède une activité et une faculté où cette matière n’entre
en aucune façon. Cette faculté, c’est l’intelligence.
Il faut bien voir enfin que si l’on donnait l’âme
comme un composé de matière et de forme, elle ne pourrait absolument pas être
forme du corps. La forme est acte, la matière est seulement puissance ; un
composé de matière et de forme ne peut donc pas être, selon tout ce qu’il est,
la forme d’un autre sujet. Si ce composé n’est forme que selon une partie de
son être, cette partie sera appelée " âme ", et le sujet de la forme
sera appelé " premier animé ", comme on l’a dit plus haut.
Solutions :
1. La forme la plus parfaite à laquelle s’arrête la
recherche du philosophe de la Nature, c’est-à-dire l’âme humaine, " est
bien une forme séparée, mais unie à la matière " d’après Aristote ; et il
le prouve par le fait que " l’homme est engendré de la matière par l’homme
et par le soleil ". Elle est en effet séparée en tant que principe
d’intellection ; car la faculté intellectuelle n’est pas la vertu d’un organe
corporel à la manière dont la faculté de voir est l’acte de l’œil. Penser, en
effet, est un acte, qui ne peut s’exercer comme " voir ", par un
organe corporel. Néanmoins l’âme qui possède cette puissance intellectuelle est
unie à la matière, en tant qu’elle est la forme du corps, et le terme de la
génération humaine. D’où cette affirmation du traité De l’Âme que
l’intelligence est une forme séparée, parce qu’elle n’est pas la " vertu
" d’un organe corporel.
2 et 3. En conséquence, pour que l’homme puisse
tout comprendre par son intelligence, et qu’il saisisse l’immatériel et
l’universel, il suffit que cette faculté intellectuelle ne soit pas l’acte du
corps.
4. L’âme humaine, en raison de sa perfection, n’est
pas une forme enfoncée dans la matière, totalement absorbée par elle. Rien
n’empêche donc qu’une de ses puissances ne soit pas l’acte d’un corps.
Cependant l’âme, considérée selon son essence, est la forme du corps.
5. L’âme communique à la matière corporelle l’être
par lequel elle est une réalité subsistante ainsi l’âme intellectuelle ne forme
avec cette matière qu’un seul être, en sorte que cet être qui est celui du
composé tout entier est également l’être de l’âme. Cela n’arrive pas pour les
formes qui ne sont pas subsistantes. En conséquence, l’âme humaine conserve son
être, le corps étant détruit, ce qui n’est pas le cas des autres formes.
6. Il convient par essence à l’âme d’être unie à un
corps, comme au corps léger de se tenir en haut. Le corps léger demeure léger
lorsqu’il est séparé de son lieu naturel, mais il garde une tendance, une
inclination à y retourner. De même l’âme humaine conserve son être lorsqu’elle
est séparée du corps, tout en ayant une aptitude, une inclination naturelle à
s’unir à la matière.
Article 2 — Y
a-t-il autant de principes d’intellection qu’il y a de corps ?
Objections :
1. Il semble au contraire qu’il n’y ait qu’une
seule intelligence pour tous les hommes. Il n’y a pas plus d’une substance
immatérielle par espèce. L’âme humaine est une substance immatérielle,
puisqu’elle n’est pas composée de matière et de forme. Il ne peut donc y en
avoir plusieurs dans une même espèce, et tous les hommes appartiennent à une
seule. Il ne peut donc y avoir pour eux tous qu’une seule intelligence.
3. Si mon intelligence est distincte de la vôtre,
ce sont donc deux intelligences individuelles. Les individus sont en effet des
êtres qui se distinguent numériquement à l’intérieur d’une même espèce. Or ce
qui est reçu dans un sujet, l’est selon le mode de l’être qui reçoit. Les
espèces intelligibles des choses seront donc reçues en nos deux intelligences
sous un mode individuel. Mais c’est contre la nature de l’intelligence, qui
connaît l’universel.
4. Ce qui est intellectuellement perçu se trouve
dans une intelligence en acte. Si mon intelligence se distingue de la vôtre, il
faut donc que l’objet de pensée soit différent en chacune de nos intelligences.
Il sera de la sorte compté comme une chose individuelle, et intelligible
seulement en puissance. Il faudra encore abstraire de l’un et de l’autre un
concept universel, car lorsqu’on a affaire à une pluralité quelconque, on peut
abstraire un aspect intelligible commun. Mais c’est contre la nature de
l’intelligence, qui, en cette hypothèse, ne se distinguerait plus de
l’imagination. Il faut donc admettre qu’il n’y a qu’une intelligence pour tous
les hommes.
5. Lorsque l’élève reçoit la science de son maître,
on ne peut pas dire que la science du maître soit la cause génératrice de la
science de l’élève, ou alors la science serait une forme active, à la manière
de la chaleur, ce qui est évidemment faux. La science qui est transmise à
l’élève semble donc une même science numériquement que celle du maire. Ce qui
exige une seule intelligence pour tous deux. Le maître et l’élève ont donc une
même intelligence, et, en conséquence, tous les hommes.
6. S. Augustin écrit : " Si j’affirmais
seulement qu’il y a plusieurs âmes humaines, je me moquerais de moi-même.
" Mais l’unité de l’âme apparaît surtout clairement dans l’intelligence.
Il n’y a donc qu’une seule intelligence pour tous les hommes.
En sens contraire,
il y a le même rapport, selon Aristote, entre les
causes universelles et leur effet universel, et entre les causes particulières
et leur effet particulier. Or il est impossible qu’une âme, unique dans son
espèce, appartienne à des êtres vivants d’espèces différentes. Il est donc
impossible qu’une âme intellectuelle, umque numériquement, appartienne à divers
êtres particuliers.
Réponse :
Que l’intelligence soit unique pour tous les
hommes, c’est absolument impossible. Et cela est évident, d’abord dans la
position platonicienne, où l’on admet que l’homme, c’est l’intelligence. Si
Socrate et Platon ne sont qu’un seul intellect, ils forment un seul homme, et
ne se distinguent l’un de l’autre que par les éléments surajoutés à leur
essence. Il n’y aurait pas plus de différence entre Socrate et Platon qu’entre
l’homme vêtu d’une tunique, et le même homme vêtu d’une pèlerine, ce qui est
parfaitement absurde.
C’est encore évident avec la position
aristotélicienne, où l’intelligence est une partie, une faculté de l’âme qui
est la forme du corps. Il est impossible qu’il n’y ait qu’une forme pour
plusieurs réalités numériquement distinctes ; tout autant qu’il est impossible
qu’elles aient un seul être. Car le principe de l’être, c’est la forme.
Même conclusion, quel que soit le mode d’union
qu’on imagine entre l’intelligence et tel ou tel individu. Supposons une cause
principale unique et deux causes instrumentales. Il n’y aura qu’un seul être
actif, absolument parlant, mais il y aura deux actions ; par exemple, si un
homme touche plusieurs objets avec les deux mains, il n’y aura qu’un seul être
qui touche, mais deux attouchements. Inversement, s’il n’y a qu’un seul
instrument et plusieurs causes principales, on aura plusieurs êtres actifs,
mais une seule action. Par exemple, si plusieurs hommes tirent un bateau avec
un seul câble, il y aura plusieurs êtres qui tirent, et une seule action de
tirer. Si enfin la cause principale et l’instrument sont uniques, il y aura un
seul être actif et une seule action. Ainsi lorsque le forgeron frappe avec son
marteau, un seul frappe, et d’un seul coup. - Quel que soit le mode d’union de
l’intelligence à tel ou tel homme, il est évident que celle-ci a une
supériorité sur les autres facultés, car les puissances sensibles lui obéissent
et sont à son service. Supposons qu’il y ait pour deux hommes plusieurs
intelligences et un seul sens, par exemple que deux hommes n’aient qu’un seul
œil, il y aurait plusieurs voyants et une seule vision. Mais, au contraire,
s’il n’y a qu’une intelligence, on pourra multiplier autant qu’on voudra le
nombre des instruments à son service, Socrate et Platon ne formeront qu’un seul
être intelligent.
Ajoutez que l’acte même de penser, qui est l’action
de l’intelligence, ne s’accomplit pas à l’aide d’un autre instrument que
l’intelligence elle-même. D’où une nouvelle conséquence : il n’y aura qu’un
seul être qui agit et une seule action. C’est-à-dire que tous les hommes ne
formeraient qu’un seul être intelligent, et il n’y aurait qu’un seul acte intellectuel,
je veux dire : envers un même objet de pensée.
Mon acte intellectuel pourrait se distinguer du
vôtre en raison de la distinction de nos images, car l’image de la pierre en
moi n’est pas la même que son image en vous. Mais il faudrait pour cela que l’image,
pour autant qu’elle est propre à chacun de nous, fût la forme de l’intellect
possible. Car le même être, agissant selon diverses formes, produit des actions
diverses ; de manière analogue, des formes diverses dans la réalité produisent
dans un même œil plusieurs sensations visuelles. Or, la forme de l’intellect
possible, ce n’est pas l’image, mais l’espèce intelligible abstraite des
images. Une seule intelligence n’abstrait de diverses images de même espèce
qu’une seule espèce intelligible. Aussi peut-il se trouver plusieurs images de
la pierre dans une même conscience humaine, et cependant on n’en abstraira
qu’une seule espèce intelligible de la pierre. Par elle, l’intelligence d’un
seul homme comprend en un seul acte la nature de la pierre, malgré la
multiplicité des images. Donc, en admettant qu’il n’y ait qu’une seule
intelligence pour tous les hommes, la diversité des images en plusieurs
individus ne pourrait causer la diversité des actes intellectuels en chacun
d’eux, comme l’imagine le Commentateur, au livre III du traité De l’âme. - Il
est donc absolument impossible et inacceptable de n’admettre qu’une seule
intelligence pour tous les hommes.
Solutions :
1. L’âme intellectuelle, tout comme l’ange, ne
vient pas de la matière ; elle est néanmoins la forme d’une certaine matière,
ce qui ne convient pas à l’ange. Ce sont donc les divisions de la matière qui
fondent la multiplicité des âmes dans une même espèce ; mais il est absolument
impossible qu’il y ait, dans une même espèce, plusieurs anges.
2. L’unité d’une chose est fonction de son mode
d’être ; il faut donc juger d’après son être de son aptitude à être multipliée.
Or, l’âme intellectuelle, considérée dans son être, est unie au corps en tant
que forme ; et néanmoins elle continue d’exister, une fois le corps détruit. De
même, la multiplicité des âmes est relative à celle des corps, et néanmoins
lorsque les corps sont détruits, les âmes restent une multitude d’êtres.
3. Que l’être intelligent ou son espèce
intelligible soient individués, cela n’exclut pas la connaissance de
l’universel ; ou alors, les intelligences pures, qui sont des réalités
subsistantes et donc individuelles ne pourraient pas connaître l’universel. Cet
empêchement ne peut venir que de la matérialité du sujet connaissant ou de l’espèce
qui est son moyen de connaître. L’action, en effet, correspond au mode de la
forme de l’être agissant : l’action de chauffer, à la chaleur ; et la
connaissance, à l’espèce par laquelle on connaît. - Or, une essence universelle
se trouve divisée en une multiplicité d’êtres par les principes d’individuation
qui viennent de la matière. Donc, si la forme, qui est le moyen de connaître,
est matérielle, non abstraite des conditions de la matière, elle représentera
l’essence du genre ou de l’espèce, mais seulement en tant que cette essence est
diversifiée par les principes d’individuation ; et par suite l’essence ne sera
pas connue dans son universalité. Mais si l’espèce est abstraite des conditions
de la matière individuelle, ce sera une ressemblance de l’essence, abstraction
faite de ce qui fonde la multiplicité. C’est de cette façon qu’on connaît
l’universel. Il importe peu ici de savoir s’il y a ou non plusieurs
intelligences ; car, même s’il n’y en avait qu’une, il faudrait que cette
intelligence et son espèce intelligible fussent quelque chose d’individuel.
4. Qu’il y ait une ou plusieurs intelligences,
l’objet de la pensée est un. Cet objet n’est pas lui-même dans l’intelligence
mais seulement sa ressemblance. " Ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme,
mais la représentation de la pierre. " Et cependant l’objet de la pensée,
c’est la pierre et non pas la " représentation " de la pierre, à
moins que l’intelligence ne fasse réflexion sur elle-même. Autrement il n’y
aurait pas de sciences des réalités, mais seulement de nos représentations. Or,
il arrive que divers sujets connaissants s’assimilent à une même réalité au
moyen de formes diverses. Et, par le fait que la connaissance se fait par
assimilation du sujet connaissant à la réalité connue, le même objet peut être
connu par plusieurs individus. Ainsi, dans la sensation, plusieurs voient la
même couleur à travers des " espèces " diverses. De même, plusieurs
intelligences peuvent comprendre une même réalité. La différence entre sens et
intelligence, dans la doctrine d’Aristote, consiste en ce que la réalité est
perçue par le sens selon le mode qu’elle possède en dehors de l’âme,
c’est-à-dire dans son existence concrète ; mais que l’essence de la réalité,
qui est saisie par l’intelligence, est sans aucun doute en dehors de l’âme,
mais n’existe pas sous le mode selon lequel elle est saisie. En effet,
l’essence universelle est connue abstraction faite des principes
d’individuation. Or elle n’existe pas, de cette manière, en dehors de l’esprit.
- Dans la théorie de Platon, la réalité intelligible est telle en dehors de
l’esprit qu’au-dedans, car il admettait que les essences des choses avaient une
existence à part de la matière.
5. La science de l’élève n’est pas la même que
celle du maître. On expliquera plus loin comment l’une est cause de l’autre.
6. S. Augustin veut dire que la pluralité des âmes
n’empêche pas qu’elles appartiennent à une même espèce.
Article 3 — Y
a-t-il dans l’homme d’autres âmes que l’âme intellectuelle ?
Objections :
1. Il semble qu’il y ait dans l’homme d’autres âmes
que l’âme intellectuelle, à savoir l’âme sensitive et l’âme végétative. Car une
même substance ne peut être à la fois corruptible et incorruptible ; or l’âme
intellectuelle ne peut se corrompre, tandis que les autres âmes le peuvent,
comme on l’a dit plus haut. Il ne peut donc y avoir dans l’homme une seule
essence pour ces trois âmes.
2. Même si l’âme sensitive est incorruptible, on
peut objecter ceci : selon Aristote, " ce qui est corruptible n’est pas du
même genre que ce qui est incorruptible ". Or l’âme sensitive du cheval,
du lion et des autres animaux est périssable. Si elle ne l’est pas dans
l’homme, elle n’appartiendra pas au même genre en lui que dans la bête.
L’animal se définissant par son âme sensitive, l’animalité ne formera pas un
genre commun à l’homme et aux bêtes. Ce qui est inadmissible.
3. Selon Aristote, l’embryon est animal avant
d’être homme. Ce serait impossible si l’âme sensitive avait une même essence
avec l’âme intellectuelle. Car il est animal par l’âme sensitive, et homme par
l’âme intellectuelle. il n’y a donc pas dans l’homme une même essence pour les
deux âmes.
4. Selon Aristote encore, le genre se détermine
d’après la matière, et la différence spécifique d’après la forme. "
Raisonnable ", qui est dans l’homme cette différence, est relatif à l’âme
intellectuelle. Quant au genre " animal ", il lui convient parce
qu’il possède un corps doué d’une âme sensitive. L’âme intellectuelle est avec
ce dernier dans le rapport de forme à matière ; elle n’est donc pas identique
par essence à l’âme sensitive, mais elle la suppose comme sujet matériel.
En sens contraire,
on lit dans le livre des Dogmes de l’église :
" Nous ne disons pas, comme Jacques et d’autres auteurs syriens, qu’il y a
deux âmes en un seul homme, l’une animale qui vivifie le corps et se trouve
mêlée au sang, l’autre spirituelle qui est au service de la raison ; mais nous
disons qu’il y a dans l’homme une seule et même âme., qui vivifie le corps par
sa présence, et se règle elle-même par la raison. "
Réponse :
Platon admettait l’existence de plusieurs âmes en
un seul corps. Il les distinguait d’après les organes, et leur attribuait les
diverses fonctions vitales : faculté nutritive dans le foie, affective dans le
cœur, connaissante dans le cerveau.
Aristote rejette cette opinion en ce qui concerne
les parties de l’âme qui usent d’organes corporels pour leur opération. La
preuve en est que les animaux qui peuvent vivre après avoir été coupés en
morceaux, présentent dans chacun des tronçons les diverses opérations de l’âme,
tels le sens et l’affectivité. Ce serait impossible si les différents principes
d’opérations, qui seraient d’essence diverse, étaient distribués en diverses
régions du corps.
Quant à l’âme intellectuelle, Aristote ne détermine
pas d’une façon certaine, semble-t-il, si elle est distincte des autres parties
de l’âme par sa seule nature, ou aussi par sa localisation.
La théorie de Platon peut être soutenue si l’on
admet que l’âme est unie au corps, non comme une forme, mais comme une cause
motrice, ainsi qu’il l’admet lui-même. Il n’y a pas de contradiction à ce qu’un
seul mobile soit mis en mouvement par plusieurs moteurs, surtout si la motion
s’exerce sur différentes parties du mobile. Mais si nous admettons que l’âme
est unie au corps comme une forme, il est absolument impossible qu’il y ait
dans un même corps plusieurs âmes d’essence différente.
La première raison en est que l’animal ne serait
pas parfaitement un s’il avait plusieurs âmes. Cette parfaite unité procède de
la forme qui donne à une réalité son existence. C’est le même principe qui
donne à une chose l’être et l’unité. Mais ce qui est désigné par plusieurs
formes n’est pas parfaitement un, par exemple un homme blanc. Si donc l’homme
était vivant en raison d’une première forme qui serait l’âme végétative ; s’il
était animal par une seconde forme, l’âme sensi-. tive ; et enfin s’il était
homme par une troisième, l’âme rationnelle, il s’ensuivrait que l’homme ne
possède pas une parfaite unité. Aristote présente une argumentation analogue,
contre Platon : s’il y avait une idée de l’animal, et une autre idée du bipède,
on n’aurait pas un animal bipède d’une unité rigoureuse. Pour le même motif, au
livre I du traité De l’Âme s’opposant aux philosophes qui admettent plusieurs âmes
pour le corps, il demande quel est le principe qui les enveloppera toutes,
c’est-à-dire qui en fera un seul être. On ne peut répondre que c’est l’unité du
corps, car c’est l’âme qui contient le corps et lui donne son unité, bien
plutôt que le contraire.
Une seconde raison qui rend cette position
intenable est prise du mode d’attribution. Il peut y avoir une attribution
accidentelle entre des prédicats empruntés à diverses formes, pourvu qu’elles
ne soient pas ordonnées par essence l’une à l’autre, par exemple : le blanc est
doux. Mais si elles ont cet ordre entre elles, il y aura attribution par
essence per se du second mode, où le sujet entre dans la définition du
prédicat. Ainsi l’étendue est antérieure à la couleur ; donc, lorsqu’on dira
qu’un corps étendu est coloré, ce sera le second mode d’attribution per se.
Supposons que l’on attribue à un être le prédicat " animal " en
raison d’une certaine forme, et en raison d’une autre forme le prédicat "
homme " ; on trouve alors l’alternative suivante : ou bien ces deux formes
ne sont pas ordonnées l’une à l’autre par essence, et l’on n’a qu’une
attribution accidentelle ; ou bien l’une des deux âmes est antérieure à
l’autre, et l’on a une attribution per se du second mode. Or, les deux
hypothèses sont évidemment fausses : " animal " est attribué à
l’homme en vertu de son essence et non d’une manière accidentelle ; d’autre
part " homme " n’entre pas dans la définition de l’animal, mais c’est
le contraire. C’est donc par une seule et même forme qu’un être est animal et
qu’il est homme. Autrement, l’homme ne posséderait pas vraiment tout ce qui
constitue l’animal, - raison pour laquelle il y a attribution nécessaire
d’" animal " à " homme ".
Troisième preuve : lorsqu’une activité de l’âme est
très intense, elle empêche les autres de s’exercer. Cela n’arriverait pas, si
le principe de ces activités n’était pas essentiellement un.
L’âme, sensitive, intellectuelle et végétative, ne
forme donc dans l’homme qu’une seule et même âme. On comprendra aisément
comment cela peut se faire en considérant les différentes espèces ou formes des
êtres de la nature.
Elles se distinguent les unes des autres par des
degrés de perfection croissante ; les êtres animés sont plus parfaits que les
êtres inanimés, les animaux plus que les plantes, les hommes plus que les
animaux. Et il y a encore des degrés à l’intérieur de chacun de ces genres.
Voilà pourquoi Aristote, au livre VIII des Métaphysiques, compare les espèces
dans les êtres aux nombres qui changent d’espèce selon qu’on ajoute ou
retranche une unité ; au livre II du traité De l’âme, il compare les
différentes âmes aux figures géométriques dont l’une contient l’autre comme le
pentagone contient le carré et possède un plus grand nombre de côtés. L’âme
intellectuelle contient donc en sa perfection toute la réalité de l’âme
sensitive des animaux, et de l’âme végétative des plantes. Une surface à cinq
côtés n’a pas deux figures, celle d’un pentagone et celle d’un carré ; car la
figure à quatre côtés serait inutile puisqu’elle est contenue virtuellement
dans celle qui en a cinq. Semblablement, Socrate n’est pas homme par une âme,
et animal par une autre, mais par une seule et même âme.
Solutions :
1. Si l’âme sensitive est incorruptible, ce n’est
pas en tant que sensitive. C’est en tant qu’intellectueue que
l’incorruptibilité lui est due. Quand l’âme n’est que sensitive, elle peut être
détruite, mais lorsqu’en plus elle est intellectuelle, elle est incorruptible.
Le principe sensitif ne donne pas l’incorruptibilité, mais ne peut pas non plus
la faire perdre à ce qui est en outre principe d’intellection.
2. Ce ne sont pas les formes qui sont classées dans
les genres et les espèces, mais les êtres composés. L’homme est corruptible,
comme les autres animaux. On distingue le corruptible de l’incorruptible en
raison de la différence des formes ; cela ne fait pas que l’homme diffère en
genre des autres animaux.
3. L’embryon n’a d’abord qu’une âme sensitive.
Celle-ci disparaît, et une âme plus parfaite lui succède, qui est à la fois
sensitive et intellectuelle. On le dira avec plus de détails par la suite.
4. Il ne faut pas concevoir que les êtres de la
nature sont distincts de la même manière que les abstractions logiques qui
tiennent à notre façon de comprendre. Car la raison peut comprendre une seule
et même réalité à l’aide de divers concepts. On a dit que l’âme intellectuelle
contenait virtuellement toute la réalité de l’âme sensitive, et quelque chose
de plus. La raison peut donc considérer à part ce qui appartient à l’âme
sensitive comme un élément matériel et imparfait. Elle constate que cet élément
est commun à l’homme et aux animaux, et elle en forme le concept du genre.
Quant au degré de perfection par lequel l’âme intellectuelle est supérieure à
l’âme sensitive, elle le considère comme l’élément formel qui achève l’être
humain, et elle en forme la différence spécifique de l’homme.
Article 4 — Y
a-t-il dans l’homme une autre forme substantielle que l’âme intellectuelle ?
Objections :
1. Le Philosophe décrit l’âme comme " l’acte
d’un corps naturel qui a la vie en puissance ". Il y a donc entre l’âme et
le corps le rapport de forme à matière. Mais le corps lui-même possède une
forme substantielle qui lui donne d’être un corps. Donc, antérieurement à
l’âme, il y a dans le corps une forme substantielle.
2. L’homme, comme tout animal, se meut lui-même.
" Toute réalité de ce genre se divise en deux éléments, l’un moteur, et
l’autre mobile ", dit Aristote. L’élément moteur dans l’homme, c’est
l’âme. Il faut donc que l’autre élément soit de telle nature qu’il puisse être
mis en mouvement. Or la matière première ne peut l’être, parce qu’elle est pure
puissance, selon Aristote. Bien plus, tout ce qui est mis en mouvement est un
corps. Il doit donc y avoir dans l’homme et dans tout animal un forme substantielle
spéciale qui constitue le corps.
3. La hiérarchie des formes s’établit par rapport à
la matière première. Un ordre se détermine toujours en fonction d’un certain
point de départ. S’il n’y avait pas dans l’homme d’autre forme substantielle
que l’âme intellectuelle, mais que celle-ci fût en relation immédiate avec la
matière première, elle appartiendrait à la classe des formes les plus
imparfaites, car c’est là leur caractéristique.
4. Le corps humain est une combinaison d’éléments.
Cette combinaison ne se réalise pas seulement selon leur matière : on n’aurait
alors qu’une corruption. Les formes élémentaires doivent donc demeurer dans le
corps composé. Mais ce sont des formes substantielles. Il y a donc dans le
corps humain d’autres formes en plus de l’âme intellectuelle.
En sens contraire,
pour chaque réalité, il n’y a qu’un être
substantiel. Or, c’est la forme substantielle qui donne cet être. Il n’y a donc
qu’une forme pour chaque réalité. Dans l’homme, c’est l’âme qui est cette
forme. Il ne peut donc y en avoir d’autre en lui que l’âme intellectuelle.
Réponse :
On pourrait supposer que l’âme intellectuelle n’est
pas unie au corps comme une forme, mais, selon la théorie platonicienne,
qu’elle est seulement cause motrice ; on devrait accorder alors qu’il y a dans
l’homme une forme substantielle spéciale qui donnerait son être au corps apte à
recevoir de l’âme le mouvement. - Mais si, comme on l’a dit, l’âme
intellectuelle est forme du corps, il ne peut y avoir dans l’homme d’autre
forme substantielle que cette âme.
Prouvons-le : une forme substantielle se distingue
d’une forme accidentelle en ce que cette dernière ne donne pas l’être purement
et simplement, mais un certain mode d’être. Ainsi la chaleur ne donne au sujet
qu’elle affecte que d’être chaud. Lorsqu’une forme accidentelle est produite,
on ne dit pas qu’un être est produit de façon absolue, mais que tel être reçoit
telle modalité, telle manière d’être. Inversement, lorsque la forme
accidentelle disparaît, il n’y a pas destruction de l’être de façon absolue,
mais seulement sous un certain rapport. La forme substantielle, elle, donne
l’être absolument. En conséquence, sa présence est cause d’une production pure
et simple de l’être, et sa disparition est cause d’une destruction absolue. Ce
qui explique l’opinion des anciens " physiciens " ; pour eux la
matière première était une réalité en acte : le feu, l’air ou quelque autre
élément. Aussi n’admettaient-ils pas qu’il y eût jamais production ou
destruction pure et simple, mais que tout devenir était un changement
qualitatif. - Si en plus de l’âme intellectuelle, il préexistait dans la
matière une forme substantielle quelconque, qui donnerait au sujet de l’âme
d’être en acte, il faudrait donc conclure : l’âme ne donne pas l’être de façon
absolue ; elle n’est pas une forme substantielle ; il n’y a pas de génération
pure et simple, lorsqu’elle disparaît, mais seulement sous un certain rapport.
Or tout cela est évidemment faux.
Il faut donc dire qu’il n’y a aucune forme
substantielle dans l’homme que l’âme intellectuelle. Celle-ci contient par sa
vertu l’âme sensitive et l’âme végétative, mais, de plus, toutes les formes
inférieures ; et elle fait à elle seule tout ce que les formes moins parfaites
accomplissent dans les autres êtres. - Il faut en dire autant pour l’âme
sensitive chez les bêtes, et l’âme végétative dans les plantes, et de façon
générale pour toutes les formes plus parfaites, par comparaison avec les
imparfaites.
Solutions :
1. Aristote ne dit pas seulement que l’âme est
" l’acte d’un corps ", mais " l’acte d’un corps naturel
organisé, qui a la vie en puissance ", et que cette puissance " ne
rejette pas l’âme hors de soi ". Dans ce que j’appelle corps l’âme est
incluse, comme son acte, de même que la chaleur est l’acte de l’objet chaud, et
la lumière, l’acte du corps lumineux. Ce qui ne veut pas dire que le corps soit
lumineux en dehors de la lumière, mais qu’il est lumineux par la lumière. Et si
l’on définit l’âme comme ci-dessus, c’est que l’âme donne à la fois d’être un
corps, et d’être organisé, et d’avoir la vie en puissance. L’acte premier (qui
est l’être) est en puissance par rapport à l’acte second, ou opération. Mais
une puissance de ce genre " ne rejette pas ", c’est-à-dire n’exclut
pas de soi l’acte de l’âme.
2. L’âme ne met pas le corps en mouvement par son
être, c’est-à-dire en tant qu’elle lui est unie comme une forme, mais par la
faculté motrice dont l’activité implique que le corps est déjà réalisé en acte
par l’âme. Ainsi, par cette vertu motrice, l’âme est ce qui donne le mouvement,
et le corps animé est le mobile.
3. On peut distinguer, en fonction de la matière,
différents degrés de perfection : être, vivre, sentir, penser. Or, la forme
supérieure surajoutée est toujours plus parfaire que la précédente. Celle qui
donne à la matière le premier degré de perfection est la moins parfaite ; celle
qui donne à la fois le premier, le deuxième, le troisième et ainsi de suite,
est la plus parfaite ; et néanmoins elle s’unit immédiatement à la matière.
4. Pour Avicenne, les formes substantielles des
éléments conservent leur intégrité dans le corps mixte et la combinaison des
éléments consisterait en un état moyen de leurs qualités contraires. - Mais
c’est impossible. Les différentes formes des éléments ne peuvent exister que
dans les diverses parties de la matière. Celles-ci impliquent des dimensions
quantitatives, sans lesquelles la matière n’est pas divisible. Une telle
matière est corporelle. Or, plusieurs corps ne peuvent exister dans le même
lieu. Par suite, les éléments du corps mixte seraient distincts par leur
position dans l’étendue. Nous n’aurons plus alors une véritable combinaison,
qui aboutit à un véritable tout ; ce sera une combinaison apparente, qui
consiste en une juxtaposition de parties très petites.
Pour Averroès, les formes des éléments sont, en
raison de leur imperfection, intermédiaires entre les formes accidentelles et
les formes substantielles. Elles sont susceptibles de plus et de moins. C’est
pourquoi l’intensité de leurs qualités diminue dans la combinaison ; elles se
trouvent réduites à un état moyen et composent ainsi une seule forme. Mais
cette solution est encore moins admissible. L’être substantiel de toute réalité
consiste en un degré indivisible d’être. Tout ce qu’on y ajoute ou en retranche
amène un changement d’espèce, comme pour les nombres. Une forme substantielle
n’est donc pas susceptible de plus ou de moins. Il est d’ailleurs tout aussi
impossible d’admettre une réalité intermédiaire entre la substance et
l’accident.
La vraie solution est celle d’Aristote : les formes
des éléments demeurent dans le composé, non pas en acte, mais virtuellement.
Leurs qualités demeurent, quoique atténuées ; c’est en elles que réside la
vertu des formes élémentaires. Ce mode de combinaison constitue la disposition
propre à recevoir la forme substantielle du corps composé, soit celle d’une
pierre, soit celle d’une âme d’espèce quelconque.
Article 5 — À
quelle sorte de corps convenait-il que l’âme intellective fût unie ?
Objections :
1. Il semble anormal que l’âme intellectuelle soit
unie à un tel corps. En effet, la matière doit être proportionnée à la forme.
Or l’âme intellectuelle est une forme incorruptible. Elle ne doit donc pas être
unie à un corps corruptible.
2. L’âme intellectuelle est une forme de la plus
pure immatérialité. La preuve en est qu’elle possède une opération indépendante
de la matière corporelle. Or, plus un corps est subtil, moins il a de matière.
L’âme devrait donc être unie au corps le plus subtil, au feu, par exemple, et
non pas à un corps mixte, où l’élément terrestre domine.
3. La forme est le principe constitutif de
l’espèce. Aussi les espèces différentes ne dériventelles pas d’une seule forme.
Or l’âme intellectuelle est une forme unique. Elle ne doit donc pas être unie à
un corps composé de parties appartenant à des espèces dissemblables.
4. Plus la forme est parfaite, plus son sujet
récepteur doit être parfait. Or l’âme intellectuelle est la plus parfaite des
âmes. D’autre part les animaux ont le corps pourvu de moyens naturels de
protection, par exemple de poils comme vêtement, de sabots comme chaussure ;
ils ont aussi des armes naturelles, griffes, défenses, cornes. Il semble donc
que l’âme intellectuelle n’aurait pas dû être unie à un corps qui est imparfait
puisqu’il est démuni de tels moyens.
En sens contraire,
Aristote définit l’âme : " L’acte d’un corps
physique organisé qui a la vie en puissance. "
Réponse :
Ce n’est pas la forme qui est ordonnée à la
matière, c’est bien plutôt la matière qui est ordonnée à la forme ; et c’est à
la forme de nous expliquer pourquoi la matière est de telle sorte, et non
inversement. Or l’âme intellectuelle est, comme on l’a dit, au plus bas degré
des substances spirituelles ; car elle n’a pas une connaissance innée de la
vérité, comme les anges, mais il faut qu’à l’aide des sens, elle la recueille
de la multiplicité des choses, comme le montre Denys. - La nature ne refuse à
aucun être le nécessaire. Il fallait donc que l’âme intellectuelle possédât non
seulement la faculté de penser, mais encore celle de sentir. Or, le sens ne
peut fonctionner sans un organe corporel. Il était donc nécessaire que l’âme
intellectuelle fût unie à un corps apte à servir d’organe au sens. Or tous les
sens dérivent du toucher, et l’organe du toucher doit présenter une combinaison
moyenne des contraires, tels que le chaud et le froid, l’humide et le sec,
etc., que le toucher peut percevoir. C’est la raison pour laquelle ce sens est
en puissance aux contraires et peut les connaître. Aussi, dans la mesure où
l’organe du toucher se rapprochera davantage de cette combinaison moyenne, dans
cette mesure même le toucher sera plus fin. Or, l’âme intellectuelle possède au
plus haut degré de perfection la faculté de sentir ; car les qualités de l’être
inférieur se trouvent sous un mode plus élevé dans l’être supérieur ; c’est
Denys qui le dit. Il fallait donc que le corps auquel est unie l’âme
intellectuelle soit, parmi tous les autres, celui qui présenterait le plus
parfaitement possible cette combinaison moyenne des contraires. - Pour ce motif,
l’homme est celui de tous les animaux qui a le toucher le plus fin ; et, parmi
les hommes, ceux qui ont le toucher le plus fin sont d’intelligence plus
pénétrante. Aristote en donne cet indice : "Ceux qui ont les chairs
délicates ont l’esprit délié. "
Solutions :
1. On essaiera peut-être d’éluder cette objection,
en disant que le corps humain était incorruptible avant le péché originel. - La
réponse paràlt insuffisante. Car avant le péché le corps de l’homme fut
immortel non par nature, mais par un don de la grâce divine. Dans le cas
contraire, il n’aurait pas perdu son immortalité ; pas plus que le démon ne l’a
perdue. - La véritable solution est la suivante : nous trouvons deux sortes de
condition dans la matière : l’une qui est choisie parce qu’elle proportionne la
matière à la forme, l’autre [qui n’est pas choisie] mais qui découle
nécessairement de cette première condition. Par exemple, pour obtenir une forme
de scie, l’ouvrier choisit du fer, c’est-à-dire une matière qui puisse couper
des corps durs ; mais, que les dents de la scie puissent s’émousser et se
couvrir de rouille cela tient aux conditions nécessaires de cette matière. De
même, il faut à l’âme intellectuelle un corps qui présente une combinaison
moyenne d’éléments, mais qu’il soit corruptible, cela tient aux nécessités
d’une telle matière. - Si l’on voulait prétendre que Dieu aurait pu se dérober
à cette nécessité, il faut répondre avec S. Augustin, que la structure des
réalités physiques ne doit pas être appréciée d’après la puissance divine, mais
d’après ce qui convient à la nature des choses. Toutefois, Dieu a apporté un
remède à la mort par le don de la grâce.
2. L’âme intellectuelle n’a pas besoin de corps si
l’on considère seulement son activité rationnelle, mais en raison des facultés
sensibles qui demandent des organes où les éléments soient en proportions
égales. Il fallait donc que l’âme intellectuelle fût unie à un corps déterminé,
et non pas à un simple élément, ni à un corps composé où il y aurait une
quantité excessive de feu ; la combinaison ne serait plus bien proportionnée à
cause de la trop grande activité du feu. Mais le corps qui possède cette
proportion dans les éléments est d’un degré d’être assez élevé, parce qu’il
n’est pas composé de contraires, en quoi il a une certaine ressemblance avec
les corps célestes.
3. Les parties du corps des animaux, telles que
l’œil, la main, la chair, les os, etc. n’appartien-nent pas à une espèce
déterminée ; c’est l’animal entier qui est d’une certaine espèce. Aussi ne
peut-on dire, à parler rigoureusement, qu’elles sont d’espèces différentes,
mais qu’elles correspondent à diverses dispositions. Une telle diversité
convient à l’âme intellectuelle : cette âme en effet est une par essence, mais
multiple par ses facultés ; et ses opérations différentes demandent des
dispositions variées dans le corps auquel elle est unie. C’est pourquoi on
observe une plus grande diversité d’organes chez les animaux parfaits que chez
les autres, et chez ceux-ci que dans les plantes.
4. L’âme intellectuelle est en puissance à une
infinité d’actes, du fait qu’elle peut saisir les essences universelles. Il
n’était donc pas possible de lui fixer des jugements instinctifs déterminés, ou
même des moyens spéciaux de défense ou de protection, comme c’est le cas pour
les animaux, dont la connaissance et l’activité sont déterminées à certaines
fins particulières. Au lieu de tous ces instruments, l’homme possède par nature
une raison, et la main, qui est " l’organe des organes ", parce
qu’elle peut lui fournir des outils d’une infinité de modèles et pour une
infinité d’usages.
Article 6 — L’âme
est-elle unie à un tel corps par l’intermédiaire de dispositions accidentelles
?
Objections :
1. Toute forme est unie à une matière qui lui est
propre et qui possède certaines dispositions. Ces dernières sont des accidents.
Il faut donc admettre dans la matière certains accidents, avant qu’elle soit
unie à la forme substantielle, et en conséquence avant son union à l’âme.
2. Pour plusieurs formes appartenant à une même
espèce, il faut diverses parties de matière. Cette distinction des parties ne
peut être conçue sans des dimensions dans l’étendue. Il y a donc dans la
matière des dimensions avant son union aux formes substantielles, lorsqu’il y a
plusieurs formes dans une même espèce.
3. Un être spirituel agit sur un corps par le
contact de sa vertu. Or la vertu ou puissance de l’âme, ce sont ses facultés.
Il semble donc que l’âme soit unie au corps par le moyen d’une puissance,
c’est-à-dire d’un accident.
En sens contraire,
" l’accident est postérieur à la substance, et
dans le temps et par nature ", dit Aristote. On ne peut donc supposer de
forme accidentelle dans la matière, antérieurement à l’âme, qui est forme
substantielle.
Réponse :
Si l’âme n’était unie au corps que comme une cause
motrice, rien n’empêcherait, bien mieux, il serait nécessaire - qu’il y ait
entre l’âme et le corps des dispositions intermédiaires : une puissance, du
côté de l’âme, pour mouvoir le corps ; une certaine aptitude, du côté du corps,
pour qu’il puisse recevoir de l’âme son mouvement.
Mais si, comme on l’a dit, l’âme intellectuelle est
unie au corps comme forme substantielle, il est impossible qu’une disposition
accidentelle intervienne entre l’âme et le corps ou entre n’importe quelle
forme substantielle et sa matière. La matière est en effet en puissance à
recevoir tous les actes dans un certain ordre : l’acte qui est de soi premier
(parmi tous les actes) le sera donc aussi, dans la matière. Ce premier acte,
c’est l’être. On ne peut donc concevoir que la matière soit chaude ou
quantifiée, avant d’être en acte. Mais l’être en acte lui vient de la forme
substantielle, qui donne l’être absolument, comme on l’a déjà dit. Aucune
disposition accidentelle ne peut donc préexister dans la matière avant son
union avec la forme substantielle, et en conséquence avant son union avec
l’âme.
Solutions :
1. La forme la plus parfaite contient virtuellement
toutes les perfections des formes inférieures, on l’a déjà fait voir. Une seule
et même forme donne donc à la matière ses différents degrés de perfection.
C’est par la même forme que l’homme est un être en acte, un corps, un vivant,
un animal, et un homme. Or, à chacun de ces genres correspondent des formes
accidentelles qui lui sont propres. Par suite, on peut concevoir la matière
comme parfaite en son être, avant de la concevoir comme corporelle, et ainsi de
suite ; de la même manière, les accidents propres à l’être peuvent être conçus
avant la corporéité. C’est ainsi que, dans la matière, des dispositions peuvent
être considérées comme présupposées à la forme, non pas à vrai dire à tout ce
que fait la forme mais à ce qu’elle fait d’ultime et de plus parfait.
2. Les dimensions sont des accidents propres à la
corporéité, laquelle convient à toute matière. Lorsque la matière aura été
conçue comme déterminée par la corporéité avec ses dimensions, alors on pourra
la concevoir comme distincte en diverses parties ; de la sorte, on pourra la
concevoir sous diverses formes correspondant aux différents degrés de
perfection. En effet, quoique ce soit une seule et même forme qui donne à la
matière ces différents degrés, on peut cependant en distinguer plusieurs par
abstraction.
3. Une substance spirituelle qui serait unie à un
corps comme cause motrice seulement, le serait par l’intermédiaire de sa
puissance, ou vertu. Mais l’âme intellectuelle est unie au corps comme forme,
et donc par son être ; néanmoins elle le gouverne et le met en mouvement par sa
puissance active.
Article 7 — L’âme
est-elle unie au corps par l’intermédiaire d’un autre corps ?
Objections :
1. Il semble que oui, car, dit S. Augustin : "
L’âme gouverne le corps au moyen de la lumière (c’est-à-dire du feu), et de
l’air, éléments qui ressemblent le plus à l’esprit. " Mais ces éléments
sont des corps. C’est donc par l’intermédiaire de certains corps que l’âme est
unie au corps humain.
2. Quand l’union de deux réalités est détruite par
la suppression d’un certain élément, c’est que cet élément leur servait
d’intermédiaire. Or, quand l’esprit vital manque, l’âme se sépare du corps.
L’esprit vital, qui est un corps subtil, est donc intermédiaire entre le corps
et l’âme.
3. Des êtres très différents par essence ne peuvent
être unis que par un intermédiaire. Or l’âme intellectuelle est très différente
du corps, parce qu’elle est incorporelle, et parce qu’elle est incorruptible.
Elle doit donc lui être unie par un intermédiaire qui soit corporel et
incorruptible. Ce sera une lumière céleste, capable d’harmoniser les éléments
et de les unir en un tout.
En sens contraire,
pour Aristote " il ne faut pas se demander si
l’âme et le corps sont un, pas plus qu’on ne se le demande pour la cire et son
empreinte ". Or l’empreinte est unie à la cire sans intermédiaire. Il en
va donc de même pour l’âme et le corps.
Réponse :
Si, comme le veulent les platoniciens, l’âme était
unie au corps à la manière d’une cause motrice, il faudrait admettre des corps
intermédiaires entre l’âme et le corps de l’homme ou de n’importe quel animal.
Il convient en effet à la cause motrice de mettre en mouvement un être éloigné
d’elle par des intermédiaires plus proches.
Mais, si l’âme est unie au corps comme une forme
ainsi qu’on l’a dit, il est impossible qu’elle lui soit unie par
l’intermédiaire d’un autre corps. La raison en est que l’unité est toujours
fonction de l’être. Or la forme donne par elle-même l’être en acte à une
réalité, puisqu’elle est par essence un acte ; et elle ne donne pas l’être par
intermédiaire. Aussi l’unité d’un composé de matière et de forme est-elle le
fait de la forme elle-même, qui est, selon tout elle-même, unie à la matière
comme son acte. Et il n’y a pas d’autre cause unissante que celle qui donne à
la matière d’être en acte, comme dit Aristote.
Par conséquent, l’opinion de ceux qui admettaient
des intermédiaires corporels entre l’âme et le corps de l’homme est évidemment
fausse. Parmi eux, les platoniciens affirmaient que l’âme intellectuelle
possède un corps incorruptible, qui lui est naturellement uni, dont elle ne se
sépare jamais, et au moyen duquel elle est unie au corps humain corruptible. -
Selon d’autres, cette union se fait par un " esprit " matériel. -
Selon d’autres encore, l’âme est unie au corps par le moyen de la lumière, qui
pour eux est corporelle, et de la nature de la " quinte essence ", si
bien que l’âme végétative est unie au corps par la lumière du ciel des étoiles
; l’âme sensitive, par celle du ciel cristallin ; et l’âme intellectuelle, par
celle du ciel empyrée. Tout cela est imaginaire et dérisoire, car la lumière
n’est pas un corps ; la " quinte essence " ne peut pas entrer en
composition dans un corps mixte d’une façon matérielle, parce qu’elle est
inaltérable, mais seulement s’y unir par sa puissance active ; enfin l’âme est
unie immédiatement au corps comme la forme à sa matière.
Solutions :
1. S. Augustin parle de l’âme pour autant qu’elle
met le corps en mouvement : c’est pourquoi il emploie le mot "
gouvernement ". Il est d’ailleurs vrai qu’elle meut les parties les plus
grossières du corps par le moyen des plus subtiles. Le premier instrument de la
faculté motrice est l’" esprit vital", selon Aristote.
2. L’" esprit vital " disparaissant,
l’union de l’âme et du corps cesse, mais ce n’est pas parce qu’il joue le rôle
d’intermédiaire, c’est parce que la disposition favorable à l’union disparaît
avec lui. L’" esprit vital " est néanmoins un intermédiaire du
mouvement, comme premier instrument de la faculté motrice.
3. L’âme est en effet très différente du corps, eu
égard aux caractéristiques propres à l’un et à l’autre. Si l’un et l’autre
existaient séparément, il faudrait faire intervenir de nombreux intermédiaires.
Mais en tant que forme du corps, l’âme n’a pas un être distinct de l’être du
corps ; elle lui est unie immédiatement par son être. On pourrait dire, de la
même manière, que toute forme, considérée comme acte, est très éloignée de la
matière, qui est seulement un être en puissance.
Article 8 — L’âme
est-elle tout entière dans chaque partie du corps ?
Objections :
1. Cela ne semble pas admis par Aristote : "
Il n’est pas nécessaire que l’âme soit dans chaque partie du corps, mais que,
se trouvant en un certain point initial du corps, elle fasse vivre les autres
parties. Car chacune d’elles est capable par nature d’exécuter un mouvement qui
lui est propre."
2. L’âme est dans le corps dont elle est l’acte.
Mais c’est l’acte d’un corps organisé. Elle se trouve donc seulement dans un
corps organisé, ce qui n’est pas le cas de toutes les parties du corps humain.
L’âme n’est donc pas tout entière dans chaque partie du corps.
3. D’après le traité De l’âme, le rapport qui
existe entre une partie de l’âme et une partie du corps, par exemple la vue et
la pupille de l’œil, se retrouve de même entre l’âme et le corps, pris dans
leur totalité. Si l’âme tout entière est dans chaque partie du corps, il faudra
que toute partie du corps soit un animal.
4. Toutes les facultés de l’âme ont leur principe
dans son essence. Donc, si l’âme est tout entière dans chaque partie du corps,
toutes les facultés de l’âme s’y trouveront aussi, par exemple la vue dans
l’oreille, l’ouïe dans l’œil. Ce qui est inadmissible.
5. Si toute l’âme était dans chaque partie du
corps, chacune d’elles dépendrait immédiatement de l’âme. En ce cas, il n’y
aurait pas de partie dépendante d’une autre, ni de partie plus importante
qu’une autre. Ce qui est évidemment faux. L’âme n’est donc pas tout entière
dans chaque partie du corps.
En sens contraire,
selon S. Augustin, " l’âme se trouve tout
entière dans la totalité du corps, et tout entière dans chaque partie ".
Réponse :
Si l’âme était unie au corps seulement comme cause
motrice, on pourrait admettre qu’elle n’est pas dans toute partie du corps,
mais uniquement dans l’une d’elles, par laquelle elle pourrait mouvoir les
autres. Mais du fait que l’âme est unie au corps comme sa forme, elle doit se trouver
dans tout le corps et clans chacune de ses parties, car elle n’est pas une
forme accidentelle, mais substantielle. Or, la forme substantielle constitue
non seulement la perfection du tout, mais encore de chaque partie. Le tout
étant en effet composé de parties, lorsque la forme d’un tout ne donne pas
l’être aux diverses parties du corps, elle consiste en un simple assemblage ou
ordre de parties, comme l’est par exemple la forme d’une maison. Mais une telle
forme est accidentelle, tandis que l’âme est une forme substantielle ; elle
doit donc être la forme et l’acte non seulement du tout, mais encore de chacune
des parties. En conséquence, lorsque l’âme quitte le corps, on ne parle plus
d’animal ou d’homme, si ce n’est de la manière équivoque dont on parle d’un
animal peint ou sculpté ; et il en va de même pour la main ou l’œil, la chair
et les os. Un indice, c’est que nulle partie du corps n’a d’activité lorsqu’il
n’y a plus d’âme ; et cependant tout ce qui possède les caractères d’une espèce
doit garder l’activité propre à cette espèce. - Mais l’acte doit se trouver
dans le sujet qu’il actue ; l’âme doit donc être dans tout le corps, et dans
chacune de ses parties.
Et maintenant, qu’elle y soit tout entière, voici
comment on peut l’établir. Un tout, c’est ce qui est divisible en parties. Il y
aura donc trois sortes de totalité, selon les trois sortes de division : 1. Un
tout peut être divisible en parties quantitatives, comme le tout d’une ligne,
d’un corps. 2. Un tout peut être divisé logiquement ou réellement en parties de
l’essence : par exemple, l’objet défini se divise selon les parties de la
définition, le composé se résout en matière et en forme. 3. Il y a encore le
tout potentiel, qui est divisible du point de vue de l’étendue de sa vertu en
puissance d’action.
Le premier mode de totalité ne peut convenir aux
formes que d’une manière indirecte, et encore aux formes qui peuvent être
indifféremment dans un tout quantitatif ou dans ses parties. Ainsi la couleur
blanche, qu’elle se trouve sur la surface totale ou sur l’un des segments de
cette surface, est essentiellement la même. Elle est alors divisée d’une
manière indirecte, lorsque la surface est divisée. Mais une forme qui requiert
des parties diversement constituées, telle que l’âme, surtout dans les animaux
parfaits, n’est pas dans le même rapport avec le tout et avec les parties.
Ainsi n’est-elle pas divisible, même indirectement, c’est-à-dire par division
quantitative. Le premier mode de totalité ne peut donc être attribué à l’âme,
ni essentiellement ni d’une manière indirecte. Au contraire, le second mode de
totalité, celui de la définition et de l’essence, convient en propre et
essentiellement aux formes. Il en est de même pour le tout potentiel puisque la
forme est principe des activités.
On pourrait donc se demander si la couleur blanche
est tout entière sur la surface totale et sur chacune de ses parties. Il
faudrait alors distinguer plusieurs cas : si l’on parle de la totalité
d’étendue que la couleur blanche possède indirectement, elle ne se trouvera pas
tout entière en chaque partie de la surface. On devrait affirmer la même chose
à propos du tout potentiel, car la blancheur qui recouvre toute la surface fait
une impression plus vive sur la vue que celle qui n’en recouvre qu’une partie.
Mais s’il s’agit du tout de l’espèce et de l’essence, la couleur blanche se
trouve tout entière en une partie quelconque de la surface.
Or, l’âme ne possède, ni par soi ni indirectement,
de totalité quantitative. Il suffit donc d’admettre qu’elle est tout entière
dans une partie quelconque du corps, sous le rapport de la totalité d’essence
et de perfection ; mais non pas selon la totalité de sa vertu. Car elle n’est
pas selon toute sa puissance dans chaque partie du corps ; au contraire, la
faculté de voir est dans l’œil, celle d’entendre, dans l’oreille, etc.
Il faut noter toutefois que l’âme, exigeant des
parties différemment organisées, n’est pas dans le même rapport envers le tout
et envers les parties ; elle est en relation avec le tout, premièrement et par
soi, comme avec un sujet propre et bien adapté auquel elle donne sa perfection
; elle est en relation avec les parties, secondairement, en tant qu’elles sont
ordonnées au tout.
Solutions :
1. Le Philosophe parle en cet endroit de la faculté
motrice de l’âme.
2. L’âme est l’acte d’un corps organisé en tant que
le corps est son sujet proportionné et immédiatement apte à être perfectionné
par elle.
3. L’animal est composé de l’âme et du corps tout
entier, qui est son sujet immédiat et proportionné. Sous ce rapport, l’âme ne
se trouve pas dans chaque partie. Il n’est donc pas nécessaire que toute partie
de l’animal soit un animal.
4. Il y a des puissances que l’âme possède en tant
qu’elle dépasse par son excellence la capacité du corps : ce sont
l’intelligence et la volonté. Par suite, ces puissances ne se trouvent dans
aucune partie du corps. Les autres facultés appartiennent à la fois à l’âme et
au corps. Il n’est pas nécessaire alors que chacune d’elles se trouve dans
chaque partie du corps, mais seulement dans celle qui est adaptée à l’activité
de cette puissance.
5. On dit qu’une partie du corps est plus capitale
qu’une autre en raison des puissances diverses dont ces parties du corps sont
les organes. Celle qui est l’organe de la puissance principale est la partie
principale du corps, ou encore celle qui est son principal instrument.
Il faut maintenant considérer les puissances de
l’âme, d’abord de façon générale (Q. 77), puis dans le détail (Q. 78).
QUESTION 77 — LES PUISSANCES DE L’ÂME EN GÉNÉRAL
Dans cette première étude, on recherchera : 1. Si
l’essence de l’âme est identique à sa puissance. - 2. S’il y a une ou plusieurs
puissances de l’âme. - 3. Comment on distingue ces puissances. - 4. Leurs
rapports mutuels. - 5. Si l’âme est le sujet de toutes les puissances. - 6. Si
les puissances émanent de l’essence de l’âme. - 7. Si une puissance de l’âme
sort d’une autre. - 8. Si toutes les puissances demeurent dans l’âme après la
mort.
Article 1 —
L’essence de l’âme est-elle identique à sa puissance ?
Objections :
1. S. Augustin a dit : " L’esprit, la
connaissance et l’amour sont substantiellement dans l’âme, ou, en d’autres
termes, essentiellement. " Et encore : " La mémoire, l’intelligence
et la volonté sont une seule vie, un seul esprit, une seule essence. "
2. L’âme est plus noble que la matière première. Or
la matière première est sa propre puissance. A plus forte raison, l’âme.
3. La forme substantielle est plus simple que la
forme accidentelle. Ce qui le montre, c’est que la forme substantielle ne peut
croître ou décroître, mais possède un être indivisible. Or la forme
accidentelle est sa propre vertu. À plus forte raison la forme substantielle,
qui est l’âme.
4. La puissance sensible est ce par quoi nous
sentons ; la puissance intellectuelle, ce par quoi nous pensons. Or "le
principe propre de la sensation et de l’intellection, c’est l’âme " selon
Aristote. L’âme est donc identique à ses puissances.
5. Tout ce qui n’appartient pas à l’essence d’une
réalité est accidentel. Si la puissance de l’âme n’appartient pas à son
essence, elle est donc un accident. Or c’est contraire à la pensée de S.
Augustin. Pour lui, les fonctions notées plus haut "ne sont pas dans l’âme
comme dans un sujet, à la manière dont la couleur, la configuration, ou tout
autre mode de la qualité et de la quantité appartiennent à un corps. Car toute
modalité de ce genre est rigoureusement limitée à son sujet, tandis que l’âme
peut encore connaître et aimer les autres réalités ".
6. Une forme simple ne peut jouer le rôle de sujet.
Or l’âme est une forme simple, puisqu’elle n’est pas composée de forme et de
matière, on l’a dit plus haute. Les puissances de l’âme ne peuvent donc être en
elle comme dans un sujet.
7. Un accident ne peut causer une différence
substantielle. Et cependant " sensible " et " rationnel "
sont des différences substantielles. Or elles sont fondées sur le sens et sur
la raison, qui sont des puissances de l’âme. Ces puissances ne sont donc pas
des accidents. Et de la sorte, la puissance de l’âme est identique à son essence.
En sens contraire,
d’après Denys, " on distingue dans les esprits
célestes l’essence, la puissance, et l’activité ". À plus forte raison,
l’essence et la vertu ou puissance sont-elles distinctes dans l’âme.
Réponse :
En dépit de l’affirmation de certains, il est
impossible de dire que l’essence de l’âme soit sa puissance. On le démontrera
ici de deux manières.
1. L’être et n’importe quel genre de l’être se
divisent en puissance et acte. Il faut donc que l’un et l’autre se rapportent
au même genre ; si l’acte n’appartient pas au genre " substance ", la
puissance qui lui est corrélative ne peut appartenir à ce genre. Or, l’activité
de l’âme ne se trouve pas dans le genre substance ; en Dieu seul l’activité est
sa substance même, en sorte que la puissance divine, principe de son activité,
c’est l’essence même de Dieu. Mais cela ne peut être vrai ni de l’âme, ni
d’aucune autre créature, comme on l’a dit précédemment de l’ange.
2. C’est impossible encore, à considérer seulement
l’âme. Sous le rapport de l’essence, l’âme est un acte. Si l’essence de l’âme
était le principe immédiat de l’activité, l’être qui possède une âme aurait
donc toujours en acte les opérations vitales, de même qu’il est toujours vivant
en acte. Car l’âme, en tant que forme, n’est pas un acte ordonné à un acte
ultérieur : elle est le terme dernier de la génération. Aussi être encore en
puissance à un autre acte ne lui convient pas sous le rapport de l’essence,
c’est-à-dire comme forme, mais sous le rapport de sa puissance. Aussi l’âme, en
tant que sujet de sa puissance d’opération, est-elle appelée un acte premier
ordonné à un acte second. - Or l’être qui possède une âme n’est pas toujours en
acte de ses opérations vitales. La définition même de l’âme l’indique : elle
est "l’acte d’un corps ayant la vie en puissance ", et cependant une
telle puissance n’exclut pas l’existence actuelle de l’âme. L’essence de l’âme
n’est donc pas sa puissance. Aucun être en effet n’est en puissance par rapport
à l’acte, en tant qu’il est acte lui-même.
Solutions :
1. S. Augustin parle ici de l’âme (mens) en tant
qu’elle se connaît et s’aime elle-même. De cette façon, la connaissance et
l’amour sont substantiellement ou essentiellement dans l’âme pour autant qu’il
s’agit de la connaître et de l’aimer elle-même : car la substance, l’essence de
l’âme, est connue et aimée. - Même interprétation, lorsqu’il parle " d’une
seule vie, d’un seul esprit, d’une seule essence ". - Ou encore, selon une
autre explication, cette manière de parler est juste si l’on pense à la relation
qu’un tout potentiel soutient avec ses parties. Le cas de ce tout est
intermédiaire entre celui du tout universel et celui du tout intégral. Le tout
universel se trouve en chacune de ses parties avec toute son essence et toute
sa puissance : ainsi " animal " par rapport à l’homme et au cheval.
On peut donc attribuer rigoureusement ce tout à l’une quelconque des parties.
Quant au tout intégral, il n’est en aucune manière en entier dans chacune des
parties. L’attribution ne peut donc se faire à chacune d’elles, prise
individuellement ; on peut néanmoins le faire d’une manière impropre, en
attribuant ce tout à l’ensemble des parties ; on dit ainsi que le mur, le toit,
les fondations sont la maison. Le tout potentiel est bien en chaque partie avec
toute l’essence, mais non avec sa puissance entière. On pourra donc en faire
l’attribution à l’une quelconque des parties, mais non aussi rigoureusement que
dans le cas du tout universel. Et c’est ainsi que S. Augustin entend que la
mémoire, l’intelligence et la volonté sont l’essence même de l’âme.
2. L’acte auquel la matière première est en
puissance est la forme substantielle. C’est pourquoi la puissance de la matière
n’est pas autre chose que son essence.
3. L’action, comme l’être, appartient au composé ;
c’est en effet à l’être existant qu’il appartient d’agir. Or, le composé existe
substantiellement par la forme substantielle, et il agit par la puissance qui
suit cette forme. En conséquence, la forme accidentelle active est avec la
forme substantielle de l’être qui agit (ainsi la chaleur avec le feu) dans le
même rapport que la puissance de l’âme avec son essence.
4. C’est de la forme substantielle que la forme
accidentelle tient d’être principe de l’action. La forme substantielle est donc
le principe premier de l’action, mais non son principe prochain. C’est le sens
de l’affirmation d’Aristote : " Ce par quoi nous comprenons et sentons,
c’est l’âme. "
5. Si l’on entend par "accident" ce qui
s’oppose à la substance, alors il n’y a pas de milieu entre substance et
accident. Car leur opposition s’obtient par affirmation et négation : être dans
un sujet, ne pas être dans un sujet. En ce sens, la puissance de l’âme, du fait
qu’elle n’est pas son essence, est un accident, classé dans la seconde espèce
de la Qualité. - Mais si l’on entend par " accident " l’un des cinq
prédicables, on peut trouver un intermédiaire entre l’accident et la substance.
En effet, tout ce qui est essentiel à une réalité appartient à la substance.
Cependant tout ce qui ne lui est pas essentiel ne peut être appelé accident
prédicable, mais cela seul qui n’est pas causé par les principes essentiels de
l’espèce. Car le " propre " ne fait pas partie de l’essence de la
réalité ; mais il est causé par les principes essentiels de l’espèce ; il est
intermédiaire entre l’essence et l’accident entendu au sens d’accident
prédicable. C’est de cette façon qu’on peut considérer les puissances de l’âme
comme intermédiaires entre la substance et l’accident, en tant que propriétés
naturelles de l’âme. Quant à l’expression de S. Augustin : "ne sont pas
dans l’âme comme dans un sujet, à la manière dont la couleur, la configuration,
ou tout autre mode de la qualité et de la quantité appartiennent à un corps.
Car toute modalité de ce genre est rigoureusement limitée à son sujet, tandis
que l’âme peut encore connaître et aimer les autres réalités ", il faut la
comprendre comme plus haut (sol. 1), c’est-à-dire : dans leur rapport à l’âme,
non pas en tant qu’elle aime et connaît, mais en tant qu’elle est aimée et connue.
Et voici la marche de sa preuve : Si l’amour était dans l’âme aimée comme un
accident dans un sujet, il s’ensuivrait que l’accident dépasserait le sujet où
il se trouve, puisqu’il est d’autres réalités que l’âme qui sont objets
d’amour.
6. Bien que l’âme ne soit pas composée de matière
et de forme, elle est néanmoins en puissance sous un certain rapport, nous
l’avons dit, ce qui lui permet d’être sujet pour l’accident. L’affirmation
avancée dans cette objection s’applique à Dieu qui est Acte pur, et c’est pour
lui que Boèce en fait usage.
7. On n’établit pas les différences substantielles
" rationnel " et " sensible " à partir des facultés, sens
et raison, mais à partir de l’âme sensitive et rationnelle elle-même.
Toutefois, les formes substantielles, inconnaissables pour nous en elles-mêmes,
n’étant connues que par leurs accidents, rien n’empêche de dénommer par ces
derniers les différences substantielles.
Article 2 — Y
a-t-il une ou plusieurs puissances dans l’âme ?
Objections :
1. Il semble qu’il n’y ait qu’une seule puissance
dans l’âme. Car l’âme intellectuelle possède à un très haut degré la
ressemblance divine. Or en Dieu il n’y a qu’une seule et simple puissance. Il
en va donc de même dans l’âme intellectuelle.
2. Plus une puissance active est élevée dans
l’ordre de l’être, plus son unité est profonde. Mais l’âme intellectuelle
surpasse en puissance toutes les autres formes. Il lui convient donc, plus qu’à
elles toutes, de ne posséder qu’une seule puissance.
3. L’action appartient à l’être en acte. Or, c’est
par la même essence que l’homme possède l’être selon divers degrés de
perfection. Ce sera donc par la même puissance qu’il accomplira les actions qui
correspondent à ces différents degrés.
En sens contraire,
le Philosophe met plusieurs puissances dans l’âme.
Réponse :
Il est nécessaire d’admettre une pluralité de
puissances dans l’âme. Pour l’établir, reconnaissons, avec Aristote au traité
Du Ciel, que les réalités inférieures ne peuvent atteindre à la perfection du
bien, mais seulement à un état imparfait et cela au moyen de mouvements peu
nombreux ; les réalités supérieures au contraire arrivent à la perfection, et
par un grand nombre de mouvements ; mais il en est encore de plus élevées,
celles qui parviennent à la perfection au moyen d’un petit nombre de
mouvements. Le degré suprême se trouve chez celles qui la possèdent sans aucun
mouvement. Par exemple, c’est avoir la moins bonne santé que de ne pouvoir
l’obtenir parfaitement, mais médiocrement, moyennant quelques remèdes ; sera en
meilleure disposition celui qui peut obtenir une parfaite santé, avec de
nombreux remèdes ; cet autre le sera mieux encore, qui n’aura besoin que de peu
de remèdes. La disposition excellente sera d’avoir sans aucun remède une
parfaite santé.
Concluons donc : les réalités inférieures à l’homme
parviennent à quelques biens particuliers ; aussi n’ont-elles d’actions et de
puissances que peu nombreuses et strictement déterminées. L’homme peut arriver
au bien universel et parfait, car il peut obtenir la béatitude. Il occupe cependant,
par nature, le dernier rang parmi les êtres à qui convient la béatitude. Aussi
l’âme humaine a-t-elle besoin d’opérations et de vertus nombreuses et diverses.
Pour les anges, une aussi grande diversité ne convient pas. Et en Dieu, il n’y
a ni puissance ni action en dehors de son essence.
Il est une autre raison pour laquelle l’âme humaine
est douée d’un grand nombre de puissances différentes ; c’est qu’elle est la
frontière du monde spirituel et du monde corporel ; c’est pourquoi les
puissances de l’un et de l’autre s’unissent en elle.
Solutions :
1. L’âme humaine ressemble à Dieu davantage que les
créatures inférieures, parce qu’elle peut atteindre à la perfection du bien.
Toutefois, c’est par le moyen de puissances nombreuses et d’ordre différent ;
c’est en cela que d’autres êtres lui sont supérieurs.
2. Une puissance parfaitement une est supérieure à
d’autres si elle atteint les mêmes résultats que celles-ci. Mais une puissance
multiforme sera supérieure à d’autres si elle a pouvoir sur un plus grand
nombre de choses.
3. Une réalité unique n’a qu’un être substantiel,
mais elle peut avoir plusieurs opérations. Il n’y a donc qu’une essence de
l’âme, mais plusieurs puissances.
Article 3 —
Comment distingue-t-on ces puissances ?
Objections :
1. On ne détermine pas l’espèce d’un être par ce
qui lui est postérieur ou extrinsèque. Or, l’acte est postérieur à la
puissance, et l’objet lui est extrinsèque. Ils ne peuvent donc servir à
distinguer les espèces de puissance.
2. Les contraires sont des réalités qui diffèrent
absolument l’une de l’autre. Si l’on distinguait les puissances d’après leurs
objets, il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas une seule et même puissance pour
les contraires. Ce qui est évidemment faux dans presque tous les cas ; car il y
a une même faculté de voir pour le blanc et pour le noir, un même goût pour le
doux et pour l’amer.
3. En supprimant la cause, on supprime l’effet. Si
la diversité des puissances dépendait de la diversité des objets, le même objet
ne pourrait avoir relation à diverses puissances. Or c’est faux, car c’est le
même objet que la puissance connaissante connaît et que la puissance affective
désire.
4. Ce qui cause essentiellement un effet, produit
ce même effet dans tous les cas. Or, des objets divers, qui ont rapport à
diverses puissances, ont en même temps rapport à une seule et même puissance ;
par exemple, le son et la couleur se réfèrent à la vue et à l’ouïe comme à des
puissances différentes, et cependant ils ont encore rapport à une seule et même
puissance, le sens commun. Il n’y a donc pas à distinguer les puissances
d’après la différence des objets.
En sens contraire,
les réalités subordonnées se distinguent d’après
celles qui leur sont antérieures. Or, d’après Aristote, " les actes et
opérations sont logiquement antérieurs aux facultés, et de plus les opposés
(c’est-à-dire les objets) sont antérieurs aux actes ". Les puissances se
distinguent donc d’après les actes et les objets.
Réponse :
La puissance comme telle est ordonnée à l’acte. La
nature de la puissance doit donc être déterminée d’après l’acte auquel elle
s’ordonne. Les puissances se diversifieront donc selon que se diversifient les
actes. Or la raison formelle d’un acte se diversifiera selon que se diversifie
la raison formelle de son objet. Car tout acte se réfère soit à une puissance
active, soit à une puissance passive. Or, l’objet, quand il a rapport à l’acte
d’une puissance passive, est cause motrice ; la couleur est principe de la
vision pour autant qu’elle met en mouvement la faculté de voir. Mais, par
rapport à l’acte d’une puissance active, l’objet est un terme et une fin. Par
exemple, l’objet de la faculté de croître, c’est une quantité achevée, terme de
la croissance. L’acte reçoit donc son espèce de ces deux principes : le
principe moteur et la fin, ou terme. L’acte de chauffer diffère de l’acte de
refroidir, en tant que le premier procède d’un corps chaud pour produire la
chaleur dans un autre, et le second d’un corps froid pour produire le froid. La
diversité des puissances doit donc s’établir d’après les actes et les objets.
Il faut cependant noter que les modalités
accidentelles ne changent pas l’espèce. Il est accidentel à l’animal d’être
coloré ; aussi le genre animal n’est-il pas divisé en espèces d’après la
couleur, mais en fonction d’une différence essentielle : celle qui affecte
l’âme sensitive, qui tantôt est unie à la raison et tantôt ne l’est pas. En
conséquence, " rationnel " et " irrationnel " sont les
différences essentielles du genre animal, et fondent la distinction de ses espèces.
Ce n’est donc pas n’importe quelle différence dans
les objets qui est principe de distinction des puissances de l’âme, mais une
différence affectant cela même à quoi la puissance est de soi ordonnée. Par
exemple, le sens se rapporte de soi à la " qualité sensible ", dont
les divisions essentielles sont la couleur, le son, etc. Il y aura donc une
puissance sensible pour la couleur, c’est la vue ; une pour le son, c’est
l’ouïe. Mais s’il arrive qu’une " qualité sensible " telle que la couleur
se trouve affecter un musicien ou un grammairien, un grand ou un petit corps,
un homme ou une pierre, de telles différences n’entraînent pas une distinction
des puissances de l’âme.
Solutions :
1. L’acte est postérieur à la puissance sous le
rapport de l’existence, il est cependant antérieur dans l’ordre d’intention et
pour la raison, à la manière dont la fin est antérieure à la cause efficiente.
Quant à l’objet, bien qu’il soit extrinsèque, il est néanmoins le principe ou
le terme de l’acte. Or, il y a proportion entre le principe et la fin, et les
éléments intrinsèques d’une réalité.
2. Si une puissance quelconque avait un rapport
essentiel à l’un des contraires, comme à son objet, il faudrait une autre
puissance pour l’autre contraire. Or, la puissance de l’âme ne se réfère pas
essentiellement à l’aspect propre d’un des contraires, mais à l’aspect commun
aux deux ; par exemple, la faculté de voir ne se rapporte pas directement au
blanc, mais à la couleur. La raison en est que l’un des contraires est d’une
certaine manière le principe de l’autre, car ils sont entre eux dans la
relation du parfait à l’imparfait.
3. Rien n’empêche qu’une réalité soit la même par
son sujet, et soit diverse pour la raison. C’est pourquoi elle peut avoir
rapport à différentes facultés de l’âme.
4. Une faculté supérieure se réfère par nature à un
objet plus universel qu’une faculté inférieure ; car plus la puissance est
parfaite, plus son objet est étendu. Aussi peut-il se faire que plusieurs
réalités puissent être groupées sous un même aspect objectif, auquel se réfère
de soi la faculté supérieure, et que cependant elles diffèrent comme objets
propres des facultés inférieures. Il peut donc y avoir des objets divers
appartenant à des puissances inférieures distinctes, et qui cependant sont soumises
à une seule faculté supérieure.
Article 4 — Les
rapports naturels entre les puissances de l’âme
Objections :
1. Il semble qu’il n’y ait pas d’ordre entre les
puissances de l’âme. En effet, lorsque des réalités sont classées sous une même
division, il n’y a entre elles ni avant ni après, elles sont données
simultanément. Or c’est le cas des puissances de l’âme. Il n’y a donc pas
d’ordre entre elles.
2. Les puissances de l’âme ont rapport aux objets
et à l’âme elle-même. Par rapport à l’âme, il n’y a pas d’ordre entre elles,
puisque l’âme est une. Même conclusion par rapport aux objets, puisqu’ils sont
divers et absolument disparates, par exemple, la couleur et le son.
3. Lorsque des puissances sont ordonnées entre
elles, l’activité de l’une dépend de l’activité de l’autre. Mais cela n’arrive
pas dans les puissances de l’âme, car la faculté de voir peut fonctionner sans
celle d’entendre, et inversement. Il n’y a donc pas d’ordre entre les
puissances de l’âme.
En sens contraire,
Aristote compare les parties ou puissances de l’âme
à des figures géométriques. Or, il y a des rapports d’ordre entre les figures ;
et donc aussi entre les facultés de l’âme.
Réponse :
L’âme est une, et ses puissances sont multiples. Or
le multiple sort de l’un selon un certain ordre. Un certain ordre entre les
facultés de l’âme est donc nécessaire.
On trouve trois espèces d’ordre entre elles : les
deux premières se prennent des relations de dépendance d’une puissance envers
une autre ; la troisième d’après la hiérarchie des objets. Une puissance peut
dépendre d’une autre, soit selon l’ordre de la nature, en tant que les êtres
parfaits passent naturellement avant les êtres imparfaits ; soit selon l’ordre
de génération et de succession temporelle, en tant que l’être imparfait s’achemine
vers le parfait.
Selon la première espèce d’ordre, les facultés
intellectuelles ont priorité sur les facultés sensibles ; c’est pourquoi elles
les gouvernent et leur commandent. De la même manière, les facultés sensibles
ont priorité sur les puissances de l’âme végétative. - Dans la deuxième espèce
d’ordre, le rapport est inverse. Car les puissances végétatives sont
antérieures, dans l’ordre de génération, aux facultés sensibles ; c’est ainsi
qu’elles préparent le corps pour que ces dernières puissent agir. Même rapport
entre les facultés sensibles et les facultés intellectuelles. - Selon la
troisième espèce d’ordre, certaines puissances sensibles sont ordonnées entre
elles, comme la vue, l’ouïe, l’odorat. Car ce qui est visible prend
naturellement le premier rang ; parce que l’être visible est commun aux corps
célestes et aux corps inférieurs. Ce qui est sonore se réalise dans l’air, qui
a une priorité de nature sur la combinaison d’éléments qui produit l’odeur.
Solutions :
1. On trouve en certains genres des espèces où il y
a relation d’avant et d’après : tels les nombres et les figures, quant à leur
existence. On dit cependant qu’ils sont donnés simultanément, en tant qu’ils
sont classés sous un même genre.
2. L’ordre des puissances de l’âme est déterminé :
et par rapport à l’âme qui est apte à diverses activités selon un certain
ordre, bien qu’elle reste une, selon son essence ; et par rapport aux objets,
et même par rapport aux actes, comme on l’a dit.
3. Cette objection n’a de valeur que dans le cas des
puissances où l’on n’observe que la troisième espèce d’ordre. Celles où se
trouvent les deux autres espèces sont constituées de telle sorte que l’acte de
l’une dépend de l’acte de l’autre.
Article 5 — L’âme
est-elle le sujet de toutes les puissances ?
Objections :
1. Il semble que toutes les puissances de l’âme
sont en elle comme dans leur sujet, car il y a même rapport entre l’âme et les
puissances qui lui appartiennent qu’entre le corps et les puissances
corporelles. Mais le corps est le sujet de ses puissances. Il en va donc de
même pour l’âme.
2. Les opérations des puissances psychiques sont
attribuées au corps à cause de l’âme. Pour Aristote, en effet, " l’âme est
l’origine première de nos sensations et de nos pensées ". Or, les
principes propres des actes de l’âme sont les puissances. Donc celles-ci sont
d’abord dans l’âme.
3. Selon S. Augustin, il est certains états d’âme,
la crainte par exemple, qui ne dépendent pas du corps, bien mieux, qui sont
éprouvés sans le corps ; d’autres au contraire en dépendent. Mais si la
puissance sensible n’était pas uniquement dans l’âme comme dans son sujet, elle
ne pourrait rien éprouver sans le corps. L’âme est donc le sujet de la
puissance sensible et, pour la même raison, de toutes les autres puissances.
En sens contraire,
Aristote écrit au traité Du Sommeil et de la Veille
: " Sentir n’appartient en propre ni à l’âme ni au corps ", mais au
composé humain. La puissance sensible a donc ce composé pour sujet. L’âme n’est
donc pas seule le sujet de toutes les puissances.
Réponse :
Le sujet d’une puissance d’opération, c’est ce qui
est capable d’agir ; car tout accident exprime la nature de son sujet propre.
Or c’est le même être qui est capable d’agir et qui agit. Le sujet de la
puissance est donc l’être qui possède l’opération de cette puissance, selon
Aristote, au commencement du même traité.
Or nous savons qu’il y a dans l’âme des opérations
qui s’exercent sans organe corporel ; ainsi, penser et vouloir. Par conséquent,
les puissances qui sont les principes de ces opérations sont dans l’âme comme
dans leur sujet. Mais il est d’autres opérations dans l’âme, et qui
s’accomplissent par des organes corporels ; par exemple, la vision par l’œil,
l’audition par l’oreille. Et de même toutes les autres opérations de la vie
végétative ou sensitive. Par conséquent, les puissances qui sont les principes
de ces opérations ont pour sujet le composé humain, et non pas seulement l’âme.
Solutions :
1. Toutes les puissances appartiennent à l’âme non
pas comme à leur sujet, mais comme à leur principe ; car c’est de l’âme que le
composé humain tient le pouvoir d’accomplir toutes ses opérations.
2. Toutes ces puissances sont dans l’âme avant
d’être dans le composé humain, non pas comme dans leur sujet, mais comme dans
leur principe.
3. Pour Platon, sentir est une opération propre à
l’âme, comme penser. En beaucoup de questions philosophiques, lorsque S.
Augustin utilise des conceptions platoniciennes, il ne les prend pas à son
compte, mais se borne à les citer. Toutefois, dans le cas présent, lorsqu’il
dit que l’âme sent tantôt dans le corps et tantôt sans le corps, cela peut
s’interpréter de deux manières :
1) Quand je dis " avec ou sans corps ",
je veux préciser la nature de l’acte de sentir, en tant qu’il procède de l’être
sentant. Il n’y a pas alors d’état sensible sans corps ; car l’acte de sentir
ne procède de l’âme qu’au moyen d’un organe corporel.
2) Ou bien je veux préciser la nature de cet acte
en fonction de l’objet senti. Alors l’âme sent certains états avec le corps,
c’est-à-dire qu’ils se trouvent dans le corps, une blessure par exemple ; mais
il est d’autres états qu’elle éprouve sans le corps, c’est-à-dire que ces états
ne se trouvent pas en lui, mais seulement dans la conscience que l’âme en prend
; ainsi se sent-elle triste ou joyeuse, à l’annonce de quelque événement.
Article 6 — Les
Puissances émanent-elles de l’essence de l’âme ?
Objections :
1. Il semble que non, car d’un principe simple ne
peuvent procéder des réalités diverses. L’essence de l’âme est une et simple. Puisque
ses puissances sont nombreuses et diverses, elles ne peuvent émaner de son
essence.
2. L’être dont un autre procède est la cause de ce
dernier. Or l’essence de l’âme ne peut être la cause des puissances, comme il
est évident à l’examen des différents genres de causes. Les puissances
n’émanent donc pas de l’essence de l’âme.
3. L’émanation désigne un certain mouvement. Or
rien ne se meut soi-même, si ce n’est selon une partie de soi ; on dit par
exemple que l’animal se meut lui-même, parce qu’une partie de son être donne le
mouvement et qu’une autre le reçoit. L’âme non plus, selon Aristote, n’est pas
mise en mouvement. L’âme ne cause donc pas en elle-même ses propres puissances.
En sens contraire,
les facultés de l’âme sont des propriétés qu’elle
possède par nature. Or le sujet est cause de ses propres accidents : il est en
effet exprimé dans la définition de chacun d’eux selon Aristote. Les facultés
procèdent donc de l’essence de l’âme comme de leur cause.
Réponse :
Il y a entre forme substantielle et forme
accidentelle des ressemblances et des différences. Elles ont en commun d’être
en acte, et de faire que quelque chose soit en acte. Mais elles diffèrent sous
deux rapports.
1. La forme substantielle donne l’être absolument,
et son sujet est seulement de l’être en puissance. La forme accidentelle ne
donne pas l’être absolument, mais telle qualité, telle quantité, ou toute autre
modalité, et son sujet, c’est de l’être déjà en acte. On trouvera donc l’être
actuel dans la forme substantielle avant de le trouver dans son sujet ; et
puisque ce qui est premier dans un genre est toujours cause, la forme
substantielle causera l’être en acte dans son sujet. Mais à l’inverse,
l’actualité de l’être se trouve dans le sujet de la forme accidentelle avant de
se trouver en celle-ci. C’est pourquoi l’actualité de cette forme est causée
par l’actualité même du sujet ; de telle sorte que le sujet reçoit la forme
accidentelle pour autant qu’il est en puissance, mais il la produit pour autant
qu’il est en acte. Cela, nous ne l’affirmons que de l’accident qui est une
propriété essentielle ; car, pour l’accident d’origine externe, le sujet ne
fait que le recevoir : ce qui le produit, c’est un principe extérieur.
2. Les formes substantielle et accidentelle
diffèrent encore en ce que la matière est ordonnée à la forme substantielle et
parce que l’élément le moins important est toujours ordonné à celui qui l’est
davantage. A l’inverse, la forme accidentelle a pour rôle de perfectionner le
sujet.
D’après ce qui précède, il est évident que le sujet
des puissances de l’âme est soit seulement l’âme elle-même, qui peut être sujet
d’un accident, en tant que puissance réceptrice, soit le composé. Et ce dernier
existe en acte par le fait de l’âme. En conclusion, toutes les puissances, quel
que soit leur sujet : l’âme seule ou le composé, émanent de l’essence de l’âme
comme de leur principe. Comme on l’a dit, en effet, l’accident est causé par le
sujet, en tant que celui-ci est en acte ; il est reçu en lui, en tant que le
sujet est en puissance.
Solutions :
1. D’un principe simple plusieurs effets peuvent
procéder naturellement, selon un ordre déterminé, ou encore en raison d’une
diversité de sujets récepteurs. Ainsi donc, d’une seule et même essence émanent
de nombreuses puissances de nature différente, soit à cause des rapports
d’ordre qu’elles ont entre elles, soit du fait qu’il y a divers organes
corporels.
2. Par rapport à ses propriétés, le sujet est cause
finale, et en un certain sens cause efficiente ; et même cause matérielle,
comme sujet récepteur de l’accident. De là, nous pouvons conclure que l’essence
de l’âme est la cause de toutes les puissances, à la fois comme fin et comme
principe actif, et de certaines d’entre elles comme sujet récepteur.
3. Les propriétés émanent de leur sujet non par une
sorte de changement, mais par une sorte de rejaillissement naturel. Ainsi une
modalité d’être rejaillit naturellement d’une autre : par exemple, à partir de
la lumière, la couleur.
Article 7 — Une
puissance de l’âme sort-elle d’une autre ?
Objections :
1. Lorsque plusieurs réalités commencent d’être en
même temps, l’une ne peut sortir de l’autre. Or toutes les puissances sont
créées en même temps que l’âme. L’une d’entre elles ne peut donc sortir d’une
autre.
2. Une puissance émane de l’âme, comme l’accident
émane de son sujet. Mais une puissance de l’âme ne peut être le sujet d’une
autre puissance, puisqu’il n’y a pas d’accident de l’accident. Elles ne peuvent
donc procéder l’une de l’autre.
3. L’opposé ne naît pas de son opposé, mais tout
être naît d’un être semblable selon l’espèce. Or, les puissances se distinguent
comme des opposés, ainsi que des espèces diverses. L’une d’elles ne procède
donc pas d’une autre.
En sens contraire,
on connaît les puissances par leurs actes. Or
l’acte d’une puissance est causé par l’acte d’une autre puissance ; par exemple
l’acte de l’imagination par l’acte du sens. En conséquence, une puissance de
l’âme est causée par une autre.
Réponse :
Dans les réalités qui, selon un certain ordre
naturel, procèdent d’un même principe, celui-ci est cause d’elles toutes, et la
plus proche du principe est cause en quelque façon des plus éloignées. On l’a
dit : il y a plusieurs espèces d’ordre entre les puissances de l’âme. Il y a
donc des puissances de l’âme qui procèdent de l’essence par l’intermédiaire
d’une autre puissance.
Mais l’essence de l’âme est pour ses puissances un
principe actif et une fin, comme aussi un sujet récepteur, soit à elle seule,
soit en même temps que le corps. Or le principe actif et la cause finale sont
plus parfaits ; le sujet récepteur, comme tel, moins parfait. Par suite, les
puissances de l’âme qui ont une priorité dans l’ordre de perfection et de
nature, sont principes des autres à la manière des causes efficiente et finale.
Nous voyons en effet que le sens a pour la fin l’intelligence, mais la
réciproque n’est pas vraie. En effet, le sens est comme une participation
incomplète de l’intelligence. On peut donc dire qu’il procède naturellement de
l’intelligence, comme l’imparfait du parfait. - Mais si l’on considère l’ordre
de réceptivité, ce sont au contraire les puissances les moins parfaites qui
sont principes des autres. L’âme, par exemple, en tant qu’elle possède la
puissance de sentir, est un sujet, une matière en quelque sorte, par rapport à
l’intelligence. C’est pourquoi les puissances moins parfaites sont antérieures
aux autres, dans l’ordre de génération : en effet, l’animal est engendré avant
l’homme.
Solutions :
1. Toute puissance émane de l’essence non par
changement, mais par une sorte de rejaillissement naturel ; et cependant elle
existe en même temps que l’âme. Il faut dire la même chose d’une puissance
quelconque par rapport à une autre.
2. Un accident ne peut être absolument parlant le
sujet d’un autre accident. Mais il y a un ordre de réceptivité dans la
substance ; ainsi la quantité est reçue avant la qualité. De cette façon, l’on
peut dire qu’un accident est le sujet d’un autre, telle l’étendue pour la
couleur, en ce sens que la substance reçoit tel accident par l’intermédiaire d’un
autre. Ce rapport peut également être affirmé des puissances de l’âme.
3. L’opposition qu’on trouve entre les puissances
de l’âme est celle du parfait à l’imparfait. La même opposition se rencontre
entre les espèces de nombres et de figures. Ce genre d’opposition n’empêche pas
que l’une tire son origine de l’autre. Car il est naturel que l’imparfait
procède du parfait.
Article 8 —
Toutes les puissances demeurent-elles dans l’âme après la mort ?
Objections :
1. Il semble que toutes les puissances de l’âme
demeurent dans l’âme séparée du corps. Car l’auteur du livre De l’esprit et de
l’âme écrit : " L’âme s’éloigne du corps, emportant avec elle le sens et
l’imagination, la raison, l’intellect et l’intelligence, le concupiscible et
l’irascible. "
2. Les puissances de l’âme sont ses propriétés
naturelles. Or une propriété est toujours inhérente à son sujet et n’en est
jamais séparée. Les puissances de l’âme demeurent donc en elle, même après la
mort.
3. Les puissances de l’âme, et même les puissances
sensibles, ne perdent pas leur force lorsque le corps se débilite. - Comme il
est dit au traité De l’âme, " si un vieillard recevait l’œil d’un jeune
homme, il verrait aussi bien que lui ". Or la perte de la force est un
acheminement vers la corruption. Les puissances de l’âme ne se corrompent donc
pas en même temps que le corps, mais demeurent dans l’âme séparée.
4. La mémoire est une faculté de l’âme sensitive.
Mais la mémoire demeure dans l’âme séparée. Dans l’évangile (Lc 16, 23) il est
dit au mauvais riche dont l’âme seule se trouve en enfer : " Souviens-toi
que tu as été comblé de biens pendant ta vie. " La mémoire demeure donc
dans l’âme séparée, et par conséquent les autres puissances de la partie
sensitive de l’âme.
5. La joie et la tristesse sont des états du
concupiscible, qui est une puissance de l’âme sensitive. Or, il est sûr que les
âmes séparées s’attristent des peines ou se réjouissent des récompenses qui
sont leur partage. Donc cette puissance affective demeure dans l’âme séparée.
6. L’âme, au moment où le corps gît insensible mais
non pas encore mort, perçoit certaines visions imaginaires ; selon S. Augustin
elle éprouverait le même état après la mort lorsqu’elle est effectivement
séparée du corps. Or l’imagination est une puissance sensitive. Ainsi donc une
puissance de ce genre demeure dans l’âme séparée, et par conséquent toutes les
autres.
En sens contraire,
on lit dans le livre des Dogmes de l’église :
" L’homme est constitué par deux substances, l’âme avec sa raison, la
chair avec ses sens. " Donc la chair ayant achevé sa fonction, les
puissances sensibles ne demeurent pas.
Réponse :
L’âme est le seul principe de toutes ses
puissances, on l’a déjà dit. Mais certaines n’ont pas d’autre sujet que l’âme :
telles l’intelligence et la volonté. Ces facultés demeurent donc nécessairement
dans l’âme, une fois le corps détruit. D’autres ont pour sujet le composé
humain: ainsi toutes les puissances de l’âme sensitive et végétative. Or, le
sujet étant détruit, l’accident ne peut persister. Aussi, lorsque le composé se
désagrège, ces puissances ne demeurent pas sous un mode actuel, mais seulement
virtuel ; elle sont dans l’âme comme dans leur principe et leur racine.
Il est donc faux d’affirmer, comme certains, que
ces puissances demeurent dans l’âme même lorsque le corps est détruit. Et
encore plus faux que les actes de ces puissances demeurent dans l’âme séparée,
car ces puissances n’ont d’activité qu’au moyen d’organes corporels.
Solutions :
1. Ce livre ne fait pas autorité. Il peut donc être
négligé avec autant de facilité qu’on en a apporté en l’écrivant. On peut
néanmoins répondre que l’âme emporte avec elle ces puissances sensibles sous un
mode non actuel, mais virtuel.
2. Les puissances dont nous disons qu’elles ne
demeurent pas sous un mode actuel dans l’âme séparée, ne sont pas des
propriétés de l’âme seule mais du composé humain.
3. On dit que ces puissances ne perdent pas leur
force lorsque le corps se débilite, parce que l’âme, leur principe d’activité,
est immuable.
4. Cette manière de se souvenir doit s’entendre de
la mémoire, pour autant que S. Augustin attribue cette faculté à l’esprit, et
non selon qu’elle est une puissance de l’âme sensitive.
5. Tristesse et joie sont dans l’âme séparée comme
des états de l’affectivité, non pas sensible, mais spirituelle. Elles se
trouvent aussi chez les anges.
6. Il s’agit ici d’une recherche et non d’une
affirmation de S. Augustin. Il a d’ailleurs retouché certains de ces passages.
Étudions maintenant les puissances de l’âme dans le
détail. Il appartient spécialement au théologien de scruter les puissances
intellectuelles et appétitives, puisqu’elles sont le siège de vertus.
Cependant, la connaissance de ces puissances dépend d’une certaine façon de la
connaissance des autres. Aussi allons-nous diviser notre étude en trois
sections : 1. Les puissances dont l’exercice précède celui de l’intelligence
(Q. 78). - 2. Les puissances intellectuelles (Q. 79). - 3. Les puissances
affectives (Q. 80).
QUESTION 78 — LES PUISSANCES NON SPIRITUELLES DE L’ÂME
1. Les différents genres de puissances dans l’âme.
- 2. Les puissances de l’âme végétative. - 3. Les sens externes. - 4. Les sens
internes.
Article 1 — Les
différents genres de puissances dans l’âme
Objections :
1. Il semble qu’il n’y a pas lieu de distinguer ces
cmq genres différents de puissances que sont la puissance végétative,
sensitive, affective, motrice, intellectuelle. Car les puissances sont des
parties de l’âme. Or on n’y distingue ordinairement que trois parties ; les
âmes végétative, sensitive et rationnelle. Il n’y a donc que trois genres de
puissances et non pas cinq.
2. Les puissances de l’âme sont le principe des
opérations vitales. Or, la vie se manifeste de quatre manières. Aristote nous
dit en effet : " Admis qu’il y ait plusieurs modes de vivre, nous disons
qu’un être vit, même s’il ne possède que l’un de ces modes : soit
l’intelligence, soit le sens, soit le mouvement et le repos dans l’espace, soit
encore le changement dû à la nutrition avec dépérissement ou croissance. "
Il n’y a donc que quatre genres de puissances de l’âme, l’affectivité étant
exclue.
3. Ce qui est commun à toutes les puissances ne
peut être référé à un genre distinct dans l’âme. Or l’appétition convient à
n’importe quelle puissance de l’âme. La faculté de voir tend vers un objet
visible proportionné. Comme dit l’Ecclésiastique (40, 22) : " L’œil désire
la grâce et la beauté, et plus que cela, voir la verdure des champs. " De
même, toute autre puissance désire un objet qui lui convienne. Il ne faut donc
pas faire de l’affectivité un genre spécial de puissance.
4. Le principe du mouvement dans les animaux c’est
ou bien le sens, ou bien l’intellect, ou encore l’affectivité, d’après le
traité De l’âme. La faculté motrice ne doit donc pas être comptée comme un
genre spécial de puissance en plus de ces trois.
En sens contraire,
le Philosophe déclare admettre comme puissances de
l’âme, les puissances végétative, sensitive, appétitive, motrice, et
intellectuelle.
Réponse :
Il y a cinq genres différents de puissances dans
l’âme, et l’on vient de les énumérer. Trois d’entre eux sont attribués à l’âme
; quatre sont des modes de vivre. Ce qui explique cette diversité, c’est que
des âmes diverses se distinguent selon les différentes manières dont l’action
de l’âme transcende la nature corporelles. La nature corporelle tout entière
est en effet soumise à l’âme, et joue à son égard le rôle de matière et
d’instrument. Il y a donc d’abord une opération de l’âme qui dépasse si
complètement la nature des corps qu’elle ne s’exerce même pas au moyen d’un
organe corporel : c’est celle de l’âme rationnelle. Il y a une autre opération,
inférieure à la précédente, qui s’accomplit au moyen d’un organe, mais non
d’une qualité corporelle : celle de l’âme sensitive. En effet, le chaud et le
froid, l’humide et le sec, et les autres qualités corporelles du même genre,
sont bien requises pour l’action du sens. Mais il ne s’ensuit pas que cette
action s’accomplisse au moyen de ces qualités ; elles sont requises seulement
pour que l’organe soit en bonne disposition. Enfin, la moins élevée des
opérations de l’âme se fait au moyen d’un organe et en vertu d’une qualité
corporelle. Elle est supérieure néanmoins à l’action des corps ; car les
mouvements de ceux-ci dépendent d’un principe extérieur, tandis que cette
activité procède d’un principe interne, ce qui est commun à toutes les
opérations de l’âme : tout être animé en effet se meut lui-même en quelque
manière. Cette dernière activité est celle de l’âme végétative : l’assimilation
nutritive et les opérations consécutives s’accomplissent par l’action de la
chaleur, qui joue alors le rôle de cause instrumentale, comme dit Aristote.
Or, les différents genres de puissances se
distinguent d’après les objets. Plus une puissance est élevée, plus son objet
est universel, nous l’avons dite. On peut déterminer trois degrés
d’universalité dans l’objet. Pour certaine puissance de l’âme, l’objet est
seulement le corps uni à l’âme ; telle est la puissance végétative, qui n’agit
en effet que sur le corps auquel l’âme est unie. Il y a un autre genre de
puissance dont l’objet est plus universel, c’est-à-dire tout corps sensible, et
non seulement le corps uni à l’âme. Il y a enfin un autre genre de puissance
dont l’objet est encore plus universel, ce n’est plus seulement tout corps
sensible, mais tout être en général. Ainsi les deux derniers genres de
puissance possèdent une opération qui a rapport non seulement à une réalité
conjointe à l’âme, mais encore à une réalité extérieure.
Il faut cependant que l’âme qui opère soit unie à
son objet. Il est donc nécessaire que la réalité extérieure, objet de
l’opération de l’âme, soit en relation avec elle à un double point de vue. - 1
: En tant qu’elle est apte à être unie à l’âme et à se trouver en elle par sa
ressemblance. A cet égard il y a deux genres de puissances : la puissance
sensible, relative à un objet moins universel à savoir le corps sensible ; la
puissance intellectuelle, relative à l’objet absolument commun à tout, qui est
l’être universel. - 2 : En tant que l’âme est inclinée et en tendance à cette
réalité extérieure. Il y aura encore là deux genres de puissances : la
puissance appétitive, par laquelle l’âme entre en relation avec la réalité
extérieure comme avec sa fin, première dans l’ordre d’intention ; et la
puissance motrice, qui met l’âme en rapport avec la réalité extérieure, prise
comme terme de l’opération et du mouvement. C’est en effet pour obtenir un
objet désiré et auquel il tend, que l’animal se meut dans l’espace.
Quant aux différents modes de la vie, on les
distingue d’après la hiérarchie des vivants. Chez certains vivants, il n’y a
que la puissance végétative, comme chez les plantes. Il en est d’autres qui, en
plus de la puissance végétative, possèdent la sensibilité, mais non la
locomotion : ce sont des animaux immobiles, comme les huîtres. D’autres encore
ont en plus le mouvement local ; ainsi les animaux parfaits, qui ont besoin de
beaucoup de choses pour vivre, et donc doivent se mouvoir pour chercher au loin
le nécessaire. Il est enfin d’autres vivants qui ont en plus la puissance
intellectuelle, ce sont les hommes. - Quant à la puissance appétitive, elle ne
constitue pas de degré dans la hiérarchie des vivants ; car " en tout être
où il y a puissance sensible, il y a appétit ", selon Aristote.
Solutions :
1 et 2. On vient de résoudre les deux premières
objections.
3. L’appétit naturel est l’inclination qui porte
naturellement une réalité vers un objet donné ; par son appétit naturel, toute
puissance désire ce qui lui convient. Mais l’appétit de l’être animé dépend de
ce qui est connu. Et pour un appétit de ce genre, il faut une faculté spéciale
; la connaissance seule ne suffit pas. La réalité est désirée en tant qu’elle
existe en elle-même, tandis qu’elle n’est pas elle-même dans la faculté de
connaissance, mais seulement selon sa ressemblance. La faculté de voir ne tend
donc à l’objet visible que pour réaliser son acte, c’est-à-dire pour voir ;
mais l’être animé tend à la chose qu’il voit par sa puissance appétitive, non
seulement pour voir, mais pour d’autres fins utiles. Si l’âme n’avait besoin
des réalités perçues par le sens que pour l’exercice de cette faculté sensible,
c’est-à-dire afin de sentir, il ne serait pas nécessaire de distinguer
l’appétit comme un genre spécial parmi les puissances de l’âme ; la tendance
naturelle des puissances suffirait.
4. Le sens et la faculté appétitive sont bien
principes de mouvement chez les animaux parfaits. Toutefois, ni l’un ni l’autre
à eux seuls ne pourraient mouvoir si une puissance spéciale ne leur était
surajoutée. En effet, les animaux immobiles ont bien ces deux facultés, et
cependant ils n’ont pas de faculté motrice. Celle-ci se trouve non seulement
dans l’affectivité et le sens en tant qu’ils commandent- le mouvement, mais
aussi dans les différentes parties du corps, pour les rendre aptes à suivre
l’impulsion affective que donne l’âme. En voici le signe : lorsque les membres
ne sont plus dans leur disposition naturelle, ils n’obéissent plus au mouvement
appelé par l’appétit.
Article 2 — Les
puissances de l’âme végétatives
Objections :
1. La division des parties végétatives ou
puissances de nutrition, de croissance et de reproduction semble mal venue. Car
ces puissances sont des forces naturelles. Or les puissances de l’âme dépassent
ces forces par leur perfection. On ne doit donc pas compter celles-ci parmi les
puissances de l’âme.
2. Il ne faut pas assigner une puissance de l’âme
en raison d’une fonction commune aux vivants et aux non-vivants. Or, telle est
la génération, pour tous les êtres qui peuvent être engendrés et se corrompre,
vivants ou non. Donc la puissance génératrice ne doit pas être comptée parmi
les puissances de l’âme.
3. L’âme possède une puissance supérieure à celle
de la nature corporelle. Or une nature corporelle donne, par le moyen de la
même puissance active, et l’espèce et la quantité qui convient. À plus forte
raison, l’âme. Il n’y a donc pas lieu de distinguer la faculté de croître et
celle d’engendrer.
4. Toute réalité conserve son être par le principe
même dont elle le tient. Or c’est par la puissance de reproduction que le
vivant acquiert son être. C’est donc par elle qu’il conserve la vie. Mais la
faculté de nutrition est ordonnée aussi à la conservation du vivant. Comme dit
Aristote : " C’est une puissance qui peut sauvegarder l’être du sujet où
elle se trouve. " On ne doit donc pas distinguer cette faculté de celle
d’engendrer.
En sens contraire,
selon le Philosophe, les opérations de l’âme
végétative sont " engendrer, s’alimenter et croître ".
Réponse :
Il y a trois puissances dans l’âme végétative. Car,
nous l’avons dit, celle-ci a pour objet le corps vivant par l’âme, et ce corps
requiert de l’âme trois sortes d’opérations : l’une qui lui donne l’être, et
pour cela il y a la faculté d’engendrer ; une autre par laquelle le corps
vivant atteint le développement qui lui convient, et pour cela il y a la
faculté de croissance ; une troisième enfin par laquelle le corps vivant
conserve son être et son développement normal, et pour cela il y a la faculté
de nutrition.
Il faut cependant marquer des différences entre ces
puissances. Celles de nutrition et de croissance produisent leur effet dans
l’être où elles se trouvent. C’est en effet le corps uni à l’âme qui croît et
se conserve par l’action des facultés de croissance et de nutrition, appartenant
à cette âme. Mais la faculté d’engendrer produit son effet non dans le même
corps, mais dans un autre, car aucun être ne peut s’engendrer lui-même. Par
suite, la faculté d’engendrer avoisine la dignité de l’âme sensitive, qui est
en relation avec les réalités extérieures, que sous un mode plus parfait et
plus universel ; car ce qu’il y a de plus élevé dans une nature inférieure
rejoint ce qu’il y a de plus bas dans la nature qui lui est supérieure, comme
Denys le montre bien. Aussi, parmi les trois puissances végétatives, celle qui
joue davantage le rôle de fin la principale et la plus parfaite., c’est la
faculté d’engendrer, dit Aristote. Il appartient en effet à une chose déjà
parfaite en elle-même d’en produire une autre qui lui soit semblable. Les puissances
de croissance et de nutrition sont subordonnées à la puissance de génération ;
celle de croissance à la puissance nutritive.
Solutions :
1. Ces forces sont appelées naturelles parce
qu’elles ont un effet semblable à celui de la nature matérielle qui donne aussi
l’être, la quantité, et la conservation dans l’être ; les puissances
végétatives le font toutefois sous un mode plus élevé. Elles sont encore
appelées naturelles parce que, dans leur action, elles utilisent comme
instruments les qualités actives et passives qui sont les principes des actions
physiques.
2. La génération dans les êtres inanimés est
produite par une cause tout extérieure. Mais la génération des vivants
s’accomplit sous un mode plus élevé, au moyen d’un élément du vivant, la
semence, qui contient un principe apte à former le corps. Il faut donc dans le
vivant une puissance pour élaborer cette semence, et c’est la puissance
d’engendrer.
3. La génération du vivant étant causée par une
semence, il faut au commencement que l’animal soit engendré sous un petit
volume. D’où la nécessité d’une puissance de l’âme qui lui fasse atteindre un
développement convenable. Mais le corps inanimé est engendré à partir d’une
matière déterminée par une cause extérieure. Voilà pourquoi il reçoit en même temps
et son caractère spécifique et la quantité conforme aux conditions de la
matière.
4. Comme on l’a dit (a. 1), l’action de l’âme
végétative s’accomplit au moyen de la chaleur, dont le rôle est d’absorber
l’humidité. Il faut donc, pour restituer l’humidité perdue, une puissance
nutritive qui transforme l’aliment en la substance du corps. C’est nécessaire
également pour l’action des puissances de croissance et de génération.
Objections :
1. Il ne semble pas qu’il y ait seulement cinq sens
externes. Car le sens connaît les accidents, et ceux-ci se divisent en de
nombreux genres. Puisque les puissances se distinguent d’après les objets, il
semble qu’il y ait autant de sens différents que de genres d’accidents.
2. La grandeur, la figure, et les autres sensibles
communs ne sont pas des sensibles par accident, mais s’opposent à ces derniers
selon Aristote. Or, une différence essentielle dans les objets entraîne une
distinction dans les puissances. Puisque la grandeur et la figure diffèrent de
la couleur plus que ne fait le son, on a plus de raison, semble-t-il, de
distinguer une puissance connaissante pour la grandeur ou la figure que pour la
couleur et le son.
3. Un seul sens ne perçoit qu’un seul ensemble de
qualités contraires : ainsi la vue perçoit le blanc et le noir. Or le toucher
perçoit plusieurs ensembles de contraires : le chaud et le froid, l’humide et
le sec, etc. On n’a donc pas affaire à un seul sens, mais à plusieurs. Il y a
donc plus de cinq sens.
4. L’espèce ne s’oppose pas au genre. Or le goût
est une espèce de toucher. On ne doit donc pas en faire un sens distinct du
toucher.
En sens contraire,
le Philosophe dit au traité De l’âme qu’il n’y a
pas plus de cinq sens.
Réponse :
Certains ont voulu chercher un principe de
distinction des sens externes dans la structure des organes, selon qu’y
prédomine tel ou tel élément, l’eau, l’air, etc. D’autres, dans la nature du
milieu sensible qui est ou contigu ou extérieur au sens : l’air, l’eau, etc.
D’autres enfin, d’après la nature des diverses qualités sensibles que ce soit
la qualité d’un corps simple, ou la qualité résultant d’une combinaison.
Mais aucune de ces solutions n’est valable. Les
puissances ne sont pas faites pour les organes, mais les organes pour les
puissances. La diversité des puissances ne vient pas de la diversité des
organes ; mais la nature a disposé des organes différents pour correspondre à
la diversité des puissances. De même, elle a donné divers milieux aux divers
sens, sous le mode qui convenait à l’activité des puissances. Quant à la nature
des qualités sensibles, ce n’est pas aux sens qu’il appartient de les
connaître, mais à l’intelligence.
Il faut donc prendre comme fondement du nombre et
de la distinction des sens externes ce qui appartient en propre et
essentiellement au sens. Or le sens est une puissance passive dont la nature
est de pouvoir être modifiée par un objet sensible extérieur. L’objet
extérieur, cause de changement, est ce que le sens perçoit essentiellement, et
c’est selon les différences qu’il présente qu’on distingue les puissances
sensibles.
Or il y a deux espèces de modification : l’une est
physique, l’autre spirituelle. Une modification est physique quand la forme de
ce qui cause le changement est reçue dans l’être changé sous un mode physique,
par exemple la chaleur dans ce qui est chauffé. Une modification est
spirituelle quand la forme est reçue sous un mode spirituel, par exemple la
couleur dans la pupille de l’œil qui, pour autant n’en est pas colorée. Pour
l’action du sens, une modification spirituelle est requise selon laquelle la
forme intentionnelle de l’objet sensible est produite dans l’organe du sens.
Autrement, si la seule modification physique suffisait à produire la sensation,
tous les corps physiques en éprouveraient lorsqu’ils subissent un changement
qualitatif.
Mais dans certains sens, on ne trouve qu’une
modification spirituelle, comme dans la vue. En d’autres, on trouve en même
temps que cette modification spirituelle une modification physique, qu’elle
provienne seulement de l’objet, ou aussi de l’organe. Sous le rapport de
l’objet, on trouve une modification physique dans l’espace, lorsqu’il s’agit du
son qui est l’objet de l’ouïe, car le son est produit par une percussion et par
l’ébranlement de l’air. Il y a altération qualitative dans le cas de l’odeur,
objet de l’odorat ; il faut en effet qu’un corps soit modifié d’une certaine
manière par la chaleur pour exhaler une odeur. Par rapport à l’organe, il y a
modification physique dans le toucher et dans le goût, car la main s’échauffe
en touchant un objet chaud, et la langue s’humecte de l’humidité des saveurs.
Quant aux organes de l’odorat et de l’ouïe, ils ne subissent aucune
modification physique en sentant, si ce n’est par accident.
La vue, qui s’exerce sans aucune modification
physique soit dans l’organe soit dans l’objet, est la faculté la plus
spirituelle, le plus parfait de tous les sens et le plus universel. Après elle,
vient l’ouïe, puis l’odorat qui supposent une modification physique du côté de
l’objet. Car le mouvement local est plus parfait que le mouvement d’altération,
et lui est naturellement antérieur, comme on le prouve au livre VIII des
Physiques -. Le toucher et le goût sont les plus matériels des sens. On parlera
plus bas de leur distinction. - Les trois premiers sens n’opèrent pas par un
intermédiaire contigu, afin qu’aucune modification physique n’atteigne
l’organe, comme c’est le cas pour les deux derniers.
Solutions :
1. Tous les accidents n’ont pas par eux-mêmes le
pouvoir de causer un changement, mais seulement les qualités de la troisième
espèce, qui sont susceptibles d’altération. Et c’est pourquoi il n’y a que ces
qualités qui soient objets des sens. En effet, d’après le livre VII des
Physiques, " les sens sont modifiés selon les mêmes qualités que les corps
inanimés ".
2. La grandeur, la figure, et ce qu’on appelle
" sensibles communs " sont intermédiaires entre les sensibles par
accident et les sensibles propres, objets des sens. En effet, les sensibles
propres modifient le sens immédiatement et directement, car ce sont des
qualités qui causent une altération. Quant aux sensibles communs, ils se
ramènent tous à la quantité. Pour la grandeur et le nombre, il est évident que
ce sont des espèces de la quantité. La figure est une qualité qui a rapport à
la quantité, puisqu’elle consiste dans la limitation de l’étendue. Le mouvement
et le repos sont perçus selon que leur sujet se trouve dans un ou plusieurs
états quant à la grandeur ou à la distance dans l’espace, qu’il s’agisse d’un
mouvement de croissance ou d’un mouvement local ; ou encore, sous le rapport
des qualités sensibles, un mouvement d’altération. De telle sorte que sentir le
mouvement et le repos, c’est d’une certaine façon sentir l’un et le multiple.
Or, la quantité est le sujet immédiat de la qualité, cause d’altération, telle
la surface pour la couleur. En conséquence, les sensibles communs n’agissent
pas sur le sens immédiatement et directement, mais par le moyen de la qualité
sensible ; par exemple la surface, par le moyen de la couleur. Ce ne sont
pourtant pas des sensibles par accident. Car les sensibles communs introduisent
un élément de diversité dans la modification sensorielle : le sens est modifié
différemment par une grande et par une petite surface. On dit même que la blancheur
est grande ou petite, et pour cette raison, elle peut être divisée relativement
au sujet où elle se trouve.
3. Le Philosophe semble dire, au traité De l’Âme
que le sens du toucher forme un genre, mais qu’il se divise en plusieurs
espèces, et c’est pour cela qu’il a pour objet plusieurs ensembles de
contraires. Ces espèces n’ont pas d’organe différencié, mais se rencontrent
ensemble sur tout le corps ; aussi ne remarque-t-on pas qu’elles sont
distinctes. Quant au goût, qui perçoit le doux et l’amer, il se rencontre avec
le toucher sur la langue mais non sur tout le corps. On peut donc le distinguer
aisément du toucher.
On peut répondre également que dans tous ces
contraires, chaque ensemble appartient à un genre prochain, et tous les
ensembles à un genre commun, qui serait l’objet du toucher en général. Mais il
n’y a pas de dénomination pour ce genre commun, pas plus que pour un genre
prochain, comme celui du chaud et du froid.
4. D’après Aristote, le goût est une sorte de
toucher qui ne se trouve que sur la langue. Il n’y a donc pas à le distinguer
du toucher en général, mais seulement de ces espèces de toucher qui se
rencontrent par tout le corps. - Toutefois si l’on admet l’unité du toucher, à
cause de l’unité de son objet, on pourra dire que le goût se distingue du
toucher parce que la modification sensorielle n’est pas la même chez tous les
deux. Le toucher ne subit pas seulement une modification spirituelle, mais une
modification physique dans son organe, en fonction de la qualité sensible qui
agit directement sur lui. Mais l’organe du goût n’est pas nécessairement
modifié de cette façon, de telle sorte, par exemple, que la langue devienne
douce ou amère. Il n’est modifié que par une qualité qui précède la sensation
de saveur et où celle-ci prend naissance, et qui est l’humidité, laquelle est
l’objet du toucher.
Objections :
1. La division admise des sens internes ne parait
pas satisfaisante. On n’oppose pas en effet ce qui est commun à ce qui est
propre. On ne doit donc pas compter le sens commun parmi les puissances
sensibles internes, à part des sens externes qui sont des sens propres.
2. Il n’est pas besoin d’une faculté interne de
connaissance pour une fonction que peut accomplir le sens propre et externe ;
mais pour apprécier les objets sensibles, les sens externes suffisent ; chaque
sens en effet peut juger de son objet propre. De même, ils semblent avoir ce
qu’il faut pour percevoir leurs actes. L’action du sens est en effet comme un
intermédiaire entre la puissance et l’objet ; il paraît donc que la faculté de
voir peut bien mieux percevoir son acte de voir qu’elle ne perçoit la couleur,
son acte étant plus proche de la faculté que l’objet. De même pour les autres
sens. Il n’est donc pas nécessaire de désigner pour cette fonction une
puissance interne qu’on appellerait sens commun.
3. L’imagination et la mémoire sont, d’après le
Philosophe, des modalités du centre primitif de la sensibilité. Mais l’on
n’oppose pas une modalité à son sujet. Il ne faut donc pas distinguer la
mémoire et l’imagination du sens.
4. L’intelligence dépend beaucoup moins du sens que
n’importe quelle puissance de l’âme sensitive. Et cependant l’intelligence ne
connaît que par l’apport des sens. C’est pourquoi il est dit dans les Seconds
Analytiques : " Ceux qui manquent d’un sens, manquent d’une science.
" A plus forte raison ne doit-on pas distinguer une puissance sensible
destinée à percevoir des représentations qui échappent aux sens, puissance
qu’on nomme " estimative ".
5. L’acte de la cogitative, qui est de juger, de
synthétiser et d’analyser, et l’acte de la faculté de réminiscence, qui
consiste à user d’une manière de syllogisme pour évoquer les souvenirs, ne sont
pas moins différents des actes de l’estimative et de la mémoire que l’estimative
ne l’est de l’imagination. Il faut donc distinguer les deux premières de
l’estimative et de la mémoire, ou alors ne pas distinguer celles-ci de
l’imagination.
6. D’après S. Augustin. il y a trois genres de
visions : corporelles, par le moyen des sens ; spirituelles, par l’imagination
; intellectuelles, par l’intelligence. Il n’y a donc pas, entre le sens et
l’intellect, d’autre faculté interne que l’imagination.
En sens contraire,
Avicenne, dans son livre sur l’âme, admet qu’il y a
cinq sens internes : le sens commun, la " fantaisie ", l’imagination,
l’estimation, et la mémoire.
Réponse :
La nature ne manque jamais de donner le nécessaire
; il faut donc qu’il y ait dans l’âme sensitive autant d’actions diverses qu’en
requiert la vie d’un animal parfait. Et toutes les actions qu’on ne peut
ramener à un seul principe demandent des puissances diverses ; car une
puissance de l’âme n’est rien d’autre que le principe immédiat d’une opération
de cette âme.
Or, il faut remarquer que la vie d’un animal parfait
requiert non seulement qu’il connaisse la réalité quand elle est présente au
sens, mais encore quand elle est absente. Autrement, du fait que le mouvement
et l’action de l’animal suivent la connaissance, celui-ci ne se mettrait jamais
en mouvement pour chercher quelque chose qui n’est pas là. Or c’est le
contraire qu’on observe, surtout chez les animaux parfaits qui se meuvent dans
l’espace ; ils se dirigent en effet vers un objet absent dont ils ont
connaissance. L’animal doit donc, en son âme sensitive, non seulement recevoir
les ressemblances des qualités sensibles au moment où il est actuellement
modifié par elles, mais encore les retenir et les conserver. Dans les êtres
corporels, recevoir et conserver se réfèrent à des principes divers : les corps
humides reçoivent bien et conservent mal ; c’est le contraire pour les corps
secs. La puissance sensible étant l’acte d’un organe corporel, il doit y avoir
y avoir une faculté pour recevoir les ressemblances des qualités sensibles, et
une autre pour les conserver.
Il faut encore remarquer que si l’animal ne se
mettait en mouvement que pour des objets agréables ou douloureux pour les sens,
il lui suffirait de connaître les qualités que le sens perçoit et qui le
délectent ou lui font horreur. Mais l’animal doit rechercher ou éviter certains
objets non seulement parce qu’ils conviennent ou non au sens, mais encore parce
qu’ils sont ou utiles ou nuisibles. Par exemple, la brebis qui voit le loup
arriver, s’enfuit, non parce que sa couleur ou sa forme ne sont pas belles,
mais parce qu’il est son ennemi naturel. De même, l’oiseau rassemble de la
paille, non pour le plaisir sensible qu’il en éprouve, mais parce qu’elle lui
sert à construire son nid. Il faut donc que l’animal perçoive des
représentations de ce genre, que le sens externe ne perçoit pas. Il doit y
avoir un principe distinct de cette perception. Car la connaissance des
qualités sensibles vient d’une modification causée par l’objet sensible, mais
non la perception des représentations dont nous parlons.
Ainsi donc, pour percevoir les qualités sensibles
il y a le sens propre et le sens commun. On dira plus loin comment ils se
distinguent. Pour obtenir ou conserver ces qualités, il y a la " fantaisie
" ou imagination, qui sont une même chose. L’imagination est en effet
comme un trésor des formes reçues par les sens. Pour percevoir les
représentations qui ne sont pas reçues par les sens, il y a l’estimative. Pour
les conserver, il y a la mémoire, qui en est comme le trésor. En voici un signe
: les animaux commencent à avoir des souvenirs à partir d’une connaissance de
ce genre, par exemple que ceci leur est nuisible ou leur convient. La raison de
passé, que perçoit la mémoire, doit être comptée parmi ces représentations.
Notez que relativement aux qualités sensibles il
n’y a pas de différence entre l’homme et les animaux. Ils sont modifiés de la
même manière par les objets sensibles extérieurs. Mais quant à ces
représentations spéciales, il y a une différence. Les animaux ne les perçoivent
que par un instinct naturel ; l’homme les saisit par une sorte d’inférence.
Aussi la faculté, appelée chez les animaux estimative naturelle, est appelée
chez l’homme cogitative, ou faculté qui forme des représentations par une sorte
d’inférence. On la nomme encore " raison particulière ", et les
médecins lui assignent un organe spécial, la partie médiane du cerveau. Elle
regroupe en effet des représentations individuelles, comme la raison proprement
dite regroupe des représentations universelles.
Pour ce qui est de la mémoire, l’homme possède non
seulement comme les animaux le pouvoir de se souvenir immédiatement des faits
passés, mais encore celui de les évoquer, par la " réminiscence ", en
recherchant d’une manière presque syllogistique à se souvenir de ces faits sous
forme de représentations individuelles.
Avicenne distingue une cinquième faculté,
intermédiaire entre l’estimative et l’imagination, qui assemble et dissocie les
images ; ainsi, avec l’image de l’or et l’image d’une montagne, nous formons
une seule image, celle d’une montagne d’or que nous n’avons jamais vue. Cette
opération ne se trouve pas chez les animaux, mais seulement chez l’homme, qui
peut faire cela avec la seule imagination. C’est d’ailleurs à l’imagination
qu’Averroès l’attribue, dans son livre sur le Sens et les Sensibles.
Il n’est donc pas besoin de distinguer plus de
quatre facultés internes dans l’âme sensitive : le sens commun et
l’imagination, l’estimative et la mémoire.
Solutions :
1. Le sens interne n’est pas appelé " commun
" par attribution universelle, comme s’il était un genre, mais comme la
racine et le principe communs à tous les sens externes.
2. Le sens propre apprécie son objet sensible, en
le discernant des autres qualités qui peuvent tomber sous le même sens, par
exemple en discernant le blanc du noir ou du vert. Mais discerner le blanc du
doux, ni la vue ni le goût ne le peuvent ; car pour discerner une chose d’une
autre, il faut les connaître toutes les deux. C’est donc au sens commun qu’il
appartient de faire un tel discernement ; à lui sont rapportées comme à un
terme commun toutes les connaissances des sens propres, et c’est par lui encore
que sont perçues les activités des sens, par exemple quand quelqu’un voit qu’il
voit. Cela ne peut être le fait du sens propre, qui ne connaît que la qualité
sensible par laquelle il est modifié. C’est par cette modification que
s’accomplit la vision, et de cette modification en découle une autre dans le
sens commun, qui perçoit la vision elle-même.
3. Une puissance peut sortir de l’essence de l’âme
par l’intermédiaire d’une autre, on l’a déjà dit ; de la même façon l’âme peut
être sujet d’une puissance par l’intermédiaire d’une autre puissance. Sous ce
rapport on dit que l’imagination et la mémoire sont des modifications du sens
commun, qui est le premier des sens internes.
4. Bien que l’opération intellectuelle ait son
origine dans la sensation, l’intelligence connaît, dans la réalité saisie par
le sens, bien plus que le sens n’en peut percevoir. Il en va de même dans
l’estimative, à un degré inférieur cependant.
5. Si la cogitative et la mémoire ont une telle
excellence dans l’homme, ce n’est pas à cause de l’âme sensitive, mais à cause
de leur affinité, de leur proximité à la raison universelle, qui exerce sur
elles une sorte d’influence. Ce ne sont pas des puissances différentes de
celles des animaux ; ce sont les mêmes, mais plus parfaites.
6. Pour S. Augustin, la vision spirituelle est
celle qui est causée par les images des corps en leur absence. Elle comprend
donc toutes les connaissances internes.
QUESTION 79 — LES PUISSANCES INTELLECTUELLES
1. L’intelligence est-elle une puissance de l’âme
ou son essence ?-2. Si c’est une puissance, est-elle passive ? - 3. Si c’est
une puissance passive, faut-il admettre l’existence d’un intellect agent ? - 4.
Celui-ci fait-il partie de l’âme ? - 5. N’y a-t-il qu’un seul intellect agent
pour tous les hommes ? - 6. La mémoire est-elle dans l’intellect ? - 7.
Est-elle une puissance distincte de l’intelligence ? - 8. La raison se
distingue-t-elle de l’intelligence ? - 9. La raison supérieure et la raison
inférieure sont-elles des puissances différentes ? - 10. L’intelligence
est-elle une autre puissance que l’intellect ? - 11. L’intellect spéculatif et
l’intellect pratique sont-ils des puissances distinctes ? - 12. La syndérèse
est-elle une puissance intellectuelle ? - 13. Même question pour la conscience.
Article 1 —
L’intelligence est-elle une puissance de l’âme ou son essence ?
Objections :
1. L’intelligence semble être une même réalité que
l’esprit. Or l’esprit n’est pas une puissance, mais c’est l’essence de l’âme.
" L’esprit, dit S. Augustin, n’est pas un relatif, mais désigne l’essence.
" L’intelligence est donc l’essence de l’âme.
2. Les différents genres des puissances de l’âme
s’unissent 2 non en une puissance unique, mais en une commune essence. Or
l’appétit et l’intellect sont des puissances différentes 6 et qui s’unissent
dans l’esprit. Car S. Augustin met intelligence et volonté dans l’esprit. Donc
l’esprit et l’intelligence sont l’essence même de l’âme, et non des puissances.
3. S. Grégoire, dans une homélie pour le jour de
l’Ascension, dit que " l’homme a l’intelligence comme les anges ". Or
les anges sont appelés Esprits et Intelligences. L’esprit et l’intelligence de
l’homme ne sont donc pas des puissances de l’âme, mais son essence.
4. Une substance est intellectuelle par le fait
qu’elle est immatérielle. Or, c’est par son essence que l’âme est immatérielle.
Il semble donc qu’elle soit intellectuelle par son essence.
En sens contraire,
le Philosophe donne l’intelligence comme une
puissance de l’âme.
Réponse :
Il est nécessaire d’affirmer d’après tout ce qui
précède, que l’intelligence est une puissance de l’âme et non pas son essence
même. Le principe immédiat de l’opération peut être l’essence même de la
réalité qui opère, lorsque son opération elle-même est identique à son
existence. Il y a en effet même rapport entre une puissance et son opération,
considérée comme son acte, qu’entre l’essence et l’existence. Or, en Dieu seul,
l’acte de penser est une même chose que l’existence. Donc en Dieu seul
l’intelligence est son essence ; dans les autres créatures intellectuelles,
l’intelligence n’est qu’une puissance de l’être intelligent.
Solutions :
1. Le terme " sens " signifie tantôt la
faculté de sentir, et tantôt l’âme sensitive elle-même. On désigne ainsi l’âme
sensitive du nom de sa faculté principale, qui est le sens. De même, l’âme
intellectuelle est parfois désignée du nom d’intelligence, l’intelligence étant
sa principale puissance. Ainsi dit-on, au traité De l’âme, que l’intelligence
est une substance. De semblable façon, S. Augustin dit que l’âme est esprit, ou
bien qu’elle est essence.
2. La puissance appétitive et la puissance
intellectuelle sont des genres différents de puissances de l’âme, en raison de
la différence des objets. Mais l’appétit correspond en partie au sens, et en
partie à l’intelligence, selon qu’il opère soit avec un organe corporel, soit
sans organe. L’appétit, en effet, suit le mode de connaissance. En conséquence
de cela, S. Augustin met la volonté dans l’esprit ; Aristote, dans la raison.
3. Il n’y a chez les anges d’autres facultés que
l’intelligence, et la volonté qui l’accompagne. Aussi l’ange est-il appelé
Esprit ou Intelligence, parce que toute sa puissance consiste en cela. L’âme
humaine possède bien d’autres puissances, sensitive, végétative, et donc le cas
n’est pas le même.
4. L’immatérialité de la substance intelligente
créée n’est pas elle-même son intellect, mais c’est parce qu’elle est
immatérielle qu’elle a un intellect. Il n’est donc pas nécessaire que
l’intelligence soit la substance de l’âme, mais seulement qu’elle en soit la
faculté et la puissance.
Article 2 —
L’intelligence est-elle une puissance passive ?
Objections :
1. Être passif vient de la matière, et être actif,
de la forme. Or, la faculté intellectuelle est une conséquence de
l’immatérialité de la substance intelligente. Il semble donc que l’intelligence
ne soit pas une puissance passive.
2. La faculté intellectuelle est incorruptible,
comme on l’a dit. Mais d’après le traité De l’Âme " l’intellect est
corruptible, s’il est passif ". La faculté intellectuelle n’est donc pas
passive.
3. Selon S. Augustin et selon Aristote, "
l’être actif est plus noble que l’être passif ". Or toutes les puissances
de l’âme végétative sont actives, et ce sont cependant les plus basses des
puissances de l’âme. À plus forte raison les puissances intellectuelles, qui
sont les plus hautes, sont-elles toutes actives.
En sens contraire,
pour Aristote, comprendre est une certaine manière
de pâtir.
Réponse :
Un être peut pâtir de trois manières 1. Au sens
strict, quand il perd quelque chose qui lui convient naturellement ou selon sa
propre inclination ; par exemple, quand l’eau perd sa froidure par l’effet de
la chaleur ; quand l’homme tombe malade ou s’attriste. - 2. En un sens plus
large, un être pâtit quand quelque chose lui est ôté, que cela lui convienne ou
non ; c’est le cas non seulement de celui qui tombe malade, mais de celui qui
revient à la santé ; non seulement de celui qui s’attriste, mais de celui qui
se réjouit ; c’est le cas de toute altération ou déplacement. - 3. En un sens
absolument général, le seul fait d’être en puissance, et de recevoir l’acte
auquel on était en puissance, sans que rien soit ôté. Et de cette façon, on
peut dire que tout être qui passe de la puissance à l’acte pâtit, même
lorsqu’il acquiert une perfection. Ainsi notre acte de penser est une certaine
manière de pâtir.
En voici la raison. L’opération intellectuelle a
pour objet l’être universel, nous l’avons dit. On peut donc voir si
l’intelligence est en acte ou en puissance, selon son rapport à l’être
universel. Il y a une Intelligence qui sous ce rapport est l’acte de tout
l’être : c’est l’intelligence de Dieu, qui est l’essence divine, en laquelle
tout l’être préexiste originellement et virtuellement, comme dans la cause
première. C’est pourquoi l’intelligence divine n’est pas en puissance, mais
elle est acte pur. Or aucune intelligence créée ne peut être l’acte de tout
l’être, car il faudrait alors qu’elle soit un être infini. En conséquence,
toute intelligence créée, par cela même qu’elle existe, n’est pas l’acte de
tous les intelligibles, mais est avec eux dans le rapport de la puissance à
l’acte.
Or, il y a deux espèces de relation de la puissance
à l’acte. Il y a une sorte de puissance qui est toujours parfaitement remplie
par son acte, comme nous l’avons dit de la matière des corps célestes. Il y a
une autre sorte de puissance qui n’est pas toujours en acte, mais où il y a
progrès de la puissance à l’acte : tels les êtres soumis à la génération et à
la corruption. - C’est ainsi que l’intelligence angélique est toujours en acte
par rapport à ses objets intelligibles, en raison de sa proximité à la première
intelligence, qui est acte pur, comme on vient de le dire. Mais l’intelligence
humaine, la dernière dans la hiérarchie intellectuelle et la plus éloignée de
la perfection de l’intelligence divine, est en puissance par rapport aux
intelligibles, et au commencement elle est " comme une tablette de cire où
il n’y a rien d’écrit ", selon l’image d’Aristote. Cela paraît clairement
dans ce fait que nous ne sommes d’abord qu’en puissance à penser, et qu’ensuite
nous sommes en acte. - Il est donc évident que pour nous, penser, c’est pâtir
selon la troisième manière. Par conséquent l’intelligence est une puissance
passive.
Solutions :
1. Cette objection procède des deux premiers modes
de pâtir, qui sont propres à la matière première. Mais le troisième mode se
trouve chez tout être en puissance qui passe à l’acte.
2. L’intellect passif, c’est, pour certains,
l’affectivité sensible, en laquelle se trouvent les passions de l’âme, et qui
dans l’Éthique d’Aristote est appelée " rationnelle par participation
", parce qu’elle obéit à la raison. Pour d’autres, l’intellect passif,
c’est la cogitative, ou raison particulière. En l’un et l’autre sens, "
passif " est conçu selon les deux premiers modes de pâtir : pour autant
qu’un tel intellect est l’acte d’un organe corporel. Quant à l’intellect qui
est en puissance à tous les intelligibles, et que pour cette raison Aristote
appelle intellect possible, il n’est passif que selon le troisième mode ; car
il n’est pas l’acte d’un organe corporel. Et c’est pourquoi il est
incorruptible.
3. L’être actif est supérieur à l’être passif, si
l’action et la passion se rapportent à la même perfection. Mais ce n’est pas
toujours vrai lorsqu’il s’agit de perfections différentes. L’intelligence est
une puissance passive par rapport à l’être universel. La puissance végétative
est active par rapport à un être particulier : le corps uni à l’âme. Par suite,
rien n’empêche qu’un principe passif comme l’intelligence soit supérieur à une
puissance active telle que l’âme végétative.
Article 3 —
Faut-il admettre l’existence d’un intellect agent ?
Objections :
1. Cela semble inutile, car il y a le même rapport
entre l’intelligence et l’intelligible qu’entre le sens et le sensible. Le sens
étant en puissance à son objet, on n’admet pas de sens actif, mais seulement un
sens passif. Or, notre intelligence est en puissance à l’intelligible. Il ne
parait donc pas nécessaire d’admettre un intellect agent, mais seulement un
intellect possible.
2. On pourrait dire qu’il y a pour le sens un
principe actif, comme la lumière. Cependant la lumière n’est requise dans la
vision qu’afin de rendre le milieu transparent en acte ; car c’est la couleur
elle-même qui modifie le milieu transparent. Mais dans l’opération
intellectuelle, il n’y a pas de milieu qui doive être mis en acte. Il n’est
donc pas nécessaire d’admettre un intellect agent.
3. La ressemblance de l’agent est reçue dans le
patient selon le mode d’être de ce dernier. Mais l’intellect possible est une
faculté immatérielle. Il lui suffit donc de son immatérialité pour qu’il
reçoive immatériellement les formes des choses. Or, par là même qu’elle est
immatérielle, une forme est intelligible en acte. Il n’est donc nullement
nécessaire d’admettre un intellect agent chargé de rendre les espèces
intelligibles en acte.
En sens contraire,
le Philosophe affirme : " comme en toute
nature, il y a dans l’âme un principe par lequel elle peut devenir toutes
choses, et un principe par lequel elle peut les faire. " Il faut donc
reconnaître l’existence d’un intellect agent.
Réponse :
Selon Platon, un intellect agent n’était nullement
nécessaire pour rendre l’objet intelligible en acte ; seulement peut-être pour
donner la lumière intellectuelle à celui qui pense comme on le dira plus loin.
Platon affirmait en effet que les formes des réalités naturelles subsistent
sans matière, et par conséquent qu’elles sont intelligibles en acte, car cela
dépend de l’immatérialité. Ces formes, il les appelait " idées ". Et
c’est, d’après lui, par une participation à ces idées que d’une part la matière
des corps est informée, ce qui donne aux individus d’exister dans leurs genres
et espèces ; et de l’autre, nos intelligences, ce qui leur donne de connaître
les genres et les espèces des choses.
Mais Aristote n’admettait pas que les formes des
réalités physiques puissent subsister sans matière. Par conséquent, les formes
des choses sensibles que nous connaissons ne sont pas actuellement
intelligibles. Or rien ne passe de la puissance à l’acte sinon par un être en
acte, tel le sens par rapport au sensible. Il fallait donc supposer dans l’intelligence
une faculté qui puisse mettre en acte les objets intelligibles, en abstrayant
les idées des conditions de la matière. D’où la nécessité de l’intellect agent.
Solutions :
1. Les objets sensibles sont en acte hors de l’âme
; il n’est donc pas besoin de supposer un sens agent. En somme, toutes les
puissances végétatives sont actives ; toutes les puissances sensibles sont
passives ; mais dans l’intelligence, il y a un principe actif et un principe
passif.
2. Il y a deux opinions sur le rôle de la lumière.
Selon les uns, la vue requiert la lumière pour que les couleurs soient visibles
en acte. Parallèlement, l’intellect agent est requis dans l’intellection pour
accomplir la même fonction que la lumière dans l’acte de voir. Selon d’autres,
il faut la lumière non pour rendre visibles les couleurs, mais pour rendre le
" milieu " lumineux en acte. C’est l’opinion d’Averroès, dans son
commentaire du traité de l’Âme. En ce sens, l’analogie aristotélicienne de
l’intellect agent avec la lumière doit se comprendre ainsi : l’un est
nécessaire pour l’intellection comme l’autre pour la vision, mais non avec un
rôle identique.
3. Étant donné un agent, il est bien vrai que sa
ressemblance est reçue sous des modes divers selon les dispositions de chaque
sujet. Mais, s’il n’existe pas préalablement, la disposition du sujet récepteur
n’a aucun effet. Or l’intelligible en acte n’est pas donné dans la réalité, au
moins quand il s’agit de la nature même des réalités sensibles qui ne
subsistent pas en dehors de la matière. Aussi ne suffirait-il pas, pour l’acte
de penser, de l’immatérialité de l’intellect possible, s’il n’y avait pas
d’intellect agent, capable de rendre les objets intelligibles en acte par le
moyen de l’abstraction.
Article 4 —
L’intellect agent fait-il partie de l’âme ?
Objections :
1. L’intellect agent a un rôle illuminateur. Mais
ce rôle appartient à une réalité supérieure à l’âme. Selon S. Jean (1, 9) :
" Il était la lumière véritable qui illumine tout homme venant en ce
monde. " L’intellect agent n’est donc pas une partie de l’âme.
2. Pour Aristote, on ne peut pas dire que
l’intellect agent est tantôt en acte d’intellection et tantôt ne l’est pas. Or
cela est vrai de notre âme. L’intellect agent n’en fait donc pas partie.
3. Pour agir, il suffit d’un agent et d’un patient.
Si l’intellect possible, principe passif, et l’intellect agent, principe actif,
sont l’un et l’autre parties de l’âme, l’homme pourra faire acte d’intelligence
quand il voudra, ce qui est évidemment faux. L’intellect agent n’est donc pas une
faculté de l’âme.
4. Pour Aristote " l’intellect agent est une
substance qui existe en acte ". Or aucun être n’est en acte et en
puissance sous le même rapport. Donc, si l’intellect possible, qui est en
puissance à tous les intelligibles, est une partie de notre âme, il n’est pas
possible que l’intellect agent le soit aussi.
5. Si l’intellect agent fait partie de l’âme, il
faut qu’il soit une puissance. Il n’appartient en effet ni à la catégorie
" passion " ni à la catégorie " habitus " ; car ni l’un ni
l’autre ne peut jouer un rôle actif par rapport aux passivités de l’âme. Au
contraire, la passion, c’est l’acte même d’une puissance passive en tant que
subie ; l’habitus est ce qui résulte des actes. Or, toute puissance émane de
l’essence de l’âme. Ce serait donc aussi le cas pour l’intellect agent. Il ne
se trouverait donc pas dans l’âme comme une participation d’une intelligence
supérieure à l’homme. Ce qui est inadmissible. L’intellect agent ne fait pas
partie de l’âme.
En sens contraire,
le Philosophe déclare : " Il est nécessaire
qu’il y ait dans l’âme ces différences ", que sont l’intellect possible et
l’intellect agent.
Réponse :
L’intellect agent dont parle Aristote est quelque
chose de l’âme. Voyons, pour l’établir, comment il est nécessaire d’admettre,
au-dessus de l’âme intellectuelle de l’homme, une intelligence supérieure qui
lui donne la faculté de penser. Car tout être qui participe à une forme, et qui
est mobile et imparfait, présuppose l’existence d’un être qui, lui, soit
essentiellement cette forme, et qui soit immobile et parfait. Si l’âme humaine
est intellectuelle, c’est parce qu’elle participe à la puissance
intellectuelle. On peut en donner ce signe qu’elle n’est pas intellectuelle
entièrement, mais seulement selon une partie d’elle-même. De plus, elle ne
parvient à atteindre la vérité que par mouvements successifs, en raisonnant.
Enfin, elle n’a qu’une intelligence imparfaite ; car elle ne comprend pas tout,
et même en ce qu’elle comprend, elle passe de la puissance à l’acte. Il doit donc
y avoir une intelligence d’un ordre plus élevé qui aide l’âme humaine à
comprendre.
Pour certains philosophes, cette intelligence,
distincte de l’âme humaine par sa substance, est l’intellect agent qui, comme
en éclairant les images, les rend intelligibles en acte. Mais, à supposer qu’il
existe un tel intellect agent séparé, il faut néanmoins dans l’âme une
puissance dérivée de cette intelligence supérieure, et par laquelle l’âme fasse
passer l’intelligible à l’acte. C’est la même chose dans les êtres de la nature
arrivés à leur perfection : en plus des causes universelles, il y a en chacun
de ces êtres leurs vertus propres, dérivées de ces causes. Ce n’est pas en
effet le soleil seul qui engendre l’homme : il y a dans l’homme une puissance
génératrice qui lui est propre ; et de même dans tous les animaux parfaits. Or,
il n’y a rien de plus parfait parmi les êtres de la nature que l’âme humaine.
Elle doit donc avoir en elle-même une puissance dérivée de l’intelligence
supérieure, au moyen de laquelle elle puisse illuminer les images.
Et cela, nous le connaissons expérimentalement
quand nous nous percevons dans l’acte d’abstraire les formes universelles à
partir des conditions particulières, ce qui est rendre actuels les
intelligibles. Or, aucune action ne peut être attribuée à une réalité sans un
principe qui soit en elle par essence, nous venons de le dire à propos de
l’intellect possible. Il faut donc que le pouvoir qui est principe de
l’abstraction soit quelque chose de l’âme humaine. Voilà pourquoi Aristote a
comparé l’intellect agent à la lumière qui est une qualité reçue dans l’air.
Platon, lui, a comparé au soleil l’intelligence séparée qui laisse une
impression en nos âmes, au dire de Thémistius.
Mais l’intelligence séparée, selon l’enseignement
de notre foi, est Dieu lui-même, créateur de l’âme, le seul objet de sa
béatitude, comme on le dira par la suite. C’est donc par lui que l’âme humaine
participe de la lumière intellectuelle, selon le Psaume (4, 7) : " Elle
est marquée sur nous, la lumière de ta face, Seigneur. "
Solutions :
1. Cette lumière véritable illumine comme une cause
universelle, dont l’âme humaine reçoit une puissance particulière.
2. Ces paroles du Philosophe ne se rapportent pas à
l’intellect agent, mais à l’intelligence en acte. Il avait dit auparavant :
" La connaissance en acte est identique à la chose connue. " Ou, si
on les applique à l’intellect agent, cela veut dire qu’il ne dépend pas de cet
intellect que tantôt l’on pense et tantôt l’on ne pense pas : cela dépend de l’intellect
possible.
3. Si l’intellect agent était pour l’intellect
possible comme un objet qui agit sur une puissance, - par exemple, l’objet
visible en acte pour la faculté de voir, - la conséquence serait que nous
comprendrions tout immédiatement ; car l’intellect agent est le principe qui
rend intelligible. En fait, il n’est pas l’objet de l’intellect possible, mais
il lui donne un objet en acte. Cela exige non seulement la présence de
l’intellect agent, mais encore celle des images, et un état favorable des puissances
sensibles, et encore l’exercice d’une activité intellectuelle ; en effet, au
moyen d’une seule idée, on peut former d’autres idées, des propositions avec
des termes et des conclusions à l’aide des premiers principes. Toutefois, pour
une telle activité, il est indifférent que l’intellect agent soit une partie de
l’âme, ou une substance séparée.
4. L’âme intellectuelle est bien une substance
immatérielle en acte, mais elle est en puissance aux formes intelligibles des
choses. Les images, au contraire, sont bien des représentations actuelles de
certaines natures, mais elles ne sont immatérielles qu’en puissance. Aussi rien
n’empêche-t-il qu’une même âme, étant immatérielle en acte, possède une faculté
qui rende les objets immatériels en acte en les abstrayant des conditions de la
matière individuelle, faculté qu’on appelle intellect agent ; et une autre
faculté qui reçoive ces mêmes formes intelligibles, et qu’on appelle intellect
possible parce qu’il est en puissance sous ce rapport.
5. L’essence de l’âme étant immatérielle et créée
par l’Intelligence suprême, rien n’empêche que la faculté qui est une
participation de cette intelligence suprême, et qui est le pouvoir d’abstraire
de la matière, procède de cette même essence, tout comme les autres puissances.
Article 5 — N’y
a-t-il qu’un seul intellect agent pour tous les hommes ?
Objections :
1. Aucune forme séparée n’est multipliée d’après le
nombre des corps. Or, d’après Aristote, " l’intellect est séparé ".
Il n’est donc pas multiplié d’après le nombre des corps humains, mais il n’y en
a qu’un seul pour tous.
2. L’intellect agent produit l’universel, qui est
unité dans le multiple. Mais la cause de l’unité est une, à plus forte raison.
Il n’y a donc qu’un intellect agent chez tous.
3. Tous les hommes possèdent les mêmes principes
premiers de l’intelligence. Or ils y donnent leur assentiment par l’intellect
agent. Ils possèdent donc tous le même intellect agent.
En sens contraire,
le Philosophe dit que l’intellect agent est comme
la lumière. Or la lumière n’est pas la même dans les divers objets éclairés. Il
n’y a donc pas un même intellect agent pour tous les hommes.
Réponse :
La vraie réponse à cette question dépend de ce qui
précède. En effet, si l’intellect agent ne faisait pas partie de l’âme, mais
était une substance séparée, il n’y en aurait qu’un pour tous les hommes. Et
c’est ainsi que les partisans de l’unité le comprennent. Mais si l’intellect
agent fait partie de l’âme, comme une de ses facultés, il faut nécessairement
admettre autant d’intellects agents que d’âmes, le nombre des âmes étant égal
au nombre des hommes, comme on l’a dit précédemment. Car il est impossible
qu’une seule et même faculté appartienne à plusieurs substances.
Solutions :
1. Le Philosophe prouve que l’intellect agent est
séparé, par le fait que l’intellect possible l’est lui-même ; car, selon sa
propre expressions, " l’agent est supérieur au patient ". Or, on dit
que l’intellect possible est séparé, parce qu’il n’est l’acte d’aucun organe
corporel. C’est dans le même sens qu’on peut le dire de l’intellect agent, et
cela ne signifie pas qu’il soit une substance séparée.
2. L’intellect agent cause l’universel en
l’abstrayant de la matière. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’il soit unique
chez tous les êtres intelligents. La seule unité requise doit se trouver dans
son rapport aux choses d’où il abstrait l’universel, et relativement auxquelles
l’universel est un. Et c’est ce qui convient à l’intellect agent, en tant qu’il
est immatériel.
3. Tous les êtres de même espèce ont en commun
l’action qui convient à cette espèce, et par conséquent la faculté qui est le
principe de cette action, sans qu’elle soit la même numériquement pour tous les
individus. Or, connaître les premières notions intellectuelles est une action
propre à l’espèce humaine. Tous les hommes doivent donc avoir en commun la
faculté qui est le principe de cette action, et c’est l’intellect agent. Mais
il n’est pas nécessaire qu’elle soit la même numériquement pour tous. Il faut
néanmoins qu’elle dérive en tous d’un même principe. Ainsi, cette possession en
commun des premières notions par tous les hommes démontre l’unité de
l’intelligence séparée, que Platon compare au soleil, mais non pas l’unité de
l’intellect agent, qu’Aristote compare à la lumière.
Article 6 — La
mémoire est-elle dans l’intellect ?
Objections :
1. Il ne paraît pas qu’il y ait une mémoire dans la
partie intellectuelle de l’âme. Car, selon S. Augustin, il n’y a dans la partie
supérieure de l’âme que " ce qui n’est pas commun aux hommes et aux animaux
". Or la mémoire est commune aux uns et aux autres. S. Augustin écrit au
même endroit : " Les bêtes peuvent connaître les choses corporelles au
moyen des sens, et les conserver dans leur mémoire. " Cette faculté
n’appartient donc pas à la partie intellectuelle de l’âme.
2. La mémoire se rapporte au passé. Mais le passé
implique une référence à un temps déterminé. La mémoire connaît donc les choses
dans le temps, ce qui est les connaître " ici et maintenant ". Or
cela n’appartient pas à l’intelligence, mais au sens. Il n’y a donc pas de
mémoire intellectuelle, mais seulement une mémoire sensible.
3. La mémoire conserve les ressemblances de choses
auxquelles on ne pense pas en acte. Mais cela ne peut avoir lieu dans
l’intelligence, car l’intelligence est mise en acte du fait qu’elle est
informée par l’espèce intelligible. Or, dire que l’intelligence est en acte,
c’est dire que l’on est en acte de penser. Ainsi l’intelligence pense en acte
tout ce dont elle possède une espèce intelligible. Il n’y a donc pas de mémoire
intellectuelle.
En sens contraire,
selon S. Augustin " la mémoire, l’intelligence
et la volonté forment un seul esprit ".
Réponse :
Puisqu’il appartient par essence à la mémoire de
conserver les impressions des choses auxquelles on ne pense pas en acte, il
faut examiner d’abord si les espèces intelligibles peuvent être conservées sous
ce mode dans l’intelligence. Pour Avicenne, c’est impossible. Cela peut
arriver, selon lui, dans la partie sensitive de l’âme, où certaines facultés,
parce qu’elles sont les actes d’organes corporels, sont capables de conserver
des impressions, sans connaissance actuelle. Or, dans l’intelligence, qui n’a
pas d’organe corporel, rien n’existe que sous un mode intelligible. Ce dont la
similitude se trouve dans l’intelligence doit donc être pensé en acte. En
conséquence, d’après Avicenne, aussitôt que l’on cesse de connaître en acte une
réalité, l’impression intelligible de cette réalité cesse d’exister dans
l’intelligence. Et si l’on veut penser à nouveau la même chose, on doit se
tourner vers l’intellect agent (qui pour lui est une substance séparée), afin
qu’il émane de cet intellect des formes intelligibles dans l’intellect
possible. À force de pratiquer ce mouvement de conversion, l’intellect possible
acquerrait, selon lui, une certaine facilité à le faire, et ce serait là
l’habitus scientifique. Donc, dans cette théorie, rien n’est conservé dans
l’intelligence qui ne soit connu en acte. De cette façon, il est impossible de
mettre la mémoire dans l’intelligence.
Mais cette opinion s’oppose nettement aux
affirmations d’Aristote. Il dit en effet : " Lorsque l’intellect possible
devient ses objets en les connaissant, on dit qu’il est en acte ; c’est ce qui
arrive quand il est capable d’opérer par lui-même. Il est encore d’une certaine
façon en puissance, mais non pas comme avant d’apprendre ou de découvrir.
" Or on dit que l’intellect possible devient un objet, en tant qu’il en
reçoit les espèces intelligibles. À cause de cela, il peut donc opérer quand il
le veut, mais il n’opère pas toujours ; car même alors il est d’une certaine
manière en puissance, sous un autre mode toutefois qu’avant de penser, à savoir
le mode selon lequel celui qui a une connaissance habituelle est en puissance à
connaître en acte.
La théorie d’Avicenne est également contraire à la
raison. Tout ce qui est reçu dans un sujet l’est sous le mode de ce sujet. Or
l’intelligence est d’une nature plus stable et permanente que la matière
corporelle. Donc, si la matière conserve les formes qu’elle reçoit, non
seulement quand elle est mise en acte par elles, mais encore quand cette
activité a cessé, l’intelligence recevra sous un mode bien plus stable et
invariable les espèces intelligibles, qu’elles soient d’origine sensible ou
même qu’elles émanent d’une intelligence d’ordre supérieur. Donc, à ne
concevoir la mémoire que comme la faculté de conserver des espèces
intelligibles on doit admettre qu’elle existe dans l’intelligence. Mais si l’on
entend par mémoire une faculté qui a pour objet le passé comme tel, il n’y aura
pas de mémoire intellectuelle, mais seulement une mémoire sensitive, capable de
saisir les faits particuliers. Car le passé comme tel, signifiant qu’une chose
existe en un temps donné, participe de la nature du particuliers.
Solutions :
1. La mémoire, en tant que conservatrice des
espèces intelligibles, n’est pas commune aux hommes et aux bêtes. Les espèces
ne sont pas conservées seulement dans l’âme sensitive, mais bien plutôt dans le
composé ; car la mémoire est l’acte d’un organe. Mais l’intelligence est par
elle-même conservatrice des espèces intelligibles, sans accompagnement d’organe
corporel. D’où cette affirmation du Philosophe : " L’âme est le lieu des
espèces, non tout entière, mais l’intelligence. "
2. La marque du passé peut être rapportée soit à
l’objet connu, soit à l’acte de connaître. Ces deux conditions sont réunies
dans l’âme sensitive, qui connaît parce qu’elle est modifiée par un objet
sensible présent ; aussi l’animal se souvient-il en même temps, d’avoir senti
dans le passé, et d’avoir senti un objet sensible passé. Mais dans l’âme
intellectuelle, la marque du passé est accidentelle et ne convient pas
directement à l’objet de l’intelligence. Celle-ci comprend l’homme comme tel ;
mais à l’homme ainsi conçu, il est accidentel d’être présent, passé ou futur.
Toutefois, par rapport à l’acte de connaître, la marque du passé peut se
trouver dans l’intelligence comme dans le sens. Car notre acte intellectuel est
un acte particulier qui se réalise à tel ou tel moment ; ce qui permet de situer
un acte d’intelligence maintenant, hier ou demain. Et cela ne va pas contre la
nature de cette faculté ; car cet acte intellectuel, bien que particulier, est
néanmoins immatériel, comme on l’a dit plus haut en traitant de l’intellect.
Par suite, de même que l’intelligence se connaît elle-même, quoiqu’elle soit
une réalité singulière, de même connaît-elle son intellection, qui est un acte
singulier, existant dans le passé, le présent ou le futur. - Ainsi peut-on
admettre qu’il y a mémoire dans l’intelligence par rapport aux actes passés, en
tant qu’elle comprend avoir compris antérieurement, mais non pas en tant
qu’elle saisirait le passé avec les caractères de la durée.
3. Parfois, l’espèce intelligible est seulement en
puissance dans l’intelligence ; on dit alors que celle-ci est en puissance.
Parfois l’espèce s’y trouve parfaitement en acte, et alors l’intelligence
comprend en acte. Parfois encore, l’intelligence est dans un état intermédiaire
entre la puissance et l’acte ; alors l’intelligence est à l’état d’habitus. Et
de cette façon, l’intelligence conserve les espèces intelligibles, même quand
elle n’est pas en acte de connaître.
Article 7 — La
mémoire est-elle une puissance distincte de l’intelligence ?
Objections :
1. Il semble que la mémoire intellectuelle est une
puissance autre que l’intelligence. Car S. Augustin met dans l’âme : mémoire,
intelligence et volonté. Il est clair que la mémoire se distingue de la
volonté, et donc aussi de l’intelligence.
2. Les puissances de l’âme sensitive et celles de
l’âme intellective se distinguent de la même façon. Or la mémoire sensible est
autre chose que le sens. Donc la mémoire intellectuelle est une puissance autre
que l’intelligence.
3. Pour S. Augustin, mémoire, intelligence et
volonté sont égales entre elles, et procèdent l’une de l’autre. Ce serait
impossible si la mémoire était la même puissance que l’intelligence.
En sens contraire,
le propre de la mémoire est d’être le trésor des
espèces intelligibles, le lieu où elles sont conservées. Or Aristote attribue
ce pouvoir à l’intelligence. La mémoire intellectuelle n’est donc pas une autre
puissance que l’intelligence.
Réponse :
Comme on l’a dit plus haut, les puissances de l’âme
se distinguent d’après la diversité des objets, puisque la nature de chaque
puissance consiste dans sa relation à son objet. On a dit également que si
quelque puissance est ordonnée par nature à un objet considéré sous son aspect
général, il n’y aura pas lieu de diversifier la puissance en fonction des
différences particulières de cet objet ; ainsi, la puissance de voir qui est
ordonnée à son objet considéré sous l’aspect de coloré, n’a pas à se
différencier d’après le blanc et le noir. Or l’intelligence regarde son objet
sous l’aspect général de l’être, du fait que l’intellect possible est la
faculté de devenir toutes choses. C’est pourquoi aucune différence parmi les
choses n’entraîne une distinction de puissances dans l’intellect possible.
Toutefois, l’intellect agent et l’intellect
possible se distinguent en tant que puissances. Car, par rapport à un même
objet, la puissance active qui met l’objet en acte doit être un principe
distinct de la puissance passive qui est modifiée par l’objet en acte. De la
sorte, la puissance active est avec son objet dans le rapport d’un être en acte
à un être en puissance, tandis que la puissance passive est, au contraire, dans
le rapport d’un être en puissance à un être en acte.
Il n’y a donc pas d’autres différences à introduire
dans l’intelligence que celles de l’intellect possible et de l’intellect agent.
La mémoire n’est donc pas une puissance distincte de l’intelligence ; car il
appartient à la même faculté de conserver comme de recevoir.
Solutions :
1. Bien qu’on dise au premier livre des Sentences
que mémoire, intelligence et volonté soient trois pouvoirs, ce n’est pas là
toutefois la pensée de S. Augustin , qui déclare expressément " Si l’on
conçoit mémoire, intelligence et volonté comme toujours présentes à l’âme,
qu’on y pense actuellement ou non, ces facultés paraissent appartenir toutes à
la mémoire. Mais j’appelle intelligence la puissance par laquelle nous
connaissons actuellement, et j’appelle volonté, l’amour ou dilection qui réunit
ce fils à son père. " Il est donc clair que S. Augustin ne prend pas ces
trois termes comme trois puissances : il prend mémoire au sens de conservation
habituelle dans l’âme, intelligence au sens d’acte intellectuel, et volonté au
sens d’acte de vouloir.
2. Le passé et le présent peuvent être des
différences propres qui entretiennent une distinction dans les puissances
sensibles, mais non dans les puissances intellectuelles, pour la raison donnée
plus haut.
3. L’intelligence procède de la mémoire, comme
l’acte procède de l’habitus. Et de cette manière elle lui est égale, mais non
comme une puissance à une autre.
Article 8 — La
raison se distingue-t-elle de l’intelligence ?
Objections :
1. Cette distinction paraît réelle. Le traité De
l’esprit et de l’âme s’exprime ainsi : " Si nous allons des puissances
inférieures aux supérieures, d’abord se présente à nous le sens, puis
l’imagination, puis la raison, puis l’intelligence. " La raison se
distingue donc de l’intelligence comme l’imagination se distingue de la raison.
2. Boèce dit que l’intelligence est avec la raison
dans le même rapport que l’éternité avec le temps. Mais il n’appartient pas au
même pouvoir d’être à la fois dans l’éternité et dans le temps. La raison n’est
donc pas la même puissance que l’intelligence.
3. L’homme possède l’intelligence comme les anges,
et le sens comme les animaux. Mais la raison qui est propre à l’homme, et pour
laquelle il est appelé animal raisonnable, est une puissance autre que le sens.
Donc, pour le même motif, la raison est une puissance autre que l’intelligence
qui convient en propre aux anges, et pour laquelle ils sont appelés des êtres
intellectuels.
En sens contraire,
S. Augustin nous dit : " Le principe par
lequel l’homme surpasse les animaux irrationnels c’est la raison, l’esprit, ou
l’intelligence, ou comme on voudra l’appeler. " Raison, esprit et
intelligence sont donc une seule puissance.
Réponse :
La raison et l’intelligence ne peuvent être dans
l’homme des puissances différentes. On le verra clairement si l’on considère
l’acte de l’une et de l’autre. Faire acte d’intelligence, c’est simplement
saisir la vérité intelligible. Raisonner, c’est aller d’un objet d’intelligence
à un autre, en vue de saisir la vérité intelligible. Aussi les anges, qui
possèdent parfaitement cette connaissance en vertu de leur nature, n’ont-ils
pas besoin d’aller d’un élément intelligible à un autre ; ils saisissent la
vérité des choses par une intuition simple, et non d’une manière discursive,
selon Denys. Mais les hommes parviennent à connaître la vérité en allant d’un
point à un autre ; aussi sont-ils appelés des êtres rationnels. Le raisonnement
est donc à l’intuition intellectuelle ce que le mouvement est au repos, ou
l’acquisition à la possession : l’un appartient à l’être parfait, l’autre à
l’imparfait. Mais du fait que le mouvement procède toujours de l’immobile et se
termine au repos, le raisonnement humain procède, par la méthode de recherche
ou d’invention, de quelques connaissances intellectuelles simples, les premiers
principes ; ensuite, par la voie du jugement, il retourne de nouveau vers ces
premiers principes, à la lumière desquels il vérifie les résultats de sa
découverte.
Or il est évident que le repos et le mouvement ne
sont pas rapportés à des puissances diverses, mais à une puissance unique, même
dans les êtres de la nature. Car c’est par la même impulsion de nature qu’un
être est mis en mouvement vers un lieu donné et qu’il s’y arrête. Ce sera plus
vrai encore des actes de l’intelligence et de la raison. Il est donc évident
que chez l’homme elles sont une même puissance.
Solutions :
1. Cette énumération est fondée sur l’ordre des
actes, non sur la distinction des puissances. Toutefois, le livre cité n’a pas
grande autorité.
2. La solution est claire si l’on se reporte à
notre réponse. On compare l’éternité au temps comme l’immobile au mobile. C’est
pourquoi Boèce a comparé l’intelligence à l’éternité, la raison au temps.
3. Les autres animaux sont tellement inférieurs à
l’homme qu’ils ne peuvent atteindre à la connaissance de la vérité que cherche
la raison. L’homme atteint à la vérité intelligible que les anges connaissent,
mais imparfaitement. C’est pourquoi le pouvoir de connaître qu’ont les anges
n’est pas d’un autre genre que celui de la raison, mais il est à son égard
comme le parfait à l’égard de l’imparfait.
Article 9 — La
raison supérieure et la raison inférieure sont-elles des puissances différentes
?
Objections :
1. D’après S. Augustin. l’image de la Trinité se
trouve dans la partie supérieure de l’âme, non dans la partie inférieure. Or
les parties de l’âme, ce sont ses puissances. Il faut distinguer la raison
supérieure et la raison inférieure comme deux puissances.
2. Aucune réalité ne procède d’elle-même. Mais la
raison inférieure procède de la raison supérieure, elle est réglée et dirigée
par elle. Ce sont donc deux puissances différentes.
3. Pour Aristote, la science par laquelle l’âme
connaît les vérités nécessaires est un autre principe, une autre partie de
l’âme, que l’opinion ou cette sorte de raisonnement par quoi elle connaît les
vérités contingentes. Ce qu’il prouve ainsi : " Lorsque des choses sont de
genre différent, c’est une partie de l’âme de genre différent qui leur est
ordonnée. " Mais contingent et nécessaire sont de genre différent, comme
corruptible et incorruptible. Or, étant donné l’identité du nécessaire et de
l’éternel, du temporel et du contingent, il parait bien qu’il y a identité
entre le " pouvoir de science " d’Aristote et la partie supérieure de
la raison, qui d’après S. Augustin vise " à considérer et consulter
l’éternel ", et de même entre le pouvoir " d’opinion " et "
de raisonnement " et la raison inférieure, qui, toujours d’après S.
Augustin est ordonnée à l’organisation des choses temporelles. Ces deux raisons
sont donc des puissances distinctes.
4. S. Jean Damascène dit que " l’opinion est
formée par l’imagination. Ensuite l’esprit, jugeant si l’opinion est vraie ou
fausse, discerne la vérité ; c’est pourquoi mens (esprit) vient de metiendo
(mesurant). L’intelligence a donc rapport aux choses dont il y a jugement et
détermination vraies. " Ainsi donc, le pouvoir d’opinion, qui est la
raison inférieure, est distinct de l’esprit et de l’intelligence, par quoi nous
pouvons désigner la raison supérieure.
En sens contraire,
selon S. Augustin, raison supérieure et raison
inférieure ne se distinguent que par leurs fonctions. Elles ne sont donc pas
deux puissances.
Réponse :
Raison supérieure et raison inférieure, au sens où
S. Augustin les prend, ne peuvent en aucune façon être deux puissances de
l’âme. Il définit la première : celle qui est ordonnée à considérer et à
consulter les vérités éternelles. " Considérer " en tant qu’on les
contemple en elles-mêmes ; " consulter ", en tant qu’on y prend des
règles pour l’action. La raison inférieure est définie : celle qui s’occupe des
choses temporelles. Or, le rapport du temporel à l’éternel, du point de vue de
notre connaissance, c’est que l’un est le moyen de connaître l’autre. Dans
l’ordre d’invention, nous parvenons par les choses temporelles à la
connaissance des éternelles. Comme dit
S. Paul (Rm 1, 20) : " Les perfections
invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses
œuvres. " Mais dans l’ordre du jugement, nous jugeons des choses
temporelles d’après les vérités éternelles déjà connues, et nous les ordonnons
d’après elles.
Or, il peut arriver qu’un moyen employé, et le
terme auquel on arrive par ce moyen, appartiennent à des habitus spirituels
différents ; ainsi les premiers principes indémontrables appartiennent à
l’habitus d’intelligence, et les conclusions déduites de ces principes, à
l’habitus de science. C’est pourquoi, à partir des principes de la géométrie,
on peut former des conclusions pour une autre science, comme la perspective.
Mais le moyen et le terme relèvent de la même puissance, qui est la raison. En
effet, l’acte de la raison est comme un mouvement qui passe de l’un à l’autre ;
or, c’est le même mobile qui, franchissant l’espace intermédiaire, parvient au
terme.
Par conséquent, raison supérieure et raison
inférieure ne sont qu’une seule et même puissance. Mais, d’après S. Augustin,
elles se distinguent par leurs fonctions et par divers habitus. Car on attribue
la sagesse à la raison supérieure, et la science à la raison inférieure.
Solutions :
1. On peut parler de partie selon n’importe quel
principe de partition. Mais en tant que la raison se divise d’après des
fonctions diverses, on peut dire que raison supérieure et raison inférieure
sont des divisions de l’âme ; mais non pas en tant qu’elles seraient des
puissances diverses.
2. On dit que la raison inférieure procède de la
raison supérieure ou est réglée par elle, parce que les principes dont se sert
l’inférieure sont déduits des principes de la supérieure, et sont dirigés par
eux.
3. La " science " dont parle le
Philosophe, n’est pas identique à la raison supérieure. Car on découvre des vérités
nécessaires même dans les choses temporelles, objet de la physique et des
mathématiques. L’opinion, le raisonnement non scientifique, a moins d’extension
que la raison inférieure. Car il n’a rapport qu’aux choses contingentes. -
Cependant on ne peut pas dire de façon absolue qu’il y ait une puissance par
laquelle l’intellect connaît les choses nécessaires, et une autre puissance par
laquelle il connaît les choses contingentes ; car il les connaît sous la même
raison objective, c’est-à-dire sous la raison d’être et de vrai. En
conséquence, il connaît parfaitement les êtres nécessaires, qui sont parfaits
sous le rapport de la vérité ; il atteint leur essence, et, par elle, démontre
leurs propriétés essentielles. Quant aux être contingents, il les connaît imparfaitement,
parce qu’ils sont imparfaits sous le rapport de l’être et de la vérité. Le
parfait et l’imparfait en acte ne peuvent causer une diversité de puissances,
mais ils causent des actes divers par leurs modes, et donc divers principes
d’action et divers habitus. Si le Philosophe a distingué deux parties dans
l’âme, le " pouvoir de science " et le " pouvoir d’opinion
", ce n’est pas qu’ils forment deux puissances, mais parce qu’ils se
distinguent par une aptitude spéciale à acquérir des habitus divers, ce
qu’Aristote cherche justement à établir en cet endroit. Bien que contingent et
nécessaire diffèrent par le genre, ils se confondent cependant sous l’aspect
universel d’être, qui est l’objet de l’intelligence, et auquel ils se réfèrent
respectivement comme le parfait et l’imparfait.
4. Cette distinction du Damascène s’applique à la
diversité des actes, et non à celle des puissances. L’opinion est un acte de
l’intelligence qui se porte vers l’un des termes d’une opposition
contradictoire, avec la crainte que l’autre ne soit vrai. juger, ou mesurer
(mensurare) est un acte de l’intelligence appliquant des principes certains à
l’examen de propositions données. D’où le nom de mens. Comprendre enfin, c’est
adhérer à ce qui a été jugé en l’approuvant.
Article 10 —
L’intelligence est-elle une autre puissance que l’intellect ?
Objections :
1. Il semble bien, car le traité De l’Esprit et De
l’âme dit : " Si nous allons des puissances inférieures aux supérieures,
d’abord se présente à nous le sens, puis l’imagination, puis la raison, ensuite
l’intellect, et ensuite l’intelligence. " Imagination et sens sont des
puissances différentes donc intellect et intelligence le sont également.
2. Boèce dit que " le sens, l’imagination, la
raison, l’intelligence considèrent l’homme chacun d’une manière différente
". Or l’intellect est la même puissance que la raison. L’intelligence est
donc une autre puissance que l’intellect, de même que la raison est distincte
de l’imagination et du sens.
3. " Les actes sont antérieurs aux puissances.
" Or l’intelligence est un acte distinct des autres actes attribués à
l’intellect. S. Jean Damascène dit en effet : " Le premier mouvement de
connaissance est l’intelligence ; l’intelligence qui s’applique à quelque objet
est l’intention ; celle qui est permanente et qui assimile l’âme à l’objet
connu, c’est la réflexion ; la réflexion qui s’attarde sur un même sujet, qui
s’examine et se juge elle-même, c’est la phronèsis ou la sagesse ; la phronèsis
développée forme la pensée, c’est-à-dire la parole intérieure ordonnée, d’où
provient la parole exprimée par la langue. " En conséquence, il semble que
l’intelligence soit une puissance spéciale.
En sens contraire,
selon Aristote " l’intelligence a pour objet
les indivisibles, en lesquels, il ne peut y avoir de faux ". Mais une
telle manière de connaître appartient à l’intellect. Donc l’intelligence n’est
pas une autre puissance que lui.
Réponse :
Le nom d’intelligence signifie proprement l’acte
même de l’intellect, qui est de penser.
Toutefois, dans certains ouvrages traduits de
l’arabe, les substances séparées que nous appelons anges, sont nommées
Intelligences, peut-être parce que ces substances ont une activité
intellectuelle constante. Mais dans les ouvrages traduits du grec, on les
appelle Intellects ou Esprits. Et donc l’intelligence ne se distingue pas de
l’intellect comme une puissance d’une autre puissance, mais comme l’acte se
distingue de la puissance. Une division semblable a été donnée aussi par les
philosophes. Parfois, en effet, ils admettent quatre intellects : agent,
possible, à l’état d’habitus, intellect réalisé en acte. Parmi ces quatre,
l’intellect agent et l’intellect possible sont des puissances distinctes. Ainsi
distingue-t-on en toute réalité puissance active et puissance passive. Si l’on
considère les trois dernières dénominations, elles s’opposent entre elles
d’après l’état de l’intellect possible : il est parfois seulement en puissance,
et on le nomme possible ; il est parfois en acte premier, l’acte de savoir, et
alors on le nomme intellect à l’état d’habitus ; parfois enfin, il est en acte
second, ce qui est penser, et alors on le nomme intellect réalisé.
Solutions :
1. Au cas où l’on admettrait l’autorité de ce livre
on peut dire que l’intelligence désigne ici l’acte de l’intellect. Ainsi
peut-on la distinguer de l’intellect, comme l’acte de la puissance.
2. Boèce prend intelligence au sens d’acte
intellectuel qui dépasse la raison. C’est pourquoi il ajoute : " La raison
n’appartient qu’au genre humain, comme l’intelligence n’appartient qu’à Dieu.
" Car c’est le propre de Dieu de tout connaître, sans aucune espèce de
recherche.
3. Tous ces actes que le Damascène énumère
procèdent d’une seule puissance, la puissance intellectuelle. Elle saisit
d’abord quelque chose par une intuition simple, et cet acte se nomme
intelligence. Puis elle ordonne ce qu’elle a saisi à quelque autre connaissance
ou opération, et c’est l’intention. Quand elle persiste à chercher dans ce même
sens, c’est la réflexion. Quand elle examine ce qu’elle a élaboré en fonction
de principes certains, cela s’appelle savoir : c’est la phronèsis, ou sagesse,
car " il appartient à la sagesse de juger ", dit Aristote. Quand elle
tient quelque chose pour certain, parce qu’il a été examiné, elle pense à la manière
de le communiquer aux autres : et c’est la mise en ordre de la parole
intérieure, d’où procède le langage. - Et en effet toute différence dans les
actes n’entraîne pas une distinction des puissances, mais celle-là seulement
qui ne peut être ramenée au même principe, comme on l’a dit plus haut.
Article 11 —
L’intellect spéculatif et l’intellect pratique sont-ils des puissances
différentes ?
Objections :
1. La faculté de connaître et celle de mouvoir
appartiennent à des genres différents. Or l’intellect spéculatif ne fait que
connaître, et l’intellect pratique met en mouvement. Ce sont donc deux
puissances différentes.
2. Une diversité d’objets entraîne une diversité de
puissances. Or l’objet de l’intellect spéculatif est le vrai ; celui de
l’intellect pratique, le bien. Mais le vrai et le bien sont des notions
différentes, on l’a dit plus haut. Donc l’intellect spéculatif et l’intellect
pratique sont des puissances différentes.
3. Dans la partie intellectuelle de l’âme,
l’intellect pratique a le même rapport avec l’intellect spéculatif, que
l’estimative avec l’imagination dans la partie sensible. Mais ces deux
dernières se distinguent comme puissances. Et donc aussi les deux intellects.
En sens contraire,
d’après le traité De l’âme, l’intellect spéculatif
devient pratique par extension. Or une puissance ne se transforme pas en une
autre puissance. Intellect spéculatif et intellect pratique ne sont donc pas
des puissances différentes.
Réponse :
Voilà ce qu’il faut dire, et pour la raison
suivante. Un élément accidentel dans l’objet qui spécifie une puissance ne la
diversifie pas, nous l’avons déjà dit. Il est accidentel à l’objet coloré qu’il
soit un homme, qu’il soit grand ou petit ; aussi tout cela est-il saisi par la
même puissance de voir. Or, il est accidentel à un objet saisi par
l’intelligence qu’il soit ordonné à l’action ou non. Et c’est en cela que
diffèrent intellect spéculatif et intellect pratique. L’intellect spéculatif
est celui qui, lorsqu’il appréhende quelque chose, ne l’ordonne pas à l’action,
mais seulement à la contemplation de la vérité. Au contraire, l’intellect
pratique ordonne à l’action ce qu’il appréhende. C’est pourquoi le Philosophe
dit que " l’intellect spéculatif diffère du pratique par sa fin ".
Aussi l’un et l’autre sont-ils dénommés d’après leur fin : l’un spéculatif, et
l’autre pratique, c’est-à-dire opératif .
Solutions :
1. L’intellect pratique est une faculté de
mouvement, non en tant qu’il exécute le mouvement, mais en tant qu’il le
dirige. Et cela lui appartient en raison de sa façon de connaître.
2. Le vrai et le bien s’impliquent mutuellement.
Car le vrai est un bien, sans quoi il ne serait pas désirable ; et le bien est
un vrai, autrement il ne serait pas intelligible. Donc, de même que l’objet de
l’appétit peut être du vrai en tant qu’il a raison de bien, par exemple lorsque
l’on désire connaître la vérité ; de même, l’objet de l’intellect pratique est
un bien qui a raison de vrai et, comme tel, peut être ordonné à l’action. En
effet l’intellect pratique connaît la vérité, comme l’intellect spéculatif,
mais cette vérité connue, il l’ordonne à l’action.
3. Il y a beaucoup de différences d’objet qui
peuvent entraîner une distinction dans les puissances sensibles, mais qui n’ont
pas le même effet dans les puissances intellectuelles, comme on l’a dit
précédemment.
Article 12 — La
syndérèse est-elle une puissance intellectuelle ?
Objections :
1. Elle paraît être une puissance spéciale
distincte des autres. En effet, les réalités qui peuvent être comprises sous
une même division semblent appartenir au même genre. Or S. Jérôme oppose la
syndérèse à l’irascible, au concupiscible, au rationnel, qui sont des
puissances. La syndérèse en est donc une également.
2. Les opposés sont du même genre. Or syndérèse et
sensibilité semblent s’opposer ; car la syndérèse incline toujours au bien, et
la sensibilité toujours au mal. C’est pourquoi celle-ci est symbolisée par le
serpent, comme le montre S. Augustin. Il semble donc que la syndérèse soit une
puissance, comme la sensibilité.
3. S. Augustin dit que notre pouvoir naturel de
juger a " des règles et des germes de vertus, qui sont certaines et
immuables ". C’est ce que nous appelons syndérèse. Puisque les règles
immuables de notre jugement appartiennent à la partie supérieure de la raison,
la syndérèse paraît être identique à la raison. C’est donc une puissance.
En sens contraire,
" les puissances rationnelles sont capables
des contraires ", d’après Aristote. Ce n’est pas le cas de la syndérèse,
qui incline au bien seulement. La syndérèse n’est donc pas une puissance. En
effet si elle était une puissance, elle devrait être rationnelle, car on ne la
trouve pas chez les animaux.
Réponse :
La syndérèse n’est pas une puissance, mais un
habitus. Pourtant, certains l’ont considérée comme une puissance supérieure à
la raison, et d’autres ont dit que c’était la raison, non comme raison mais
comme nature. Pour comprendre qu’elle est un habitus, il faut remarquer, comme
on l’a dit plus haut, que le raisonnement humain, étant une sorte de mouvement,
procède de la simple appréhension de quelques termes, à savoir de termes
naturellement connus sans recherche rationnelle, comme d’un principe immobile ;
et qu’il s’achève également dans un acte simple de l’intellect, lorsque nous
jugeons, à l’aide de principes naturellement connus, les conclusions trouvées
en raisonnant. Mais nous le savons, de même que la raison spéculative travaille
sur des connaissances théoriques, ainsi la raison pratique s’attache-t-elle aux
vérités qui ont rapport à l’action. De même donc que nous avons naturellement
en nous des principes pour l’ordre spéculatif, il en faut aussi pour l’ordre de
l’action.
Or, les premiers principes spéculatifs qui sont
naturellement en nous n’appartiennent pas à une puissance spéciale, mais à un
habitus spécial qui est appelé " l’intelligence des principes ". De
même, les principes pratiques que nous possédons par nature ne relèvent pas
d’une puissance spéciale, mais d’un habitus naturel distinct, que nous nommons
syndérèse. C’est pourquoi l’on dit que la syndérèse incite au bien, et proteste
contre le mal, lorsque nous nous mettons, à l’aide des premiers principes
pratiques, à la recherche de ce qu’il faut faire, et que nous jugeons ce que
nous avons trouvé. Il est donc clair que la syndérèse n’est pas une puissance,
mais un habitus naturel.
Solutions :
1. Cette division de S. Jérôme se rapporte à la
distinction des actes, et non à celle des puissances. Or, des actes divers
peuvent appartenir à une même puissance.
2. De même l’opposition de la sensibilité et de la
syndérèse se rapporte à l’opposition des actes, et non à celle des espèces
différentes d’un même genre.
3. Ces raisons immuables sont les premiers
principes pratiques, au sujet desquels il n’y a jamais d’erreur. On les
attribue à la raison comme puissance, et à la syndérèse comme habitus. En
conséquence, nous jugeons naturellement par l’une et par l’autre, c’est-à-dire
par la raison et par la syndérèse.
Article 13 — La
conscience est-elle une puissance ?
Objections :
1. Pour Origène, la conscience est " l’esprit
correcteur, le pédagogue qui accompagne l’âme pour l’éloigner du mal et
l’attacher au bien ". Mais l’esprit désigne dans l’âme une certaine
puissance : soit l’âme intelligente elle-même, selon la parole de S. Paul (Ep
4, 23) : " Renouvelez l’esprit de votre âme. " Soit l’imagination :
c’est ainsi que chez S. Augustin, la vision imaginative est appelée
spirituelle. La conscience est donc une puissance.
2. Il n’y a qu’une puissance de l’âme qui puisse
être sujet du péché. Or la conscience est le sujet du péché. S. Paul dit de
certains (Ti 1, 15) : " Leur esprit même et leur conscience sont souillés.
" Il semble donc que la conscience soit une puissance.
3. La conscience ne peut être qu’un acte, un
habitus, ou une puissance. Or elle n’est pas un acte : autrement, elle ne
serait pas permanente dans l’homme. Elle n’est pas non plus un habitus : sans
quoi elle ne serait pas quelque chose de simple, mais de multiple, car nous
nous dirigeons dans l’action au moyen de nombreux habitus de connaissance. La conscience
est donc une puissance.
En sens contraire,
la conscience peut être mise de côté, mais non pas
une puissance de l’âme. La conscience n’est donc pas une puissance.
Réponse :
À proprement parler, la conscience n’est pas une
puissance, mais un acte. C’est évident d’après le nom même, et d’après les
opérations qu’on lui attribue dans le langage usuel. D’après le nom d’abord,
conscience marque le rapport d’une science avec quelque chose. En effet
conscientia signifie cum alio scientia (connaissance avec autre chose). Or
l’application d’une connaissance à quelque autre chose se réalise au moyen d’un
acte. Donc, d’après l’étymologie même, il est évident que la conscience est un
acte.
La même conclusion s’impose si l’on se réfère aux
opérations attribuées à la conscience. On dit que la conscience atteste,
oblige, incite, et encore accuse, donne du remords ou qu’elle reproche. Or tout
cela procède de l’application d’une certaine science ou connaissance qui est en
nous, à ce que nous faisons. Ce qui se réalise de trois manières. - 1. Lorsque
nous reconnaissons que nous avons accompli ou non telle action. Comme dit
l’Ecclésiaste (7, 22 Vg) : "Ta conscience sait que tu as souvent maudit
les autres. " Et dans ce sens on dit que la conscience atteste. - 2. Cette
application se fait encore, quand, par notre conscience, nous jugeons qu’il
faut accomplir ou ne pas accomplir une action. On dit alors que la conscience
incite ou oblige. - 3. Lorsque nous jugeons par la conscience que ce qui a été
fait, a été bien fait, ou non. Et alors on dit que la conscience excuse, accuse
ou reproche. Il est clair que tout cela découle de l’application actuelle de
notre connaissance à notre action. Aussi, à proprement parler, la conscience
désigne-t-elle un acte.
Mais du fait que l’habitus est le principe de
l’acte, on attribue parfois le nom de conscience au premier habitus naturel,
c’est-à-dire à la syndérèse. Ainsi fait S. Jérôme. S. Basile l’appelle "
pouvoir naturel de juger ". S. Jean Damascène dit que c’est " la loi
de notre intelligence ". On a coutume en effet de nommer la cause et
l’effet l’un par l’autre.
Solutions :
1. La conscience est appelée esprit, lorsqu’on
emploie esprit dans le sens d’âme intelligente (mens). La conscience est en
effet une sorte de décret de celle-ci.
2. On dit que la souillure est dans la conscience,
non pas comme dans son sujet, mais comme le connu est dans la connaissance ;
c’est-à-dire lorsque l’on sait qu’on est souillé.
3. Si l’acte ne demeure pas toujours dans sa
réalité propre, cependant il est toujours dans sa cause : la puissance ou
l’habitus. Or, même quand il y a plusieurs habitus à perfectionner la
conscience, ils reçoivent leur valeur d’une seule cause, qui est l’habitus des
premiers principes, ou syndérèse. De là vient que, spécialement, cet habitus
est parfois nommé conscience, comme on vient de le dire.
Il faut maintenant étudier les puissances
appétitives 1. Quatre questions sur ce sujet : 1. L’appétit en général (Q. 80).
- 2. La sensibilité (Q. 81). - 3. La volonté (Q. 82). - 4. Le libre arbitre (Q.
83).
QUESTION 80 — LES PUISSANCES APPÉTITIVES EN GÉNÉRAL
1. Doit-on faire de l’appétit une puissance
spéciale ? - 2. L’appétit doit-il être divisé en sensible et intellectuel,
comme en autant de puissances distinctes ?
Article 1 —
L’appétit est-il une puissance spéciale ?
Objections :
1. Il n’y a pas lieu d’assigner une puissance
spéciale pour ce qui est commun aux êtres animés et inanimés. Mais l’appétence
est commune aux uns et aux autres. Car le bien est " ce que toutes choses
désirent ". L’appétit n’est donc pas une puissance spéciale.
2. Les puissances se distinguent d’après les
objets. Or, c’est la même réalité que nous connaissons et que nous désirons. Il
ne doit donc pas y avoir de faculté appétitive distincte de la faculté de
connaître.
3. Ce qui est commun ne se distingue pas par
opposition à ce qui est propre. Or, toute puissance de l’âme aspire à un bien
particulier désirable, à savoir l’objet qui lui convient. Donc, par rapport à
cet objet qu’est le désirable en général, il ne faut pas distinguer de
puissance spéciale, qui serait la puissance appétitive.
En sens contraire,
le Philosophe distingue la puissance appétitive des
autres puissances. De même, S. Jean Damascène l’oppose aux facultés de
connaissance.
Réponse :
Il est nécessaire d’admettre dans l’âme une
puissance appétitive. Pour l’établir, nous devons considérer que toute forme
est suivie d’une inclination. Par exemple, le feu en vertu de sa forme tend à
monter et à engendrer un effet semblable à lui. Or, chez les êtres connaissants,
la forme est d’une perfection plus grande que chez les non-connaissants. La
forme d’un non-connaissant le détermine à un seul être qui lui est propre et
qui est son être naturel. De cette forme naturelle découle par nature une
inclination qu’on nomme appétit naturel. Chez les êtres connaissants, chacun
est déterminé dans son être propre par sa forme naturelle, mais cela n’empêche
pas qu’il reçoive les espèces des autres réalités ; ainsi le sens, les espèces
de tous les sensibles, et l’intelligence, celles de tous les intelligibles. Si
bien que l’âme humaine devient en quelque façon toutes choses, par le sens et
par l’intelligence ; en cela les êtres connaissants ressemblent, pour ainsi
dire, à Dieu, " en qui toute réalité préexiste ", selon Denys.
De même donc que les formes des êtres connaissants
ont une perfection supérieure à celle des simples formes naturelles, ainsi
faut-il que leur inclination soit supérieure à l’inclination appelée appétit
naturel. Et cette inclination supérieure appartient à la faculté appétitive de
l’âme : par elle l’animal peut tendre vers ce qu’il connaît, et non pas
seulement vers les fins auxquelles l’incline sa forme naturelle. Il est donc
nécessaire d’admettre dans l’âme une faculté appétitive.
Solutions :
1. On trouve chez les êtres doués de connaissance
une appétence supérieure à celle qui est commune à tous les êtres. Et c’est
pourquoi il faut qu’il y ait pour cela dans l’âme une puissance déterminée.
2. Ce qui est connu est une même réalité que ce qui
est désiré, mais sous une autre formalité : il est connu comme être sensible ou
intelligible, il est désiré comme bon ou convenable. Pour admettre des
puissances diverses, il faut une diversité d’objets formels, non d’objets
matériels.
3. Toute puissance de l’âme est une forme, une
nature. Elle a son inclination naturelle dans un sens donné. Aussi chacune des
puissances désire-t-elle l’objet qui lui convient par un appétit naturel. Mais
au-dessus de cela, il y a l’appétit de l’animal, consécutif à la connaissance :
il est le principe du mouvement affectif qui se porte sur un objet non parce
que convenant à telle puissance particulière, comme la vision convient à la vue
et l’audition à l’ouïe, mais parce que convenant absolument à l’animal.
Article 2 —
L’appétit sensible et l’appétit intellectuel sont-ils des puissances
différentes ?
Objections :
1. Les puissances ne se distinguent pas par des
différences accidentelles, comme on l’a dit précédemment e. Or il est
accidentel à l’objet désiré qu’il soit connu par le sens ou par l’intelligence.
Donc les appétits sensible et intellectuel ne sont pas des puissances
différentes.
2. La connaissance intellectuelle a pour objet
l’universel, et c’est ce qui la distingue de la connaissance sensible, qui a
pour objet le singulier. Or une telle distinction ne peut se rencontrer dans
l’appétit ; en effet, celui-ci étant un mouvement qui part de l’âme vers les
choses, lesquelles sont singulières, il semble que tout appétit ait le
singulier pour objet. Il n’y a donc pas à distinguer l’appétit intellectuel de
l’appétit sensible.
3. De même que l’appétit est subordonné à la
connaissance, en tant que faculté inférieure, de même la faculté motrice. Or il
n’y a pas dans l’âme de faculté motrice relative à l’intelligence autre que
celle consécutive à la connaissance sensible, et commune à tous les animaux.
Donc, pour le même motif, il n’y a pas d’autre puissance appétitive.
En sens contraire,
le Philosophe distingue deux espèces d’appétit, et
dit que le plus élevé met en mouvement l’inférieur.
Réponse :
Il faut absolument admettre que l’appétit
intellectuel est une puissance distincte de l’appétit sensible. La puissance
appétitive est une puissance passive, dont la nature est d’être mise en
mouvement par l’objet connu. Par suite, d’après Aristote, l’objet désirable
étant connu est principe du mouvement sans le recevoir, tandis que l’appétit
l’ayant reçu le donne. Les êtres passifs et mobiles se distinguent d’après la
diversité des principes actifs et moteurs ; car il faut une proportion entre le
moteur et le mobile, entre l’être actif et l’être passif, et la puissance
passive elle-même tient sa propre nature de son rapport au principe actif.
Donc, puisque l’objet connu par l’intelligence est d’un autre genre que l’objet
connu par le sens, il s’ensuit que l’appétit intellectuel est une puissance
distincte de l’appétit sensible.
Solutions :
1. Il n’est pas accidentel à l’objet désirable
d’être connu par le sens ou par l’intelligence : cela lui convient
essentiellement ; car l’objet désirable meut l’appétit en tant qu’il est connu.
Par suite, les différences dans l’objet connu causent de soi les différences
d’objet désirable. En conséquence, les puissances appétitives se distinguent
entre elles d’après les différences de ce qui est connu, comme d’après leurs
objets propres.
2. Bien que l’appétitivité intellectuelle se porte
vers des réalités qui, hors de l’âme, sont singulières, elle s’y porte
cependant sous un certain aspect universel ; par exemple elle désire une chose
parce que cette chose est bonne. Aristote dit à ce sujet qu’on peut avoir de la
haine pour un objet universel : ainsi " nous avons en haine toute l’espèce
des voleurs ". Nous pouvons également désirer par l’appétit rationnel les
biens immatériels que le sens ne perçoit pas, comme la science, la vertu, etc.
3. Il est dit dans le traité De l’âme qu’une
opinion universelle ne peut mouvoir sans l’intermédiaire d’une opinion
particulière. De même, l’appétit supérieur met en mouvement par l’intermédiaire
de l’inférieur. Et c’est pourquoi il n’y a pas de facultés motrices distinctes
pour l’intelligence et pour le sens.
1. La sensibilité est-elle uniquement de l’ordre
appétitif ? - 2. Se divise-t-elle en puissances distinctes, l’irascible et le
concupiscible ? - 3. Ces deux puissances obéissent-elles à la raison ?
Article 1 — La
sensibilité est-elle uniquement de l’ordre appétitif ?
Objections :
1. La sensibilité semble appartenir non seulement à
l’appétit, mais encore à la connaissance. S. Augustin nous dit en effet que
" le mouvement sensible de l’âme qui se porte vers les sens corporels est
commun aux hommes et aux bêtes ". Mais les sens sont des facultés
connaissantes. La sensibilité est donc une faculté de connaissance.
2. Les réalités comprises dans une seule et même
division appartiennent au même genre. Or S. Augustin oppose la sensibilité à la
raison supérieure et à la raison inférieure, qui sont de l’ordre de la
connaissance. La sensibilité fait donc partie de celle-ci.
3. La sensibilité joue le rôle du serpent dans la
tentation du premier homme. Or, le serpent a révélé et proposé le péché, ce qui
procède du pouvoir de connaître. Donc la sensibilité s’y rattache.
En sens contraire,
la sensibilité se définit comme " l’appétit
des choses concernant le corps ".
Réponse :
Le terme de " sensibilité " parait venir
de ce mouvement sensible dont parle S. Augustin, de la même façon que le nom
d’une puissance se prend de l’acte, par exemple la vue, de l’acte de voir. Le
mouvement sensible est un appétit consécutif à une connaissance sensible.
En effet, bien que l’on qualifie de mouvement
l’acte de la faculté cognitive, ce nom lui convient moins proprement qu’à
l’acte de l’appétit. Car l’opération de la faculté cognitive s’accomplit en ce
que les choses connues existent dans l’être connaissant, tandis que l’opération
de la faculté appétitive s’accomplit en ce que l’être qui désire se porte vers
la chose désirable. Et c’est pourquoi on assimile au repos l’opération de la
faculté connaissante, tandis qu’on assimile davantage au mouvement l’opération
de la faculté appétitive. Aussi le mouvement sensible est-il l’acte de la
faculté appétitive, qui s’appelle donc sensibilité.
Solutions :
1. Lorsque S. Augustin dit que le mouvement
sensible de l’âme se porte vers les sens corporels, cela ne signifie pas que
les sens appartiennent à la sensibilité, mais bien plutôt que le mouvement de
sensibilité est une sorte d’inclination vers le sensible, c’est-à-dire :
lorsque nous désirons les objets que les sens nous font connaître. Et de cette
manière les sens appartiennent à la sensibilité en ce qu’ils la précèdent.
2. La sensibilité se contre-distingue de la raison
supérieure et de la raison inférieure, en tant qu’elles se ressemblent par
l’acte de mouvoir : en effet le pouvoir de connaître auquel se rapporte la
raison et la faculté appétitive qu’est la sensibilité, ont ceci de commun
d’être l’une et l’autre le principe de l’action.
3. Le serpent a non seulement révélé et proposé le
péché, mais encore il a incliné à le commettre. C’est pour cette raison qu’il
représente la sensibilité.
Article 2 —
L’appétit sensible se divise-t-il en puissances distinctes, l’irascible et le
concupiscible ?
Objections :
1. " C’est une même faculté de l’âme qui a
pour objet les contraires, ainsi la vue a pour objet le blanc et le noire.
" Or ce qui convient et ce qui nuit sont des contraires. Du fait que le
concupiscible a pour objet ce qui convient, et l’irascible, ce qui nuit, ils ne
forment qu’une même puissance.
2. L’appétit sensible n’a pas d’autre objet que ce qui
convient dans l’ordre de la sensation. Or, c’est là l’objet du concupiscible.
Donc aucun appétit sensible n’est différent du concupiscible.
3. La haine est dans la puissance irascible. En
effet, d’après S. Jérôme : " L’irascible doit nous procurer la haine du
vice. " Or la haine, étant le contraire de l’amour, se trouve dans la
puissance concupiscible. Les deux puissances ne forment donc qu’une faculté.
En sens contraire,
S. Grégoire de Nysse et S. Jean Damascène
distinguent ces deux puissances comme des parties de l’appétit sensible.
Réponse :
L’appétit sensible est un pouvoir qu’on appelle
génériquement sensibilité, mais il se divise en deux facultés qui sont ses
espèces : l’irascible et le concupiscible. Pour en être persuadé, il faut
considérer ceci : les êtres corruptibles de la nature doivent avoir non
seulement une inclination à suivre ce qui leur convient et à fuir ce qui leur
est nuisible, mais encore une inclination à résister aux causes de corruption
et aux agents contraires qui empêchent d’acquérir ce qui convient, et apportent
ce qui est nuisible. Ainsi le feu est enclin naturellement non seulement à
s’éloigner d’un lieu inférieur, qui ne lui convient pas, et à s’élever vers le
haut, ce qui est conforme à sa nature, mais encore à s’opposer à ce qui peut le
détruire ou gêner son action. Puisque l’appétit sensible est une inclination
consécutive à la connaissance sensible, comme la tendance naturelle est une
inclination consécutive à la forme naturelle, il doit y avoir dans la partie
sensitive de l’âme deux puissances. L’une, par laquelle l’âme est directement
inclinée à rechercher ce qui lui convient dans l’ordre sensible, et à fuir ce
qui peut lui nuire, est le concupiscible. L’autre, par laquelle l’animal
résiste aux attaques des choses qui l’empêchent d’atteindre ce qui convient et
lui causent du dommage, est l’irascible. En conséquence, on dit que son objet
est : ce qui est ardu ; car il tend à surmonter les obstacles et à les dominer.
On ne peut ramener ces deux inclinations à un même
principe ; car il arrive que l’âme s’occupe des choses pénibles, contre
l’inclination du concupiscible, afin de suivre celle de l’irascible qui est de
lutter contre les obstacles.
D’où l’opposition entre passions de l’irascible et
celles du concupiscible ; ainsi, lorsque la convoitise s’allume, la colère
diminue, et réciproquement dans la plupart des cas.
Cela montre encore que l’irascible est une sorte de
combattant et de protecteur du concupiscible ; il insurge contre les obstacles
aux choses agréables que désire le concupiscible, et contre les causes de
dommage que ce dernier veut fuir. Par suite, toutes les passions de l’irascible
naissent des passions du concupiscible, et se terminent en elles. La colère,
par exemple, naît d’une tristesse infligée au sujet, et lorsqu’elle l’en a
délivré, elle prend fin dans un sentiment de joie. Autre conséquence : les
animaux combattent pour ce qu’ils désirent, à savoir la nourriture et les
jouissances sexuelles, selon Aristote.
Solutions :
1. Le concupiscible a pour objet à la fois ce qui
convient et ce qui ne convient pas. Mais l’irascible est là pour résister aux
inconvénients qui passent à l’attaque.
2. De même que les facultés sensibles de
connaissance comprennent une faculté " estimative " chargée de
percevoir des modalités qui n’impressionnent pas les sens, comme on l’a vu plus
haut, de même l’appétit sensible possède une faculté dont l’objet n’est pas ce
qui convient comme délectable au sens, mais comme utile au vivant pour sa
défense : et cette faculté, c’est l’irascible.
3. La haine appartient de soi au concupiscible mais
en raison de la lutte quelle provoque, elle peut relever de l’irascible.
Article 3 —
L’irascible et le concupiscible obéissent-ils à la raison ?
Objections :
1. Ces deux facultés font partie de la sensibilité.
Or celle-ci n’obéit pas à la raison : aussi est-elle symbolisée par le serpent,
d’après S. Augustin. Donc l’irascible et le concupiscible n’obéissent pas à la
raison.
2. Quand on obéit à quelqu’un, on ne lutte pas
contre lui. Or l’irascible et le concupiscible luttent contre la raison. Comme
dit S. Paul (Rm 7, 23) : " je vois dans mes membres une autre loi qui
s’oppose à celle de mon esprit. " Irascible et concupiscible ne sont donc
pas soumis à la raison.
3. Comme la faculté appétitive, la faculté sensible
est inférieure à la raison. Or le sens n’obéit pas à la raison : nous
n’entendons pas quand nous le voulons. Semblablement, les facultés de l’appétit
sensible ne lui obéissent pas.
En sens contraire,
selon S. Jean Damascène " ce qui obéit à la raison
et se laisse persuader par elle se divise en convoitise et colère ".
Réponse :
Irascible et concupiscible obéissent à la partie
supérieure de l’âme, qui comprend raison et volonté, de deux manières,
c’est-à-dire quant à la raison et quant à la volonté. Ils obéissent à la raison
dans leur activité même. En voici le motif : l’appétit sensible chez les
animaux reçoit naturellement son mouvement de l’estimative ; par exemple, la
brebis a peur parce qu’elle estime le loup son ennemi. Au lieu de l’estimative,
il y a chez l’homme, nous l’avons déjà dit , la cogitative, que certains
philosophes nomment raison particulière, parce qu’elle opère des synthèses de
représentations individuelles. Aussi l’appétit sensible de l’homme est-il, par
nature, mis en mouvement par elle. Mais la raison particulière reçoit
naturellement, chez l’homme, son mouvement et sa direction de la raison
universelle ; c’est pourquoi, dans le raisonnement syllogistique, on tire de
propositions universelles des conclusions particulières. Il s’ensuit évidemment
que la raison universelle commande à l’appétit sensible qui se divise en
concupiscible et irascible, et que cet appétit lui obéit. Mais la déduction qui
va de principes universels à des conclusions particulières n’est pas l’œuvre de
l’intelligence intuitive, mais de la raison. Donc ces deux puissances sensibles
obéissent plutôt à la raison qu’à l’intelligence. Chacun peut l’éprouver en
soi-même : on peut apaiser la colère, la crainte, etc., ou aussi les exciter, à
l’aide de considérations d’ordre universel.
L’appétit sensible est soumis à la volonté, dans
l’exécution qui s’accomplit au moyen de la faculté motrice. Chez les autres
animaux, en effet, le mouvement suit immédiatement l’état affectif ; ainsi la
brebis qui a peur du loup s’enfuit aussitôt. Car il n’y a pas chez eux
d’appétit supérieur qui s’y oppose. Mais l’homme ne suit pas aussitôt le
mouvement de l’appétit, que ce soit l’irascible ou le concupiscible. Il attend
le commandement de l’appétit supérieur, la volonté. En effet, quand des
puissances motrices sont ordonnées l’une à l’autre, la seconde n’imprime de
mouvement qu’en vertu de la première ; aussi l’appétit inférieur ne peut-il
mouvoir que si l’appétit supérieur y consent. C’est ce que veut dire Aristote :
l’appétit supérieur met en mouvement l’appétit inférieur, comme une sphère
céleste en meut une autre. De cette façon donc, l’irascible et le concupiscible
obéissent à la raison.
Solutions :
1. La sensibilité est symbolisée par le serpent
d’après ce qui lui convient en propre comme pouvoir sensible. Irascible et
concupiscible désignent plutôt l’affectivité sensible par rapport à son
activité à laquelle la raison l’engage.
2. Comme dit Aristote " Il faut considérer
dans cet animal qu’est l’homme, un pouvoir despotique et un pouvoir politique ;
l’âme domine le corps par un pouvoir despotique ; l’intellect domine
l’affectivité par un pouvoir politique et royal. " Le pouvoir despotique
est celui par lequel quelqu’un commande à des esclaves qui n’ont pas la faculté
de résister à l’ordre du chef, car ils n’ont rien à eux. Le pouvoir politique
et royal est celui par lequel en commande à des hommes libres qui, bien que
soumis à l’autorité du chef, ont cependant quelque pouvoir propre qui leur
permet de résister à ses ordres.
Ainsi donc, l’âme domine le corps par un pouvoir
despotique ; car les membres du corps ne peuvent aucunement résister à son
commandement, mais, suivant son appétit, la main, le pied, et tout membre qui
peut recevoir naturellement une impulsion de la volonté, se meuvent aussitôt.
Mais on dit que l’intelligence, c’est-à-dire la raison, commande à l’irascible
et au concupiscible par un pouvoir politique, car l’affectivité sensible a un
pouvoir propre qui lui permet de résister au commandement de la raison.
L’appétit sensible, en effet, peut entrer naturellement en action sous
l’impulsion non seulement de l’estimative chez les animaux, et, chez l’homme,
de la cogitative que la raison universelle dirige, mais encore sous celle de
l’imagination et des sens. Nous savons par expérience que l’irascible et le
concupiscible s’opposent à la raison, quand nous sentons ou imaginons une chose
agréable que la raison interdit, ou une chose attristante que la raison
prescrit. Ainsi, le fait que ces deux facultés s’opposent parfois à la raison
n’empêche pas qu’elles lui obéissent.
3. Les sens externes ont besoin, pour agir, des
objets sensibles du dehors qui les impressionnent, et sur la présence desquels
la raison n’a pas de prise. Mais les facultés internes, tant dans l’ordre de
l’appétit que de la connaissance, n’ont pas besoin des réalités extérieures.
C’est pourquoi elles sont soumises au commandement de la raison qui peut non
seulement exciter ou apaiser les états affectifs, mais encore former des
schèmes dans l’imagination.
1. La volonté désire-t-elle quelque chose de façon
nécessaire ? - 2. Désire-t-elle toutes choses de façon nécessaire ? - 3.
Est-elle une puissance supérieure à l’intelligence ? - 4. La volonté meut-elle
l’intelligence ? - 5. Se divise-t-elle en irascible et concupiscible ?
Article 1 — La
volonté désire-t-elle quelque chose de façon nécessaire ?
Objections :
1. Pour S. Augustin, ce qui est nécessaire ne peut
pas être volontaire. Or, tout mouvement de la volonté est volontaire. Donc rien
de ce que désire la volonté n’est désiré de façon nécessaire.
2. D’après Aristote, les facultés rationnelles sont
capables des contraires. Or la volonté est une faculté rationnelle, puisqu’il
est dit au traité De l’Âme : " La volonté est dans la raison. " La
volonté est donc capable des contraires, et en conséquence n’est déterminée à
rien de façon nécessaire.
3. Par la volonté nous sommes maîtres de nos actes.
Mais nous ne sommes pas maîtres de ce qui existe nécessairement. L’acte de la
volonté ne peut donc être nécessaire.
En sens contraire,
S. Augustin affirme que " tous, d’une même
volonté, désirent la béatitude ". Si ce désir n’était pas nécessaire, mais
contingent, il manquerait au moins chez quelques-uns. Donc la volonté désire
quelque chose de façon nécessaire.
Réponse :
" Nécessité " a plusieurs sens. De façon
générale, le nécessaire est " ce qui ne peut pas ne pas être ". Mais
cela peut convenir à un être d’abord en raison d’un principe intrinsèque ; soit
d’un principe matériel, comme lorsque l’on dit que tout composé de contraires
doit nécessairement se corrompre ; soit d’un principe formel, comme lorsque
l’on dit nécessaire que les trois angles d’un triangle soient égaux à deux
droits. Et cela est la nécessité naturelle et absolue. Il peut ensuite convenir
à un être de ne pouvoir pas ne pas être en raison d’un principe extrinsèque,
cause finale ou efficiente. Par rapport à la fin, cela arrive quand un être ne
peut atteindre sa fin, ou l’atteindre convenablement sans ce principe ; par
exemple, la nourriture est nécessaire à la vie, le cheval au voyage. Cela
s’appelle nécessité de la fin, ou parfois encore l’utilité. Par rapport à la
cause efficiente, la nécessité se rencontre quand un être se trouve contraint
par un agent de telle sorte qu’il ne puisse pas faire le contraire. C’est la
nécessité de contrainte.
Cette dernière nécessité répugne tout à fait à la
volonté. Car nous appelons violent ce qui est contraire à l’inclination
naturelle d’un être. Or, le mouvement volontaire est une certaine inclination
vers un objet. Par suite, comme on appelle naturel ce qui est conforme à
l’inclination de la nature, ainsi appelle-t-on volontaire ce qui est conforme à
l’inclination de la volonté. Or, il est impossible qu’un acte soit à la fois
violent et naturel ; il est donc également impossible qu’un acte soit
absolument contraint ou violent, et en même temps volontaire.
Mais la nécessité venue de la fin ne répugne pas à
la volonté, lorsqu’elle ne peut atteindre cette fin que par un seul moyen ;
ainsi lorsqu’on a la volonté de traverser la mer, il est nécessaire à la
volonté qu’elle veuille prendre le bateau.
De même pour la nécessité de nature. Il faut même
dire qu’il doit en être ainsi ; de même que l’intelligence adhère
nécessairement aux premiers principes, de même la volonté adhère nécessairement
à la fin dernière, qui est le bonheur. Car la fin a le même rôle dans l’ordre
pratique que le principe dans l’ordre spéculatifs. Il faut en effet que ce qui
convient naturellement et immuablement à quelque chose soit le fondement et le
principe de tout ce qui en dérive ; car la nature est le premier principe en
tout être, et tout mouvement procède de quelque chose d’immuable.
Solutions :
1. L’expression de S. Augustin doit se comprendre
du nécessaire par nécessité de contrainte. La nécessité de nature " n’ôte
pas la liberté ", comme il le dit lui-même dans le même ouvrage.
2. Que la volonté veuille quelque chose
naturellement, cela se rapporte plutôt à l’intelligence des premiers principes
qu’à la raison, qui est capable des contraires. Sous cet aspect, c’est une
puissance intellectuelle plutôt que rationnelle.
3. Nous sommes maîtres de nos actes en tant que
nous pouvons choisir ceci ou cela. Le choix ne porte pas sur la fin, il porte
sur les moyens. En conséquence, le désir de la fin dernière ne fait pas partie
des actes dont nous sommes maîtres.
Article 2 — La
volonté désire-t-elle toutes choses de façon nécessaire ?
Objections :
1. Denys dit que " le mal est étranger à la
volonté ". Celle-ci tend donc nécessairement au bien qui lui est proposé.
2. L’objet de la volonté est avec elle dans le
rapport du moteur au mobile. Or le mouvement du mobile suit nécessairement à
l’impulsion du moteur. Les objets de la volonté la meuvent donc nécessairement.
3. De même que ce qui est connu par le sens est
objet de l’appétit sensible, ainsi ce qui est connu par l’intelligence est
objet de l’appétit intellectuel, ou volonté. Mais l’objet connu par le sens
meut nécessairement l’appétit sensible : selon S. Augustin, " les animaux
sont entraînés par ce qu’ils voient ". Il semble donc que l’objet connu
par l’intelligence meuve nécessairement la volonté.
En sens contraire,
S. Augustin dit que la volonté est la faculté par
laquelle " on pèche, ou l’on vit selon la justice ". Et ainsi, elle est
capable des contraires. Elle ne veut donc pas de façon nécessaire tout ce
qu’elle veut.
Réponse :
Voici comment on peut prouver une telle
proposition. De même que l’intelligence adhère nécessairement et naturellement
aux premiers principes, ainsi la volonté à la fin dernière, comme on vient de
le dire. Or il y a des vérités qui n’ont pas de relation nécessaire aux
premiers principes, comme les propositions contingentes, dont la négation
n’implique pas la négation de ces principes. A de telles vérités l’intelligence
ne donne pas nécessairement son assentiment. Mais il est des propositions
nécessaires qui ont cette relation nécessaire : comme les conclusions
démonstratives dont la négation entraîne celle des principes. A celles-ci
l’intelligence assentit nécessairement, lorsqu’elle a reconnu par démonstration
la connexion des conclusions avec les principes. Faute de quoi, l’assentiment
n’est pas rendu nécessaire.
Il en va de même pour la volonté. Il y a des biens
particuliers qui n’ont pas de relation nécessaire au bonheur, parce qu’on peut
être heureux sans eux. A de tels biens la volonté n’adhère pas de façon
nécessaire. Mais il y a d’autres biens qui impliquent cette relation ; ce sont
ceux par lesquels l’homme adhère à Dieu, en qui seul se trouve la vraie
béatitude. Toutefois, avant que cette connexion soit démontrée nécessaire par
la certitude que donne la vision divine, la volonté n’adhère nécessairement ni
à Dieu ni aux biens qui s’y rapportent. Mais la volonté de celui qui voit Dieu
dans son essence adhère nécessairement à Dieu, de la même manière que
maintenant nous voulons nécessairement être heureux. Il est donc évident que la
volonté ne veut pas de façon nécessaire tout ce qu’elle veut.
Solutions :
1. La volonté ne peut tendre à aucun objet, sinon sous
la raison de bien. Mais comme il y a une multitude de biens, la volonté n’est
pas déterminée nécessairement à un seul.
2. La cause motrice produit nécessairement le
mouvement dans le mobile, lorsque la force de cette cause surpasse de telle
sorte le mobile que toute la capacité d’agir de celui-ci est soumise à la
cause. Mais la capacité de la volonté, s’étendant au bien universel et parfait,
ne peut être entièrement subordonnée à aucun bien particulier. Aussi n’est-elle
pas mise en action par lui de façon nécessaire.
3. Le sens n’opère pas, comme la raison, des
synthèses de divers objets, mais il en saisit de façon absolue un seul. Par
suite, il meut vers cet objet unique l’appétit sensible, avec déterminisme.
Mais la raison peut comparer plusieurs objets, et c’est pourquoi l’appétit
intellectuel qui est la volonté, peut être sollicité par eux, et non pas par un
seul de façon nécessaire.
Article 3 — La
volonté est-elle une puissance supérieure à l’intelligence ?
Objections :
l. La volonté paraît supérieure : car le bien et la
fin sont les objets de la volonté. Or la fin est la première et la plus élevée
des causes. La volonté est donc la première et la plus élevée des puissances.
2. On constate que les êtres de la nature
progressent de l’imparfait au parfait. Et cela se remarque également dans les
puissances de l’âme. Ainsi il y a progrès du sens à l’intellect, qui est
supérieur. Mais il y a un progrès naturel de l’acte intellectuel à l’acte
volontaire. La volonté est donc une puissance plus parfaite et plus élevée que
l’intelligence.
3. Les habitus sont avec les puissances dans le
rapport de la perfection à ce qui est perfectible. Mais l’habitus qui
perfectionne la volonté, c’est-à-dire la charité, est supérieur à l’habitus qui
perfectionne l’intelligence. S. Paul dit en effet (1 Co 13,2) : " Quand je
connaîtrais tous les mystères, quand j’aurais la plénitude de la foi, si je ne
possède pas la charité, je ne suis rien. " La volonté est donc une
puissance supérieure à l’intelligence.
En sens contraire,
Aristote fait de l’intelligence la plus élevée des
puissances de l’âme.
Réponse :
La supériorité d’une chose sur une autre peut être
considérée soit absolument, soit sous un certain rapport. Une chose est telle
absolument, quand elle l’est par elle-même, et elle est telle relativement,
quand elle l’est par rapport à une autre. Si l’intelligence et la volonté sont
considérées en elles-mêmes, l’intelligence est la faculté la plus élevée. On
peut l’établir en comparant les objets de ces deux puissances. Celui de l’intelligence
est plus simple et plus absolu que celui de la volonté. En effet, l’objet de
l’intelligence, c’est la raison même du bien en tant que bien, et le bien
désirable dont l’idée est dans l’intelligence est l’objet de la volonté. Or,
plus un être est simple et abstrait, plus il est en soi-même noble et élevé. Et
c’est pourquoi l’objet de l’intelligence est plus élevé que celui de la
volonté. Mais, puisque la nature propre d’une puissance dépend de son rapport à
l’objet, il s’ensuit que l’intelligence, de soi et absolument, est une
puissance plus élevée et plus noble que la volonté.
Relativement cependant, et par comparaison à autre
chose il peut arriver que la volonté soit supérieure à l’intelligence, dans le
cas où l’objet de la volonté se trouve dans une réalité plus élevée que celui
de l’intelligence. C’est comme si je disais que l’ouïe est sous un certain
rapport plus noble que la vue, parce que la chose qui produit le son est d’une
plus grande perfection qu’une autre chose qui serait colorée, bien que la
couleur soit plus noble et plus simple que le son. - On l’a déjà dit’, l’action
de l’intelligence consiste en ce que la raison même de la chose est dans l’être
qui pense ; au contraire, l’acte de la volonté s’accomplit en ce qu’elle se
porte vers la chose telle qu’elle est en elle-même. C’est ce qui fait dire à
Aristote 1 que " le bien et le mal ", objets de la volonté, "
sont dans les choses, et que le vrai et le faux ", objets de
l’intelligence, " sont dans l’esprit ". Donc, quand la réalité où se
trouve le bien est plus élevée que l’âme même où se trouve l’idée de cette
réalité, la volonté est supérieure à l’intelligence, par rapport à cette
réalité. Mais quand la réalité est inférieure à l’âme, alors sous ce rapport
l’intelligence est supérieure à la volonté. C’est pourquoi il est mieux d’aimer
Dieu que de le connaître ; et inversement il vaut mieux connaître les choses
matérielles que les aimer. Toutefois, absolument parlant, l’intelligence est
plus noble que la volonté.
Solutions :
1. La relation de cause s’établit par comparaison
entre un terme et un autre, et dans une telle comparaison, c’est la raison de
bien qui se trouve être la plus élevée. Mais le vrai a une signification plus
absolue, et il enveloppe la raison même de bien. Aussi le bien est-il un
certain vrai. Mais réciproquement le vrai lui-même est un certain bien, pour
autant que l’intelligence est une réalité, et que le vrai est sa fin. Or, parmi
les autres fins, celle-ci est la plus excellente, de même que l’intelligence
parmi les autres puissances.
2. Ce qui est antérieur dans l’ordre de la
génération et du temps est moins parfait ; car dans un seul et même être, la
puissance précède l’acte dans le temps et l’état imparfait d’une chose précède
son état parfait. Mais ce qui est purement et simplement premier selon l’ordre
de la nature, est plus parfait : c’est dans ce sens qu’on parle de la priorité
de l’acte sur la puissance. Et sous ce rapport l’intelligence est antérieure à
la volonté comme la cause du mouvement l’est au mobile, et le principe actif au
principe passif ; en effet, le bien connu par l’intelligence met en mouvement
la volonté.
3. Cet argument considère la volonté par rapport à
ce qui est supérieur à l’âme. La vertu de charité est en effet la vertu par
laquelle nous aimons Dieu.
Article 4 — La
volonté meut-elle l’intelligence ?
Objections :
1. Il semble que non, parce que la cause motrice
est supérieure et antérieure au mobile. Car la cause motrice, c’est l’être qui
agit, et l’être qui agit est plus noble que celui qui pâtit, comme disent S.
Augustin et Aristote. Or on vient de dire que Inintelligence est antérieure et
supérieure à la volonté. La volonté ne meut donc pas l’intelligence.
2. Le moteur n’est pas mû par le mobile, si ce
n’est peut-être par accident. Or l’intelligence meut la volonté ; car l’objet
désirable connu par l’intelligence est moteur, mais non mobile. Or l’appétit
est à la fois l’un et l’autre. L’intelligence n’est donc pas mue par la
volonté.
3. Nous ne pouvons rien vouloir qui n’ait été saisi
par l’intelligence. Si, donc la volonté meut l’intellect à son acte en voulant
cet acte, il faudra encore qu’un acte d’intelligence précède ce vouloir, et un
autre vouloir cet acte d’intelligence et ainsi à l’infini, ce qui est
impossible. La volonté ne meut donc pas l’intelligence.
En sens contraire,
le Damascène dit : " Il est en nous de
connaître ou de ne pas connaître quelque art que ce soit. " Ce n’est en
nous que par la volonté. Or c’est par l’intelligence que nous connaissons les
arts. Donc la volonté meut l’intelligence.
Réponse :
Il y a deux manières de causer le mouvement. La
première comme le fait une fin : on dit en effet que la cause finale meut la
cause efficiente. C’est ainsi que l’intelligence meut la volonté ; car le bien
connu est l’objet de la volonté, et la meut à titre de fin. - La seconde
manière de mouvoir est celle de l’agent ; de même que le principe d’altération
meut ce qui est altéré, le principe d’impulsion meut ce qui est mis en branle.
Et c’est ainsi que la volonté meut l’intelligence,
et toutes les facultés de l’âme, comme dit S. Anselme. En voici le motif : dans
une série ordonnée de puissances actives, la puissance qui tend à une fin
universelle meut les puissances qui ont pour objet des fins particulières. Cela
se constate dans la nature et dans la vie sociale. Le ciel, dont l’action tend
à conserver l’universalité des êtres susceptibles de génération et de
corruption, met en mouvement tous les corps inférieurs, qui, chacun dans son
ordre, tendent à la conservation de leur espèce, ou même de leur individu.
Pareillement, le roi, qui a pour but le bien commun de tout le royaume, meut
par son commandement chacun des gouverneurs de villes, lesquels sont chargés du
gouvernement d’une ville en particulier. Or l’objet de la volonté est le bien
et la fin pris en général. Chacune des autres puissances a rapport à un bien
propre qui lui convient, par exemple, la vue tend à percevoir la couleur,
l’intelligence à connaître la vérité. Et c’est pourquoi la volonté, à la
manière d’une cause efficiente, met en activité toutes les facultés de l’âme, à
l’exception des puissances végétatives, qui ne sont pas soumises à notre
décision.
Solutions :
1. On peut considérer l’intelligence sous deux
aspects : 1° en tant qu’elle connaît l’être et le vrai universel, et 2° en tant
qu’elle est une certaine réalité, une puissance déterminée qui possède un acte
déterminé. La volonté peut aussi être considérée sous deux aspects : 1° par
rapport à l’universalité de son objet, c’est-à-dire en tant qu’elle désire le
bien universel, et 2° comme puissance déterminée de l’âme ayant un acte
déterminé. Donc, si l’on compare l’intelligence et la volonté sous le rapport
de l’universalité de leurs objets respectifs, l’intelligence est, comme nous
l’avons dit, plus élevée et plus noble, absolument parlant, que la volonté.
Mais, si l’on considère l’intelligence sous le rapport de l’universalité de son
objet, et la volonté comme une puissance déterminée, l’intelligence est encore
supérieure à la volonté ; car, dans la raison d’être et de vrai que saisit
l’intelligence, est comprise la volonté elle-même, son acte et son objet. Par
suite, l’intelligence connaît la volonté, son acte et son objet, de même que
les autres intelligibles, la pierre, le bois, qui sont compris sous la raison universelle
d’être et de vrai. Mais, si l’on considère la volonté sous le rapport de
l’universalité de son objet, qui est le bien, et l’intelligence au contraire
comme une certaine réalité, une puissance spéciale, alors sont compris sous la
raison universelle de bien, comme autant de biens particuliers, et
l’intelligence, et son acte et son objet qui est le vrai, car chacun d’eux est
un bien particulier. À cet égard, la volonté est supérieure à l’intelligence et
peut la mettre en mouvement.
Par là, on peut voir pourquoi ces deux puissances
s’incluent l’une l’autre lorsqu’elles agissent, car l’intelligence perçoit que
la volonté veut, et la volonté veut que l’intelligence pense. Par une raison
semblable, le bien est inclus dans le vrai, en tant qu’il est un certain vrai
saisi par l’intelligence, et le vrai est inclus dans le bien, en tant qu’il est
un certain bien désiré.
2. L’intelligence meut la volonté d’une autre
manière que la volonté meut l’intelligence, comme on vient de le dire.
3. Il n’est pas besoin d’aller à l’infini ; mais on
s’arrête à l’intelligence, comme étant à l’origine. Car tout mouvement de
volonté est nécessairement précédé par une appréhension, alors que toute
appréhension n’est pas précédée par un mouvement volontaire. Cependant le
principe originel de la délibération et de l’intellection est un principe plus
élevé que notre intelligence, c’est Dieu, comme le dit Aristote lui-même . Et
de cette façon, il prouve qu’il n’est pas besoin d’aller à l’infini.
Article 5 —
Faut-il distinguer dans l’appétit supérieur l’irascible et le concupiscible ?
Objections :
1. " Concupiscible " vient de
concupiscere (désirer), et " irascible " d’irasci (se mettre en
colère). Or, il est des désirs qui ne peuvent appartenir à l’appétit sensible,
mais seulement à l’appétit intellectuel ou volonté ; ainsi, " le désir de
la sagesse (Sg 6,21) conduit au royaume éternel ". De même, il y a
certaine colère qui relève non de l’appétit sensible, mais de l’appétit
intellectuel, par exemple quand nous nous mettons en colère contre les vices.
Ainsi S. Jérôme, nous engage à avoir la haine des vices dans notre faculté
d’irascible. Il faut donc distinguer deux puissances dans l’appétit supérieur
comme dans l’appétit sensible.
2. Selon l’enseignement commun, la charité est dans
le concupiscible, l’espérance dans l’irascible. Or, elles ne peuvent se trouver
dans l’appétit sensible, puisque leurs objets ne sont pas de l’ordre du sens,
mais de l’ordre de l’intelligence. Donc il faut admettre de l’irascible et du
concupiscible dans la partie intellectuelle de l’âme.
3. Au livre De l’esprit et de l’Âme, il est dit que
" l’âme possède ces puissances ", (c’est-à-dire l’irascible, le
concupiscible et la raison) avant d’être unie au corps. Or, aucune puissance de
la partie sensible n’appartient à l’âme seule, mais au composé d’âme et de
corps, on l’a établi plus haut u. Il y a donc irascible et concupiscible dans
la volonté, qui est l’appétit intellectuel.
En sens contraire,
S. Grégoire de Nysse dit que la partie
irrationnelle de l’âme se divise en concupiscible et irascible. De même, S.
Jean Damascène. Et Aristote : " La volonté est dans la raison ; dans la
partie irrationnelle de l’âme, la concupiscence et la colère, ou encore le
désir et l’audace ".
Réponse :
Irascible et concupiscible ne sont pas des parties
de l’appétit intellectuel, ou volonté. Car, d’après nos conclusions
précédentes, une puissance qui est ordonnée à un objet considéré sous un point
de vue universel ne se divise pas d’après les différences d’espèce contenues
sous cet universel. Ainsi la vue considère ce qui est visible sous la raison de
coloré, et l’on ne distingue pas plusieurs puissances de voir d’après les
diverses espèces de couleurs. S’il y avait une puissance qui eût pour objet le
blanc comme blanc et non comme coloré, elle se distinguerait de la puissance
qui aurait pour objet le noir comme noir.
Or l’appétit sensible n’envisage pas la raison
universelle de bien ; car le sens ne perçoit pas non plus l’universel. C’est
pourquoi l’appétit sensible se divise en parties d’après les diverses raisons
de biens particuliers. Le concupiscible a pour objet le bien, en tant que
celui-ci est agréable au sens et qu’il convient à la nature du sujet.
L’irascible a pour objet le bien, en tant que celui-ci repousse et combat ce
qui est nuisible. - Mais la volonté envisage le bien sous la raison universelle
de bien. C’est pourquoi il n’y a pas à distinguer en elle, qui est l’appétit
intellectuel, des puissances diverses telles que l’irascible et le
concupiscible, de la même manière qu’on ne distingue pas dans l’intelligence
plusieurs facultés de connaissance, alors qu’on le fait pour le sens.
Solutions :
1. L’amour, le désir, et les autres états affectifs
peuvent se comprendre de deux façons. Parfois, comme des passions, c’est-à-dire
des états qui proviennent d’une certaine perturbation de l’âme. C’est le sens
habituel, et alors on ne les trouve que dans l’appétit sensible. - D’autres
fois, ils signifient un simple état affectif, sans passion ou trouble de l’âme.
En ce sens, ils sont des actes de la volonté. Et alors on peut les attribuer
même aux anges et à Dieu. Or, dans ce cas, ils n’appartiennent pas à des
puissances diverses, mais à une seule, qui est la volonté.
2. La volonté peut être appelée irascible, pour
autant qu’elle veut combattre le mal non par une impulsion passionnelle, mais
par un jugement de raison. De même, on peut l’appeler concupiscible, en tant
qu’elle désire le bien. C’est ainsi que la charité est dans le concupiscible,
et l’espérance dans l’irascible, c’est-à-dire dans la volonté pour autant
qu’elle a rapport à des actes de cette sorte.
3. C’est encore ainsi qu’on peut interpréter
l’expression du traité De l’esprit et de l’âme, à savoir que l’irascible et le
concupiscible se trouvent dans l’âme avant son union au corps (pourvu qu’on le
comprenne d’un ordre de nature et non d’un ordre temporel). Toutefois il n’est
pas nécessaire d’accorder du crédit à cet ouvrage. Ce qui résout la troisième
objection.
QUESTION 83 — LE LIBRE ARBITRE
1. L’homme est-il doué de libre arbitre ? - 2.
Qu’est-ce que le libre arbitre : un acte, une puissance ou un habitus ? - 3. Si
c’est une puissance, est-elle de l’ordre de l’appétit ou de la connaissance ? -
4. Si elle est de l’ordre de l’appétit, est-elle la même puissance que la
volonté, ou une autre ?
Article 1 —
L’homme est-il doué de libre arbitre ?
Objections :
1. Il semble que l’homme n’ait pas le libre
arbitre. Car celui qui a le libre arbitre fait ce qu’il veut. Or l’homme ne
fait pas ce qu’il veut. S. Paul dit en effet (Rm 7,19) : " je ne fais pas
le bien que je veux, et je fais le mal que je hais. " L’homme n’a donc pas
le libre arbitre.
2. Qui possède le libre arbitre peut vouloir et ne
pas vouloir, agir et ne pas agir. Mais cela n’appartient pas à l’homme. Selon
S. Paul (Rm 9,16), ni vouloir n’appartient à celui qui veut, ni courir à celui
qui court. L’homme n’a donc pas le libre arbitre.
3. " Est libre ce qui est cause de soi ",
dit Aristote. Ce qui reçoit son mouvement d’un autre, n’est pas libre. Or Dieu
met en mouvement la volonté d’après le livre des Proverbes (2 1, 1) : " Le
cœur du roi est dans la main du Seigneur qui le tourne dans le sens qu’il veut.
" Et S. Paul (Ph 2, 13) : " C’est Dieu qui opère en nous le vouloir
et l’agir ". L’homme n’a donc pas le libre arbitre.
4. Quiconque est libre, est maître de ses actes.
Mais l’homme ne l’est pas. Il est écrit (Jr 10, 23) : " La voie de l’homme
n’est pas en son pouvoir, il n’appartient pas à l’homme de diriger ses pas
". L’homme n’est donc pas libre.
5. " Tel est un être, telle lui paraît sa fin
", dit le Philosophe. Mais il n’est pas en notre pouvoir d’être de telle
ou telle façon ; cela nous est donné par la nature. Il nous est donc naturel de
suivre une fin déterminée. Nous ne l’atteignons donc pas librement.
En sens contraire,
selon l’Ecclésiastique (1 5, 14) : " Dieu a
créé l’homme au commencement, et il l’a laissé au pouvoir de son conseil
", c’est-à-dire " de son libre arbitre ", dit la Glose.
Réponse :
L’homme possède le libre arbitre, ou alors les
conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les récompenses
et les châtiments seraient vains. - Pour établir la preuve de la liberté,
considérons d’abord que certains êtres agissent sans aucun jugement, comme la
pierre qui tombe vers le bas, et tous les êtres qui n’ont pas la connaissance.
- D’autres êtres agissent d’après un certain jugement, mais qui n’est pas
libre. Ainsi les animaux, telle la brebis qui, voyant le loup, juge qu’il faut
le fuir ; c’est un jugement naturel, non pas libre, car elle ne juge pas en
rassemblant des données, mais par un instinct naturel. Et il en va de même pour
tous les jugements des animaux. - Mais l’homme agit d’après un jugement ; car,
par sa faculté de connaissance, il juge qu’il faut fuir quelque chose ou le
poursuivre. Cependant ce jugement n’est pas l’effet d’un instinct naturel
s’appliquant à une action particulière, mais d’un rapprochement de données
opéré par la raison ; c’est pourquoi l’homme agit selon un jugement libre, car
il a la faculté de se porter à divers objets. En effet, dans le domaine du
contingent, la raison peut suivre des directions opposées, comme on le voit
dans les syllogismes dialectiques et les arguments de la rhétorique. Or, les
actions particulières sont contingentes ; par suite le jugement rationnel qui
porte sur elles peut aller dans un sens ou dans un autre, et n’est pas
déterminé à une seule chose. En conséquence, il est nécessaire que l’homme ait
le libre arbitre, par le fait même qu’il est doué de raison.
Solutions :
1. Bien que l’appétit sensible obéisse à la raison,
comme on l’a dit c, il peut cependant en certains cas lui résister, en désirant
quelque chose contre son ordre. Tel est donc le bien que l’homme ne fait pas,
alors même qu’il le veut, et qui est " ne pas désirer contre la raison
", selon la glose d’Augustin sur ce passage.
2. Il ne faut pas comprendre ce texte de S. Paul en
ce sens que l’homme ne pourrait vouloir ou courir librement, mais en ce sens
que le libre arbitre n’y suffit pas s’il ne reçoit l’impulsion et l’aide de
Dieu.
3. Le libre arbitre est cause de son mouvement. Par
le libre arbitre, en effet, l’homme se meut lui-même à l’action. Il n’est
cependant pas indispensable à la liberté que ce qui est libre soit la cause
première de soi-même ; pas plus qu’il n’est requis, pour être la cause de
quelque chose, d’en être la cause première. C’est Dieu qui est la cause
première, donnant le mouvement aux causes naturelles et aux causes volontaires.
Et de même qu’en mettant en mouvement les causes naturelles il n’empêche pas
leurs actes d’être naturels, ainsi en mettant en mouvement les causes
volontaires, il n’ôte pas à leurs actes leur modalité volontaire, mais bien
plutôt il la réalise en eux ; car Dieu opère en chaque être selon sa nature
propre.
4. Quand on dit que la voie de l’homme ne lui
appartient pas, cela concerne l’exécution de ses choix, exécution qui peut être
empêchée, quelle que soit sa volonté5. Mais nos choix eux-mêmes nous
appartiennent, toujours en supposant le secours de Dieu.
5. Il y a deux manières d’être pour l’homme, l’une
naturelle, l’autre surajoutée à la nature. On peut considérer cette qualité
naturelle soit dans la partie intellectuelle de l’âme, soit dans le corps, et
les puissances qui lui sont rattachées. Par le fait que l’homme est disposé de
telle manière en raison de la qualité naturelle qu’il tient de son être
intellectuel l’homme désire naturellement la fin dernière, c’est-à-dire le
bonheur. Or, cette tendance est naturelle et n’est pas soumise au libre
arbitre, nous l’avons montré précédemment. - Du côté du corps et de ses
puissances, l’homme peut avoir telle manière d’être naturelle, en raison de son
tempérament ou d’une disposition provenant d’une influence quelconque de causes
corporelles ; toutefois ces causes ne peuvent modifier la partie intellectuelle
puisque celle-ci n’est pas l’acte d’un corps. En conséquence, tel se trouve
chaque individu du fait de son état corporel et telle lui paraît la fin ; car
l’homme est incliné par l’effet d’une telle disposition à choisir ou à rejeter
telle action. Mais ces inclinations sont soumises au jugement de la raison à
laquelle obéit l’appétit inférieur, comme on l’a dit. Aussi cette soumission ne
porte-t-elle pas préjudice au libre arbitre.
Quant aux manières d’être surajoutées, ce sont les
habitus et les passions, qui inclinent un individu dans un sens plutôt que dans
l’autre. Toutefois ces inclinations elles-mêmes sont soumises au jugement de la
raison. De plus, ces qualités en dépendent encore, par le fait qu’il nous
appartient de les acquérir, en les causant ou en nous y disposant, ou encore de
les rejeter. Et ainsi, rien ne s’oppose à la liberté de décision
Article 2 — Le
libre arbitre est-il une puissance de l’âme ?
Objections :
1. Le libre arbitre n’est rien d’autre qu’un libre
jugement. Or un jugement n’est pas une puissance, c’est un acte.
2. Le libre arbitre est appelé " faculté de la
volonté et de la raison ". Faculté est le nom d’une certaine facilité
d’agir dans la puissance, qui vient de l’habitus. Le libre arbitre est donc un
habitus. - S. Bernard admet lui aussi que le libre arbitre est " un
habitus de l’âme qui dispose librement d’elle-même ". Ce n’est donc pas
une puissance.
3. Aucune puissance naturelle n’est ôtée par le
péché. Or le libre arbitre est enlevé par le péché. S. Augustin dit en effet
que " l’homme, en usant mal de sa liberté, l’a perdue en se perdant
lui-même. " Le libre arbitre n’est donc pas une puissance.
En sens contraire,
il n’y a pas d’autre sujet de l’habitus que la
puissance. Mais le libre arbitre est le sujet de la grâce, et avec son
assistance il choisit le bien. Donc, le libre arbitre est une puissance.
Réponse :
Bien que le libre arbitre, selon la véritable
signification de ce terme, désigne un acte, cependant nous appelons couramment
libre arbitre le principe même de cet acte, le principe par lequel l’homme juge
librement. Or les principes de nos actes, ce sont les puissances et les habitus
; on dit que nous connaissons et par la science, et par la puissance
intellectuelle. Le libre arbitre doit donc être soit une puissance, soit un
habitus, soit une puissance qui possède un habitus.
Or, qu’il ne soit ni un habitus, ni une puissance
avec un habitus, cela apparent clairement par deux voies. D’abord, parce que,
si c’est un habitus, il faut qu’il soit naturel ; car il est naturel à l’homme
d’avoir le libre arbitre. Or nous n’avons aucun habitus naturel pour ce qui est
soumis au libre arbitre. Car nous sommes inclinés naturellement vers les objets
pour lesquels nous avons des habitus naturels : c’est le cas de l’adhésion aux
premiers principes. Mais ces inclinations naturelles ne sont pas soumises au
libre arbitre, comme nous l’avons dit, pour le désir du bonheur. Il est donc
contraire à la notion même de libre arbitre d’être un habitus naturel. Mais il
serait contraire à son caractère de capacité naturelle d’être un habitus
acquis. Il n’est donc en aucune façon un habitus.
En second lieu, cela paraît à la définition même
des habitus, " par lesquels nous sommes disposés bien ou mal à l’égard des
passions et des actes " dit Aristote. Par la tempérance nous sommes dans
une bonne attitude par rapport aux convoitises, et dans une mauvaise par
l’intempérance. Par la science, nous sommes en bonne disposition pour l’acte
intellectuel lorsque nous connaissons le vrai ; en mauvaise, par l’habitus
contraire. Or le libre arbitre est indifférent à choisir bien ou mal. Aussi ne
peut-il être un habitus. Il reste donc qu’il soit une puissance.
Solutions :
1. C’est l’usage de désigner la puissance par le
nom de l’acte ; ainsi par cet acte qui est le jugement libre, on désigne la
puissance qui lui sert de principe. Si, au contraire, le libre arbitre
signifiait un acte, il ne pourrait se trouver toujours dans l’homme.
2. " Faculté " désigne parfois la
puissance prête à agir. En ce sens on l’emploie dans la définition du libre
arbitre. - S. Bernard parle d’un habitus non pas en tant qu’il s’oppose à la
puissance, mais en tant qu’il signifie une disposition quelconque à agir. Ce
qui est donné aussi bien par la puissance que par l’habitus ; car, par la puissance,
l’homme se trouve capable d’agir ; par l’habitus, apte à agir bien ou mal.
3. On dit que l’homme en péchant a perdu le libre
arbitre, non sous le rapport de la liberté naturelle, par laquelle il est
soustrait à la nécessité, mais sous le rapport de la liberté qui est
l’exemption de la faute et de la souffrance. On parlera de cette question dans
le traité de morale, deuxième Partie de cet ouvrage.
Article 3 — Le
libre arbitre est-il une puissance de l’appétit ou de la connaissance ?
Objections :
1. S. Jean Damascène dit que " le libre
arbitre accompagne aussitôt la nature rationnelle ". Or la raison est une
puissance de connaître. Donc aussi le libre arbitre.
2. Le libre arbitre signifie équivalemment "
jugement libre ". Mais juger appartient à la faculté de connaissance. Le
libre arbitre est donc une puissance cognitive.
3. L’acte éminent du libre arbitre est le choix. Or
le choix est de l’ordre de la connaissance, car il implique la comparaison
d’une chose avec une autre, ce qui est le propre de la faculté de connaître.
Donc le libre arbitre est une puissance cognitive.
En sens contraire,
d’après Aristote, le choix " est le désir des
choses qui sont en notre pouvoir ". Or le désir est un acte de l’appétit.
Donc aussi le choix. Mais il y a libre arbitre en tant que nous choisissons. Le
libre arbitre est donc une faculté appétitive.
Réponse :
L’acte propre du libre arbitre est le choix. Car
nous sommes libres en tant que nous pouvons accepter une chose en en refusant
une autre ; ce qui est choisir. Il faut donc considérer la nature du libre
arbitre d’après le choix. Or dans le choix s’unissent un élément de
connaissance et un élément d’appétitivité. Dans l’ordre de la connaissance, est
requise la délibération par quoi l’on juge quel terme de l’alternative doit
être préféré à l’autre. Dans l’ordre de l’appétit, il est requis qu’en désirant
on accepte le discernement opéré par la délibération. C’est pourquoi Aristote
au livre VI de l’Ethique il ne détermine pas si le choix appartient
plutôt à la faculté appétitive ou à la connaissance. Il est dit en effet que le
choix est " ou bien un intellect qui désire, ou bien un appétit qui juge
". Mais au livre III, il incline plutôt vers le second sens, quand il
nomme " le choix un désir qui a rapport à la délibération ". La
raison en est que le choix a pour objet propre ce qui conduit à la fin ; or le
moyen, comme tel, est un bien utile. Aussi le bien, en tant que tel, étant
objet de l’appétit, le choix est dans son principe l’acte d’une faculté
appétitive. Et ainsi le libre arbitre est une puissance de l’appétit.
Solutions :
1. Les puissances appétitives marchent de pair avec
les facultés de connaissance. D’où l’expression du Damascène.
2. Le jugement est pour ainsi dire la conclusion à
laquelle se détermine la délibération. Or celle-ci est déterminée d’abord par
le jugement de la raison et ensuite par l’acceptation de l’appétit. Ce qui fait
dire à Aristote,, : " Ayant formé notre jugement par la délibération, nous
désirons selon celle-ci. " Et de cette façon le choix lui-même est regardé
comme un certain jugement d’après lequel on nomme le libre arbitre.
3. Cette comparaison qui est impliquée dans le
choix se rattache à la délibération qui le précède et qui appartient à la
raison. L’appétit ne fait pas de comparaison ; néanmoins par le fait qu’il est
mû par la faculté de connaissance qui, elle, compare, il présente un semblant
de comparaison, puisqu’il préfère une chose à une autre.
Article 4 — Le
libre arbitre est-il la même puissance que la volonté ?
Objections :
1. Il semble être une autre puissance, car le
Damascène dit qu’autre chose est la thélèsis, autre chose, la boulèsis. La
thélèsis, c’est la volonté. La boulèsis, c’est le libre arbitre. Car, d’après
lui, c’est le vouloir d’une chose, par comparaison avec une autre. Le libre
arbitre paraît donc être une puissance distincte de la volonté.
2. On connaît les puissances par leurs actes. Mais
le choix, qui est l’acte du libre arbitre, est autre chose que la volonté selon
Aristote. Car la volonté a pour objet la fin, et le choix, ce qui conduit à la
fin. Le libre arbitre est donc une puissance autre que la volonté.
3. La volonté est l’appétit intellectuel. Or, dans
l’intelligence, il y a deux puissances, l’intellect agent et l’intellect
possible. Donc il doit y avoir aussi dans l’appétit intellectuel une puissance
distincte de la volonté. Et cela ne peut être que le libre arbitre. Donc ce
dernier est une puissance distincte.
En sens contraire,
le Damascène dit que le libre arbitre n’est rien
d’autre que la volonté.
Réponse :
Les puissances appétitives doivent correspondre aux
puissances cognitives, on l’a déjà dits. Le rapport qu’on trouve, dans la
faculté intellectuelle de connaître, entre l’intelligence et la raison, se
trouve dans l’appétit, entre la volonté et le libre arbitre, qui n’est rien
d’autre que le pouvoir de choisir. Et cela est clair par la relation qu’il y a
entre les objets et les actes de ces facultés. Faire acte d’intelligence
implique la simple saisie de quelque chose. C’est pourquoi l’on dit justement
que les principes sont saisis par l’intelligence lorsqu’ils sont connus par
eux-mêmes, sans inférence. Raisonner, c’est passer d’une connaissance à une
autre. Aussi, à proprement parler, nous raisonnons à propos des conclusions,
qui se font connaître à partir des principes. Il en va de même dans l’appétit :
vouloir implique le simple appétit de quelque chose. Par suite, la volonté a
pour objet la fin, laquelle est désirée pour elle-même. Choisir, c’est vouloir
une chose pour en obtenir une autre. Aussi le choix a-t-il pour objet les
moyens qui conduisent à la fin. Or le rapport est le même, dans l’ordre de la
connaissance, entre le principe et la conclusion à laquelle on donne son
adhésion à cause du principe, - et, dans l’ordre appétitif, entre la fin et les
moyens qui sont voulus en vue d’elle. Il est donc évident que le rapport de
l’intelligence à la raison se retrouve entre la volonté et la faculté de choix
qui est le libre arbitre. On a prouvé plus haut que faire acte d’intelligence
et raisonner appartiennent à la même puissance, comme le repos et le mouvement
appartiennent à une même force. Il en va donc de même, pour l’acte de vouloir
et l’acte de choisir. Et voilà pourquoi la volonté et le libre arbitre ne
forment pas deux puissances, mais une seule.
Solutions :
1. Boulèsis se distingue de thélèsis non en raison
de la diversité des puissances, mais en raison de la différence des actes.
2. Le choix, et la volonté, c’est-à-dire l’acte de
vouloir, sont des actes distincts ; néanmoins ils appartiennent à une même
puissance, de même que l’acte d’intelligence et le raisonnement, on vient de le
dire.
3. L’intelligence est pour la volonté une cause
motrice. Il n’est donc pas besoin d’introduire dans la volonté la même
distinction que dans l’intelligence entre intellect agent et intellect
possible.
Il est logique de considérer maintenant les actes
et les habitus de l’âme dans les facultés intellectuelles, et dans les facultés
appétitives, les autres puissances ne relevant pas directement de l’étude
théologique. D’autre part, les actes appétitifs relèvent de la science morale :
aussi en sera-t-il traité dans la Partie de cet ouvrage réservée à cette
science. On étudiera donc d’abord les actes, puis les habitus intellectuels.
Par rapport aux actes, voici quelle sera la suite
des questions : On se demandera comment l’âme exerce son activité
intellectuelle, d’abord quand elle est unie au corps (Q. 84-88), puis
lorsqu’elle en est séparée (Q. 89). Dans le premier cas, trois problèmes : 1°
Comment l’âme connaît-elle les corps qui sont d’une nature inférieure à la
sienne ? (Q. 84-86). 2° Comment se connaît-elle elle-même et connaît-elle ce
qui est en elle ? (Q. 87). 3° Comment connaît-elle les substances immatérielles
qui lui sont supérieures ? (Q. 88).
Il y aura trois parties dans
l’étude des réalités corporelles : 1. Par quel moyen l’âme les connaît-elle ?
(Q. 84). - 2. Comment et dans quel ordre ? (Q. 85). - 3. Que connaît-elle de
ces réalités ? (Q. 86).
QUESTION 84 — PAR QUEL MOYEN L’ÂME UNIE AU CORPS
CONNAÎT-ELLE LES RÉALITÉS CORPORELLES QUI LUI SONT INFÉRIEURES ?
1. L’âme connaît-elle les corps par l’intelligence
? - 2. Les connaît-elle par son essence ou à travers des espèces ? - 3. Si
c’est à l’aide d’espèces, y a-t-il en elle des espèces innées de tout objet intelligible
? - 4. Ces espèces découlent-elles dans l’âme de formes immatérielles séparées
? - 5. Notre âme voit-elle dans les raisons éternelles tout ce qu’elle comprend
? - 6. Acquiert-elle la connaissance intellectuelle à partir du sens ? - 7.
L’intellect peut-il avoir une connaissance en acte au moyen des espèces
intelligibles qu’il possède, sans recourir aux images ? - 8. Le jugement de
l’intellect est-il empêché par la paralysie des facultés sensibles ?
Article 1 — L’âme
connaît-elle les corps par l’intelligence ?
Objections :
1. " L’intelligence ne peut connaître les
corps, dit S. Augustin, et il n’y a que les sens pour saisir les réalités
corporelles. " Il dit encore : " La vision intellectuelle a pour
objet les réalités qui sont par essence dans l’âme. " Or cela n’est pas
corporel. L’âme ne peut donc connaître les corps au moyen de l’intelligence.
2. Il y a le même rapport entre le sens et
l’intelligible qu’entre l’intelligence et le sensible. Or par le sens, l’âme ne
peut aucunement connaître les réalités spirituelles, qui sont intelligibles.
Elle ne peut donc pas non plus connaître par l’intelligence les corps qui sont
sensibles.
3. L’intelligence a pour objet les êtres
nécessaires et qui existent toujours de la même manière. Or tous les corps sont
mobiles et existent sous des modes changeants. L’âme ne peut donc les connaître
par l’intelligence.
En sens contraire,
la science se trouve dans l’intelligence. Donc, si
l’intelligence ne connaît pas les corps, il n’y a aucune science des corps.
Ainsi disparaît la science de la nature, qui a pour objet le corps mobile.
Réponse :
Les premiers philosophes qui se préoccupèrent de la
nature des choses pensaient que rien n’existait dans le monde en dehors des
corps. Voyant tous les corps en mouvement, et croyant qu’ils étaient en
perpétuel devenir, ils en conclurent qu’on ne pouvait avoir aucune certitude
sur la vérité des choses. On ne peut en effet connaître avec certitude ce qui
est dans un flux continuel, car cela s’anéantit avant que l’esprit ait pu en juger.
C’était, au dire d’Aristote, l’opinion d’Héraclite : " Il est impossible
de toucher deux fois l’eau du fleuve qui s’écoule. "
Après eux, Platon, voulant sauvegarder la certitude
de la connaissance intellectuelles, admit l’existence d’un autre genre de réalités
que les corps, réalités séparées de la matière et du mouvement, qu’il nommait
" espèces " ou " idées ". Chacun des êtres particuliers et
sensibles que nous voyons est appelé homme, cheval, etc., à cause de sa
participation de ces idées. En conséquence, selon Platon, les sciences, les
définitions et tout ce qui appartient à l’activité intellectuelle, ne se
réfèrent pas aux corps sensibles, mais à ces réalités immatérielles et
séparées. De la sorte, l’âme ne connaît pas ces êtres corporels, mais leurs
idées séparées.
Cette position est fausse, pour deux raisons 1° Les
idées étant immatérielles et immobiles, ü faudrait rejeter du domaine des
sciences la connaissance du mouvement et de la matière, la connaissance propre
de la science de la nature et la démonstration au moyen des causes efficientes
et matérielles. 2° Il parent ridicule, alors que nous cherchons à connaître des
réalités présentes à notre expérience, de recourir à d’autres réalités qui ne
peuvent être la substance des premières, puisqu’elles en diffèrent quant à
l’existence. Par conséquent, le fait de connaître ces substances séparées ne
nous permettrait pas de juger des choses sensibles.
Platon nous paraît s’être écarté de la vérité en
ceci : pensant que toute connaissance s’obtient au moyen d’une certaine
ressemblance de l’objet, il crut que la forme de l’objet connu devait être
nécessairement dans l’objet connaissant sous le même mode que dans l’objet. Or,
il observa que la forme d’une chose connue était dans l’intelligence sous un
mode universel, immatériel, immobile. Cela est manifeste dans l’acte même de
l’intelligence, qui comprend d’une manière universelle et en quelque sorte
nécessaire, car la manière d’être de l’action se modèle sur la forme de
l’agent. C’est pourquoi Platon pensa que les réalités connues devaient
subsister sous ce mode, c’est-à-dire de façon immatérielle et immuable.
Mais cela n’est pas nécessaire. Même dans les
choses sensibles, nous voyons que la forme existe sous un mode différent dans
l’une et dans l’autre. Par exemple quand la blancheur est plus intense en
celle-ci, plus faible en celle-là ; quand la blancheur se trouve ici avec la
douceur, là sans elle. Et de la sorte, la forme sensible existe sous un mode
dans la réalité extérieure à l’âme, et sous un autre mode dans le sens, qui
reçoit les formes des choses sensibles sans la matière, comme la couleur de
l’or sans l’or. Pareillement, l’intelligence reçoit les espèces des corps
matériels et mobiles sous un mode immatériel et immobile, conformément à sa
nature ; car ce qui est reçu est dans ce qui le reçoit selon le mode de ce
dernier. Disons donc que l’âme connaît les corps au moyen de l’intelligence,
d’une connaissance immatérielle, universelle et nécessaire.
Solutions :
1. Le texte de S. Augustin doit être appliqué aux
moyens par lesquels l’intelligence connaît, et non à l’objet connu. Elle
connaît les corps en effet en les saisissant, non au moyen d’autres corps ou de
représentations matérielles et corporelles, mais par des espèces immatérielles
et intelligibles, qui par leur essence peuvent se trouver dans l’âme.
2. Comme le remarque S. Augustin, on ne peut pas
dire que l’intelligence connaisse seulement les êtres spirituels de même que le
sens connaît seulement les corps. Car il s’ensuivrait que Dieu et les anges ne
connaîtraient pas les êtres corporels. Cette différence entre le sens et
l’intelligence s’exprime ainsi : une puissance inférieure ne peut atteindre
l’objet d’une puissance plus parfaite, mais une puissance plus parfaite peut
exercer l’acte de la puissance inférieure sous un mode plus élevé.
3. Tout mouvement suppose quelque chose d’immobile.
Quand il y a changement qualitatif, la substance demeure immuable ; quand il y
a génération ou corruption de la forme substantielle, la matière demeure. Et
même les choses changeantes ont des manières d’être qui ne changent pas ; par
exemple, bien que Socrate ne soit pas toujours assis, il est cependant
immuablement vrai que, lorsqu’il est assis, ü demeure dans un lieu déterminé.
Par suite, rien n’empêche qu’on ait une science immuable des réalités en
mouvement.
Article 2 — L’âme
connaît-elle les corps par son essence ou à travers des espèces ?
Objections :
1. Il semble que l’âme connaisse les corps par son
essence. S. Augustin dit en effet que " l’âme enveloppe en elle-même les
images des corps, et s’en saisit, les formant en elle d’elle-même ; car elle
donne, pour les élaborer, quelque chose de sa substance ". Or l’âme
comprend les corps au moyen de représentations de ces corps. Donc l’âme connaît
les réalités corporelles par son essence, qu’elle emploie à construire de
telles représentations, et dont elle les forme.
2. Selon Aristote, " l’âme est d’une certaine
façon toutes choses ". Puisque le semblable est connu par le semblable,
l’âme connaît donc les corps par son essence.
3. L’âme est supérieure aux créatures corporelles.
Or les êtres inférieurs se trouvent dans les supérieurs sous un mode plus
parfait qu’en eux-mêmes, selon Denys. Les créatures corporelles existent donc
dans l’essence de l’âme sous un mode plus élevé qu’elles n’existent en
elles-mêmes. En conséquence, l’âme peut connaître les corps au moyen de sa
substance.
En sens contraire,
S. Augustin nous dit que, " l’esprit recueille
ses connaissances des êtres corporels par les sens du corps ". Mais l’âme
n’est pas connaissable par les sens. Elle ne connaît donc pas les corps au
moyen de sa substance.
Réponse :
Les anciens philosophes admettaient que l’âme
connaît les corps par son essence. Car ils étaient unanimement persuadés que
" le semblable est connu par le semblable "-. Ils estimaient que la
forme de l’objet connu est dans l’objet connaissant sous le même mode que dans
l’objet. Les platoniciens furent d’un avis contraire. Platon, voyant que l’âme
intellectuelle est immatérielle et connaît sous un mode immatériel, posa en
thèse que les formes des réalités connues subsistaient immatériellement. Mais
les premiers philosophes de la Nature, considérant que les réalités connues
étaient corporelles et matérielles, regardèrent comme nécessaire leur existence
matérielle dans le sujet connaissant. Aussi, pour attribuer à l’âme la
connaissance de toutes choses, il leur fallut lui attribuer la nature même de
tout ce qu’elle connaissait. Et puisque la nature des êtres est constituée par
leur principe, ils attribuèrent à l’âme la nature du premier principe. De la
sorte, le philosophe qui reconnaissait le feu comme principe de toutes choses,
admettait que l’âme est de la nature du feu. De même, pour ceux qui avaient
pour principe l’air ou l’eau. Empédocle, qui admettait quatre éléments
matériels et deux principes de mouvement, disait aussi que tels étaient les
constitutifs de l’âme. Leur opinion étant que les réalités sont matériellement
dans l’âme, ils affirmèrent que toute connaissance de l’âme était matérielle, sans
faire de discernement entre l’intelligence et le sens.
Mais cette opinion est à rejeter. Car,
premièrement, les composés n’existent qu’en puissance dans le principe matériel
en question. Or quelque chose ne peut être connu selon qu’il est en puissance,
mais selon qu’il est en acte, selon Aristote, au point que la puissance
elle-même n’est connue qu’au moyen de l’acte. Il ne suffirait donc pas
d’attribuer à l’âme la nature des principes, pour qu’elle pût tout connaître ;
mais il faudrait encore qu’elle connût la nature et la forme de chacun des
composés, par exemple, de l’os, de la chair, etc., comme dit Aristote contre
Empédocle, au traité De l’âme. Secondement, s’il faut que la réalité connue
existe matériellement dans le sujet connaissant, il n’y a pas de raison pour
que les choses qui subsistent matériellement hors de l’âme soient privées de
connaissance ; si, par exemple, l’âme connaît le feu au moyen du feu, le feu
qui est hors de l’âme peut aussi connaître le feu.
Il reste donc que les réalités matérielles doivent
exister dans le connaissant sous un mode non pas matériel, mais plutôt
immatériel. La raison en est que l’acte de connaissance s’étend aux choses qui
sont hors du sujet connaissant. Car nous connaissons aussi les réalités qui
sont hors de nous. Or la matière détermine la forme à être une seule chose. Par
suite il est clair que la nature de la connaissance s’oppose à la nature de la
matérialité. C’est pourquoi les êtres qui ne reçoivent les formes que
matériellement ne sont en aucune façon dotés de connaissance, ainsi les
plantes, dit Aristote.
Or un sujet connaît d’autant plus parfaitement
qu’il possède la forme de la chose connue sous un mode plus immatériel. Par
conséquent l’intelligence qui abstrait l’idée non seulement de la matière, mais
encore des conditions singulières de celle-ci, connaît plus parfaitement que le
sens, qui reçoit la forme de la chose connue sans matière, à la vérité, mais
avec les conditions matérielles. Et parmi les sens eux-mêmes, la vue est celui
qui connaît le mieux, parce qu’il est le moins matériel, comme on l’a dit
antérieurement, et parmi les intelligences aussi, l’une est plus parfaite que
l’autre dans la mesure où elle est plus immatérielle.
Tout cela montre clairement que, s’il y a une
intelligence qui par son essence connaisse toutes choses, cette essence doit
les contenir toutes en elle sous un mode immatériel, comme les anciens
philosophes admettaient que l’âme est composée en acte de tous les éléments
matériels, afin de connaître toutes choses. Or c’est le propre de Dieu de
contenir immatériellement en son essence toutes les réalités, en tant que les
effets préexistent virtuellement dans leur cause. Donc Dieu seul comprend tout
dans son essence. Mais ce n’est pas vrai de l’âme humaine, ni même de l’ange.
Solutions :
1. S. Augustin parle en cet endroit de la vision
imaginaire qui est produite par des images des corps. L’âme donne quelque chose
de sa substance pour former ces images, à la manière dont un sujet est donné
pour recevoir une forme. Ainsi construit-elle ces images de son propre fonds ;
non pas que l’âme, ou une partie de l’âme soit transformée en telle ou telle
image, mais cela doit s’entendre de la même façon dont on dit qu’un corps
devient une chose colorée, parce qu’il est informé par la couleur. Et c’est le
sens qui apparaît dans la suite du texte. S. Augustin dit en effet Il que
" l’âme conserve quelque chose " de non modifié par telle image,
" par quoi elle juge librement de la forme de ces images ", et cette
chose, il l’appelle " esprit ", ou " intelligence ". Quant
à la partie de l’âme qui est modifiée par ces images, c’est-à-dire
l’imagination, S. Augustin dit que nous l’avons en commun avec les animaux.
2. Aristote n’admettait pas, comme les anciens
philosophes de la Nature, que l’âme fût en acte composée de toutes choses, mais
il disait : " L’âme est d’une certaine façon toutes choses ", en tant
qu’elle est en puissance de les connaître toutes ; les sensibles au moyen du
sens, les intelligibles par l’intelligence.
3. Toute créature a un être fini et déterminé. Par
suite, l’essence d’une créature d’ordre supérieur peut bien avoir quelque
ressemblance avec une créature inférieure, parce qu’elles appartiennent toutes
deux à un même genre ; elle ne lui est cependant pas absolument semblable, parce
qu’elle possède une détermination spécifique à laquelle n’atteint pas une
créature inférieure. Au contraire, l’essence de Dieu est la ressemblance
parfaite de toutes choses, par rapport à tout ce qu’on peut trouver dans les
réalités, car il est leur principe universel.
Article 3 — Y
a-t-il dans l’âme des espèces innées de tout objet intelligibles ?
Objections :
1. Il semble que l’âme comprenne toutes choses au
moyen d’espèces inscrites dans sa nature. D’après S. Grégoire, " l’homme a
cela de commun avec les anges qu’il est intelligent. " Or les anges ont
l’intelligence de toutes choses au moyen de formes innées. C’est pourquoi on
dit au Livre des Causes que " toute intelligence est pleine de formes
". L’âme possède donc des espèces innées des réalités physiques et, par
elles, comprend les corps.
2. L’âme intellectuelle est plus noble que la
matière première des corps. Or, la matière première est créée par Dieu sous les
formes auxquelles elle est en puissance. A plus forte raison l’âme
intellectuelle est-elle créée par Dieu avec les espèces intelligibles. Ainsi
l’âme connaît intellectuellement les corps au moyen d’espèces qui lui sont
innées par nature.
3. Personne ne peut donner une réponse vraie sinon
sur ce qu’il sait. Or, un homme quelconque, qui n’a pas de science acquise,
donne des réponses justes sur tout sujet, pourvu qu’on l’interroge avec
méthode, comme on le rapporte dans le Ménon de Platon. Donc, avant qu’un homme
acquière la science, il a connaissance des choses ; ce qui serait impossible si
l’âme n’avait pas d’espèces innées. C’est donc par ce moyen que l’âme comprend
les réalités corporelles.
En sens contraire,
le Philosophe, parlant de l’intelligence, dit
qu’elle est " comme une tablette où il n’y a rien d’écrit ".
Réponse :
La forme étant le principe de l’action, une chose
doit avoir le même rapport à la forme qu’à l’action. Par exemple si le
mouvement vers le haut dépend de la légèreté, il faut que la chose qui est
seulement en puissance à s’élever, soit légère seulement en puissance ; que celle
qui est en acte de s’élever, soit légère en acte. Or, nous voyons que parfois
l’homme est seulement en puissance à connaître, tant par les sens que par
l’intelligence. Et de cette puissance il passe à l’acte, si bien qu’il sent
grâce à l’action des qualités sensibles sur le sens, et qu’il comprend par
l’enseignement ou par la découverte. On doit donc dire que l’âme est en
puissance à connaître par rapport aux similitudes qui sont principes soit de la
sensation soit de l’intellection. Aussi, selon Aristote, l’intelligence, par
quoi l’âme comprend, n’a pas en elle d’espèces innées, mais à l’origine elle
est en puissance à toutes les espèces.
Il arrive cependant que ce qui possède la forme en
acte ne peut agir selon cette forme, à cause d’un obstacle (comme le corps
léger qui est empêché de s’élever vers le haut). Pour cette raison, Platon
admettait que l’intelligence humaine est naturellement remplie de toutes les
espèces intelligibles, mais que l’union avec le corps l’empêche de passer à
l’acte.
Mais cette opinion ne paraît pas recevable. 1° Dans
l’hypothèse où l’âme aurait une connaissance naturelle de toutes choses, il ne
semble pas possible qu’elle en arrive à oublier cette connaissance au point
d’ignorer qu’elle la possède. Personne n’oublie ce qu’il connaît naturellement,
par exemple que le tout est plus grand que la partie, et autres évidences. Cela
paraît encore moins acceptable si l’on admet que l’union de l’âme et du corps
est naturelle. Il ne convient pas en effet qu’une opération naturelle soit totalement
empêchée par une chose qui appartient à un être en raison de sa nature. - 2° La
fausseté de cette opinion apparaît clairement en ceci : lorsqu’on est privé
d’un sens, on est privé aussi de la connaissance que procurait ce sens ; ainsi
l’aveugle-né ne peut connaître aucunement les couleurs. Ce qui n’arriverait pas
si l’intelligence humaine possédait par nature les concepts de tous les
intelligibles. Il faut donc conclure que l’âme ne connaît pas les corps par le
moyen d’espèces qui lui seraient innées.
Solutions :
1. Il est vrai que l’homme ressemble aux anges par
sa faculté de comprendre ; il n’atteint pas cependant à l’excellence de leur
intelligence. Ainsi les corps inférieurs qui se bornent à exister n’atteignent
pas, selon S. Grégoire, au degré d’existence des corps supérieurs. En effet, la
matière des corps inférieurs n’est pas totalement accomplie par la forme, mais
elle est en puissance aux formes qu’elle n’a pas. La matière des corps
célestes, au contraire, est totalement accomplie par la forme, en sorte qu’elle
n’est plus en puissance à aucune autre comme nous l’avons vu antérieurement. De
même, l’intelligence angélique est perfectionnée par les espèces intelligibles
conformément à sa nature, mais l’intelligence humaine est seulement en puissance
à ces espèces.
2. La matière première reçoit de la forme son être
substantiel. Il fallait donc qu’elle fût créée sous une forme, faute de quoi
elle n’aurait pas existé en acte. Mais même existant sous une forme, elle reste
en puissance aux autres formes. Mais l’intelligence ne reçoit pas de l’espèce
intelligible son être substantiel. Le cas n’est donc pas semblable.
3. Dans une interrogation méthodique, on procède
des principes universels immédiatement connus aux principes propres. Une telle
progression cause la science dans l’âme du disciple. Aussi, lorsque celui-ci
donne une réponse juste sur ce qui lui est demandé par la suite, ce n’est pas
parce qu’il le savait déjà ; il l’apprend alors comme une chose nouvelle. Il
importe peu en effet que le maître passe des principes universels aux
conclusions en exposant ou en interrogeant ; dans les deux cas, l’esprit de
l’auditeur acquiert la certitude au sujet des vérités dérivées à l’aide des
vérités connues les premières.
Article 4 — Les
espèces intelligibles découlent-elles dans l’âme de certaines formes séparées ?
Objections :
1. Il semble que oui, car tout ce qui existe sous
un certain mode par participation est causé par ce qui existe essentiellement
sous ce mode. Par exemple, l’état de ce qui est en feu a pour cause le feu. Or,
lorsque l’âme intellectuelle est en acte de penser, elle participe des
intelligibles eux-mêmes. L’intelligence en acte, en effet, est d’une certaine
façon l’objet connu en acte. Donc, ce qui est de soi et par essence connu en acte,
est cause que l’âme intellectuelle est en acte de penser. Or telles sont les
formes qui existent sans matière. Par conséquent, les espèces intelligibles au
moyen desquelles l’âme connaît sont donc causées en elle par certaines formes
séparées.
2. Il y a le même rapport entre l’intelligible et
l’intelligence qu’entre les sensibles et le sens. Or les qualités sensibles qui
existent en acte hors de l’âme sont causes des espèces sensibles qui sont dans
le sens, et par lesquelles nous sentons. Les espèces intelligibles au moyen
desquelles notre intelligence connaît, sont donc causées par des intelligibles
en acte, qui existent hors de l’âme. Ce sont justement des formes séparées de
la matière. Les formes intelligibles qui sont en nous découlent donc de substances
séparées.
3. Tout ce qui est en puissance est amené à l’acte
par une réalité qui est elle-même en acte. Donc, si notre intelligence est
d’abord en puissance, puis en acte de penser, cela doit avoir pour cause une
intelligence qui est toujours en acte. Une telle intelligence est un intellect
séparé. Les espèces intelligibles, par lesquelles nous sommes en acte de
comprendre, sont donc causées par des substances séparées.
En sens contraire,
selon cette manière de voir, nous n’aurions pas
besoin des sens pour faire acte d’intelligence. Ce qui est évidemment faux,
surtout si l’on considère que l’homme privé d’un sens ne peut avoir aucune
science des qualités sensibles relatives à ce sens.
Réponse :
Certains philosophes ont affirmé que nos espèces
intelligibles proviennent de formes ou de substances séparées. Il y eut deux
opinions sur ce point. Platon, d’abord, comme nous l’avons dit, admettait que
les formes des réalités sensibles subsistaient par soi, sans matière. Telle la
forme de l’homme, qu’ü nommait " l’homme en soi ", ou l’idée du
cheval, qu’il nommait " le cheval en soi ", etc. Les formes séparées
étaient participées par notre âme et par la matière corporelle ; par notre âme,
afin de connaître ; par la matière, afin d’exister. Ainsi, la participation à
l’idée de pierre ferait que la matière corporelle devient " cette pierre
", et, de même, que notre intelligence connaît la pierre. Mais la
participation à l’idée s’opère par une certaine ressemblance de cette idée dans
l’être qui en participe. C’est quelque chose comme la relation du modèle à ce
qui le reproduit. Donc, les formes sensibles qui sont dans la matière
corporelle découlent des idées comme étant des ressemblances de ces idées ; il
en va de même pour les espèces intelligibles en nous. C’est pourquoi Platon
rapportait aux idées les sciences et les définitions, nous l’avons déjà dit.
Mais il est contre la nature même des choses
sensibles que leurs formes subsistent sans matière. Aristote en donne de
nombreuses preuves. Pour cette raison, Avicenne, rejetant l’opinion de Platon,
posa en thèse non pas que les formes intelligibles des réalités accessibles aux
sens subsistent sans matière, mais qu’elles préexistent sous un mode immatériel
dans les intelligences séparées. Elles dérivent de la première intelligence
dans la suivante, et ainsi de suite jusqu’à la dernière intelligence séparée,
qu’il nomme intellect agent. C’est de celui-ci, selon la pensée d’Avicenne, que
les espèces intelligibles découlent dans nos âmes, et les formes sensibles dans
la matière corporelle.
Avicenne s’accorde ainsi avec Platon pour admettre
que nos espèces intelligibles découlent de formes séparées. Mais Platon dit
qu’elles subsistent par soi, et Avicenne qu’elles sont dans l’intellect agent.
Il est encore une autre divergence. Pour Avicenne, les espèces intelligibles ne
demeurent pas dans notre intelligence quand elle cesse de penser, mais elle
doit se tourner vers l’intellect agent pour les recevoir à nouveau. Aussi
n’admet-il pas une science innée dans l’âme, comme Platon, pour qui les
participations aux idées demeurent dans l’âme d’une manière immuable.
Mais on ne peut, selon cette position, donner une
raison suffisante de l’union de l’âme avec le corps. On ne peut dire que l’âme
intellectuelle soit unie au corps en vue de ce dernier ; la forme n’est pas
faite pour la matière, ni le moteur pour le mobile. C’est bien plutôt le
contraire. Le corps paraît tout à fait nécessaire à l’âme intelligente pour
l’opération propre à celle-ci, qui est de penser. Car, pour son existence, elle
ne dépend pas du corps. Si l’âme était apte par nature à recevoir les espèces
intelligibles par l’influence de principes séparés, et non à l’aide des sens,
elle n’aurait pas besoin du corps pour son acte intellectuel. C’est donc en
vain qu’elle serait unie au corps.
Si l’on disait, d’autre part, que notre âme a
besoin des sens pour comprendre, parce que les sens l’excitent, en quelque
façon, à considérer les choses dont elle reçoit les idées par l’action de
principes séparés, cela encore serait insuffisant. Car cette excitation ne
serait nécessaire à l’âme que dans la mesure où elle est, selon les
platoniciens, comme endormie et sans mémoire, en raison de son union avec le
corps. En ce cas, les sens n’auraient d’autre utilité pour l’âme intellectuelle
que de supprimer les obstacles qui proviennent de cette union. Il restera donc
à chercher pour quelle raison l’âme est unie au corps.
Mais si l’on dit avec Avicenne que les sens sont
nécessaires à l’âme parce qu’ils l’excitent à se tourner vers l’intellect agent
de qui elle reçoit les idées, cela n’est pas satisfaisant. Car, s’il était
naturel à l’âme de connaître des espèces dérivées de l’intellect agent, il
s’ensuivrait que l’âme pourrait parfois se tourner vers cet intellect, soit par
une inclination de sa nature, soit sous l’excitation d’un autre sens, afin de
recevoir les espèces de qualités sensibles dont le sens manquerait à un
individu. En sorte qu’un aveugle-né pourrait avoir la science des couleurs, ce
qui est évidemment faux. Il faut donc conclure que les espèces intelligibles
par lesquelles notre âme connaît ne dérivent pas de formes séparées.
Solutions :
1. Les espèces intelligibles auxquelles participe
notre esprit se ramènent, comme à leur cause première, à un principe
intelligible par essence qui est Dieu. Mais elles procèdent de ce principe par
l’intermédiaire des formes des êtres sensibles et matériels, par lesquels nous
acquérons la science, selon Denys.
2. Les réalités matérielles peuvent être sensibles
en acte quant à l’être qu’elles ont hors de l’âme, mais non pas intelligibles
en acte. Le cas n’est donc pas le même pour le sens et pour l’intelligence.
3. Notre intellect possible passe de la puissance à
l’acte par un être en acte : l’intellect agent, qui est une faculté de notre
âme, comme on l’a vu. Ce n’est pas par un intellect séparé comme cause propre
et immédiate, mais peut-être comme cause éloignée.
Article
5 — Notre âme voit-elle tout ce qu’elle comprend dans les raisons éternelles ?
Objections :
1. Il semble que l’âme intellectuelle ne connaisse
pas les choses matérielles dans les raisons éternelles. Car ce en quoi l’on
connaît un objet est mieux connu que lui, et connu en priorité. Or l’âme
intellectuelle, dans la vie présente, ne connaît pas les raisons éternelles,
car elle ne connaît pas Dieu lui-même, en qui les raisons éternelles existent,
mais " elle s’unit à lui comme à un être inconnu ", selon Denys.
L’âme ne connaît donc pas toutes choses dans les raisons éternelles.
2. D’après S. Paul (Rm 1, 20), " les
perfections invisibles de Dieu se voient au moyen des choses créées ". Or
les raisons éternelles sont au nombre de ces perfections. Par suite, ce sont
les raisons éternelles qu’on connaît au moyen des corps, et non l’inverse.
3. Les raisons éternelles ne sont pas autre chose
que des idées. Pour S. Augustin en effet " les idées sont les raisons
immuables des choses existant dans l’esprit divin ". Donc, si l’on admet
que l’âme intellectuelle connaît tout dans les raisons éternelles, on reviendra
à la théorie de la doctrine de Platon, pour qui toute science dérive des idées.
En sens contraire,
S. Augustin nous dit : " Si nous voyons
ensemble que la vérité se trouve et dans ce que vous dites, et dans ce que je
dis, où donc pouvons-nous le voir ? Ni moi en vous, ni vous en moi, mais tous
deux dans cette vérité immuable qui est supérieure à nos esprits. " Or la
vérité immuable est contenue dans les raisons éternelles. L’âme intellectuelle
connaît donc toute vérité dans ces raisons.
Réponse :
S. Augustin écrit : " S’il arrive à ceux qu’on
nomme philosophes d’émettre des pensées vraies et en harmonie avec notre foi,
il faut les leur réclamer comme à des possesseurs illégitimes. Car les
doctrines des pa7iens renferment des fables inventées et superstitieuses, dont
tout chrétien sortant de la société païenne doit se détourner. " Aussi,
lorsque S. Augustin qui fut imprégné des doctrines platoniciennes, y trouvait
des pensées en accord avec notre foi, il les recueillait ; lorsqu’il les
jugeait contraires, il leur substituait quelque chose de mieux. Or Platon
admettait, comme nous l’avons dit, que les formes des réalités subsistaient par
elles-mêmes en dehors de la matière, et il les nommait " Idées ".
C’est en participant d’elles que notre intelligence, d’après lui, connaît
toutes choses. Ainsi, de même que la matière corporelle, par participation de
l’idée de pierre, devient une pierre ; de même notre intelligence, en
participant de la même idée, connaît la pierre. Mais il semble étranger à la
foi d’admettre que les formes puissent subsister sans matière en dehors des
réalités, ce qu’admettaient les platoniciens, en disant que " la vie en
soi ", " la sagesse en soi " sont des substances créatrices,
comme le rapporte Denys. En conséquence, S. Augustin admit, au lieu des Idées de
Platon, des raisons de toutes les créatures, existant dans l’Esprit divin,
selon lesquelles tous les êtres sont formés, et l’âme humaine connaît toutes
choses.
Donc à cette demande : l’âme humaine connaît-elle
toutes choses dans les raisons éternelles ? Il faut répondre qu’on peut
connaître une chose dans une autre de deux manières. - 1° On la connaît dans un
objet connu ; par exemple, quelqu’un voit dans un miroir des réalités dont
l’image est reflétée dans ce miroir. L’âme, dans la vie présente, ne peut tout
voir ainsi dans les raisons éternelles ; mais c’est ainsi que les bienheureux
connaissent toutes choses, eux qui voient Dieu, et toutes choses en lui. - 2°
On connaît une chose dans une autre, comme dans un principe de connaissance ;
par exemple, nous disons voir dans le soleil ce que nous voyons dans la lumière
de cet astre. En ce sens, il faut dire que l’âme humaine connaît tout dans les
raisons éternelles ; c’est en participant d’elles que nous connaissons toutes
choses. Car la lumière intellectuelle qui est en nous n’est rien d’autre qu’une
ressemblance participée de la lumière incréée, en laquelle les raisons
éternelles sont contenues. Aussi, à la demande faite dans le Psaume (4,6.7) :
" Beaucoup d’hommes disent : Qui nous fera voir le bonheur ? " le
Psalmiste répond : " Elle est marquée sur nous, la lumière de ton visage,
Seigneur. " C’est comme si l’on disait : " Par le sceau même de la
lumière divine en nous, tout nous est montré. "
Cependant, en plus de la lumière intellectuelle, il
nous faut des espèces intelligibles tirées des choses matérielles pour
connaître de telles choses ; c’est pourquoi nous ne connaissons pas ces choses
du seul fait qu’elles participeraient des raisons éternelles, comme les
platoniciens l’admettaient. D’où cette question de S. Augustin : " Les
philosophes qui enseignent à l’aide d’arguments très sûrs que toutes les
réalités temporelles sont produites par les raisons éternelles, ont-ils pu pour
autant voir en ces mêmes raisons, ou déduire à partir d’elles, combien il y
avait d’espèces d’animaux, et quels étaient leurs principes générateurs ?
N’ont-ils pas cherché tout cela dans les descriptions des contrées et des
époques ? " Et S. Augustin en disant que tout est connu " dans les
raisons éternelles ", ou " dans la vérité immuable ", n’a pas prétendu
que l’on voyait les raisons éternelles elles-mêmes. C’est clair d’après ce
qu’il écrit ailleurs : " Ce n’est pas toute âme rationnelle, une âme
quelconque, qui est reconnue apte à cette vision des raisons éternelles, mais
seulement celle qui aura été sainte et pure " comme les âmes des
bienheureux.
Tout cela répond clairement aux Objections.
Article 6 — L’âme
acquiert-elle la connaissance intellectuelle à partir du sens ?
Objections :
1. Il semble que la connaissance intellectuelle ne
soit pas acquise à partir des réalités sensibles. Car S. Augustin affirme
" Il ne faut pas attendre une vérité pure des sens corporels. " Il le
prouve par deux arguments : 1° " Tout ce que peut atteindre le sens est en
changement perpétuel ; or ce qui ne demeure pas ne peut pas être perçu. "
- 2° " De tout ce que nous sentons au moyen du corps nous gardons une
image, même quand la chose n’est pas présente au sens, par exemple dans le
sommeil ou la démence ; on n’est pas capable alors de discerner par les sens si
l’on connaît les réalités sensibles elles-mêmes ou de fausses représentations
de ces réalités. Or rien ne peut être perçu, s’il n’est discerné du faux.
" Et S. Augustin conclut qu’il ne faut pas attendre des sens la vérité. Or
la connaissance intellectuelle saisit la vérité. Donc il ne faut pas attendre
des sens la connaissance intellectuelle.
2. S. Augustin dit encore " Il ne faut pas
croire qu’un corps puisse agir sur l’esprit, comme si l’esprit était sous
l’action du corps à la façon d’une matière ; car l’être en activité est
supérieur en tout point à l’être dont il fait quelque chose. " D’où cette
conclusion : " Ce n’est pas le corps qui produit son image dans l’esprit,
mais l’esprit qui la forme en lui-même. " La connaissance intellectuelle
ne dérive donc pas des choses sensibles.
3. L’effet ne peut dépasser la vertu de sa cause.
Or la connaissance intellectuelle s’étend au-delà des données sensibles. Nous
saisissons en effet par l’intelligence certains objets que le sens ne peut
percevoir. La connaissance intellectuelle ne dérive donc pas des réalités
sensibles.
En sens contraire,
Aristote prouve dans la Métaphysique et à la fin
des Seconds Analytiques que le principe de notre connaissance est le sens.
Réponse :
Il y eut sur ce point trois opinions parmi les philosophes.
Pour Démocrite, " il n’est pas d’autre cause à toute notre connaissance
que ceci : de ces corps que nous concevons, des images viennent pénétrer dans
nos âmes ". Ainsi s’exprime S. Augustin dans sa lettre à Dioscore.
Aristote lui-même r rapporte que Démocrite expliquait la connaissance "
par des images et des émanations ". Et le motif de cette opinion est que
Démocrite, tout comme les autres anciens philosophes de la Nature, ne mettait
pas de différence entre l’intelligence et le sens, d’après Aristote au traité
De l’Ame. Et comme le sens est modifié par le sensible, ils croyaient que toute
notre connaissance provenait exclusivement de cette modification. Selon
Démocrite, elle était produite par des émanations d’images.
Platon, au contraire, mettait une différence entre
l’intelligence et le sens, l’intelligence étant une puissance immatérielle qui
n’employait pas un organe corporel pour agir. Mais, comme un principe
immatériel ne peut être modifié par un corps, Platon admit que la connaissance
intellectuelle provient non d’une modification de l’intelligence par les choses
sensibles, mais par une participation des formes intelligibles séparées, comme
nous l’avons dit. De plus, le sens était pour lui une puissance qui agit par
elle-même. Étant une force spirituelle, le sens non plus ne pouvait être
modifié par les choses sensibles. Ce sont les organes des sens qui recevaient
cette modification par laquelle l’âme serait en quelque sorte excitée à former
en elle les espèces des réalités sensibles. S. Augustin paraît faire allusion à
cette opinion lorsqu’il dit v que " ce n’est pas le corps qui sent, mais
l’âme par le corps ; elle se sert de lui comme d’un messager pour former en
elle-même ce qui est annoncé du dehors ". En fin de compte, d’après
Platon, ni la connaissance intellectuelle ne procède du sensible, ni même la
connaissance sensible n’est produite entièrement par les réalités matérielles.
Mais celles-ci excitent l’âme sensible à sentir, et les sens excitent l’âme
intellectuelle à connaître.
Aristote, lui, prit une voie intermédiaire. Il
admettait avec Platon que l’intelligence diffère du sens, mais que le sens n’a
pas d’opération propre sans communiquer avec le corps ; en sorte que sentir
n’est pas un acte de l’âme seulement, mais du composé. De même pour toutes les
opérations de l’âme sensitive. Or, rien ne s’oppose à ce que les choses
sensibles qui sont hors de l’âme agissent sur le composé. Aristote s’accorde
donc avec Démocrite pour admettre que les opérations de l’âme sensitive sont
produites par une impression des choses sensibles sur le sens, non pas par
manière d’émanation, comme le voulait Démocrite, mais par une certaine action.
Car Démocrite expliquait toute opération par une émanation d’atomes, comme le
montre Aristote. - Quant à celui-ci, il affirme agir sur une réalité
incorporelle, il ne suffit donc pas, pour produire l’acte d’intelligence, de la
seule impression des corps sensibles, mais il faut un principe d’une nature
plus élevée. Car " l’agent est plus noble que le patient ", dit-il
lui-même--. Non pas cependant que l’acte intellectuel soit produit en nous par
la seule impression d’êtres supérieurs, selon l’opinion de Platon. Mais ce
principe actif, supérieur et de nature plus élevée, qu’Aristote appelle
intellect agent et dont nous avons parlé précédemment, rend intelligibles en
acte par mode d’abstraction, les images acquises par le sens.
D’après cela, dans la mesure où il dépend des
images, l’acte intellectuel est causé par le sens. Mais parce que les images
sont incapables de modifier l’intellect possible, elles doivent être rendues
intelligibles en acte par l’intellect agent En conséquence, on ne peut dire que
la connaissance sensible soit la cause totale et parfaite de la connaissance
intellectuelle, mais plutôt elle est la matière sur laquelle agit cette cause.
Solutions :
1. Les paroles de S. Augustin signifient qu’il ne
faut pas attendre des sens qu’ils nous livrent toute la vérité. La lumière de
l’intellect agent est requise, par laquelle nous connaissons sous un mode
immuable les choses changeantes, et nous discernons les réalités de leurs
images.
2. S. Augustin ne parle pas en cet endroit de
connaissance intellectuelle, mais de connaissance imaginative. Or, dans la
doctrine de Platon, l’imagination est douée d’une activité qui appartient à
l’âme seule. Aussi, pour montrer que les corps n’impriment pas leur
ressemblance dans l’imagination, mais que c’est l’âme même qui le fait, S.
Augustin s’est-il servi du principe employé par Aristote pour prouver que
l’intellect agent est séparé : à savoir, que " l’agent est plus noble que
le patient ". Et sans aucun doute faudrait-il, selon cette doctrine, que
l’imagination, outre une puissance passive, ait encore une puissance active.
Mais si nous affirmons avec Aristote que l’acte d’imagination appartient au
composé, il n’y a pas de difficulté ; car le corps sensible est plus noble que
l’organe de l’animal, en tant qu’il est avec celui-ci dans le rapport d’un être
en acte à un être en puissance, comme le coloré en acte par rapport à la pupille
qui est colorée en puissance. - On pourrait cependant répondre autrement. La
modification primitive de la faculté d’imaginer provient bien d’une action des
choses sensibles, car " l’imagination est un mouvement qui a son origine
dans le sens ", selon le traité De l’âme.
Néanmoins, il y a dans l’homme une certaine
opération psychologique qui, en divisant et composant, forme diverses images
qui n’ont pas été reçues par le moyen des sens. Si on l’interprète ainsi, le
texte de S. Augustin est acceptable.
3. La connaissance sensible n’est pas la cause
totale de la connaissance intellectuelle. Rien d’étonnant alors si celle-ci
s’étend plus loin que celle-là.
Article 7 —
L’intellect peut-il avoir une connaissance en acte, au moyen des espèces
intelligibles qu’il possède, sans recourir aux images ?
Objections :
1. Cela semble possible. Car l’intellect peut
passer à l’acte par l’espèce intelligible qui l’informe. Mais l’intelligence en
acte, c’est l’acte même de penser. Donc les espèces intelligibles suffisent
pour cet acte, sans qu’il y ait retour sur les images.
2. L’imagination dépend davantage du sens que
l’intelligence ne dépend de l’imagination. Or on peut concevoir que
l’imagination soit en acte malgré l’absence des choses sensibles. À plus forte
raison l’intelligence peut-elle comprendre sans retour sur les images.
3. Il n’y a pas d’images des réalités immatérielles
; car l’imagination ne dépasse pas le temps et le continu spatial. Si notre
intelligence ne peut avoir d’activité sans recourir aux images, il s’ensuit
donc qu’elle ne peut rien atteindre d’immatériel. Ce qui est évidemment faux,
puisque nous connaissons par l’intelligence la vérité elle-même, et Dieu et les
anges.
En sens contraire,
le Philosophe affirme " L’âme ne perçoit
intellectuellement rien sans image. "
Réponse :
Notre intelligence, selon l’état de la vie présente
où elle est unie à un corps passible, ne peut passer à l’acte sans recourir aux
images. On le constate à deux signes. D’abord, étant une faculté qui n’emploie
pas d’organe corporel, l’intelligence ne serait nullement entravée dans son
activité par une lésion organique, si son activité même ne requérait pas
l’exercice d’une faculté qui a besoin d’un organe. Or, tels sont le sens,
l’imagination et toutes les puissances appartenant à l’âme sensible. Ce qui
prouve clairement que pour exercer son activité, non seulement dans
l’acquisition d’une science nouvelle, mais encore dans l’usage d’une science
acquise, l’intelligence requiert l’acte de l’imagination et des autres
facultés. Car nous le voyons : quand une lésion organique entrave soit l’acte
de l’imagination chez les fous, soit l’acte de la mémoire chez les
léthargiques, l’individu ne peut faire acte d’intelligence, même par rapport
aux connaissances qu’il avait acquises auparavant. Ensuite, chacun peut
l’observer en soi-même, lorsqu’on cherche à connaître intellectuellement
quelque chose, on se forme par manière d’exemples des images dans lesquelles on
regarde, pour ainsi dire, ce qu’on désire connaître. Également, quand nous voulons
faire comprendre une chose à quelqu’un, nous lui donnons des exemples dont il
puisse se former des images pour comprendre.
La raison en est que toute puissance connaissante
est en proportion avec l’objet à connaître. Pour l’intelligence angélique, qui
est absolument séparée de tout corps, l’objet propre est la substance
intelligible, qui elle-même n’a pas de corps. Et c’est par de tels
intelligibles que cette intelligence connaît les réalités matérielles. Pour
l’intelligence humaine, qui est unie à un corps, l’objet propre est la quiddité
ou nature qui existe dans une matière corporelle. Et c’est par les natures des
choses visibles qu’elle s’élève même à une certaine connaissance des réalités
invisibles. Or, par définition, cette nature sensible se trouve chez un
individu qui ne peut exister sans matière corporelle. Ainsi, par définition,
l’essence de la pierre existe en telle pierre, l’essence du cheval existe en
tel cheval, et ainsi du reste. Par suite, la nature de la pierre, ou de quelque
autre réalité matérielle, ne peut être parfaitement et vraiment connue que dans
la mesure où on la connaît comme existant dans le particulier. Or nous
connaissons celui-ci par le sens et par l’imagination. Donc, pour que
l’intelligence connaisse en acte son objet propre, il est nécessaire qu’elle se
tourne vers l’image afin de considérer l’essence universelle comme existant
dans le particuliers. Si l’objet propre de l’intelligence était la forme
séparée, ou si les natures des réalités sensibles ne subsistaient pas dans les
êtres particuliers, comme le veulent les platoniciens, il ne serait pas
nécessaire que notre intelligence ait toujours recours au phantasme pour
comprendre.
Solutions :
1. Les espèces intelligibles, conservées dans
l’intellect possible, s’y trouvent à l’état d’habitus quand on n’est pas en
acte de pensée, nous l’avons dit précédemment. Pour connaître en acte, il ne
suffit pas de la simple conservation des espèces, mais il faut que nous en
fassions usage de la manière qui convient aux réalités dont elles sont les
espèces, c’est-à-dire des natures existant en des êtres particuliers.
2. L’image est elle-même une ressemblance de la
réalité particulière. Elle n’a donc pas besoin d’une autre ressemblance du
particulier, comme l’intelligence en a besoin.
3. Les objets incorporels dont il n’y a pas
d’images ne nous sont connus que par relation aux corps sensibles qui eux ont
des images. Ainsi, nous atteignons la vérité en considérant la réalité qui est
l’objet de notre réflexion ; nous connaissons Dieu comme cause, suivant Denys,
et par passage à la limite, et par négation ; quant aux autres substances
immatérielles, nous ne pouvons les connaître, en l’état de la vie présente, que
par négation, ou par relation aux êtres corporels. C’est pourquoi, lorsque nous
saisissons l’un de ces objets, nous devons recourir aux images des corps, bien
que ces objets eux-mêmes n’aient pas d’images.
Article 8 — Le
jugement de l’intellect est-il empêché par la paralysie des facultés sensibles
?
Objections :
1. Il semble que non. Car le supérieur ne dépend
pas de l’inférieur. Or, le jugement de l’intelligence est au-dessus de
l’opération des sens.
2. Raisonner est un acte intellectuel. Or, dans le
sommeil, le sens est réduit à l’inaction. Il arrive néanmoins qu’on raisonne en
dormant. Le jugement de l’intelligence n’est donc pas entravé parce que
l’action du sens est arrêtée.
En sens contraire,
ce qui arrive de contraire aux bonnes mœurs, durant
le sommeil, n’est pas imputable comme une faute, dit S. Augustin. Ce ne serait
pas le cas si l’homme avait alors le libre usage de la raison et de
l’intelligence. L’exercice de la raison est donc entravé par l’immobilisation
du sens.
Réponse :
L’objet propre de notre intelligence est, nous
l’avons dit à l’article précédent, la nature de la réalité sensible. Or, on ne
peut juger parfaitement d’une chose si l’on ne connaît tout ce qui s’y
rapporte, et surtout si l’on ignore le terme et la fin du jugement. Selon
Aristote " de même que l’œuvre est la fin de la science technique, de même
la fin de la science de la nature est principalement le donné de la
connaissance sensible ". L’artisan ne se préoccupe de connaître le couteau
qu’en vue de son travail, pour fabriquer ce couteau particulier. Pareillement,
l’homme des sciences de la nature ne cherche à connaître la nature de la pierre
ou du cheval que pour savoir la définition des réalités perceptibles au sens.
Il est évident que l’artisan ne pourrait juger parfaitement du couteau, s’il
ignorait le travail qu’il fait ; ni l’homme de science, des réalités
naturelles, s’il ignorait les choses sensibles. Or, tout ce que notre
intelligence atteint, dans la vie présente, nous le connaissons par rapport à
ces choses sensibles et naturelles. Nous ne pouvons donc avoir de jugement
intellectuel parfait lorsque le sens, qui nous fait connaître les réalités
sensibles, est empêché d’agir.
Solutions :
1. L’intelligence est supérieure au sens ; elle
dépend cependant de lui d’une certaine façon. Ses objets immédiats et
principaux ont leur origine dans le sensible. Il est donc inévitable que le
jugement de l’intelligence soit empêché par l’inactivité du sens.
2. Le sens est lié chez le dormeur en raison de
certaines évaporations, de vapeurs qui se dissipent, comme il est dit au livre
Du Sommeil. Aussi, selon l’état de ces vapeurs, le sens se trouve-t-il plus ou
moins lié. Quand il y a un grand mouvement de vapeurs, non seulement le sens
est lié, mais l’imagination aussi, et alors il n’y a plus de représentation
d’images ; surtout lorsqu’on s’endort après un repas copieux. Quand le
mouvement des vapeurs est plus lent, il y a bien des images, mais déformées et
sans ordre ; par exemple chez les fiévreux. Et si le mouvement est encore plus
calme, on a des images ordonnées ; cela se produit surtout vers la fin du
sommeil, et chez les hommes sobres et doués d’une forte imagination. Si le
mouvement est faible, non seulement l’imagination se trouve libre, mais même le
sens commun est particulièrement libéré ; à ce point qu’on juge parfois en
dormant que ce qu’on voit est un rêve, comme si l’on discernait entre les
réalités et leurs images. Cependant, le sens commun reste quelque peu lié ;
tout en discernant entre certaines images et les réalités, il se trompe
toujours sur quelques-unes de ces images. - Donc, dans la mesure où le sens et
l’imagination demeurent libres dans le sommeil, le jugement de l’intelligence a
son libre exercice, mais non pas totalement. Par suite, ceux qui raisonnent en
dormant reconnaissent toujours au réveil qu’ils ont fait quelque erreur.
QUESTION 85 — COMMENT ET DANS QUEL ORDRE OPÈRE
L’INTELLIGENCE ?
1. Notre intellect opère-t-il en abstrayant des
images les espèces intelligibles ? - 2. Les espèces intelligibles abstraites
des images sont-elles ce que notre intelligence connaît, ou ce par quoi elle
connaît ? - 3. Est-il naturel à notre intellect de connaître d’abord le plus
universel ? - 4. Peut-il connaître plusieurs choses à la fois ? - 5. Connaît-il
par composition et division ? - 6. Peut-il se tromper ? - 7. Quelqu’un peut-il
connaître une même chose plus qu’un autre ? - 8. Notre intellect connaît-il
l’indivisible avant le divisible ?
Article 1 — Notre
intellect opère-t-il en abstr ayant des images les espèces intelligibles ?
Objections :
1. Il semble que non. Car toute intelligence qui
connaît une chose autrement qu’elle n’est, est dans l’erreur. Or les formes
matérielles ne sont pas abstraites des êtres particuliers dont les
ressemblances sont les images. Donc, si nous connaissons les réalités
matérielles en abstrayant les espèces à partir des images, il y a erreur dans
notre intelligence.
2. Les réalités matérielles sont les êtres de la
nature qui contiennent la matière dans leur définition. Or on ne peut rien
connaître par l’intelligence sans les éléments de la définition. Les réalités
matérielles ne peuvent donc être connues si l’on ne connaît pas leur matière.
Mais la matière étant principe d’individuation, les réalités matérielles ne
peuvent être connues en abstrayant l’universel à partir du particulier, ce qui
arrive quand on abstrait les espèces intelligibles à partir des images.
3. Pour Aristote, les images sont à l’âme
intellectuelle dans le rapport des couleurs à la vue. Or la vision ne s’obtient
pas en abstrayant des couleurs certaines espèces, mais par le fait que les
couleurs s’impriment dans la vue. Donc comprendre ne résulte pas d’une
abstraction à partir des images, mais d’une impression des images dans
l’intelligence.
4. Comme il est dit au traité De l’âme, il y a dans
l’âme intellectuelle deux facultés, l’intellect agent et l’intellect possible.
Or ce qui appartient à l’intellect possible, ce n’est pas d’abstraire les
espèces intelligibles à partir des images, mais de recevoir les espèces déjà
abstraites. Mais cela ne semble pas appartenir non plus à l’intellect agent ;
car celui-ci joue à l’égard des images le même rôle que la lumière à l’égard
des couleurs ; et celle-ci n’abstrait rien à partir des couleurs, elle s’y
insinue plutôt. Donc en aucune façon nous ne faisons acte à’intelligence en
abstrayant à partir des images.
5. Le Philosophe dit que " l’intelligence
connaît les espèces dans les images ". Ce n’est donc pas en les
abstrayant.
En sens contraire,
Aristote affirme : " Dans la mesure où les
choses sont séparables de la matière, elles ont rapport à l’intelligence.
" Il faut donc que les réalités matérielles soient connues
intellectuellement en tant qu’elles sont abstraites de la matière et des
ressemblances matérielles, qui sont les images.
Réponse :
L’objet à connaître est, comme on l’a dit,
proportionné à la faculté connaissante. Or il y a trois degrés dans ce genre de
faculté. Il y a une faculté de connaître qui est l’acte d’un organe corporel,
c’est le sens. Voilà pourquoi l’objet de toute puissance sensible est une forme
qui existe dans une matière corporelle. Et puisque cette matière est le
principe de l’individuation, toute puissance sensible ne connaît que les êtres
particuliers. - Il y a une autre faculté de connaître qui n’est pas l’acte d’un
organe et n’est unie en aucune manière à la matière corporelle : c’est l’intellect
angélique. Aussi son objet est-il une forme qui subsiste sans matière. Même
lorsque les anges connaissent les réalités matérielles, ils ne les contemplent
que dans des êtres immatériels, soit en eux-mêmes, soit en Dieu. -
L’intelligence humaine se tient entre les deux ; car elle n’est pas l’acte d’un
organe, mais une faculté de l’âme, laquelle est forme du corps, comme on l’a
bien vu précédemment. Il lui est donc propre de connaître une forme qui existe
individuée dans une matière corporelle, mais non de connaître cette forme en
tant qu’elle est dans telle matière. Or, connaître ce qui existe dans une
matière individuelle, mais non en tant qu’elle existe dans telle matière, c’est
abstraire de la matière individuelle la forme que représentent les images. Et
c’est pourquoi on doit dire que notre intelligence connaît les réalités
matérielles en les abstrayant des images. Et en considérant de la sorte ces
réalités, nous parvenons à connaître quelque chose des êtres immatériels,
tandis que les anges connaissent les êtres matériels par l’intermédiaire des
êtres immatériels.
Platon, qui ne prêtait attention qu’à
l’immatérialité de l’intelligence humaine, et non à son union avec le corps,
donnait pour objet à l’intelligence les idées séparées. Pour lui, quand nous
comprenons, ce n’est pas en abstrayant, mais bien plutôt en participant des
réalités abstraites, comme nous l’avons déjà exposé.
Solutions :
1. Il y a deux modes d’abstraction. Le premier, par
composition et division, quand nous comprenons qu’une chose n’est pas une autre
ou qu’elle en est séparée. Le second par une considération simple, quand nous
pensons à un objet, sans faire attention à un autre. Si l’intelligence
abstrait, selon le premier mode, en séparant des choses qui en réalité ne sont
pas séparées, cela implique une erreur. Mais si l’on procède selon le second
mode, cela n’est pas faux, comme on le voit clairement dans les choses
sensibles. Car, si nous pensions ou disions que la couleur ne se trouve pas
dans le corps coloré, ou qu’elle en est séparée, notre opinion ou notre dire
serait faux. Mais cela n’arrivera pas si nous considérons seulement la couleur
et ses propriétés, sans faire attention au fruit qui est coloré. Le fruit
n’appartient pas à la définition de la couleur il n’y a donc rien qui empêche
de connaître la couleur, alors qu’on ne considère nullement le fruit. De même,
ce qui appartient par définition à l’espèce d’une réalité matérielle
quelconque, une pierre, un homme, un cheval, peut être considéré sang les
principes individuels, qui n’appartiennent pas à la définition de l’espèce.
Procéder ainsi, c’est abstraire l’universel du particulier, ou l’espèce
intelligible de l’image, c’est-à-dire considérer la nature de l’espèce, sans
considérer les principes individuels présentés par les images.
Donc, quand on dit que l’intelligence est dans
l’erreur lorsqu’elle connaît une réalité autrement qu’elle n’est, on dit vrai
si l’on rapporte le terme " autrement " à la réalité connue. Car
l’intelligence est dans l’erreur lorsqu’elle pense qu’une chose existe
autrement qu’elle n’est. L’intellect serait dans l’erreur s’il abstrayait hors
de la matière l’espèce de la pierre, pour faire croire qu’elle n’existe pas
dans la matière, selon la thèse de Platon. - Mais on ne dit pas vrai, si "
autrement " est rapporté à celui qui comprend. Il n’est pas erroné
d’admettre que le mode d’être de celui qui comprend effectivement est différent
du mode d’être de la réalité existante. Car l’objet pensé est immatériellement
en celui qui comprend selon la nature de l’intelligence, mais non pas
matériellement à la manière d’une réalité matérielle.
2. Selon certains philosophes, l’essence spécifique
des réalités naturelles serait seulement la forme, et la matière ne serait pas
une partie de l’essence. A ce compte, on ne devrait pas mettre la matière dans
la définition de ces réalités. Il faut donc parier autrement. Il y a deux
matières : l’une est commune, et l’autre " désignée " ou individuelle([2]).
La matière commune, c’est par exemple la chair et l’os en général ; la matière
individuelle, ces chairs et ces os. L’intelligence abstrait donc de la matière
de la chose naturelle l’essence spécifique, en laissant de côté la matière
sensible individuelle, mais non pas la matière sensible commune([3]).
Par exemple, elle abstrait l’essence de cet homme, en laissant de côté sa chair
et ses os qui n’appartiennent pas à la définition de l’essence spécifique([4]),
mais sont les éléments individuels, selon Aristote ; cette essence peut donc
être considérée à part de ces éléments. Mais l’espèce " homme " ne
peut être abstraite par l’intelligence de la chair et des os.
Les essences mathématiques peuvent être abstraites
par l’intellect de la matière sensible non seulement individuelle, mais commune
; non pas toutefois de la matière intelligible commune, mais seulement
individuelle. La matière sensible, c’est la matière corporelle en tant qu’elle
possède des qualités sensibles : froid et chaud, dur et mou, etc. La matière
intelligible, c’est la substance en tant qu’elle supporte la quantité. Or la
quantité appartient à la substance avant les qualités sensibles. D’où les modes
de la quantité, nombres, dimensions, figures, qui sont les limites de celle-ci([5]),
peuvent être considérées à part des qualités sensibles, ce qui est abstraire de
la matière sensible. Cependant elles ne peuvent pas être envisagées sans la
notion([6])
d’une substance sous-jacente à la quantité, ce qui serait abstraire de la
matière intelligible commune. On peut néanmoins les considérer à part de cette
substance-ci et de cette substance-là, c’est-à-dire abstraire de la matière
intelligible individuelle.
D’autres notions peuvent être abstraites même à
partir de la matière intelligible commune, par exemple, l’être([7]),
l’un, la puissance et l’acte ; et d’autres encore qui même peuvent exister sans
aucune matière, comme les substances immatérielles.
Platon, n’ayant pas distingué les deux modes
d’abstraction dont nous avons parlé h, affirmait que tout ce qui selon nous est
abstrait par l’intelligence, était séparé en réalité.
3. Les couleurs ont le même mode d’existence dans
la matière corporelle individuelle et dans la faculté de voir. Elles peuvent
donc imprimer cette ressemblance dans cette faculté. Mais les images, qui sont
des ressemblances d’êtres individuels et se trouvent en des organes corporels,
n’ont pas le même mode d’être que l’intelligence humaine, comme nous venons de
le montrer. Elles ne peuvent donc par leur propre action s’imprimer dans
l’intellect possible. Mais l’action de l’intellect agent produit une certaine
ressemblance du réel dans l’intellect possible par une conversion de
l’intellect agent vers les images ; cette ressemblance représente les réalités
dont on possède les images, mais uniquement quant à l’essence spécifique.
Et c’est en ce sens qu’on dit l’espèce intelligible
abstraite des images ; mais cela ne signifie pas qu’une même forme, qui était
d’abord dans les images, se trouve ensuite dans l’intellect possible à la
manière dont un corps, pris dans un lieu, est transporté dans un autre.
4. Les images reçoivent la lumière de l’intellect
agent, et de plus c’est d’elles que sont abstraites les espèces intelligibles
par l’action de cette faculté. Elles reçoivent une lumière ; en effet, de même
que la partie sensible de l’âme acquiert une force plus grande à cause de son
union à la partie intellectuelle, de même les images, par la vertu de
l’intellect agent, deviennent susceptibles de fournir, par l’abstraction, des
représentations intelligibles. L’intellect agent opère cette abstraction dans
la mesure où nous sommes capables de considérer les essences spécifiques en
laissant à part les conditions individuelles, et ce sont les ressemblances de
ces essences qui informent l’intellect possible.
5. Notre intellect, certes, abstrait les espèces
des images en tant qu’il considère les natures des choses sous un mode
universel. Et cependant, il connaît celles-ci dans les images, car il ne peut
connaître la réalité dont il abstrait les espèces intelligibles que par le
retour aux images, comme nous l’avons vu précédemment.
Article 2 — Les
espèces intelligibles abstraites sont-elles ce que notre intelligence connaît ?
Objections :
1. Il semble que oui, car l’objet connu en acte se
trouve dans celui qui connaît, parce que le connu en acte est l’intelligence
elle-même en acte. Or il n’y a rien de la chose connue dans l’intelligence en
acte, si ce n’est l’espèce intelligible abstraite. Cette espèce est donc
l’objet connu en acte.
2. L’objet connu en acte doit se trouver dans un
certain sujet. Autrement il ne serait rien. Or il n’est pas dans la réalité,
qui est hors de l’âme. Car cette réalité étant matérielle, rien de ce qui est
en elle ne peut être l’objet connu en acte. Cet objet est donc dans
l’intelligence, et n’est pas autre chose que l’espèce intelligible.
3. D’après Aristote " les mots sont les signes
des états de l’âme ". Or les mots signifient les réalités connues, car
c’est par la parole que nous exprimons ce que nous comprenons. Donc les états
de l’âme que sont les espèces intelligibles sont cela même que nous connaissons.
En sens contraire,
il y a le même rapport entre l’espèce intelligible
et l’intelligence qu’entre l’espèce sensible et le sens. Or l’espèce sensible
n’est pas ce qui est senti, mais bien plutôt ce par quoi le sens connaît. Donc
l’espèce intelligible n’est pas ce qui est compris, mais ce par quoi
l’intelligence comprend.
Réponse :
Certains philosophes ont prétendu que les
puissances de connaître qui sont en nous ne connaissent que leurs propres
modifications : par exemple le sens ne connaîtrait que la modification de son
organe. Et dans cette théorie l’intelligence ne connaît aussi que sa
modification, qui est l’espèce intelligible qu’elle reçoit. Et en conséquence,
l’espèce intelligible est ce qui est connu.
Mais cette opinion est évidemment fausse, pour deux
raisons. D’abord, parce que les objets que nous comprenons et les objets des
sciences sont identiques. Donc, si ceux que nous comprenons n’étaient que les
espèces qui sont dans l’âme, toutes les sciences seraient une connaissance non
des réalités hors de l’âme, mais des espèces intelligibles qu’elle possède en
elle. Ainsi, pour les platoniciens, il n’y a de science que des idées, qui
d’après eux sont les objets connus en acte. - En second lieu, on en arriverait
à l’erreur des anciens qui affirmaient que " tout ce qui paraît est vrai
" ; et par suite que les contradictoires sont vraies simultanément. En
effet, si la puissance ne connaît que sa propre modification, elle ne peut
juger que de cela. Or un objet paraît être de telle manière, selon la manière
dont la puissance de connaître est affectée. Donc le jugement de cette
puissance aura pour objet cela même qu’elle juge, c’est-à-dire sa propre
modification, telle qu’elle est. Et ainsi tout jugement sera vrai. Par exemple,
si le goût ne perçoit que sa propre modification, celui dont le goût est sain
et qui juge que le miel est doux, jugera juste, et de même celui dont le goût
est infecté et qui juge le miel amer. L’un et l’autre jugent selon l’impression
de leur goût. Par conséquent, toute opinion sera également vraie, et de façon
générale, toute conception.
On doit donc dire que l’espèce intelligible est
pour l’intelligence ce par quoi elle connaît. Cela se prouve ainsi. Il y a deux
sortes d’action, d’après Aristote : celle qui demeure dans le principe actif,
comme voir ou penser, et celle qui passe dans une réalité extérieure, comme
chauffer et couper. Or l’une et l’autre supposent une certaine forme. La forme
par laquelle se réalise l’action transitive est un mode d’être semblable au
terme de l’action ; par exemple la chaleur de la chose qui chauffe est
semblable à ce qui est chauffé. Pareillement, la forme requise pour l’action
immanente est une ressemblance de l’objet. Aussi la ressemblance de la réalité
visible est-elle la forme par laquelle la faculté visuelle voit, et la
ressemblance de la réalité connue par l’intelligence, c’est-à-dire l’espèce
intelligible, est la forme par laquelle l’intelligence connaît.
Mais parce que l’intelligence réfléchit sur
elle-même, elle saisit par la même réflexion et son acte de connaître, et
l’espèce par laquelle elle connaît. Et ainsi l’espèce intelligible est ce qui
est connu en second lieu. Mais ce qui est premièrement connu, c’est la réalité
dont l’espèce intelligible est la ressemblances.
On peut le prouver encore par la théorie ancienne
qui admettait que " le semblable est connu par le semblable ". L’âme
connaîtrait, par la terre qui est en elle, la terre qui est au-dehors, et ainsi
du reste. Au lieu de la terre, nous pouvons dire " l’espèce intelligible
de la terre ", selon Aristote qui déclare - " ce n’est pas la pierre
qui est dans l’âme, mais l’espèce de la pierre " ; alors ce sera au moyen
des espèces intelligibles que l’âme connaîtra les réalités qui sont en dehors
d’elle.
Solutions :
1. L’objet connu est dans l’intelligence
connaissante par sa ressemblance. Et de cette façon on identifie objet connu et
intelligence en acte, en tant que la ressemblance de la réalité connue est la
forme de l’intelligence, de même que la ressemblance de la réalité sensible est
la forme du sens en acte. On ne peut donc conclure que l’espèce intelligible
abstraite est l’objet connu, mais qu’elle en est la ressemblance.
2. Quand on dit " objet connu en acte ",
deux choses sont considérées : la réalité connue et le fait même d’être connu.
De même, quand on dit " universel abstrait ", on comprend et la
nature de la réalité, et l’état d’abstraction ou d’universalité. La nature
réelle, à qui il arrive d’être connue, abstraite, universalisée, n’existe que
dans les singuliers. Mais le fait même d’être connue, abstraite, universalisée,
est dans l’intelligence. On peut en juger par un exemple pris du sens. La vue
voit la couleur du fruit, sans percevoir son odeur. Si l’on demande où existe
la couleur qui est vue indépendamment de l’odeur, il est donc clair qu’elle
existe seulement dans le fruit. Mais qu’elle soit perçue en laissant de côté
l’odeur, cela tient à la vue, parce qu’il y a dans la vue une ressemblance de
la couleur, et non de l’odeur. Pareillement, l’humanité connue par l’intelligence
n’existe que dans cet homme-ci ou cet homme-là. Mais que l’humanité soit connue
sans les conditions individuelles, ce qui est le fait même de l’abstraction, et
de quoi résulte l’idée universelle, cela lui arrive en tant qu’elle est perçue
par l’intelligence, dans laquelle se trouve la ressemblance de l’essence
spécifique, et non celle des principes individuels.
3. Il y a dans la partie sensible de l’âme deux
sortes d’opération. L’une suppose seulement une modification ; ainsi
l’opération du sens se réalise-t-elle en ce que celui-ci est modifié par le
sensible. L’autre suppose la formation d’un objet, en tant que la faculté
d’imaginer se donne la représentation d’une réalité absente ou jamais vue.
L’une et l’autre opérations sont réunies dans l’intelligence. On observe
d’abord une modification de l’intellect possible, en tant qu’il reçoit la forme
de l’espèce intelligible. Ainsi modifié, il forme en second lieu une
définition, une division ou une composition qui est exprimée par le mot5. Donc
la " raison " que signifie le nom, c’est la définition, et la
proposition exprime l’acte intellectuel de composer et de diviser. Les mots ne
désignent donc pas les espèces intelligibles, mais les moyens que l’activité
intellectuelle se donne pour juger des choses extérieures.
Article 3 —
Est-il naturel à notre intellect de connaître d’abord le plus universel ?
Objections :
1. Il semble que les concepts les plus universels
n’ont pas la priorité dans notre connaissance intellectuelle. Ce qui par nature
est antérieur et plus connu est postérieur et moins connu par rapport à nous.
Or l’universel est antérieur par nature : car ce qui est premier, c’est ce qui
n’implique pas réciprocité dans les conditions d’existence. L’universel est
donc donné postérieurement dans notre connaissance intellectuelle.
2. Pour nous, le composé est antérieur au simple.
Or les concepts les plus universels sont les plus simples. Par rapport à nous,
ils sont donc connus postérieurement.
3. D’après Aristote, le défini arrive à notre
connaissance avant les parties de la définition. Mais le plus universel fait
partie de la définition du moins universel, par exemple : " animal "
fait partie de la définition de l’homme. Le plus universel est donc postérieur
par rapport à nous.
4. C’est par les effets que nous parvenons aux
causes et aux principes. Or les universaux sont des principes. Ils sont donc
connus en second lieu par rapport à nous.
En sens contraire,
il est dit au livre I de la Physique qu’on doit
procéder de l’universel au singulier.
Réponse :
Il y a deux choses à considérer dans notre
connaissance intellectuelle. D’abord que cette connaissance prend en quelque
sorte son origine de la connaissance sensible. Or, le sens a pour objet le
singulier, et l’intelligence, l’universel. La connaissance du singulier doit
donc être pour nous antérieure à celle de l’universel. - En second lieu, notre
intelligence passe de la puissance à l’acte. Tout ce qui change ainsi parvient
d’abord à l’acte incomplet, intermédiaire entre la puissance et l’acte, avant
d’arriver à l’acte parfait. Cet acte parfait, c’est la science achevée, qui
fait connaître les réalités d’une manière distincte et précise. Quant à l’acte
incomplet, c’est une science imparfaite qui donne une connaissance indistincte
et confuse. Car ce qu’on connaît de cette façon est connu sous un certain
rapport en acte, et sous un autre, en puissance. Aussi, dit Aristote, " ce
qui est d’abord manifesté et certain pour nous l’est d’une manière assez
confuse ; mais ensuite nous distinguons avec netteté les principes et les
éléments ". Or, il est évident que connaître une chose qui renferme
plusieurs éléments sans avoir une connaissance propre de chacun, c’est la
connaître confusément. On peut connaître ainsi et le tout universel, en qui les
parties sont contenues en puissance, et le tout intégral. L’un et l’autre
peuvent être connus d’une manière confuse, sans que leurs parties soient
nettement distinguées. Or, lorsque l’on connaît distinctement ce qui est
contenu dans le tout universel, on connaît quelque chose dont l’extension est
moindre. Par exemple, on connaît indistinctement l’animal quand on le connaît
seulement comme tel ; mais on le connaît distinctement quand on le connaît
comme rationnel et irrationnel, comme lorsque l’on connaît l’homme et le lion.
Ce qui se présente en premier à notre intellect, c’est la connaissance de
l’animal avant celle de l’homme. Et cela s’applique à chaque fois que nous
comparons un concept plus universel à un autre qui l’est moins.
Et puisque le sens passe de la puissance à l’acte
comme fait l’intelligence, on trouve chez lui le même ordre dans la
connaissance. Nous jugeons en effet avec nos sens ce qui est plus commun avant
ce qui l’est moins, et cela dans l’espace et dans le temps. Dans l’espace
d’abord : quand on voit quelque chose de loin, on se rend compte que c’est un
corps, avant de savoir que c’est un animal, et un animal avant un homme, et un
homme avant Socrate ou Platon. Ensuite par rapport au temps : l’enfant
distingue un homme de ce qui n’en n’est pas un, avant de distinguer tel homme
d’un autre homme. C’est pourquoi, " les enfants appellent d’abord tous les
hommes "papa", mais par la suite les distinguent les uns des autres
", dit Aristote.
La raison en est évidente. Celui qui connaît une
chose d’une manière confuse est encore en puissance à connaître le principe de
distinction. Par exemple, celui qui connaît le genre, est en puissance à
connaître la différence spécifique. Ainsi, la connaissance indistincte est
intermédiaire entre la puissance et l’acte.
En conclusion, il faut dire que la connaissance du
singulier est antérieure par rapport à nous à la connaissance de l’universel,
comme la connaissance sensible l’est à la connaissance intellectuelle. Mais
aussi bien dans le sens que dans l’intelligence, la connaissance d’un objet
plus général est antérieure à la connaissance d’un objet moins général.
Solutions :
1. L’universel peut être considéré sous deux
aspects : 1° La nature universelle peut être pensée en même temps que le
rapport d’universalité. Or ce rapport (c’est-à-dire qu’un seul et même concept
convienne à de nombreux individus) provient de l’abstraction opérée par
l’intelligence ; il faut donc que, sous cet aspect, l’universel soit donné en
second lieu. D’après Aristote, en effet " l’animal universel ou bien n’est
rien du tout, ou est donné ensuite ". Pour Platon qui admettait la
subsistance de l’universel, celui-ci est antérieur aux particuliers qui, selon
ce philosophe, n’existent que dans leur participation aux universaux
subsistants, qu’il appelle Idées. - 2° L’universel peut être considéré sous le
rapport de la nature réelle, animalité, humanité, en tant qu’elle existe dans
les êtres particuliers. Et alors il y a deux ordres. Le premier est l’ordre de
la génération et du temps, selon lequel les choses imparfaites et en puissance
existent d’abord. Le plus universel est, de cette façon, antérieur par nature.
C’est clair pour la génération de l’homme et de l’animal " L’animal est
engendré avant l’homme ", dit Aristote. Le second ordre est celui de la
perfection ou de la finalité de la nature. Ainsi l’acte est absolument
antérieur à la puissance, le parfait à l’imparfait. A ce point de vue, le moins
universel est antérieur par nature au plus universel, l’homme est antérieur à
l’animal ; car la fin de la nature n’est pas de s’arrêter à la génération de
l’animal, mais d’engendrer l’homme.
2. Le plus universel est comparé à ce qui l’est
moins, soit comme tout, soit comme partie. 1° Comme tout, en tant, que dans
l’extension du plus universel non seulement se trouve en puissance le moins
universel, mais encore autre chose : dans l’extension d’animal, il y a non
seulement l’homme, mais encore le cheval. 2° Le plus universel est comparé
comme une partie au moins universel, en tant que ce dernier contient non
seulement le plus universel, mais autre chose encore : homme contient non
seulement animal, mais aussi rationnel. En conclusion, l’animal considéré en
soi est connu par nous avant l’homme ; mais l’homme nous est connu avant que
nous sachions que l’animal est une partie de sa définition.
3. La partie d’un tout peut être connue de deux
manières : 1° Absolument, selon ce qu’elle est en elle-même ; rien n’empêche
alors de connaître les parties avant le tout, par exemple les pierres avant la
maison. 2° En tant qu’elle appartient à tel tout ; il est nécessaire alors de
connaître le tout avant les parties ; nous connaissons la maison d’une
connaissance confuse avant de distinguer chacune de ses parties. Pareillement,
les éléments de la définition, considérés en eux-mêmes, sont connus avant la
réalité à définir ; dans le cas contraire, ils ne la feraient pas connaître.
Mais en tant que parties de la définition, ils sont connus après la réalité à
définir. Nous connaissons d’abord l’homme d’une connaissance confuse, avant de
savoir distinguer tout ce qui appartient à l’homme.
4. L’universel, en tant qu’il implique le rapport
d’universalité, est bien un certain principe de connaissance, du fait que le
rapport d’universalité est consécutif à la connaissance qui se réalise par
abstraction. Mais il n’est pas nécessaire que tout principe de connaissance
soit un principe d’existence, comme le pensait Platon ; car ü nous arrive de
connaître la cause par l’effet, et la substance par les accidents. Aussi,
l’universel pris en ce sens n’est-il pour Aristote ni un principe d’être, ni
une substance. Cependant, si l’on considère la nature du genre et de l’espèce,
en tant qu’elle existe dans les êtres singuliers, elle a en quelque sorte
raison de principe formel par rapport à eux ; car le singulier est tel à cause
de la matière, tandis que le principe spécifique vient de la forme. Toutefois
le genre par rapport à l’espèce est plutôt un principe matériel ; on détermine
en effet l’essence du genre d’après ce qui est matériel dans la réalité, et
celle de l’espèce d’après ce qui est formel ; par exemple, le genre animal en
raison de la partie sensible ; l’espèce humaine en raison de la partie
intellectuelle. Par suite, l’intention dernière de la nature, c’est l’espèce,
mais non l’individu, ni le genre. Car la forme est la fin de la génération,
tandis que la matière est en vue de la forme. Mais il n’est pas nécessaire que
la connaissance de toute cause et de tout principe soit postérieure par rapport
à nous. Parfois nous connaissons des effets cachés à l’aide de causes
sensibles, et parfois nous procédons inversement.
Article 4 — Notre
intellect peut-il connaître plusieurs choses à la fois ?
Objections :
1. Cela paraît possible, car l’intelligence dépasse
le temps. Or l’avant et l’après appartiennent au temps. L’intelligence
n’atteint donc pas divers objets dans une succession, mais simultanément.
2. Rien n’empêche que diverses formes, qui ne sont
pas opposées, cœxistent en acte dans le même être, par exemple l’odeur et la
couleur dans le fruit. Mais les espèces intelligibles ne sont pas opposées.
Donc l’intellect peut être mis en acte simultanément par diverses espèces
intelligibles. Il peut donc comprendre plusieurs objets à la fois.
3. L’intellect saisit d’une seule vue un tout, tel
que l’homme ou la maison. Or en n’importe quel tout il y a beaucoup de parties.
L’intellect saisit donc à la fois plusieurs objets.
4. On ne peut connaître en quoi une chose diffère
d’une autre, si elles ne sont connues toutes deux à la fois. Et cela est vrai
de toute comparaison. Or notre intelligence connaît les différences et les
rapports. Elle connaît donc plusieurs objets à la fois.
En sens contraire,
d’après Aristote, " il y a intelligence d’un
seul objet, mais science de plusieurs ".
Réponse :
L’intelligence peut comprendre plusieurs choses
comme une unité, mais non plusieurs choses comme une pluralité. Quand je dis
comme unité et comme pluralité, j’entends : au moyen d’une ou plusieurs espèces
intelligibles. Car le mode d’une action dépend de la forme qui est principe de
cette action. Donc, tout ce qu’une intelligence peut comprendre au moyen d’une
seule forme intelligible, elle peut le comprendre simultanément. Ainsi Dieu
voit tout à la fois, parce qu’il voit tout par une seule forme, qui est son
essence. Mais tout ce qu’une intelligence comprend au moyen de plusieurs
espèces, elle ne le comprend pas tout d’un coup. La raison en est qu’un même
sujet ne peut être simultanément déterminé par plusieurs formes de genre
identique, mais d’espèces diverses ; il est impossible par exemple qu’un même
corps soit, sous le même rapport, coloré de diverses couleurs ou informé par
diverses figures. Toutes les espèces intelligibles sont du même genre, comme
perfections d’une seule puissance intellectuelle, bien que les réalités
qu’elles représentent appartiennent à des genres différents. Il n’est donc pas
possible que la même intelligence soit déterminée à la fois par plusieurs
espèces intelligibles, pour comprendre en acte divers objets.
Solutions :
1. L’intelligence est au-delà du temps, si l’on
définit celui-ci comme le nombre du mouvement des réalités corporelles. Mais la
pluralité même des espèces intelligibles produit une certaine succession des
opérations intellectuelles, en tant que telle opération en précède une autre.
Et cette succession, S. Augustin l’appelle temps, lorsqu’il dit que " Dieu
meut la créature spirituelle à travers le temps ".
2. Des formes opposées ne peuvent pas exister à la
fois dans un même sujet, mais c’est encore impossible pour toutes les formes du
même genre, alors même qu’elles ne seraient pas opposées entre elles. On le
voit par l’exemple des couleurs et des figures.
3. On peut connaître les parties d’un tout de deux
façons : 1° d’une connaissance confuse, en tant que les parties sont dans le
tout ; de cette façon, elles sont connues par la seule forme du tout, et
connues simultanément ; 2° d’une connaissance distincte, en tant que chacune
d’elles est connue par une espèce intelligible propre ; elles ne peuvent alors
être connues simultanément.
4. Lorsque l’intellect comprend la différence ou le
rapport d’un objet à un autre, il les connaît sous l’aspect même de leur
différence et de leur rapport, de la même manière, comme on vient de le dire,
qu’il connaît les parties dans le tout.
Article 5 — Notre
intellect connaît-il par composition et division ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car pour qu’il y ait
composition ou division, il faut plusieurs éléments. Or l’intellect ne peut
comprendre plusieurs choses à la fois. Il ne peut donc connaître en composant
et en divisant.
2. Toute composition ou division implique le temps
: présent, passé ou futur. Or l’intellect abstrait du temps, comme de toutes
les autres conditions particulières. Il ne connaît donc pas par composition et
division.
3. L’intellect comprend en s’assimilant aux choses.
Mais composition et division ne sont rien dans les choses. On n’y trouve en
effet que la chose, exprimée par le prédicat et le sujet, qui n’est qu’une
seule et même réalité si le jugement est vrai. L’homme est vraiment cet être qui
est animal. Donc l’intellect ne compose ni ne divise.
En sens contraire,
les mots expriment les conceptions de
l’intelligence, dit le Philosophe. Mais dans le langage, il y a composition et
division, comme on le voit dans les propositions affirmatives et négatives.
Donc l’intelligence compose et divise.
Réponse :
Il est nécessaire à l’intellect humain de procéder
par composition et division. Puisqu’il passe de la puissance à l’acte, il
ressemble aux êtres soumis à la génération, qui n’ont pas immédiatement toute
leur perfection, mais l’acquièrent de façon successive. Pareillement,
l’intellect humain n’obtient pas dès la première appréhension la connaissance
parfaite d’une réalité ; il en connaît d’abord quelque chose, par exemple la
quiddité qui est l’objet premier et propre de l’intellect, puis les propriétés,
les accidents, les manières d’être qui entourent l’essence de cette réalité. Et
à cause de cela, il est nécessaire à l’intellect d’unir les éléments connus, ou
de les séparer, et ensuite, de cette composition ou division, de passer à une
autre, ce qui est raisonner.
L’intellect angélique et l’intellect divin sont
comme les réalités incorruptibles, qui ont toute leur perfection dès le
principe. Aussi ont-ils immédiatement la connaissance totale d’une réalité. En
connaissant la quiddité, ils savent donc en même temps tout ce que nous pouvons
atteindre par composition, division et raisonnement. - C’est pourquoi
l’intellect humain connaît au moyen de ces opérations ; les intellects divin et
angélique les connaissent, non pas en les pratiquant, mais par l’intelligence
de la simple quiddité.
Solutions :
1. L’intellect compose et divise au moyen d’une
différence ou d’une relation. Aussi connaît-il beaucoup de choses en composant
et divisant, comme lorsqu’il connaît les différences et les relations entre les
choses.
2. L’intellect abstrait des images et cependant ne
comprend en acte qu’en se tournant vers les images. A cause de cela, comme on
l’a dit précédemment, le temps affecte l’acte intellectuel de composition et de
division.
3. La ressemblance de la réalité est reçue dans
l’intelligence selon le mode de cette puissance, et non selon le mode de la
réalité. Au jugement affirmatif ou négatif de l’intelligence correspond bien
quelque chose dans le réel, mais cela ne se trouve pas de la même manière dans
le réel que dans l’intelligence. L’objet propre de l’intelligence humaine est
en effet la quiddité de la chose matérielle, perçue par le sens et
l’imagination. Or il y a deux modes de composition dans la chose matérielle.
D’abord, celle de la forme avec la matière ; à cela correspond dans
l’intelligence la composition selon laquelle un tout universel est attribué à
sa partie. Car le genre se prend de la matière commune ; la différence
spécifique, de la forme ; le particulier, de la matière individuelle. Le second
mode de composition est celui de l’accident à son sujet. A cette composition
dans les choses correspond dans l’intelligence l’attribution de l’accident au
sujet, par exemple : " l’homme est blanc ". - Toutefois la
composition dans l’intelligence diffère de la composition réelle. Car les
éléments qui entrent en composition dans la réalité sont divers, tandis que la
composition par l’intelligence est le signe de l’identité des éléments qu’on
réunit. Car l’intelligence ne compose pas de telle sorte qu’elle affirme :
l’homme est la blancheur ; elle dit : l’homme est blanc, c’est-à-dire : est ce
qui possède la blancheur ; or, ce qui est homme et ce qui a la blancheur est
identique par son sujet. Pareillement, dans la composition de la matière et de
la forme " animal " désigne ce qui a la nature sensible ; "
rationnel ", ce qui a la nature intellectuelle ; " homme " ce
qui a l’un et l’autre ; " Socrate ", ce qui a tout cela dans une
matière individuelle. Et d’après cette identité, notre intelligence unit un
terme à un autre par l’acte d’attribution.
Article 6 —
L’intellect peut-il se tromper ?
Objections :
1. Il semble bien, car le Philosophe dit que le
vrai et le faux sont dans l’esprit. Or esprit et intellect sont identiques, on
l’a dit plus haut". Il y a donc du faux dans l’intellect.
2. L’opinion et le raisonnement sont des actes de
l’intellect. Or on trouve de l’erreur chez l’une et l’autre. Et donc aussi dans
l’intelligence.
3. Le péché est dans l’intelligence. Or le péché
implique erreur : " Ils se trompent ceux qui font le mal ", dit le
livre des Proverbes (14, 22). Il peut donc y avoir erreur dans l’intelligence.
En sens contraire,
" Celui qui fait erreur, dit S. Augustin, ne
comprend pas cela même en quoi il fait erreur. " Et Aristote dit : "
L’intelligence est toujours juste. "
Réponse :
Le Philosophe, à ce sujet, compare l’intelligence
et le sens. Car le sens ne se trompe pas sur son objet propre, ainsi la vue sur
la couleur ; ou alors c’est par accident, en raison d’un obstacle provenant de
l’organe ; par exemple, le goût des fiévreux trouve amères les choses douces,
parce que la langue est chargée d’humeurs mauvaises. Le sens se trompe aussi
sur les sensibles communs, par exemple, en appréciant grandeur ou figure. Ainsi
jugera-t-il que le soleil n’a qu’un pied de diamètre, alors qu’il est plus
grand que la terre. Le sens se trompe encore plus aisément sur les sensibles
par accident ; il jugera que le fiel est du miel, à cause de la ressemblance de
leur couleur. - La raison de cette rectitude du sens est claire. Toute
puissance, en tant que telle, est ordonnée à son objet propre. Les réalités de
ce genre se comportent toujours de la même manière. Tant que la puissance
demeure, il n’y a pas de défaillance dans son jugement sur son objet propre.
L’objet propre de l’intellect est la quiddité.
Aussi, à parler absolument, n’y a-t-il pas d’erreur dans l’intelligence, au
sujet de la quiddité. Mais l’intelligence peut se tromper sur les éléments qui
ont rapport à l’essence ou quiddité, lorsqu’elle ordonne un élément à l’autre
par composition, division ou même raisonnement. L’intelligence ne peut pas non
plus se tromper sur les jugements qui sont compris dès qu’on connaît le sens de
leurs termes, comme il arrive pour les premiers principes. Ce sont eux qui
assurent l’infaillibilité de la vérité, en donnant aux conclusions la certitude
de la science.
Il peut cependant y avoir des causes par accident
qui trompent l’intellect sur la quiddité des êtres composés. Cela ne vient pas
de l’organe, puisque l’intelligence n’en emploie pas, mais de la composition
qui est requise pour établir une définition ; lorsqu’une définition vraie pour
une chose, est faussepour une autre, comme la définition du cercle pour le
triangle ; ou lorsqu’une définition est fausse en elle-même, parce qu’elle
implique une composition impossible, par exemple, la définition d’un être comme
" animal rationnel ailé ". Quand il s’agit de réalités simples, dont
la définition ne peut impliquer composition, nous ne pouvons nous tromper ;
mais notre connaissance est en défaut parce que nous ne les saisissons pas
totalement.
Solutions :
1. Si le Philosophe dit que le faux est dans
l’esprit, c’est dans la composition et la division.
2. Même réponse pour l’objection tirée de l’opinion
et du raisonnement.
3. Et encore, pour l’erreur des pécheurs,
puisqu’elle consiste dans l’application d’un jugement à un objet désirable.
Mais dans la connaissance absolue de la quiddité, et de tout ce qu’on connaît
par elle, l’intelligence ne se trompe jamais. Et c’est le sens des autorités en
sens contraire.
Article 7 —
Quelqu’un peut-il connaître une même chose mieux qu’un autre ?
Objections :
1. Cela semble impossible. S. Augustin dit en effet
" Si quelqu’un comprend une réalité autrement qu’elle n’est, il ne la
comprend pas... Il n’est donc pas douteux qu’il y a une compréhension si
parfaite qu’on ne peut en concevoir qui lui serait supérieure. On ne peut donc
aller à l’infini dans la connaissance d’une réalité, et il n’est pas possible
que l’un la connaisse davantage qu’un autre. "
2. L’intelligence, dans son opération, est vraie.
Or la vérité, étant une certaine égalité de l’intelligence et du réel, n’est
pas susceptible de plus ou de moins. On ne peut dire, à proprement parier, qu’une
chose est plus ou moins égale à une autre. Il n’y a donc pas de plus ou de
moins dans la connaissance d’une réalité.
3. L’intelligence est ce qu’il y a de plus formel
dans l’homme. Or une différence de forme cause une différence d’espèce. Donc si
un homme comprend mieux qu’un autre, c’est qu’ils n’appartiennent pas à la même
espèce.
En sens contraire,
on voit par expérience que certains comprennent
plus profondément que d’autres. Ainsi celui qui peut ramener une conclusion aux
premiers principes et aux causes premières, comprend plus profondément que
celui qui la ramène seulement aux causes propres les plus proches.
Réponse :
Il y a deux manières de considérer ce problème. 1°
Lorsque " mieux comprendre " s’applique à la chose comprise. En ce
sens, il est impossible qu’un esprit connaisse une même chose mieux qu’un
autre. Si elle était comprise autrement qu’elle n’est, soit en mieux soit en
pire, il y aurait erreur, et non compréhension, dit S. Augustin. 2° "
Mieux comprendre " s’applique à celui qui comprend. En ce cas, un esprit
peut avoir une connaissance plus parfaite d’une même réalité qu’un autre
esprit, parce qu’il a une capacité intellectuelle supérieure ; de même qu’on
voit mieux avec les yeux lorsqu’on a une vue meilleure.
Cette supériorité de l’intelligence tient à deux
conditions. C’est d’abord l’intelligence même, qui est plus parfaite. Car,
mieux le corps est organisé, plus est élevée l’âme qui lui est attribuée, ce
qui se constate clairement chez les êtres d’espèces diverses. La raison en est que
l’acte et la forme sont reçus dans la matière selon la capacité de celle-ci. Et
puisque, même parmi les hommes, il en est dont le corps est mieux organisé, il
leur échoit une âme dont l’intelligence est plus vigoureuse : c’est pourquoi
Aristote dit que " ceux dont la chair est délicate ont l’esprit bien doué
". - La seconde condition tient aux facultés inférieures dont
l’intelligence a besoin pour agir ; ceux dont l’imagination, la cogitative, la
mémoire sont meilleures sont aussi les mieux doués sous le rapport de
l’intelligence.
Solutions :
1. La première objection est résolue par ce qu’on
vient de dire.
2. De même pour la deuxième, car la vérité de
l’intelligence consiste en ce qu’elle comprend le réel tel qu’il est.
3. La différence de forme qui provient d’une
disposition différente de la matière n’entraîne pas une différence spécifique,
mais seulement une diversité numérique. Il y a en effet pour les individus
divers des formes diverses, dont la diversité provient de la matière.
Article 8 — Notre
intellect connaît-il l’indivisible avant le divisible ?
Objections :
1. Il semble que l’intellect connaisse d’abord
l’indivisible, car, selon Aristote " nous arrivons à l’intelligence et à
la science par la connaissance des principes et des éléments ". Or les
indivisibles jouent ce rôle par rapport aux divisibles. Les indivisibles sont
donc connus d’abord.
2. Les éléments d’une définition sont connus avant
elle. Car " la définition se forme d’éléments antérieurs et plus connus
", dit Aristote. Or l’indivisible est mis dans la définition de la ligne :
" La ligne, dit Euclide, est une longueur sans largeur, dont les extrêmes
sont deux points. " Et l’unité est mise dans la définition du nombre :
" Le nombre, dit Aristote, est une multitude mesurée par l’unité. "
Notre intelligence connaît donc d’abord l’indivisible.
3. " Le semblable est connu par le semblable.
" Or l’indivisible ressemble davantage à l’intelligence que le divisible.
Car " l’intellect est simple ", dit Aristote. L’intelligence connaît
donc d’abord l’indivisible.
En sens contraire,
il est dit au traité De l’Âme que l’indivisible est
manifesté à l’intelligence de la même manière que la privation. Or la privation
est connue en second lieu. Et donc aussi l’indivisible.
Réponse :
L’objet de notre intellect, dans la vie présente,
est la quiddité de la réalité matérielle qu’il abstrait des images. Étant donné
que ce qui est premièrement et directement connu par une faculté de
connaissance est son objet propre, nous pouvons considérer dans quel ordre nous
connaissons l’indivisible, d’après son rapport à cette quiddité. Or,
l’indivisible se prend de trois manières, d’après le traité De l’Âme. 1° À la
manière du continu, qui est indivisé en acte, bien qu’il soit divisible en
puissance. Et cet indivisible est connu par nous avant sa division, qui est la
division en parties. Car la connaissance confuse est, comme on l’a dit,
antérieure à la connaissance distincte. - 2° Il y a l’indivisible de l’espèce ;
par exemple, l’idée de l’homme est quelque chose d’indivisible. Là encore nous
connaissons l’indivisible avant la division en parties logiques, comme on l’a
dit précédemment ; et aussi avant que l’intelligence ne compose ou ne divise,
en affirmant ou en niant. La raison en est que l’intelligence connaît ces deux
sortes d’indivisible, comme son propre objet. - 3° On appelle indivisible une
réalité qui l’est absolument, comme le point et l’unité, qui ne sont divisés ni
en acte ni en puissance. Et cet indivisible-là est connu en second lieu, par
privation de ce qui est divisible. Le point est ainsi défini d’une manière
privative " ce qui n’a pas de parties " ; de même l’essence de l’un
est qu’il est indivisible, selon Aristote. Et cela, parce qu’un indivisible de
cette sorte présente une certaine opposition à la réalité corporelle dont
l’intelligence saisit premièrement et directement la quiddité.
Mais si notre intellect accomplissait son acte par
une participation des indivisibles séparés, selon la doctrine platonicienne, il
s’ensuivrait que ces indivisibles seraient connus d’abord. Car dans cette
doctrine, c’est de ces principes premiers que les choses participent d’abord.
Solutions :
1. Quand on acquiert la science, on ne commence pas
toujours par les principes et les éléments. Parfois nous progressons des effets
sensibles à la connaissance des principes et des causes intelligibles. Mais
quand la science est achevée, la science des effets dépend toujours de la
connaissance des principes et des éléments. Car, selon l’expression d’Aristote
au même endroit, " nous pensons savoir lorsque nous pouvons ramener les
effets à leur cause ".
2. On ne se sert pas du point pour définir une
ligne quelconque ; il est clair en effet que dans une ligne infinie, ou même
dans une ligne circulaire, il n’y a de point qu’en puissance. Mais Euclide
donne la définition de la ligne droite finie ; et, par suite, il emploie le
point à définir la ligne, comme la limite à définir le limité. - Quant à
l’unité, elle est la mesure du nombre, et c’est pourquoi elle est employée à
définir le nombre mesuré. Elle n’est pas mise dans la définition du divisible ;
c’est bien plutôt le contraire.
3. La similitude par laquelle nous pensons est
l’espèce intelligible de l’objet connu dans le connaissant. Si quelque chose
est connu d’abord, ce n’est donc pas en raison d’une ressemblance de nature
avec la faculté connaissante, mais à cause du rapport de convenance entre la
puissance et son objet ; autrement la vue connaîtrait l’ouïe mieux qu’elle ne
connaît la couleur.
QUESTION 86 — CE QUE NOTRE INTELLECT CONNAÎT DANS LES
RÉALITÉS MATÉRIELLES
1. L’intellect connaît-il les singuliers ? - 2. Des
infinis ? - 3. Les êtres contingents ? - 4. Les futurs ?
Article 1 — Notre
intellect connaît-il les singuliers ?
Objections :
1. Il semble que oui, car tout esprit qui connaît
un jugement affirmatif par composition, connaît les termes de la composition.
Or notre intelligence connaît cette composition : " Socrate est homme
" ; car il lui appartient de former des propositions. Donc notre intellect
connaît ce singulier qu’est Socrate.
2. L’intellect pratique dirige l’action. Or les
actions concernent des singuliers. L’intellect connaît donc des singuliers.
3. Notre intelligence se connaît elle-même. Or elle
est une réalité singulière. Autrement elle n’aurait pas d’action, puisque les
actions émanent d’êtres singuliers. Elle connaît donc le singulier.
4. Tout ce dont est capable une faculté inférieure,
une faculté supérieure le peut. Or le sens connaît le singulier. À plus forte
raison l’intellect.
En sens contraire,
d’après Aristote, " l’universel est connu par
la raison et le singulier par le sens ".
Réponse :
Notre intelligence ne peut connaître directement et
premièrement le singulier dans les réalités matérielles. En voici la raison :
ce qui les fait singulières, c’est la matière individuelle ; or, notre
intelligence connaît en abstrayant l’espèce intelligible de cette matière,
comme nous l’avons dit plus haut. Ce qui est connu par cette abstraction, c’est
l’universel. Notre intelligence ne connaît donc directement que l’universel.
Mais indirectement, et par une sorte de réflexion,
elle peut connaître le singulier. Comme on l’a dit plus haut, même après avoir
abstrait les espèces intelligibles, elle ne peut les connaître en acte sans
avoir recours aux images ; et c’est en ces images qu’elle connaît les espèces
intelligibles. Ainsi donc, elle connaît directement l’universel au moyen de
l’espèce intelligible, et indirectement les singuliers d’où proviennent les
images. Et de cette manière, elle forme cette proposition " Socrate est homme.
"
Solutions :
1. On vient de répondre à la première objection.
2. Le choix d’un acte particulier à exécuter est
comme la conclusion d’un syllogisme de l’intelligence pratique. Mais d’une
proposition universelle on ne peut tirer directement une conclusion singulière
sans employer une proposition singulière comme mineure. C’est pourquoi le
jugement universel de l’intelligence pratique ne peut porter à l’action sans
une donnée de connaissance de la partie sensible, comme il est dit au traité De
l’Âme.
3. Le singulier ne présente pas d’obstacle à
l’intellection en tant que singulier, mais en tant que matériel, car on ne
comprend que sous un mode immatériel. Donc, s’il existe un singulier immatériel
tel que l’intelligence, rien ne s’oppose à ce qu’il soit intelligible.
4. Une faculté supérieure possède la capacité d’une
faculté qui lui est inférieure, mais sous un mode plus élevé. C’est pourquoi la
réalité connue par le sens sous un mode matériel et concret (ce qui est
connaître directement le singulier), est connue par l’intelligence sous un mode
immatériel et abstrait : ce qui est connaître l’universel.
Article 2 — Notre
intellect peut-il connaître des infinis ?
Objections :
1. Cela paraît possible. Car Dieu surpasse tous les
infinis. Or notre intelligence peut connaître Dieu, on l’a vu précédemment. À
plus forte raison peut-elle connaître tous les autres infinis.
2. Notre intelligence est apte par nature à
connaître les genres et les espèces. Mais dans certains genres ü y a une
infinité d’espèces, comme dans les nombres, les proportions et les figures.
Notre intelligence peut donc connaître des infinis.
3. Si l’existence d’un corps dans un lieu
n’empêchait pas l’existence d’un autre corps dans le même lieu, rien
n’empêcherait qu’il y eût une infinité dans un seul lieu. Mais une espèce
intelligible ne s’oppose pas à l’existence simultanée d’une autre espèce dans
la même intelligence. Il arrive en effet qu’on possède la connaissance d’une
multitude de choses à l’état habituel. Donc, rien n’empêche que notre intelligence
ne possède de cette manière la science des infinis.
4. Puisque notre intelligence n’est pas une faculté
matérielle, comme on l’a vu antérieurement, elle paraît être infinie comme
puissance. Or une telle puissance est capable d’atteindre une infinité
d’objets. Notre intelligence peut donc connaître des infinis.
En sens contraire,
il est dit dans la Physique d’Aristote que "
l’infini, en tant qu’infmi, est inconnu ".
Réponse :
Toute puissance est proportionnée à son objet. Il
faut donc que l’intelligence se trouve dans le même rapport avec l’infini que
son objet, la quiddité de la réalité matérielle. Or dans les réalités
matérielles, il n’y a pas d’infini en acte, mais seulement un infini en
puissance, en tant que l’une succède à l’autre, d’après Aristote. Par
conséquent on trouve dans notre intelligence un infini en puissance, en tant
qu’elle considère un objet après un autre. Car notre intelligence ne connaît
jamais tant de choses qu’elle n’en puisse connaître davantage.
Mais elle ne peut posséder un nombre infini de
connaissances, ni en acte ni à l’état habituel. D’abord, en ce qui concerne la
connaissance en acte, notre intelligence ne peut connaître de cette manière
plusieurs choses ensemble, si ce n’est au moyen d’une seule espèce intelligible.
Or l’infini ne peut être représenté par une espèce unique, ou alors ce serait
l’infini de totalité et de perfection. L’infini ne peut être connu que si on le
prend partie par partie, comme le montre sa définition : " L’infini est ce
à quoi on peut toujours ajouter. " Et de la sorte, l’infini ne pourrait
être connu en acte que si l’on en dénombrait toutes les parties, ce qui est
impossible.
Pour la même raison nous ne pouvons posséder des
connaissances en nombre infini à l’état d’habitus. La connaissance habituelle
est en effet causée en nous par la connaissance actuelle. Car c’est en faisant
acte d’intelligence, dit Aristote, que nous acquérons la science. Nous ne
pourrions donc avoir l’habitus d’une infinité de connaissances d’une manière
distincte, que si nous avions considéré toute l’infinité des objets, en les
dénombrant selon la succession de nos connaissances ; ce qui est impossible.
En conclusion, notre intelligence ne peut connaître
l’infini, ni en acte ni à l’état d’habitus, mais seulement en puissance, comme
on vient de le dire.
Solutions :
1. Comme on l’a dit précédemment, Dieu est appelé
infini comme une forme qui n’est limitée par aucune matière. Dans les réalités
physiques, on parle d’infini en tant qu’il n’y a pas de limite provenant d’une
forme. La forme étant connue de soi, et la matière sans la forme étant
inconnue, il s’ensuit que l’infini matériel est inconnu de soi. De soi, la
forme infinie qu’est Dieu est connue, mais par rapport à nous elle est
inconnue, à cause de la faiblesse de notre intelligence, qui dans l’état de la
vie présente possède une aptitude naturelle à connaître les réalités
matérielles. C’est pourquoi nous ne pouvons présentement connaître Dieu que par
des effets sensibles. Après cette vie, l’incapacité de notre intelligence sera
supprimée par la lumière de gloire, et alors nous pourrons voir Dieu lui-même
dans son essence, sans toutefois le comprendre parfaitement.
2. Notre intelligence est apte par nature à
connaître les espèces intelligibles en les abstrayant des images. Et voilà
pourquoi ces espèces des nombres et des figures dont on n’a pas eu d’images ne
peuvent être connues ni en acte ni à l’état d’habitus, si ce n’est peut-être en
général et dans les principes universels ; mais c’est là connaître en puissance
et d’une manière confuse.
3. Si deux ou plusieurs corps étaient dans un même
lieu, il ne leur serait pas nécessaire de pénétrer successivement dans ce lieu
pour qu’on puisse les dénombrer d’après l’ordre de leur entrée. Mais les
espèces intelligibles pénètrent l’une après l’autre dans notre intelligence. Il
faut donc que les espèces y soient en nombre déterminé, et non pas infini.
4. De même que notre intellect est infini en
puissance, ainsi connaît-il l’infini. En effet, sa capacité est infinie en ce
qu’elle n’est pas limitée par une matière corporelle. Or elle connaît
l’universel qui est abstrait de la matière individuelle ; elle n’est donc pas
limitée à la connaissance d’un individu, mais sa capacité naturelle s’étend à
des individus en nombre infini.
Article 3 — Notre
intelligence connaît-elle les contingents ?
Objections :
1. Cela ne paraît pas possible : car, d’après
l’Éthique, intelligence, sagesse et science ont pour objet non le contingent,
mais le nécessaire.
2. Selon Aristote : " Les réalités qui tantôt
existent et tantôt n’existent pas, sont mesurées par le temps. " Or
l’intelligence fait abstraction du temps, comme des autres conditions de la
matière. Puisque le propre des réalités contingentes est tantôt d’être et
tantôt de ne pas être, il semble donc que l’intelligence ne puisse les
connaître.
En sens contraire,
toute science réside dans l’intelligence. Or il y a
des sciences qui concernent les choses contingentes, comme les sciences
morales, qui ont pour objet les actes humains soumis au libre arbitre ; et même
les sciences naturelles, en ce qui traite de la génération et de la corruption.
L’intelligence peut donc connaître les réalités contingentes.
Réponse :
On peut considérer les choses contingentes, soit en
tant que contingentes, soit en tant qu’elles renferment du nécessaire ; car
rien n’est contingent à ce point qu’il n’implique quelque nécessité. Par
exemple, que Socrate coure, c’est un fait contingent en soi. Mais le rapport de
la course au mouvement est nécessaire. Car il est nécessaire que Socrate se
meuve, s’il court.
Or toute réalité est contingente en raison de la
matière ; le contingent est en effet ce qui peut être ou ne pas être, et la
puissance appartient à la matière. Quant à la nécessité, elle provient de la
forme. Car tout ce qui procède de la forme se trouve par nécessité dans un
être. Or la matière est principe d’individuation, tandis que l’on connaît
l’idée universelle en abstrayant la forme hors de la matière individuelle. Nous
l’avons dit plus haut : l’intelligence a un rapport naturel et direct à
l’universel ; le sens se rapporte par nature au singulier, bien que
l’intelligence atteigne aussi ce dernier indirectement, comme on l’a dit plus
hauto. Par suite, les choses contingentes comme telles sont connues directement
par le sens, indirectement par l’intelligence. Mais les idées universelles et
nécessaires impliquées dans le contingent sont connues par l’intelligence.
Donc, si l’on considère l’universel dans les choses
connaissables, toutes les sciences ont pour objet le nécessaire. Mais si l’on
considère les réalités elles-mêmes, il y aura des sciences du nécessaire et des
sciences du contingent.
Tout cela résout clairement les Objections.
Article 4 — Notre
intelligence connaît-elle les futurs ?
Objections :
1. Cela paraît vrai, car notre intelligence connaît
au moyen des espèces intelligibles qui abstraient du fait d’être ici et
maintenant, et de la sorte se rapportent indifféremment à n’importe quel temps.
Or l’intelligence connaît les choses présentes. Elle peut donc connaître les
choses futures.
2. Quand l’homme n’a pas l’usage de ses sens, il
peut connaître certains événements futurs ; on le voit chez les dormeurs et
chez les fous. Or, quand il n’a pas l’usage des sens, son intelligence est plus
active. L’intelligence peut donc, de soi, connaître les futurs.
3. La connaissance intellectuelle de l’homme est
bien plus pénétrante que la connaissance d’aucun animal. Mais il est des
animaux qui connaissent que certains événements vont arriver. Par exemple, les
corneilles, par des croassements répétés, annoncent qu’il va bientôt pleuvoir.
A plus forte raison l’intelligence humaine peut-elle connaître les choses
futures.
En sens contraire,
il est écrit dans l’Ecclésiaste (8, 7 Vg) : "
Elle est grande l’affliction de l’homme, car il ignore le passé, et d’aucun
messager il ne peut apprendre l’avenir. "
Réponse :
Il faut faire la même distinction au sujet de la
connaissance des futurs qu’au sujet des choses contingentes. Car les choses à
venir, en tant qu’elles ont rapport au temps, sont des singuliers que
l’intelligence ne connaît que par réflexion, nous l’avons dit. Mais les idées
des choses futures peuvent être universelles et accessibles à l’intelligence ;
elles peuvent aussi être objet de science.
Toutefois, si nous voulons parler de la
connaissance des futurs au sens habituel, ü y aura deux manières de les
connaître : en eux-mêmes et dans leurs causes. En eux-mêmes, les futurs ne
peuvent être connus que par Dieu ; ils sont même présents pour lui tandis
qu’ils sont encore à venir par rapport à la succession des événements du monde,
en ce sens que son intuition éternelle se porte simultanément sur tout le cours
du temps, ainsi qu’on l’a dit en traitant de la science de Dieu. Mais en tant
que les futurs sont encore dans leurs causes, ils peuvent être connus même par
nous. Et s’ils se trouvent en elles comme en des principes dont ils procèdent
nécessairement, on les connaît avec la certitude de la science. Ainsi,
l’astronome prévoit l’éclipse qui va se produire. Mais si les futurs sont dans
leurs causes comme devant en procéder le plus fréquemment, on les connaît alors
par une conjecture plus ou moins assurée, dans la mesure même où les causes
sont plus ou moins inclinées à produire leur effet.
Solutions :
1. Cet argument se rapporte à la connaissance qui
naît des raisons universelles des causes, ce qui permet de connaître les futurs
d’après le caractère de la relation entre effet et cause.
2. Selon S. Augustin, l’âme possède naturellement
une certaine puissance de divination, par laquelle elle peut connaître les
futurs. C’est pourquoi lorsqu’elle se retire des sens corporels, et se replie
pour ainsi dire sur elle-même, elle peut avoir part à la connaissance des
choses à venir. - Cette opinion serait admissible, si nous pensions que l’âme a
connaissance des réalités par la participation aux idées, comme le font les
platoniciens. Alors l’âme connaîtrait naturellement les causes universelles de
tous les effets, mais le corps l’en empêche. Aussi, lorsqu’elle se retire des
sens corporels, connaît-elle les futurs.
Mais ce mode de connaître n’est pas conforme à la
nature de notre intelligence ; ce qui lui convient plutôt, c’est de connaître à
partir des sens. Il n’est donc pas naturel à l’âme de connaître les futurs
quand elle s’éloigne des sens. Cela se produirait plutôt sous l’influence de
causes supérieures, spirituelles ou corporelles. Des causes spirituelles
d’abord ; quand, par exemple, par la puissance divine et le ministère des
anges, l’intelligence est éclairée, et les images disposées de manière à faire
connaître les réalités futures ; ou encore lorsque, par l’action des démons, il
se produit un mouvement dans l’imagination pour annoncer à l’avance des
événements futurs que ces esprits connaissent, comme on l’a vu précédemment.
Ces impressions produites par des causes spirituelles, l’âme est plus à même de
les recevoir lorsqu’elle est retirée des sens : car elle est par là même plus
proche des esprits, et plus dégagée des troubles extérieurs. - Ce fait se
produit aussi par l’influence de causes supérieures corporelles. Il est évident
que les corps supérieurs exercent une action sur les corps inférieurs. Étant
donné que les facultés sensibles sont les actes des organes corporels, il
s’ensuit que sous l’influence des corps célestes il se produit un certain
changement dans l’imagination. Et du fait que les corps célestes sont cause de
beaucoup d’événements futurs, les indices de certains d’entre eux apparaissent
dans l’imagination. Ces indices sont plutôt perçus la nuit et par les dormeurs,
que le jour et par les gens éveillés. Car, d’après Aristote, " les
impressions transmises de jour se dissipent plus facilement. Mais l’air de la
nuit est moins agité, car les nuits sont plus silencieuses. Et ces impressions
influent sur le corps, à cause du sommeil, parce que les faibles mouvements
intérieurs sont perçus davantage dans le sommeil que dans la veille. Ces
mouvements produisent des images grâce auxquelles on prévoit l’avenir. "
3. Les animaux n’ont pas, au-dessus de
l’imagination, une faculté qui ordonne les images comme fait la raison de
l’homme ; c’est pourquoi l’imagination des animaux est entièrement dépendante
de l’influence des corps célestes. Et donc, les mouvements des animaux peuvent
faire connaître certains événements à venir, comme la pluie, bien mieux que les
mouvements des hommes qui agissent par la délibération de leur raison. Aussi,
dit Aristote " certains hommes très dénués de prudence prévoient fort bien
l’avenir. Car leur intelligence n’est pas préoccupée par les soucis ; mais
étant pour ainsi dire déserte et vide, elle subit l’influence de toute cause
qui peut la mouvoir ".
QUESTION 87 — COMMENT L’ÂME INTELLECTUELLE SE CONNAÎT ET
CONNAÎT CE QUI EST EN ELLE
1. Se connaît-elle par son essence ? - 2. Comment
connaît-elle les habitus qui existent en elle ? - 3. Comment l’intellect
connaît-il son acte propre ? - 4. Comment l’intellect connaît-il l’acte de la
volonté ?
Article 1 — L’âme
intellectuelle se connaît-elle par son essence ?
Objections :
1. La réponse paraît affirmative, car S. Augustin
dit que " l’esprit se connaît par lui-même, parce qu’il est immatériel
".
2. L’ange et l’âme sont tous deux dans le genre des
substances intellectuelles. Or l’ange se connaît lui-même par son essence. Donc
aussi l’âme humaine.
3. " Dans les réalités qui n’ont pas de
matière, l’intelligence et l’objet connu sont une même chose ", dit
Aristote. Or l’esprit humain n’a pas de matière ; car, il n’est pas l’acte d’un
corps, nous l’avons dit plus haut. Donc intelligence et objet connu sont identiques
dans l’esprit humain. Celui-ci se connaît donc par son essence.
En sens contraire,
il est dit au traité De l’Âme que l’intellect se
connaît lui-même, comme il connaît les autres choses. Or il ne connaît pas
celles-ci par leurs essences, mais par leurs similitudes. Donc il ne se connaît
pas par son essence.
Réponse :
Tout être est connaissable pour autant qu’il existe
en acte, et non pour autant qu’il existe en puissance. En effet, quelque chose
est de l’être et du vrai, et tombe donc sous la connaissance dans la mesure où
il existe en acte. C’est évident pour les réalités sensibles : la vue ne
perçoit pas le coloré en puissance, mais le coloré en acte. De même pour
l’intellect, en tant qu’il est apte à connaître les réalités matérielles ; il
ne connaît pas ce qui est en acte. Et voilà pourquoi il ne connaît la matière
première que par son rapport à la forme. Quant aux substances immatérielles,
c’est dans la mesure où il leur convient par essence d’être en acte qu’elles
sont intelligibles par leur essence.
Donc, l’essence de Dieu, qui est un acte pur et
parfait, est absolument et parfaitement intelligible en elle-même. C’est
pourquoi Dieu connaît par son essence non seulement lui-même, mais encore tous
les êtres. - L’essence de l’ange appartient au genre des intelligibles,
puisqu’elle est un acte, mais ce n’est pas un acte pur et complet. Aussi son
activité intellectuelle ne peut-elle être totalement accomplie par son essence.
C’est bien par elle que l’ange se connaît lui-même, mais il ne peut par elle
connaître toutes choses, et il connaît les réalités autres que lui à l’aide de
similitudes. Quant à l’intellect humain, il n’est dans le genre des
intelligibles qu’un être en puissance, comme la matière première dans le genre
des réalités sensibles. D’où le nom d’intellect " possible ". Si donc
on le considère dans son essence, il ne connaît qu’en puissance. Il possède
ainsi par soi-même la capacité de connaître, mais non celle d’être connu, si ce
n’est lorsqu’il est en acte. Les platoniciens admettaient aussi un ordre
d’êtres intelligibles au-dessus de l’ordre des intelligences ; car, pour eux,
l’intelligence ne connaît qu’en participant de l’intelligible, et l’être
participant est inférieur à l’être participé.
Si l’intellect humain était mis en acte par
participation aux formes intelligibles séparées, selon la doctrine des
platoniciens, il se connaîtrait lui-même en participant ainsi aux réalités
incorporelles. Mais il est connaturel à notre intellect, dans l’état de la vie
présente, de regarder les choses matérielles et sensibles, comme on l’a dit
précédemment. Par conséquent, notre intellect se connaît lui-même, en tant
qu’il est mis en acte par les espèces que la lumière de l’intellect agent
abstrait du sensible ; et cette lumière est l’acte de ces intelligibles, et,
par leur intermédiaire, de l’intellect possible. Ce n’est donc pas par son
essence que notre intelligence se connaît, mais par son acte.
Et cela de deux manières. D’abord, sous un mode
particulier, lorsque Socrate ou Platon perçoit qu’il possède une âme intellectuelle,
du fait qu’il perçoit qu’il comprend. Ensuite, sous un mode universel, lorsque
nous considérons la nature de l’esprit humain d’après l’acte d’intelligence. Il
est bien vrai que le pouvoir de juger et la valeur de la connaissance par laquelle
nous comprenons la nature de l’âme nous vient de ce que la lumière de notre
intelligence dérive de la vérité divine, en qui sont contenues les idées de
toutes les choses. D’où cette parole de S. Augustin : " Nous contemplons
l’incorruptible vérité, par laquelle nous définissons aussi parfaitement que
possible non pas ce qu’est l’esprit de chaque individu humain, mais ce qu’il
doit être selon les raisons éternelles. " - Il y a cependant une
différence entre ces deux modes de connaître. Car, pour avoir une connaissance
du premier mode, il suffit de la présence même de l’esprit, qui est le principe
de l’acte par lequel l’esprit se perçoit lui-même. Aussi dit-on qu’il se
connaît par sa présence. Mais pour avoir la connaissance du second mode, la
seule présence ne suffit pas ; il y faut encore une recherche active et
pénétrante. Par suite, beaucoup ignorent la nature de l’âme, et beaucoup aussi
se sont trompés sur sa nature. C’est pourquoi S. Augustin dit d’une telle
recherche sur l’esprits : " L’esprit ne cherche pas à se connaître comme
s’il était absent, mais il cherche dans sa présence à discerner ce qu’il est
", c’est-à-dire à connaître en quoi il diffère des autres réalités, ce qui
est connaître sa quiddité et sa naturel.
Solutions :
1. L’esprit se connaît par lui-même, parce qu’il
finit par arriver à la connaissance de lui-même, bien que ce soit par son acte.
C’est l’esprit lui-même qui est connu, car c’est lui-même qui s’aime, comme dit
S. Augustin au même endroit. Car il est deux manières d’être connu par soi : ou
bien parce qu’on arrive à cette connaissance sans intermédiaire ; ainsi dit-on
que les premiers principes sont connus par soi ; ou bien parce que la
connaissance d’une chose ne peut être indirecte, par exemple la couleur est
visible par soi, tandis que la substance l’est par accident.
2. L’essence de l’ange est comme un acte dans le
genre des réalités intelligibles ; aussi est-elle à la fois intelligence et
objet connu. C’est pourquoi l’ange saisit son essence par lui-même. Mais ce
n’est pas le cas de l’intelligence humaine, qui ou bien est tout à fait en
puissance par rapport aux objets intelligibles, comme l’intellect possible, ou
bien est l’acte des espèces intelligibles qui sont abstraites des images, comme
l’intellect agent.
3. Cette parole du Philosophe est vraie
universellement de toute intelligence. Car le sens en acte est identique au
sensible, en raison de la ressemblance de l’objet sensible, laquelle est forme
du sens en acte ; et ainsi l’intelligence en acte est identique au connu en acte,
à cause de la ressemblance de la réalité connue, qui est la forme de
l’intelligence en acte. Par suite, l’intelligence humaine qui est mise en acte
par l’espèce intelligible de la réalité connue, est connue elle aussi au moyen
de cette espèce qui lui tient lieu de forme. Dire que " dans les réalités
qui n’ont pas de matière, l’intelligence et l’objet connu sont une même chose
" revient à dire que " dans les réalités connues en acte,
intelligence et objet connu sont identiques " ; car un objet est connu en
acte par l’intelligence du fait qu’il n’a pas de matière. Mais il faut faire
cette distinction ; l’essence de certains êtres existe sans matière, telles les
substances séparées que nous appelons anges, et dont chacune est à la fois
connue et connaissante ; mais il y a d’autres êtres dont ce n’est pas l’essence
qui existe sans matière, mais seulement la similitude qu’on en abstrait. D’où
cette parole du Commentateur sur le livre III du traité De l’âme : Cette
affirmation d’Aristote n’est vraie que des substances séparées. Ce qui se
vérifie sous un certain mode en ces intelligences ne se vérifie pas dans les
autres, nous venons de le dire.
Article 2 —
Comment notre intelligence connaît-elle les habitue de l’âme qui existent en
elle ?
Objections :
1. Il semble que notre intelligence connaisse les
habitus de l’âme par leur essence. S. Augustin dit en effet : " On ne voit
pas la foi dans le cœur qui la possède, comme on voit l’âme d’un autre homme
d’après les mouvements du corps ; c’est une science très certaine qui
l’atteint, et la conscience la proclame. " Et il en va de même pour les
autres habitus de l’âme. Ils sont donc connus non par leurs actes, mais par
eux-mêmes.
2. Les réalités matérielles qui sont hors de l’âme
sont connues par la présence de leurs similitudes dans l’âme. Aussi dit-on
qu’elles sont connues par leurs similitudes. Or les habitus sont présents dans
l’âme par leur essence. C’est donc par leur essence qu’on les connaît.
3. Ce qui fait qu’une chose est telle l’est
lui-même encore davantage. Or les réalités autres que l’âme sont connues par
elle à cause des habitus et des espèces intelligibles. A plus forte raison ces
habitus et ces espèces sont-ils connus de l’âme par eux-mêmes.
En sens contraire,
les habitus sont, comme les puissances, .principes
des actes. Or, selon le traité De l’âme, " les actes et opérations sont,
par définition, antérieurs aux puissances ". Pour la même raison, ils sont
donc antérieurs aux habitus. Et ainsi les habitus sont connus par les actes,
tout comme les puissances.
Réponse :
L’habitus est en quelque sorte intermédiaire entre
la pure puissance et l’acte pur. Mais nous avons déjà dit r que rien n’est
connu sinon dans la mesure où il est en acte. Donc, dans la mesure où l’habitus
s’éloigne de l’acte parfait, il lui manque d’être connu par lui-même, et il
faut qu’il soit connu par son acte. Ce qui se réalise ou bien lorsqu’un
individu perçoit qu’il possède un habitus parce qu’il perçoit qu’il produit
l’acte propre de cet habitus ; ou bien lorsqu’on recherche la nature et la
définition de l’habitus en considérant l’acte. La première connaissance de
l’habitus est obtenue par la présence même de l’habitus ; car du fait même de
sa présence, il cause l’acte, dans lequel il est immédiatement perçu. Le second
mode de connaissance s’obtient par une recherche appliquée, comme on l’a dit au
sujet de l’esprit dans l’a. précédent.
Solutions :
1. Quoique la foi ne soit pas connue par les
mouvements extérieurs du corps, elle est néanmoins perçue par celui qui la
possède dans un acte intérieur du cœur. Car nul ne peut savoir qu’il a la foi,
sinon parce qu’il perçoit qu’il croit.
2. Les habitus ne sont pas présents à notre
intelligence comme ses objets ; car l’objet de notre intelligence dans l’état
de la vie présente est la nature de la réalité matérielle, nous l’avons dit
plus haut. Mais ils sont présents en elle comme des principes par lesquels elle
connaît.
3. Le principe : " Ce qui fait qu’une chose
est telle, l’est lui-même encore davantage " est vrai si on le comprend de
réalités de même ordre, par exemple dans un même genre de cause, si l’on dit
que le désir de la santé a pour cause la vie, on en conclut que la vie est plus
désirable. Mais ce principe n’est pas vrai s’il s’agit de réalités d’ordres
différents. Si l’on dit par exemple que la santé a pour cause la médecine, il
ne s’ensuit pas que la médecine soit plus désirable. Car la santé est dans
l’ordre des fins, la médecine dans l’ordre des causes efficientes. Donc, si
nous considérons deux choses qui soient l’une et l’autre de l’ordre des objets
de connaissance, celui grâce auquel l’autre est connu est le mieux connu des
deux ; ainsi les principes par rapport aux conclusions. Mais l’habitus, comme
réalité psychologique, n’est pas de l’ordre des objets de connaissance. Et si
quelque chose est connu, l’habitus n’en est pas cause à la manière d’un objet
connu, mais comme une qualité ou une forme au moyen de laquelle on connaît. Et
par conséquent l’objection ne porte pas.
Article 3 —
Comment l’intellect connaît-il son acte propre ?
Objections :
1. Il semble qu’il ne le connaisse pas. Car ce qui
est connu à proprement parler, c’est l’objet de la faculté connaissante. Mais
l’acte diffère de l’objet. Donc l’intellect ne connaît pas son acte.
2. Tout ce qui est connu, est connu par un certain
acte. Si donc l’intellect connaît son acte c’est par un acte qu’il le connaît.
Et de nouveau, cet acte par un autre acte. On ira donc à l’infini, ce qui
semble impossible.
3. L’intellect est avec son acte dans le même
rapport que le sens avec le sien. Mais le sens propre ne sent pas son acte,
c’est affaire au sens commun, selon Aristote n. Donc l’intellect non plus ne
connaît pas son acte.
En sens contraire,
" je sais que je sais " dit S. Augustin.
Réponse :
Nous l’avons déjà dit : toute chose est connue dans
la mesure où elle est en acte. Or l’ultime perfection de l’intellect, c’est son
opération. Car celle-ci n’est pas une action transitive, qui trouve son
achèvement dans la chose exécutée, comme l’édifice achevé est la perfection de
l’art de bâtir. Elle demeure dans l’intelligence comme étant la propre
perfection et l’acte de celle-ci.
Toutefois, les diverses intelligences procèdent sur
ce point de façon différente. Il est une intelligence, l’intelligence divine,
qui est identique à son acte de connaître. Et ainsi, connaître qu’il connaît,
c’est pour Dieu connaître son essence. Car son essence est la même chose que
son acte d’intelligence. - Il est une autre intelligence, celle de l’ange, qui
n’est pas identique à son acte de connaître, nous l’avons dit précédemment ;
toutefois, son premier objet de connaissance, c’est son essence. Par suite,
bien qu’on puisse chez l’ange distinguer par la pensée entre la connaissance de
son acte et celle de son essence, il connaît néanmoins l’un et l’autre en même temps
et d’un seul acte. Car connaître son essence est la perfection propre de cette
essence. Or une réalité est connue en même temps que sa perfection, et d’un
seul acte. - Il est enfin une espèce d’intelligence, celle de l’homme, qui
n’est pas identique à son acte, et dont le premier objet de connaissance n’est
pas son essence, mais quelque chose d’extérieur : la nature de la réalité
matérielle. Donc, ce qui est connu d’abord par l’intelligence humaine, c’est un
objet de ce genre. Secondairement est connu l’acte par lequel on atteint
l’objet ; et par l’acte est connue l’intelligence elle-même, dont la perfection
est le fait même de connaître. C’est pourquoi le Philosophe dit que les objets
sont connus avant les actes, et les actes avant les puissances.
Solutions :
1. L’objet de l’intelligence est un universel :
l’être et le vrai, dans lequel est inclus aussi l’acte de connaître.
L’intelligence peut donc connaître son acte. Mais non pas d’abord ; car le
premier objet de notre intelligence, dans la vie présente, ce n’est pas
n’importe quel être et quel vrai, mais c’est l’être et le vrai considéré dans
les réalités matérielles, on l’a déjà dit. Et par là, l’intelligence parvient à
la connaissance de toutes les autres réalités.
2. L’acte de l’intelligence humaine n’est pas
l’acte et la perfection de la nature connue, en sorte qu’on puisse connaître
par un seul acte l’essence de la réalité matérielle et l’acte même de
connaître, de même qu’on connaît par un seul acte une réalité et sa perfection.
Autre est donc l’acte par lequel l’intelligence connaît la pierre, et autre
l’acte par lequel elle connaît qu’elle connaît la pierre, et ainsi de suite.
Rien ne s’oppose d’ailleurs à ce qu’il y ait dans l’intelligence un infini en
puissance, on l’a déjà dit.
3. Le sens propre perçoit du fait que l’organe
matériel est modifié par l’objet sensible extérieur. Or il est impossible
qu’une chose matérielle se modifie elle-même ; mais l’une est modifiée par
l’autre. Par suite, l’acte du sens propre est perçu par le sens commun. Mais
l’intelligence ne connaît pas au moyen d’un organe matériel modifié, et son cas
n’est donc pas comparable.
Article 4 —
Comment l’intellect connaît-il l’acte de volonté ?
Objections :
1. Il semble que l’intellect ne connaisse pas
l’acte de la volonté. Car l’intellect ne connaît que ce qui est présent en lui
de quelque façon. Or l’acte de volonté n’est pas dans l’intellect, puisqu’il
s’agit de puissances différentes. L’acte de volonté n’est donc pas connu par
l’intellect.
2. L’espèce de l’acte est déterminée par l’objet.
Or l’objet de la volonté diffère de celui de l’intellect. Donc l’acte de la
volonté et l’objet de l’intellect sont spécifiquement différents, et l’acte de
la volonté n’est donc pas connu par l’intellect.
3. S. Augustin dit que les sentiments de l’âme ne
sont pas connus " par des images, comme les corps, ni par leur présence,
comme les arts ; mais par des connaissances d’un certain genre ". Or
semble-t-il, il ne peut y avoir dans l’âme d’autres connaissances des choses
que celle de l’essence de ces choses, ou de leurs similitudes. Il paraît donc
impossible que l’intellect connaisse ces sentiments de l’âme que sont les actes
de la volonté.
En sens contraire,
S. Augustin écrit au traité De la Trinité : "
J’ai conscience que je veux. "
Réponse :
Comme on l’a dit précédemment, l’acte de volonté
n’est rien d’autre qu’une inclination consécutive à la forme connue par
l’intellect, de même que l’appétit naturel est consécutif à la forme naturelle.
Or l’inclination de toute réalité est sous un mode naturel dans les choses ;
l’inclination qu’est l’appétit sensible est sous un mode sensible dans les
êtres dotés de sens ; et pareillement, l’inclination intellectuelle, qui est
l’acte de la volonté, est sous un mode intelligible dans l’être intelligent,
comme dans son principe et sujet propre. C’est pourquoi Aristote emploie cette
expression : " La volonté est dans la raison. " Or ce qui est sous un
mode intelligible dans un être intelligent doit en conséquence être connu par
lui. L’acte de volonté est donc connu par l’intelligence en tant qu’on se
perçoit en train de vouloir, et en tant qu’on connaît la nature de cet acte, et
par suite la nature de son principe, habitus ou puissance.
Solutions :
1. Cet argument serait valable si la volonté et
l’intellect étaient non seulement des puissances diverses mais encore avaient
un sujet différent ; en ce cas, ce qui serait dans la volonté ne serait pas
dans l’intellect.
Mais puisque l’une et l’autre ont leur racine dans
la seule substance de l’âme, et que l’une est en quelque sorte principe de
l’autre, il s’ensuit que ce qui est dans la volonté est d’une certaine façon
dans l’intellect.
2. Le bien et le vrai, objets de la volonté et de
l’intellect, se distinguent rationnellement, et cependant chacun d’eux est
contenu dans l’extension de l’autre comme nous l’avons dit précédemment ; car
le vrai est un certain bien, et le bien un certain vrai. C’est pourquoi ce qui
concerne la volonté est accessible à l’intelligence, et ce qui concerne
l’intellect accessible à la volonté.
3. Les sentiments de l’âme ne sont pas dans
l’intellect par leurs similitudes comme les corps ; ni par leur présence dans
leur sujet, comme les arts ; mais comme le dérivé est dans le principe qui
contient la notion du dérivé. Voilà pourquoi S. Augustin dit que les sentiments
de l’âme sont dans la mémoire par des connaissances d’un certain genre.
QUESTION 88 — COMMENT L’ÂME HUMAINE CONNAÎT-ELLE LES
RÉALITÉS SUPÉRIEURES A ELLE ?
1. L’âme humaine peut-elle, dans l’état de la vie
présente, connaître par elles-mêmes les substances immatérielles que nous
appelons anges ? - 2. Peut-elle arriver à les connaître par la connaissance des
réalités matérielles ? - 3. Dieu est-il notre premier objet de connaissance ?
Article 1 — L’âme
humaine peut-elle, dans l’état de la vie présente, connaître par elles-mêmes
les substances immatérielles ?
Objections :
1. Cela paraît possible. S. Augustin dit en effet :
" De même que l’esprit recueille la connaissance des réalités corporelles
au moyen des sens, ainsi connaît-il des réalités incorporelles par lui-même.
" Or ce sont là des substances immatérielles. L’esprit connaît donc les
substances immatérielles.
2. Le semblable est connu par le semblable. Or
l’esprit humain ressemble plus aux réalités immatérielles qu’aux matérielles,
l’esprit étant immatériel lui-même, comme on l’a montré précédemment. Donc,
puisque notre esprit connaît les choses qui ont une matière, il connaît à plus
forte raison celles qui n’en ont pas.
3. Si les réalités les plus sensibles par nature ne
nous donnent pas les sensations les plus intenses, c’est parce que leur
intensité détruit le sens. Mais l’intensité des objets intelligibles ne détruit
pas l’intelligence, comme il est dit au traité De l’âme. Donc les objets le
plus parfaitement intelligibles par nature le sont aussi par rapport à nous.
Or, les réalités matérielles ne sont intelligibles que si nous les rendons
intelligibles en acte par l’abstraction ; il est évident que les substances le
plus intelligibles de soi sont celles qui, par nature, sont immatérielles.
Elles sont donc connues par nous bien davantage que les réalités matérielles.
4. Le Commentateur dit que si les substances
séparées ne pouvaient être connues de nous, la nature aurait travaillé
inutilement ; car elle aurait fait qu’une chose naturellement intelligible ne
serait pas connue de quelque intellect. Or la nature ne fait rien inutilement
ou en vain. Les substances immatérielles sont donc accessibles à notre
intelligence.
5. Le rapport qui unit le sens et le sensible se
retrouve entre l’intellect et l’intelligible. Or, par la vue, nous pouvons voir
tous les corps, les corps célestes incorruptibles, et les corps inférieurs
corruptibles. Donc notre intellect peut comprendre toutes les substances
intelligibles, même celles qui sont supérieures à l’âme, et immatérielles.
En sens contraire,
il est écrit au livre de la Sagesse (9, 16) :
" Qui pénétrera ce qui est dans les cieux ? " Or on dit que ces
substances spirituelles sont dans les cieux, selon le texte de S. Matthieu (18,
10) : " Leurs anges dans les cieux, etc. " Les substances
immatérielles ne peuvent donc être connues par le moyen d’une recherche
humaine.
Réponse :
Selon la doctrine de Platon, non seulement les
substances immatérielles sont connues de nous, mais encore elles sont le premier
objet de notre connaissance. Pour lui, en effet, les formes immatérielles
subsistantes, qu’il appelle " idées ", sont les objets propres de
notre intelligence, et par suite sont connues par nous premièrement et
directement. L’âme arrive cependant à la connaissance des choses matérielles,
pour autant que l’imagination et le sens se mêlent à l’intellect. C’est
pourquoi plus l’intellect en est purifié, mieux il perçoit la vérité des
réalités immatérielles.
Mais, selon la doctrine d’Aristote, plus conforme à
notre expérience, notre intellect possède dans son état actuel un rapport
naturel avec les natures des réalités matérielles ; aussi ne connaît-il rien
sans avoir recours aux images comme nos exposés l’ont montré e. Quant aux
substances immatérielles qui ne tombent pas premièrement et directement sous le
sens et l’imagination, selon la connaissance expérimentale que nous avons, il
est évident que l’intellect ne peut les atteindre.
Pour Averroès, cependant, l’homme peut parvenir
finalement, dès cette vie, à connaître les substances séparées, parce que nous
sommes en continuité, en union avec une substance séparée qu’il nomme "
intellect agent ". Celui-ci, parce qu’il est une substance séparée,
connaît naturellement les autres substances séparées. Quand l’union entre lui
et nous sera si parfaite que nous pourrons par lui connaître en perfection,
nous atteindrons nous aussi les substances séparées, de même que nous
connaissons les réalités matérielles par l’intellect possible qui nous est uni.
- Voici comment il conçoit l’union de l’intellect agent avec nous : c’est un
fait que nous connaissons au moyen de l’intellect agent et des objets
intelligibles contemplés, comme on le voit à notre connaissance des conclusions
par le moyen de principes d’abord connus ; il est donc nécessaire que
l’intellect agent soit avec les objets connus dans le rapport d’une cause
principale avec ses instruments, ou de la forme avec la matière. Selon ces deux
modes, on attribue une certaine action aux deux principes : à la cause principale
et à l’instrument, comme l’action de couper à l’artisan et à la scie ; à la
forme et au sujet matériel, comme l’action de chauffer, à la chaleur et au feu.
Mais dans les deux modes, l’intellect agent est par rapport aux objets connus
comme une perfection par rapport au sujet perfectible, comme l’acte par rapport
à la puissance. Or la perfection et son effet sont reçus simultanément dans un
sujet ; par exemple, dans la pupille, la lumière et l’objet visible en acte.
Donc la lumière de l’intellect agent et les objets intelligibles sont reçus
simultanément dans l’intellect possible. Et plus nous recevons de ces
intelligibles, plus nous approchons de l’union parfaite avec l’intellect agent.
Ainsi, quand nous connaîtrons tous les intelligibles, l’union sera parfaite et
par l’intellect agent nous pourrons connaître toutes les réalités matérielles
et immatérielles. Et c’est en cela qu’Averroès met la félicité ultime de
l’homme. - Peu importe, dans la question qui nous occupe, que, dans cet état de
félicité, ce soit l’intellect possible qui connaisse les substances séparées,
par l’effet de l’intellect agent, selon l’opinion d’Averroès ; ou bien selon
l’opinion qu’il prête à Alexandre d’Aphrodise, que l’intellect possible ne
connaissant jamais ces substances en raison de sa nature corruptible, ce soit
l’homme qui les connaisse au moyen de l’intellect agent.
Mais cette position ne tient pas. 1. Si l’intellect
agent est une substance séparée, il est. impossible que nous connaissions
formellement par elle. Car un principe actif agit formellement par sa forme et
son acte ; tout principe actif agit en tant qu’il est en acte. On a dit la même
chose en traitant de l’intellect possible.
2. Si l’intellect agent était une substance
séparée, il ne nous serait pas uni par sa substance, mais seulement par sa
lumière, en tant que celle-ci est participée par les intelligences
spéculatives, mais non sous le rapport des autres opérations de l’intellect
agent, ce qui nous donnerait le pouvoir de connaître les substances immatérielles.
Ainsi, quand nous voyons les couleurs illuminées par le soleil, ce n’est pas la
substance de cet astre qui nous est unie, de telle sorte que nous puissions
accomplir ses opérations ; c’est seulement sa lumière qui s’unit à nous, pour
permettre de voir les couleurs.
3. Même si la substance de l’intellect agent nous
était unie selon le mode décrit ci-dessus, ces philosophes n’admettent pas que
cet intellect nous soit parfaitement uni pour un ou deux intelligibles, mais
pour tous les objets intelligibles considérés. Mais la multitude de ces objets
dépasse la capacité de l’intellect agent ; car la connaissance des substances
séparées est bien supérieure à la connaissance de tous les êtres matériels. Il
est donc évident que même si tous ces êtres matériels étaient connus,
l’intellect agent ne nous serait pas uni de telle sorte qu’il nous donnât le
pouvoir de connaître les substances séparées.
4. Il n’est guère possible qu’un homme connaisse en
ce monde tous les êtres matériels. Alors, personne n’arriverait au bonheur, ou
ce ne serait que le petit nombre. Mais cela va contre l’opinion d’Aristote qui
dit dans l’Éthique : " Le bonheur est un bien commun à tous ceux qui sont
doués pour la vertu. " De plus, il est contraire à la raison que la fin
d’une espèce ne soit atteinte que par un petit nombre des individus qui
appartiennent à cette espèce.
5. Le Philosophe dit expressément que " le
bonheur est l’activité conforme à la vertu parfaite ". Et après avoir
énuméré de nombreuses vertus, il conclut que le bonheur achevé, qui consiste à
connaître les objets intelligibles les plus élevés, procède de la vertu de
sagesse, dont il avait fait la première des sciences spéculatives. Il est donc
évident que pour Aristote le bonheur parfait consiste dans la connaissance des
substances séparées telle qu’on peut l’obtenir par les sciences spéculatives et
non par une relation de continuité avec l’intellect agent, telle que certains
philosophes l’ont imaginée.
6. On a démontré précédemment que l’intellect agent
n’est pas une substance séparée, mais une faculté de l’âme qui est puissance
active par rapport aux objets pour lesquels l’intellect possible est puissance
réceptrice. Car, d’après Aristote, l’intellect possible est " un principe
qui permet à l’âme de devenir toutes choses ", et l’intellect agent est
" un principe qui lui permet de les faire toutes ". L’une et l’autre
faculté n’ont pour objet, dans la vie présente, que les réalités matérielles ;
l’intellect agent en fait des objets intelligibles en acte, et ils sont reçus
dans l’intellect possible. Donc, dans la vie présente, nous ne pouvons
connaître en elles-mêmes les substances séparées, ni par l’intellect possible
ni par l’intellect agent.
Solutions :
1. On peut conclure de ce texte de S. Augustin que
la connaissance des réalités incorporelles est accessible à notre esprit par la
connaissance qu’il a de lui-même. C’est si vrai que, d’après les philosophes,
la science de l’âme est un point de départ pour la connaissance des substances
séparées. Car, du fait qu’elle se connaît elle-même, notre âme parvient à une
certaine connaissance des substances incorporelles, comme il lui arrive d’en
posséder. Cela ne fait pas qu’elle les connaisse d’une manière absolue et
parfaite en se connaissant elle-même.
2. Une similitude de nature n’est pas une raison
suffisante pour connaître. Autrement il faudrait dire avec Empédocle que l’âme
est de la nature de toutes les choses, pour les connaître toutes. Mais il est
requis que la ressemblance de la réalité connue se trouve dans le sujet
connaissant à la manière d’une forme. Or l’intellect possible, dans la vie
présente, est apte à recevoir les similitudes des réalités matérielles par
abstraction des images. C’est pourquoi il connaît davantage les réalités
sensibles que les substances immatérielles.
3. Il faut qu’il y ait proportion entre l’objet et
la puissance connaissante, par exemple celle d’actif à passif, de perfection à
perfectible. Donc, si les objets sensibles trop intenses ne sont pas perçus par
le sens, ce n’est pas seulement parce qu’ils lèsent les organes, mais parce
qu’ils ne sont pas proportionnés aux puissances sensibles. De même les
substances immatérielles ne sont pas proportionnées à notre intellect dans la
vie présente, de sorte qu’elles ne peuvent être connues par lui.
4. Cette opinion du Commentateur est fausse de bien
des manières. 1. Du fait que les substances séparées ne sont pas connues par
nous, il ne s’ensuit pas qu’elles soient inaccessibles à toute intelligence ;
en effet elles se connaissent elles-mêmes, et se connaissent les unes les
autres. - 2. Les substances séparées n’ont pas pour fin d’être connues par
nous. On dit qu’une chose existe en vain, inutilement, lorsqu’elle n’atteint
pas sa propre fin. On ne pourrait donc pas conclure que les substances
immatérielles existent en vain, même si nous ne les connaissons en aucune
façon.
5. Le sens connaît tous les corps, supérieurs ou
inférieurs, de la même manière, c’est-à-dire par une modification organique due
à l’objet sensible. Or, les substances matérielles que notre intelligence
connaît par abstraction ne sont pas connues de la même manière que les
substances immatérielles ; on ne peut en effet connaître celles-ci par
abstraction, puisqu’elles n’ont pas d’images.
Article 2 — Notre
intelligence peut-elle arriver à connaître les substances spirituelles par la
connaissance des réalités matérielles ?
Objections :
1. Cela parait possible. Selon Denys "
l’esprit humain ne peut être élevé à la contemplation immatérielle des
hiérarchies célestes qu’en se servant d’un intermédiaire matériel ". Il
reste donc que nous pouvons être conduits par les réalités sensibles à la
connaissance des substances spirituelles.
2. La science se trouve dans l’intellect. Or il y a
des sciences et des définitions concernant les substances immatérielles. Ainsi,
le Damascène définit l’ange, et l’on donne certains renseignements sur les
anges dans les traités de théologie et de philosophie. Nous pouvons donc
connaître les substances immatérielles.
3. L’âme humaine appartient au genre des substances
immatérielles. Or nous pouvons connaître notre âme, au moyen de l’acte par
lequel elle connaît les choses sensibles. De même pouvons-nous connaître les
autres substances immatérielles par leurs effets dans les réalités matérielles.
4. La seule cause qui ne puisse être connue par ses
effets est celle qui est infiniment distante de ces effets. Or cela
n’appartient qu’à Dieu. Donc les autres substances immatérielles peuvent être
connues par nous au moyen des choses sensibles.
En sens contraire,
selon Denys, " on ne peut comprendre ni
l’intelligible par le sensible, ni le simple par le composé, ni l’incorporel
par le corporel ".
Réponse :
Au dire d’Averroès, il y eut un philosophe du nom
d’Avempace, pensant qu’il nous était possible, selon les vrais principes de la
philosophie, d’arriver à connaître les substances spirituelles par la
connaissance des substances matérielles. Notre intelligence étant capable par
nature d’abstraire de la matière l’essence de la réalité matérielle, on pourra,
s’il demeure quelque matérialité en cette essence, procéder à une nouvelle
abstraction. Et comme on ne peut le faire indéfiniment, on arrivera à une
essence qui sera absolument sans matière. Et c’est en quoi consiste la
connaissance de la substance immatérielle.
Ce raisonnement serait valable si les substances
immatérielles étaient les formes des réalités sensibles, selon la doctrine
platonicienne. Mais si ce n’est pas vrai, et s’il est admis que les substances
immatérielles sont absolument autre chose que les essences des réalités sensibles,
notre intelligence pourra abstraire aussi parfaitement que ce soit ces essences
de la matière sans atteindre jamais quelque chose de semblable à une substance
immatérielle. Nous ne pouvons donc connaître parfaitement ces substances
spirituelles au moyen des substances sensibles.
Solutions :
1. Nous pouvons nous élever par les réalités
matérielles à une certaine connaissance des réalités immatérielles, mais non à
une connaissance parfaite. Car il n’y a pas un rapport suffisant entre les deux
ordres de réalités ; les analogies qu’on peut prendre des choses matérielles
pour comprendre les êtres immatériels sont fort lointaines, d’après Denys.
2. Lorsque, dans les sciences, on traite des
réalités supérieures, c’est surtout par voie de négation. Ainsi Aristote
décrit-il les corps célestes en leur déniant les propriétés des corps
inférieurs. A plus forte raison ne connaissons-nous pas les substances
spirituelles en saisissant leur essence. Mais les doctrines qu’on expose à leur
sujet dans les sciences spéculatives sont obtenues par une méthode négative, ou
par quelque rapport qu’elles soutiennent avec les choses matérielles.
3. L’âme humaine se connaît elle-même par son acte
d’intelligence, qui est son acte propre, et révèle parfaitement sa capacité et
sa nature. Mais elle ne peut, ni par ce moyen m par les autres données
d’origine matérielle parvenir à une connaissance de ce genre pour les
substances spirituelles. Car ces divers moyens sont inadéquats à ce que sont
ces dernières.
4. Les substances immatérielles créées
n’appartiennent pas au même genre réel que les substances matérielles, parce
que puissance et matière ne s’y trouvent pas au même titre ; cependant elles
appartiennent au même genre logique, car elles sont aussi dans le prédicament
" substance ", puisque leur essence est distincte de leur être. Mais
Dieu n’a en commun avec les réalités matérielles ni genre réel, ni genre
logique, car il n’est en aucune façon, dans un genre, nous l’avons déjà dit. On
peut donc, au moyen des similitudes des réalités matérielles, connaître quelque
chose de positif sur les anges, sous le rapport du genre qui est commun, mais
non sous le rapport de l’espèce ; sur Dieu, ce n’est pas du tout possible.
Article 3 — Dieu
est-il notre premier objet de connaissance ?
Objections :
1. Il semble que Dieu soit ce qui est connu d’abord
par l’esprit humain. En effet, ce en quoi tout le reste est connu, et au moyen
de quoi nous en jugeons, est notre premier objet de connaissance ; comme la
lumière pour l’œil, comme les premiers principes pour l’intelligence. Or, c’est
dans la lumière de la vérité première que nous connaissons toutes choses, et
que nous en jugeons, dit S. Augustin. Dieu est donc pour nous le premier objet
de connaissance.
2. " Ce qui fait qu’une chose est telle l’est
lui-même encore davantage. " Or Dieu est la cause de toutes nos
connaissances. Il est en effet " la vraie lumière qui éclaire tout homme
venant en ce monde ", selon S. Jean (1, 9.) Dieu est donc pour nous le
premier et le plus haut objet de connaissance.
3. Ce qui est connu premièrement dans une image,
c’est le modèle sur lequel l’image est formée. Or notre esprit est à l’image de
Dieu. Donc ce qui est connu d’abord dans notre esprit, c’est Dieu.
En sens contraire,
" Dieu, personne ne l’a jamais vu ", dit
S. Jean (1, 18).
Réponse :
Puisque l’intelligence humaine ne peut, dans la vie
présente, connaître les substances immatérielles créées, on vient de le voir,
elle pourra bien moins encore connaître l’essence de la substance incréée. Il
faut donc affirmer absolument que Dieu n’est pas pour nous le premier objet
connu, mais bien plutôt que nous parvenons à le connaître au moyen des
créatures, selon S. Paul (Rm 1,20) : " Les perfections invisibles de Dieu
sont rendues visibles à l’intelligence au moyen de ses œuvres. " Mais ce
qui est connu premièrement par nous, dans la vie présente, c’est l’essence de
la réalité matérielle, qui est l’objet de notre intelligence, comme nous
l’avons affirmé bien des fois.
Solutions :
1. Nous connaissons et jugeons toutes choses à la
lumière de la vérité première, pour autant que la lumière même de notre
intelligence, possédée par nature et par grâce, n’est rien d’autre qu’un reflet
de cette vérité première, comme nous l’avons dit antérieurement. Or la lumière
de notre intelligence n’est pas pour elle un objet, mais un moyen de
connaissance. Donc, Dieu est bien moins encore pour notre intelligence le
premier objet connu.
2. Ce principe ne s’applique, comme on l’a dit,
qu’à des réalités du même ordre. Or Dieu est cause de tout ce qui est connu,
non comme premier objet de connaissance, mais comme cause première de toute
faculté connaissante.
3. S’il y avait en notre âme une image parfaite de
Dieu, de même que le Fils est l’image parfaite du Père, notre esprit
connaîtrait Dieu immédiatement. Mais cette image est imparfaite. Donc le
raisonnement ne vaut pas
QUESTION 89 — LA CONNAISSANCE CHEZ L’ÂME SÉPARÉE
1. L’âme séparée du corps peut-elle faire acte
d’intelligence ? - 2. Connaît-elle les substances séparées ? - 3. Connaît-elle
toutes les réalités naturelles ? - 4. Connaît-elle les singuliers ? - 5. Les
habitus de science acquis en cette vie demeurent-ils dans l’âme séparée ? - 6.
Peut-elle user de l’habitus de science acquis ici-bas ? - 7. La distance dans
l’espace empêche-t-elle la connaissance chez l’âme séparée ? - 8. Les âmes
séparées connaissent-elles ce qui se passe ici-bas ?
Article 1 — L’âme
séparée du corps peut-elle faire acte d’intelligence ?
Objections :
1. Il semble que l’âme séparée ne puisse absolument
rien connaître. Aristote dit en effet : " L’activité intellectuelle
disparaît quand disparaissent certains organes internes. " Mais tout ce
qui est dans l’homme disparaît à la mort. Donc aussi l’activité de
l’intelligence.
2. L’âme humaine est empêchée de comprendre quand
le sens est paralysé, et quand l’imagination est troublée. Or, par la mort, le
sens et l’imagination sont totalement détruits comme on l’a dit. Après la mort,
l’âme ne fait donc plus acte d’intelligence.
3. Si l’âme séparée comprend, il faut que ce soit
par des espèces intelligibles. Mais ce n’est pas par .des espèces innées ; car,
à l’origine, elle est " comme une tablette où rien n’est écrit ". Ni
par des espèces qu’elle pourrait alors abstraire des choses ; car elle n’a plus
les organes du sens et de l’imagination, qui servent d’intermédiaire, pour
abstraire les espèces intelligibles. Pas davantage par des espèces jadis
abstraites et conservées en elle ; car alors l’âme de l’enfant ne connaîtrait
rien après la mort. Ce n’est pas enfin par des espèces intelligibles que Dieu
lui imposerait alors ; ce ne serait plus la connaissance naturelle dont nous
parlons ici, mais un don de la grâce. Donc l’âme séparée du corps ne connaît
rien.
En sens contraire,
comme dit Aristote, " s’il n’y a pas
d’opération propre à l’âme, celle-ci ne peut exister séparée ". Or elle en
vient à exister ainsi. Elle a donc une opération qui lui est propre, et surtout
l’acte d’intelligence. L’âme peut donc faire acte d’intelligence lorsqu’elle
existe sans le corps.
Réponse :
Ce qui fait la difficulté de cette question, c’est
que, tant que l’âme est unie au corps, elle ne peut faire acte d’intelligence
sans avoir recours aux images, comme le montre l’expérience. Si cela ne tient
pas à la nature de l’âme, mais lui convient par accident du fait qu’elle est
liée au corps, selon l’opinion platonicienne, le problème est facile à
résoudre. Car, une fois ôté l’obstacle du corps, l’âme retournerait à sa nature
pour connaître ce qui est intelligible de soi, sans recours aux images, comme
le font les autres substances spirituelles. Mais dans cette hypothèse, l’âme ne
serait pas unie au corps à son propre avantage, puisqu’elle connaîtrait moins
bien, unie au corps que séparée de lui. Cela serait seulement à l’avantage du
corps, ce qui est contraire à la raison, puisque la matière est faite pour la
forme, et non inversement. Mais si nous admettons qu’il est naturel à l’âme de
connaître en ayant recours aux images, puisque sa nature ne change pas après la
mort du corps, il semble que l’âme ne puisse plus rien connaître naturellement
puisqu’elle n’a plus à sa disposition d’images auxquelles elle puisse avoir
recours.
Pour supprimer cette difficulté, considérons ceci :
Puisque rien n’opère sinon dans la mesure où il est en acte, le mode d’agir de
toute réalité est une conséquence de son mode d’être. Or l’âme a un mode d’être
différent quand elle est unie au corps, et quand elle en a été séparée, bien
que sa nature demeure identique ; non pas que son union au corps lui soit
accidentelle, car il est de sa nature d’être unie à son corps. De même la
nature d’un corps léger n’est pas modifiée, lorsqu’il est dans son lieu propre
qui lui est naturel, ou lorsqu’il est hors de ce lieu, ce qui est étranger à sa
nature. Il convient donc à l’âme humaine, selon le mode d’être qu’elle possède
quand elle est unie au corps, de connaître en ayant recours aux images des
corps qui sont dans des organes corporels. Mais quand elle aura été séparée du
corps, il lui conviendra de connaître en se tournant vers ce qui est
intelligible de soi, comme cela convient -aux autres substances séparées. Aussi
le mode de connaître par recours aux images est naturel à l’âme, tout comme
d’être unie à un corps ; mais être séparée du corps est en dehors de sa nature
; de même que comprendre sans avoir recours aux images. Et c’est pourquoi elle
est unie à un corps : pour exister et pour agir conformément à sa nature.
Mais il y a là une nouvelle difficulté. Puisque la
nature est toujours ordonnée au meilleur, et puisqu’il est meilleur de
connaître en se tournant vers ce qui est de soi intelligible qu’en ayant
recours aux images, Dieu devait établir la nature de l’âme de telle sorte que
le plus noble des modes de connaître lui fût naturel, et qu’elle n’eût pas
besoin pour cela d’être unie à un corps.
Il faut donc considérer ceci. Bien que connaître
par recours aux intelligibles soit plus noble absolument que connaître par
recours aux images, cependant ce premier mode, tel qu’il eût été possible à
l’âme, eût été moins parfait pour elle. Ce qui se démontre ainsi. Dans toutes
les substances intellectuelles, la faculté de connaître provient d’un influx de
la lumière divine. Cette lumière est parfaitement une et simple dans le premier
principe ; et dans la mesure où les créatures intellectuelles sont éloignées du
premier principe, dans cette mesure même cette lumière se divise et se
diversifie, comme c’est le cas pour les lignes qui sortent d’un point central.
En conséquence, Dieu, par sa seule essence, connaît toutes choses ; les plus
élevées des substances intellectuelles, tout en connaissant au moyen de
plusieurs formes n’emploient cependant que des formes en plus petit nombre,
plus universelles, et d’une plus grande puissance pour comprendre les choses,
en raison de l’efficacité de la vertu intellectuelle qui est en elles. Mais
dans les moins élevées de ces substances, il y a des formes plus nombreuses,
moins universelles, et moins efficaces pour comprendre le réel, parce que
n’atteignant pas à la puissance intellectuelle des êtres supérieurs. Donc, si
les substances inférieures possédaient des formes de la même universalité que
les substances supérieures en possèdent, ces formes, n’ayant pas autant de
puissance intellectuelle, ne leur donneraient pas une connaissance parfaite des
choses, mais seulement une connaissance générale et confuse. C’est ce qui se
voit en quelque façon chez les hommes : ceux qui ont l’intelligence plus faible
ne pénètrent parfaitement les conceptions universelles des intelligences plus
vigoureuses que si on les leur explique en détail. Or il est évident que, parmi
les substances intellectuelles, les âmes humaines sont, dans l’ordre de nature,
au degré le plus bas. La perfection de l’univers l’exigeait, afin qu’il y eût
divers degrés dans les réalités. Donc, si les âmes humaines avaient reçu de
Dieu une telle structure qu’elles eussent connu à la manière qui convient aux
substances séparées, elles n’auraient pas une connaissance parfaite, mais
confuse et générale. Donc, pour qu’elles puissent avoir une connaissance
parfaite et directe des réalités, leur structure naturelle les rend aptes à
s’unir à un corps, et de la sorte elles reçoivent des choses sensibles
elles-mêmes une connaissance propre de ces choses à la manière dont les hommes
simples ne peuvent être instruits que par des exemples concrets.
Il est donc évident que c’est pour son plus grand
bien que l’âme est unie à un corps et qu’elle comprend par recours aux images.
Elle peut cependant être séparée du corps, et posséder un autre mode d’activité
intellectuelles.
Solutions :
1. Si l’on examine avec soin le texte du
Philosophe, on voit qu’il dépend d’une hypothèse faite auparavant : penser
serait u mouvement du composé humain, comme sentir. Il n’avait pas encore
montré la différence entre l’intelligence et le sens. On peut dire aussi qu’Aristote
parle de ce mode de connaître qui implique un recours aux images. C’est encore
de là que procède la deuxième objection.
3. L’âme séparée ne connaît pas au moyen d’espèces
innées, ni au moyen d’espèces qu’elle abstrait alors ; ni seulement au moyen d’espèces
conservées dans la mémoire, ainsi que l’établit l’objection. Mais c’est par des
espèces provenant d’un influx de la lumière divine ; l’âme y a part, comme les
autres substances séparées, quoique sous un mode moins élevé. Aussi, dès
qu’elle cesse d’être en relation avec le corps, elle entre en relation avec les
réalités supérieures. Il ne s’ensuit pas que cette connaissance ne soit pas
naturelle ; car Dieu est non seulement l’auteur de l’influx de la lumière de
grâce, mais aussi de la lumière naturelle.
Article 2 — L’âme
séparée connaît-elle les substances séparées ?
Objections :
1. Il semble qu’elle ne puisse pas les connaître.
Car l’âme est plus parfaite quand elle est unie au corps que lorsqu’elle en est
séparée, puisqu’elle est par essence une partie de la nature humaine. Or une
partie est toujours plus parfaite dans son tout. Mais on a dit que l’âme unie
au corps ne connaissait pas les substances séparées. A plus forte raison
lorsqu’elle est séparée du corps.
2. Tout ce qui est connu, est connu par sa
présence, ou par une espèce. Or les substances séparées ne peuvent être connues
de l’âme par leur présence, car Dieu seul pénètre dans l’âme. Ce n’est pas non
plus par des espèces que l’âme pourrait abstraire de l’ange, car l’ange est
plus simple que l’âme. Donc l’âme ne peut en aucune façon connaître les
substances séparées.
3. Pour certains philosophes, c’est dans la
connaissance des substances séparées que consiste la félicité ultime de
l’homme. Donc, si l’âme séparée peut connaître de telles substances, c’est par
le seul fait de la séparation qu’elle obtiendra la félicité. Ce qui est
inadmissible.
En sens contraire,
les âmes séparées connaissent les autres âmes
séparées. Ainsi le riche mis en enfer a vu Lazare et Abraham (Lc 16, 23). Les
âmes séparées voient donc aussi et les démons et les anges.
Réponse :
D’après S. Augustin. " notre esprit obtient
par lui-même la connaissance des réalités incorporelles ", c’est-à-dire en
se connaissant lui-même, comme on l’a dit plus haut. Donc, du fait que l’âme
séparée se connaît elle-même, nous pouvons déduire de quelle manière elle
connaît les autres substances séparées. On a dit que, tant que l’âme est unie
au corps, elle connaît par recours aux images. Et c’est pourquoi elle ne peut
se connaître elle-même que lorsqu’elle fait acte d’intelligence au moyen d’une
espèce abstraite des images ; c’est en effet par son acte qu’elle se connaît
elle-même, comme nous l’avons dit. Mais lorsqu’elle sera séparée du corps, elle
connaîtra non par recours aux images, mais en se tournant vers les objets qui
sont de soi intelligibles ; par conséquent, elle se connaîtra elle-même par
elle-même.
Or, il convient communément à toute substance
séparée " de connaître les réalités qui lui sont soit supérieures soit
inférieures, selon le mode de sa propre substance " ; car une chose est
connue à la manière dont elle existe dans le sujet connaissant ; tout être
existe dans un autre selon le mode de cet être où il est. Le mode d’exister de
l’âme séparée est inférieur à celui de l’ange, mais semblable à celui des
autres âmes séparées. C’est pourquoi elle a une connaissance parfaite de ces
âmes, mais elle n’a des anges qu’une connaissance imparfaite et inadéquate, si
l’on parle de la connaissance naturelle de l’âme séparée. Quant à la connaissance
de gloire, c’est d’un autre ordre.
Solutions :
1. L’âme séparée est dans un état moins parfait si
l’on considère la nature qui l’apparente à la nature du corps. Cependant, elle
est en quelque sorte plus libre pour connaître, en tant que l’alourdissement et
les préoccupations causées par le corps empêchent la pureté de l’acte
intellectuel.
2. L’âme séparée connaît les anges par des
similitudes d’origine divine, qui cependant n’arrivent pas à les représenter
parfaitement, parce que la nature de l’âme est inférieure à celle de l’ange.
3. Ce n’est pas dans la connaissance des substances
immatérielles quelconques que consiste la félicité ultime de l’homme, mais dans
la connaissance de Dieu seul, qui ne peut être vu que par grâce. Cependant,
connaître la autres substances séparées procure une grande félicité, même si ce
n’est pas la plus haute, pourvu toutefois qu’elles soient connues parfaitement.
Mais l’âme séparée ne les connaît pas parfaitement de connaissance naturelle,
on vient de le dire.
Article 3 — L’âme
séparée connaît-elle toutes les réalités naturelles ?
Objections :
1. Il semble bien ; car dans les substances
séparées se trouvent les idées de toues ces réalités, et les âmes séparées
connaissent ces substances.
2. Celui qui connaît un objet intelligible plus
élevé, peut à plus forte raison en connaître un qui l’est moins. Or l’âme
séparée connaît les substances immatérielles qui sont les objets de la plus
parfaite intelligibilité. À plus forte raison connaît-elle les réalités
matérielles qui sont moins intelligibles.
En sens contraire,
3. L’intelligence naturelle des démons est plus
vigoureuse que celle de l’âme séparée. Mais les démons ne connaissent pas
toutes les choses naturelles ; ils apprennent beaucoup par une longue
expérience, selon Isidore de Séville. Donc les âmes séparées non plus ne
connaissent pas toutes les choses naturelles.
4. Si l’âme, aussitôt qu’elle est séparée,
connaissait toutes les choses naturelles, il serait inutile pour les hommes de
chercher à acquérir la science. Ce qui n’est pas admissible. L’âme séparée ne
connaît donc pas toutes les choses naturelles.
Réponse :
L’âme séparée connaît, nous l’avons dit, au moyen
d’espèces qu’elle reçoit par un influx de lumière, comme les anges. Mais
puisque la nature de l’âme est inférieure à celle de l’ange, pour qui ce mode
de connaître est naturel, l’âme séparée ne reçoit pas au moyen de ces espèces
une connaissance parfaite des choses, mais une sorte de connaissance générale
et confuse. Or les anges ont cette parfaite connaissance parce que tout ce que
Dieu fait dans les natures réelles, il le fait dans l’intelligence angélique,
dit S. Augustin. Aussi, les âmes séparées n’ont-elles pas de toutes les choses
naturelles une connaissance propre et certaine, mais générale et confuse.
Solutions :
1. L’ange non plus ne connaît pas toutes les choses
naturelles par son essence ; il les connaît au moyen d’espèces. Il ne s’ensuit
donc pas que l’âme connaisse toutes ces choses parce qu’elle connaît les
substances séparées.
2. L’âme séparée ne connaît pas à la perfection les
substances séparées ; il en va de même pour les choses naturelles ; mais elle
les connaît d’une manière confuse, comme on vient de le dire.
3. S. Isidore parle ici des événements futures que
ni anges, ni démons, ni âmes séparées ne connaissent, sauf dans leurs causes,
ou par révélation divine. Tandis que nous parlons de la connaissance de la
nature.
4. La connaissance qu’on acquiert en ce monde par
l’étude est une connaissance propre et parfaite. La connaissance de l’au-delà est
confuse. Il ne s’ensuit donc par que l’application à l’étude soit vaine.
Article 4 — L’âme
séparée connaît-elle les singuliers ?
Objections :
1. Il semble que non car, nous l’avons montré, il
ne demeure pas dans l’âme séparée d’autre puissance de connaître que
l’intelligence. Mais l’intelligence ne connaît pas les singuliers, on l’a dit
plus haut. Et donc l’âme séparée non plus.
2. La connaissance est plus déterminée quand on
connaît une chose en sa singularité que lorsqu’on en a une idée universelle. Or
l’âme séparée n’a pas une connaissance déterminée touchant les espèces des
réalités naturelles. À plus forte raison n’en a-t-elle pas de leur singularité.
3. Si elle connaissait les singuliers autrement que
par le sens, elle devrait au même titre connaître tous les singuliers. Or elle
ne les connaît pas tous. Elle n’en connaît donc aucun.
En sens contraire,
le mauvais riche mis en enfer disait : " J’ai
cinq frères " (Lc 16, 28).
Réponse :
Les âmes séparées connaissent certains singuliers,
mais non pas tous, même parmi ceux qui sont actuellement existants. Pour le
prouver, il faut considérer que l’intelligence a deux modes de connaître. L’un,
par abstraction des images, et alors les singuliers ne peuvent être connus
directement par l’intelligence, mais indirectement, on l’a dit précédemment.
L’autre mode de connaître résulte d’un influx d’espèces intelligibles par Dieu,
et de cette façon l’intelligence peut connaître les singuliers. Car Dieu
lui-même, en tant qu’il est cause des principes universels et individuels,
connaît par son essence tout universel et tout singulier, nous l’avons montré ;
de même, les substances séparées, au moyen des espèces qui sont des similitudes
participées de cette essence divine, peuvent connaître les singuliers.
Il y a cependant une différence entre les anges et
les âmes séparées, car la connaissance des anges au moyen de ces espèces est
propre et parfaite ; celle des âmes est confuse. Aussi les anges, en raison de
la vigueur de leur intelligence, peuvent-ils avoir par ces espèces une
connaissance spécifique non seulement des natures, mais encore des singuliers
contenus sous ces espèces universelles. Quant aux âmes séparées, elles ne
peuvent connaître par ces espèces que les singuliers avec lesquels elles ont un
certain rapport ; soit par une connaissance antérieure, soit par quelque
sentiment, soit par une relation naturelle, soit par une disposition divine.
Car tout ce qui est reçu dans un sujet, est déterminé en lui selon son mode
d’être.
Solutions :
1. Par la voie de l’abstraction, l’intelligence ne
connaît pas les singuliers. Ainsi, ce n’est pas de cette manière que l’âme
séparée connaît, mais de la manière qu’on vient de dire.
2. La connaissance de l’âme séparée est ordonnée
aux espèces et aux individus de ces réalités avec lesquelles on a un rapport
précis, on vient de le dire.
3. L’âme séparée n’est pas ordonnée également à
tous les singuliers, mais avec certains elle a un rapport qu’elle n’a pas avec
d’autres. Il n’y a donc pas un égal motif à ce qu’elle connaisse tous les singuliers.
Article 5 — Les
habitus de science acquis en cette vie demeurent-ils dans l’âme séparée ?
Objections :
1. Il semble que non, car l’Apôtre affirme (1 Co
13, 8) : " la science sera détruite. "
2. Certains hommes moins bons possèdent la science,
tandis que d’autres meilleurs en sont privés. Si l’habitus de science demeurait
dans l’âme même après la mort, il s’ensuivrait que des êtres moins bons
seraient dans la vie future supérieurs à des êtres meilleurs. Ce qui paraît
inadmissible.
3. Les âmes séparées posséderont la science par un
influx de lumière divine. Donc, si la science acquise en ce monde demeurait
dans l’âme séparée, il y aurait deux formes d’une même espèce en un même sujet.
Ce qui est impossible.
4. Le Philosophe affirme : " L’habitus est une
qualité qui change difficilement, mais il arrive que la maladie ou quelque
autre cause semblable détruise la science. " Mais le plus grand changement
dans notre vie est le changement par la mort. Il semble donc que l’habitus de
science soit détruit par la mort.
En sens contraire,
S. Jérôme écrit dans une lettre à Paulin de Nole :
" Apprenons sur la terre ce que nous garderons dans le ciel. "
Réponse :
Selon certains philosophes, l’habitus de science
n’est pas dans l’intelligence même, mais dans les facultés sensibles :
imagination, cogitative, mémoire ; et les espèces intelligibles ne sont pas
conservées dans l’intellect possible. Si cette théorie était vraie, il s’en
suivrait que, le corps détruit, l’habitus de la science acquis en cette vie
serait détruit totalement.
Mais la science est dans l’intelligence, qui est
" le lieu des idées ", comme il est dit au traité De l’âme ; il faut
donc que l’habitus de la science acquis en cette vie soit en partie dans les
facultés sensibles énumérées ci-dessus, et en partie dans l’intelligence même.
On peut le constater dans les actes mêmes par lesquels on acquiert l’habitus de
science ; car " les habitus sont du même ordre que les actes qui servent à
les acquérir ", selon l’Éthique. Or ces actes de l’intelligence se
réalisent par un recours aux images qui sont dans les facultés sensibles.
Aussi, par de tels actes, l’intellect possible acquiert une aptitude à
réfléchir au moyen des espèces intelligibles reçues, et, de leur côté, les
facultés sensibles acquièrent une certaine souplesse qui permet à
l’intelligence de recourir plus aisément à elles pour la spéculation
intellectuelle. Mais puisque 1"acte d’intelligence est à titre premier et
formellement dans l’intellect lui-même, tandis qu’il est matériellement et par
mode de disposition dans les puissances inférieures, il faut en dire autant de
l’habitus.
Donc, la partie de l’habitus de science qui se
trouve dans les facultés inférieures ne subsistera pas dans l’âme séparée ;
mais ce qui est dans l’intelligence elle-même subsistera nécessairement. En
effet, comme dit Aristote, une forme est détruite de deux manières : ou bien
essentiellement, lorsqu’elle est détruite par son contraire, comme le chaud par
le froid ; ou bien par accident, parce que son sujet est détruit. Or, il est
clair que la science qui est dans l’intelligence humaine ne peut disparaître
par corruption du sujet ; car, nous l’avons montré’. l’intelligence est
incorruptible. Pareillement, les espèces ou intentions intelligibles qui sont
dans l’intellect possible ne peuvent être détruites par leur contraire ; car
rien ne leur est contraire, surtout en ce qui concerne la simple appréhension
de la quiddité. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’une opération par laquelle
l’intelligence compose et divise, ou même raisonne, on peut trouver de la
contrariété dans l’intelligence, en tant que le faux, dans le jugement ou le
raisonnement, est le contraire du vrai. Et de cette façon, il arrive parfois
que la science soit détruite par son contraire, lorsqu’on est détourné par un
faux raisonnement de la science de la vérité. C’est pourquoi le Philosophe
donne deux modes selon lesquels la science est détruite - l’oubli pour la
mémoire, et la méprise dans le cas d’un raisonnement faux. Mais cela n’a pas
lieu dans l’âme séparée. Il faut donc dire que l’habitus de science, pour
autant qu’il est dans l’intelligence, subsiste dans l’âme séparée.
Solutions :
1. L’Apôtre ne parle pas en cet endroit de la
science comme habitus, mais comme acte de connaissance. Aussi pour prouver
cela, il poursuit : " Maintenant je connais en partie... "
2. De même qu’un homme moins bon pourra être de
plus grande stature qu’un homme meilleur, ainsi rien n’empêche que le moins bon
ait dans la vie future un habitus de science que le meilleur n’aura pas. Mais cela
n’a presque aucune importance, en comparaison des autres prérogatives qui
seront accordées aux meilleurs.
3. Les deux sciences ne sont pas du même ordre.
Aussi cela n’entraîne-t-il aucune impossibilité.
4. Cet argument procède de la destruction de la science
selon ce qui vient des facultés sensibles.
Article 6 — L’âme
séparée peut-elle user de l’habitus de science acquis ici-bas ?
Objections :
1. Il semble que l’acte de la science acquise
ici-bas ne subsiste pas dans l’âme séparée. En effet, Aristote dit que "
lorsque le corps est détruit, l’âme n’a plus ni souvenir ni amour ". Or,
considérer des connaissances antérieures, c’est évoquer des souvenirs. L’âme ne
peut donc faire usage de la science qu’elle a acquise ici-bas.
2. Les espèces intelligibles ne seront pas plus
efficaces dans l’âme séparée qu’elles ne le sont dans l’âme unie au corps. Or,
par les espèces intelligibles nous ne pouvons pas comprendre maintenant sans
nous tourner vers les images, on l’a vu précédemment. Donc l’âme séparée ne le pourra
pas non plus. Et ainsi elle ne pourra connaître en aucune façon par les espèces
intelligibles acquises ici-bas.
3. Selon Aristote, " les habitus reproduisent
des actes semblables à ceux par lesquels ils sont acquis ". Or l’habitus
de science s’acquiert ici-bas par un acte d’intelligence qui a recours aux
images. Il ne peut donc reproduire d’autres actes. Mais ces actes ne sont pas
au pouvoir de l’âme séparée. Donc l’âme séparée ne pourra exercer aucun acte
d’une science acquise ici-bas.
En sens contraire,
il est dit dans S. Luc (16, 25), au riche mis en
enfer : " Souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie. "
Réponse :
Dans un acte il faut considérer deux choses : son
espèce et son mode. L’espèce de l’acte se définit par l’objet vers lequel l’acte
de la faculté connaissante est dirigé au moyen de l’espèce, qui est une
ressemblance de l’objet. Mais le mode de l’acte s’apprécie d’après la capacité
de l’agent. Par exemple, si quelqu’un voit une pierre, cela tient à l’espèce
sensible de la pierre, qui est dans l’œil ; mais qu’il ait une vue pénétrante,
cela tient à la puissance visuelle de l’œil. - Donc, puisque les espèces
intelligibles demeurent dans l’âme séparée, alors que l’état de cette âme n’est
pas le même que son état ici-bas, l’âme séparée peut connaître, au moyen des
espèces intelligibles acquises ici-bas, les choses qu’elle a connues
antérieurement ; non pas cependant de la même manière, c’est-à-dire par un
recours aux images, mais sous un mode qui convient à une âme séparée. Et de la
sorte, l’acte de la science acquise ici-bas demeure dans l’âme séparée, mais
non sous le même mode.
Solutions :
1. Le Philosophe parle de la réminiscence selon
laquelle la mémoire appartient à la partie sensible, et non pas selon qu’elle
se trouve d’une certaine manière dans l’intelligence, nous l’avons dit.
2. La diversité du mode de connaître ne provient
pas d’une efficacité différente des espèces intelligibles, mais de l’état
différent de l’âme qui connaît.
3. Les actes par lesquels on acquiert un habitus sont
semblables aux actes produits par l’habitus quant à l’espèce de l’acte, mais
non quant au mode de l’action. En effet, accomplir des actions justes, mais
sans justice, c’est-à-dire sans plaisir, produit l’habitus de justice générale
qui nous fait agir avec plaisir.
Article 7 — La
distance dans l’espace empêche-t-elle la connaissance chez l’âme séparée ?
Objections :
1. Il semble que oui, car S. Augustin nous dit :
" Les âmes des morts sont dans un lieu où elles ne peuvent savoir ce qui
se passe ici-bas. " Or elles savent ce qui se passe près d’elles. La
distance dans l’espace empêche donc la connaissance de l’âme séparée.
2. S. Augustin écrit : " Les démons, en raison
de la rapidité de leurs mouvements nous révèlent des choses inconnues. "
Mais l’agilité n’y ferait rien si la distance locale n’était pas un empêchement
à la connaissance du démon. A plus forte raison empêche-t-elle celle de l’âme
séparée, qui par nature est inférieure au démon.
3. On est distant dans le lieu comme on l’est dans
le temps. Mais la distance dans le temps empêche la connaissance chez l’âme
séparée, car elle ne connaît pas les événements futurs. Il semble donc que la
distance dans l’espace empêche aussi la connaissance chez l’âme séparée.
En sens contraire,
il est écrit en S. Luc (16, 23) que le riche "
lorsqu’il fut dans les supplices, levant les yeux, vit de loin Abraham ".
La distance dans l’espace n’empêche donc pas la connaissance chez l’âme
séparée.
Réponse :
Certains auteurs ont affirmé que l’âme séparée
connaît les singuliers par abstraction des données sensibles. Si c’était vrai,
on pourrait dire que la distance spatiale est un obstacle à la connaissance
chez l’âme séparée. Il faudrait en effet ou bien que les choses sensibles
agissent sur l’âme séparée, ou bien l’âme séparée sur les choses sensibles.
Dans les deux cas, une distance déterminée serait requise. - Mais une telle
supposition est impossible. En effet, on abstrait les espèces intelligibles des
choses sensibles au moyen des sens et des autres facultés sensibles, qui ne
demeurent pas en acte dans l’âme séparée. Celle-ci connaît les singuliers par
des espèces qui proviennent d’un influx de la lumière divine, lumière qui a le
même rapport avec ce qui est près et ce qui est loin. Donc la distance dans
l’espace n’empêche en aucune façon la connaissance chez l’âme séparée.
Solutions :
1. S. Augustin ne dit pas que c’est en raison de la
localisation des âmes des morts qu’elles ne peuvent voir ce qui se passe
ici-bas, en sorte que la distance dans l’espace paraîtrait la cause de leur
ignorance. Mais cela peut arriver pour un autre motif, comme on va le dire
bientôt.
2. S. Augustin s’exprime en cet endroit selon
l’opinion de ceux qui admettaient que les démons sont par nature unis à des
corps. A ce compte, ils peuvent aussi avoir des puissances sensibles, qui
exigent pour connaître une distance déterminée. S. Augustin revient
expressément sur cette opinion dans le même ouvrage, bien qu’il paraisse plutôt
la citer que la professer, comme on peut le voir à ce qu’il écrit au livre XXI
de la Cité de Dieu.
3. Les êtres futurs, qui sont éloignés dans le
temps, ne sont pas des êtres en acte. Ils ne sont donc pas connaissables en
eux-mêmes. Car dans la mesure où une chose manque de réalité, elle manque de
capacité à être connue. Mais les choses qui sont distantes dans l’espace sont
des êtres en acte, et donc sont connaissables en eux-mêmes. De ce fait la
distance dans l’espace et la distance dans le temps ne sont pas comparables.
Article 8 — Les
âmes séparées connaissent-elles ce qui se passe ici-bas ?
Objections :
1. Il semble bien, car si les âmes séparées ne
savaient pas ce qui se passe ici-bas, elles n’en auraient pas souci. Or elles
s’en préoccupent, comme le montre ce passage de S. Luc (16, 28) : " J’ai
cinq frères. Que Lazare les avertisse, afin qu’ils ne viennent pas eux aussi
dans ce lieu de supplice. " Les âmes séparées connaissent donc ce qui se
passe ici-bas.
2. Il arrive fréquemment que les morts apparaissent
aux vivants, soit pendant le sommeil soit pendant la veille, et les avertissent
au sujet des événements terrestres. Ainsi Samuel apparut à Saül (1 S 28, 11).
Ce serait impossible s’ils ne savaient pas ce qui se passe ici-bas. Donc ils le
savent.
3. Les âmes séparées savent ce qui arrive chez
elles. Si donc elles ne connaissaient pas ce qui arrive chez nous, c’est que la
distance spatiale les empêcherait de connaître ; or, on vient de le nier.
En sens contraire,
il est dit dans Job (14, 2 1) : " Que ses
enfants soient honorés ou méprisés, l’homme, n’en saura rien. "
Réponse :
Si l’on parle de la connaissance naturelle, dont il
s’agit maintenant, les âmes des morts ne savent pas ce qui se passe ici-bas. On
peut en trouver la raison dans ce qui a été dit e : l’âme séparée connaît les
singuliers pour autant qu’elle a un certain rapport avec eux, soit à cause
d’une trace laissée par une connaissance ou une affection de la vie antérieure,
soit à cause d’une disposition divine. Or les âmes des morts, d’après le plan
divin, et d’après leur manière d’exister, sont séparées de la société des
vivants, et agrégées à la société des substances spirituelles, qui sont sans
corps. C’est pourquoi elles ignorent ce qui se fait parmi nous. S. Grégoire en
donne cette raison : " Les morts ne savent pas comment est organisée la
vie de ceux qui vivent dans la chair après eux ; car la vie de l’esprit est
bien différente de la vie de la chair ; et de même que les êtres corporels et
les êtres incorporels diffèrent par le genre, ainsi se distinguent-ils par la
connaissance. " Et S. Augustin semble exprimer la même idée quand il écrit
: " Les âmes des morts ne sont pas présentes aux événements des vivants.
"
Mais si l’on parle des âmes des bienheureux, il
semble que S. Grégoire et S. Augustin diffèrent d’opinion. Car S. Grégoire
ajoute : " Il ne faut pas cependant penser la même chose au sujet des âmes
saintes, car pour celles qui voient en elles-mêmes la clarté du Dieu
tout-puissant, il ne faut pas croire du tout qu’il puisse y avoir en dehors
d’elles quelque chose qu’elles ignorent. " - Tandis que S. Augustin dit
expressément dans l’ouvrage cité : " Les morts, même saints, ne savent pas
ce que font les vivants, et leurs enfants. " Passage qui se retrouve dans
la glose sur ce texte d’Isaïe (63,16) : " Abraham nous ignore. " Et
S. Augustin confirme son dire par ce fait que sa mère ne le visitait pas, ni ne
le consolait dans ses tristesses comme elle le faisait quand elle vivait ; et
il n’est pas probable qu’une vie plus heureuse l’ait rendue plus insensible ;
et par ce fait encore que le Seigneur avait promis au roi Josias qu’il mourrait
avant de voir les malheurs qui devaient arriver à son peuple (2 R 22, 20). -
Mais
S. Augustin hésite ; aussi avait-il écrit
précédemment : " Que chacun prenne ce que je dis, comme il voudra. "
Tandis que S. Grégoire est affirmatif ; on le voit à l’expression : " Il
ne faut pas croire du tout... "
Il semble plutôt cependant, selon la pensée de S.
Grégoire, que les âmes des saints qui voient Dieu connaissent tous les
événements actuels d’ici-bas. Elles sont en effet égales aux anges, de qui S.
Augustin affirme qu’ils n’ignorent pas ce qui arrive chez les vivants. Mais,
parce que les âmes des saints sont en union très parfaite avec la justice
divine, elles ne s’attristent pas, ni ne se mêlent des affaires des vivants,
sauf lorsqu’une disposition de cette justice l’exige.
Solutions :
1. Les âmes des morts peuvent avoir souci des
affaires des vivants, même si elles ignorent leur état ; de même avons-nous le
souci des morts, en offrant pour eux des suffrages, quoique leur état nous soit
inconnu. - Elles peuvent aussi connaître les actions des vivants, non par
elles-mêmes, mais soit par les âmes qui, d’ici-bas, arrivent près d’elles, soit
par les anges ou les démons ; soit encore " par une révélation de l’Esprit
de Dieu ", comme dit
S. Augustin dans le même ouvrage.
2. Que les morts apparaissent aux vivants de façon
ou d’autre, cela peut arriver par une permission spéciale de Dieu s’il veut que
les âmes des morts interviennent dans les affaires des vivants ; et cela doit
être compté parmi les miracles divins. Ou bien ces apparitions se font par
l’opération des anges bons ou mauvais, même à l’insu des morts ; de même que
des vivants apparaissent sans le savoir à d’autres vivants dans leur sommeil,
comme dit S. Augustin dans l’ouvrage cité i. Donc, on peut dire au sujet de
Samuel qu’il est apparu par une révélation divine selon ce passage de
l’Ecclésiastique (46,20) : " Samuel s’endormit dans la mort, et annonça au
roi sa fin. " On peut dire aussi que cette apparition fut procurée par les
démons, au cas où l’on n’admettrait pas l’autorité de l’Ecclésiastique, parce
que ce livre ne se trouve pas parmi les Écritures canoniques chez les hébreux.
3. Cette ignorance ne provient pas de la distance
dans l’espace, mais de la cause qui a été donnée dans la Réponse.
LES ORIGINES DE L’HOMME
Nous examinerons quatre points : 1° ce qui concerne
la production elle-même de l’homme.(Q. 90-92) ; 2° la cause finale de cette
production (Q. 93) ; 3° l’état et la condition du premier homme (Q. 94-101) ;
4° le lieu où l’homme fut placé (Q. 102). En ce qui concerne la production,
nous envisagerons : 1° celle de l’âme (Q. 90) ; 2° celle du corps de l’homme
(Q. 91) ; 3° celle de la femme (Q. 92).
QUESTION 90 — LA PRODUCTION DE L’ÂME HUMAINE
1. L’âme humaine est-elle une réalité produite par
Dieu, ou bien est-elle de la substance même de Dieu ? - 2. Étant admis qu’elle
est un effet de Dieu, a-t-elle été produite par création ? - 3. A-t-elle été
faite par l’intermédiaire des anges ? - 4. A-t-elle été faite avant le corps ?
Article 1 — L’âme
humaine est-elle une réalité produite par Dieu, ou bien est-elle de la
substance même de Dieu ?
Objections :
1. Il semble que l’âme n’ait pas été " faite
", mais qu’elle soit de la substance de Dieu. En effet, il est dit dans la
Genèse (2, 7) : " Dieu modela l’homme avec le limon de la terre, il
insuffla dans ses narines une haleine de vie, et l’homme devint un être vivant.
" Mais celui qui insuffle envoie quelque chose de lui-même. Donc l’âme,
par laquelle l’homme est vivant, est quelque chose de la substance de Dieu.
2. Comme on l’a établi plus haut, l’âme est une
forme simple. Mais la forme est acte. Donc l’âme est acte pur, ce qui
appartient à Dieu seul. Donc l’âme est de la substance de Dieu.
3. Toutes les choses qui sont, et qui ne sont
aucunement différentes, sont identiques. Mais Dieu et l’âme spirituelle sont,
et ne sont aucunement différents, car il faudrait qu’ils aient des différences
pour qu’on puisse les distinguer, et alors ils seraient composés. Donc Dieu et
l’âme spirituelle sont identiques.
En sens contraire,
S. Augustin énumère certaines opinions dont il dit
qu’" elles sont grandement et ouvertement perverses et opposées à la foi
catholique " ; or, la première de ces opinions est celle suivant laquelle
" Dieu n’a pas fait l’âme à partir de rien, mais de lui-même ".
Réponse :
Dire que l’âme est de la substance de Dieu n’a
manifestement pas la moindre vraisemblance. Car il ressort clairement de ce qui
a été dite que l’âme humaine est à certains moments intelligente en puissance,
qu’elle acquiert d’une certaine façon sa science à partir des choses, et
qu’elle a diverses puissances. Or tout cela est étranger à la nature de Dieu,
qui est acte pur, qui ne reçoit rien des autres et ne porte en lui aucune
diversité ; cela aussi on l’a prouvé.
Cette erreur semble avoir son point de départ dans
deux thèses soutenues par les anciens. Les premiers qui commencèrent à étudier
les natures des choses ne purent dépasser l’imagination et soutinrent que rien
n’existait en dehors des corps e ; aussi, disaient-ils que Dieu est un certain
corps, dont ils estimaient qu’il était le- principe des autres corps. Et comme
ils soutenaient que l’âme fait partie de ce corps dont elle est pour eux le
principe, ainsi que le dit Aristote, il s’ensuivait logiquement que l’âme était
de la substance de Dieu. C’est à partir de cette conception aussi que les
manichéens, pensant que Dieu était une lumière corporelle, soutinrent que l’âme
était une partie de cette lumière, attachée au corps.
Dans une deuxième étape, certains parvinrent à
saisir qu’il existait quelque chose d’incorporel, mais qui toutefois n’était
pas séparé du corps, et qui était la forme du corps. C’est ainsi que Varron dit
que Dieu est " l’âme qui gouverne le monde par son mouvement et sa raison
", comme le rapporte S. Augustin. Et ainsi certains soutinrent que l’âme
de l’homme était une partie de cette âme totale, à la façon dont l’homme est
une partie du tout qu’est le monde ; ils ne parvenaient pas à distinguer par
leur intelligence les degrés des substances spirituelles autrement que sur le
modèle de la distinction des corps.
Mais, comme on l’a établi plus haut, tout cela est
impossible ; aussi est-ce une erreur manifeste de penser que l’âme est de la
substance de Dieu.
Solutions :
1. " Insuffler " n’est pas à comprendre
de façon corporelle. Pour Dieu, inspirer est la même chose que produire un
" esprit ". D’ailleurs ce que l’homme émet quand il souffle, ce n’est
pas quelque chose de sa substance, mais quelque chose d’une nature étrangère.
2. L’âme est bien une forme simple, si on la
considère dans son essence ; elle n’est pourtant pas son acte d’être, elle est
un être (ens) par participation ; cela ressort de ce qui a été dit plus haut et
c’est pourquoi elle n’est pas acte pur comme Dieu.
3. Ce qui est " différent " au sens
propre de ce mot, est différent en vertu de quelque chose ; aussi ne
cherche-t-on de différence que pour des êtres entre lesquels il y a quelque
chose de commun. Et c’est pourquoi il faut que les êtres " différents
" soient de quelque façon des êtres composés, puisqu’ils diffèrent en
quelque chose et convergent en quelque chose. Mais en prenant les termes avec
cette rigueur, on peut dire avec Aristote que si tout être différent est
divers, tout être divers n’est pas différent, car les êtres simples sont divers
par eux-mêmes et ne diffèrent pas entre eux par des différences qui entreraient
dans leur composition. Ainsi l’homme et l’âne sont différents en vertu des
différences : " rationnel " et " non rationnel ", mais pour
ces différences elles-mêmes il ne faut pas dire qu’elles soient en outre
différentes en vertu d’autres différences.
Article 2 — Étant
admis que l’âme a été produite, a-t-elle été créée ?
Objections :
1. Il semble que l’âme n’ait pas été produite dans
l’être par création. Car ce qui a en soi quelque chose de matériel est fait à
partir d’une matière. Mais l’âme a en soi quelque chose de matériel,
puisqu’elle n’est pas acte pur. Donc l’âme a été faite à partir d’une matière,
et ainsi elle n’a pas été créée.
2. Tout acte d’une matière quelconque est "
éduit ", semble-t-il, de la puissance de la matière ; en effet, étant
donné que la matière est en puissance à l’acte, tout acte préexiste en
puissance dans la matière. Mais l’âme est l’acte d’une matière corporelle, comme
il apparaît dans sa définition. Par conséquent l’âme est " éduite "
de la puissance de la matière.
3. L’âme est une forme. Par conséquent si l’âme est
produite par création, il devra en être de même pour toutes les autres formes,
et ainsi aucune forme ne passera à l’être par voie de génération, ce qui ne
cadre pas avec les faits.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (1, 27) : " Dieu
créa l’homme à son image. " Or, c’est par son âme que l’homme est à
l’image de Dieu. Par conséquent c’est bien par création que l’âme est passée à
l’être.
Réponse :
L’âme raisonnable ne peut être produite que par
création, ce qui n’est pas vrai pour les autres formes. La raison en est que le
devenir est le chemin vers l’être et que par suite le devenir doit s’attribuer
à quelque chose dans les mêmes conditions que " être ". Or on ne dit
en toute propriété de termes qu’une chose " est " que si elle-même
possède l’acte d’être, et subsiste ainsi dans son être. Aussi les substances
seules peuvent-elles être appelées des êtres en toute vérité et propriété de
termes. L’accident, lui, ne possède pas l’acte d’être, mais par lui quelque
chose existe et c’est à ce titre qu’il est appelé de l’être (ens) : ainsi la
blancheur est-elle appelée de l’être parce qu’elle fait que quelque chose est
blanc. Et c’est pourquoi il est dit, au livre VII des Métaphysiques, que "
l’accident est dit plutôt " d’un être " que " un être ". La
même considération s’applique à toutes les formes non subsistantes, et c’est
pourquoi devenir ne s’attribue en propriété de termes à aucune forme non
subsistante ; si l’on dit qu’elles sont produites, c’est du fait que les
composés subsistants sont produits.
Mais l’âme rationnelle, elle, est une forme
subsistante, on l’a établi plus haut. Aussi peut-on lui attribuer en propriété
de termes d’exister et de devenir. Et comme elle ne peut devenir ni à partir
d’une matière corporelle préalable, car alors elle serait de nature corporelle,
ni à partir d’une matière spirituelle, car alors les substances spirituelles
pourraient se transmuer les unes dans les autres, il faut dire nécessairement
qu’elle n’est produite que par création.
Solutions :
1. Ce qui est dans l’âme comme l’élément matériel
est l’essence elle-même, qui est simple ; l’élément formel en elle est
l’existence dont elle participe ; or celle-ci est nécessairement posée en même
temps que l’essence de l’âme, car l’existence suit à la forme en vertu d’une
connexion immédiate. D’ailleurs le raisonnement serait le même si l’on
admettait, comme certains, que l’âme est composée d’une matière spirituelle.
Car cette matière n’est pas en puissance à une autre forme, pas plus que la
matière du corps céleste, sinon l’âme serait corruptible. Et ainsi, d’aucune
façon, l’âme ne peut être faite à partir d’une matière préalable.
2. Le fait, pour un acte, d’être tiré de la
puissance de la matière n’est rien d’autre que le phénomène selon lequel une
chose devient en acte ce qu’elle était d’abord en puissance. Mais puisque l’âme
raisonnable n’a pas un être dépendant de la matière corporelle, mais un être
subsistant et qui transcende la capacité de la matière corporelle, comme on l’a
dit plus haut, elle n’est pas " éduite " de la puissance de la
matière.
3. La condition de l’âme raisonnable n’est pas
semblable à celle des autres formes, on vient de le dire.
Article 3 — L’âme
humaine a-t-elle été faite par l’intermédiaire des anges ?
Objections :
1. Il existe un ordre plus parfait dans les
réalités spirituelles que dans les corporelles. Or, comme dit Denys, les corps
inférieurs sont produits par les corps supérieurs. Donc, les esprits inférieurs
que sont les âmes raisonnables sont produits par les esprits supérieurs,
c’est-à-dire par les anges.
2. La fin des choses correspond à leur principe. En
effet, Dieu est à la fois principe et fin des choses. Par conséquent la manière
dont les choses sortent de leur principe correspond, elle aussi, à la manière
dont elles sont ramenées à leur fin. Or, dit Denys, " les êtres les plus
bas sont ramenés par les premiers ". Donc les êtres les plus bas sont
amenés à l’existence par les premiers, c’est-à-dire les âmes par les anges.
3. " Est parfait ce qui peut faire un
semblable à soi ", dit Aristote. Mais les substances spirituelles sont
bien plus parfaites que les corporelles. Puisque les corps produisent des êtres
qui leur sont semblables selon l’espèce, à bien plus forte raison les anges
pourront-ils faire quelque chose qui leur est inférieur selon la nature
spécifique et qui est l’âme raisonnable.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (2, 7) que Dieu lui-même
" insuffla dans les narines de l’homme une haleine de vie ".
Réponse :
Certains ont soutenu que les anges causent les âmes
raisonnables en agissant par la vertu de Dieu. Mais cela est tout à fait
impossible et incompatible avec la foi. On a montré, en effet, que l’âme
raisonnable ne peut être produite que par création. Or Dieu seul peut créer,
car il appartient exclusivement à l’agent premier d’agir sans rien de
présupposé, puisque l’agent second présuppose toujours quelque chose de fourni
par l’agent premier, on l’a vu antérieurement q. Mais faire quelque chose à
partir d’un élément présupposé, c’est agir par transmutation. Et c’est pourquoi
tout autre agent agit par transmutation ; Dieu seul agit par création. Et
puisque l’âme rationnelle n’est pas produite par transmutation d’une matière,
elle ne peut être produite que par Dieu, sans intermédiaire.
Solutions :
Cela donne la réponse aux Objections. Car, si les
corps causent des êtres qui leur sont semblables ou inférieurs, et si les êtres
supérieurs ramènent les inférieurs à leur fin, cela se fait toujours par une
certaine transmutation.
Article 4 — L’âme
humaine a-t-elle été faite avant le corps ?
Objections :
1. Comme on l’a vu plus haut l’œuvre de création a
précédé l’œuvre de distinction et d’ornementation. Mais c’est par création que
l’âme a été produite dans l’être, on l’a également établi précédemment, tandis
que le corps a été fait au terme de la phase d’ornementation. Donc, l’âme de
l’homme a été produite avant son corps.
2. L’âme raisonnable a plus de points communs avec
les anges qu’avec les animaux dénués de raison. Mais les anges ont été créés
avant les corps ou dès l’origine, en même temps que la matière corporelle,
tandis que le corps de l’homme fut formé le sixième jour, lorsque furent
produits les animaux dénués de raison. C’est donc que l’âme de l’homme a été
créée avant son corps.
3. La fin est proportionnée au commencement. Mais,
à la fin, l’âme demeure après le corps. Donc, au commencement aussi, elle a été
créée avant le corps.
En sens contraire,
" l’acte propre est produit dans la puissance
propre ". Étant donné que l’âme est l’acte propre du corps, c’est donc
dans le corps que l’âme a été produite.
Réponse :
Origène a soutenu que non seulement l’âme du
premier homme, mais celle de tous les hommes ont été créées avant les corps, en
même temps que les anges ; et cela parce qu’il croyait que toutes les
substances spirituelles, aussi bien les âmes que les anges, étaient égales
selon la condition de leur nature, et qu’elles ne différaient que par leur
mérite ; de telle sorte que certaines sont liées à des corps - ce sont les âmes
des hommes et des corps célestes -, tandis que d’autres restent dans leur
pureté, distribuées en divers ordres. Nous avons déjà parlé de cette opinion,
aussi la laisserons-nous de côté pour le moment.
S. Augustin, lui, dit que l’âme du premier homme a
été créée avant son corps avec les anges, mais c’est pour une autre raison. Il
admet que le corps de l’homme ne fut pas produit en acte parmi les œuvres des
six jours, mais seulement selon des " raisons causales " : ce qu’on
ne peut pas dire à propos de l’âme, car celle-ci ne fut pas faite à partir
d’une matière corporelle ou spirituelle préexistante et ne pouvait être
produite par une vertu créée. C’est pourquoi il semble que l’âme elle-même fut
produite en même temps que les anges parmi les œuvres des six jours, au cours
desquels toutes choses furent faites, et que c’est par la suite qu’elle s’est
inclinée de son propre gré vers un corps à régir. - A vrai dire, S. Augustin ne
dit pas cela de façon vraiment affirmative, ses paroles le montrent bien ; il
dit en effet : " On peut croire, si aucun texte de l’Écriture ou aucune
raison objective n’y contredit, que si l’homme a été fait le sixième jour, c’est
en ce sens que la raison causale du corps humain se trouvait dans les éléments
du monde, tandis que l’âme en sa réalité propre était déjà effectivement créée.
" De fait, cela pourrait être toléré chez ceux qui admettent que l’âme a
par elle-même une nature spécifique complète, et qu’elle n’est pas unie au
corps en qualité de forme, mais seulement pour le régir. Mais, si l’âme est
unie au corps en qualité de forme, si elle est par nature une partie de la
nature humaine, cela ne peut absolument pas être. Il est manifeste en effet que
Dieu a institué les premières choses dans l’état parfait de leur nature, selon
que l’exigeait l’espèce de chacune. Or l’âme, étant une partie de la nature
humaine, ne possède sa perfection naturelle que dans son union au corps. Aussi
n’eût-il pas été convenable que l’âme fût créée sans le corps.
Donc, si l’on veut soutenir l’opinion de S.
Augustin sur les œuvres des six jours, on pourra dire que l’âme humaine a
préexisté dans les œuvres de ces six jours, selon une similitude générique, en
tant qu’elle a en commun avec les anges la nature intellectuelle ; mais
elle-même a été créée en même temps que le corps. Dans la perspective des
autres Pères, au contraire, c’est parmi les œuvres des six jours que furent
produits aussi bien l’âme que le corps du premier homme.
Solutions :
1. Si la nature de l’âme constituait une espèce
complète, de telle manière qu’elle soit créée pour elle-même, l’argument
prouverait en effet qu’elle a été créée à part dès le commencement. Mais comme
elle est par nature la forme d’un corps, il n’y avait pas à la créer séparément
elle devait être créée dans le corps.
2. Il faut répondre de la même façon que pour
l’objection précédente. En effet, si l’âme avait par elle seule sa nature
spécifique, elle aurait davantage de ressemblance avec les anges ; mais en tant
qu’elle est forme d’un corps, elle appartient au genre animal à titre de
principe formel.
3. Le fait que l’âme demeure après le corps est une
chose qui se produit par accident, en raison de cette défaillance du corps
qu’est la mort. Mais une défaillance de ce genre n’avait aucune raison d’être
au commencement de la création de l’âme.
QUESTION 91 — LA PRODUCTION DU CORPS DU PREMIER HOMME
1. La matière à partir de laquelle ce corps fut
produit. - 2. L’auteur de cette production. - 3. La disposition qui fut
attribuée au corps ainsi produit. - 4. Les modalités et l’ordre de cette
production.
Article 1 — La
matière à partir de laquelle fut produit le corps du premier homme
Objections :
1. Il faut une plus grande vertu pour produire
quelque chose à partir du néant qu’à partir d’une réalité quelconque, puisque
le non-être est plus éloigné de l’acte que l’être en puissance. Mais l’homme
étant la plus digne des créatures inférieures, il convenait que la vertu de Dieu
se manifestât au plus haut point dans sa production. Par conséquent il aurait
dû être produit à partir non pas du limon de la terre, mais du néant.
2. Les corps célestes sont plus nobles que les
corps terrestres. Mais le corps humain jouit de la plus haute noblesse,
puisqu’il reçoit sa perfection de la forme la plus noble, l’âme raisonnable.
Donc il n’aurait pas dû être formé à partir d’un corps terrestre, mais plutôt
d’un corps céleste.
3. Le feu et l’air sont des corps plus nobles que
la terre et l’eau, ce que montre leur subtilité. Donc, puisque le corps humain
est le plus digne de tous, il aurait dû être fait de feu et d’air plutôt que du
limon de la terre.
4. Le corps humain est composé de quatre éléments.
Il n’a donc pas été fait à partir du limon de la terre, mais à partir de tous
les éléments.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (2,7) : " Dieu
modela l’homme avec le limon de la terre. "
Réponse :
Puisque Dieu est parfait, il a, dans ses œuvres,
donné à toutes choses la perfection qui leur convenait ; c’est ce que dit le
Deutéronome (32, 4) : " Les œuvres de Dieu sont parfaites. " Mais
lui-même est parfait purement et simplement, du fait qu’" il possède
toutes choses en lui comme dans leur source ", et cela non par mode de
composition, mais " dans la simplicité et l’unité ", comme dit Denys,
à la façon dont des effets divers préexistent. dans une cause -selon l’unique
vertu de celle-ci. Cette perfection se communique aux anges dans la mesure où
toutes les choses qui ont été produites par Dieu dans la nature existent dans
la connaissance des anges grâce aux idées qui les représentent. A l’homme,
cette perfection se communique d’une façon encore inférieure ; en effet il ne
possède pas dans sa connaissance naturelle l’idée de toutes les choses de la
nature ; mais il est en quelque sorte composé à partir de toutes choses : du
genre des substances spirituelles il possède l’âme raisonnable ; à la
ressemblance des corps célestes il est maintenu dans l’éloignement des
contraires par l’extrême équilibre de sa complexion, les éléments étant en lui
selon leur substance même. De telle sorte cependant que, les éléments
supérieurs prédominent en lui pour ce qui est de l’énergie, à savoir le feu et
l’air, car la vie réside principalement dans le chaud, qui relève du feu, et
dans l’humide, qui relève de l’air ; par contre, c’est selon leur substance que
les éléments inférieurs abondent en lui ; autrement l’équilibre du mixte ne
pourrait se réaliser, à savoir si les éléments inférieurs qui sont de moindre
vertu n’abondaient pas dans l’homme par leur quantité.
Et c’est pour cela qu’il est dit du corps de
l’homme qu’il a été formé du limon de la terre, car on appelle " limon
" de la terre mélangée d’eau. C’est pour la même raison aussi qu’on
appelle l’homme un microcosme, car toutes les créatures du monde se trouvent de
quelque façon en lui.
Solutions :
1. La vertu de Dieu créateur se manifeste dans le
corps de l’homme du fait que sa matière a été produite par création. Mais il
fallait que le corps de l’homme fût fait avec la matière des quatre éléments
pour que l’homme eût des points communs avec les corps inférieurs, étant
lui-même comme une sorte d’intermédiaire entre les substances spirituelles et
les substances corporelles.
2. Le corps céleste est plus noble absolument que
le corps terrestre ; cependant, si l’on considère les actes de l’âme
raisonnable, il est moins adapté. En effet, l’âme raisonnable reçoit par les
sens, en quelque sorte, la connaissance de la vérité ; or les organes des sens
ne peuvent pas être formés à partir d’un corps céleste, car le corps céleste
est impassible. Et il n’est pas vrai, comme certains le prétendent, que quelque
chose de la quintessence entre matériellement dans la composition du corps
humain. Ils soutiennent que l’âme est unie au corps par l’intermédiaire d’une
certaine lumière. D’abord, il est faux que la lumière soit un corps, comme ils
le disent. Deuxièmement, il est impossible qu’une portion de quintessence se
détache d’un corps céleste ou se mélange aux éléments, car le corps céleste est
impassible. Ainsi n’entre-t-il pas dans la composition des corps mixtes, si ce
n’est selon l’effet de sa vertu.
3. Si le feu et l’air, dont la vertu active est
plus grande, abondaient aussi en quantité dans la composition du corps humain,
ils attireraient absolument tout le reste à eux, et cela empêcherait l’égalité
du mélange qui est nécessaire, dans la composition de l’homme, à la bonté du
toucher, lequel est le fondement des autres sens. Il faut en effet que l’organe
de n’importe quel sens ne possède pas en acte les contraires que perçoit le
sens, mais qu’il les possède seulement en puissance. Cette condition peut être
remplie du fait que l’organe ne porte en lui aucune chose qui appartienne au
genre des contraires, à la façon dont la pupille ne comporte elle-même aucune
couleur de manière à être en puissance à toutes les couleurs. Mais cela n’était
pas possible dans l’organe du toucher, puisqu’il est composé des éléments dont
le toucher perçoit les qualités. Ou bien cela tient au fait que l’organe est
intermédiaire entre les contraires, comme c’est nécessaire dans le cas du
toucher : en effet l’intermédiaire est en puissance aux extrêmes.
4. Dans le limon de la terre il y a de la terre, et
de l’eau qui agglutine les parties de terre. Pour ce qui est des autres
éléments, l’Écriture n’en fait pas mention, parce qu’ils sont moins abondants
quantitativement dans le corps de l’homme, on vient de le dire ; et parce que
l’Écriture, destinée à un peuple grossier n’a pas fait mention, dans toute la
production des choses, du feu et de l’air que ne perçoivent pas les sens des
gens grossiers.
Article 2 —
L’auteur de cette production du corps humain
Objections :
1. Il semble que le corps humain n’a pas été
produit immédiatement par Dieu. En effet, S. Augustin dit que " Dieu
dispose les réalités corporelles par l’intermédiaire de la créature angélique
". Mais, comme on vient de le dire, le corps humain a été formé à partir
d’une matière corporelle. Donc il devait être produit par l’intermédiaire des
anges, et non pas immédiatement par Dieu.
2. Si quelque chose peut être réalisé par une vertu
créée, il n’est pas nécessaire que ce soit produit immédiatement par Dieu. Mais
le corps humain peut être produit par la vertu créée d’un corps céleste, car
certains animaux sont engendrés à partir d’une putréfaction par la vertu active
du corps céleste, et Albumasar dit que dans les lieux où il y a excès de
chaleur ou de froid il n’y a pas de génération humaine, mais seulement dans les
lieux tempérés. Par conséquent il n’était pas nécessaire que le corps humain
fût formé immédiatement par Dieu.
3. Rien ne se fait à partir d’une matière
corporelle, si ce n’est par transmutation de la matière. Mais toute
transmutation corporelle est causée par le mouvement du corps céleste, qui est
le premier des mouvements. Puisque le corps humain a été produit à partir d’une
matière corporelle, il semble donc que le corps céleste a eu quelque part dans
cette formation.
4. S. Augustin dit que l’homme a été fait, quant au
corps, parmi les œuvres des six jours, selon les raisons causales que Dieu
inséra dans la création corporelle ; dans la suite seulement il fut formé en
acte. Mais ce qui préexiste selon les raisons causales dans la création
corporelle peut être produit par une vertu corporelle. Donc le corps humain fut
produit par une vertu créée, et non immédiatement par Dieu.
En sens contraire,
on lit dans l’Ecclésiastique (17, 1) : " Le
Seigneur a créé l’homme en le tirant de la terre. "
Réponse :
La première formation du corps humain ne pouvait
pas être réalisée par une vertu créée ; elle devait se faire immédiatement par
Dieu.
Certains ont bien soutenu que les formes qui sont
dans la matière corporelle dérivent de certaines formes immatérielles. Mais
Aristote rejette cette opinions parce que " ce n’est pas aux formes par
elles-mêmes qu’il revient d’être produites, mais au composé ", on l’a
rappelé plus hautf ; et, puisque l’agent doit être semblable à ce qu’il
produit, il ne convient pas qu’une forme pure, qui est sans matière, produise
une forme qui est dans la matière et qui n’est produite que dans la production
du composé. Et voilà pourquoi c’est nécessairement une forme existant dans la
matière qui est cause de la forme existant dans la matière ; ainsi un composé
est engendré par un composé.
Pour ce qui est de Dieu, il est sans doute
absolument immatériel, mais il est le seul à pouvoir, par sa vertu, produire la
matière en la créant. Aussi est-ce à lui seul qu’il appartient de produire une
forme dans la matière sans le secours d’une forme matérielle préalable. Et
c’est pourquoi les anges ne peuvent changer les corps pour leur donner une
forme, si ce n’est, dit S. Augustin en employant certaines semences.
Donc, puisque jamais il n’avait été formé de corps
humain par la vertu duquel un autre corps spécifiquement semblable pût être
formé par voie de génération, il était nécessaire que le premier corps d’homme
fût formé immédiatement par Dieu.
Solutions :
1. Les anges apportent à Dieu certains services
dans les activités qu’il exerce sur les corps ; il y a cependant des choses que
Dieu fait dans la créature corporelle, et que les anges ne peuvent faire en
aucune façon, comme ressusciter les morts ou donner la vue aux aveugles. Or
c’est selon cette vertu-là aussi que Dieu a formé du limon le corps du premier
homme. Il aurait pu se faire pourtant que les anges aient apporté certains
services pour la formation du corps du premier homme, comme ils en apporteront
à la résurrection finale, en rassemblant nos poussières.
2. Les animaux supérieurs qui sont engendrés par
semence ne peuvent pas, comme l’imagine Avicenne, être engendrés par la seule
vertu du corps céleste. Pourtant, dit Aristote, cette vertu coopère à leur
génération naturelle : " C’est l’homme qui engendre un homme à partir de
la matière, et c’est aussi le soleil. " Voilà pourquoi un lieu tempéré est
exigé pour la génération de l’homme et des autres animaux supérieurs. Mais la
vertu des corps célestes est suffisante pour engendrer des animaux imparfaits à
partir d’une matière bien préparée ; ü est manifeste en effet qu’il faut plus
de conditions pour produire une réalité parfaite que pour en produire une
imparfaite.
3. Le mouvement du ciel est cause des
transmutations naturelles, mais non de celles qui se font en dehors des
virtualités de la nature et par la seule vertu divine, comme lorsque les morts
ressuscitent ou que des aveugles recouvrent la vue. Or c’est à de telles
transmutations que ressemble la formation de l’homme à partir du limon de la
terre.
4. Il y a deux manières pour une chose de
préexister dans les créatures selon les raisons causales. D’abord à la fois
selon la puissance active et la puissance passive, en ce sens qu’il y a non
seulement une matière préexistante d’où elle puisse être tirée, mais aussi une
créature préexistante qui soit capable de la faire. Ensuite selon la puissance
passive seulement, en ce sens qu’il y a une matière préexistante à partir de
laquelle elle peut être faite par Dieu. C’est de cette deuxième façon que selon
S. Augustin le corps de l’homme a préexisté dans les œuvres produites selon les
raisons causales.
Article 3 — La
disposition qui fut attribuée au corps ainsi produit
Objections :
1. Il semble que le corps de l’homme n’ait pas été
doté de la disposition convenable. En effet, l’homme étant le plus noble des
animaux, son corps aurait dû être disposé de la façon la plus parfaite pour ce
qui est propre à la vie animale : la sensation et le mouvement. Mais on trouve
des animaux dotés de sens plus aiguisés et de mouvements plus rapides que
l’homme ; ainsi les chiens ont un meilleur odorat et les oiseaux se déplacent
plus vite. Le corps de l’homme n’a donc pas reçu la disposition souhaitable.
2. Est parfait ce à quoi rien ne manque. Mais il
manque plus de choses au corps humain qu’à celui des autres animaux ; ceux-ci
sont pourvus par la nature de revêtements et d’armes pour leur protection, qui
manquent à l’homme. Par conséquent le corps de l’homme est dans la plus
imparfaite des dispositions.
3. L’homme est plus éloigné des plantes que des
bêtes. Mais les plantes ont la position verticale, tandis que les bêtes se
penchent en avant. Par conséquent l’homme ne devrait pas avoir la station
debout.
En sens contraire,
il est dit dans l’Ecclésiaste (7,30) : " Dieu
a fait l’homme droit. "
Réponse :
Toutes les réalités de la nature ont été produites
par la pensée créatrice de Dieu ; aussi sont-elles en quelque sorte les œuvres
de cet artiste qu’est Dieu. Or tout artiste vise à
introduire dans son œuvre la disposition la meilleure, non pas dans l’absolu,
mais par rapport à la fin. Et si une telle disposition comporte quelque défaut,
l’artisan ne s’en soucie pas ; ainsi l’artisan qui fait une scie, destinée à
couper, la fait avec du fer pour qu’elle soit apte à couper, et il ne cherche
pas à la faire avec du verre qui est une matière plus belle, car cette beauté
empêcherait d’obtenir la fin voulue.
C’est ainsi que Dieu a donné à chaque réalité de la
nature la disposition la meilleure : non pas dans l’absolu, mais dans la
relation à sa fin propre. C’est ce que dit Aristote : " Et parce que c’est
mieux ainsi, non pas absolument, mais relativement à la substance de chaque
chose. "
Or, la fin prochaine du corps humain, c’est l’âme
raisonnable et ses opérations ; car la matière est pour la forme, et les
instruments pour les actions de l’agent principal. Je dis donc que Dieu a
établi le corps humain dans la disposition la meilleure pour répondre à une
telle forme et à de telles opérations. Si l’on voit quelque défaut dans la
disposition du corps humain, il faut considérer que ce défaut découle de la
matière, par ailleurs nécessaire aux propriétés requises par un corps pour
qu’il soit exactement ajusté à l’âme et à ses opérations.
Solutions :
1. Le toucher, qui est le fondement des autres
sens, est plus parfait chez l’homme qu’en tout autre animal, et c’est pour cela
que l’homme devait avoir parmi tous les animaux la complexion la plus
équilibrée. L’homme est supérieur aussi à tous les autres animaux, comme on l’a
vu plus haut, pour ce qui est des sens internes.
Si pour certains sens externes, l’homme est
inférieur à d’autres animaux, c’est en vertu d’une certaine nécessité. Par
exemple, l’homme est de tous les animaux celui qui a le plus faible odorat ; il
était nécessaire en effet que, parmi tous les animaux, l’homme eût le plus grand
cerveau proportionnellement à l’ensemble du corps, à la fois pour que
s’accomplissent plus librement en lui les opérations des sens internes qui sont
nécessaires à l’activité de l’intelligence, comme on l’a vu antérieurement ; et
aussi pour que la froideur du cerveau tempérât la chaleur du cœur qui, elle,
doit être abondante chez l’homme pour lui permettre la station verticale ; mais
le grand volume du cerveau est, à cause de son humidité, un empêchement pour
l’odorat, qui requiert la sécheresse.
On peut déterminer pareillement la raison pour
laquelle certains animaux ont une vue plus perçante et une ouïe plus subtile
que l’homme. C’est l’obstacle que ces sens trouvent chez l’homme à cause du
parfait équilibre de sa complexion. C’est par la même raison qu’il faut
expliquer le fait que certains animaux sont plus rapides que l’homme ; en effet
l’équilibre de la complexion chez l’homme est contraire à ce degré supérieur de
vitesse.
2. Les cornes et les griffes qui sont les armes de
certains animaux, l’épaisseur du cuir, l’abondance des poils ou des plumes qui
les couvrent, attestent l’abondance en eux de l’élément terrestre ; or celle-ci
est contraire à l’égalité et à la délicatesse de la complexion humaine, et
c’est pourquoi ces choses ne convenaient pas à l’homme. Mais à leur place
l’homme possède la raison et ses mains, grâce auxquelles il peut se procurer
armes, vêtements et autres choses nécessaires à la vie, et cela selon des
modalités infinies. Aussi la main est-elle appelée, au traité De l’âme "
l’instrument des instruments ". Cela convenait mieux aussi à une nature
douée de raison, infiniment fertile en conceptions, et capable de se procurer
des instruments en nombre infini.
3. La station verticale convenait à l’homme pour
quatre raisons. Premièrement, parce que les sens ont été donnés à l’homme non
seulement en vue de pourvoir aux nécessités de la vie, comme chez les autres
animaux, mais aussi pour lui procurer la connaissance. De ce fait, tandis que
les autres animaux ne trouvent leur plaisir dans les réalités sensibles qu’en
fonction de la nourriture ou de la sexualité, l’homme seul trouve son plaisir
dans la beauté des choses sensibles prise en elle-même. C’est pourquoi, parce
que les sens ont leur siège surtout sur la face, les autres animaux ont la face
inclinée vers la terre comme pour chercher leur nourriture et pourvoir à leur
subsistance ; tandis que l’homme a le visage dressé, et ainsi, grâce aux sens
et principalement grâce à la vue qui est le plus subtil et montre davantage les
différences des choses, il peut librement connaître de tous côtés les objets
des sens, les choses célestes et les choses terrestres, pour recueillir en tout
cela la vérité intelligible.
Deuxièmement, pour que les sens internes puissent
procéder plus librement à leurs opérations, du fait que le cerveau, dans lequel
elles trouvent en quelque sorte leur accomplissement, n’est pas oppressé, mais
se trouve élevé au-dessus des autres parties du corps.
Troisièmement, parce que si l’homme avait la
position inclinée, il devrait se servir de ses mains comme de pieds de devant,
et ainsi la main perdrait son utilité pour l’accomplissement d’ouvrages divers.
Quatrièmement, parce que si l’homme avait la
position inclinée et se servait de ses mains comme de pieds de devant, il lui
faudrait saisir la nourriture avec la bouche. Alors il aurait une bouche
proéminente, des lèvres dures et épaisses, une langue également dure de manière
à ne pas être blessée par les choses extérieures, comme on le voit chez les
autres animaux, et de telles dispositions empêcheraient tout à fait le langage,
qui est l’œuvre propre de la raison.
Et pourtant l’homme, doué de la position verticale,
reste extrêmement éloigné des plantes. En effet, l’homme tient sa partie
supérieure, la tête, tournée vers le haut du monde, et sa partie inférieure
vers le bas du monde ; et c’est pourquoi il est disposé au mieux, selon la
disposition de l’univers. Au contraire, les plantes ont leur partie supérieure
tournée vers la partie inférieure du monde, car les racines correspondent à la
bouche, et elles ont la partie inférieure tournée vers le haut. Les bêtes,
elles, se trouvent dans une situation intermédiaire, car la partie supérieure
de l’animal est celle par laquelle il prend la nourriture, et la partie
inférieure, celle par laquelle il élimine le surcroît de nourriture.
Article 4 — Les
modalités et l’ordre de cette production
Objections :
1. Il semble que l’Écriture décrive de façon très
imparfaite la production du corps humain. En effet, de même que le corps humain
a été fait par Dieu, de même aussi les autres œuvres des six jours. Mais pour
les autres œuvres il est écrit : " Dieu dit : "Que cela soit, et ce
fut fait". " Il aurait donc fallu parler de même pour la production
de l’homme.
2. Comme on l’a vu ci-dessus, le corps humain a été
fait par Dieu immédiatement. Il n’aurait pas fallu dire : " Faisons
l’homme. "
3. La forme du corps humain, c’est l’âme elle-même,
qui est " l’haleine de vie ". Il ne fallait donc pas attendre d’avoir
dit : " Dieu modela l’homme avec le limon de la terre " pour ajouter
seulement ensuite : " et il insuffla sur sa face une haleine de vie
".
4. L’âme, qui est " l’haleine de vie ",
se trouve dans tout l’ensemble du corps, et principalement dans le cœur. Il ne
fallait donc pas dire que " Dieu insuffla sur sa face une haleine de vie
".
5. Le sexe, masculin ou féminin, concerne le corps,
tandis que l’image de Dieu concerne l’âme. Mais d’après S. Augustin l’âme fut
faite avant le corps. On ne voit donc pas quelle raison il y avait, après avoir
dit : " Il le fit à son image ", d’ajouter : " Homme et femme il
les créa. "
En sens contraire. Il y a l’autorité de l’Écriture.
Réponse :
1. Si l’homme a une prééminence sur les autres
êtres, cela ne tient pas, comme le dit S. Augustin, à ce que Dieu a fait l’homme,
tandis qu’il n’aurait pas fait lui-même les autres êtres, puisqu’il est écrit
(Ps 102, 26) : " Les cieux sont l’ouvrage de tes mains ", et ailleurs
(Ps 95, 5) : " La terre ferme, ses mains l’ont façonnée. " Cela tient
à ce que l’homme a été fait à l’image de Dieu. L’Écriture cependant emploie une
manière spéciale de parler pour décrire la production de l’homme, afin de
montrer que c’est pour l’homme que les autres êtres ont été créés. En effet,
quand il s’agit de ce que nous voulons à titre principal, nous le faisons avec
plus de délibération et d’application.
2. Il ne faut pas penser, comme certains l’ont cru
à tort, que Dieu s’adressait aux anges lorsqu’il a dit : " Faisons
l’homme. " Cette manière de parler est destinée à signifier la pluralité
des Personnes divines, dont l’image se trouve de façon plus expressive chez
l’homme.
3. Certains ont lu dans ce texte que le corps de
l’homme avait été formé d’abord, et qu’ensuite, à ce corps déjà formé, Dieu
avait infusé une âme. Mais c’eût été contraire à la perfection de la création
initiale des choses, si Dieu avait fait soit le corps sans l’âme, soit l’âme
sans le corps, puisque l’un et l’autre sont une partie de la nature humaine. Et
cela est encore plus inexact pour le corps, qui dépend de l’âme, que pour l’âme
elle-même. Aussi, pour exclure cette interprétation, certains ont-ils soutenu
que lorsque le texte dit : " Dieu modela l’homme ", il faut entendre
la production du corps et de l’âme tout ensemble, et que lorsqu’il est ajouté :
" et il insuffla sur sa face une haleine de vie ", il s’agit du
Saint-Esprit, comme lorsque le Seigneur souffla sur les Apôtres en disant :
" Recevez le Saint-Esprit " (Jn 20, 22). Mais, dit S. Augustin, cette
exégèse est exclue par les paroles mêmes de l’Écriture ; en effet celle-ci
enchaîne aussitôt : " et l’homme devint un être vivant ", ce que S.
Paul (1 Co 15,45) rapporte non pas à la vie spirituelle, mais à la vie animale.
Ainsi donc, par " haleine de vie " il faut entendre l’âme ; et les
paroles ; " il insuffla sur sa face une haleine de vie " sont comme
une explication de ce qui précède, car l’âme est la forme du corps4.
4. Les opérations vitales se manifestent davantage
sur la face de l’homme, à cause des sens qui s’y trouvent ; c’est pourquoi
l’Écriture dit que c’est sur la face de l’homme que fut insufflée l’haleine de
vie.
5. D’après S. Augustin, toutes les œuvres des six
jours ont été faites simultanément. Aussi quand il envisage le cas de l’âme,
dont il soutient qu’elle a été faite en même temps que les anges, il ne dit pas
qu’elle ait été faite avant le sixième jour ; ce qu’il dit, c’est qu’au sixième
jour l’âme du premier homme fut produite en acte, tandis que son corps était
produit selon les raisons causales. Mais les autres Pères soutiennent que l’âme
et aussi le corps de l’homme furent produits en acte le sixième jour.
QUESTION 92 — LA PRODUCTION DE LA FEMME
1. Cette production des choses devait-elle
comporter la production de la femme ? - 2. La femme devait-elle être faite à
partir de l’homme ? - 3. Devait-elle être faite de la côte de l’homme ? - 4.
A-t-elle été faite immédiatement par Dieu ?
Article 1 — La
production des choses devait-elle comporter la production de la femme ?
Objections :
1. Aristote dit : " La femelle est un mâle
manqué, produit par le hasard. " Mais rien de manqué ni de défectueux ne
devait se trouver dans la première institution des choses.
2. Sujétion et abaissement sont des suites du
péché, car c’est après le péché qu’il a été dit à la femme, (Gn 3, 16) : "
Tu seras sous le pouvoir de l’homme. " Et S. Grégoire dit que " là où
nous ne fautons pas, nous sommes tous égaux ". Mais c’est par nature que
la femme est de moindre puissance et dignité que l’homme ; en effet, dit S.
Augustin, toujours l’agent est plus honorable que le patient. Donc la femme ne
devait pas être produite avant le péché dans la première production des choses.
3. Il faut couper court aux occasions de péché.
Mais Dieu savait à l’avance que la femme serait pour l’homme une occasion de
péché. Par conséquent il n’aurait pas dû produire la femme.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (2,18) : " Il n’est
pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui une aide qui lui soit assortie.
"
Réponse :
Il était nécessaire que la femme fût faite, comme
dit l’Écriture, pour aider l’homme. Non pas pour l’aider dans son travail,
comme l’ont dit certains, puisque, pour n’importe quel autre travail, l’homme
pouvait être assisté plus convenablement par un autre homme que par la femme,
mais pour l’aider dans l’œuvre de la génération.
On peut voir cela avec plus de clarté en
considérant le mode de génération chez les vivants. Il y a en effet des vivants
qui n’ont pas en eux de vertu génératrice active, mais sont engendrés par un
agent d’une autre espèce, par exemple les plantes et les animaux qui sont
engendrés sans semence, à partir d’une matière convenable par la vertu active
des corps célestes. D’autres ont une vertu génératrice active et une vertu
passive réunies en un seul être, telles les plantes qui sont engendrées à
partir d’une semence. Car il n’y a pas dans les plantes d’activité vitale plus
noble que la génération ; aussi est-ce à juste titre qu’en elles la vertu
génératrice active est toujours unie à la vertu passive. Mais chez les animaux
parfaits la vertu génératrice active et la vertu passive se trouvent
distribuées entre le sexe masculin et le sexe féminin. Et, parce qu’il y a chez
ces animaux une activité vitale plus noble que la génération, activité à
laquelle toute leur vie est ordonnée comme à l’œuvre principale, il s’ensuit
que chez eux le sexe masculin n’est pas toujours uni au sexe féminin, mais
seulement au temps du commerce charnel. Nous pouvons donc nous représenter les
choses comme si le commerce charnel réalisait entre le mâle et la femelle la
même unité que celle qui existe en tout temps dans la plante entre la vertu
masculine et la vertu féminine, bien que celle-ci soit prédominante chez telles
plantes, et celle-là chez d’autres.
L’homme, lui, est ordonné à une activité vitale
encore plus noble, la connaissance intellectuelle ; et c’est pourquoi à l’égard
de l’homme, il y avait une raison plus forte encore de distinguer ces deux
vertus, et de produire la femme à part de l’homme, tout en les unissant
charnellement pour l’œuvre de génération. Et c’est pourquoi, aussitôt après
avoir raconté la formation de la femme, la Genèse (2, 24) ajoute : " Ils
seront deux dans une seule chair ".
Solutions :
1. Par rapport à la nature particulière, la femme
est quelque chose de défectueux et de manqué. Car la vertu active qui se trouve
dans la semence du mâle vise à produire quelque chose qui lui soit semblable en
perfection selon le sexe masculin. Mais si une femme est engendrée, cela
résulte d’une faiblesse de la vertu active, ou de quelque mauvaise disposition
de la matière, ou encore de quelque transmutation venue du dehors, par exemple
des vents du sud qui sont humides, comme dit Aristote. Mais rattachée à la
nature universelle, la femme n’est pas un être manqué : par l’intention de la
nature, elle est ordonnée à l’œuvre de la génération. Or, l’intention de la
nature universelle dépend de Dieu, qui est l’auteur universel de la nature, et
c’est pourquoi, en instituant la nature, il produisit non seulement l’homme,
mais aussi la femme.
2. Il y a deux espèces de sujétion. L’une est servile,
lorsque le chef dispose du sujet pour sa propre utilité, et ce genre de
sujétion s’est introduit après le péché. Mais il y a une autre sujétion,
domestique ou civique, dans laquelle le chef dispose des sujets pour leur
utilité et leur bien. Ce genre de sujétion aurait existé même avant le péché.
Car la multitude humaine aurait été privée de ce bien qu’est l’ordre, si
certains n’avaient été gouvernés par d’autres plus sages. Et c’est ainsi, de ce
genre de sujétion, que la femme est par nature soumise à l’homme, parce que
l’homme par nature possède plus largement le discernement de la raison.
D’ailleurs l’état d’innocence, comme on le dira plus loin, n’excluait pas
l’inégalité entre les hommes.
3. Si Dieu avait supprimé dans le monde toutes les
choses dans lesquelles l’homme a trouvé occasion de péché, l’univers serait
resté inachevé. Et il n’y avait pas à supprimer le bien commun pour éviter un
mal particulier, étant donné surtout que Dieu est assez puissant pour ordonner
n’importe quel mal au bien.
Article 2 — La
femme devait-elle être faite à partir de l’homme ?
Objections :
1. Il semble que non. Car la sexualité est commune
à l’homme et aux autres ammaux. Mais chez les autres animaux les femelles n’ont
pas été faites à partir des mâles. Donc cela n’aurait pas dû se faire chez
l’homme.
2. Les êtres de même espèce ont la même matière.
Mais l’homme et la femme sont de la même espèce. Donc, puisque l’homme a été
fait du limon de la terre, c’est à partir de là que la femme aussi aurait dû
être faite, et non à partir de l’homme.
3. La femme a été faite pour aider l’homme en vue
de la génération. Mais une trop grande proximité rend une personne inapte à
cela, aussi exclut-on du mariage les personnes proches, comme on voit au
Lévitique (18, 26). Donc la femme n’aurait pas dû être faite à partir de
l’homme.
En sens contraire,
il est dit dans l’Ecclésiastique (17, 5 Vg) :
" Il a été créé à partir de lui (l’homme) une aide pour lui " : la
femme.
Réponse :
Il convenait que la femme, dans la première
institution des choses, fût formée à partir de l’homme et cela beaucoup plus
que chez les autres animaux. 1°. Ainsi serait accordée au premier homme cette
dignité d’être, à la ressemblance de Dieu, le principe de toute son espèce,
comme Dieu est le principe de tout l’univers. Ce qui fait dire à S. Paul (Ac
17, 26) que Dieu " d’un être unique fit tout le genre humain ". - 2°.
Afin que l’homme chérît davantage la femme et s’attachât à elle de façon plus
inséparable, sachant qu’elle avait été produite de lui, aussi est-il dit dans
la Genèse (2, 23) : " Elle fut tirée de l’homme ; c’est pourquoi l’homme
quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme. "
Ce qui était d’ailleurs particulièrement nécessaire dans l’espèce humaine, où
l’homme et la femme demeurent ensemble pendant toute la vie, à la différence
des autres animaux. - 3°. Parce que, selon Aristote, " l’homme et la femme
s’unissent chez les humains non seulement pour les besoins de la génération,
comme chez les autres animaux, mais aussi pour la vie domestique, qui comporte
certaines activités de l’homme et de la femme, et dans laquelle l’homme est le
chef de la femme ". Aussi convenait-il que la femme fût formée de l’homme
comme de son principe. - 4°. La quatrième raison est de l’ordre du symbolisme
sacramentel, car cela préfigure que l’Église prend son principe dans le Christ.
D’où la parole de Paul (Ep 5,32) : " Ce mystère est grand, je veux dire
qu’il s’applique au Christ et à l’Église ".
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. La matière est ce avec quoi l’on fait quelque
chose. Or, la nature créée a un principe déterminé et, étant déterminée
elle-même dans une ligne unique, ses productions se font aussi selon un
processus déterminé ; aussi est-ce à partir d’une matière déterminée qu’elle
produit quelque chose d’une espèce déterminée. Mais la vertu divine, étant
infinie, peut produire une chose de même espèce à partir de n’importe quelle
matière, par exemple l’homme à partir du limon de la terre, et la femme à
partir de l’homme.
3. La génération naturelle fait contracter une
proximité qui est en effet un empêchement au mariage. Mais ce n’est pas par une
génération naturelle que la femme fut produite à partir, de l’homme, c’est par
la seule vertu divine ; aussi Ève n’est-elle pas appelée la fille d’Adam, et
ainsi l’argument ne porte pas.
Article 3 — La
femme devait-elle être faite de la côte de l’homme ?
Objections :
1. Il semble que non. Car cette côte était une
masse beaucoup plus petite que le corps de la femme. Mais d’une petite masse on
ne peut faire une plus grande que par deux voies : ou bien par addition, mais
alors il faudrait dire que la femme avait été faite à partir de cet appoint
plutôt qu’à partir de la côte ; ou bien par raréfaction, car, dit S. Augustin
" un corps ne peut croître que par raréfaction ". Or on ne constate
pas que le corps de la femme ait moins de densité que celui de l’homme, au
moins selon la proportion qui existe entre la côte et le corps d’Ève. Par
conséquent Ève ne fut pas formée de la côte d’Adam.
2. Dans les œuvres de la première création il n’y
avait rien de superflu. Par conséquent la côte d’Adam faisait partie de
l’intégralité de son corps et donc, si on l’avait retirée, le corps d’Adam
serait demeuré incomplet. Ce qui est inadmissible.
3. On ne peut enlever une côte à un homme sans le
faire souffrir. Mais il n’y avait pas de douleur avant le péché. C’est donc
qu’on n’a pas dû enlever la côte de l’homme pour en former la femme.
En sens contraire,
il est écrit dans la Genèse (2, 22) : " De la
côte qu’il avait tirée de l’homme, Dieu façonna une femme. "
Réponse :
Il était convenable que la femme fût formée de la
côte de l’homme. Premièrement, pour signifier qu’entre l’homme et la femme il
doit y avoir une union de société. Car ni la femme ne devait " dominer sur
l’homme ", et c’est pourquoi elle n’a pas été formée de la tête. Ni ne
devait-elle être méprisée par l’homme, et c’est pourquoi elle n’a pas été
formée des pieds. Deuxièmement, cela convenait pour le symbolisme sacramentel,
car c’est du côté du Christ endormi sur la croix qu’ont jailli les mystères, le
sang et l’eau, par lesquels l’Église a été instituées.
Solutions :
1. Certains disent que c’est par multiplication de
matière, sans addition étrangère, que le corps de la femme fut formé à la façon
dont le Seigneur a multiplié les cinq pains. Mais cela est tout à fait
impossible. En effet la multiplication des pains s’est produite ou bien selon
une transmutation de la substance même de la matière, ou bien selon une
transmutation de ses dimensions. Or, elle ne s’est pas produite selon une
transmutation de la substance même de la matière ; d’abord parce que la matière
considérée en elle-même n’est absolument pas susceptible de transmutation,
puisqu’elle existe en puissance et a seulement valeur de sujet ; ensuite parce
que multitude et grandeur sont choses qui n’intéressent pas l’essence de la
matière elle-même. Et c’est pourquoi, si la matière reste la même et qu’il n’y
ait pas d’addition, on ne peut concevoir aucune autre façon de multiplier la
matière que de lui donner de plus grandes dimensions. Or c’est exactement cela
qu’on appelle raréfaction, c’est-à-dire, comme dit Aristote, le fait pour une
matière déterminée de prendre de plus grandes dimensions. Par conséquent, dire
que la matière est multipliée sans être raréfiée, c’est affirmer que les
contradictoires se vérifient simultanément, c’est poser la définition en niant
le défini.
Voilà pourquoi, étant donné que dans les
multiplications de ce genre on ne constate pas de raréfaction, il faut
nécessairement admettre une addition de matière, soit par création, soit, ce
qui est plus probable, par conversion. Aussi S. Augustin dit-il : " Le
Christ a rassasié cinq mille hommes avec cinq pains de la même façon qu’il
produit l’abondance des moissons avec peu de grains ", chose qui se fait
par la conversion de l’aliment. On dit pourtant que c’est avec cinq pains qu’il
a nourri la foule, ou encore que c’est avec la côte qu’il a formé la femme,
parce que l’addition s’est faite à la matière préexistante de la côte ou des pains.
2. Cette côte appartenait à l’intégrité d’Adam non
comme individu particulier, mais comme principe de l’espèce ; il en va comme de
la semence, qui appartient à la perfection de celui qui engendre, et qui se
libère par un acte naturel accompagné de plaisir. C’est la raison pour
laquelle, à bien plus forte raison, par la vertu divine, le corps de la femme
put être formé sans douleur à partir de la côte de l’homme.
3. Ainsi est résolue la troisième objection.
Article 4 — La
femme a-t-elle été faite immédiatement par Dieu ?
Objections :
1. Aucun individu produit à partir d’un être de la
même espèce n’est fait immédiatement par Dieu. Mais la femme a été faite de
l’homme, qui est de la même espèce qu’elle. Donc elle n’a pas été faite
immédiatement par Dieu.
2. S. Augustin dit que Dieu administre les choses
corporelles par les anges. Mais le corps de la femme a été fait d’une matière
corporelle. Par conséquent il a été fait par le ministère des anges et non
immédiatement par Dieu.
3. Les choses qui ont préexisté dans les créatures
selon les raisons causales sont produites par la vertu de quelque créature, et
non pas immédiatement par Dieu. Mais, dit S. Augustin, le corps de la femme fut
produit selon les raisons causales dans les premières œuvres. Donc la femme ne
fut pas produite immédiatement par Dieu.
En sens contraire,
S. Augustin a dit " Former ou façonner une
côte pour faire exister une femme, personne ne le pouvait, si ce n’est Dieu,
par qui toute la nature subsiste. "
Réponse :
Comme on l’a dit plus haut, la génération
naturelle, dans chaque espèce, se fait à partir d’une matière déterminée. Or,
la matière à partir de laquelle se fait naturellement la génération d’un être
humain, c’est la semence humaine de l’homme ou de la femme. C’est pourquoi
aucun individu de l’espèce humaine ne peut être engendré naturellement à partir
d’aucune autre matière, quelle qu’elle soit. Dieu seul, qui a institué la
nature, peut produire les choses dans l’existence en dehors de l’ordre de la
nature. Et c’est pourquoi Dieu était le seul à pouvoir former et l’homme du
limon de la terre, et la femme de la côte de l’homme.
Solutions :
1. Cet argument porte quand un individu est
engendré à partir d’un être qui lui est spécifiquement semblable, par
engendrement naturel.
2. Comme dit S. Augustin, nous ne savons pas si les
anges ont apporté leur ministère à Dieu dans la formation de la femme ; ce qui
est certain toutefois, c’est que de même que le corps de l’homme n’a pas été
formé du limon par les anges, le corps de la femme non plus ne fut pas formé
par eux de la côte de l’homme.
3. S. Augustin dit encore : " La première
création des choses ne comportait pas absolument que la femme fût faite de
cette façon, mais comportait qu’elle pût l’être ainsi. " Et c’est pourquoi
ce n’est pas selon une puissances active que le corps de la femme a préexisté
selon les raisons causales dans les premières œuvres, mais seulement selon une
puissance passive qui se définit en fonction de la puissance active du
Créateur.
QUESTION 93 — L’IMAGE DE DIEU CHEZ L’HOMME
Il faut considérer à présent la fin ou terme de la
production de l’homme, selon la parole de l’Écriture qui le dit fait " à
l’image et à la ressemblance de Dieu ".
1. Y a-t-il une image de Dieu chez l’homme ? - 2. Y
a-t-il une image de Dieu dans les créatures sans raison ? - 3. L’image de Dieu
est-elle davantage chez l’ange que chez l’homme ? - 4. L’image de Dieu est-elle
en tout homme ? - 5. L’image de Dieu existe-t-elle chez l’homme par rapport à
l’essence, ou à toutes les Personnes divines, ou à une seule d’entre elles ? -
6. L’image de Dieu existe-t-elle chez l’homme selon l’esprit seulement ? - 7.
Est-ce selon les actes que l’image de Dieu se trouve dans l’âme ? - 8. Est-ce
par rapport à cet objet qu’est Dieu que l’image de la Trinité est dans l’âme ?
- 9. La différence entre image et ressemblance.
Article 1 — Y
a-t-il une image de Dieu chez l’homme ?
Objections :
1. Il semble que non, car on lit chez Isaïe (40,18)
" A qui comparer Dieu, et quelle image pourriez-vous lui offrir ? "
2. Être l’image de Dieu est le propre du
Premier-Né, de qui l’Apôtre dit (Col 1, 15) : " Il est l’image du Dieu
invisible, le Premier-Né de toute créature. " Donc, ce n’est pas chez
l’homme qu’on trouve l’image de Dieu.
3. S. Hilaire dit que " l’image est une forme qui
ne présente aucune différence avec le modèle sur lequel on la forme ". Il
dit encore : " L’image est la ressemblance d’une chose destinée à s’égaler
à cette chose dans une unité indiscernable. " Mais il n’y a pas entre Dieu
et l’homme de forme qui ne présente pas de différences ; il ne peut pas non
plus y avoir égalité de l’homme avec Dieu. Par conséquent il ne peut y avoir
une image de Dieu chez l’homme.
En sens contraire,
on lit dans la Genèse (1, 26) : " Faisons
l’homme à notre image et ressemblance. "
Réponse :
Selon S. Augustin, " là où il y a image, il y
a toujours ressemblance, mais là où il y a ressemblance, il n’y a pas toujours
image ". Cela montre bien que la ressemblance est incluse dans la notion
d’image, et que l’image ajoute quelque chose à la notion de ressemblance : à
savoir qu’elle est l’expression d’un autre ; car on appelle " image "
un être qui est fait à l’imitation d’un autre. C’est pourquoi un œuf, si
semblable et égal qu’il puisse être à un autre œuf, n’est pas dit à son image,
parce que malgré tout il n’en est pas l’expression.
L’égalité, elle, n’est pas essentielle à l’image,
car S. Augustin dit au même endroit : " Là où il y a image, il n’y a pas
nécessairement égalité. " On le voit pour l’image d’une personne qui se
reflète dans un miroir. L’égalité est cependant essentielle à l’image parfaite,
car l’image parfaite ne doit être privée d’aucune des choses appartenant à la
réalité qu’elle exprime.
Or, il est manifeste que l’on trouve chez l’homme
une certaine ressemblance de Dieu, et qui dérive de Dieu comme de son modèle ;
cependant ce n’est pas une ressemblance qui va jusqu’à l’égalité, car le modèle
dépasse infiniment cette reproduction particulière. Et c’est pourquoi l’on dit
qu’il y a chez l’homme image de Dieu, non pas parfaite, mais imparfaite. C’est
ce que signifie l’Écriture lorsqu’elle dit que l’homme a été fait " à
l’image " de Dieu ; la préposition " à " traduit en effet une
certaine approximation par rapport à une réalité qui demeure éloignée.
Solutions :
1. Le prophète parle ici des images corporelles
fabriquées par l’homme, et c’est pourquoi il dit de façon très significative :
" Quelle image pourriez-vous lui offrir ? " Mais Dieu s’est offert à
lui-même une image spirituelle dans l’homme.
2. Le " Premier-Né de toute créature "
est l’image parfaite de Dieu, réalisant parfaitement ce dont il est l’image ;
aussi est-il appelé Image, mais jamais on ne dit qu’il est " à l’image
". Tandis que pour l’homme on dit à la fois qu’il est image, à cause de la
ressemblance ; et qu’il est " à l’image ", à cause de l’imperfection
de la ressemblance. Et comme la ressemblance parfaite de Dieu ne peut se
réaliser que dans l’identité de nature, l’image de Dieu se trouve en son Fils
Premier-Né à la façon dont l’image du roi se trouve dans le fils qui a reçu de
lui la vie ; tandis que l’image de Dieu est dans l’homme comme dans une nature
étrangère, à la façon dont l’image du roi se trouve sur une pièce d’argent,
comme l’explique S. Augustin.
3. Puisque l’un, c’est l’être indivisé, on pourra dire
qu’une forme ne présente pas de différence dans la mesure où elle est une. Mais
une chose peut être appelée une, non seulement selon le nombre, l’espèce ou le
genre, mais encore selon une certaine analogie ou proportion. Et c’est de cette
façon qu’il y a unité ou convenance de la créature avec Dieu. - Quant à
l’incise de S. Hilaire : que l’image est " destinée à s’égaler à la chose
", elle s’applique à la notion d’image parfaite.
Article 2 — Y
a-t-il une image de Dieu chez les créatures sans raison ?
Objections :
1. Denys affirme : " Les choses causées
présentent des images contingentes de leurs causes. " Mais Dieu est cause
non seulement des créatures douées de raison, mais aussi de celles qui ne le
sont pas. Donc l’image de Dieu se trouve dans les créatures sans raison.
2. On s’approche d’autant plus de la qualité
d’image que l’on porte en soi une ressemblance plus manifeste avec quelque
chose. Mais Denys dit que le rayon du soleil porte au suprême degré la
ressemblance de la bonté divine. Donc il est à l’image de Dieu.
3. Plus on est parfait en bonté, plus on est
semblable à Dieu. Mais l’univers dans sa totalité est plus parfait en bonté que
l’homme, car même si chaque chose est bonne, cependant toutes ensemble sont
appelées " très bonnes ". Par conséquent l’univers tout entier est à
l’image de Dieu et pas seulement l’homme.
4. Boèce dit à propos de Dieu : " Portant le
monde dans son esprit et le formant selon une image qui lui est semblable...
" C’est donc que le monde tout entier est à l’image de Dieu et non
seulement la créature douée de raison.
En sens contraire,
S. Augustin dit : " Ce qui fait l’excellence
de l’homme, c’est que Dieu l’a fait à son image, par le fait qu’il lui a donné
un esprit intelligent qui le rend supérieur aux bêtes. " Donc les choses
qui n’ont pas d’intelligence ne sont pas à l’image de Dieu.
Réponse :
Ce n’est pas n’importe quelle ressemblance, même
dérivée d’un autre, qui suffit pour vérifier la notion d’image. S’il s’agit en
effet d’une ressemblance qui est seulement générique ou qui porte seulement sur
quelque accident commun, on ne dira pas pour cela qu’une chose est l’image
d’une autre ; on ne pourrait pas dire en effet que le ver, qui tire son origine
de l’homme, est l’image de l’homme en raison de la ressemblance générique qu’il
a avec lui ; on ne pourrait pas dire non plus que si une chose devient blanche
à la ressemblance d’une autre, elle est pour cette raison à l’image de l’autre,
car la blancheur est un accident commun à plusieurs espèces. Ce qui est requis
pour la qualité d’image, c’est une ressemblance spécifique, à la façon dont
l’image du roi est dans son fils, ou, tout au moins, une ressemblance qui porte
sur un accident propre à l’espèce, surtout celle qui porte sur la
configuration, à la façon dont l’image de l’homme est dite se trouver dans le
cuivre d’une monnaie. Aussi est-il bien significatif que S. Hilaire dise :
" L’image est une forme qui ne présente aucune différence. "
D’ailleurs, il est manifeste que la ressemblance spécifique se prend au niveau
de la différence ultime. Or certains êtres présentent des ressemblances avec
Dieu, premièrement, et c’est ce qui est le plus commun, en tant qu’ils existent
; deuxièmement, en tant qu’ils vivent ; troisièmement, en tant qu’ils sont
sagesse et intelligence. Ces derniers, dit S. Augustin, " sont tellement
proches de Dieu par cette ressemblance que rien dans les créatures n’est plus
proche de lui ". On voit donc bien par là que seules les créatures dotées
d’intelligence sont à proprement parler à l’image de Dieu.
Solutions :
1. Tout être imparfait est une participation du
parfait, et c’est pourquoi même les êtres qui restent en deçà de la notion
d’image, dans la mesure où malgré tout ils possèdent une ressemblance
quelconque avec Dieu, participent en quelque chose de cette notion d’image.
C’est pour cela que Denys dit que les choses causées sont des images
contingentes de leurs causes, à savoir dans la mesure où il arrive qu’elles le
soient, mais non pas absolument parlant.
2. Denys assimile le rayon du soleil à la bonté
divine du point de vue de la causalité, non selon la dignité de la nature ; or
c’est celle-ci qui est requise pour la notion d’image.
3. L’univers est plus parfait en bonté que la
créature douée d’intelligence, mais c’est en extension et en déploiement. En
intensité et en concentration, la ressemblance de la perfection divine se
trouve davantage dans la créature intellectuelle, qui est apte à recevoir le
souverain bien. - On peut dire aussi qu’il ne faut pas opposer partie et tout,
mais partie et partie. Aussi, lorsqu’on dit que seule la nature douée
d’intelligence est à l’image de Dieu, on n’exclut pas que l’univers selon
quelqu’une de ses parties soit à l’image de Dieu ; ce que l’on exclut, ce sont
les autres parties de l’univers.
4. Boèce prend le mot image dans la ligne de la
ressemblance par laquelle le produit de l’art imite l’idée artistique qui est
dans l’esprit de l’artisan. C’est ainsi que toute créature est image de la
notion exemplaire qu’elle possède dans l’esprit divin. Mais ce n’est pas en ce
sens que nous parlons ici de l’image ; nous l’entendons d’une ressemblance de
nature, en considérant la façon dont toutes choses sont assimilées au premier
être en tant qu’elles existent ; à la première vie en tant qu’elles sont
vivantes ; à la sagesse suprême en tant qu’elles sont intelligentes.
Article 3 —
L’image de Dieu est-elle davantage chez l’ange que chez l’homme ?
Objections :
1. S. Augustin dit que Dieu n’a donné d’être à son
image à aucune autre créature qu’à l’homme. Il n’est donc pas vrai de dire que
l’ange est plus que l’homme à l’image de Dieu.
2. D’après S. Augustin, " l’homme est
tellement à l’image de Dieu, qu’il est formé par Dieu sans intervention
d’aucune créature, et c’est pourquoi rien n’est plus uni à Dieu ". Mais
une créature est appelée image de Dieu en tant qu’elle est unie à Dieu. Donc
l’ange n’est pas plus que l’homme à l’image de Dieu.
3. On dit qu’une créature est à l’image de Dieu, en
tant qu’elle est dotée d’intelligence. Mais dans la nature dotée d’intelligence
il n’y a pas de plus ou de moins, car la nature n’appartient pas à la catégorie
de l’accident, mais à celle de la substance. Donc l’ange n’est pas plus que
l’homme à l’image de Dieu.
En sens contraire,
S. Grégoire dit dans une homélie que " l’ange
est appelé le sceau de la ressemblance, parce que c’est en lui que la
ressemblance de l’image divine se laisse deviner le plus clairement ".
Réponse :
Pour parler de l’image de Dieu, on peut se placer à
deux plans. D’abord au plan où la qualité d’image se vérifie à titre primordial,
celui de la nature intellectuelle. Ainsi l’image de Dieu est davantage chez les
anges que chez les hommes, car la nature intellectuelle est plus parfaite en
eux, comme il ressort clairement de ce qui a été dit antérieurement à ce sujet.
Ensuite on peut considérer l’image de Dieu dans l’homme à un plan où elle se
vérifie à titre secondaire : pour autant que l’on trouve en l’homme une
certaine imitation de Dieu, du fait par exemple que l’homme naît de l’homme
comme Dieu naît de Dieu ; du fait encore que l’âme de l’homme est tout entière
dans la totalité de son corps et tout entière dans n’importe quelle partie de
ce corps, comme Dieu l’est dans le monde. Sur des points de ce genre l’image de
Dieu se trouve davantage chez l’homme que chez l’ange. Mais ce n’est pas de ce
côté que l’on découvre essentiellement la qualité d’image divine chez l’homme ;
cela ne se fait qu’en présupposant la première imitation, celle qui se réalise
selon la nature intellectuelle ; autrement, même les bêtes seraient à l’image
de Dieu. Et c’est pourquoi, puisque l’ange est plus à l’image de Dieu que
l’homme quant à la nature intellectuelle, il faut reconnaître que, absolument
parlant, l’ange est davantage à l’image de Dieu, et que l’homme ne l’emporte
que sous des aspects particuliers.
Solutions :
1. Ce que S. Augustin exclut de l’image de Dieu, ce
sont les autres créatures inférieures dénuées de raison, non les anges.
2. De même que le feu est appelé le plus subtil des
corps selon son espèce, et que pourtant tel feu est plus subtil que tel autre,
de même, lorsqu’on dit que " rien n’est plus uni à Dieu " que
l’esprit humain, c’est en considérant le genre auquel il appartient, celui de
la nature intellectuelle. En effet, comme S. Augustin l’avait écrit un peu plus
haut : " Les êtres doués de sagesse lui sont tellement proches en
similitude que rien dans les créatures ne lui est plus proche. " Et ainsi
de telles paroles n’excluent pas que l’ange soit davantage à l’image de Dieu.
3. Lorsqu’on dit que la substance " n’est pas
susceptible de plus ou de moins ", on ne veut pas dire que telle espèce de
substance ne soit pas plus parfaite que telle autre ; ce que l’on veut dire,
c’est qu’un seul et même individu ne participe pas tantôt plus tantôt moins de
sa nature spécifique, ou encore que la substance spécifique n’est pas
participée en plus ou en moins par les divers individus.
Article 4 —
L’image de Dieu est-elle en tout homme ?
Objections :
1. S. Paul dit (1 Co 11, 7) : " L’homme est
l’image de Dieu, tandis que la femme est l’image de l’homme. " Donc,
puisque la femme est un individu de l’espèce humaine, il ne convient pas à
n’importe quel individu d’être l’image de Dieu.
2. S. Paul dit (Rm 8, 29) : " Ceux que Dieu a
d’avance discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son
Fils. " Mais tous les hommes n’ont pas été prédestinés. Donc tous les
hommes ne reproduisent pas l’image.
3. Comme on l’a dit ci-dessus, la ressemblance fait
partie de la notion d’image. Mais par le péché l’homme perd sa ressemblance
avec Dieu. Par conséquent il perd l’image de Dieu.
En sens contraire,
il est dit dans le Psaume (39, 7 Vg) : " Et
pourtant l’homme passe comme dans une image. "
Réponse :
Puisque c’est en vertu de sa nature intellectuelle
que l’homme est dit exister à l’image de Dieu, le trait par lequel il sera le
plus à l’image de Dieu sera celui par lequel la nature intellectuelle peut le
plus imiter Dieu. Or la nature intellectuelle imite Dieu surtout en ce que Dieu
se connaît et s’aime lui-même.
L’image de Dieu dans l’homme pourra donc se
vérifier selon trois degrés. D’abord, en ce que l’homme a une aptitude
naturelle à connaître et à aimer Dieu ; cette aptitude réside dans la nature
même de l’âme spirituelle, laquelle est commune à tous les hommes.
Deuxièmement, en ce que l’homme connaît et aime Dieu en acte ou par habitus,
quoique de façon imparfaite ; c’est l’image par conformité de grâce.
Troisièmement, en ce que l’homme connaît et aime Dieu en acte et de façon
parfaite ; c’est ainsi qu’on rejoint l’image selon la ressemblance de gloire.
Aussi, en marge du Psaume (4, 7) : " La lumière de ta face a été imprimée
sur nous, Seigneur ", la Glose distingue trois sortes d’images : celles de
la création, de la récréation et de la ressemblance. La première de ces images
se trouve chez tous les hommes, la deuxième chez les justes seulement, et la
troisième seulement chez les bienheureux.
Solutions :
1. Si l’on considère la réalité dans laquelle
réside principalement la qualité d’image, à savoir la nature intellectuelle,
l’image de Dieu se trouve aussi bien chez la femme que chez l’homme. Aussi
c’est après avoir dit : " A l’image de Dieu il le créa " (l’homme),
que la Genèse ajoute : " Homme et femme il les créa " ; et, commente
S. Augustin, il dit au pluriel : " il les créa " pour que l’on ne
pense pas que les deux sexes avaient été réunis en un seul individu. Mais, pour
ce qui est de certains traits secondaires, l’image de Dieu se trouve dans
l’homme d’une façon qui ne se vérifie pas dans la femme ; en effet, l’homme est
principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute la
création. Aussi, une fois que S. Paul eut dit : " L’homme est l’image et
la gloire de Dieu tandis que la femme est la gloire de l’homme ", il
montra la raison pour laquelle il avait dit cela en ajoutant :" Car ce
n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme, et ce
n’est pas l’homme q ‘ ui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.
"
2 et 3. Ces arguments sont valables pour l’image
qui est réalisée par la conformité de grâce et de gloire.
Article 5 —
L’image de Dieu existe-t-elle chez l’homme par rapport à l’essence, ou à toutes
les Personnes divines, ou a une seule d’entre elles ?
Objections :
1. Il semblerait qu’il n’y a pas chez l’homme image
de Dieu par rapport à la trinité des Personnes divines. En effet, S. Augustin
nous dit : " Une, essentiellement, est la divinité de la sainte Trinité,
et l’image d’après laquelle a été fait l’homme. " S. Hilaire, de son côté,
affirme : " L’homme est produit d’après l’image commune de la Trinité.
" Donc, s’il y a image de Dieu chez l’homme, c’est par rapport à
l’essence, non par rapport à la trinité des Personnes.
2. Dans le livre des Dogmes Ecclésiastiques il est
dit que l’image de Dieu est considérée chez l’homme du point de vue de "
l’éternité ". S. Jean Damascène, de son côté, dit que " le fait pour
l’homme d’être à l’image de Dieu signifie qu’il est doué d’intelligence, libre
dans son jugement et capable de disposer de lui-même ". Pour S. Grégoire
de Nysse, lorsque l’Écriture affirme que " l’homme a été fait à l’image de
Dieu, c’est comme si elle disait que la nature humaine a été rendue
participante de tout bien, car la divinité est plénitude de bonté ". Or
tout cela concerne non la distinction des Personnes, mais l’unité de l’essence.
3. Une image conduit à la connaissance de la
réalité dont elle est l’image. Par conséquent, s’il y a chez l’homme image de
Dieu selon la trinité des Personnes, puisque l’homme peut se connaître lui-même
par la raison naturelle, il s’ensuivrait que l’homme pourrait connaître la
trinité des Personnes divines par la raison naturelle. Or ceci est faux, on l’a
montré précédemment.
4. Le nom d’Image ne convient pas à n’importe
laquelle des trois Personnes divines, mais au Fils seul ; en effet S. Augustin dit
que " le Fils seul est image du Père ". Donc si l’on voulait
envisager l’image de Dieu selon la Personne, il n’y aurait pas chez l’homme
l’image de toute la Trinité, mais seulement celle du Fils.
En sens contraire,
il y a cette remarque de S. Hilaire : le fait que
l’Écriture dit de l’homme qu’il a été fait à l’image de Dieu montre la
pluralité des Personnes divines.
Réponse :
Comme on l’a dit précédemment, la distinction des
Personnes divines ne se fait que par l’origine, ou plutôt par les relations d’origine.
Or le mode d’origine n’est pas le même dans tous les êtres, pour chacun le mode
d’origine s’harmonise avec sa nature : autre en effet est la production des
êtres animés, autre celle des êtres inanimés, autre celle des animaux, et autre
celle des plantes. Par suite, il est manifeste que la distinction des Personnes
divines se fait selon ce qui convient à la nature divine. D’où il résulte
qu’être à l’image de Dieu par une imitation de la nature divine n’exclut pas
que l’on soit à l’image de Dieu par une représentation des trois Personnes ;
bien plutôt l’un entraîne l’autre. Ainsi donc, il faut dire qu’il y a dans
l’homme image de Dieu à la fois dans la ligne de la nature divine et dans celle
de la trinité des Personnes, car en Dieu lui-même il existe bien aussi une
nature en trois Personnes.
Solutions :
1 et 2. Ce qu’on vient de dire répond aux deux
premières objections.
3. Cet argument porterait s’il y avait chez l’homme
une image de Dieu représentant Dieu à la perfection. Mais, dit S. Augustin, il
y a la plus grande différence entre cette trinité qui est en nous, et la
Trinité divine. Et c’est pourquoi il dit au même endroit : " La trinité
qui est en nous, nous la voyons plutôt que nous ne la croyons ; que Dieu, au
contraire, soit Trinité, nous le croyons plutôt que nous ne le voyons ".
4. Certains ont dit en effet que dans l’homme il y
avait seulement l’image du Fils. Mais S. Augustin rejette cette opinion.
D’abord parce que, le Fils étant semblable au Père par leur égalité dans
l’essence, il est nécessaire, si l’homme a été fait à la ressemblance du Fils,
qu’il ait été fait à la ressemblance du Père. Deuxièmement parce que, si
l’homme avait été fait seulement à l’image du Fils, le Père ne dirait pas :
" Faisons l’homme à notre image et ressemblance ", mais : à la
tienne.
Donc, lorsqu’il est dit : " Il le fit à
l’image de Dieu ", il ne faut pas comprendre que le Père a fait l’homme
uniquement à l’image du " Fils qui est Dieu ", suivant
l’interprétation de certains, mais que le Dieu Trinité a fait l’homme à son
image, c’est-à-dire à celle de toute la Trinité.
Et lorsqu’il est dit : " Dieu fit l’homme à
son image ", cela peut être compris de deux façons. Premièrement, en
voyant dans la préposition " à " le terme de la production ; le sens
serait ainsi : Faisons l’homme de telle manière que notre image soit en lui.
Deuxièmement, en voyant dans cette préposition l’idée de la cause exemplaire,
comme lorsqu’on dit : ce livre a été fait conformément à celui-là. Ainsi,
l’image de Dieu est l’essence divine elle-même ; dans ce cas l’essence divine
est appelée image par figure de style, " image " étant pris pour
" modèle ", ou encore, disent certains, l’essence est appelée image
parce que c’est par elle qu’une Personne en imite une autre.
Article 6 —
L’image de Dieu existe-t-elle chez l’homme selon l’esprit seulement ?
Objections :
1. S. Paul affirme (1 Co 11, 7) " L’homme est
l’image de Dieu. " Mais l’homme n’est pas seulement esprit. Donc l’image
de Dieu ne se découvre pas seulement dans l’âme spirituelle.
2. On lit dans la Genèse (1, 27) : " Dieu créa
l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa.
" Mais la distinction de l’homme et de la femme concerne le corps. Donc
l’image de Dieu dans l’homme se découvre selon le corps et non selon l’âme
spirituelle seulement.
3. L’image semble se découvrir surtout par une
ressemblance de " figure ". Mais la figure concerne le corps. Donc
l’image de Dieu chez l’homme se découvre aussi dans son corps et pas seulement
dans l’âme spirituelle.
4. D’après S. Augustin, on trouve en nous trois
sortes de visions : la vision corporelle, la vision spirituelle ou imaginative,
et la vision intellectuelle. Donc si selon la vision intellectuelle, qui relève
de l’âme spirituelle, il y a en nous une certaine trinité selon laquelle nous
sommes à l’image de Dieu, il doit en être de même pour les autres visions.
En sens contraire,
S. Paul dit aux Éphésiens (4, 23) : "
Renouvelez-vous par une transformation spirituelle de votre âme et revêtez
l’homme nouveau. " Cela nous fait entendre que notre renouvellement, qui
se fait en revêtant l’homme nouveau, concerne l’âme spirituelle. Mais d’autre
part, S. Paul dit aux Colossiens (3, 10) : " Vous avez revêtu l’homme
nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à
l’image de son Créateur. " Ainsi il rattache à l’image de Dieu le
renouvellement qui s’accomplit lorsqu’on revêt l’homme nouveau. Être à l’image
de Dieu appartient donc uniquement à l’âme spirituelle.
Réponse :
Bien qu’il y ait dans toutes les créatures une
certaine ressemblance de Dieu, c’est dans la seule créature dotée de raison que
la ressemblance de Dieu se trouve par mode d’image, nous l’avons dit plus haut
; dans les autres créatures elle se trouve par mode de vestige. Ce qui met la créature
dotée de raison au-dessus des autres créatures, c’est l’intelligence ou esprit.
D’où il résulte que dans la créature raisonnable elle-même, c’est au niveau de
l’esprit seulement qu’on découvre l’image de Dieu et que, dans les autres
parties, si cette créature raisonnable en possède, c’est une ressemblance par
mode de vestige que l’on trouve, comme dans les autres êtres auxquels elle
ressemble quant à ces parties.
On en comprendra clairement la raison si l’on
observe la façon dont, respectivement, image et vestige constituent une
représentation. En effet, l’image, comme on l’a dits., représente selon une
ressemblance spécifique. Mais le vestige représente à la façon d’un effet qui
représenterait sa cause sans atteindre à la ressemblance spécifique, comme les
empreintes qui sont laissées par le passage des animaux et qu’on appelle
vestiges ; comme la cendre qui est appelée vestige du feu, ou la désolation
d’un pays qui est appelée vestige de l’armée ennemie.
C’est une différence de ce genre que l’on peut
observer entre les créatures dotées de raison et les autres créatures, aussi
bien pour la façon dont la ressemblance de la nature divine est représentée
dans ces créatures que pour celle dont y est représentée la ressemblance de la
Trinité incréée. En effet, en ce qui concerne la ressemblance de la nature
divine, les créatures douées de raison semblent parvenir d’une certaine façon
jusqu’à la représentation de la nature spécifique, puisqu’elles imitent Dieu
non seulement en ce qu’il existe et vit, mais aussi en tant qu’il connaît
intellectuellement, nous l’avons vu plus haute. Mais les autres créatures ne
connaissent pas intellectuellement ; il apparaît en elles un certain vestige de
l’intelligence qui les produit, si l’on considère leur organisation.
Pareillement, la Trinité incréée se distingue selon
la procession du Verbe à partir de celui qui le profère, et la procession de
l’Amour à partir des deux autres, on en a traité précédemment d. On pourra donc
pour la créature dotée de raison, chez laquelle on trouve la procession du
verbe dans l’intelligence et la procession de l’amour dans la volonté, parler
d’une image de la Trinité incréée en vertu d’une certaine représentation
spécifique. Mais chez les autres créatures on ne trouve pas ces trois termes que
sont le principe du verbe, le verbe et l’amour. Ce qui apparaît chez ces
créatures, c’est un certain vestige, du fait que ces trois termes se trouvent
dans la cause qui les produit. Car le fait même pour la créature d’avoir une
substance modifiée et finie montre qu’elle vient de quelque principe ; son
appartenance à une espèce montre le Verbe de celui qui la fait, tout comme la
forme de la maison montre la conception de l’artisan ; et son ordre montre
l’amour de celui qui la produit, par lequel l’effet est ordonné au bien, tout
comme l’usage d’un édifice montre la volonté du constructeur.
Ainsi donc, si l’on trouve chez l’homme une
ressemblance de Dieu par mode d’image, c’est au niveau de l’âme spirituelle ;
dans ses autres parties, on la trouve par mode de vestige.
Solutions :
1. On appelle l’homme image de Dieu, non parce
qu’il serait image lui-même par son essence, mais parce que l’image de Dieu a
été imprimée en lui au niveau de l’âme spirituelle, à la façon dont on appelle
un denier l’image de César ; en tant qu’il porte l’image de César. Et ainsi il
n’est pas nécessaire de trouver l’image de Dieu dans n’importe quelle partie de
l’homme.
2. Comme dit S. Augustin, certains ont placé
l’image de Dieu dans l’homme non pas à l’intérieur d’un seul et même individu,
mais répartie en plusieurs ; ils disent que " l’homme tient la place du
Père, l’enfant qui procède de lui par voie de naissance celle du Fils, enfin la
troisième personne correspondant à l’Esprit Saint est, disaient-ils, la femme
qui procède de l’homme sans être pourtant ni son fils ni sa fille ".
Cette théorie, dès le premier regard, se révèle
absurde. Premièrement, parce qu’il s’ensuivrait que le Saint-Esprit serait
principe du Fils, comme la femme est principe de l’enfant, qui naît de l’homme.
Deuxièmement, parce qu’un homme donné ne serait à l’image que d’une seule
Personne. Troisièmement, parce qu’alors l’Écriture n’aurait dû faire mention de
l’image de Dieu dans l’homme qu’après la production de l’enfant.
Aussi faut-il dire que si l’Écriture, après avoir
dit : " A ‘image de Dieu il le créa ", ajoute : " Homme et femme
il les créa ", ce n’est pas pour inviter à découvrir l’image de Dieu dans
la distinction des sexes, mais parce que l’image de Dieu est commune à l’un et
à l’autre sexe, puisqu’elle se réalise au niveau de l’âme spirituelle dans
laquelle il n’y a pas de distinction des sexes. C’est pourquoi S. Paul (Col 3,
1 0) après avoir dit : " A l’image de son Créateur ", ajoute : "
là il n’est plus question d’homme ou de femme ".
3. Bien que l’image de Dieu chez l’homme ne se
prenne pas selon la figure corporelle, cependant, dit S. Augustin, puisque
" seul le corps de l’homme, parmi les corps des animaux terrestres, n’est
pas allongé, couché sur le ventre, mais disposé de manière à pouvoir mieux contempler
le ciel, il peut paraître à juste titre avoir été fait davantage en cela à
l’image et à la ressemblance de Dieu que le corps des autres animaux. "
Toutefois il ne faut pas interpréter cette réflexion comme s’il y avait une
image de Dieu dans le corps de l’homme ; il faut comprendre que la
configuration même du corps humain représente par mode de vestige l’image de
Dieu dans l’âme.
4. Selon S. Augustin, on trouve une certaine
trinité aussi bien dans la vision corporelle que dans la vision imaginative.
Dans la vision corporelle il y a d’abord l’espèce du corps extérieur ;
deuxièmement la vision proprement dite, qui se fait par l’impression d’une
similitude de cette espèce sur la vue ; troisièmement l’intention de la volonté
qui ordonne de voir, et maintient la vision sur l’objet. Pareillement, dans la
vision imaginative, on trouve d’abord l’espèce conservée dans la mémoire ;
deuxièmement la vision imaginative elle-même, qui provient de ce que le regard
de l’âme, c’est-à-dire la faculté imaginative, est informée selon cette espèce
; troisièmement l’intention de la volonté qui unit les deux.
Mais l’une et l’autre trinité n’atteignent pas à la
qualité d’image divine. En effet, l’espèce du corps extérieur est en dehors de
la nature de l’âme, et l’espèce qui est dans la mémoire, bien qu’elle ne se
trouve pas en dehors de l’âme, est empruntée au-dehors ; ainsi, de part et
d’autre, la représentation de la connaturalité et coéternité des Personnes
divines n’est pas atteinte. Quant à la vision corporelle, elle ne procède pas
seulement de l’espèce du corps extérieur, mais en même temps de la faculté
sensible du voyant ; pareillement la vision imaginative ne procède pas
seulement de l’espèce conservée dans la mémoire, mais aussi de la vertu
imaginative ; et ainsi il n’y a pas là représentation adéquate de la procession
du Fils à partir du seul Père. Enfin l’intention de la volonté qui unit les
deux termes précédents ne procède de ceux-ci ni dans la vision corporelle, ni
dans la vision imaginative, et par ce fait elle ne fournit pas de
représentation adéquate de la procession du Saint-Esprit à partir du Père et du
Fils.
Article 7 —
Est-ce selon les actes que l’image de Dieu se trouve dans l’âme ?
Objections :
S. Augustin nous dit que l’homme a été fait à
l’image de Dieu selon que " nous sommes, et que nous connaissons que nous
sommes et que nous aimons cet être et ce connaître ". Mais " être
" ne désigne pas un acte. Par conséquent l’image de Dieu dans l’âme ne se
montre pas au plan des actes.
2. S. Augustin situe l’image de Dieu dans l’âme au
niveau de ces trois réalités que sont " l’esprit, la connaissance et
l’amour ". Mais le mot " esprit " ne désigne pas un acte, il
désigne plutôt une puissance, ou encore l’essence de l’âme intellective. Par conséquent
ce n’est pas au plan des actes que se découvre l’image de Dieu.
3. S. Augustin situe l’image de la Trinité dans
l’âme au niveau de " la mémoire, de l’intelligence et de la volonté
". Mais ces trois réalités, dit Pierre Lombard sont " les puissances
naturelles de l’âme ". Par conséquent c’est au plan des puissances et non
des actes que se prend l’image de Dieu.
4. L’image de la Trinité demeure toujours dans
l’âme. Mais l’acte ne demeure pas toujours. Ce n’est donc pas au plan des actes
que se découvre l’image de Dieu dans l’âme.
En sens contraire,
la trinité que S. Augustin situe dans les parties
inférieures de l’âme, est à prendre selon l’acte de la vision, sensible ou
imaginaire. Donc la trinité qui est dans l’esprit, selon laquelle l’homme est à
l’image de Dieu, doit, elle aussi, se découvrir au plan de la vision en acte.
Réponse :
Comme on l’a dit plus haut, pour mériter le nom
d’image il faut représenter de quelque façon les traits spécifiques du modèle.
Donc, si l’on doit trouver l’image de la Trinité dans l’âme, il faut la prendre
principalement de ce qui s’approche davantage, autant que c’est possible, d’une
représentation spécifique des Personnes divines. Or celles-ci se distinguent
selon la procession du Verbe à partir de celui qui le profère, et selon celle
de l’Amour qui unit l’un et l’autre. D’autre part, le verbe, dit S. Augustin,
ne peut exister dans notre âme " sans une pensée en acte ". Ainsi
donc, en premier lieu et à titre principal, l’image de Dieu dans l’âme apparaît
au plan des actes. Autrement dit, à partir de la connaissance que nous
possédons, nous formons par la pensée un verbe intérieur et, à partir de là,
jaillit en nous l’amour.
Mais parce que les habitus et les puissances sont
les principes des actes et que tout chose existe virtuellement dans son
principe, secondairement et par voie de conséquence, l’image de la Trinité dans
l’âme peut être considérée au plan des puissances et surtout des habitus, pour
autant que les actes existent virtuellement en eux.
Solutions :
1. L’être qui en nous ressortit à l’image de Dieu,
est celui qui nous est propre et qui nous met au-dessus des autres animaux ; et
il nous convient précisément parce que nous avons un esprit. Et c’est pourquoi
cette Trinité est celle-là même que S. Augustin propose ailleurs, et qui consiste
dans " l’esprit, la connaissance et l’amour ".
2. La trinité mens, notitia, amor est la première
que S. Augustin découvrit dans l’esprit. Mais parce que mens, l’esprit, tout en
se connaissant tout entier d’une certaine façon, reste aussi d’une certaine
façon dans l’ignorance de lui-même, en tant qu’il se distingue du reste, et
qu’ainsi il est à la recherche de lui-même comme S. Augustin le prouve, il en
résulte que la connaissance ne s’égale pas totalement à l’esprit. Aussi S.
Augustin choisit-il dans l’âme trois réalités propres à l’esprit : la mémoire,
l’intelligence et la volonté, dont nul n’ignore la présence en soi-même. Et
c’est dans ces trois réalités qu’il préfère situer l’image de la Trinité, comme
si la première trinité proposée était d’une certaine façon insuffisante.
3. Comme le montre S. Augustin, on dit que nous
connaissons et voulons ou aimons quelque chose, quand nous pensons à cette
chose et quand nous n’y pensons pas. Mais lorsqu’il n’y a aucune pensée, cela
relève de la seule mémoire, laquelle n’est rien d’autre, pour lui, que la
conservation habituelle de la connaissance et de l’amour. Mais, comme il le dit
lui-même, " le verbe ne peut exister là sans une pensée. En effet, nous
pensons tout ce que nous disons, fût-ce par ce verbe intérieur qui n’appartient
à la langue d’aucun peuple. Aussi l’image de Dieu se fait-elle plutôt connaître
dans ces trois réalités : la mémoire, l’intelligence et la volonté. Mais
l’intelligence dont je parle maintenant est celle que nous exerçons en pensant...,
et ce que j’appelle volonté, amour ou dilection, c’est la volonté qui unit
l’être engendré à celui qui l’engendre ".
Ce texte montre clairement que S. Augustin place
l’image de la Trinité dans l’intelligence et la volonté en acte, plutôt que
chez celles-ci telles que la mémoire les garde à l’état d’habitus. Cependant,
même à cet égard, il existe dans l’âme une certaine image de la Trinité, comme
il est dit au même endroit. On voit clairement par là que " mémoire,
intelligence, volonté " ne sont pas trois " facultés ", comme il
est dit dans les Sentences.
Article 8 —
Est-ce par rapport à cet objet qu’est Dieu que l’image de la divine Trinité est
dans l’âme ?
Objections :
1. Il semble que l’image de la Trinité divine dans
l’âme ne se réalise pas seulement par relation à cet objet qu’est Dieu. En
effet, comme on l’a dit, l’image de la Trinité divine se trouve dans l’âme
selon que le verbe procède en nous de ce qui le profère et que l’amour procède
de l’un et de l’autre. Mais cela se réalise en nous à propos de n’importe quel
objet. Donc, à propos de n’importe quel objet on trouve dans notre esprit
l’image de la Trinité divine.
2. S. Augustin nous dit : " Quand nous
cherchons dans l’âme une trinité, nous la cherchons dans l’âme tout entière et
nous ne séparons pas la raison qui agit sur le temporel de celle qui contemple
l’éternel. " Donc on trouve l’image de la Trinité dans l’âme en relation
avec des objets temporels.
3. Connaître et aimer Dieu nous convient à cause du
don de la grâce. Donc, si c’est par la mémoire, l’intelligence et la volonté ou
l’amour de Dieu que l’on découvre dans l’âme l’image de la Trinité, l’image de
Dieu ne sera pas dans l’homme par nature, mais par grâce. Et ainsi elle ne sera
pas commune à tous.
4. Les saints qui sont dans la patrie sont au plus
haut degré rendus conformes à l’image de Dieu par la vision de gloire, ce qui
fait dire à S. Paul (2 Co 3, 18) : " Nous sommes transformés en cette
image, allant de gloire en gloire. " Mais dans la vision de gloire on
connaît les choses temporelles. Donc, même en relation avec les choses
temporelles, l’image de Dieu se découvre en nous.
En sens contraire,
voici ce que dit S. Augustin : " Si l’image de
Dieu est dans l’esprit, ce n’est pas parce que celui-ci a souvenir, amour et
intelligence de lui-même, mais parce qu’il peut en outre se rappeler, comprendre
et aimer Dieu par qui il a été créé. " C’est donc encore beaucoup moins
par rapport aux autres objets que l’on considérera l’image de Dieu dans l’âme.
Réponse :
Comme on l’a dit plus haut, l’image implique une
ressemblance qui aboutisse à représenter de quelque façon les traits
spécifiques du modèle. Il faut par conséquent que l’image de la Trinité dans
l’âme se découvre par quelque chose qui représente les Personnes divines d’une
représentation spécifique, autant que cela est possible à la créature. Or les
Personnes divines, on l’a dit, se distinguent selon la procession du Verbe à
partir de celui qui le profère, et la procession de l’Amour à partir de l’un et
de l’autre. D’autre part, le Verbe de Dieu nuit de Dieu selon la connaissance
qu’il a de lui-même, et l’Amour procède de Dieu selon qu’il s’aime lui-même.
Or, il est manifeste que la diversité des objets entraîne une diversité
spécifique dans le verbe et l’amour ; en effet, le verbe conçu dans le cœur de
l’homme au sujet d’une pierre ou d’un cheval n’est pas de même espèce, non plus
que l’amour. Donc l’image divine chez l’homme se réalise par le verbe qui est
conçu à partir de la connaissance de Dieu et de l’amour qui en dérive. Et ainsi
il y a image de Dieu dans l’âme en tant qu’elle se porte ou qu’elle est capable
de se porter vers Dieu.
Or l’esprit peut se porter vers quelque chose de
deux façons : de façon directe et immédiate ou de façon indirecte et médiate.
Ainsi, lorsque quelqu’un voit l’image d’un homme dans un miroir, on dit qu’il
se porte vers l’homme lui-même. Et c’est pourquoi S. Augustin écrit : "
L’esprit a souvenir, intelligence et amour de lui-même ; si nous voyons cela,
nous voyons une trinité, qui certes n’est pas encore Dieu, mais déjà image de
Dieu. " Mais il en est ainsi non parce que l’esprit se porte sur lui-même
en s’arrêtant à soi, mais pour autant qu’il est capable ultérieurement de se
porter vers Dieu, on le voit bien par le texte cité en sens contraire.
Solutions :
1. Pour vérifier la raison d’image, il ne faut pas
observer seulement qu’un être procède d’un autre, mais il faut encore voir de
qui il procède. Cela veut dire que le Verbe de Dieu procède d’une connaissance
sur Dieu.
2. On trouve bien une trinité " dans l’âme
tout entière ". Mais cela n’exige pas qu’en dehors de l’action sur le
temporel et de la contemplation de l’éternel, il faille " chercher un
troisième terme dans lequel cette trinité se réaliserait ", selon la suite
du texte cité. Mais si dans cette partie de la raison qui se porte du côté du temporel
" on peut trouver une trinité, cependant on ne peut pas y trouver l’image
de Dieu ", comme il est précisé ensuite. Car la connaissance de ces choses
temporelles est pour l’âme une réalité adventice. En outre, les habitus
eux-mêmes, par lesquels on connaît le temporel, ne sont pas toujours présents ;
parfois ils sont là de façon présente, parfois ils ne sont là que par la
mémoire, et cela même après qu’ils ont commencé à être là. C’est manifeste pour
la foi, qui nous advient temporellement dans le présent, alors que dans la
béatitude future il n’y aura plus foi, mais mémoire de la foi.
3. La connaissance et l’amour de Dieu ayant valeur
méritoire ne se réalisent que par grâce. Il y a pourtant une connaissance et un
amour naturels de Dieu, comme on l’a établi antérieurement . Et cela aussi est
naturel : que l’esprit puisse employer la raison à connaître Dieu. C’est de ce
point de vue, nous l’avons dit, que l’image de Dieu demeure toujours dans
l’homme. Que cette image, selon S. Augustin, " soit usée et comme voilée
au point d’exister à peine ", comme chez ceux qui n’ont pas d’usage de la
raison ; " ou qu’elle soit obscure et déformée " comme chez les
pécheurs " ou qu’elle soit claire et belle " comme chez les justes.
4. Par la vision de gloire, c’est en Dieu lui-même
que l’on verra les choses temporelles, et c’est pourquoi dans la vision de ces
choses resplendira l’image de Dieu. C’est ce que dit S. Augustin : " Dans
cette nature, à laquelle l’esprit sera uni pour son bonheur, tout ce qu’il
verra, il le verra établi dans l’immutabilité ", car c’est dans le Verbe
incréé que se trouvent les idées de toutes les créatures.
Article 9 — La
différence entre image et ressemblance
Objections :
1. Il semble que la distinction entre "
ressemblance " et image ne soit pas bien faite. En effet, il ne convient
pas de considérer le genre comme distinct de l’espèce. Mais la ressemblance est
vis-à-vis de l’image dans la situation du genre par rapport à l’espèce ; en
effet, dit S. Augustin, " là où il y a image, il y a à coup sûr ressemblance,
mais non réciproquement ". La distinction entre ressemblance et image est
donc injustifiée.
2. La notion d’image découle non seulement de la
représentation des Personnes divines, mais aussi de celle de l’essence divine,
et c’est de celle-ci que relèvent l’immortalité et l’indivisibilité. Il n’est
donc pas juste de dire que " la ressemblance est dans l’essence, parce
qu’elle est immortelle et indivisible, tandis que l’image est ailleurs ".
3. Comme on l’a dit plus haut, il y a trois sortes
d’image de Dieu dans l’homme : celle de la nature, celle de la grâce, et celle
de la gloire. Mais innocence et justice relèvent de la grâce. Il n’est donc pas
juste de dire h que " l’image se découvre selon la mémoire, l’intelligence
et la volonté, et la ressemblance selon l’innocence et la justice ".
4. La connaissance de la vérité appartient à
l’intelligence, tandis que l’amour de la vertu appartient à la volonté,
intelligence et volonté étant deux parties de l’image. Il n’est donc pas juste
de dire que " l’image se trouve dans la connaissance de la vérité, et la
ressemblance dans l’amour de la vertu ".
En sens contraire,
S. Augustin écrit " Certains pensent, non sans
raison, que "à l’image" et "à la ressemblance" sont deux
paroles distinctes ; car si elles n’en faisaient qu’une, un seul mot aurait pu
suffire. "
Réponse :
La ressemblance est une certaine forme d’unité ; en
effet, dit Aristote, c’est l’unité dans une même qualité qui cause la
ressemblance. Car l’unité, étant un transcendantal, est à la foi commune à toutes
choses, et adaptable à chacune tout comme la bonté et la vérité. Aussi, de même
que la bonté peut être référée à une réalité particulière ou bien comme lui
étant présupposée, ou bien comme la parachevant parce que désignant chez elle
quelque perfection ; de même en est-il de la relation entre la ressemblance et
l’image. En effet, il y a un bien qui précède l’homme, en tant que tout homme
est un bien particulier. Et il y a un bien qui est consécutif à l’homme, en
tant que nous déclarons que tel homme est spécialement bon à cause de la
perfection de sa vertu. Pareillement, la ressemblance est considérée comme
précédant l’image, en tant qu’elle est plus générale, on l’a dit plus haut.
Mais on peut aussi la considérer comme consécutive à l’image en tant qu’elle
signifie une perfection de celle-ci ; car nous disons que l’image de quelque
chose ressemble, ou non, à ce dont elle est l’image, en tant qu’elle le
représente parfaitement, ou non.
Ainsi donc, il y a deux manières de concevoir la
distinction entre ressemblance et image. D’abord, en tant que ressemblance est
un attribut antérieur à image et existe en plusieurs autres choses. En ce sens,
on parlera de " ressemblance " de Dieu pour des choses qui sont plus
communes que les propriétés de la nature intellectuelle. C’est en ce sens que
S. Augustin dit : " Personne ne doute que l’esprit (c’est-à-dire l’âme
spirituelle) ait été fait à l’image de Dieu " ; mais pour ce qui est des
autres parties de l’homme, les parties inférieures de l’âme ou encore le corps,
" il y en a qui veulent qu’elles aient été faites à sa ressemblance
". C’est encore en ce sens qu’il dit ailleurs que la ressemblance de Dieu
dans l’âme se découvre par son incorruptibilité ; en effet corruptibilité et
incorruptibilité sont une distinction de l’être pris en toute son ampleur.
D’une autre manière on peut concevoir la
ressemblance comme signifiant et la précision et la perfection de l’image.
C’est en ce sens que S. Jean Damascène écrit : " "Être à
l’image" signifie "être doué d’intelligence, de libre arbitre et de
maîtrise de soi-même", tandis que "être à la ressemblance",
c’est posséder, autant que c’est possible à l’homme, la ressemblance de la
vertu. " C’est encore en référence à ce sens que l’on dit : la
ressemblance appartient à l’amour de la vertu ; en effet, il n’y a pas de vertu
sans amour de la vertu.
Solutions :
1. Ce n’est pas d’après la notion commune de
ressemblance que l’on fait une distinction entre " ressemblance " et
" image " ; en ce sens elle est incluse dans la notion même d’image ;
c’est en tant qu’il y a des ressemblances qui restent en deçà de la notion
d’image, ou encore que certaines perfectionnent l’image.
2. L’essence de l’âme appartient à l’image en tant
qu’elle représente l’essence divine par ce qui est propre à la nature
intellectuelle ; elle ne lui appartient pas selon les conditions qui
caractérisent l’être pris dans toute son ampleur, comme d’être simple et
indissoluble.
3. Il y a aussi certaines vertus qui se trouvent
naturellement dans l’âme, au moins quant à leurs germes, et dans cette ligne on
pourrait parler d’une ressemblance naturelle. Pourtant, il n’est pas illogique
que ce qui est appelé image d’après une explication soit, d’après une autre
explication, appelé " ressemblance ".
4. Il y a un amour du verbe (c’est la connaissance
aimée), qui ressortit à la raison d’image ; mais l’amour de la vertu ressortit
à la " ressemblance ", comme la vertu elle-même.
L’ÉTAT OU CONDITION DU PREMIER HOMME
Nous allons étudier l’état ou condition du premier
homme. D’abord quant à l’âme, (Q. 94-96), puis quant au corps (Q. 97).
En ce qui concerne l’âme, nous examinerons
successivement la condition de l’homme quant à l’intelligence (Q. 94) et quant
à la volonté (Q. 95).
QUESTION 94 — LA CONDITION DU PREMIER HOMME QUANT À L’INTELLIGENCE
1. Le premier homme a-t-il vu Dieu dans son essence
? - 2. A-t-il pu voir les substances séparées, c’est-à-dire les anges ? - 3.
A-t-il eu la science de toutes choses ? - 4. A-t-il pu se tromper ou être
trompé ?
Article 1 — Le
premier homme a-t-il vu Dieu dans son essence ?
Objections :
1. La béatitude de l’homme consiste dans la vision
de l’essence divine. Or le premier homme " lorsqu’il vivait dans le
Paradis, eut une vie bienheureuse et riche de tous les biens ", nous dit
S. Jean Damascène. Et S. Augustin écrit : " Si les hommes éprouvaient les
sentiments que nous avons maintenant, comment auraient-ils été bienheureux dans
ce séjour d’inexprimable béatitude, le Paradis ? " Donc le premier homme
dans le Paradis avait la vision de Dieu dans son essence.
2. S. Augustin dit qu’au premier homme " il ne
manquait aucune des choses que peut obtenir une volonté bonne ". Or une
volonté bonne ne peut rien obtenir de mieux que la vision de l’essence divine.
Donc l’homme avait la vision de Dieu dans son essence.
3. La vision de Dieu dans son essence est celle où
l’on voit Dieu sans intermédiaire et sans énigme. Or l’homme dans l’état
d’innocence voyait Dieu sans intermédiaire. Pierre Lombard le ditd. Il le
voyait aussi sans énigme, car qui dit énigme, dit obscurité, comme le fait
remarquer S. Augustine : mais l’obscurité a été introduite par le péché. Donc
l’homme dans son premier état avait la vision de Dieu dans son essence.
En sens contraire,
S. Paul dit (1 Co 15, 46) " Ce n’est pas le
spirituel qui vient d’abord, mais le psychique. " Mais rien n’est plus
spirituel que d’avoir la vision de Dieu. Donc le premier homme, en son premier
état de vie psychique, n’avait pas la vision de Dieu dans son essence.
Réponse :
Le premier homme n’avait pas la vision de Dieu
selon le régime commun de sa vie d’alors ; peut-être pourrait-on dire qu’il l’a
vu dans un ravissement lorsque, d’après la Genèse (2, 21), " Dieu fit
tomber un profond sommeil sur Adam ".
En voici la raison. Puisque l’essence divine est la
béatitude même, l’intelligence de celui qui voit l’essence divine est dans la
même situation par rapport à Dieu que n’importe quel homme par rapport à la
béatitude. Or, il est évident que nul homme ne peut par sa volonté se détourner
de la béatitude ; car c’est d’un mouvement naturel et de façon nécessaire que
l’homme veut la béatitude et fuit le malheur. Aussi nul homme, voyant Dieu dans
son essence, ne peut par sa volonté se détourner de Dieu, ce qui est pécher. Et
c’est pourquoi tous ceux qui voient Dieu dans son essence sont fixés dans
l’amour de Dieu de telle façon qu’ils ne peuvent plus jamais pécher. Donc,
puisqu’Adam a péché, il est manifeste qu’il ne voyait pas Dieu dans son
essence.
Il connaissait pourtant Dieu d’une connaissance
plus haute que la nôtre ; et ainsi sa connaissance était en quelque sorte
intermédiaire entre celle de l’état présent et celle de la patrie, où l’on voit
Dieu dans son essence. Pour en être certain il faut remarquer que la vision de
Dieu par son essence s’oppose à la vision de Dieu par l’intermédiaire de la
créature. Or plus une créature est élevée et semblable à Dieu, plus Dieu est vu
clairement par son intermédiaire, de même qu’un homme est mieux vu dans un
miroir où son image se reflète de façon plus distincte. Ainsi, il est clair que
Dieu est vu de façon bien supérieure par l’intermédiaire des effets
intelligibles que par celui des effets sensibles et corporels. Mais l’homme est
empêché, dans son état présent, de considérer entièrement et lucidement les
effets spirituels parce qu’il est tiraillé par les objets sensibles qui
l’assiègent. Pourtant, dit l’Ecclésiastique (7, 30) : " Dieu a fait
l’homme droit. " Cette rectitude consistait chez l’homme, tel qu’il avait
été constitué par Dieu, en ce que les choses inférieures étaient soumises aux
supérieures et que celles-ci n’étaient pas empêchées par celles-là. C’est
pourquoi le premier homme n’était pas empêché par les choses extérieures de
contempler avec clarté et persévérance les effets intelligibles que lui
procurait l’irradiation de la vérité première, soit par connaissance naturelle,
soit par connaissance de grâce. Aussi S. Augustin dit-il : " Peut-être
Dieu parlait-il auparavant avec les premiers hommes comme il le fait avec les
anges, en illuminant leur esprit de l’immuable vérité elle-même, ... bien que
ce ne fût pas par une aussi grande participation de l’essence divine que celle
dont les anges bénéficient. " Ainsi donc, par de tels effets
intelligibles, le premier homme connaissait Dieu plus clairement que nous ne le
connaissons maintenant.
Solutions :
1. Au Paradis, l’homme était bienheureux, mais non
de la béatitude parfaite dans laquelle il devait être transféré et qui consiste
dans la vision de l’essence divine. Il possédait pourtant, dit S. Augustin,
" une vie bienheureuse dans une certaine mesure ", en tant qu’il
jouissait de l’intégrité et d’une certaine perfection conformes à sa nature.
2. La volonté bonne est une volonté ordonnée. Et la
volonté du premier homme n’eût pas été ordonnée, si elle avait voulu posséder
dans l’état de mérite ce qui lui avait été promis comme récompense.
3. Il y a deux sortes d’intermédiaires dans la
connaissance. Dans l’un, on voit en même temps que lui ce que l’on voit grâce à
lui, comme lorsqu’on voit un homme dans un miroir et qu’on le voit en même
temps que le miroir. L’autre intermédiaire est celui dont la connaissance nous
permet de parvenir à quelque chose d’inconnu, par exemple le moyen terme d’une
démonstration. Dans l’état d’innocence on voyait bien Dieu sans cette deuxième
sorte d’intermédiaire, mais non sans la première. En effet, le premier homme
n’avait pas besoin de parvenir à la connaissance de Dieu par l’intermédiaire
d’une démonstration tirée de quelque effet, comme cela nous est nécessaire ;
mais c’est simultanément dans les effets, surtout intelligibles, qu’à sa mesure
il connaissait Dieu.
Il faut faire une distinction semblable pour
l’obscurité impliquée dans le mot " énigme ". Selon un premier sens,
toute créature est quelque chose d’obscur comparée à l’immensité de la clarté
divine ; et en ce sens Adam voyait Dieu en énigme, car il voyait Dieu à travers
un effet créé. Mais un second sens fait penser à l’obscurité consécutive au
péché, en ce que l’homme est retenu de considérer les choses intelligibles par
l’accaparement des choses sensibles ; et en ce sens Adam ne voyait pas Dieu en
énigme.
Article 2 — Le
premier homme a-t-il pu voir les substances séparées, c’est-à-dire les anges ?
Objections :
1. Il semblerait qu’Adam dans l’état d’innocence a
vu les anges dans leur essence. Car S. Grégoire affirme : " Certes, dans
le Paradis, l’homme jouissait constamment de la parole de Dieu et se mêlait aux
esprits des bons anges par la pureté du cœur et la sublimité de la vision.
"
2. L’âme dans l’état présent est empêchée de
connaître les substances séparées, parce qu’elle est unie à un corps
corruptible, qui " appesantit l’âme " (Sg 9, 15). C’est pourquoi
l’âme séparée peut voir les substances séparées, ainsi qu’on l’a dit
précédemment. Or l’âme du premier homme n’était pas appesantie par le corps,
puisque celui-ci n’était pas corruptible. Donc elle pouvait voir les substances
séparées.
3. Une substance séparée en connaît une autre en se
connaissant elle-même, comme il est dit dans le Livre des Causes. Or l’âme du
premier homme se connaissait elle-même. Donc elle connaissait les substances
séparées.
En sens contraire,
l’âme d’Adam était de la même nature que nos âmes.
Or nos âmes ne peuvent pas maintenant saisir intellectuellement les substances
séparées. Donc l’âme du premier homme non plus.
Réponse :
On peut distinguer les états de l’âme selon deux
points de vue. Le premier correspond aux divers modes de l’existence naturelle
; c’est ainsi qu’on distingue l’état de l’âme séparée et l’état de l’âme unie
au corps. L’autre point de vue est celui de l’intégrité et de la corruption à
l’intérieur du même mode d’être naturel, et c’est de cette façon qu’on
distingue l’état d’innocence et l’état de l’homme après le péché. En effet,
dans l’état d’innocence l’âme humaine était préparée, comme maintenant, à
donner au corps sa perfection et à le gouverner ; aussi est-il écrit que le
premier homme devint une " âme vivante ", c’est-à-dire donnant à un
corps la vie animale. Mais elle possédait l’intégrité de cette vie, en tant que
le corps était totalement soumis à l’âme, ne la gênant en rien, comme on l’a
dit plus haut. Or, il est manifeste d’après ce que nous avons déjà établi, que
si l’âme est préparée à gouverner et à perfectionner un corps selon la vie
animale, elle doit avoir le mode de vie intellectuelle correspondant,
c’est-à-dire une connaissance par conversion vers les images. Aussi ce mode de
connaissance convenait-il également à l’âme du premier homme.
Mais selon ce type de connaissance intellectuelle,
on trouve, dit Denys, trois degrés dans le mouvement de l’âme. Le premier degré
pour l’âme consiste à se rejoindre elle-même à partir des choses extérieures ;
le deuxième à s’élever de manière à s’unir aux " puissances supérieures
unifiées ", qui sont les anges ; le troisième à se laisser conduire encore
au-delà vers le bien qui les dépasse tous et qui est Dieu. Dans la première
démarche, qui va des choses extérieures à l’âme elle-même, la connaissance de
l’âme atteint sa perfection. Car l’opération intellectuelle de l’âme est
naturellement ordonnée aux choses extérieures, comme on l’a dit précédemment ;
aussi est-ce par la connaissance de ces choses que l’on peut connaître
parfaitement notre opération intellectuelle, comme on connaît l’acte par
l’objet. Et par cette opération intellectuelle, on peut connaître parfaitement
l’intelligence humaine, comme on connaît la puissance par son acte propre. Mais
dans la deuxième démarche, on ne trouve pas de connaissance parfaite. Puisque
l’ange ne connaît pas par conversion vers les images, mais de façon bien plus éminente,
comme on l’a vu antérieurement, cette façon de connaître selon laquelle l’âme
se connaît elle-même, ne conduit pas de façon suffisante à la connaissance de
l’ange. La troisième démarche aboutit encore beaucoup moins à une connaissance
parfaite, car les anges eux-mêmes en se connaissant ne peuvent parvenir à la
connaissance de la substance de Dieu, à cause de sa transcendance.
Ainsi donc l’âme du premier homme ne pouvait pas
voir les anges selon leur essence. Cependant il possédait à leur sujet un mode
de connaissance plus excellent que le nôtre, car sa connaissance était plus
certaine et plus stable en ce qui concerne les réalités intelligibles
intérieures. Et c’est à cause de cette si grande supériorité que S. Grégoire
dit que le premier homme se trouvait " au milieu des esprits angéliques
".
Solutions :
1. Cela résout la première objection.
2. Si l’âme du premier homme n’atteignait pas à la
saisie intellectuelle des substances séparées, ce n’est pas parce qu’elle était
appesantie par le corps ; cela tenait au fait que son objet connaturel
n’atteignait pas à l’excellence des substances séparées. Quant à nous, nous
souffrons de cette double déficience.
3. L’âme du premier homme ne pouvait pas, en se
connaissant elle-même, parvenir à connaître les substances séparées ; on vient
de le dire, car chaque substance séparée connaît les autres selon son mode à
elle.
Article 3 — Le
premier homme a-t-il eu la science de toutes choses ?
Objections :
1. Le premier homme aurait eu cette science soit
par des espèces acquises, soit par des espèces infuses. Or ce ne fut pas par
des espèces acquises ; en effet une telle connaissance est causée par
l’expérience, dit Aristote ; mais le premier homme n’avait pas à ce moment fait
l’expérience de toutes les réalités. Ce n’était pas non plus par des espèces
connaturelles, car il était de la même nature que nous ; or notre âme est
" comme une tablette où il n’y a rien d’écrit ", dit le traité De
l’Âme. Et s’il l’avait eu par des espèces infuses, sa science des choses
n’aurait pas été de même structure que la nôtre, acquise à partir des choses.
2. Tous les individus de la même espèce ont la même
façon d’acquérir leur perfection. Mais les autres hommes n’ont pas dès le début
la science de toutes choses ; ils l’acquièrent dans la succession du temps,
chacun à sa façon. Par conséquent Adam non plus n’a pas eu la science de toutes
choses dès le moment où il fut formé.
3. L’état de la vie présente est accordé à l’homme
pour qu’il y fasse des progrès aussi bien dans l’ordre de la connaissance que
dans celui du mérite ; c’est pour cela, semble-t-il, que l’âme a été unie au
corps. Mais l’homme, en cet état, aurait fait des progrès dans l’ordre du
mérite. Par conséquent il en aurait fait aussi dans l’ordre de la science.
C’est donc qu’il n’avait pas la science de toutes choses.
En sens contraire,
il y a le fait qu’il donna des noms aux animaux,
selon la Genèse (2, 20). Or les noms doivent s’accorder avec les natures des
choses. Donc Adam connaissait les natures de tous les animaux, et pour la même
raison il faut dire qu’il avait la science de toutes les autres réalités.
Réponse :
Selon l’ordre naturel, le parfait précède
l’imparfait, de même que l’acte précède la puissance, car les choses qui sont
en puissance ne sont amenées à l’acte que par un être en acte. Et comme les
choses ont été instituées par Dieu à l’origine non seulement pour avoir
l’existence en elles-mêmes, mais aussi pour être les principes d’autres êtres,
elles ont été produites dans l’état parfait où elles pourraient être principes
d’autres êtres. Or l’homme est principe d’un autre, non seulement par la
génération corporelle, mais aussi par l’instruction et le gouvernement. Et
c’est pourquoi, de même que le premier homme fut établi dans un état de
perfection corporelle, afin de pouvoir engendrer aussitôt, de même il fut
également établi dans un état parfait quant à l’âme, afin de pouvoir aussitôt
instruire et gouverner les autres.
Or on ne peut instruire si l’on ne possède pas la
science. Et c’est pourquoi le premier homme fut établi par Dieu dans la
possession de la science concernant toutes les choses dont l’homme peut être
instruit : tout ce qui existe virtuellement dans les premiers principes
immédiatement connus, c’est-à-dire tout ce que les hommes peuvent naturellement
connaître. D’autre part, pour gouverner sa vie personnelle et celle des autres,
on a besoin de connaître non seulement ce qui peut être connu naturellement,
mais aussi les choses qui dépassent la connaissance naturelle, car la vie de
l’homme est ordonnée à une fin surnaturelle ; ainsi, pour gouverner notre vie,
nous avons besoin de connaître les choses de la foi. Aussi en matière
surnaturelle le premier homme reçut-il toute la connaissance qui était
nécessaire pour gouverner la vie humaine selon cet état. Mais les autres
choses, celles qui ne sont ni connaissables par l’application naturelle de
l’homme, ni nécessaires à la condition de la vie humaine, le premier homme ne
les connaissait pas : par exemple les pensées des hommes, les futurs
contingents et certaines données singulières comme combien de cailloux se
trouvent dans le fleuve, etc.
Solutions :
1. Le premier homme avait la science de toutes
choses grâce à des espèces infusées par Dieu. Il ne faut pas en conclure
pourtant que cette science était d’une autre structure que la nôtre, pas plus
que les yeux donnés par le Christ à l’aveugle-né n’étaient d’une autre
structure que les yeux produits par la nature.
2. Adam, en sa qualité de premier homme, devait
posséder un élément de perfection qui ne convient pas aux autres hommes, comme
cela se voit par ce que nous venons de dire.
3. Quant à la science des choses naturellement
connaissables, Adam n’aurait pas progressé pour le nombre des choses connues,
mais pour la façon de connaître ; car ce qu’il savait intellectuellement, il
l’aurait connu dans la suite par expérience. Quant aux connaissances
surnaturelles, il aurait progressé aussi au point de vue du nombre, par des
révélations nouvelles, de même que les anges progressent par de nouvelles
illuminations. Cependant, le progrès en mérite et le progrès en science sont
différents, car un homme n’est pas pour un autre principe de mérite comme il
est principe de science.
Article 4 — Le
premier homme a-t-il pu se tromper ou être trompé ?
Objections :
1. Il semble que l’homme dans l’état primitif
aurait pu se tromper. En effet, S. Paul dit (1 Tm 2, 14) : " C’est la
femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression. "
2. Pierre Lombard’ enseigne que " si la femme
n’a pas tremblé en entendant le serpent parler, c’est qu’elle estima qu’il
avait reçu de Dieu l’usage de la parole ". Mais c’était là une erreur.
Donc la femme s’est trompée avant le péché.
3. Il est naturel que plus une chose semble
éloignée, plus elle semble petite. Mais la nature de l’œil n’a pas été réduite
par le péché. Donc ce phénomène se serait produit aussi dans l’état
d’innocence. Par conséquent l’homme se serait trompé sur les dimensions de ce
qu’il voyait, comme maintenant.
4. S. Augustin dit que dans le sommeil l’âme croit
aux apparences comme à la réalité elle-même. Mais l’homme dans l’état
d’innocence aurait mangé, et par conséquent il aurait dormi et rêvé. Donc il se
serait trompé en croyant aux apparences comme à la réalité.
5. Le premier homme n’aurait pas connu les pensées
des hommes et les futurs contingents, comme on vient de le dire. Donc si
quelqu’un lui avait dit quelque chose de faux sur ces matières, il aurait été
trompé.
En sens contraire,
S. Augustin enseigne " Approuver comme vraies
des choses fausses est le fait non pas de la nature de l’homme tel qu’il fut
créé, mais du châtiment de l’homme condamné. "
Réponse :
Certains ont affirmé que l’on pouvait reconnaître
deux sens au mot " erreur " : d’abord celui de n’importe quelle
appréciation superficielle qui fait adhérer à ce qui est faux comme étant vrai,
mais sans assentiment de vraie croyance ; ensuite l’erreur désignerait une
croyance ferme. Donc, quant aux choses dont Adam avait la science, il n’aurait
pu se laisser tromper dans aucun de ces deux sens. Mais pour celles dont il n’avait
pas la science, il aurait pu faire erreur, en prenant ce mot au sens large de
n’importe quelle appréciation sans assentiment bien arrêté. On disait cela
parce qu’avoir une appréciation fausse dans de telles conditions n’est pas
nuisible à l’homme et que, si cet assentiment est donné sans témérité, il n’est
pas coupable.
Mais cette thèse ne peut se concilier avec
l’intégrité du premier état, car, dit S. Augustin, dans cet état " on
évitait paisiblement le péché et, tant que cela durait, il ne pouvait y avoir
absolument aucun mal ". Or, c’est manifeste, comme le vrai est le bien de
l’intelligence, de même le faux est son mal, dit Aristote. Aussi n’est-il pas
possible, tant que durait l’innocence, que l’intelligence de l’homme donnât son
acquiescement à quelque chose de faux comme si c’eût été vrai. De même en effet
que dans les membres corporels du premier homme il pouvait y avoir absence de
quelque perfection, par exemple la clarté des corps glorieux, mais qu’aucun mal
ne pouvait s’y trouver ; de même dans l’intelligence il pouvait y avoir absence
de quelque connaissance, mais il ne pouvait s’y trouver aucune appréciation
fausse.
La rectitude de ce premier état aboutit à la même
conclusion : aussi longtemps que l’âme resterait soumise à Dieu, les forces inférieures
de l’homme resteraient soumises aux forces supérieures, et celles-ci ne
seraient pas entravées par celle-là. Or il est clair, d’après ce qui a déjà été
dit, que l’intellect est toujours dans le vrai par rapport à son objet propre.
Aussi ne tombe-t-il jamais de lui-même dans l’erreur ; toute erreur provient
dans l’intelligence d’un élément inférieur, par exemple l’imagination ou
quelque faculté semblable. Nous voyons donc que lorsque notre pouvoir naturel
de juger n’est pas paralysé, nous ne sommes pas induits en erreur par des
apparences de ce genre, mais seulement lorsqu’il est paralysé, comme c’est
évident chez les dormeurs. Et ainsi il est manifeste que la rectitude de l’état
primitif n’était compatible avec aucune erreur d’ordre intellectuel.
Solutions :
1. Cette " séduction " de la femme a sans
doute précédé son péché d’action, mais elle était consécutive à un péché
d’orgueil intérieur. En effet S. Augustin dit : " La femme ne croirait pas
aux paroles du serpent... si elle n’avait déjà dans l’esprit l’amour de sa
propre puissance et une certaine présomption orgueilleuse à son propre sujet.
"
2. La femme a estimé que le serpent avait reçu cet
usage de la parole, non par voie naturelle, mais par une opération
surnaturelle. Mais on n’est pas obligé de suivre sur ce point l’autorité de
Pierre Lombard.
3. Si quelque réalité avait été représentée aux
sens ou à l’imagination du premier homme autrement qu’elle n’était en vérité,
l’homme ne se serait pourtant pas trompé, car par sa raison il aurait discerné
la vérité.
4. Ce qui se produit pendant le sommeil n’est pas
imputé à l’homme, car il n’a pas l’usage de la raison, ce qui est l’acte propre
de l’homme.
5. Si quelqu’un était venu lui dire quelque chose
de faux concernant les futurs contingents ou les pensées des cœurs, l’homme
dans l’état d’innocence n’aurait pas cru que les choses étaient ainsi, mais
seulement que cela était possible, et cela n’eût pas été une appréciation
fausse. - On peut dire aussi que Dieu lui aurait donné son secours pour lui éviter
de se tromper dans les choses dont il n’avait pas la science. Et il n’y a pas à
faire instance contre cela, comme font certains, en disant que, dans la
tentation, l’homme n’a pas reçu ce secours pour être préservé de l’erreur,
alors que c’est à ce moment qu’il en avait le plus grand besoin. Car le péché
s’était déjà produit dans son esprit, et il n’eut pas recours au secours divin.
Examinons maintenant ce qui concerne la volonté du
premier homme. A ce sujet on considérera deux points : 1. La grâce et la
justice du premier homme (Q. 95). - 2. L’usage de cette justice dans la
domination qu’il exerçait sur les autres êtres (Q. 96).
QUESTION 95 — CE QUI SE RATTACHE À LA VOLONTÉ DU PREMIER
HOMME — LA GRÂCE ET LA JUSTICE,
1. L’homme a-t-il été créé en grâce ? - 2. Dans
l’état d’innocence avait-il des passions ? - 3. Avait-il toutes les vertus ? -
4. Ses actions avaient-elles une valeur méritoire égale à celles de maintenant
?
Article 1 —
L’homme a-t-il été créé en grâce ?
Objections :
1. S. Paul, faisant une distinction entre Adam et
le Christ, dit ceci (1 Co 15,45) : " Le premier Adam a été fait âme
vivante ; le dernier, esprit qui donne la vie. " Mais donner la vie et
l’esprit est le fait de la grâce. Donc il est propre au Christ d’avoir été créé
en grâce.
2. S. Augustin dit : " Adam ne posséda pas le
Saint-Esprit. " Mais quiconque a la grâce possède le Saint-Esprit. Donc
Adam ne fut pas créé en grâce.
3. S. Augustin dit que " Dieu a disposé la vie
des anges et des hommes de manière à montrer d’abord en eux ce dont était
capable le libre arbitre, et ensuite ce que pouvait le bienfait de sa grâce et
le jugement de sa justice ". Il a donc d’abord créé l’homme et l’ange avec
le seul libre arbitre de leur nature, et c’est ensuite seulement qu’il leur conféra
la grâce.
4. P. Lombard enseigne : "L’homme a reçu dans
sa création un secours grâce auquel il pouvait se maintenir, mais non
progresser. " Mais quiconque possède la grâce peut progresser par le
mérite. Donc le premier homme n’a pas été créé en grâce.
5. Pour qu’un homme reçoive la grâce, il est requis
qu’il donne son consentement, puisque par là s’accomplit une sorte de mariage
spirituel entre Dieu et l’âme. Mais consentir à la grâce ne peut se faire que
chez quelqu’un qui existe déjà. Donc l’homme n’a pas reçu la grâce au premier
instant de sa création.
6. Il y a plus de distance entre la nature et la
grâce qu’entre la grâce et la gloire, celle-ci n’étant rien d’autre que la
grâce dans son achèvement. Mais chez l’homme la grâce a précédé la gloire. Donc
à plus forte raison la nature a-t-elle précédé la grâce.
En sens contraire,
l’homme et l’ange se trouvent à égalité dans leur
manière d’être ordonnés à la grâce ; or l’ange a été créé en grâce, car S.
Augustin nous dit : " Dieu était en eux tout à la fois instituant leur
nature et leur accordant la grâce. " Donc l’homme, lui aussi, fut créé en
grâce.
Réponse :
Certains disent que le premier homme n’a pas été
créé en grâce, mais que cependant la grâce lui fut conférée par la suite avant
le péché. En effet, la plupart des Pères attestent que l’homme eut la grâce
dans l’état d’innocence. Mais qu’il ait été créé en grâce, comme d’autres
l’affirment, semble bien requis par la rectitude même de ce premier état dans
lequel Dieu fit l’homme, selon cette parole de l’Ecclésiaste (7, 29) : "
Dieu fit l’homme droit. "
Cette rectitude, en effet, consistait en ce que la
raison était soumise à Dieu, les forces inférieures à la raison, et le corps à
l’âme. Or la première de ces soumissions était cause à la fois de la deuxième
et de la troisième ; aussi longtemps en effet que la raison demeurait soumise à
Dieu, les éléments inférieurs lui restaient soumis, comme l’affirme S.
Augustin. Par ailleurs, il est manifeste que cette soumission du corps à l’âme
et des forces inférieures à la raison n’était pas naturelle ; autrement elle
aurait persisté après le péché, puisque chez les démons aussi les éléments
naturels sont demeurés après le péché comme le dit Denys. Par suite il est
clair que la première soumission aussi, celle de la raison envers Dieu, n’était
pas seulement d’ordre naturel, mais résultait d’un don surnaturel de grâce ;
car il n’est pas possible que l’effet soit supérieur à la cause. Aussi S.
Augustin écrit-il : " Aussitôt qu’eut été accomplie la transgression du
précepte, la grâce de Dieu les abandonna et ils eurent honte de la nudité de
leurs corps... ; ils éprouvèrent en effet une poussée de leur chair révoltée en
représailles de leur propre révolte. " Ceci donne à entendre que si
l’abandon de la grâce a détruit l’obéissance de la chair à l’âme, c’est parce
que la grâce existant dans l’âme soumettait à celle-ci les forces inférieures.
Solutions :
1. S. Paul emploie ces expressions pour montrer
qu’il existe un corps spirituel comme il existe un corps animal ; car la vie
spirituelle du corps a commencé chez le Christ, qui est " le premier-né
d’entre les morts " (Col 1, 18), de même que la vie animale a commencé
chez Adam. Par conséquent les paroles de l’Apôtre n’impliquent pas qu’Adam
n’était pas " spirituel " dans son âme, mais qu’il ne l’était pas
dans son corps.
2. Comme le dit S. Augustin dans le même livre, on
ne nie pas que le Saint-Esprit ait été de quelque façon en Adam, comme chez les
autres justes ; mais on affirme qu’il n’y a pas existé " comme il existe
maintenant chez les fidèles ", qui sont admis à recevoir l’héritage
éternel aussitôt après la mort.
3. Ce texte de S. Augustin ne comporte pas que
l’ange ou l’homme ait été créé dans le libre arbitre naturel avant d’avoir la
grâce, mais il montre ce dont était capable en eux le libre arbitre avant la
confirmation en grâce, et ce qu’ils obtiendraient postérieurement par le
secours de la grâce qui les affermit.
4. Pierre Lombard parle en cet endroit comme ceux
qui soutinrent que l’homme n’avait pas été créé en grâce, mais seulement dans
une condition naturelle. - On peut dire encore que si l’homme a été créé en
grâce, ce n’est pas de sa création naturelle qu’il tint le pouvoir de
progresser par voie de mérite, mais d’une grâce surajoutée.
5. Puisque le mouvement de la volonté n’est pas un
mouvement continu, rien n’empêchait que le premier homme consentit à la grâce
dès le premier instant de sa création.
6. Nous méritons la gloire par un acte de la grâce,
mais nous ne méritons pas la grâce par un acte de la nature. Aussi la
comparaison ne vaut-elle pas.
Article 2 —
L’homme a-t-il eu des passions dans l’état d’innocence ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet il arrive que "
la chair convoite contre l’esprit " (Ga 5, 17) à cause des passions de
l’âme. Mais cela ne se produisait pas dans l’état d’innocence. Donc dans l’état
d’innocence il n’y avait pas de passions dans l’âme.
2. L’âme d’Adam était plutôt plus noble que son
corps. Mais le corps d’Adam fut impassible. Donc dans son âme non plus il n’y a
pas eu de passions.
3. Par la vertu morale les passions sont réprimées.
Mais chez Adam il y eut une vertu morale parfaite. Donc les passions lui
étaient totalement étrangères.
En sens contraire,
S. Augustin écrit qu’" il y avait en eux un
amour de Dieu à l’abri de tout désordre ", avec certaines autres passions
de l’âme.
Réponse :
Les passions de l’âme sont dans l’appétit sensible,
lequel a pour objet le bien et le mal. C’est pourquoi, si l’on prend l’ensemble
des passions, certaines d’entre elles se réfèrent au bien, comme l’amour et la
joie, d’autres au mal, comme la crainte et la douleur. Or, dans le premier
état, il n’y avait ni présence ni menace d’aucun mal, et il ne manquait aucun
des biens dont une volonté bonne aurait désiré pour lors la possession, comme
l’écrit S. Augustin ; par suite aucune des passions qui regardent le mal
n’était en Adam, comme la crainte, la douleur, etc. ; pareillement étaient
absentes les passions qui regardent un bien non possédé et qu’il faudrait
posséder à tel moment, par exemple une cupidité brûlante. En revanche, les
passions qui peuvent concerner un bien présent, comme la joie et l’amour ;
celles qui concernent un bien futur à posséder en son temps, comme le désir ou
l’espoir sans inquiétude, existaient dans l’état d’innocence. Elles se présentaient
pourtant autrement que chez nous. Chez nous, en effet, l’appétit sensible, dans
lequel se produisent les passions, n’est pas totalement soumis à la raison ;
aussi, tantôt elles préviennent en nous et gênent le jugement de la raison,
tantôt elles sont consécutives à un jugement de la raison, dans la mesure où
l’appétit sensible obéit quelque peu à la raison. Dans l’état d’innocence au
contraire, l’appétit inférieur était totalement soumis à la raison ; aussi n’y
avait-il en lui que les passions de l’âme consécutives à un jugement de la
raison.
Solutions :
1. " La chair convoite contre l’esprit "
par le fait que les passions se rebellent contre la raison, ce qui n’arrivait
pas dans l’état d’innocence.
2. Le corps humain dans l’état d’innocence était
impassible par rapport aux passions qui détruisent l’équilibre naturel, comme
on le dira plus loin. De même l’âme était impassible par rapport aux passions
qui entraînent la raison.
3. La vertu morale parfaite ne supprime pas
totalement les passions, elle les règle : " C’est le propre du tempérant
de convoiter ce qu’il faut et comme il le faut ", dit Aristote.
Article 3 — Dans
l’état d’innocence, l’homme avait-il toutes les vertus ?
Objections :
1. Il semble que non, car certaines vertus sont
ordonnées à refréner la démesure des passions : par exemple la tempérance
refrène la convoitise immodérée, et la force refrène la crainte immodérée. Mais
dans l’état d’innocence il n’y avait pas de passions immodérées. Par conséquent
les vertus qu’on vient de nommer n’existaient pas non plus.
2. Certaines vertus règlent les passions qui
concernent le mal : par exemple la mansuétude règle les colères, et la force
règle les craintes. Mais dans l’état d’innocence il n’y avait pas de passions
de ce genre, on vient de le dire, ni par conséquent de vertus correspondantes.
3. La pénitence est une vertu qui regarde le péché
commis dans le passé. La miséricorde, de son côté, est une vertu qui regarde la
misère. Mais dans l’état d’innocence il n’y avait ni péché, ni misère, ni par
conséquent les vertus correspondantes.
4. La persévérance est une vertu. Mais Adam ne
l’eut pas, comme le montre le péché qui suivit. Donc il n’avait pas toutes les
vertus.
5. La foi est une vertu. Mais elle n’existait pas
dans l’état d’innocence ; elle implique en effet une connaissance en énigme qui
s’oppose à la perfection du premier état.
En sens contraire,
S. Augustin dit dans une homélie - : " Le
prince des vices a vaincu Adam, formé du limon de la terre à l’image de Dieu,
armé de pureté, équilibré par la tempérance, rayonnant de lumière. "
Réponse :
L’homme dans l’état d’innocence a possédé d’une
façon ou d’une autre toutes les vertus. Cette vérité ressort de ce qui précède.
On a dit en effet n que la rectitude du premier état consistait en ce que la
raison était soumise à Dieu et les facultés inférieures à la raison. Or les
vertus ne sont rien d’autre que des perfections grâce auxquelles la raison est
ordonnée à Dieu, et les forces inférieures disposées selon la règle de la
raison ; on le verra plus clairement lorsqu’on traitera des vertus. Par
conséquent la rectitude de l’état primitif exigeait que l’homme eût d’une façon
ou d’une autre toutes les vertus.
Mais il faut remarquer que parmi les vertus
certaines n’impliquent dans leur notion aucune imperfection, par exemple la
charité et la justice ; et les vertus de cette espèce existaient sans
restriction aucune dans l’état d’innocence, aussi bien comme habitus que dans
leur exercice. Mais d’autres vertus impliquent dans leur notion même une imperfection,
qui peut se prendre soit du côté de l’acte, soit du côté de la matière. Et si
une telle imperfection n’est pas incompatible avec la perfection de l’état
primitif, ces vertus pouvaient exister dans cet état, comme la foi qui porte
sur ce que l’on ne voit pas, et l’espérance qui porte sur ce que l’on ne
possède pas. En effet la perfection de l’état primitif n’allait pas jusqu’à la
vision de Dieu face à face, tel qu’on le possède avec la jouissance de la
béatitude finale ; aussi la foi et l’espérance pouvaient-elles exister dans cet
état, aussi bien comme habitus que dans leur exercice. Si au contraire
l’imperfection impliquée dans la notion même de telle ou telle vertu s’oppose à
la perfection de l’état primitif, cette vertu pouvait exister en cet état comme
habitus, mais non pas dans son exercice ; cela est clair pour la pénitence qui
est une douleur du péché commis, et pour la miséricorde qui est une douleur de
la misère d’autrui ; en effet aussi bien la douleur que la faute et la misère
sont incompatibles avec la perfection de l’état primitif. Aussi des vertus
comme celles-là existaient chez le premier homme à l’état d’habitus, mais non
dans leur exercice ; le premier homme en effet était disposé de telle manière
que, si un péché avait eu lieu par le passé, il en aurait eu de la douleur ; et
pareillement s’il avait vu de la misère chez un autre, il l’aurait repoussée
selon son pouvoir. Ainsi Aristote dit-il 0 que " la pudeur ", dont
l’objet est un acte indigne, " ne se produit chez le vertueux que sous condition
: il est disposé de telle manière en effet qu’il aurait honte s’il commettait
quelque chose d’indigne ".
Solutions :
1. Il est accidentel à la tempérance et à la force
de réprimer des passions excessives, lorsque ces vertus trouvent un tel excès
dans leur sujet ; ce qui leur est essentiel, c’est de régler les passions.
2. Parmi les passions qui sont ordonnées au mal,
celles-là sont incompatibles avec la perfection de l’état primitif qui
concernent le mal chez celui-là même qui subit cette passion, par exemple la
crainte et la douleur. Mais les passions qui concernent le mal chez autrui ne
contrarient pas la perfection de cet état ; dans l’état primitif, l’homme
pouvait haïr la malice des démons tout aussi bien qu’il pouvait aimer la bonté
de Dieu. Aussi les vertus concernant des passions de ce genre auraient pu
exister dans l’état primitif aussi bien comme habitus que dans leur exercice.
En revanche, parmi les vertus qui concernent les
passions portant sur le mal du sujet lui-même, celles qui portaient
exclusivement sur des passions de ce genre ne pouvaient exister dans l’état
primitif quant à leur exercice, mais seulement comme habitus, ainsi qu’on l’a
dit pour la pénitence et la miséricorde.
Mais il y a des vertus qui ne concernent pas
seulement le genre de passions dont on vient de parler, mais également d’autres
passions ; ainsi la tempérance qui ne concerne pas seulement les tristesses
mais aussi les délectations, et la force qui concerne non seulement la crainte,
mais aussi l’audace et l’espoir. Dans l’état primitif il pouvait donc y avoir
des actes de tempérance pour autant que celle-ci modère les plaisirs ; et de
même pour la force, en tant qu’elle règle l’audace ou l’espoir, mais non en
tant que ces vertus règlent la tristesse et la crainte.
3. Tout ce qu’on vient de dire résout cette
objection.
4. Par " persévérance " on peut entendre
deux choses. D’abord une certaine vertu ; alors le mot désigne un habitus grâce
auquel on choisit de persévérer dans le bien. Et en ce sens, Adam avait la
persévérance. La persévérance peut aussi désigner la circonstance dans laquelle
s’exerce une vertu ; alors elle signifie une persistance de la vertu sans
interruption. Et en ce sens Adam n’a pas eu la persévérance.
5. Ce qu’on vient de dire résout la cinquième objection.
Article 4 — Les
actions de l’homme avaient-elles une valeur méritoire égale à celles de
maintenant ?
Objections :
1. On pourrait penser que les activités du premier
homme avaient moins de valeur méritoire que les nôtres. En effet, la grâce est
donnée par la miséricorde de Dieu, laquelle apporte plus de secours à ceux qui
sont davantage dans le besoin. Mais nous avons besoin de la grâce plus que le
premier homme dans l’état d’innocence. Donc la grâce nous est infusée de façon
plus abondante. Et puisqu’elle est la racine du mérite, nos activités
obtiennent ainsi une plus grande valeur méritoire.
2. Pour qu’il y ait mérite, il faut qu’il y ait
combat et difficulté. En effet il est dit (2 Tm 2, 5) : " Ne recevra la
couronne que celui qui aura lutté suivant les règles. " Et Aristote :
" C’est dans le difficile et le bien que s’exerce la vertu. " Mais
maintenant combat et difficulté sont plus grands. Donc la valeur méritoire est
plus grande aussi.
3. Pierre Lombard dit que l’homme n’aurait pas
mérité en résistant à la tentation, tandis que maintenant résister à la
tentation est méritoire. Donc nos actes ont une valeur méritoire plus grande
que dans l’état primitif.
En sens contraire,
dans cette hypothèse, l’homme serait en meilleure
condition après le péché.
Réponse :
La valeur du mérite peut être estimée à partir de
deux principes. D’abord à partir de sa racine, qui est la charité et la grâce ;
ce poids du mérite correspond à la récompense essentielle, qui consiste dans la
jouissance de Dieu ; en effet, celui qui agit avec une plus grande charité
jouira plus parfaitement de Dieu. Ensuite on juge le mérite à partir de
l’importance de l’acte, laquelle est double : absolue et proportionnée. En
effet, la veuve qui mit deux piécettes dans le Trésor fit une œuvre moindre en
quantité absolue que ceux qui y déposaient de grandes offrandes ; mais en
quantité proportionnelle la veuve fit plus, selon la sentence du Seigneur,
parce que cela dépassait davantage ses ressources. Cependant ces deux valeurs
méritoires correspondent à la récompense accidentelle, qui nous réjouit du bien
créé.
Ainsi donc, il faut dire que les œuvres humaines
auraient eu plus de valeur méritoire dans l’état d’innocence qu’après le péché,
si l’on prend la valeur qui vient de la grâce ; celle-ci eût été alors plus
abondante, ne trouvant aucun obstacle dans la nature humaine. Même jugement si
l’on considère l’importance absolue des œuvres, car l’homme ayant une plus
grande vertu aurait fait des œuvres plus grandes. Mais si l’on considère l’importance
proportionnelle, le caractère méritoire se trouve plus important après le péché
en raison de la faiblesse humaine ; en effet une œuvre petite dépasse le
pouvoir de celui qui l’accomplit avec difficulté plus qu’une œuvre importante
ne dépasse le pouvoir de celui qui agit sans difficulté.
Solutions :
1. Après le péché l’homme a besoin de la grâce pour
plus de choses qu’avant le péché, mais il n’en a pas davantage besoin. Car
l’homme, même avant le péché, avait besoin de la grâce pour obtenir la vie
éternelle, ce qui est la nécessité principale de la grâce. Mais après le péché
l’homme a besoin de la grâce, en outre, pour la rémission de son péché et le
soutien de sa faiblesse.
2. Difficulté et combat relèvent de la valeur
méritoire qui se prend de l’importance proportionnelle des œuvres, comme on
vient de le dire. C’est un signe de l’empressement de la volonté qui porte ses
efforts vers ce qui est difficile. Or l’empressement de la volonté est causé
par la grandeur de la charité. Mais il peut arriver que quelqu’un fasse une
œuvre facile avec une volonté aussi empressée qu’un autre fait une œuvre
difficile, car il serait prêt à faire aussi ce qui lui serait difficile.
Cependant la difficulté effective, en tant qu’elle a le caractère d’une peine,
comporte en plus une valeur satisfactoire pour le péché.
3. Résister à la tentation n’aurait pas été
méritoire pour le premier homme, selon l’opinion de ceux qui ne lui accordaient
pas la grâce, comme maintenant cela n’est pas méritoire pour celui qui n’a pas
la grâce. Il y a pourtant cette différence que dans l’état primitif rien ne se
trouvait à l’intérieur de l’homme pour le pousser au mal comme maintenant,
aussi l’homme pouvait-il alors davantage que maintenant résister à la tentation
sans la grâce.
QUESTION 96 — LE POUVOIR DE DOMINATION QUI APPARTENAIT À
L’HOMME DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE
1. L’homme dans l’état d’innocence aurait-il dominé
sur les animaux ? - 2. Aurait-il dominé sur toute créature ? - 3. Dans l’état
d’innocence tous les hommes auraient-ils été égaux ? - 4. Les hommes, dans cet
état, auraient-ils dominé sur les hommes ?
Article 1 —
L’homme dans l’état d’innocence aurait-il dominé sur les animaux ?
Objections :
1. S. Augustin dit que c’est par le ministère des
anges que les animaux furent amenés à Adam pour qu’il leur assignât des noms.
Mais ce ministère des anges n’eût pas été nécessaire si par lui-même l’homme
avait dominé sur les animaux. Donc l’homme dans l’état d’innocence n’avait pas
de pouvoir sur les autres animaux.
2. Il n’est pas bon de réunir sous une même
domination des êtres en discorde. Mais il y a beaucoup d’animaux qui par nature
sont en discorde, tels la brebis et le loup. C’est donc que tous les animaux
n’étaient pas englobés sous le pouvoir de l’homme.
3. D’après S. Jérôme , Dieu donna la domination sur
les animaux à l’homme qui n’en avait pas besoin avant le péché, parce qu’il
savait d’avance qu’après la chute l’homme devrait se faire aider par le renfort
des animaux. Donc à tout le moins l’homme n’avait pas avant le péché à user de
sa domination sur les animaux.
4. L’acte propre de celui qui domine c’est,
semble-t-il, de commander. Mais il n’est pas juste d’adresser un commandement à
un être sans raison. Donc l’homme n’avait pas de domination sur les animaux non
raisonnables.
En sens contraire,
la Genèse (1, 26) dit au sujet de l’homme : "
Qu’il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et les bêtes de la
terre. "
Réponse :
Comme on l’a dit plus haut, la désobéissance envers
l’homme de ce qui doit lui être soumis, est une suite et un châtiment de sa
propre désobéissance envers Dieu. Et c’est pourquoi dans l’état d’innocence,
avant la désobéissance dont on vient de parler, rien ne lui résistait, de ce
qui par nature devait lui être soumis.
Or tous les animaux sont par nature soumis à
l’homme. C’est là une chose qu’on peut établir à partir de trois données. La
première est l’ordre même de la nature. De même que, dans la genèse des choses,
on saisit un certain ordre selon lequel on passe de l’imparfait au parfait, car
la matière est pour la forme et la forme plus imparfaite pour celle qui est
plus parfaite, de même en est-il aussi de l’usage qui est fait des choses de la
nature, car les êtres plus imparfaits sont mis à la disposition des plus
parfaits ; les plantes se servent de la terre pour leur nourriture, les animaux
des plantes, et les hommes des plantes et des animaux. Ainsi est-ce par nature
que l’homme domine sur les animaux. Et c’est pourquoi Aristote dit que "
la chasse faite aux animaux sauvages est juste et naturelle ", car par
elle l’homme revendique ce qui lui appartient par nature.
La deuxième donnée est l’ordre de la providence
divine, laquelle gouverne toujours les inférieurs par les supérieurs. Aussi,
comme l’homme est au-dessus des autres animaux, puisqu’il a été fait à l’image
de Dieu, est-il très convenable que les autres animaux soient soumis à sa
conduite.
La troisième donnée consiste dans les propriétés
respectives de l’homme et des autres animaux.
Chez les autres animaux, en effet, on trouve au
niveau de leur pouvoir naturel d’estimation une certaine participation de la
prudence concernant quelques actes particuliers ; tandis que chez l’homme on
trouve une prudence universelle, qui fournit le plan de tout ce qu’il y a à
faire. Or tout ce qui existe par participation est soumis à ce qui est par
essence et de façon universelle. Et ainsi il est clair que la sujétion des
autres animaux envers l’homme est naturelle.
Solutions :
1. Il y a beaucoup de choses qu’une puissance
supérieure peut obtenir de ses sujets, et qui restent impossibles à la
puissance inférieure. Or l’ange, par nature, est supérieur à l’homme. Aussi y
a-t-il tel effet qui pouvait être produit chez les animaux par la vertu des
anges et qui ne pouvait être réalisé par le pouvoir de l’homme : ainsi, que
tous les animaux fussent rassemblés en un instant.
2. Certains disent que les animaux qui maintenant
sont féroces et tuent d’autres animaux auraient été, dans cet état, pacifiques,
non seulement avec l’homme, mais aussi avec les autres animaux. Mais cela est
tout à fait déraisonnable. En effet, la nature des animaux n’a pas été changée
par le péché de l’homme au point que ceux qui maintenant, par nature, mangent
la chair d’autres animaux, comme les lions ou les faucons, eussent alors été
herbivores. D’ailleurs, la Glose tirée de Bède ne dit pas à propos de la Genèse
(1, 30) que les fruits et l’herbe aient été donnés en nourriture à tous les
animaux et oiseaux, mais à certains d’entre eux. Par conséquent l’hostilité eût
été naturelle entre certains animaux.
Pour autant, ils n’auraient pas été soustraits à la
domination de l’homme, pas plus qu’ils ne le sont maintenant à la domination de
Dieu, par la providence de qui tout cela est disposé. L’homme eût été
l’exécuteur de cette providence, comme cela se voit encore maintenant pour les
animaux domestiques ; en effet, les hommes fournissent des poules aux faucons
domestiques pour leur nourriture.
3. Les hommes dans l’état d’innocence n’avaient pas
besoin des animaux pour leurs nécessités corporelles, ni pour se couvrir parce
qu’ils étaient nus et n’en éprouvaient pas de honte, étant à l’abri de tout
mouvement de convoitise désordonnée ; ni pour s’alimenter, car ils se
nourrissaient des arbres du Paradis ; ni pour se déplacer, car ils avaient un
corps vigoureux. Ils avaient pourtant besoin des animaux afin de prendre une
connaissance expérimentale de leurs natures. Cela est signifié par le fait que
Dieu amena à l’homme les animaux, pour qu’il leur assignât des noms, lesquels
désignent leurs natures.
4. Tous les animaux ont, dans leur pouvoir naturel
d’estimation, une certaine participation de la prudence et de la raison. C’est
en vertu de cela que les grues suivent leur guide et que les abeilles obéissent
à leur reine. Et c’est ainsi que tous les animaux eussent alors obéi à l’homme
d’eux-mêmes, à la façon dont le font maintenant certains animaux domestiques.
Article 2 —
L’homme en état d’innocence aurait-il dominé sur toute créature ?
Objections :
1. Il semble que l’homme n’aurait pas dominé sur
toutes les autres créatures. Car l’ange par nature jouit d’un plus grand
pouvoir que l’homme. Mais, dit S. Augustin, la matière corporelle n’aurait pas
obéi au moindre signe des saints anges ; donc beaucoup moins encore à l’homme
dans l’état d’innocence.
2. Les plantes ont uniquement, comme puissances
vitales, celles qui président à la nutrition, à la croissance et à la
génération. Or ces puissances ne sont pas capables par nature d’obéir à la
raison, comme cela se voit chez un seul et même homme. Donc, puisque la domination
appartient à l’homme au titre de la raison, il semble que l’homme dans l’état
d’innocence n’aurait pas dominé sur les plantes.
3. Quiconque domine sur une chose peut changer
cette chose. Mais l’homme n’aurait pu changer le cours des corps célestes ;
cela en effet est le propre de Dieu seul, dit Denys. Donc il ne dominait pas
sur eux.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (1, 26) au sujet de
l’homme : " Qu’il commande à toute créature. "
Réponse :
Tout existe dans l’homme d’une certaine façon, et
c’est pourquoi au type de domination qu’il exerce sur ce qui est en lui
correspond celui qu’il lui revient d’exercer sur les autres. Or dans l’homme,
il y a quatre choses à considérer : la raison qu’il a en commun avec les anges,
les puissances sensibles qu’il a en commun avec les animaux, les puissances
naturelles qu’il a en commun avec les plantes, et le corps lui-même qu’il a en
commun avec les choses inanimées. Dans l’homme la raison occupe la place de ce
qui domine, et non de ce qui est soumis à domination. Aussi l’homme dans l’état
primitif ne dominait-il pas sur les anges ; et quand on dit qu’il commande à
toute créature, il s’agit de celle qui n’était pas à l’image de Dieu. Quant aux
puissances sensibles, comme l’irascible et le concupiscible, qui obéissent dans
une certaine mesure à la raison, l’âme exerce sur elles une domination en leur
donnant des ordres. Aussi dans l’état d’innocence dominait-elle par ses ordres
sur les autres animaux. Quant aux puissances naturelles et au corps, l’homme
n’exerce pas de domination sur eux en leur donnant des ordres, mais en les
utilisant. Et de même la domination qu’il exerçait dans l’état d’innocence sur
les plantes et les choses inanimées se faisait non par des ordres ou une
transformation, mais en utilisant leurs services sans rencontrer d’empêchement.
On a ainsi répondu aux Objections.
Article 3 — Dans
l’état d’innocence tous les hommes auraient-ils été égaux ?
Objections :
1. Il semble que oui. Car S. Grégoire dit que
" là où nous n’avons pas commis de faute, nous sommes tous égaux ".
Mais dans l’état d’innocence il n’y avait pas de faute. Donc tous étaient
égaux.
2. C’est la similitude et l’égalité qui expliquent
l’amour mutuel, selon la parole de l’Ecclésiastique (13,15) : " Tout être
vivant aime son semblable, et tout homme son prochain. " Or dans cet état
il y avait entre les hommes beaucoup de cet amour qui est le lien de la paix.
Donc tous les hommes auraient été égaux dans l’état d’innocence.
3. Lorsque cesse la cause, cesse l’effet. Mais la
cause de l’inégalité qui règne maintenant entre les hommes semble tenir d’une
part à Dieu, qui récompense certains pour leurs mérites et en punit certains,
d’autre part à la nature, car c’est en raison d’une défaillance de la nature
que certains naissent débiles et privés de quelque membre, alors que d’autres
sont forts et en parfaite intégrité. Cela n’aurait pas existé dans l’état
primitif.
En sens contraire,
on lit dans l’épître aux Romains (13, 1) : "
Ce qui vient de Dieu est conforme à son ordre. " Mais l’ordre semble
consister surtout dans l’inégalité ; en effet S. Augustin nous dit : "
L’ordre est une disposition de choses égales ou inégales, qui attribue à
chacune sa place. " Donc dans l’état primitif, qui aurait été parfaitement
harmonieux, on aurait trouvé de l’inégalités.
Réponse :
Il faut dire nécessairement qu’il y avait dans
l’état primitif une certaine inégalité, tout au moins quant au sexe, car sans
différence de sexe il n’y aurait pas eu génération ; de même pour l’âge : même
dans cet état certains hommes étaient engendrés par d’autres, et ceux qui
s’unissaient charnellement n’étaient pas stériles.
Mais même en ce qui concerne l’âme il y aurait eu
des différences aussi bien pour la justice que pour la science ; en effet ce
n’est pas par nécessité que l’homme agissait, mais par son libre arbitre ; or
en vertu de celui-ci l’homme a le pouvoir d’appliquer plus ou moins son esprit
à faire, vouloir ou connaître quelque chose. Ainsi certains auraient fait plus
de progrès que d’autres en justice et en science.
Du côté du corps aussi il pouvait y avoir
inégalité. En effet, le corps humain n’était pas totalement affranchi des lois
de la nature au point de ne pas recevoir plus ou moins d’avantages ou de
secours des facteurs extérieurs, puisqu’aussi bien leur vie était sustentée par
des aliments. Et ainsi rien n’empêche de dire que, selon les différentes
dispositions de l’air ou les diverses dispositions des étoiles, les uns
auraient été engendrés plus vigoureux de corps que les autres, plus grands,
plus beaux, avec une meilleure complexion ; de telle façon toutefois que chez
ceux qui eussent été moins avantagés il n’y aurait eu ni défaut ni péché tant
pour l’âme que pour le corps.
Solutions :
1. Les paroles de S. Grégoire entendent exclure
l’inégalité qui tient à la différence entre justice et péché. A cause de
celle-ci, il arrive que certains doivent être contraints par d’autres à subir
un châtiment.
2. L’égalité fait que l’amour mutuel est égal de
part et d’autre. Cependant il peut y avoir un plus grand amour entre des êtres
inégaux qu’entre des êtres égaux, bien que la réponse ne soit pas égale entre
les deux côtés ; en effet le père aime naturellement son fils davantage que le
frère n’aime son frère, bien que le fils n’aime pas son père autant qu’il en
est aimé.
3. La cause de l’inégalité pouvait très bien venir
du côté de Dieu, non certes en ce sens que Dieu aurait puni les uns et
récompensé les autres, mais du fait qu’il aurait élevé davantage ceux-ci, et
moins ceux-là, de manière à faire briller davantage la beauté de l’ordre parmi
les hommes. Du côté de la nature également, des inégalités pouvaient se
produire de la façon qui vient d’être dite, sans aucune défaillance de la
nature.
Article 4 — Les
hommes, dans l’état d’innocence, auraient-ils dominé sur les hommes ?
Objections :
1. S. Augustin écrit : " Dieu a voulu que
l’homme, être raisonnable, fait à son image, ne dominât que sur les êtres sans
raison ; domination non de l’homme sur l’homme, mais de l’homme sur la bête.
"
2. Ce qui a été introduit comme un châtiment du
péché n’aurait pas existé dans l’état d’innocence. Mais que l’homme soit soumis
à l’homme, cela fut introduit comme châtiment du péché ; il fut dit en effet à
la femme après le péché ; " Ton mari dominera sur toi " (Gn 3, 16).
C’est donc que dans l’état d’innocence l’homme n’était pas soumis à l’homme.
3. Sujétion s’oppose à liberté. Mais la liberté est
l’un des biens primordiaux, qui n’aurait pas fait défaut dans l’état
d’innocence, lorsque " rien ne manquait de ce que peut désirer une volonté
bonne ", selon la formule de S. Augustin. Donc l’homme ne dominait pas sur
l’homme dans l’état d’innocence.
En sens contraire,
la condition des hommes dans l’état d’innocence
n’était pas plus digne que celle des anges. Mais parmi les anges il en est qui
dominent sur d’autres, si bien que l’un des ordres angéliques est appelé
Dominations. Donc il n’est pas contre la dignité de l’état d’innocence que
l’homme ait dominé sur l’homme.
Réponse :
Domination peut se comprendre de deux façons.
D’abord comme l’opposé de la servitude, et alors on appelle maître (dominus)
celui auquel on est soumis en qualité d’esclave. Domination peut aussi
s’entendre dans un sens général par rapport à une sujétion quelconque. Et alors
on peut attribuer la domination à celui qui a mission de gouverner et diriger
des hommes libres. Au premier sens du mot domination, l’homme dans l’état
d’innocence ne dominait pas sur l’homme, mais au second sens il aurait pu
exercer une telle domination.
La raison en est que l’esclave diffère de l’homme
libre en ce que " l’homme libre est à lui-même sa fin ", dit
Aristote, tandis que l’esclave est ordonné à un autre. On peut donc dire que
quelqu’un domine sur un autre comme sur son esclave, quand il ramène le dominé
à sa propre utilité à lui, le dominateur. Pour chacun, c’est son bien propre
qui est désirable ; par suite, il est affligeant pour chacun de céder
exclusivement à un autre le bien qui aurait dû être le sien, et on ne peut
supporter sans souffrir une telle domination. C’est pourquoi, dans l’état d’innocence,
cette domination de l’homme sur l’homme n’aurait pas existé.
Mais on domine sur un autre comme sur un homme
libre, quand on dirige celui-ci vers son bien propre, ou vers le bien commun.
Et une telle domination de l’homme sur l’homme aurait existé dans l’état
d’innocence pour deux motifs. Premièrement, parce que l’homme est par nature un
animal social, si bien que dans l’état d’innocence les hommes auraient eu une
vie sociale. Mais la vie sociale d’une multitude ne pourrait exister sans un
dirigeant qui recherche le bien commun ; car plusieurs recherchent
nécessairement plusieurs buts, mais un seul n’en recherche qu’un. Ce qui fait
dire à Aristote : " Chaque fois que plusieurs éléments sont ordonnés à une
seule fin, on en trouve toujours un qui prend la tête et qui dirige. " Le
deuxième motif c’est que si un homme avait été supérieur à un autre en
connaissance et en justice, il aurait été choquant qu’il n’emploie pas cette
supériorité au service des autres. En ce sens il est écrit (1 P 4, 1 0) :
" Chacun de vous selon la grâce reçue, mettez-la au service des autres...
" Ce qui fait dire à S. Augustin : " Les justes commandent non parce
qu’ils ambitionnent de dominer, mais parce qu’ils veulent servir par leur
sagesse ; voilà ce que prescrit l’ordre de la nature et c’est ainsi que Dieu a
créé l’homme ".
Cela répond à toutes les Objections, car elles
concernent la première espèce de domination.
I1 faut étudier maintenant ce qui concerne l’état
du premier homme dans son corps. Nous examinerons d’abord la conservation de
l’individu (Q. 97), et ensuite celle de l’espèce (Q. 98).
QUESTION 97 — CE QUI CONCERNE L’ÉTAT DU PREMIER HOMME
QUANT À LA CONSERVATION DE L’INDIVIDU
1. L’homme dans l’état d’innocence était-il
immortel ? - 2. Était-il impassible ? - 3. Avait-il besoin de se nourrir ? - 4.
Aurait-il obtenu l’immortalité par l’arbre de vie ?
Article 1 —
L’homme, dans l’état d’innocence, était-il immortel ?
Objections :
1. Il semble que non. Car " mortel " fait
partie de la définition de l’homme. Mais si l’on enlève la définition, on
enlève le défini. Donc si homme il y avait, il ne pouvait pas être immortel.
2. " Corruptible et incorruptible
appartiennent à des genres différents ". dit Aristote. Mais les êtres qui
appartiennent à des genres différents ne peuvent pas se changer l’un en
l’autre. Donc, si le premier homme avait été incorruptible, il n’aurait pas pu
être corruptible dans l’état actuel.
3. Si l’homme dans l’état d’innocence a été
immortel, il le devait soit à la nature, soit à la grâce. Or il ne le devait
pas à la nature car, puisque la nature reste spécifiquement la même, il serait
immortel maintenant encore. Il ne le devrait pas non plus à la grâce, car le
premier homme recouvra la grâce par la pénitence, selon la parole du livre de
la Sagesse (10, 1) : (la Sagesse) " le délivra de sa faute " ; par
conséquent il aurait recouvré l’immortalité, ce qui est évidemment faux. Donc
l’homme n’était pas immortel dans l’état d’innocence.
4. L’immortalité est promise à l’homme comme une
récompense, selon la parole de l’Apocalypse (21, 4) : " Il n’y aura plus
de mort. " Or, l’homme ne fut pas créé dans l’état de récompense, mais de
manière à mériter la récompense. Par conséquent l’homme dans l’état d’innocence
n’était pas immortel.
En sens contraire,
l’épître aux Romains (5, 2) nous dit : " Par
le péché la mort est entrée dans le monde. " Donc avant le péché l’homme
était immortel.
Réponse :
Quelque chose peut être qualifié d’incorruptible à
trois titres. Premièrement, du côté de la matière, s’il n’a pas de matière,
comme l’ange, ou s’il a une matière en puissance à une seule forme, comme les
corps célestes ; on dit alors qu’il est incorruptible par nature. Deuxièmement,
du côté de la forme, du fait qu’à une chose corruptible par nature est attachée
une certaine disposition qui l’empêche absolument de se corrompre. On dit alors
que c’est incorruptible en vertu de la gloire, car, dit S. Augustin " Dieu
a fait l’âme d’une nature si puissante que sa béatitude fait rejaillir sur le
corps plénitude de santé et vigueur d’incorruption ". Troisièmement, du
côté de la cause efficiente. C’est de cette façon que l’homme dans l’état
d’innocence aurait été incorruptible et immortel, car, dit S. Augustin : "
Dieu en créant l’homme lui a donné la vigueur de l’immortalité pour aussi
longtemps qu’il ne pécherait pas, si bien qu’il serait lui-même l’auteur ou de
sa vie ou de sa mort. " En effet, son corps n’était pas à l’abri de la
dissolution par une vertu d’immortalité existant en lui ; c’est l’âme qui
possédait une force surnaturelle donnée par Dieu, grâce à laquelle elle pouvait
préserver le corps de toute corruption, aussi longtemps qu’elle serait demeurée
soumise à Dieu. Cette disposition est logique. Puisque l’âme raisonnable n’est
pas entièrement absorbée par sa relation à la matière corporelle, comme on l’a
dit précédemment, il convenait qu’au commencement lui fût donnée une vertu par
laquelle elle pourrait conserver le corps d’une façon q ‘ ui dépassât la nature
de la matière corporelle.
Solutions :
1 et 2. Les deux premières objections parlaient de
l’incorruptibilité et de l’immortalité par nature.
3. La force que possédait l’âme pour préserver le
corps de la corruption ne lui était pas naturelle, c’était un don de grâce. Et
sans doute recouvra-telle la grâce pour la rémission de la faute et le mérite
de la gloire, mais elle ne la recouvra pas dans son effet d’immortalité perdue.
Car cela était réservé au Christ par qui le défaut de la nature devait être
réparé en mieux, comme on le dira plus loin.
4. L’immortalité de gloire promise en récompense
diffère de celle qui fut octroyée à l’homme dans l’état d’innocence.
Article 2 —
L’homme, dans l’état d’innocence, était-il impassible ?
Objections :
1. La sensation est un certain pâtir. Mais l’homme,
dans l’état d’innocence, eût été doué de sensibilité. Donc il aurait été
passible.
2. Le sommeil est une certaine passion. Mais
l’homme dans l’état d’innocence aurait dormi, selon la Genèse (2, 21) : "
Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam. " Donc il aurait été
passible.
3. On ajoute dans le même chapitre de la Genèse :
" Dieu enleva une de ses côtes. " Donc il eût été passible aussi en
subissant cette ablation.
4. Le corps de l’homme était mou. Mais ce qui est
mou est exposé par nature à subir l’action de ce qui est dur. Par conséquent,
si le corps du premier homme avait heurté quelque corps dur, il en aurait
souffert. Et ainsi le premier homme était passible.
En sens contraire,
si le premier homme avait été passible, il aurait
été aussi corruptible, car la passion, en augmentant, détruit la substance.
Réponse :
Le mot " passion " peut s’employer en
deux sens. D’abord au sens propre, où l’on dit qu’une chose pâtit parce qu’elle
est écartée de sa disposition naturelle. En effet, la passion est l’effet de
l’action ; or, dans les réalités de la nature, les contraires agissent et
pâtissent réciproquement, et l’un écarte l’autre de sa disposition naturelle.
Ensuite le mot " passion " est employé dans un sens général pour
désigner n’importe quelle mutation, même si elle concerne quelque chose qui
perfectionne la nature, par exemple lorsqu’on dit que connaître
intellectuellement ou éprouver une sensation sont " un certain pâtir
". Donc, en ce second sens, l’homme dans l’état d’innocence était passible
et " pâtissait " à la fois dans son âme et dans son corps. Mais, au
premier sens de ce mot, il était impassible dans son âme et dans son corps, de
même qu’il était immortel ; il avait en effet le pouvoir d’empêcher la passion
aussi bien que la mort, s’il était resté sans péché.
Solutions :
1 et 2. La sensation et le sommeil n’écartent pas
l’homme de sa disposition naturelle, mais sont ordonnés au bien de la nature.
3. Comme on l’a dit plus haute, cette côte était en
Adam en tant que celui-ci était principe du genre humain, à la façon dont la
semence est dans l’homme en tant qu’il est principe par la génération. Par
conséquent, de même que la séparation de la semence ne s’accompagne pas d’une
passion qui écarterait l’homme, de sa disposition naturelle, il faut en dire
autant de l’ablation de cette côte.
4. Le corps de l’homme dans l’état d’innocence
pouvait être préservé de la lésion que lui aurait infligée quelque chose de
dur, en partie par la raison personnelle de l’homme qui lui permettait d’éviter
les nuisances ; en partie aussi par la providence de Dieu qui le gardait de
telle sorte que rien ne se présentât à l’improviste, qui pût le blesser.
Article 3 — Dans
l’état d’innocence, l’homme avait-il besoin de se nourrir ?
Objections :
1. Il semblerait que non, car la nourriture est
nécessaire à l’homme pour réparer ses pertes. Mais dans le corps d’Adam il ne
se produisait aucune perte puisqu’il était incorruptible. Par conséquent il
n’avait pas besoin d’aliments.
2. Les aliments sont nécessaires pour se nourrir.
Mais la nutrition ne se fait pas sans passion. Puisque le corps de l’homme
était impassible, il semble bien qu’il n’avait pas besoin d’aliments.
3. Nous avons besoin d’aliments, dit-on, pour
conserver la vie. Mais Adam avait d’autres façons de conserver sa vie puisque,
s’il ne péchait pas, il ne devait pas mourir. Donc les aliments ne lui étaient
pas nécessaires.
4. Si l’on prend des aliments, cela entraîne des
déjections, avec une certaine honte qui ne convient pas à la dignité de l’état
primitif. Par conséquent il semble que l’homme dans l’état primitif n’usait pas
d’aliments.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (2, 16) : " Tu peux
manger de tous les arbres du jardin. "
Réponse :
Dans l’état d’innocence l’homme avait une vie
animale, où les aliments répondaient à un besoin ; après la résurrection il
aura une vie spirituelle, où il n’y aura plus besoin d’aliments. Pour le faire
comprendre, considérons que l’âme rationnelle est à la fois âme et esprit. On
l’appelle " âme " selon ce qu’elle a de commun avec les autres âmes,
à savoir de donner vie à un corps ; ce qui fait dire dans la Genèse (2,7) :
" L’homme devint une âme vivante ", c’est-à-dire donnant vie à un
corps. Mais on l’appelle " esprit " selon ce qu’elle a en propre, à
l’exclusion des autres âmes : de posséder une puissance intellective
immatérielle. Dans l’état primitif, donc, l’âme rationnelle communiquait au
corps ce qui lui revient en tant qu’elle est une âme ; et c’est pourquoi ce
corps était qualifié d’" animal ", en tant qu’il tirait vie d’une âme
(anima). Or le premier principe vital dans notre monde inférieur, c’est, dit
Aristote, l’âme végétative, dont les activités sont la nutrition, la génération
et la croissance. Et c’est pourquoi ces activités convenaient à l’homme dans
l’état primitif. Mais dans l’état final, après la résurrection, l’âme
communiquera d’une certaine façon au corps ce qui lui est propre en sa qualité
d’esprit : l’immortalité pour tous les hommes ; l’impassibilité, la gloire et
la vigueur pour les bons dont les corps seront appelés spirituels. Aussi, après
la résurrection, les hommes n’auront pas besoin d’aliments, tandis qu’ils en
avaient besoin dans l’état d’innocence.
Solutions :
1. Selon S. Augustin : " Comment un corps
mortel avait-il à se soutenir par des aliments ? Ce qui est immortel n’a besoin
ni d’aliments ni de boissons. " On a dit plus haut, en effet, que
l’immortalité de l’état primitif était assurée par une force surnaturelle
résidant dans l’âme, et non par une disposition attachée au corps. Aussi
quelque chose de l’élément humide de ce corps pouvait-il se perdre sous
l’action de la chaleur ; et, pour que cet élément ne fût pas totalement
consumé, il était nécessaire de secourir l’homme par l’absorption d’aliments.
2. Dans la nutrition il y a en effet passion et
altération du côté de l’aliment, converti en la substance de celui qui est
alimenté. Aussi ne peut-on pas en conclure que le corps de l’homme était
passible ; ce qui l’était, c’était l’aliment absorbé. Pourtant, une telle
passion eût tourné à la perfection de la nature.
3. Si l’homme n’avait pas pourvu à son
alimentation, il aurait péché, de même qu’il pécha en mangeant l’aliment
défendu. En effet, on lui avait commandé tout à la fois, de s’abstenir de
l’arbre de la science du bien et du mal, et de se nourrir de tout autre arbre
du Paradis.
4. Certains disent que l’homme dans l’état
d’innocence n’aurait pris que l’exacte quantité de nourriture qui lui était
nécessaire et qu’ainsi il n’y aurait pas eu de déjections. Mais c’est supposer
sans raison qu’il n’y aurait pas eu dans les aliments absorbés certains déchets
inaptes à être convertis en nourriture pour l’homme. Aussi devait-il y avoir un
phénomène d’élimination. Dieu toutefois aurait pourvu à ce qu’aucune indécence
n’en résultât.
Article 4 —
L’homme aurait-il obtenu l’immortalité par l’arbre de vie ?
Objections :
1. Il semble que l’arbre de vie ne pouvait pas être
cause d’immortalité. En effet, rien ne peut agir au-delà de sa nature
spécifique, car l’effet ne dépasse pas la cause. Mais l’arbre de vie était
corruptible ; sinon il n’aurait pas pu être pris comme nourriture, puisque
l’aliment est converti en la substance de celui qui s’en nourrit, comme on
vient de le dire. Donc l’arbre de vie n’avait pas le pouvoir de conférer
l’incorruptibilité ou l’immortalité.
2. Les effets causés par les vertus des plantes et
autres choses naturelles sont naturels. Si donc l’arbre de vie avait causé
l’immortalité, cette immortalité eût été naturelle.
3. Dire cela serait retomber, semble-t-il, dans les
fables des anciens d’après lesquelles les dieux qui mangeaient d’une certaine
nourriture sont devenus immortels, ce qui fait rire le Philosophe.
En sens contraire,
on lit dans la Genèse (3,22) : " Ne permettez
pas qu’il avance la main, qu’il cueille à l’arbre de la vie, en mange et vive
pour toujours. "
2. S. Augustin nous dit : " Le goût de l’arbre
de vie empêchait la corruption du corps ; enfin, même après le péché, il aurait
pu demeurer à l’abri de la dissolution, s’il lui avait été permis de manger de
l’arbre de vie. "
Réponse :
L’arbre de vie causait en quelque façon
l’immortalité, mais non absolument. Pour le comprendre il faut considérer que
l’homme, dans l’état primitif, avait pour la conservation de sa vie deux
remèdes contre deux espèces de déficiences. La première de ces déficiences est
la perdition de l’humidité sous l’action de la chaleur naturelle qui est un
instrument de l’âme. Contre cela l’homme était secouru par la manducation des
autres arbres du Paradis, à la façon dont maintenant aussi nous trouvons
soutien dans les aliments que nous prenons. La deuxième déficience, dit
Aristote, tient au fait que ce qui est engendré à partir d’une matière
étrangère diminue lorsqu’il est adjoint à l’élément humide préexistant ; la
vertu active de la nature spécifique devient de l’eau ; ainsi l’eau ajoutée au
vin est d’abord convertie en la saveur du vin, mais, si l’on en ajoute de plus
en plus, elle diminue la force du vin et, à la fin, le vin est devenu de l’eau.
Ainsi donc, nous constatons qu’au début la vertu active de la nature spécifique
est tellement forte qu’elle peut assimiler non seulement la quantité d’aliments
nécessaire pour compenser la déperdition, mais aussi celle qui est requise pour
la croissance. Dans la suite, ce qui est assimilé ne suffit plus pour continuer
la croissance mais seulement pour compenser la déperdition. Enfin, dans l’état
de vieillesse, cela ne suffit même plus à ce dernier besoin, d’où la
décrépitude et finalement la dissolution du corps. Contre cette deuxième
déficience, l’homme trouvait un remède dans l’arbre de vie, car celui-ci avait
une vertu pour fortifier l’espèce contre la faiblesse qui résultait d’apports
étrangers. Aussi S. Augustin écrit-il : " Les aliments étaient à portée de
l’homme pour qu’il n’eût pas faim, la boisson pour qu’il n’eût pas soif, et l’arbre
de vie pour le garantir contre les atteintes de la vieillesse " ; et il
dit encore : " L’arbre de vie empêchait la corruption des hommes à la
façon d’un remède. "
Cependant il n’était pas purement et simplement
cause de l’immortalité. En effet, ce n’est pas lui qui causait la vertu que
possédait l’âme pour conserver son corps, et il ne pouvait pas davantage donner
au corps une disposition d’immortalité telle qu’il ne pût être désagrégé. On
peut le montrer du fait que la vertu de n’importe quel corps est finie. Aussi
celle de l’arbre de vie ne pouvait-elle s’étendre jusqu’à donner au corps une
vigueur suffisante pour durer durant un temps infini, mais seulement pour un
temps déterminé. Il est clair en effet que plus une vertu est grande, plus
l’effet qu’elle imprime est durable. Aussi, puisque la vertu de l’arbre de vie
était limitée, une fois que l’on aurait mangé de cet arbre, on se serait trouvé
préservé de la corruption pour un temps déterminé ; après quoi, ou bien l’homme
eût été transféré à une vie spirituelle, ou bien il aurait eu besoin de manger
de nouveau à l’arbre de vie.
Solutions :
Cela répond aux objections. Les premiers arguments
prouvent effectivement que l’arbre de vie n’était pas la cause, purement et
simplement de l’incorruptibilité. Mais les deux textes en sens contraire
montrent qu’il causait l’incorruptibilité en empêchant la corruption de la
façon qu’on vient de dire.
Il faut considérer maintenant ce qui, dans l’état
du premier homme, concerne la conservation de l’espèce. Nous étudierons d’abord
l’acte même de génération (Q. 98), puis la condition dans laquelle seraient nés
les enfants (Q. 99).
1. Y aurait-il eu génération dans l’état
d’innocence ? - 2. La génération se serait-elle faite par union chamelle ?
Article 1 — Y
aurait-il eu génération dans l’état d’innocence ?
Objections :
1. Il semble qu’il n’y aurait pas eu génération
dans l’état d’innocence. En effet, selon Aristote, " le contraire de la
génération est la corruption ". Or les contraires sont dans le même genre.
Mais dans l’état d’innocence il n’y aurait pas eu de corruption, donc pas de
génération non plus.
2. La génération est faite pour que soit conservé
dans l’espèce ce qui ne peut être conservé dans l’individu ; aussi chez les
individus qui ont une durée sans fin ne trouve-t-on pas de génération. Mais
dans l’état d’innocence l’homme aurait vécu perpétuellement sans mourir. Donc
dans cet état il n’y aurait pas eu génération.
3. Par la génération les hommes se multiplient.
Mais quand les maîtres se multiplient, il est nécessaire de procéder à une
division des possessions pour éviter la confusion du droit de propriété. Donc,
puisque l’homme a été institué maître des animaux, s’il s’était produit une multiplication
du genre humain, il s’en serait suivi une division de la propriété. Or ceci est
contraire au droit naturel, d’après lequel toutes choses sont communes, selon
Isidore. C’est donc qu’il n’y aurait pas eu génération dans l’état d’innocence.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (1, 28) : " Soyez
féconds, multipliez, emplissez la terre. " Or une telle multiplication
n’aurait pu se réaliser sans nouveaux engendrements, puisque deux êtres humains
seulement avaient été établis à l’origine. Donc dans l’état primitif il y
aurait eu génération.
Réponse :
Dans l’état d’innocence il y aurait eu génération
pour la multiplication du genre humain ; autrement le péché eût été très
nécessaire, puisqu’il en a résulté un si grand bien. Il faut donc considérer
que l’homme, selon sa nature, a été établi comme un chaînon intermédiaire entre
créatures corruptibles et incorruptibles, car son âme est par nature
incorruptible et son corps est par nature corruptible.
Or, il faut remarquer que l’intention de la nature
ne se porte pas de la même façon sur les créatures corruptibles et sur celles
qui sont incorruptibles. Ce que la nature en effet vise essentiellement, c’est
ce qui existe toujours et sans fin. Mais ce qui n’existe que pour un temps ne
semble pas être visé à titre principal par la nature, mais comme un être
ordonné à un autre ; sans quoi, par la corruption de cet être, l’intention de
la nature serait brisée. Donc, puisque dans les êtres corruptibles il n’y a de
perpétuel et de permanent que les espèces, c’est le bien de l’espèce qui est
principalement visé par la nature, et c’est à la conservation de l’espèce
qu’est ordonnée la génération naturelle. Quant aux substances incorruptibles,
elles demeurent non seulement selon l’espèce, mais aussi dans les individus, et
c’est pourquoi les individus eux-mêmes font également partie de la visée
principale de la nature.
Ainsi donc la génération convient à l’homme, si
nous considérons son corps, qui est corruptible par nature. Si nous considérons
son âme, qui est incorruptible, il convient que la multitude des individus soit
visée pour elle-même par la nature, ou plutôt par l’Auteur de la nature, qui
seul est le créateur des âmes humaines. Et c’est pourquoi, pour la
multiplication du genre humain, il a établi la génération dans le genre humain,
même dans l’état d’innocence.
Solutions :
1. Le corps humain dans l’état d’innocence était
corruptible pour ce qui dépendait de lui, mais il pouvait être préservé de la
corruption par l’âme. Et c’est pourquoi il ne fallait pas lui retirer la
génération qui est nécessaire aux êtres corruptibles.
2. Même si, dans l’état d’innocence, la génération
n’avait pas existé pour la conservation de l’espèce, elle aurait existé pour la
multiplication des individus.
3. Dans l’état que nous connaissons, la
multiplication des maîtres entraîne nécessairement la division des possessions,
car la communauté de possession est une occasion de discorde, dit Aristote.
Mais dans l’état d’innocence les volontés humaines auraient été si bien
ordonnées que les hommes auraient usé en commun, sans danger de discorde, selon
les attributions de chacun, des biens soumis à leur maîtrise ; c’est d’ailleurs
ce que l’on observe maintenant aussi chez beaucoup de gens de bien.
Article 2 — La
génération se serait-elle faite, dans l’état d’innocence, par union charnelle ?
Objections :
1. Selon S. Jean Damascène, le premier homme au
Paradis terrestre était " comme un ange ". Mais dans l’état que nous
aurons à la résurrection, quand les hommes seront semblables aux anges, "
on ne prendra ni femme ni mari " (Mt 22, 30). Par conséquent dans le
Paradis non plus il n’y aurait pas eu génération par union charnelle.
2. Les premiers êtres humains furent créés à l’âge
adulte. Par conséquent si pour eux la génération avait eu lieu par union
chamelle avant le péché, il y aurait eu entre eux union des sexes même au
Paradis. Or l’Écriture montre bien que cela est faux.
3. C’est dans l’union charnelle que l’homme devient
le plus semblable aux bêtes à cause de la véhémence du plaisir, et c’est
pourquoi on fait l’éloge de la continence par laquelle les hommes s’abstiennent
de plaisirs de ce genre. Mais si l’homme est comparé aux bêtes, c’est à cause
du péché, selon la parole du Psaume (49,21) : " L’homme ne comprit pas
quel était son honneur, il ressembla au bétail qu’on abat et lui devint pareil.
" Par conséquent il n’y aurait pas eu d’union charnelle de l’homme et de
la femme avant le péché.
4. Dans l’état d’innocence il n’y aurait pas eu de
corruption. Mais par l’union charnelle il y a corruption de l’intégrité
virginale. Par conséquent il n’y aurait pas eu d’union des sexes dans l’état
d’innocence.
En sens contraire. 1. C’est avant le péché que Dieu
créa l’homme et la femme, comme il est dit dans la Genèse (1, 27 et 2, 22). Or
rien n’existe sans raison dans les œuvres de Dieu. Donc, même si l’homme
n’avait pas péché, il y aurait eu union charnelle, ce qui est le but de la
distinction des sexes.
2. En Genèse (2, 18), il est dit que la femme fut
faite pour aider l’homme. Mais cette aide n’est destinée à rien d’autre qu’à la
génération, laquelle se fait par union charnelle, car, pour toute autre
activité, l’homme pouvait trouver une aide plus adaptée chez un autre homme que
chez la femme. Donc, dans l’état d’innocence, la génération se serait faite par
union charnelle.
Réponse :
Certains, parmi les anciens Pères, considérant la
laideur de la convoitise qui accompagne l’union charnelle dans notre état
présent, ont soutenu que dans l’état d’innocence la génération ne se serait pas
faite par union des sexes. Ainsi S. Grégoire de Nysse dit que dans le Paradis
le genre humain se serait multiplié d’une autre façon, comme se sont multipliés
les anges, sans commerce charnel, par l’opération de la puissance divine. Et il
dit que Dieu avait créé l’homme et la femme avant le péché, en pensant au mode
de génération qui allait exister après le péché, péché que Dieu connaissait à
l’avance.
Mais cette opinion n’est pas raisonnable. En effet,
les choses qui sont naturelles à l’homme ne lui sont ni retirées ni accordées
par le péché. Or il est clair que si nous considérons dans l’homme la vie
animale qu’il avait même avant le péché, comme nous venons de le dire, il lui
est naturel d’engendrer par union charnelle, tout comme aux autres animaux
parfaits. C’est ce que manifestent les membres naturels destinés à cet usage.
Et c’est pourquoi il ne faut pas dire qu’avant le péché ces membres naturels
n’auraient pas eu leur usage comme les autres membres.
Il y a donc deux choses à considérer dans l’union
charnelle par rapport à l’état actuel. Premièrement, ce qui relève de la nature
: la conjonction du mâle et de la femelle pour engendrer. Car en toute
génération, il faut une vertu active et une vertu passive. Par suite, étant
donné qu’en tous les êtres chez lesquels il y a distinction des sexes la vertu
active se trouve dans le mâle et la vertu passive dans la femelle, l’ordre de
la nature exige que pour engendrer il y ait union charnelle du mâle et de la
femelle. On peut considérer un autre point, qui est une certaine difformité de
la convoitise immodérée. Celle-ci n’aurait pas existé dans l’état d’innocence,
quand les facultés inférieures étaient totalement soumises à la raison. Aussi
S. Augustin dit : " Gardons-nous de penser que la génération n’aurait pu
avoir lieu sans la maladie de la sensualité. Ces membres-là auraient obéi comme
les autres, au gré de la volonté, sans l’aiguillon d’une passion séductrice,
dans la tranquillité de l’âme et du corps. "
Solutions :
1. Dans le Paradis l’homme aurait été comme un ange
pour ce qui est de l’âme spirituelle, tout en ayant une vie animale selon son
corps. Tandis que, après la résurrection, l’homme sera semblable à l’ange,
étant devenu spirituel à la fois dans son âme et dans son corps. Aussi ne
peut-on appliquer le même raisonnement à ces deux états.
2. Si nos premiers parents n’eurent pas de commerce
charnel au Paradis, c’est, dit S. Augustin, parce qu’ils furent chassés du
Paradis pour leur péché peu après la formation de la femme ; ou bien parce
qu’ils attendirent que l’autorité divine leur fixât un temps pour cela, n’ayant
reçu jusqu’alors à ce sujet qu’une prescription générale. 3. Les bêtes n’ont
pas la raison. Aussi l’homme devient-il bestial dans l’union charnelle en tant
qu’il n’est pas capable de régler par la raison le plaisir de l’union charnelle
et le bouillonnement de la convoitise. Mais, dans l’état d’innocence, il n’y
aurait rien eu dans ce domaine qui n’eût été réglé par la raison ; non pas,
comme le disent certains, que le plaisir sensible eût été moindre. Car le plaisir
sensible eût été d’autant plus grand que la nature était plus pure et le corps
plus délicat. Mais l’appétit concupiscible ne se serait pas élevé avec un tel
désordre au-dessus du plaisir réglé par la raison. Car celle-ci n’est pas
chargée de diminuer le plaisir sensible, mais d’empêcher l’appétit
concupiscible de s’attacher immodérément au plaisir. Et je dis "
immodérément " par rapport à la mesure de la raison. C’est ainsi que
l’homme sobre ne trouve pas moins de plaisir que le glouton dans la nourriture
qu’il prend avec mesure, mais son appétit concupiscible se repose moins dans ce
genre de plaisir. C’est bien ce que suggèrent les paroles de S. Augustin :
elles n’excluent pas de l’état d’innocence l’intensité du plaisir, mais
l’ardeur de la convoitise et l’agitation de l’âme. C’est pourquoi la continence
n’eût pas mérité d’éloges dans l’état d’innocence, et si elle en mérite dans le
temps actuel, ce n’est pas parce qu’elle restreint la fécondité, mais parce
qu’elle écarte la convoitise désordonnée. Mais alors il y aurait eu fécondité
sans convoitise.
4. Selon S. Augustin : en cet état, " le
commerce charnel n’eût corrompu d’aucune façon l’intégrité de la femme... ; en
effet l’introduction de la semence virile dans le sein de la femme n’aurait pas
davantage porté atteinte à l’intégrité de l’épouse que maintenant le flux
menstruel à l’intégrité de la vierge... De même que pour l’enfantement, ce ne
sont pas les gémissements de la douleur, mais la poussée de la maturité qui
aurait dilaté les entrailles de la femme, de même, pour la conception, ce ne
sont pas les convoitises de la volupté mais le libre emploi de la volonté qui
aurait uni l’une et l’autre nature ".
Il faut étudier maintenant la condition des enfants
engendrés dans l’état d’innocence : 1. Quant au corps (Q. 99). - 2. Quant à la
justice (Q. 100). - 3. Quant à la science (Q. 101).
QUESTION 99 — LEUR CONDITION CORPORELLE
1. Dans l’état d’innocence les enfants auraient-ils
eu dès la naissance une force physique achevée ? - 2. Seraient-ils tous nés de
sexe masculin ?
Article 1 — Dans
l’état d’innocence les enfants auraient-ils eu dès la naissance une force
physique achevée ?
Objections :
1. S. Augustin nous dit : " Cette faiblesse du
corps (celle qui apparaît chez les enfants) répond bien à la faiblesse de leur
esprit. " Mais dans l’état d’innocence il n’y aurait eu aucune faiblesse
de l’esprit. Par conséquent une telle faiblesse du corps n’aurait pas existé
non plus chez les enfants.
2. Certains animaux ont dès leur naissance une
force suffisante pour faire usage de leurs membres. Mais l’homme est plus noble
que les autres animaux. Donc il lui est bien plus naturel encore d’avoir dès la
naissance la force de se servir de ses membres. Et ainsi l’état actuel semble
bien être une peine consécutive au péché.
3. Ne pas pouvoir atteindre une chose délectable
offerte à la vue implique une certaine douleur. Mais si les enfants n’avaient
pas eu la force de mouvoir leurs membres, il serait souvent arrivé qu’ils ne
pussent atteindre un objet délectable présenté à leur vue. Il y aurait donc eu
pour eux une certaine douleur qui ne pouvait exister avant le péché. Donc les
enfants dans l’état d’innocence n’auraient pas été privés de la force de
mouvoir leurs membres.
4. Les infirmités de la vieillesse semblent
correspondre à celles de l’enfance. Mais dans l’état d’innocence, il n’y aurait
pas eu té dans la vieillesse. Donc il n’y en aurait pas eu dans l’enfance non
plus.
En sens contraire,
tout être engendré est imparfait avant d’atteindre
sa perfection. Mais les enfants dans l’état d’innocence auraient été produits
par voie de génération. Par conséquent ils auraient commencé par être
imparfaits en taille et en vigueur corporelle.
Réponse :
Ce qui est au-dessus de la nature, nous ne le
connaissons que par la foi ; ce que nous croyons, nous le devons à l’autorité.
Aussi en tout ce que nous faisons devons-nous suivre la nature des choses, sauf
pour celles qui nous sont transmises par l’autorité divine et qui sont au-dessus
de la nature. Or, manifestement il est naturel parce que en harmonie avec les
principes de la nature humaine, que les enfants n’aient pas dès leur naissance
la force suffisante pour mouvoir leurs membres. En effet, l’homme a par nature
un cerveau plus volumineux, proportionnellement au reste du corps, que les
autres animaux. Aussi est-il naturel qu’en raison de l’extrême humidité du
cerveau chez les enfants, les nerfs qui sont les instruments du mouvement ne
soient pas aptes à mouvoir les membres. D’autre part, il ne fait de doute pour
aucun catholique qu’il pourrait se faire, par la vertu divine, que les enfants
aient dès leur naissance la force complète nécessaire au mouvement des membres.
Or, il est certain, par l’autorité de l’Écriture
(Ecclésiaste 7, 29) que " Dieu fit l’homme droit ", et cette
rectitude consiste, dit S. Augustin dans la parfaite soumission du corps à
l’âme. De même donc que, dans l’état primitif, il ne pouvait rien y avoir dans
les membres de l’homme qui résistât à une volonté bien ordonnée, de même les
membres de l’homme ne pouvaient se dérober à la volonté humaine. Or une volonté
humaine bien ordonnée est celle qui tend aux actes qui lui conviennent. Mais
les mêmes actes ne conviennent pas à l’homme à n’importe quel âge. Il faut donc
dire que les enfants n’auraient pas eu dès leur naissance une force suffisante
pour mouvoir leurs membres à n’importe quels actes, mais à ceux qui convenaient
à l’enfance, comme de téter et autres actes de ce genre.
Solutions :
1. La faiblesse dont parle S. Augustin est celle
qui apparaît maintenant chez les enfants même dans les actes qui conviennent à
leur âge ; on le voit bien par les mots qui précèdent ; " placés à côté du
sein, ils sont encore plus capables de pleurer de faim que de téter ".
2. Que certains animaux possèdent dès la naissance
l’usage de leurs membres, cela ne vient pas de leur perfection, puisque
certains animaux plus parfaits n’ont pas cet avantage, mais de la sécheresse de
leur cerveau, et de ce que les actes propres à des animaux de ce genre sont
imparfaits, si bien que peu de force y suffit.
3. La solution a été donnée dans le corps de
l’article. Mais on peut dire aussi que les enfants n’auraient rien désiré sinon
ce qui leur aurait convenu selon une volonté bien ordonnée, et selon leur état.
4. L’homme dans l’état d’innocence aurait connu la
génération, mais non la corruption. Et c’est pourquoi certaines déficiences
infantiles consécutives à la génération auraient pu se produire en cet état,
mais non des faiblesses séniles, qui acheminent à la corruption.
Article 2 — Tous
les enfants seraient-ils nés du sexe masculin ?
Objections :
1. Aristote dit que " la femelle est un mâle
manqué "e, survenant pour ainsi dire en dehors de la visée de la nature.
Mais dans l’état primitif rien ne serait arrivé qui ne fût pas naturel dans la
génération humaine. Donc il ne serait pas né de femmes.
2. Tout engendrant engendre un être qui lui est
semblable, à moins d’être empêché par une impuissance ou par une mauvaise
disposition de la matière, comme lorsqu’un petit feu ne peut enflammer du bois
vert. Or, dans la génération, la vertu active se trouve chez le mâle. Donc,
puisque dans l’état d’innocence, il n’y aurait eu aucune impuissance chez le
mâle, ni aucune mauvaise disposition de la matière chez la femelle, il semble
que les nouveau-nés auraient tous été mâles.
3. Dans l’état d’innocence la génération était
ordonnée à la multiplication des hommes. Mais les hommes auraient pu se
multiplier suffisamment par le premier homme et la première femme, du fait que
ceux-ci devaient vivre sans fin. Donc il n’aurait pas été nécessaire que dans
l’état d’innocence naquissent d’autres femmes.
En sens contraire,
la nature se serait développée par la génération
telle que Dieu l’a instituée. Mais, comme il est dit dans la Genèse (1, 27 ; 2,
22), Dieu institua l’homme et la femme dans la nature humaine. Par conséquent,
en cet état, ce sont des hommes et des femmes qui auraient été engendrés.
Réponse :
Rien n’eût manqué dans l’état d’innocence de ce qui
appartient à la nature humaine, complète. Or, de même que la diversité des
degrés d’être appartient à la perfection de l’univers, de même la diversité des
sexes concourt à la perfection de la nature humaine. Et c’est pourquoi dans
l’état d’innocence l’un et l’autre sexe eussent été produits par la génération.
Solutions :
1. Quand on dit que la femelle est un mâle manqué,
c’est parce qu’elle est en dehors de la visée de la nature particulière, ce
n’est pas qu’elle soit en dehors de la nature universelle, on l’a dit précédemment.
2. La génération de la femme ne se produit pas
seulement, comme dit l’objection, à cause de l’impuissance de la vertu active
ou d’une mauvaise disposition de la matière, mais parfois à cause d’un accident
extérieur. Par exemple, d’après Aristote e, le vent du nord favorise la
génération des garçons, et celui du sud la génération des filles. Parfois aussi
cela vient d’une pensée de l’âme, qui peut facilement modifier le corps. Ceci
pouvait surtout se produire dans l’état d’innocence, où le corps était plus
soumis à l’âme ; et ainsi le sexe de l’enfant aurait été différent au gré de
l’engendrant.
3. Les enfants auraient été engendrés dotés d’une
vie animale à laquelle il appartient d’engendrer tout autant que d’user
d’aliments. Aussi convenait-il que tous engendrassent, et pas seulement les
premiers parents. Cela semble impliquer qu’il serait né autant de filles que de
garçons.
QUESTION 100 — LA CONDITION NATIVE DES ENFANTS QUANT À LA
JUSTICE
1. Les hommes seraient-ils nés avec la justice ? -
2. Seraient-ils nés confirmés en justice ?
Article 1 — Les
hommes seraient-ils nés avec la justice ?
Objections :
1. Hugues de Saint-Victor dit que le premier homme,
avant le péché, aurait engendré . des enfants non chargés de péché sans doute,
mais qui n’auraient pas hérité de la justice de leur père.
2. La justice est réalisée par la grâce, dit S.
Paul (Rm 5, 21 Vg). Or la grâce ne se transmet pas, car alors elle serait
naturelle, mais elle est infusée par Dieu seul. Donc les enfants ne seraient
pas nés avec la justice.
3. La justice est dans l’âme. Mais l’âme ne vient
pas par transmission corporelle. Donc la justice non plus n’aurait pas été
transmise des parents aux enfants.
En sens contraire,
S. Anselme écrit : " Ceux que l’homme eût
engendrés, s’il n’avaient pas péché, eussent été justes dès qu’ils auraient eu
une âme raisonnable. "
Réponse :
Par nature, l’homme engendre un être qui lui est
spécifiquement semblable. Aussi tous les accidents consécutifs à la nature de
l’espèce se retrouvent-ils semblables chez les fils comme chez les parents, à
moins d’une erreur dans l’opération de la nature, erreur qui ne se serait pas
produite dans l’état d’innocence. Mais il n’est pas nécessaire que cette
ressemblance se réalise dans les accidents individuels.
Or, la justice originelle dans laquelle fut créé le
premier homme était un accident de la nature spécifique ; non pas qu’elle fût
causée par les principes spécifiques, mais parce qu’elle était un don accordé
par Dieu à toute la nature. C’est clair, du fait que les opposés sont dans le
même genre ; or le péché originel, qui s’oppose à cette justice, est appelé un
péché de nature ; aussi est-il transmis par les parents à leurs descendants. Et
c’est pourquoi les enfants leur eussent été assimilés également quant à la justice
originelle.
Solutions :
1. La parole de Hugues est à entendre non pas de
l’habitus de justice, mais de l’exercice actuel de cette justice.
2. Certains disent que les enfants seraient nés non
pas avec la justice surnaturelle qui est principe de mérite, mais avec la
justice originelle. Mais la racine de la justice originelle, dans la rectitude
de laquelle l’homme a été créé, consiste dans une soumission surnaturelle de la
raison envers Dieu, qui se réalise par la grâce sanctifiante, comme on l’a dit
précédemment e ; il est donc nécessaire de dire que si les enfants étaient nés
dans la justice originelle, ils seraient nés aussi avec la grâce ; ainsi nous
avons dit plus hautd que le premier homme avait été créé avec la grâce.
Celle-ci toutefois n’en devenait pas naturelle pour autant, car elle n’aurait
pas été transmise par la vertu de la semence, mais eût été accordée à l’homme
dès qu’il aurait eu une âme raisonnable. C’est de la même façon d’ailleurs que
l’âme raisonnable est infusée par Dieu dès que le corps y est disposé, et
pourtant elle n’est pas causée par transmission corporelle.
3. Cela résout la troisième objection.
Article 2 — Les
hommes seraient-ils nés confirmés en justice ?
Objections :
1. S. Grégoire, commentant le texte de Job (3, 13)
: " Je dormirai de mon sommeil... ", dite : " Si aucune
injection de péché n’avait corrompu notre premier père, il n’aurait aucunement
engendré de sa chair des fils de la géhenne ; mais ceux qui maintenant doivent
être sauvés par le Rédempteur auraient été les seuls à être élus pour naître de
lui. " Donc ils seraient tous nés confirmés en justice.
2. S. Anselme écrit que si les premiers parents
" avaient vécu de telle manière que lors de la tentation ils n’eussent pas
péché, ils auraient été confirmés avec toute leur descendance de manière à ne
plus pouvoir pécher ". Donc, les enfants seraient nés confirmés en
justice.
3. Le bien est plus puissant que le mal. Mais le
péché du premier homme a entraîné une nécessité de pécher chez ceux qui
naissent de lui. Donc, si le premier homme avait persévéré dans la justice, il
en aurait découlé chez ses descendants une nécessité d’observer la justice.
4. L’ange qui adhérait à Dieu alors que d’autres
péchaient fut aussitôt confirmé en justice, de manière à ne plus pouvoir
pécher. Donc, si l’homme pareillement avait résisté à la tentation, il eût été
confirmé. Mais tel il fut, tels eussent été ceux qu’il aurait engendrés. Donc
ses fils aussi seraient nés confirmés en justice.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : " Alors la société humaine
tout entière eût été bienheureuse, si eux-mêmes (c’est-à-dire les premiers
parents) n’avaient transmis le mal à leurs descendants, et si personne non
plus, dans leur postérité, n’avait commis d’iniquité qui méritât condamnation.
" Une telle réflexion laisse entendre que même si les premiers hommes
n’avaient pas péché, certains de leur postérité auraient pu commettre
l’iniquité. C’est donc qu’ils ne seraient pas nés confirmés en justice.
Réponse :
Il ne paraît pas possible que dans l’état d’innocence
les enfants fussent nés confirmés en justice. Il est manifeste en effet que les
enfants à leur naissance n’ont pas plus de perfection que n’en ont leurs
parents lorsqu’ils sont en état d’engendrer. Or les parents, aussi longtemps
qu’ils auraient engendré, n’auraient pas été confirmés en justice. Si une
créature rationnelle est confirmée en justice, cela vient de ce qu’elle devient
bienheureuse par la claire vision de Dieu ; car lorsqu’on voit Dieu on ne peut
pas ne pas se fixer en lui, étant donné qu’il est l’essence même de la bonté
dont nul ne peut se détourner, puisque rien n’est désiré et aimé si ce n’est
sous la raison de bien. (je dis cela selon la loi commune, car il peut en
arriver autrement par privilège spécial, comme nous le croyons de la Vierge,
Mère de Dieu.) Mais sitôt qu’Adam serait parvenu à cette béatitude qui lui
ferait voir Dieu face à face, il serait devenu spirituel tant dans son corps
que dans son âme, et sa vie animale aurait cessé, qui est la seule où il eût
fait œuvre de génération. Par conséquent il est manifeste que les petits
enfants ne seraient pas nés confirmés en grâce.
Solutions :
1. Si Adam n’avait pas péché, il n’aurait pas
engendré des fils de la géhenne, c’est-à-dire qui auraient contracté à partir
de lui le péché, cause de la géhenne. Ces fils auraient cependant pu devenir
fils de la géhenne en péchant par leur libre arbitre. Ou bien, s’ils n’étaient
pas devenus fils de la géhenne par leur péché, ce n’eût pas été pour avoir été
confirmés en justice, mais en vertu de la providence de Dieu, par laquelle ils
auraient été gardés indemnes de péché.
2. S. Anselme ne présente pas cela comme une
affirmation, mais comme une hypothèse. Cela se voit à sa façon de parler,
lorsqu’il dit : " Il semble que s’ils avaient vécu... "
3. Cet argument n’est pas concluant, bien que S.
Anselme semble avoir été entraîné par lui, comme on le voit dans son texte. En
effet les descendants ne contractent pas par le péché du premier père une
nécessité de pécher au point de ne pouvoir revenir à la justice, ce qui
n’arrive qu’aux damnés. Aussi n’aurait-il pas transmis à ses descendants
l’impossibilité absolue de pécher, ce qui ne se réalise que chez les
bienheureux.
4. Le cas de l’homme n’est pas semblable à celui de
l’ange. Car l’homme possède un libre arbitre susceptible de changement, aussi
bien après le choix qu’avant celui-ci. Or, ceci n’est pas le fait de l’ange,
comme on l’a dit plus haut en traitant des anges.
QUESTION 101 — LA CONDITION NATIVE DES ENFANTS QUANT À LA
SCIENCE
1. Les enfants seraient-ils nés avec une science
parfaite ? - 2. Auraient-ils eu dès leur naissance l’usage parfait de la raison
?
Article 1 — Les
enfants seraient-ils nés avec une science parfaite ?
Objections :
1. Tel était Adam, tels auraient été les fils qu’il
aurait engendrés. Mais, comme on l’a dit plus haut, Adam avait une science
parfaite. Donc aussi les fils nés de lui.
2. L’ignorance est causée par le péché, dit Bède.
Mais l’ignorance est la privation de science. Donc avant le péché les
nouveau-nés auraient eu toute la science.
3. Les nouveau-nés auraient eu aussitôt la justice.
Mais la justice requiert la science, qui dirige dans l’action. Donc ils
auraient eu la science.
En sens contraire,
notre âme, par nature, est " comme une
tablette rase où il n’y a rien d’écrit ". Mais la nature de l’âme est
maintenant identique à ce qu’elle eût été alors. Donc les âmes des enfants,
pour commencer, auraient été dénuées de science.
Réponse :
Comme on l’a dit plus haut, pour ce qui est
au-dessus de la nature, on fait confiance à l’autorité seule ; aussi, là où
l’autorité est muette, devons-nous suivre la condition de la nature. Or, il est
naturel à l’homme d’acquérir la science par les sens, comme on l’a dit
précédemment ; et si l’âme est soumise à un corps, c’est parce qu’elle a besoin
de lui pour son opération propre ; ce qui ne serait pas, si, dès le
commencement, elle avait une science non acquise par les facultés sensibles.
Aussi faut-il dire que, dans l’état d’innocence, les enfants ne seraient pas
nés avec une science parfaite ; ils l’auraient acquise sans difficulté au cours
du temps par découverte personnelle ou par enseignement.
Solutions :
1. Avoir une science parfaite était un accident
individuel du premier père, en tant que celui-ci était institué père et
instructeur de tout le genre humain. Et c’est pourquoi, sur ce point, il
n’engendrait pas des fils semblables à lui ; mais seulement quant aux accidents
naturels ou gratuits accordés à toute la nature.
2. L’ignorance est la privation de la science que
l’on doit avoir pour un temps donné. Cela n’eût pas existé chez les enfants
nouveau-nés ; ils auraient eu en effet la science qui leur convenait pour ce
temps-là. C’est pourquoi il n’y aurait pas eu en eux ignorance, mais non-savoir
par rapport à certains objets. Ce non-savoir que Denys reconnaît chez les
saints anges eux-mêmes.
3. Les enfants auraient eu une science suffisante
pour les diriger dans les œuvres de justice où les hommes sont dirigés par les
principes universels du droit ; mais cette science, ils l’auraient eue alors
avec beaucoup plus de plénitude que nous ne l’avons par nature, et de même pour
les autres principes universels.
Article 2 — Les
enfants auraient-ils eu dès leur naissance l’usage parfait de la raison ?
Objections :
1. Si maintenant les enfants n’ont pas l’usage
parfait de la raison, c’est parce que l’âme est appesantie par le corps. Mais
cela n’existait pas alors car, dit le livre de la Sagesse (9,15) : " Le
corps corruptible appesantit l’âme. " Donc, avant le péché et la
corruption consécutive au péché, les enfants auraient eu dès leur naissance
l’usage parfait de la raison.
2. Certains autres animaux ont dès la naissance
l’usage de leur activité naturelle ; c’est ainsi que l’agneau fuit aussitôt le
loup. A bien plus forte raison les hommes dans l’état d’innocence auraient-ils
eu dès la naissance le parfait usage de la raison.
En sens contraire,
la nature progresse de l’imparfait au parfait chez
tous les êtres engendrés. Par conséquent les enfants n’auraient pas eu, dès le
commencement, le parfait usage de la raison.
Réponse :
Il est clair, d’après ce qui a été dit
précédemment, que l’usage de la raison dépend d’une certaine façon de l’usage
des facultés sensibles ; c’est pourquoi lorsque les sens sont liés et les
puissances sensitives internes empêchées, l’homme n’a pas le parfait usage de
sa raison, comme cela se voit chez ceux qui dorment ou qui délirent. Or, les
puissances sensibles sont les vertus d’organes corporels ; aussi lorsque leurs
organes sont entravés, il est nécessaire que leurs actes soient empêchés, et
par suite l’usage de la raison. Chez les enfants ces puissances trouvent une
entrave dans l’excessive humidité du cerveau. Et c’est pourquoi chez eux il n’y
a pas de parfait usage de la raison, pas plus que des autres membres. Aussi les
enfants dans l’état d’innocence n’auraient pas eu le parfait usage de la raison
tel qu’ils devaient l’avoir à l’âge adulte. Ils auraient eu pourtant un usage
de la raison plus parfait que maintenant pour les choses qui relevaient de cet
état, comme on l’a dit plus haut pour l’usage des membres.
Solutions :
1. L’appesantissement de l’âme qui résulte de la
corruption du corps consiste en ce que l’usage de la raison est gêné même pour
les choses qui concernent l’homme à tout âge.
2. Même les autres animaux n’ont pas dès le
commencement un usage parfait de leur activité naturelle comme ils l’ont par la
suite. Cela se voit dans le fait que les oiseaux apprennent à leurs petits à
voler, et on trouve des choses semblables dans d’autres espèces d’animaux. Et
cependant chez l’homme il y a une entrave spéciale du fait de l’abondante
humidité du cerveau, comme on l’a dit plus haut.
QUESTION 102 — LE LIEU DE L’HOMME, QUI EST LE PARADIS
1. Le paradis est-il un lieu corporel ? - 2. Est-il
un lieu qui convient à l’habitation de l’homme ? - 3. Pourquoi l’homme fut-il
placé dans le paradis ? - 4. Devait-il être créé dans le paradis ?
Article 1 — Le
paradis est-il un lieu corporel ?
Objections :
1. Bède dit a que " le paradis atteint
jusqu’au cercle lunaire ". Mais aucun lieu terrestre ne peut être dans ce
cas, car il est contre la nature de la terre de s’élever si haut ; en outre,
sous le globe lunaire c’est la région du feu, qui consumerait la terre. Donc le
paradis n’est pas un lieu corporel.
2. L’Écriture évoque (Gn 2, 10) quatre fleuves qui
sortent du paradis. Or les fleuves qui sont nommés là ont manifestement leur
origine ailleurs, comme on le voit chez Aristote. Donc le paradis n’est pas un
lieu corporel.
3. On a exploré très activement tous les lieux
habitables de la terre sans jamais mentionner le lieu du paradis. C’est donc,
semble-t-il, que celui-ci n’est pas un lieu corporel.
4. La description du paradis terrestre comporte un
arbre de vie. Mais celui-ci est une réalité spirituelle ; on dit en effet dans
le livre des Proverbes (3, 18) à propos de la Sagesse qu’elle est " un
arbre de vie pour qui la saisit ". C’est donc que le paradis lui non plus
n’est pas un lieu corporel, mais spirituel.
5. Si le paradis est un lieu corporel, il faut que
les arbres du paradis eux aussi soient corporels. Mais il ne le semble pas, car
les arbres corporels ont été produits le troisième jour ; et on ne parle de la
plantation des arbres du paradis, dans la Genèse (2, 8, 9), qu’après l’œuvre
des six jours. C’est donc que le paradis n’est pas un lieu corporel.
En sens contraire,
S. Augustin écrit " Il y a trois opinions
principales sur le paradis celle qui veut le comprendre de façon purement
corporelle ; l’autre de façon purement spirituelle ; la troisième qui
l’interprète de l’une et l’autre façon, et c’est celle-ci, je l’avoue, qui me
plaît. "
Réponse :
Comme dit S. Augustin : " Rien n’empêche
d’adopter les interprétations spirituelles du paradis qui peuvent être utiles,
pourvu toutefois que l’on croie à la vérité absolument fidèle de cette
histoire, telle qu’elle se manifeste dans le récit des événements. " En
effet, ce que l’Écriture dit du paradis se présente à la façon d’un récit
historique ; or, dans tout ce que l’Écriture rapporte de cette façon, il faut
prendre comme fondement l’authenticité de l’histoire, et c’est là-dessus qu’il
faut bâtir les interprétations spirituelles. Le paradis est donc, selon Isidore
: " Un lieu situé à l’Orient, dont le nom se traduit par jardin. "
C’est à bon droit qu’on le dit situé en Orient. Il
faut croire en effet qu’il est placé dans le lieu le plus noble de toute la
terre ; or, étant donné que l’Orient est la droite du ciel, comme on le voit
dans Aristote, et que la droite est plus noble que la gauche, il était
convenable que le paradis terrestre fût institué par Dieu à l’Orient.
Solutions :
1. L’expression de Bède n’est pas juste, si on la
prend dans son sens obvie. On peut pourtant l’interpréter comme ceci : le
paradis " s’élève jusqu’au lieu du globe lunaire " non pas
géographiquement, mais métaphoriquement, en ce sens qu’il y règne un équilibre
de température qui n’est jamais troublé, selon Isidore, et sur ce point il est
assimilé aux corps célestes où ne s’exerce aucune contrariété ; pourtant, si
l’on fait mention du globe lunaire plutôt que des autres sphères, c’est parce
que le globe lunaire est la limite des corps célestes de notre côté, et aussi
parce que, parmi les corps célestes, c’est la lune qui a le plus d’affinité
avec la terre ; aussi comporte-t-elle certaines ténèbres nuageuses, commençant
ainsi à s’approcher de l’opacité.
D’autres disent que le paradis atteignait jusqu’au
globe lunaire, c’est-à-dire jusqu’à l’interstice central de l’air où sont
engendrés les pluies, les vents, etc., parce que l’influence sur ce genre
d’évaporations est attribuée surtout à la lune. Mais si cette explication était
exacte, ce lieu ne conviendrait pas à l’habitation des hommes, puisqu’il y
règne le climat le plus excessif et qu’il n’est pas accommodé à la complexion
humaine comme l’air inférieur, plus proche de la terre.
2. Comme dit S. Augustin, " il faut penser que
ce lieu est très éloigné des investigations humaines..., que les fleuves dont
on dit que les sources sont connues se sont perdus quelque part sous la terre
et ont rejailli en d’autres lieux... En effet qui ignore que c’est là un
phénomène qui a coutume de se produire pour certaines eaux ? "
3. Ce lieu est coupé de notre habitat par certains
obstacles : des montagnes, des mers, ou quelque région brûlante,
infranchissable. Et c’est pourquoi les géographes n’ont pas mentionné ce lieu.
4. L’arbre de vie est un arbre matériel, ainsi
appelé parce que son fruit avait la vertu de conserver la vie, comme il a été
dit plus haut. Et cependant il avait une signification spirituelle, comme le
rocher du désert était une réalité matérielle qui pourtant symbolisait le
Christ (1 Co 10, 4). Pareillement, l’arbre de la science du bien et du mal
était un arbre matériel, ainsi dénommé à cause de l’événement futur,
puisqu’après en avoir mangé, l’homme apprit par l’expérience du châtiment
quelle distance il y a entre le bien de l’obéissance et le mal de la
désobéissance. Et néanmoins il pouvait symboliser le libre arbitre, comme
disent certains.
5. D’après l’interprétation de S. Augustin, les
plantes ne furent pas produites effectivement le troisième jour, mais selon
certaines raisons séminales ; c’est après l’œuvre des six jours que les plantes
furent produites effectivement, tant celles du paradis que les autres. D’après
les autres Pères, il faut dire que toutes les plantes furent produites en acte
le troisième jour, y compris les arbres du paradis ; et lorsqu’on parle d’une
plantation des arbres du paradis après l’œuvre des six jours, il faut entendre
cela comme un rappel ; aussi bien notre texte porte-t-il (Gn 2, 8 Vg) : "
Le Seigneur Dieu avait planté dès le début le paradis de délices. "
Article 2 — Le
paradis est-il un lieu qui convient à l’habitation de l’homme ?
Objections :
1. L’homme et l’ange sont ordonnés de semblable
façon à la béatitude. Mais l’ange fut établi dès le début comme habitant le
lieu des bienheureux, qui est le ciel empyrée. Par conséquent c’est là aussi
qu’il eût fallu établir l’habitation de l’homme.
2. Si un lieu quelconque est dû à l’homme, c’est
soit en raison de l’âme, soit en raison du corps.
Si c’est en raison de l’âme, le lieu qui lui est
dû, c’est le ciel, qui semble être le lieu naturel de l’âme, puisque toutes en
ont le désir implanté en elles. Mais en raison du corps, aucun autre lieu ne
lui est dû qu’aux autres animaux. Par conséquent le paradis n’était à aucun
titre le lieu qui convenait à l’habitation de l’homme.
3. Un lieu n’a pas de raison d’être, si rien n’y
est contenu. Mais, depuis le péché, le paradis n’est pas le lieu de
l’habitation des hommes. Donc, si c’est un lieu approprié à l’habitation de
l’homme, il semble avoir été institué par Dieu en vain.
4. L’homme étant d’une complexion moyenne, il lui
faut un lieu tempéré. Mais le lieu du paradis n’est pas un lieu tempéré ; on
dit en effet qu’il est sous le cercle de l’équateur, lieu qui doit être très
chaud puisque deux fois dans l’année le soleil y passe sur le sommet de la tête
des habitants. Donc, le paradis n’est pas un lieu favorable à l’habitat humain.
En sens contraire,
S. Jean Damascène dit du paradis que " c’est
une région divine, digne séjour de celui qui était à l’image de Dieu ".
Réponse :
Comme il a été dit plus haut, si l’homme était
incorruptible et immortel, ce n’est pas parce que son corps possédait une
disposition à l’incorruptibilité, mais parce que son âme possédait une force
pour préserver le corps de la corruption. Or, un corps humain peut se corrompre
soit par le dedans, soit par le dehors. Il se corrompt par le dedans du fait
que l’élément humide se trouve consumé, et du fait qu’il vieillit, comme on l’a
dit ci-dessus ; à cette corruption le premier homme pouvait obvier par la
nourriture. Parmi les facteurs extérieurs qui entraînent la corruption se
trouve surtout l’atmosphère non tempérée ; aussi le meilleur remède à ce genre
de corruption est le caractère tempéré de l’atmosphère. Or, dans le paradis, on
trouve l’un et l’autre, car, dit S. Jean Damascène, c’est un lieu "
resplendissant d’une atmosphère tempérée, extrêmement subtile et pure, orné de
plantes toujours en fleurs ". Ainsi., il est manifeste que le paradis est
un lieu convenable à l’habitation des hommes dans leur premier état
d’immortalité.
Solutions :
1. Le ciel empyrée est le plus élevé des lieux
corporels, et en outre il est étranger à tout changement. Par le premier de ces
traits, il est le lieu convenable à la nature angélique, car, dit S. Augustin,
Dieu régit la création corporelle par celle qui est spirituelle ; aussi est-il
convenable que la nature spirituelle soit placée au-dessus de toute nature
corporelle, comme pour présider sur elle. Par le second trait, le ciel empyrée
est accordé à l’état de béatitude, lequel est affermi dans la stabilité
suprême. Ainsi donc le lieu de la béatitude est naturel à l’ange selon sa
nature ; et c’est pourquoi celui-ci y a été créé. Mais il ne convient pas à
l’homme selon la nature de celui-ci, puisque l’homme ne préside pas à
l’ensemble de la création corporelle par mode de gouvernement ; il ne lui
convient qu’en raison de la béatitude ; aussi l’homme n’a-t-il pas été placé
dès le début dans le ciel empyrée, mais il devait y être transféré dans l’état
de la béatitude finale.
2. Il est ridicule de dire que pour l’âme ou une
substance spirituelle quelconque il y a quelque lieu naturel ; c’est en vertu
d’une certaine convenance que l’on attribue un lieu spécial à la créature
incorporelle. Le paradis terrestre en effet était un lieu qui convenait à
l’homme aussi bien pour son âme que pour son corps, en tant que son âme
possédait la force de préserver le corps humain de la corruption. Ce qui n’est
pas accordé aux autres animaux. Et c’est pourquoi, dit S. Jean Damascène "
aucun des êtres sans raison n’habite " le paradis, bien que, en vertu
d’une disposition particulière, les animaux y aient été amenés à Adam par Dieu
et que le serpent y ait accédé par l’opération du diable.
3. Ce n’est pas parce que l’habitation de l’homme
ne s’y trouve plus depuis le péché que ce lieu n’a pas de raison d’être ; ce
n’est pas pour rien non plus qu’une certaine immortalité avait été accordée à
l’homme bien qu’il dût ne pas la conserver. Par là se manifeste la bonté de
Dieu pour l’homme, et celui-ci découvre ce qu’il a perdu par son péché.
D’ailleurs, comme on le dit, Hénoch et Élie habitent maintenant dans ce
paradis.
4. Ceux qui disent que le paradis se trouve sous le
cercle de l’équateur pensent que sous ce cercle il y a un lieu extrêmement
tempéré en raison de l’égalité des jours et des nuits en tout temps ; et aussi
parce que le soleil n’en est jamais très éloigné, ce qui entraînerait un froid
excessif ; et enfin il n’y a pas là-bas non plus de chaleur excessive, car même
si le soleil passe sur la tête des gens, il ne reste pas longtemps dans cette
situation. Aristote toutefois dit expressément q que cette région est
inhabitable à cause de sa chaleur. Ceci paraît plus vraisemblable, car les
terres où le soleil ne passe jamais droit au-dessus de la tête sont d’une
chaleur excessive à cause de la seule proximité du soleil. Quoi qu’il en soit,
il faut croire que le paradis a été placé dans un lieu très tempéré, soit sous
l’équateur, soit ailleurs.
Article 3 — Pour
quelle fin l’homme fut-il placé dans le paradis ?
Objections :
1. Il semble que l’homme n’ait pas été placé dans
le paradis afin d’y travailler et de le garder. Car ce qui a été introduit
comme châtiment du péché n’aurait pas existé au paradis, dans l’état
d’innocence. Mais l’agriculture a été introduite comme châtiment du péché, dit
la Genèse (3, 17). Donc l’homme n’a pas été placé au paradis pour y travailler.
2. Il n’est pas nécessaire de placer une garde là
où l’on ne craint aucun assaut violent. Mais au paradis on n’avait à redouter
aucun assaillant. Par conséquent il n’était pas nécessaire de le garder.
3. Si l’homme a été placé dans le paradis pour y
travailler et le garder, cela semble entraîner que l’homme a été fait pour le
paradis et non le paradis pour l’homme, ce qui paraît faux. Donc l’homme n’a
pas été placé dans le paradis pour y travailler et le garder.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (2,15) : " Le
Seigneur Dieu prit l’homme et le plaça dans un paradis de délices pour y
travailler et le garder. "
Réponse :
Selon S. Augustin, cette parole de la Genèse peut
être comprise de deux façons. D’abord en ce sens que Dieu aurait placé l’homme
dans le paradis pour que lui, Dieu, travaillât et gardât l’homme ; il travaillerait
en le justifiant, (on sait que si ce travail cessait, l’homme serait aussitôt
dans les ténèbres, de la même façon que l’air lorsque cesse l’influx lumineux)
; et il garderait l’homme de toute corruption et de tout mal. Un autre sens est
celui-ci : " Afin que l’homme travaillât et gardât le paradis. " Mais
ce travail n’aurait pas été pénible comme après le péché ; il aurait été joyeux
à cause de l’expérience que l’homme aurait faite de sa force naturelle. En
outre, la garde dont il était chargé n’était pas tournée contre un envahisseur,
elle était destinée à ce que l’homme se gardât à lui-même le paradis, en
évitant de le perdre par le péché. Et tout cela tournait au bien de l’homme ;
et ainsi c’est bien le paradis qui est ordonné au bien de l’homme et non pas
l’inverse.
Cela donne la réponse aux Objections.
Article 4 —
L’homme devait-il être créé dans le paradis ?
Objections Il semble que oui, car l’ange a été créé
dans le lieu où il devait habiter, qui est le ciel empyrée. Mais le paradis était
le lieu qui convenait à l’habitation de l’homme avant le péché. Il semble donc
que l’homme ait dû être créé dans le paradis.
2. Les autres animaux se conservent dans le lieu où
ils ont été engendrés, les poissons dans les eaux, les animaux marcheurs sur la
terre d’où ils ont été tirés. Or l’homme se serait conservé dans le paradis,
comme on l’a dit. C’est donc là qu’il a dû être créé.
3. La femme a été créée dans le paradis. Mais
l’homme est plus digne que la femme. A bien plus forte raison par conséquent
aurait-il dû être créé dans le paradis.
En sens contraire,
il est dit dans la Genèse (2, 15) : " Dieu
prit l’homme et le plaça dans le paradis. "
Réponse :
Le paradis était le lieu convenable à l’habitation
de l’homme en raison de l’incorruption de l’état primitif. Or cette
incorruption n’appartenait pas à l’homme selon sa nature, mais en vertu d’un
don surnaturel de Dieu. Donc, pour que cela fût imputé à la grâce de Dieu et
non à la nature humaine, Dieu créa l’homme en dehors du paradis et le plaça ensuite
dans le paradis pour qu’il y habitât pendant tout le temps de sa vie animale,
pour être transféré après cela au ciel, lorsqu’il aurait obtenu la vie
spirituelles.
Solutions :
1. Le ciel empyrée est un lieu qui convient aux
anges en vertu de leur nature, aussi est-ce là qu’ils furent créés.
2. Pareillement les lieux en question conviennent à
ces animaux selon leur nature.
3. La femme a été faite dans le paradis, non en
raison de sa dignité à elle, mais de celle du principe à partir duquel son
corps était formé. Pareillement c’est dans le paradis aussi que seraient nés
les enfants, puisque les parents y étaient déjà.
QUESTION 103 — LE GOUVERNEMENT DU MONDE EN GÉNÉRAL
1. Le monde est-il gouverné par quelqu’un ? - 2.
Quel est le but de ce gouvernement ? - 3. Le monde est-il gouverné par un être
unique ? - 4. Les effets de ce gouvernement. 5. Toutes choses sont-elles
soumises au gouvernement divin ? - 6. Toutes choses sont-elles gouvernées
immédiatement par Dieu ? - 7. Peut-il se produire quelque chose en dehors de
l’ordre du gouvernement divin ? - 8. Quelque chose peut-il s’opposer à la
providence divine ?
Article 1 — Le
monde est-il gouverné par quelqu’un ?
Objections :
1. On ne peut gouverner que les êtres qui sont mus
ou qui agissent en vue d’une fin. Mais les réalités naturelles, qui constituent
la plus grande partie du monde, ne sont pas mues et n’agissent pas en vue d’une
fin, puisqu’elles ne connaissent pas la fin. Le monde n’est donc pas gouverné.
3. L’être qui est nécessairement déterminé à un
seul parti n’a pas besoin d’être gouverné de l’extérieur. Or, les principaux
éléments du monde sont déterminés de façon nécessaire à une seule ligne de
conduite dans leurs actes et leurs mouvements. Donc le monde n’a pas besoin
d’être gouverné.
En sens contraire,
nous lisons dans le livre de la Sagesse (14, 3 Vg)
: " Mais toi, Père, tu gouvernes toutes choses par ta providence. "
Et Boèce écrit : " Ô toi qui gouvernes le monde selon un plan éternel !
"
Réponse :
Certains philosophes anciens ont refusé d’admettre
que le monde soit gouverné, disant que toutes choses sont menées par le hasard.
Mais cette position apparaît insoutenable pour deux motifs. D’abord en raison
de ce qui se manifeste dans les choses elles-mêmes. Nous voyons en effet les
êtres naturels réaliser ce qui est le meilleur, soit toujours, soit dans la
plupart des cas ; cela n’arriverait pas s’il n’y avait pas une providence pour
mener ces êtres à bonne fin, ce qui est gouverner. C’est pourquoi l’ordre
constant qui est dans les choses démontre lui-même manifestement que le monde
est gouverné. Ainsi, selon la remarque de Cicéron citant Aristote, lorsqu’on
entre dans une maison bien rangée, on perçoit dans cet ordre même l’idée
directrice du maître de maison.
En second lieu, la même conclusion se tire de la
considération de la bonté divine par laquelle toutes choses ont été produites
dans l’être, comme on l’a vu précédernment. Car, puisqu’un être excellent ne
peut produire que des choses excellentes, il ne convient pas à la souveraine
bonté de Dieu de ne pas conduire à leur perfection les réalités créées par lui.
Or la perfection dernière d’un être se trouve dans l’obtention de sa fin. Il
appartient donc à la bonté divine, après avoir donné aux choses l’existence, de
les acheminer à leur fin. Ce qui est gouverner.
Solutions :
1. Un être est mû ou agit en vue d’une fin de deux
manières.
Selon la première, il se porte lui-même vers sa
fin, comme le font l’homme et les autres créatures raisonnables, car il leur
appartient de connaître la raison de fin, et de moyens qui y conduisent.
Ou bien on dit qu’un être agit ou est mû en vue
d’une fin parce qu’un autre l’actionne ou le dirige vers la fin ; ainsi la
flèche est dirigée sur la cible par l’archer qui connaît la cible, tandis que
la flèche l’ignore. C’est pourquoi, de même que le mouvement de la flèche vers
un but déterminé démontre à l’évidence que la flèche est dirigée par un être
connaissant, ainsi le cours assuré des réalités naturelles privées de
connaissance manifeste clairement qu’une intelligence gouverne le monde.
2. Dans tous les êtres créés, il y a quelque chose
de stable, ne serait-ce que la matière première, et aussi quelque chose de
mobile, du moment que nous considérons l’action comme un mouvement. Sous ce
double rapport, un être a besoin d’être gouverné ; car ce qu’il y a en lui de
stable retournerait au néant, parce qu’il en vient, si la main qui le gouverne
ne le conservait, comme nous le montrerons bientôt d.
3. La nécessité naturelle inhérente aux choses
déterminées à un seul parti est imprimée en elles par Dieu qui les dirige à
leur fin, à la manière de cette nécessité imposée à la flèche par l’archer, et
qui la porte vers la cible. Cette impulsion est dans l’archer, non dans la
flèche. Il y a cependant cette différence que les créatures reçoivent de Dieu
leur propre nature, tandis que le mouvement que l’homme leur imprime sans tenir
compte de leur nature relève de la violence. C’est pourquoi, de même que la
nécessité, issue de la violence et imprimée au mouvement de la flèche,
manifeste la visée de l’archer, de même la nécessité de nature, donnée par Dieu
aux créatures, démontre le gouvernement de la providence divine.
Article 2 — Quel
est le but de ce gouvernement du monde ?
Objections :
1. Il semble que la cause finale du gouvernement du
monde ne soit pas une réalité extérieure au monde. En effet, le but du
gouvernement est celui auquel il conduit la chose gouvernée. Mais ce but ne
peut être qu’un bien inhérent à la chose elle-même ; c’est ainsi que le malade
est amené à la santé, laquelle est un bien existant en lui. La fin du
gouvernement des êtres n’est donc pas un bien extérieur à eux, mais un bien qui
se trouve en eux-mêmes.
2. Selon Aristote, la fin d’un être est ou bien son
opération ou bien l’œuvre qu’il produit. Mais il ne peut y avoir d’œuvre
produite qui soit en dehors de l’ensemble de l’univers ; quant à l’opération,
elle a pour sujet celui qui agit. Rien d’extérieur au monde ne peut donc être
la fin du gouvernement des choses.
3. Le bien de la multitude réside dans l’ordre, et
dans la paix qui est " la tranquillité de l’ordre " selon S.
Augustin. Mais le monde consiste en une multitude de choses. La fin du
gouvernement du monde sera donc un ordre pacifique qui existe dans les choses
elles-mêmes. Elle ne sera donc pas quelque chose d’extérieur au monde.
En sens contraire,
il est écrit au livre des Proverbes (16, 4 Vg) :
" Le Seigneur a tout fait en vue de lui-même. " Or Dieu est extérieur
à tout l’ordre de l’univers. La fin des choses est donc un bien extérieur.
Réponse :
Puisque la fin répond au principe, il ne peut se
faire, une fois connu le principe des choses, que leur fin soit ignorée. Donc,
puisque le principe des choses, qui est Dieu, est extérieur à tout l’ensemble
de l’univers, ainsi qu’on l’a dit, il en résulte nécessairement que la fin des
choses est aussi un bien extrinsèque.
C’est logique. Il est manifeste en effet que le
bien a valeur de fin. D’où il suit que la fin particulière d’une chose est un
bien particulier, tandis que la fin générale de tous les êtres est un bien
universel. Or le bien universel, c’est ce qui est bon par soi et par son
essence ; c’est ce qui, en d’autres termes, réalise l’essence même de la bonté.
Le bien particulier au contraire n’est bon que par participation. Or, il est
évident que, dans tout l’ensemble des créatures, aucun être n’est bon que par
participation. Dès lors le bien qui est la fin de tout l’univers doit
nécessairement être extérieur à tout l’univers.
Solutions :
1. Nous acquérons un bien de multiples manières :
tantôt il s’agit d’une forme qui se réalise en nous, comme la santé ou la
science ; tantôt il s’agit d’une œuvre accomplie par nous, ainsi l’architecte
obtient son but en construisant une maison ; tantôt enfin il s’agit d’un bien
que nous acquérons ou possédons, ainsi celui qui achète un champ parvient à ses
fins en en prenant possession. Rien n’empêche donc que la fin à laquelle est
conduit l’univers soit un bien extérieur.
2. Aristote parle des fins poursuivies dans le
domaine des arts. Certains arts ont pour but l’opération elle-même : la fin du
cithariste est de jouer de la cithare. D’autres arts ont pour fin une œuvre
réalisée : la fin recherchée par le bâtisseur, ce n’est pas l’acte de bâtir,
c’est la maison. Mais il arrive qu’une réalité extrinsèque soit une fin, à
titre non seulement d’ouvrage réalisé, mais encore comme possédé, ou même
encore représenté. Ainsi pouvons-nous dire qu’Hercule est la fin de l’image que
l’on fait pour le représenter. On peut donc dire qu’un bien extérieur à tout
l’univers est la fin du gouvernement de tout l’univers, en tant précisément que
ce bien est possédé et représenté, car toute chose tend à participer du bien et
à s’assimiler à lui selon son pouvoir.
3. Certes, il y a une fin de l’univers qui lui est
immanente - c’est. l’ordre de ce même univers ; mais ce bien n’est pas la fin
ultime, car il est ordonné à un bien extrinsèque comme à sa fin suprême. Ainsi
l’ordre de l’armée est ordonné au chef, selon la remarque d’Aristote.
Article 3 — Le
monde est-il gouverné par un être unique ?
Objections :
1. Nous jugeons de la cause par ses effets. Or,
dans le gouvernement du monde, il apparaît que les choses ne sont pas
gouvernées et n’agissent pas de manière uniforme : les unes sont contingentes,
les autres sont nécessaires, et elles diffèrent encore autrement. Donc le monde
n’est pas gouverné par un être unique.
2. Quand des réalités sont gouvernées par un seul
être, il n’y a plus de désaccord entre elles, à moins d’impéritie, de sottise
ou d’impuissance chez celui qui gouverne, ce qui n’est pas le cas de Dieu. Mais
il y a désaccord et lutte entre les créatures ; les contraires en sont la
preuve. Donc le monde n’est pas gouverné par un seul être.
3. Dans la nature, on trouve toujours le meilleur.
Mais, selon l’Ecclésiastique (4, 9), " il est meilleur d’être deux
ensemble qu’un, seul". Le monde est donc gouverné, non par un seul être,
mais par plusieurs.
En sens contraire,
nous confessons un seul Dieu et un seul Seigneur,
selon l’Apôtre (1 Co 8,6) : " Nous n’avons qu’un Dieu, le Père, et un seul
Seigneur. " Et ces deux titres concernent le gouvernement : au Seigneur en
effet appartient le gouvernement de ses sujets ; et le nom de Dieu se réfère
étymologiquement à sa providence, nous l’avons dit antérieurement. Donc le
monde est gouverné par un seul.
Réponse :
Il est nécessaire de dire que le monde est gouverné
par un être unique. Car, puisque la fin de ce gouvernement est ce qui est
essentiellement bon, ce qui est le bien le meilleur, il s’ensuit nécessairement
que le gouvernement du monde soit le meilleur. Or le meilleur gouvernement est
celui d’un seul. La raison en est que le gouvernement n’est rien d’autre que la
conduite des gouvernés vers une fin qui est un bien. Et l’unité appartient à
l’idée de bonté : c’est ce que Boèce prouve par ce fait que toutes choses, en
désirant le bien, désirent l’unité sans laquelle elles ne peuvent exister. Car
aucune réalité ne possède l’être sinon autant qu’elle est une ; et c’est
pourquoi nous voyons les choses s’opposer de tout leur pouvoir à leur division
; et leur dissolution provient toujours d’un défaut qui est en elles. De là
vient que le but recherché par celui qui gouverne une multitude, c’est l’unité
et la paix.
Or la cause propre de l’unité, c’est l’un par soi.
Il est manifeste en effet que plusieurs individus ne peuvent réaliser l’unité
et l’accord sur divers objets que s’ils sont déjà unis eux-mêmes de quelque
manière. Mais ce qui est un par soi peut être cause d’unité d’une manière
beaucoup plus étroite et aisée que ne le peuvent plusieurs individus unis
ensemble. La multitude est donc mieux gouvernée par un seul que par plusieurs.
Il reste donc que le gouvernement du monde, qui est
le meilleur, est l’œuvre d’un seul. Et c’est ce que remarque Aristote quand il
écrit : " Les êtres ne veulent pas être mal gouvernés ; la pluralité des
chefs fait obstacle au bien ; ce qu’il faut donc, c’est un chef unique. "
Solutions :
1. Le mouvement est un acte du mobile, produit par
celui qui meut. La diversité des mouvements vient de la diversité des mobiles,
qui est requise pour la perfection de l’univers, nous l’avons dit. Mais elle ne
vient pas de la diversité des gouvernants.
2. Les contraires, bien qu’ils soient en désaccord
par rapport à leurs fins prochaines, se rejoignent cependant quant à la fin
ultime, car ils sont compris dans un seul ordre universel.
3. Quand il s’agit de biens particuliers, il vaut
mieux en posséder deux qu’un seul. Mais pour ce qui est du bien essentiel, on
ne saurait faire aucune addition à sa bonté.
Article 4 — Les
effets de ce gouvernement
Objections :
1. Il semble que l’effet du gouvernement du monde
soit unique. Car l’effet d’un gouvernement, c’est, semble-t-il, ce qu’il cause
dans les réalités gouvernées. Or cet effet est unique, à savoir le bien de
l’ordre, comme c’est évident pour une armée. Donc le gouvernement du monde a un
effet unique.
2. Il est naturel que de l’unité procède l’unité.
Et puisque le monde est gouverné par un être unique comme on l’a montré à
l’article précédent, l’effet de ce gouvernement doit être unique.
3. Si l’unité du gouvernement divin ne produit pas
l’unité de ses effets, ceux-ci seront multipliés par la multitude des
gouvernés. Or celle-ci est innombrable. Innombrables seront donc aussi les
effets du gouvernement divin.
En sens contraire,
selon Denys, "la Déité contient et remplit
elle-même toutes choses de sa providence et de sa bonté parfaite ". Or le
gouvernement relève de la providence. Le gouvernement divin aura donc des
effets déterminés.
Réponse :
L’effet d’une action peut être apprécié à partir de
la fin de cette action ; car c’est par l’opération que l’on parvient à la fin.
La fin du gouvernement divin est le bien essentiel auquel toutes choses
s’efforcent de participer et de s’assimiler. L’effet du gouvernement du monde
peut donc se prendre à un triple point de vue.
1. Du point de vue de la fin elle-même ; sous ce
rapport, il n’y a qu’un seul effet de gouvernement ; c’est l’assimilation au
souverain bien.
2. On peut apprécier les effets du gouvernement au
point de vue de la manière dont cette assimilation se réalise. En ce sens, il y
a deux effets du gouvernement, car la créature est assimilée à Dieu de deux
manières : d’une part elle est bonne à la manière dont Dieu est bon, en ce sens
qu’elle-même est bonne ; d’autre part elle meut une autre créature vers la
bonté, à la manière dont Dieu est cause de bonté dans les êtres. D’où résultent
deux effets du gouvernement : la conservation des choses dans le bien, leur
motion vers le bien.
3. On peut considérer les effets du gouvernement
divin d’un point de vue particulier ; sous ce rapport, ils sont innombrables.
Solutions :
1. L’ordre de l’univers englobe et la conservation
des choses diverses établies par Dieu, et leur motion. On trouve, en effet,
sous ces deux points de vue, de l’ordre dans le monde : en tant qu’une chose
est meilleure qu’une autre, et en tant que l’une est mue par l’autre.
2 et 3. Les deux autres objections se trouvent
résolues par ce que nous avons exposé.
Article 5 —
Toutes choses sont-elles soumises au gouvernement divin ?
Objections :
1. On lit dans l’Ecclésiaste (9,11) : " J’ai
vu sous le soleil que la course ne revient pas aux plus rapides, ni la lutte
aux plus vaillants. Il n’y a pas de pain pour les sages, ni de richesse pour
les intelligents, ni de faveur pour les savants ; car le temps de malchance
leur arrive à tous. " Or ce qui est soumis au gouvernement de quelqu’un
n’est pas soumis au hasard. Donc les réalités qui sont sous le soleil ne sont
pas soumises au gouvernement divin.
2. On lit chez S. Paul (1 Co 9, 9) : "Dieu ne
se soucie pas des bœufs." Mais chacun prend souci de ce qu’il gouverne.
Donc toutes choses ne sont pas soumises au gouvernement divin.
3. Ce qui peut se gouverner soi-même ne semble pas
avoir besoin du gouvernement d’un autre. Mais la créature rationnelle peut se
gouverner elle-même., car elle a la maîtrise de ses actes, et elle peut agir
par elle-même, au lieu d’être conduite par un autre, ce qui est le propre des
gouvernés. Tout n’est donc pas soumis au gouvernement divin.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : " Dieu ne veille pas
seulement sur le ciel et la terre, sur l’homme et sur l’ange ; mais, même en ce
qui regarde la structure intime du plus petit et du plus vil animal, le duvet
de l’oiseau, l’humble fleur des champs, la feuille de l’arbre, il assure
l’harmonieux accord de leurs parties. " Tout est donc soumis à son
gouvernement.
Réponse :
C’est en vertu du même principe qu’il appartient à
Dieu de gouverner le monde et de le causer ; car c’est au même être qu’il
appartient de produire une chose et de lui donner sa perfection, ce qui est le rôle
du gouvernement. Or, comme nous l’avons montré, Dieu n’est pas la cause
particulière d’un certain genre de réalités, mais la cause universelle de tout
l’être. C’est pourquoi, de même que rien ne peut exister qui ne soit créé par
Dieu, de même rien ne peut exister qui ne soit soumis à son gouvernement.
C’est encore évident à partir de la notion de fin.
Le pouvoir d’un gouvernant s’étend aussi loin que peut s’étendre la cause
finale de son gouvernement. Or la cause finale du gouvernement divin est sa propre
bonté, on l’a montré tout à l’heure. Aussi, puisque rien ne peut exister qui ne
soit ordonné à la bonté divine comme à sa fin, on l’a vu précédemment, il est
impossible qu’aucun être soit soustrait au gouvernement divin. Ce fut donc une
sottise de prétendre avec certains que les êtres corruptibles d’ici-bas, ou
encore les faits singuliers ou encore les affaires humaines Il ne sont pas
gouvernés par Dieu. C’est comme leur porte-parole qu’Ézéchiel (9,9) disait :
" Le Seigneur a quitté le pays. "
Solutions :
1. On dit exister " sous le soleil " les
réalités qui, en relation avec le mouvement du soleil, sont soumises à la
génération et à la corruption. Or, en toutes ces réalités, le hasard a sa place
; non pas que tout ce qui se fait en elles soit fortuit, mais en chacune
d’elles il peut se trouver un effet du hasard. Et cela même, que le hasard ait
sa place dans ces sortes de réalités, montre qu’elles sont soumises au
gouvernement de quelqu’un. Car, si les choses corruptibles n’étaient pas
gouvernées par un être supérieur, elles ne tendraient vers rien, surtout celles
qui sont dépourvues de connaissance ; et ainsi il n’arriverait en elles rien
qui ne soit étranger à une intention volontaire, ce qui définit le hasard.
Aussi, pour montrer que les événements fortuits se produisent conformément à
l’ordination d’une cause supérieure, l’auteur sacré ne prétend pas voir le
hasard partout, mais il parle du " temps de la malchance " pour faire
entendre que, dans une certaine période de temps, des défaillances fortuites se
produisent dans les choses.
2. Le gouvernement implique une mutation dans les
choses par le moyen de celui qui gouverne. Or tout mouvement, selon Aristote,
est l’acte imprimé au mobile par le moteur. Tout acte, d’autre part, est
proportionné à la réalité dont il est l’acte. Il faut donc que les divers
mobiles soient mus de diverses manières, même quand la motion est attribuable à
un moteur unique. Ainsi donc, dans le plan unique du gouvernement divin, les
choses sont gouvernées de façon diverse conformément à leur diversité. Car
certaines, selon leur nature, agissent par elles-mêmes, comme ayant la maîtrise
de leurs actes ; et celles-là sont gouvernées par Dieu non seulement en ce
qu’il les meut par une impulsion intérieure, mais aussi en ce qu’il les conduit
au bien et les détourne du mal par des préceptes et des défenses, par des
récompenses et des peines. Ce n’est pas ainsi que les créatures irrationnelles
sont gouvernées par Dieu ; elles sont seulement menées par lui, et n’agissent
pas. Donc, lorsque l’Apôtre dit : " Dieu ne se soucie pas des bœufs
", il ne soustrait pas entièrement les bœufs au gouvernement divin, mais
seulement au mode de gouvernement qui appartient en propre à la créature
rationnelle.
3. La créature rationnelle se gouverne elle-même
par l’intelligence et la volonté, lesquelles ont besoin d’être régies et
perfectionnées par l’intelligence et la volonté de Dieu. C’est pourquoi,
au-dessus de ce gouvernement par lequel la créature rationnelle se dirige
elle-même, comme ayant la maîtrise de ses actes, elle a besoin d’être gouvernée
par Dieu.
Article 6 —
Toutes choses sont-elles gouvernées immédiatement par Dieu ?
Objections :
1. S. Grégoire de Nysse critique l’opinion de
Platon qui divise la providence en trois. Une première providence d’un premier
Dieu qui pourvoit à toutes les réalités célestes et universelles. La deuxième
serait pour lui celle de dieux secondaires qui parcourent le ciel pour
s’occuper de la génération et de la corruption. Et il attribue la troisième
providence à des démons chargés sur terre des actions humaines. Il semble donc
que tout soit immédiatement gouverné par Dieu.
2. Selon Aristote, il est mieux, quand c’est
possible, qu’une chose soit faite par un seul que par plusieurs. Mais Dieu peut
par lui-même gouverner toutes choses sans intermédiaires. Il vaut donc mieux
qu’il les gouverne toutes immédiatement.
3. Rien en Dieu n’est limité ni imparfait. Or il
semble que c’est à cause de ses limites qu’un gouvernement se serve
d’intermédiaires ; comme un roi de la terre, qui ne peut tout faire ni être
présent partout dans son royaume, doit avoir des ministres pour son
gouvernement. Donc Dieu gouverne immédiatement toutes choses.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : " De même que les corps
grossiers et inférieurs sont régis selon un certain ordre par les corps plus
subtils et plus puissants, de même toute la nature corporelle est régie par
l’esprit vivant et intelligent, l’esprit prévaricateur et pécheur par l’esprit
fidèle et juste, et celui-ci par Dieu lui-même. "
Réponse :
Il faut considérer deux choses dans le gouvernement
: le plan de ce gouvernement, qui n’est autre que la providence ; et
l’exécution de ce plan. En ce qui concerne le plan du gouvernement divin, Dieu
gouverne immédiatement toutes choses ; quant à l’exécution, Dieu gouverne
certaines réalités par des intermédiaires.
La raison en est que Dieu étant l’essence même de
la bonté, tout ce qu’on lui attribue doit réaliser la perfection qui lui est
propre. Or la perfection, en tout genre d’idée ou de connaissance pratique,
comme le plan d’un gouvernement, consiste à connaître les réalités
particulières où se déploie l’activité ; ainsi un bon médecin ne se contente
pas d’étudier les principes généraux de son art, il s’applique encore à
considérer les moindres particularités du cas qu’il traite, et ainsi pour le
reste. Il faut donc dire que Dieu tient compte dans son gouvernement des plus
petits détails.
Mais puisque le gouvernement doit conduire à la
perfection les choses gouvernées, il s’ensuit que le gouvernement sera d’autant
meilleur qu’une plus grande perfection leur est communiquée par celui qui
gouverne. Or il est plus parfait d’être bon soi-même, et en même temps cause de
bonté pour les autres, que d’être simplement bon en soi. C’est pourquoi Dieu
gouverne les êtres de telle manière que certains d’entre eux puissent être, en
gouvernant, cause de bonté pour les autres. Ainsi le véritable maître ne fait
pas seulement de ses disciples des savants, mais encore des enseignants.
Solutions :
1. L’opinion de Platon est critiquée parce que,
quant au plan même du gouvernement, il prétend que Dieu ne gouverne pas
immédiatement toutes choses. Et ce qui le prouve bien, c’est qu’il divise la
providence en trois ; alors que la providence est précisément le plan du
gouvernement.
2. Si Dieu gouvernait à lui seul, les choses ne
connaîtraient pas la perfection d’être causes. Aussi la perfection du tout ne
serait pas mieux réalisée par un seul qu’elle l’est par beaucoup.
3. Ce n’est pas seulement un motif de
d’imperfection qui oblige les rois de la terre à avoir des exécutants de leur
gouvernement, c’est aussi un motif de dignité ; car la hiérarchie des ministres
donne au pouvoir royal plus d’éclat.
Article 7 —
Peut-il se produire quelque chose en dehors de l’ordre du gouvernement divin ?
Objections :
1. Il semble que certains événements puissent
échapper au plan du gouvernement divin. Car Boèce écrit : " Dieu dispose
tout par sa bonté. " Donc, si rien n’arrivait en dehors du plan du
gouvernement divin, il n’y aurait pas de mal dans les choses.
2. Ce qui est l’effet du hasard échappe à la
prévision de celui qui gouverne. Donc, si rien ne se produisait en dehors du
plan du gouvernement divin, il n’y aurait dans les choses rien de fortuit ni
d’aléatoire.
3. L’ordre du gouvernement divin est déterminé et
immuable, puisqu’il est conforme à un plan éternel. Admettre qu’il ne puisse
rien arriver en dehors de cet ordre, ce serait donc reconnaître que tout est
nécessaire et qu’il n’y a pas de contingence dans les choses ; ce qui est inadmissible.
Il peut donc arriver quelque chose qui échappe au plan du gouvernement divin.
En sens contraire,
nous lisons au livre d’Esther (13, 9 Vg) : "
Seigneur Dieu, Roi tout-puissant, tout est soumis à ton pouvoir, et il n’est
rien qui puisse résister à ta volonté. "
Réponse :
Un effet peut se produire en dehors de l’ordre
d’une cause particulière, mais non en dehors de l’ordre de la cause
universelle. La raison en est que ce qui fait obstacle à l’ordre d’une cause
particulière vient d’une autre cause qui s’oppose à celle-ci ; mais cette cause
elle-même se ramène forcément à la première cause universelle ; c’est ainsi
qu’une indigestion se produit à l’encontre des lois de la nutrition, et qu’elle
est causée par un obstacle, comme une nourriture trop lourde, qu’il faut
ramener à une autre cause, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on parvienne à la
première cause universelle. Et puisque Dieu est la première cause universelle,
non seulement d’un genre donné, mais de tout l’être, il est impossible que
quelque chose se produise en dehors de l’ordre du gouvernement divin ; mais du
fait même que quelque chose semble d’un certain côté échapper au plan de la
providence divine considérée au point de vue d’une cause particulière, il est
nécessaire que cela retombe dans ce même ordre selon une autre cause.
Solutions :
1. Il n’est rien dans le monde qui soit totalement
mauvais, car le mal a toujours son fondement dans le bien, ainsi que nous
l’avons montrés. C’est pourquoi une chose est dite mauvaise en ce qu’elle sort
de l’ordre que représente un bien particulier. Mais, si elle échappait
totalement à l’ordre du gouvernement divin, elle serait pur néant.
2. On dit que, dans la réalité, certains événements
sont fortuits parce qu’ils se produisent en dehors de l’ordre de certaines
causalités particulières. Mais, en ce qui concerne la divine providence, "
rien dans le monde ne se fait au hasard ", écrit S. Augustin.
3. On dit encore que certains effets sont
contingents parce qu’on les rapporte à des causes prochaines qui peuvent manquer
leur but, mais non parce que quelque chose se produirait en dehors de tout
l’ordre du gouvernement divin. Car cela même qui se produit en dehors d’une
cause prochaine, se trouve, par le moyen de quelque autre cause, soumis au
gouvernement divin.
Article 8 —
Quelque chose peut-il s’opposer à la providence divine ?
Objections :
1. Il semble bien, puisqu’on lit dans Isaïe (3, 8)
: " Leurs propos et leurs actes à l’égard du Seigneur ne sont que révolte.
"
2. Aucun roi ne punit avec justice ceux qui ne s’opposent
pas à leurs ordres. Donc, si rien ne venait contrarier l’ordre divin, aucun
homme ne serait puni par Dieu avec justice.
3. Toute chose est soumise à l’ordre du
gouvernement divin. Pourtant telle chose est combattue par telle autre. Il y a
donc certaines choses qui s’opposent au gouvernement divin.
En sens contraire,
Boèce écrit " Il n’y a rien qui veuille ou qui
puisse faire obstacle à ce souverain Bien. C’est donc lui, le souverain Bien,
qui régit fortement toutes choses et les dispose avec douceur", ainsi
qu’il est dit de la sagesse divine (Sg 8, 1).
Réponse :
L’ordre de la providence divine peut être considéré
à un double point de vue : en général, c’est-à-dire en tant qu’il a pour
origine la cause qui gouverne tout ; en particulier, c’est-à-dire en tant qu’il
se réfère à une cause déterminée, exécutrice du gouvernement divin. Au premier
point de vue, rien ne s’oppose à l’ordre du gouvernement divin, et cela pour
deux raisons évidentes. D’abord parce que l’ordre du gouvernement divin,
envisagé dans sa totalité, tend au bien, et que toute chose, dans son action et
sa tendance, ne vise que le bien ; car, selon Denys " nul, dans son
opération, ne se propose pour fin le mal ". Ensuite, parce que toute
inclination, soit naturelle, soit volontaire, ne peut être imprimée que par le
premier moteur ; de même que la tendance de la flèche vers un point déterminé
de la cible n’est pas autre chose que l’impulsion donnée par le tireur. Tous
les êtres qui agissent, soit naturellement, soit volontairement, parviennent
donc pour ainsi dire spontanément au but pour lequel ils ont été divinement
ordonnés. Et c’est pourquoi l’on dit de Dieu qu’il dispose toutes choses avec
douceur.
Solutions :
1. On dit que certains pensent, parlent ou agissent
contre Dieu, non parce qu’ils s’opposent totalement au plan du gouvernement
divin, car même ceux qui pèchent poursuivent un certain bien. Mais ils
s’opposent à un certain bien déterminé qui leur convient selon leur nature ou
leur état. Et c’est pourquoi ils sont punis justement par Dieu.
2. Ceci résout la deuxième objection.
3. Le fait qu’un être en contrarie un autre montre
qu’on peut refuser l’ordre qui vient d’une cause particulière, mais non l’ordre
qui dépend de la cause universelle de l’ensemble
QUESTION 104 — LES EFFETS SPÉCIAUX DU GOUVERNEMENT DIVIN
1. Les créatures ont-elles besoin d’être conservées
dans l’être par Dieu ? - 2. Le sont-elles d’une manière immédiate ? - 3. Dieu
peut-il réduire quelque chose à néant ? - 4. Y a-t-il des réalités qui soient
réduites à néant ?
Article 1 — Les
créatures ont-elles besoin d’être conservées dans l’être par Dieu ?
Objections :
1. Ce qui ne peut pas ne pas être n’a pas besoin
d’être conservé dans l’être ; de même que ce qui ne peut pas disparaître n’a
pas besoin qu’on le conserve pour l’empêcher de disparaître. Mais il y a des
créatures qui, par leur nature même, ne peuvent pas ne pas être. Donc toutes
les créatures n’ont pas besoin d’être conservées dans l’être par Dieu. -
Prouvons la mineure par ce syllogisme. Tout ce qui appartient de soi à une
chose se trouve en elle nécessairement, et son opposé ne peut aucunement lui
appartenir. Ainsi, un nombre binaire est nécessairement un nombre pair, et il
est impossible qu’il soit impair. Or l’être, de soi, est consécutif à la forme,
car toute chose est en acte pour autant qu’elle possède une forme. D’autre
part, nous l’avons dit précédemment, certaines créatures, comme les anges, sont
des formes subsistantes, ce qui suppose par conséquent que, de soi, l’être leur
appartient. Et il en est de même de ces réalités dont la matière n’est en
puissance qu’à une seule forme, comme les corps célestes. Les créatures de ce
genre, par leur nature même, existent donc nécessairement et ne peuvent pas ne
pas être ; car la puissance au non-être, dans leur cas, ne peut être fondée ni
sur la forme à laquelle l’être se conforme de soi, ni sur la matière
sous-jacente à la forme, puisque, n’étant pas en puissance à une autre forme,
la matière d’un corps céleste ne peut perdre la forme qu’elle possède déjà.
2. Dieu est plus puissant qu’aucun agent créé. Mais
un agent créé peut communiquer à son effet le pouvoir de se conserver dans
l’être, même après que cet agent a cessé d’exercer sur lui son activité ;
ainsi, quand le constructeur a terminé son travail, la maison demeure ; quand
le feu a cessé d’agir, l’eau reste chaude, au moins quelque temps. A plus forte
raison Dieu peut-il communiquer à sa créature le pouvoir de se conserver dans
l’être, même après qu’il a cessé de la produire.
3. Tout ce qui violente une nature ne peut arriver
sans une cause agente. Mais pour une créature tendre au non-être est contre
nature et représente pour elle quelque chose de violent, car toute créature
tend par nature à l’existence. Aucune créature ne peut donc tendre au non-être
sans un agent destructeur. Mais il y a des créatures qu’aucun agent ne peut
détruire, telles les substances spirituelles et les corps célestes. De telles
créatures ne peuvent donc tendre au non-être, même lorsque cesse l’action de
Dieu qui les produit.
4. Si Dieu conserve les choses dans l’être, ce ne
peut être que par une certaine action. Or il n’y a pas d’action efficace sans
effet produit. Il faut donc que l’action conservatrice de Dieu produise quelque
chose dans les créatures, ce que l’on ne voit pas. Une telle action en effet ne
produit pas l’existence de la créature, car ce qui existe déjà ne devient pas.
Elle ne produit pas davantage quelque autre effet surajouté cars dans ce cas,
ou bien Dieu ne conserverait pas la créature dans l’être d’une façon continue,
ou bien quelque chose serait continuellement ajouté à la créature, ce qui est
inconcevable. Les créatures ne sont donc pas conservées dans l’être par Dieu.
En sens contraire,
nous lisons dans l’épître aux Hébreux (1, 3) "
Il soutient toutes choses par sa parole puissante. "
Réponse :
Il est nécessaire de dire, et selon la foi, et
selon la raison, que les créatures sont conservées dans l’être par Dieu. Pour
le prouver, il faut remarquer qu’un être est conservé par un autre d’une double
manière. D’abord indirectement et par accident, en ce sens que- celui-là est
dit conserver une chose, qui en écarte tout élément destructeur ; ainsi celui
qui empêche l’enfant de tomber dans le feu est appelé un sauveteur. Sous ce
rapport, Dieu conserve certaines choses, mais non pas toutes, car il y a des
réalités incorruptibles qui n’ont pas besoin qu’on les conserve en écartant ce
qui pourrait les détruire. - Dans un autre sens, quelqu’un est dit conserver
une chose directement et par soi, quand celle-ci dépend de celui qui la
conserve de telle manière que, sans lui, elle ne pourrait pas exister. A ce
point de vue, toutes les créatures ont besoin de la conservation divine. En
effet, l’existence des créatures dépend à tel point de Dieu qu’elles ne
pourraient subsister un instant et seraient réduites au néant si, par
l’opération de la puissance divine, elles n’étaient conservées dans l’être,
comme dit S. Grégoire.
Et il est aisé de s’en rendre compte. Tout effet
dépend de sa cause dans la mesure même où celle-ci est sa cause. Mais il y a
des agents qui sont seulement cause du devenir de l’effet, et non directement
de son existence. C’est ce qui arrive aussi bien à propos des produits de l’art
qu’à propos des réalités naturelles. Le constructeur est cause du devenir de la
maison, il ne l’est pas directement de son être. L’être de la maison est
consécutif à sa forme ; la forme, elle, n’est autre que la composition et
l’ordre des matériaux, et elle est consécutive à la vertu naturelle de ceux-ci.
De même que le cuisinier cuit les aliments en utilisant la vertu naturelle
active du feu, de même le constructeur bâtit la maison en utilisant du ciment,
des pierres et des poutres capables de recevoir et de conserver un agencement
et un ordre donnés. En sorte que l’être de la maison dépend des matériaux
employés, tandis que le devenir est l’œuvre du constructeur.
La même remarque s’applique d’ailleurs aux réalités
naturelles. Si un agent naturel n’est pas cause de la forme en tant que telle,
il ne sera pas davantage cause par soi de l’être consécutif à cette forme ; il
sera seulement cause du devenir de l’effet.
Or, il est manifeste que, si deux réalités sont de
même espèce, l’une ne peut pas être par soi cause de la forme de l’autre, en
tant qu’elle est telle forme ; ce serait dire que la réalité-cause peut
produire sa propre forme, puisque les deux formes ont la même nature
spécifique. Mais elle peut produire une forme semblable en prenant appui sur la
matière en laquelle cette forme se trouve en puissance, et en la lui faisant
acquérir. Et cela c’est être cause du devenir, comme l’homme engendre l’homme,
et le feu engendre le feu. C’est pourquoi, toutes les fois qu’un effet naturel
est apte de soi à recevoir l’impression de son agent selon la même raison
spécifique déjà possédée par l’agent, ce dernier est cause du devenir de
l’effet, mais non de son être.
Mais parfois un effet n’est pas apte de soi à
recevoir de l’agent une impression qui soit de même nature spécifique que
l’agent lui-même ; ainsi en est-il de tous les agents qui reproduisent des
effets qui ne leur sont pas spécifiquement semblables, tels les corps célestes,
causes de la génération de corps inférieurs qui en sont spécifiquement
dissemblables. Dans ce cas l’agent peut être cause de la forme en tant qu’elle
est telle forme spécifique, et non pas seulement en tant qu’elle est obtenue
dans telle matière. L’agent n’est pas alors simplement cause du devenir, mais
de l’être.
Donc de même que le devenir d’une réalité ne peut
se poursuivre quand cesse l’action de l’agent, cause du devenir ; de même
l’être d’une chose ne saurait demeurer lorsque cesse l’action de l’agent qui
est cause non pas simplement du devenir, mais aussi de l’être de cette chose.
Et c’est la raison pour laquelle l’eau chauffée retient la chaleur quand cesse
l’action du feu, tandis que l’air cesse instantanément d’être lumineux quand
cesse l’action du soleil. La matière de l’eau en effet est capable de recevoir
la chaleur du feu telle qu’elle est spécifiquement dans le feu, et si elle est
amenée à revêtir la forme du feu, elle restera toujours chaude ; si au
contraire elle ne participe qu’imparfaitement de la forme du feu, par manière
d’inchoation, la chaleur ne demeurera en elle que temporairement, à cause d’une
participation trop faible du principe de chaleur. L’air n’est d’aucune manière
apte par nature à recevoir la lumière telle qu’elle est spécifiquement dans le
soleil, ce qui signifierait qu’il reçoit la forme même du soleil, laquelle est
principe de lumière ; aussi, puisqu’elle n’a pas de fondement dans l’air, la
lumière y cesse dès que cesse l’action du soleil.
Or la situation de toute créature à l’égard de Dieu
est celle même de l’air en face du soleil qui l’éclaire. Le soleil, par sa
propre nature, est étincelant de lumière : l’air devient lumineux en participant
de la lumière du soleil, sans pour autant participer de sa nature. Ainsi Dieu
est l’être par essence, car son essence est d’exister ; toute créature au
contraire est être par participation, du fait qu’exister n’appartient pas à son
essence. Et, comme l’écrit S. Augustin : "Si la puissance de Dieu cessait
un jour de régir les créatures, aussitôt leurs formes cesseraient, et toute
nature s’effondrerait. " Et encore : " De même que l’air, en présence
de la lumière, devient lumineux, ainsi l’homme, en présence de Dieu, se trouve
illuminé ; en son absence, il tombe immédiatement dans les ténèbres."
Solutions :
1. L’être est de soi consécutif à la forme de la
créature, à condition que l’on pose l’intervention de Dieu ; de même, la
lumière est une conséquence de la diaphanéité de l’air, mais demande
l’intervention du soleil. C’est pourquoi la puissance au non-être chez les
créatures spirituelles et chez les corps célestes doit être de préférence
située en Dieu, qui peut toujours soustraire son influx, plutôt que placée dans
la forme ou dans la matière de ces créatures.
2. Dieu ne peut communiquer à une créature de
continuer à exister tout en cessant d’agir sur elle, pas plus qu’il ne peut lui
communiquer d’être cause de son existence. Car la créature a besoin d’être
conservée par Dieu en tant précisément que l’être de l’effet dépend de la cause
de l’être. Il n’en n’est pas de même de l’agent qui ne cause que le devenir.
3. Il est question dans cette objection de la
conservation qui s’opère par le retrait de tout élément destructeur. Or toutes
les créatures, nous venons de le dire, n’ont pas besoin de cela.
4. La conservation des choses par Dieu ne suppose
pas une nouvelle action de sa part, mais seulement qu’il continue à donner
l’être, ce qu’il fait en dehors du mouvement et du temps. Ainsi la conservation
de la lumière dans l’air se fait par la continuation de l’influx solaire.
Article 2 — Les
créatures sont-elles conservées par Dieu de façon immédiate ?
Objections :
1. C’est par la même action que Dieu conserve les
choses et les crée, nous l’avons dite. Mais il crée immédiatement tous les
êtres ; donc, il les conserve aussi immédiatement.
2. Toute réalité est plus proche d’elle-même que
d’une autre. Mais il ne peut lui être donné de se conserver elle-même ; à plus
forte raison ne peut-il lui être donné de conserver autre chose. Donc Dieu
conserve toute chose sans cause intermédiaire.
3. Pour qu’un effet soit conservé dans l’être, il
faut que sa cause soit productrice non seulement de son devenir, mais de son être.
Or, toutes les choses créées, semble-t-il, ne sont causes que du devenir de
leurs effets, car elles n’agissent que par le moyen du mouvement, on l’a vu.
Elles ne conservent donc pas leurs effets dans l’être.
En sens contraire,
c’est le même agent qui, à la fois, donne l’être
aux choses et le conserve. Mais Dieu donne l’être aux choses en se servant de
causes intermédiaires. C’est donc par leur moyen aussi qu’il conserve les
choses dans l’être.
Réponse :
Nous l’avons déjà dit, on peut conserver une réalité
dans l’être d’une double manière : indirectement et par accident en écartant et
en empêchant l’action d’un agent destructeur ; directement et par soi, ce qui
suppose que l’être d’une réalité dépend d’une autre réalité, comme l’effet
dépend de sa cause. Une réalité peut être conservatrice d’une autre de ces deux
manières.
Il est manifeste en effet que, même pour les
réalités matérielles, il y en a beaucoup qui empêchent l’action des agents
destructeurs et sont dites conservatrices des choses ; c’est ainsi que le sel
empêche la putréfaction de la viande, et il est beaucoup d’exemples analogues.
Mais on trouve aussi certains effets qui dépendent,
dans leur être, d’une créature. Car il y a de nombreuses causes ordonnées les
unes aux autres, en sorte que nécessairement, si l’effet dépend d’abord et
principalement de la cause première, il dépend aussi secondairement de toutes
les causes intermédiaires. C’est pourquoi, à titre principal certes, la cause
première est conservatrice de l’effet ; mais à titre second toutes les causes
intermédiaires le sont aussi, et d’autant plus qu’elles sont plus élevées et
plus proches de la cause première. De là vient qu’on attribue aux causes
supérieures, même dans le monde matériel, la conservation et la permanence des
choses ; Aristote affirme que le premier mouvement, le mouvement diurne, est
cause de la continuité de la génération ; que le second mouvement, le mouvement
zodiacal, est cause de la diversité produite sous le rapport de la génération
et de la corruption. De même les astronomes attribuent à Saturne, la planète
supérieure, les réalités fixes et permanentes.
Il faut donc dire que Dieu conserve certaines
choses dans l’être en se servant de causes intermédiaires.
Solutions :
1. Oui, Dieu a créé toutes choses immédiatement,
mais en les créant il a institué un ordre entre elles, si bien que
quelques-unes dépendent de certaines autres et, à titre second, sont conservées
dans l’être par ces dernières, étant admis que la conservation principale vient
de Dieu lui-même.
2. La cause propre est conservatrice de l’effet qui
dépend d’elle car, de même qu’il ne peut être donné à aucun effet d’être cause
de soi, mais qu’il peut être cause d’autre chose, de même il ne peut être donné
à aucun effet de se conserver soi-même ; mais, à titre de cause, il peut
conserver autre chose.
3. Aucune créature ne peut exercer la causalité sur
une chose et lui faire acquérir une nouvelle forme ou une nouvelle disposition,
sinon par le moyen d’un certain changement, car elle ne peut agir que sur un sujet
préexistant. Mais, après qu’elle a produit dans le sujet la forme ou la
disposition, il lui revient de les conserver sans autre mutation de l’effet.
Ainsi, quand l’air est illuminé de nouveau, cela suppose un certain changement,
mais ensuite la conservation de la lumière se fait par la seule présence du
foyer lumineux sans que rien soit changé dans l’air.
Article 3 — Dieu
peut-il réduire quelque chose à néant ?
Objections :
1. D’après S. Augustin " Dieu n’est pas cause
de la tendance au non-êt ;e ". Or c’est ce qui arriverait si Dieu
réduisait quelque chose à néant. C’est donc qu’il ne peut rien anéantir.
2. Dieu est cause que les choses soient, du fait de
sa bonté, car, selon S. Augustin " c’est parce que Dieu est bon que nous
sommes ". Mais Dieu ne peut pas ne pas être bon ; il ne peut donc pas
faire que les choses ne soient pas, ce qu’il ferait s’il les réduisait à néant.
3. Si Dieu réduisait certains êtres à néant, il
faudrait que ce soit par une action de sa part. Mais cela est impossible, car
toute action a pour forme quelque chose de réel. C’est d’ailleurs pourquoi la
corruption se termine toujours à une réalité engendrée, selon l’adage qui veut
que la génération d’un être suppose la corruption d’un autre être. Dieu ne peut
donc rien annihiler.
En sens contraire,
nous lisons dans Jérémie (10, 24 Vg) : "
Corrige-moi, Seigneur, mais dans une juste mesure, sans te courroucer, pour ne
pas me réduire à néant. "
Réponse :
Pour certains philosophes, Dieu a produit les
choses dans l’être par nécessité de nature. Si c’était vrai, Dieu ne pourrait
rien réduire à néant, de même qu’il ne peut changer sa nature. Mais, comme nous
l’avons déjà dit, cette position est fausse et tout à fait étrangère à la foi
catholique, où l’on professe que Dieu a produit les choses dans l’être par sa
libre volonté. Aussi lisons-nous dans le Psaume (135, 6) : " Tout ce que
le Seigneur a voulu, il l’a fait. " Communiquer l’être à la créature
dépend donc de la volonté de Dieu. Et Dieu conserve les choses dans l’existence
uniquement parce qu’il continue à leur communiquer l’existence, comme nous
l’avons déjà noté. Donc, de même qu’avant la création des choses, il pouvait ne
pas leur communiquer l’être et, de la sorte, ne pas les produire ; de même, une
fois les choses réalisées, il peut cesser de leur communiquer l’être : elles
cesseront alors aussitôt d’exister. C’est cela, les réduire à néant.
Solutions :
1. Le non-être n’a pas de cause par soi, car rien
ne peut être cause sinon en tant qu’il est de l’être ; et l’être, à proprement
parler, est cause d’être. C’est pourquoi Dieu ne peut être cause d’une tendance
au non-être. Cette tendance, la créature la possède par soi, en tant qu’elle
vient du néant. Cependant Dieu peut être cause par accident de l’anéantissement
des choses : il suffirait qu’il leur retire son action conservatrice.
2. La bonté de Dieu est cause des choses, non par
nécessité de nature, puisque la bonté divine ne dépend pas des créatures, mais
par sa libre volonté. Dieu peut donc, sans porter préjudice à sa bonté, ne pas donner
l’être aux choses ; il peut également, sans diminuer sa bonté, ne pas les
conserver dans l’être.
3. Si Dieu réduisait quelque chose à néant, ce ne
serait pas par une action nouvelle, mais par le fait qu’elle cesserait d’agir.
Article 4 — Y
a-t-il des réalités qui soient réduites à néant ?
Objections :
1. La fin répond au principe. Mais au principe il
n’y avait que Dieu. Au terme, quand les choses auront atteint leur fin, il
faudra donc qu’il n’y ait plus rien que Dieu. Et ainsi les créatures seront réduites
à néant.
2. Toute créature a une puissance finie. Mais
aucune puissance finie ne peut s’étendre à l’infini, et c’est pourquoi Aristote
montre n , que "une puissance finie ne peut mouvoir pendant un temps
infini ". Aucune créature ne peut donc durer indéfiniment. Et ainsi, à un
moment donné, elle sera réduite à néant.
3. La matière ne fait pas partie de la forme ni des
accidents. Mais parfois ceux-ci cessent d’exister. Ils sont donc réduits à
néant.
En sens contraire,
nous lisons dans l’Ecclésiaste (3, 14) : "J’ai
appris que tout ce que Dieu fait durera toujours. "
Réponse :
En ce qui regarde les interventions de Dieu envers
sa créature, certaines se produisent selon le cours naturel des choses ;
d’autres sont miraculeuses et en dehors de l’ordre naturel imprimé aux
créatures, comme on le dira bientôt,. Les premières, Dieu les fera selon la
nature même des choses ; les œuvres miraculeuses sont ordonnées à la
manifestation de la grâce, selon cette parole de l’Apôtre (1 Co 12, 7) : "
A chacun la manifestation de l’Esprit est donnée pour l’utilité commune "
; et plus loin il parle, entre autres, des miracles.
Les natures des créatures montrent que nulle
d’entre elles n’est réduite à néant ; car ou bien elles sont immatérielles, et
il n’y a pas en elles de puissance au non-être ; ou bien elles sont
matérielles, et elles subsistent toujours, au moins quant à la matière, qui est
incorruptible, car elle subsiste comme sujet de la génération et de la
corruption.
D’autre part la réduction d’une chose à néant ne saurait
se rattacher à la manifestation de la grâce, car la puissance et la bonté
divines sont davantage manifestées par la conservation des choses dans l’être.
Il faut donc conclure purement et simplement
qu’absolument rien n’est réduit à néant.
Solutions :
1. Que les choses soient produites dans l’être
après n’avoir pas existé, cela montre la puissance de leur auteur. Mais leur
réduction à néant ferait obstacle à cette manifestation, car c’est la
conservation des choses dans l’être qui manifeste au maximum la puissance de
Dieu, selon l’Apôtre (He 1, 3) : " Il soutient toutes choses par sa parole
puissante. ".
2. La puissance à exister, chez la créature, est
purement réceptive, mais la puissance active vient de Dieu de qui découle
l’existence. C’est pourquoi la durée indéfinie des choses doit être attribuée à
l’infinité de la puissance divine. Cependant, certaines choses reçoivent une
vertu limitée qui leur permet de durer un certain temps, en ce sens que
l’influx qu’elles reçoivent de Dieu pour exister peut être contrarié par un
agent auquel une vertu finie ne saurait résister indéfiniment, mais seulement
pendant un temps limité. Et c’est pourquoi les choses qui n’ont pas de
contraire peuvent durer toujours, bien qu’ayant une vertu finie.
. 3. Les formes et les accidents ne sont pas des
êtres complets, car ils ne subsistent pas ; ils sont seulement une
détermination de l’être. C’est pourquoi on dit qu’ils sont de l’être, en ce
sens que, par eux, quelque chose existe. Pourtant, même selon leur mode d’être,
on ne peut pas dire qu’ils soient tout à fait réduits à néant ; non parce
qu’une partie d’entre eux subsiste, mais parce qu’ils demeurent en puissance
dans la matière ou le sujet.
Il faut maintenant considérer le second effet du
gouvernement divin, qui est la mutation des créatures, qu’il s’agisse de la
mutation des créatures par Dieu (Q. 105), ou de la mutation d’une créature par
une autre (Q. 106-119).
QUESTION 105 — LA MUTATION DES CRÉATURES PAR DIEU
1. Dieu peut-il mouvoir immédiatement la matière
pour l’unir à la forme ? - 2. Peut-il mouvoir immédiatement un corps ? - 3.
Peut-il mouvoir l’intelligence ? - 4. Peut-il mouvoir la volonté ? - 5. Dieu
agit-il en tout être agissant ? - 6. Peut-il faire quelque chose en dehors de
l’ordre naturel? - 7. Tout ce que Dieu produit ainsi est-il miraculeux ? - 8.
La diversité des miracles.
Article 1 — Dieu
peut-il mouvoir immédiatement la matière à recevoir la forme ?
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas possible. D’après
Aristote Il en effet, la forme qui est dans une matière peut seule produire une
forme matérielle déterminée, car le semblable produit son semblable. Mais Dieu
n’est pas une forme existant dans une matière. Donc il ne peut pas produire une
forme matérielle.
2. Si un agent se trouve ordonné à des effets
multiples, il n’en produira aucun, à moins d’être déterminé à l’un d’eux par
quelque chose d’autre ; comme dit Aristote, une opinion universelle n’est
motrice que par le moyen d’une saisie particulière. Mais la puissance divine
est la cause universelle de toutes choses. Elle ne peut donc produire une forme
particulière que par le moyen d’un agent particulier.
3. De même que l’être, pris communément, dépend de
la première cause universelle, de même l’être déterminé dépend de causes
particulières déterminées, nous l’avons montré à la question précédente. Mais
ce qui détermine l’être d’une chose, c’est sa propre forme. Donc, les formes
propres aux choses ne sont produites par Dieu que moyennant des causes
particulières.
En sens contraire,
il est écrit dans la Genèse (2, 7) : "Dieu
forma l’homme du limon de la terre. "
Réponse :
Dieu peut immédiatement mouvoir la matière à
recevoir la forme. En effet, l’être en puissance passive peut être réduit à
l’acte par une puissance active qui contienne la puissance passive sous son
pouvoir. Et comme la matière est contenue sous le pouvoir divin, puisqu’elle
est produite par Dieu, elle peut être réduite à l’acte par la puissance divine
; et c’est là précisément mouvoir la matière à recevoir la forme, car la forme
n’est autre chose que l’acte de la matière.
Solutions :
1. Un effet se trouve assimilé à l’agent qui le
cause d’une double manière. Premièrement, l’homme est engendré par l’homme, le
feu par le feu. Secondement, selon une contenance virtuelle, en tant que
l’effet est virtuellement contenu dans la cause ; ainsi les animaux engendrés
par la putréfaction, les plantes et les minéraux sont assimilés au soleil et
aux étoiles, par la vertu desquels ils sont engendrés. Ainsi donc l’effet est
assimilé à la cause agente selon tout ce que la vertu de l’agent peut atteindre
en lui.
Or, la puissance de Dieu atteint la forme et la
matière, ainsi que nous l’avons vu c. C’est pourquoi le composé qui est
engendré est assimilé à Dieu selon une contenance virtuelle ; et il est
assimilé au composé qui l’engendre selon une similitude spécifique. Et de même
que le composé engendrant peut mouvoir la matière à recevoir la forme en
produisant un composé semblable à lui, ainsi en est-il de Dieu. On ne pourrait
en dire autant d’une autre forme immatérielle, car la matière échappe à la
puissance des substances séparées. Aussi les démons et les anges n’agissent-ils
pas sur les réalités de ce monde visible en y imprimant des formes, mais en
utilisant des germes ou semences corporels.
2. Cette objection serait valable si Dieu agissait
par nécessité de nature. Mais Dieu agit par sa volonté et son intelligence, et
celle-ci connaît les structures propres de toutes les formes, y compris les
formes particulières ; d’où il suit que Dieu peut, d’une façon déterminée,
imprimer à la matière telle ou telle forme.
3. Que les causes secondes soient ordonnées à
produire des effets déterminés, elles le tiennent de Dieu. Et puisque c’est
Dieu qui ordonne les autres causes à produire des effets déterminés, il peut
tout aussi bien les produire lui-même.
Article 2 — Dieu
peut-il mouvoir immédiatement un corps ?
Objections :
1. " Le moteur qui meut et le mobile qui est
mû doivent cœxister ", d’après Aristote, et par suite avoir entre eux un
certain contact. Mais il n’y a pas de contact possible entre Dieu et un corps,
car en Dieu, comme l’affirme Denys, il n’y a pas de toucher. Dieu ne peut donc
pas mouvoir un corps immédiatement.
2. Dieu est un moteur qui n’est pas mû. Or tel est
le cas de l’objet de l’appétit, quand cet objet est appréhendé. Dieu meut donc
en tant qu’objet désiré et appréhendé. Mais il ne peut être appréhendé que par
l’intelligence, laquelle n’est ni un corps ni une faculté corporelle. Donc Dieu
ne peut pas mouvoir un corps immédiatement.
3. Selon Aristote, le mouvement produit par une
puissance infinie est instantané. Mais il est impossible que le mouvement d’un
corps soit instantané, car, comme le mouvement se produit entre deux termes
opposés, il s’ensuivrait que les deux termes se trouveraient simultanément dans
le même sujet, ce qui est impossible. Un corps ne peut donc être mû
immédiatement par une puissance infinie. Or la puissance de Dieu est infinie,
comme on l’a vu. Donc Dieu ne peut mouvoir un corps immédiatement.
En sens contraire,
Dieu a produit les œuvres des six jours
immédiatement. Or ces œuvres comprennent des mouvements corporels, puisqu’il
est écrit dans la Genèse (1, 9) : "Que les eaux se rassemblent en un lieu
unique. " Donc Dieu peut mouvoir immédiatement un corps quel qu’il soit.
Réponse :
C’est une erreur de croire que Dieu ne peut pas
produire par lui-même tous les effets particuliers qui sont réalisés par une
cause créée quelconque . Et puisque les corps sont mus immédiatement par les
causes créées, on ne saurait douter que Dieu puisse mouvoir immédiatement
n’importe quel corps.
Cela d’ailleurs s’accorde avec ce que nous avons
dit plus haut. Tout mouvement de n’importe quel corps, ou bien est la
conséquence d’une forme : ainsi le mouvement local des corps lourds ou légers
vient de la forme qui leur a été donnée par l’engendrant, et c’est pourquoi on
voit en celui-ci la cause d’un mouvement. Ou bien le mouvement est
l’acheminement vers une forme à acquérir ; ainsi l’échauffement conduit à la
forme de feu. Or il appartient au même agent qui imprime la forme et de
disposer à la forme, et de donner le mouvement consécutif à la forme ; ainsi le
feu non seulement engendre un autre feu, mais il produit aussi la chaleur et il
fait s’élever la flamme. Puisque Dieu peut immédiatement imprimer une forme
dans une matière, il peut donc aussi bien mouvoir un corps, de quelque façon
que ce soit.
Solutions :
1. Il y a deux espèces de contact : le contact
corporel qui fait que deux corps se touchent ; et le contact virtuel ; ainsi
dit-on qu’un objet attristant "touche" celui qui s’en afflige. Dieu,
qui est incorporel, ne touche pas et n’est pas touché. Mais, sous le rapport du
contact virtuel, il touche les créatures en les faisant se mouvoir ; il n’est
pas cependant touché par elles, car aucune créature, par sa vertu naturelle.,
ne peut atteindre jusqu’à lui. En ce sens, Denys dit : " Il n’y a pas de
toucher en Dieu ", en ce qu’il serait touché.
2. Dieu meut en tant que désiré et connu. Mais il
n’est pas nécessaire qu’il meuve toujours en tant que désiré et connu par celui
qui est mû ; il suffit qu’il soit désiré et connu par lui-même. Dieu produit en
effet toutes choses en vue de sa bonté.
3. Aristote entend prouver i que la puissance du
premier moteur n’est pas une puissance de grandeur quantitative, par le
raisonnement suivant. La puissance du premier moteur est infinie (il le montre
en disant qu’elle peut mouvoir pendant un temps infini). Or une puissance
infinie, qui serait infinie en grandeur quantitative, exercerait sa motion en
dehors du temps, ce qui est impossible. Il faut donc que la puissance infinie
du premier moteur ne soit pas infinie quantitativement.
Il est donc évident que la motion d’un corps en
dehors du temps ne peut relever que d’une puissance infinie en grandeur
quantitative. La raison en est que toute puissance de grandeur quantitative
meut selon tout elle-même, car elle meut par nécessité de nature. D’autre part,
une puissance infinie dépasse sans proportion toute puissance finie. Or plus la
puissance du moteur est grande, plus grande aussi est la rapidité du mouvement.
Donc, puisqu’une puissance finie meut selon un temps déterminé, il s’ensuit
qu’une puissance infinie doit mouvoir en dehors de tout temps ; car entre un
temps quel qu’il soit et un autre temps, il y aura toujours une proportion
déterminée.
Mais la puissance qui ne se mesure pas par la
grandeur quantitative est la puissance d’un être intelligent, lequel agit sur
ses effets selon qu’il leur convient. C’est pourquoi, comme il ne convient pas
à un corps d’être mû en dehors du temps, on ne peut pas conclure des principes
posés que l’être intelligent réalise le mouvement corporel en dehors du temps.
Article 3 — Dieu
peut-il mouvoir l’intelligence ?
Objections :
1. Il semble que Dieu ne meuve pas immédiatement
l’intelligence créée, car l’acte d’intelligence a pour cause celui en qui il se
trouve, il ne s’exerce pas sur une matière extérieure, dit Aristote.
Or l’action de celui qui est mû par un autre ne
vient pas de celui en qui elle se trouve, mais de l’agent moteur.
L’intelligence n’est donc pas mue par un autre.
2. Ce qui a en soi le principe suffisant de son
mouvement n’est pas mû par un autre. Mais le mouvement de l’intelligence, c’est
sa propre intellection, au sens où nous disons avec Aristote que l’intellection
et la sensation sont des mouvements. Or la lumière intelligible, inhérente à
l’intelligence, constitue un principe suffisant d’intellection. L’intelligence
n’est donc pas mue par un autre qu’elle-même.
3. De même que le sens est mû par l’objet sensible,
ainsi l’intelligence est mue par l’objet intelligible. Mais Dieu n’est pas
intelligible pour nous ; car il dépasse notre intelligence. Il ne peut donc
mouvoir notre intelligence.
En sens contraire,
celui qui enseigne meut l’intelligence du disciple.
Mais Dieu " enseigne à l’homme la science " d’après le Psaume (94,
10). Donc Dieu meut l’intelligence de l’homme.
Réponse :
Dans les mouvements corporels, on appelle moteur
celui qui donne la forme, laquelle est principe du mouvement. Ainsi peut-on
dire que celui-là meut l’intelligence, qui cause la forme, principe de ce
mouvement qu’est l’opération intellectuelle. Or, dans l’être intelligent, il y
a un double principe de l’opération intellectuelle : l’un est la faculté
intellectuelle elle-même et se trouve dans l’être intelligent, même s’il n’est
qu’en puissance à agir ; l’autre est le principe de l’intellection en acte, à
savoir la similitude de l’objet intelligible. On pourra donc dire qu’un être
meut une intelligence, soit qu’il lui donne la faculté de connaître, soit qu’il
imprime en elle la similitude de la chose connue.
Or, selon ces deux principes, Dieu meut
l’intelligence créée. Il est en effet le premier être immatériel. Et parce que
l’intellectualité est une conséquence de l’immatérialité, il est aussi le
premier être intelligent. Aussi, comme le premier, dans un ordre quelconque,
est cause de tous les dérivés qui appartiennent à cet ordre, il s’ensuit que de
Dieu dérive toute vertu intellectuelle. Pareillement, puisque Dieu est le
premier être, et que tous les êtres préexistent en lui comme en leur première
cause, il faut bien qu’ils soient en lui d’une manière intelligible et selon
son mode à lui.
De même en effet que toutes les raisons
intelligibles des choses existent d’abord en Dieu, puis dérivent de lui dans
les autres intelligences pour leur faire exercer l’intellection en acte, de
même ces raisons intelligibles dérivent sur les créatures pour les faire
subsister.
Ainsi donc Dieu meut l’intelligence en tant qu’il
lui donne la vertu de connaître, qu’il s’agisse de la vertu naturelle ou d’une
vertu surajoutée ; et en tant qu’il imprime dans l’intelligence des similitudes
ou espèces intelligibles. De plus il soutient et conserve dans l’être et cette
vertu et ces espèces.
Solutions :
1. L’opération intellectuelle relève de
l’intelligence du sujet connaissant, mais comme d’une cause seconde. Elle
relève de Dieu comme de sa cause première. C’est Dieu en effet qui donne à
l’être intelligent son pouvoir d’intellection.
2. La lumière intellectuelle, en même temps que la
similitude de l’objet, est un principe suffisant d’intellection, mais c’est un
principe second dépendant du premier principe.
3. L’objet intelligible meut notre intelligence en
imprimant en elle de quelque façon sa propre similitude grâce à laquelle
l’intellection peut se produire. Mais les similitudes que Dieu imprime dans
l’intelligence créée ne suffisent pas à le faire connaître dans son essence,
ainsi que nous l’avons déjà montré. Dieu meut donc l’intelligence créée sans
pour autant lui devenir intelligible, nous l’avons dit aussi.
Article 4 — Dieu
peut-il mouvoir la volonté ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, tout ce qui est mû
de l’extérieur est contraint. Mais la volonté ne peut être contrainte. Elle ne
peut donc être mue de l’extérieur, et par conséquent Dieu ne peut la mouvoir.
2. Dieu ne peut faire que des contradictoires
soient vrais en même temps et c’est ce qui arriverait s’il exerçait une motion
sur la volonté ; car agir volontairement c’est être mû par soi et non par un
autre. Donc Dieu ne peut pas mouvoir la volonté.
3. Le mouvement se réfère davantage au moteur qu’au
mobile ; c’est pourquoi l’homicide n’est pas attribué à la pierre, mais à celui
qui la lance. Donc, si Dieu meut la volonté, des œuvres volontaires de l’homme
ne peuvent lui être imputées à mérite ou à démérite. Or ceci est faux. Donc
Dieu ne meut pas la volonté.
En sens contraire,
nous lisons dans l’épître aux Philippiens (2, 13) -
" C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire. "
Réponse :
De même que l’intelligence, on vient de le dire,
est mue par son objet, et par celui qui lui donne la faculté de connaître,
ainsi la volonté est mue par son objet qui est le bien, et par celui qui crée
la faculté de vouloir. Or la volonté peut être mue, à titre d’objet, par un
bien quelconque ; mais elle ne peut l’être d’une manière suffisante et efficace
que par Dieu. En effet, un agent moteur ne peut mouvoir un mobile d’une manière
suffisante si sa vertu active ne dépasse pas, ou au moins n’égale pas la vertu
passive du mobile. Or la vertu passive de la volonté s’étend au bien dans son
universalité ; car son objet est le bien universel comme l’objet de
l’intelligence est l’être universel. Mais tout bien créé est un bien
particulier ; Dieu seul est le bien universel. C’est pourquoi lui seul peut
combler la volonté et la mouvoir, comme objet, d’une façon pleinement
suffisante.
Pareillement, la puissance volontaire est causée
par Dieu seul. Le vouloir, en effet, n’est pas autre chose qu’une certaine
inclination vers l’objet de la volonté, c’est-à-dire vers le bien universel. Or
incliner un être vers le bien universel appartient au premier moteur, car c’est
à lui que correspond la fin ultime. Ainsi, dans les affaires humaines, il
appartient au chef d’orienter la multitude vers le bien commun.
Aux deux points de vue envisagés, il est donc
propre à Dieu de mouvoir la volonté, mais surtout au second point de vue selon
lequel Dieu incline intérieurement la volonté.
Solutions :
1. L’être mû par un autre n’est contraint que s’il
est mû contre son inclination propre. Mais s’il est mû par un autre qui lui
donne sa propre inclination, on ne peut dire qu’il soit contraint. Ainsi le
corps lourd qui est mû par son engendrant et qui tombe, n’est pas contraint.
C’est de cette manière que Dieu, en mouvant la volonté, ne la force pas, car il
lui donne sa propre inclination.
2. Agir volontairement, c’est se mouvoir soi-même,
c’est-à-dire par un principe intrinsèque. Mais ce principe intrinsèque peut
venir d’un autre principe qui, lui, est extrinsèque. Se mouvoir soi-même ne
s’oppose donc pas nécessairement à être mû par un autre.
3. Si la volonté était mue par un autre de telle
manière qu’elle ne se mouvrait aucunement par elle-même, ses œuvres ne
pourraient lui être imputées à mérite ou à démérite. Mais puisque le fait
d’être mue par un autre n’exclut pas qu’elle puisse se mouvoir d’elle-même, ou
vient de le dire, il s’ensuit que la possibilité de mériter ou de démériter ne
lui est pas enlevée.
Article 5 — Dieu
agit-il en tout être agissant ?
Objections :
1. Il semble que non, car aucune insuffisance ne
doit être attribuée à Dieu. Donc, si Dieu opère en tout être agissant, il le
fait d’une façon pleinement suffisante, ce qui rend inutile l’action de l’agent
créé. Donc Dieu n’agit pas en tout être agissant.
2. Une opération unique ne peut venir à la fois de
deux agents, pas plus qu’un mouvement numériquement unique ne peut appartenir à
deux mobiles différents. Donc, si l’action de la créature vient de Dieu
agissant en elle, elle ne peut venir en même temps de la créature - ainsi nulle
créature ne fait quoi que ce soit.
3. On dit qu’un agent est cause de l’opération de
son effet en ce sens qu’il donne à l’effet la forme qui déterminera son action.
Donc, si Dieu est cause de l’opération des créatures, ce sera en tant qu’il
leur donne la puissance d’agir. Mais ceci commence lorsque Dieu crée. Il
apparaît donc qu’ultérieurement Dieu n’agit pas dans tout être agissant.
En sens contraire,
nous lisons dans Isaïe (26, 12) : " Toutes nos
œuvres, tu les accomplis en nous, Seigneur. "
Réponse :
Que Dieu agisse en tout être agissant, certains
l’ont compris en ce sens u’aucune vertu créée, en réalité, ne ferait rien, mais
que Dieu seul produirait tout immédiatement ; ainsi le feu ne chaufferait pas
par lui-même, mais c’est Dieu qui, dans le feu, produirait la chaleur, et ainsi
de tout le reste.
Or cela est impossible. D’abord, parce que ce
serait enlever du même coup, dans la création, toute relation entre cause et
effet. Ce serait attribuable à l’impuissance du créateur, car c’est la
puissance de l’agent qui donne à son effet la vertu d’agir. - En second lieu,
parce que les puissances d’action que nous découvrons dans les choses leur
seraient attribuées sans raison, puisqu’elles ne feraient rien. Bien plus, toutes
les choses créées apparaîtraient d’une certaine façon inutiles si elles étaient
privées d’opération propre, car toute chose existe en vue de son opération.
L’imparfait existe toujours en vue du plus parfait. Ainsi la matière est pour
la forme, et la forme, qui est l’acte premier, est pour son opération, qui est
l’acte second. L’opération est donc la fin de la réalité créée. Dès lors il
faut comprendre que Dieu agit dans les choses de telle sorte que celles-ci
gardent leur opération propre.
Pour le comprendre, il importe de considérer qu’il
y a quatre genres de causes : la matière, qui n’est pas à proprement parler
principe d’action, mais se présente comme le sujet récepteur de l’effet
produit. La fin, l’agent et la forme se comportent comme un principe d’action,
mais selon un certain ordre. Le premier principe d’action est la fin, parce
qu’elle meut l’agent ; en deuxième lieu, vient l’agent ; en troisième lieu, il
y a la forme de la réalité que l’agent applique à l’action (quoique l’agent
lui-même agisse par le moyen de sa propre forme). On le voit bien dans les
œuvres de l’art : l’artisan est mû à agir par la fin, c’est-à-dire par l’œuvre
qu’il se propose de réaliser, que ce soit un coffre ou un lit ; puis il
applique à l’action la hache, laquelle taille par son tranchant.
C’est donc de ces trois façons que Dieu agit en
tout être agissant. En premier lieu, du point de vue de la fin ; car toute
action est produite en vue d’un bien, véritable ou apparent, et d’ailleurs rien
n’est bon, ou n’apparaît tel, sinon en tant qu’il possède en participation une
certaine similitude du souverain Bien qui est Dieu. Il s’ensuit donc que Dieu
lui-même, en tant que fin, est la cause de toute opération.
En deuxième lieu, il faut se souvenir que, lorsque
plusieurs agents sont ordonnés entre eux, c’est toujours en vertu du premier
agent que le second opère, car le premier agent meut le second à agir. Sous ce
rapport, toutes choses agissent en vertu de Dieu lui-même, en sorte qu’il est
vraiment la cause de toutes les actions des agents créés.
En troisième lieu, on doit considérer que Dieu ne
meut pas seulement les choses à agir en appliquant leurs formes et leurs vertus
à l’action, comme fait l’artisan qui applique la hache à tailler sans pour
autant lui avoir donné sa forme de hache ; mais Dieu donne aussi aux créatures
agissantes leurs formes, et il conserve ces formes dans l’être. Ainsi Dieu
n’est pas seulement cause des actions en tant qu’il donne la forme, principe
d’action, comme l’engendrant qui est dit cause de mouvement des corps lourds et
légers ; mais il l’est encore parce qu’il conserve les formes et les vertus des
êtres ; ainsi le soleil est cause de la manifestation des couleurs parce qu’il
donne et conserve la lumière qui les manifeste. Et parce que la forme d’une chose
lui est d’autant plus intime qu’elle se présente davantage comme première et
universelle ; parce que Dieu lui-même est proprement la cause de l’être
universel en toutes choses, et que cet être est ce qu’il y a de plus intime à
ces choses : il suit de là que Dieu agit intimement dans toutes les réalités.
C’est pourquoi, dans la Sainte Écriture, les opérations de la nature sont
attribuées à Dieu comme agissant en elles, selon cette parole de Job (10, 11) :
"Tu m’as vêtu de peau et de chair ; tu m’as tissé avec des os et des
nerfs. "
Solutions :
1. Dieu agit dans les choses d’une manière
pleinement suffisante, au titre d’agent premier. Et cela ne rend pas superflue
l’action des agents seconds.
2. Une seule et même action ne procède pas de deux
agents de même catégorie, mais rien ne s’oppose à ce qu’elle procède d’un agent
premier et d’un agent second.
3. Dieu ne donne pas seulement aux choses leurs
formes, mais il les conserve dans l’être, il les applique à l’action, et il est
la fin de toutes les opérations, ainsi que nous venons de le dires.
Article 6 — Dieu
peut-il faire quelque chose en dehors de l’ordre naturel ?
Objections :
1. S. Augustin écrit : " Dieu, auteur et
créateur de toutes les natures, ne fait rien contre la nature. " Or il
semble que ce qui est en dehors de l’ordre naturel inscrit dans les choses soit
contre la nature. Donc Dieu ne peut rien faire en dehors de l’ordre inscrit
dans les choses.
2. L’ordre de la nature vient de Dieu aussi bien
que l’ordre de la justice. Mais Dieu ne peut rien faire qui soit en dehors de
l’ordre de la justice, car il ferait alors quelque chose d’injuste. Donc, il ne
peut rien faire en dehors de l’ordre de la nature.
3. C’est Dieu qui a institué l’ordre de la nature.
Donc s’il faisait quelque chose en dehors de cet ordre, il faudrait en
conclure, semble-t-il, qu’il est sujet au changement, ce qui est inadmissible.
En sens contraire,
nous lisons chez S. Augustin que " parfois
Dieu agit contre le cours ordinaire de la nature ".
Réponse :
Toute cause, parce qu’elle a raison de principe,
introduit dans ses effets un certain ordre.
C’est pourquoi la multiplication des causes a pour
résultat la multiplication des ordres ; et de même qu’une cause se trouve
contenue sous une autre cause, ainsi en est-il des ordres eux-mêmes. Ce n’est
donc pas la cause supérieure qui est contenue sous l’ordre de la cause
inférieure, mais bien le contraire. Nous en avons un exemple dans les affaires
humaines : car c’est du père de famille que dépend l’ordre de la maison, et
celui-ci est contenu sous l’ordre de la cité, qui procède de son chef, tout
comme l’ordre de la cité est contenu sous l’ordre du roi qui préside à
l’organisation de tout le royaume.
Donc, si l’ordre des choses est considéré comme
dépendant de la cause première, alors Dieu ne peut rien faire contre cet ordre,
car en ce cas il agirait contre sa prescience, ou sa volonté, ou sa bonté. Mais
si nous considérons l’ordre des choses en tant qu’il dépend de l’une quelconque
des causes secondes, à ce point de vue Dieu peut agir en dehors de l’ordre des
choses. Car Dieu n’est pas soumis à l’ordre des causes secondes ; c’est cet
ordre qui lui est soumis, parce qu’il procède de lui non par nécessité de
nature, mais par choix de sa volonté ; car il eût pu instituer un ordre de
choses différent. C’est pourquoi il peut agir en dehors de tel ordre institué,
quand il le veut ; il peut, par exemple, produire les effets des causes
secondes sans leur concours, ou produire certains effets qui dépassent la
puissance des causes secondes. De là cette parole de S. Augustin : " Dieu
agit contre le cours habituel de la nature, mais il ne fait rien qui aille
contre sa loi souveraine pas plus que contre lui-même. "
Solutions :
1. Quand quelque chose arrive dans les réalités
naturelles en dehors de leur nature foncière, cela peut se produire d’une
double manière. D’abord, par l’action exercée sur une chose par un agent qui ne
lui a pas donné son inclination naturelle ; ainsi l’homme qui lance en l’air un
corps lourd ; ce n’est pas lui qui a donné au corps sa lourdeur, et l’action de
cet homme va à l’encontre de la nature du corps. En second lieu, par l’action
d’un agent duquel dépend l’inclination naturelle. Dans ce cas, il n’y a pas
action contre la nature de l’être sur lequel l’agent exerce son pouvoir. Ainsi
le flux et le reflux de la mer ne vont pas à l’encontre de la nature de l’eau,
bien qu’ils soient en dehors de son mouvement naturel qui l’entraîne vers le
bas. Le flux et le reflux viennent en effet de l’influence d’un corps céleste
qui tient sous sa dépendance l’inclination naturelle des corps inférieurs. - Et
puisque l’ordre de la nature a été inscrit par Dieu dans les choses, quand Dieu
agit en dehors de cet ordre, il ne va pas contre la nature. C’est ce qui fait
dire à S. Augustin : "Ce que Dieu fait est naturel à chaque chose, car de
lui dépend tout mode, nombre et ordre de la nature. "
2. L’ordre de la justice se réfère à la cause
première qui est la règle de toute justice. C’est pour cette raison que Dieu ne
peut rien faire en dehors de cet ordre.
3. Dieu inscrit dans les choses un certain ordre,
en se réservant cependant d’agir parfois autrement pour une raison spéciale.
C’est pourquoi, quand il agit en dehors de cet ordre, Dieu ne change pas.
Article 7 — Tout
ce que Dieu fait en dehors de l’ordre naturel est-il miraculeux ?
Objections :
1. La création du monde, celle des âmes, la
justification de l’impie sont produites par Dieu en dehors de l’ordre naturel,
puisqu’elles ne sont pas réalisées par l’activité d’une cause naturelle. Et
cependant on ne dit pas que ce sont des miracles. Donc tout ce que Dieu fait en
dehors de l’ordre naturel n’est pas miraculeux.
2. On appelle miracle " quelque chose d’ardu
et d’insolite qui dépasse la puissance de la nature et l’attente de celui qui
en est le témoin étonné ". Mais certains faits se produisent en dehors de
l’ordre naturel qui n’apparaissent pas difficiles, car il s’agit d’affaires
minimes comme la régénération des pierres précieuses ou la guérison des
malades. - D’autres faits ne sont pas insolites parce qu’ils arrivent
fréquemment : ainsi les malades que l’on déposait sur les places et qui étaient
guéris par l’ombre de S. Pierre (Ac 5, 15). - D’autres encore ne dépassent pas
le pouvoir de la nature, comme la guérison des fièvres. - D’autres enfin ne dépassent
pas notre espoir : nous espérons tous la résurrection des morts qui pourtant se
produira en dehors de l’ordre naturel. Donc tous les faits étrangers à l’ordre
de la nature, ne sont pas des miracles.
3. Le mot miracle vient du mot admiration. Mais l’admiration
concerne des faits manifestes pour les sens. Or, il arrive parfois que des
événements se produisent en dehors de l’ordre naturel, et ne sont pas
perceptibles aux sens : ainsi quand les Apôtres furent remplis de science sans
avoir cherché ni appris. Tous les faits qui se produisent en dehors de l’ordre
naturel ne sont donc pas des miracles.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : "Quand Dieu fait quelque
chose en dehors du cours connu et habituel de la nature, on qualifie cela de
haut fait et de merveille. "
Réponse :
Le mot miracle vient du mot admiration.
L’admiration surgit quand se manifestent des effets dont la cause demeure
cachée. Ainsi, on est dans l’admiration ou l’étonnement quand on voit une
éclipse de soleil et qu’on en ignore la cause, comme le note Aristote. Or, la
cause d’un effet apparent à tous peut être connue par certains et ignorée par
d’autres. Aussi un événement est-il étonnant pour l’un, et non pour les autres.
Par exemple, une éclipse de soleil étonne l’ignorant, non l’astronome. Mais le
miracle est un événement qui suscite pleinement l’admiration parce que sa cause
est entièrement cachée à tous. Et cette cause, c’est Dieu. Aussi les actions
que Dieu fait en dehors des causes connues de nous sont-elles appelées des
miracles.
Solutions :
1. La création, la justification de l’impie, bien
qu’elles soient l’œuvre de Dieu seul, ne sont pas cependant appelées à
proprement parler des miracles. Car elles ne sont pas aptes, par nature, à être
produites par d’autres causes, et ainsi elles n’arrivent pas en dehors de
l’ordre de la nature, puisqu’elles ne lui appartiennent pas.
2. Le miracle est appelé difficile, non pas en
raison de l’importance de l’événement, mais parce qu’il dépasse le pouvoir de
la nature. - Pareillement, il est insolite, non parce qu’il est rare, mais
parce qu’il est produit en dehors du cours naturel des choses. - Il surpasse la
puissance de la nature, non seulement en raison de la substance même du fait
accompli, mais à cause de la manière dont il est produit et de l’ordre de sa
réalisation. - Enfin, quand nous disons qu’il dépasse l’espoir de la nature, il
ne s’agit pas de cette espérance de grâce qui vient de la foi et par laquelle
nous croyons à la résurrection future.
3. La science des Apôtres, si elle n’était pas
manifeste en elle-même, l’était cependant dans ses effets qui la rendaient
admirable.
Article 8 — La
diversité des miracles
Objections :
1. Il semble qu’un miracle ne soit pas plus
important qu’un autre. Car S. Augustin écrit : " Dans les événements qui
suscitent l’admiration, toute l’explication se trouve dans la puissance de
celui qui agit. " Or la puissance de Dieu est la même pour tous les
miracles. Il n’y en a donc pas de plus ou moins grand.
2. La puissance de Dieu est infinie. Mais l’infini
dépasse sans proportion tout ce qui est fini. Un effet de cette puissance n’est
donc pas plus admirable qu’un autre, et par suite tous les miracles se valent.
En sens contraire,
le Seigneur dit lui-même (Jn 14, 12) à propos des
œuvres miraculeuses : "Les œuvres que je fais, (celui qui croit en moi)
les fera lui aussi, et il en fera de plus grandes. "
Réponse :
Rien ne peut être appelé miracle si on le réfère à
la puissance divine, car tout ce qui est produit par Dieu, comparé à sa
puissance, est infime, selon la parole d’Isaïe (40, 15) : " Les nations
sont comme une goutte d’eau au bord du seau, comme un grain de poussière dans
la balance. " Mais on qualifie de miracle un événement par comparaison
avec la puissance de la nature qu’il dépasse. Et, sous ce rapport, il y a des
miracles plus ou moins grands.
La puissance de la nature peut en e être dépassée
d’une triple manière : 1° en ce qui regarde la substance même du fait produit ;
par exemple, si deux corps se trouvent ensemble dans un même lieu, si le soleil
recule, si un corps humain est glorifié : cela, la nature ne peut le faire
d’aucune façon. - 2° l’événement surpasse la puissance de la nature, non pas
par rapport à ce qui est produit, mais par rapport au sujet dans lequel
l’événement s’est produit. Il en est ainsi de la résurrection des morts, de la
guérison des aveugles, ou d’autres cas semblables. La nature peut en effet
produire la vie, mais non dans un cadavre ; elle peut donner la vue, mais non à
un aveugle. De tels miracles appartiennent au deuxième degré. - 3° le miracle
peut dépasser la puissance de la nature dans la manière et l’ordre selon
lesquels il est produit : ainsi lorsqu’un malade est subitement guéri de la
fièvre par la vertu divine sans recourir aux remèdes et en dehors du processus
ordinaire et naturel de guérison ; ou bien quand, par la vertu divine, le ciel
se couvre subitement et que la pluie tombe sans cause naturelle, comme le fait
se produisit à la prière de Samuel (1 S 12, 18) et d’Élie (1 R 18, 44). Ce sont
là des miracles du dernier rang.
Mais en chacun de ces ordres de miracles, il y a
des degrés multiples, selon qu’ils dépassent diversement la puissance de la
nature.
Ce que nous venons de dire suffit pour résoudre les
objections, qui se placent au point de vue de la puissance divine.
Il faut maintenant considérer comment une créature
en meut une autre. Cette étude comportera trois parties. Nous verrons d’abord
comment les anges, créatures purement spirituelles, peuvent mouvoir (Q.
106-114). Ensuite comment les corps peuvent mouvoir (Q. 115), en dernier lieu,
l’homme, dont la nature est à la fois spirituelle et corporelle (Q. 117).
Sur le premier point, trois considérations : 1.
Comment l’ange agit-il sur un autre ange ? - 2. Comment agit-il sur la créature
corporelle ? (Q. 110). - 3. Comment agit-il sur les hommes ? (Q. 111).
Il faudra, sur l’interaction des anges, considérer
leur illumination réciproque et leur langage, (Q. 107), puis la hiérarchie qui
règne entre eux, bons et mauvais (Q. 108-109)
QUESTION 106 — L’ILLUMINATION D’UN ANGE PAR UN AUTRE
1. Un ange meut-il l’intelligence d’un autre en
l’illuminant ? - 2. Un ange peut-il mouvoir la volonté d’un autre ? - 3. L’ange
inférieur peut-il illuminer l’ange supérieur ? - 4. L’ange supérieur
illumine-t-il l’intelligence de l’ange inférieur au sujet de tout ce qu’il
connaît ?
Article 1 — Un
ange meut-il l’intelligence d’un autre en l’illuminant ?
Objections :
1. Les anges possèdent tous cette même béatitude
que nous attendons pour l’avenir. Mais alors un homme n’en illuminera pas un
autre, selon Jérémie (31, 24) : " Un homme n’enseignera plus son prochain,
ni un homme son frère. " Il en est donc de même dès maintenant pour les
anges.
2. Il y a trois sortes de lumière chez les anges :
la lumière naturelle, la lumière de grâce, et la lumière de gloire. Or, l’ange
reçoit de celui qui le crée la lumière naturelle ; de celui qui le justifie, la
lumière de grâce ; de celui qui le béatifie, la lumière de gloire ; et tout
cela vient de Dieu. Donc un ange n’en illumine pas un autre.
3. La lumière dont il s’agit est une certaine forme
de l’esprit. Mais l’esprit " est formé par Dieu seul, sans l’intermédiaire
d’aucune créature ", remarque S. Augustin. Il n’appartient donc pas à un
ange d’en illuminer un autre.
En sens contraire,
Denys écrit : " Les anges de la seconde
hiérarchie sont purifiés, illuminés et perfectionnés par les anges de la
première hiérarchie. "
Réponse :
Il faut reconnaître qu’un ange en illumine un
autre. Pour bien le saisir, il faut considérer ceci : la lumière intellectuelle
n’est rien d’autre qu’une certaine manifestation de la vérité, selon l’épître
aux Éphésiens (5, 13) : " Tout ce qui se manifeste est lumière. "
Illuminer consiste donc à transmettre à autrui la manifestation d’une vérité
que l’on connaît, et c’est en ce sens que l’Apôtre peut écrire (Ep 3,8.9) :
" A moi, le moindre de tous les saints, a été confiée cette grâce
d’illuminer tous les hommes, touchant l’économie du mystère caché depuis le
commencement en Dieu. " On pourra donc dire qu’un ange en illumine un
autre quand il lui manifeste une vérité que lui-même connaît. C’est pourquoi
Denys écrit : "Les théologiens enseignent ouvertement que les ordres des
anges préposés aux corps célestes reçoivent des esprits les plus élevés la
connaissance des choses divines. "
Mais, nous l’avons dit, deux choses concourent à
l’acte d’intelligence : la puissance intellectuelle, et la similitude de la
chose connue. A ces deux points de vue un ange peut notifier à un autre la
vérité que lui-même connaît. Il le fait d’abord en fortifiant la puissance
intellectuelle de cet ange. De même en effet que la puissance d’un corps moins
parfait est fortifiée par la proximité spatiale d’un corps plus parfait, "
ainsi la chaleur d’un corps tiède est augmentée par la présence d’un corps
brûlant " ; de même, la puissance intellectuelle d’un ange inférieur se
trouve renforcée du fait qu’un ange supérieur se tourne vers lui. En effet, ce
mouvement de conversion chez les êtres spirituels réalise ce que produit la
proximité locale pour les êtres corporels.
En second lieu, si l’on se place au point de vue de
la similitude de la chose connue, l’ange, sous ce rapport également, manifeste
la vérité à un autre. L’ange supérieur a une connaissance plus universelle de
la vérité, à laquelle l’intelligence de l’ange inférieur n’est pas adaptée, car
il lui est connaturel de saisir la vérité sous un mode plus particulier. Donc,
l’ange supérieur propose la vérité qu’il conçoit universellement sous une forme
plus détaillée, pour que l’ange inférieur puisse la saisir, et c’est ainsi
qu’il la lui donne à connaître. Ainsi font nos docteurs : ce qu’ils conçoivent
synthétiquement, ils l’explicitent de multiples manières pour s’adapter à la
capacité intellectuelle d’autrui. Et c’est ce que Denys écrit : " Chaque
substance spirituelle divise et multiplie avec une prévoyante sagesse la
science qu’elle a reçue de Dieu, afin d’élever jusqu’à cette science les
esprits d’un ordre inférieur. "
Solutions :
1. Tous les anges, les anges supérieurs comme les
inférieurs, voient immédiatement l’essence divine ; sous ce rapport, un ange
n’en instruit pas un autre. C’est au sujet de cet enseignement que le prophète
Jérémie déclare : " L’homme n’instruira pas son frère en lui disant :
Connais le Seigneur. Car ils me connaîtront tous, des plus petits aux plus
grands. " Néanmoins, pour ce qui est des plans providentiels et des
intentions divines sur le monde, qui sont contenus en Dieu comme dans leur
cause, Dieu seul les connaît à fond en sa propre essence parce qu’il se
comprend lui-même. Quant aux bienheureux qui voient Dieu, ils ont de ces idées
créatrices une connaissance d’autant plus parfaite que leur vision de l’essence
divine est plus élevée. Un ange supérieur connaîtra donc en Dieu plus de choses
ayant rapport aux idées divines, qu’un ange inférieur, et de ce chef il pourra
illuminer celui-ci. C’est encore ce que déclare Denys : " Les anges sont
illuminés sur les idées divines des choses. "
2. Un ange n’en illumine pas un autre en lui
transmettant la lumière naturelle, ou celle de la grâce, ou celle de la gloire
; mais en fortifiant en lui la lumière naturelle, et en lui manifestant la
vérité des choses qui ont rapport à l’état de nature, de grâce ou de gloire,
ainsi que nous venons de le dire.
3. L’esprit est formé immédiatement par Dieu ; soit
comme une image par son exemplaire, puisque c’est uniquement à l’image de Dieu
que l’esprit a été créé ; soit comme un sujet qui n’est achevé que par sa forme
ultime, car un esprit créé est toujours regardé comme informe s’il n’est pas
uni à la Vérité première. Les autres illuminations, qu’elles viennent de
l’homme ou de l’ange, sont comme un acheminement vers la forme ultime.
Article 2 — Un
ange peut-il mouvoir la volonté d’un autre ange ?
Objections :
1. Il semble que oui, car, pour Denys, d’après le
texte cité en sens contraire à l’article précédent, de même qu’un ange en
illumine un autre, de même il le purifie et le perfectionne. Mais la
purification et la perfection relèvent de la volonté : la purification concerne
les souillures de ses fautes, lesquelles sont du ressort de la volonté ; et la
perfection est atteinte par l’obtention de la fin, qui est objet de la volonté.
Donc un ange peut mouvoir la volonté d’un autre ange.
2. Pour Denys : "les noms donnés aux anges
désignent leurs propriétés ". Or Séraphin signifie ceux qui brûlent ou qui
réchauffent ; or cela est l’effet de l’amour, qui relève de la volonté. Donc un
ange meut la volonté d’un autre ange.
3. Aristote enseigne que l’appétit supérieur meut
l’appétit inférieur. Mais, de même que l’ange supérieur a une intelligence
supérieure, de même pour l’appétit. L’ange supérieur peut donc, par sa motion,
changer la volonté d’un ange inférieur.
En sens contraire,
il n’appartient de changer la volonté qu’à celui
qui a le pouvoir de justifier, parce que la justice est la rectitude de la
volonté. Mais Dieu seul justifie. Donc un ange ne peut pas changer la volonté
d’un autre ange.
Réponse :
Comme nous l’avons déjà dit ii il peut s’opérer un
double changement dans la volonté : du côté de son objet, et du côté de la
puissance volontaire elle-même. Du côté de l’objet, la volonté est mue par le
bien lui-même qui est son objet propre, tout comme l’appétit est mû par ce qui
est désirable ; et elle est mue par celui qui fait voir l’objet, par exemple
celui qui en montre la bonté. Mais comme nous l’avons déjà dit, si les biens
particuliers attirent quelque peu la volonté, il n’y a que le bien universel,
c’est-à-dire Dieu, qui puisse la mouvoir efficacement. Et c’est lui seul qui
découvre aux bienheureux ce bien dans son essence. Nous le voyons dans ce
passage de l’Exode (33, 18.19) où Moïse, ayant dit à Dieu : " Montre-moi
ta gloire", Dieu lui répond : " je te montrerai toute ma bonté.
" Donc l’ange ne peut mouvoir efficacement la volonté d’un autre ange ni
comme objet, ni comme révélateur de l’objet. Mais il incline cette volonté soit
vers lui-même en tant qu’il est aimable, soit en lui manifestant certains biens
créés en rapport avec la bonté de Dieu. Et par là, il peut incliner la volonté
d’un autre ange à l’amour de la créature ou de Dieu, par une sorte de
persuasion.
Mais si l’on se place au point de vue de la
puissance volontaire elle-même, d’aucune façon elle ne peut être mue par un
autre que par Dieu. Car l’opération de la volonté est une inclination du sujet
volontaire vers l’objet voulu. Or celui-là seul peut changer l’inclination
volontaire, qui donne à la créature la faculté de vouloir. Ainsi une
inclination naturelle ne peut être changée que par l’agent qui donne la
puissance d’où procède cette inclination naturelle. Or, Dieu seul donne à la
créature la puissance volontaire, car lui seul est l’auteur de la nature
intellectuelle. Un ange ne peut donc mouvoir la volonté d’un autre.
Solutions :
1. C’est d’après le mode de l’illumination qu’il
faut comprendre la purification et le perfectionnement. Puisque Dieu illumine
en changeant à la fois l’intelligence et la volonté, il les purifie aussi l’une
et l’autre de leurs défauts, et les perfectionne en leur faisant atteindre leur
fin. Quant à l’ange, son illumination ne porte que sur l’intelligence, nous
venons de le dires ; il purifiera donc l’intelligence de son défaut qui est
l’ignorance, et la perfectionnera en lui faisant atteindre sa fin qui est la
connaissance de la vérité. C’est ce que déclare Denys : "Dans la
hiérarchie céleste, la purification se réalise dans les substances qui y sont
soumises, uniquement parce qu’elles sont illuminées par ce qui leur est
inconnu, et par là même amenées à une science plus parfaite." Comme si
nous disions que la vue corporelle est purifiée quand les ténèbres sont
écartées ; illuminée, quand on l’inonde de lumière ; perfectionnée, quand elle
est amenée à la connaissance des objets colorés.
2. Un ange peut porter un autre à l’amour de Dieu
par mode de persuasion, nous venons de le dire.
3. Aristote parle de l’appétit inférieur sensible
qui peut être mû par l’appétit supérieur intellectuel, parce qu’ils
appartiennent à une âme de même nature, et parce que l’appétit inférieur est une
puissance corporelle et organique. Ce qui n’existe pas chez les anges.
Article 3 — Un
ange inférieur peut-il illuminer un ange supérieur ?
Objections :
1. Cela semble possible. Car la hiérarchie
ecclésiastique dérive de la hiérarchie céleste et la représente ; c’est
pourquoi la Jérusalem d’en haut est appelée notre mère (Ga 4,26). Mais dans
l’Église il arrive que les supérieurs soient illuminés et enseignés par les
inférieurs, selon l’Apôtre (1 Co 14,31) : "Vous pouvez tous prophétiser à
tour de rôle, afin que tous soient instruits et tous encouragés. " Il doit
donc en être de même dans la hiérarchie angélique.
2. L’ordre des substances corporelles dépend de la
volonté de Dieu, et de même l’ordre des substances spirituelles. Mais, on l’a
dit précédemment, Dieu agit quelquefois en dehors de l’ordre des substances
corporelles. Il agit donc aussi quelquefois en dehors de l’ordre des substances
spirituelles, en illuminant directement les inférieures sans passer par
l’intermédiaire des substances supérieures. Ainsi donc, les anges inférieurs,
illuminés par Dieu, peuvent illuminer les anges supérieurs.
3. Un ange en illumine un autre en se tournant vers
lui, comme nous l’avons dit plus haut. Mais, puisque ce rapprochement est
volontaire, il peut arriver qu’un ange supérieur se tourne vers un ange de
l’ordre le plus bas sans passer par les ordres intermédiaires. Il peut donc
l’illuminer, et, à son tour, cet ange inférieur peut illuminer les anges des
ordres intermédiaires qui lui sont supérieurs.
En sens contraire,
Denys écrit : " C’est une loi divine, établie
d’une façon immuable, que les êtres inférieurs font retour à Dieu par
l’entremise des êtres supérieurs. "
Réponse :
Les anges inférieurs n’illuminent jamais les anges
supérieurs, mais sont toujours illuminés par eux. La raison en est, comme nous
l’avons dit récemment n, que les divers ordres sont contenus les uns sous les
autres, comme les causes elles-mêmes. Et comme les causes sont ordonnées entre
elles, ainsi en est-il des ordres. Et c’est pourquoi il n’est pas impossible
que parfois quelque chose se produise en dehors de l’ordre d’une cause
inférieure, en vue de l’ordonner à une cause supérieure ; ainsi, dans les
affaires humaines, on passe outre au commandement du chef pour obéir à celui du
prince. Voilà pourquoi il arrive que, passant outre à l’ordre de la nature
corporelle, Dieu produise quelque chose de miraculeux pour amener les hommes à
le connaître. Mais transgresser l’ordre naturel des substances spirituelles
n’aurait aucun rapport avec l’ordination des hommes vers Dieu, puisque les
opérations angéliques ne sont pas évidentes pour nous comme le sont les
opérations des corps visibles. Pour cette raison, Dieu ne transgresse pas
l’ordre qui convient aux substances spirituelles selon lequel les anges inférieurs
sont mus par les anges supérieurs, et non inversemen4.
Solutions :
1. La hiérarchie ecclésiastique imite la hiérarchie
céleste de quelque façon, mais ne lui ressemble pas parfaitement. Dans la
hiérarchie céleste, en effet, toute la raison de l’ordre tient à la proximité
avec Dieu. De là vient que ceux qui sont plus proches de Dieu sont plus élevés
en dignité et plus éclairés en savoir ; ce qui fait que les anges supérieurs ne
sont jamais illuminés par les anges inférieurs. Dans la hiérarchie ecclésiastique
au contraire, ceux qui sont plus proches de Dieu par la sainteté sont parfois
au dernier rang et dépourvus d’une science éminente ; parfois aussi les hommes
très savants sur un point ne le sont pas sur un autre. Voilà pourquoi les
supérieurs peuvent être enseignés par les inférieurs.
2. La raison pour laquelle Dieu agit en dehors de
l’ordre de la nature corporelle ne vaut pas quand il s’agit de la nature
spirituelle, nous venons de le dire. Donc l’objection ne porte pas.
3. Sans doute, c’est par sa volonté que l’ange se
tourne vers un autre ange pour l’illuminer, mais la volonté de l’ange est
toujours réglée par la loi divine qui a institué la hiérarchie des anges.
Article 4 —
L’ange supérieur illumine-t-il l’ange inférieur sur tout ce qu’il connaît
lui-même ?
Objections :
1. Il semble que non, car d’après Denys, les anges
supérieurs ont une science plus universelle, et les anges inférieurs une
science plus particulière et subordonnée. Mais une science universelle a un
contenu beaucoup plus riche qu’une science particulière. Les anges inférieurs
ne connaissent donc pas, par l’illumination des anges supérieurs, tout ce que
ceux-ci connaissent.
2. D’après le Maître des Sentences, les anges
supérieurs ont connu depuis toujours le mystère de l’Incarnation, tandis que
les anges inférieurs n’en ont eu connaissance qu’au moment de son
accomplissement. C’est ce qui, selon l’interprétation de Denys, semble
impliqué, dans cette question posée par certains anges (Ps 24, 10) : " Qui
est ce roi de gloire ? " et dans la réponse donnée par d’autres : "
Ce roi de gloire est le Seigneur des armées ", comme si les premiers se
trouvaient dans l’ignorance, et les autres instruits du mystère. Or il n’en
serait pas ainsi si les anges supérieurs transmettaient par illumination aux
anges inférieurs tout ce qu’il savent.
3. Si les anges supérieurs annoncent aux anges
inférieurs tout ce qu’ils savent, les anges inférieurs n’ignorent plus rien de
ce que les anges supérieurs connaissent. Ces derniers ne peuvent donc plus les
illuminer, ce qui semble difficile à admettre.
En sens contraire,
S. Grégoire écrit : " Dans la patrie céleste,
bien qu’il y ait des dons excellents, rien cependant n’est possédé de façon
exclusive. " Et Denys enseigne que " toute substance céleste transmet
à celle qui lui est inférieure la connaissance qu’elle a reçue de celle qui lui
est supérieure ", comme c’est évident d’après les autorités déjà citées.
Réponse :
Toutes les créatures reçoivent en participation de
la bonté divine le bien qu’elles possèdent en vue de le communiquer aux autres,
car il est de la nature du bien de se communiquer. De là vient que les agents
corporels, eux aussi, transmettent, autant que possible, leur similitude à
d’autres. C’est pourquoi plus un agent participe de la bonté divine, plus il
tend de tout son pouvoir à communiquer aux autres sa propre perfection. Aussi
S. Pierre (1 P 4, 10) exhorte-t-il ceux qui, par le moyen de la grâce,
participent de la bonté divine, en leur disant : " Que chacun de vous
mette au service des autres la grâce qu’il a reçue, connne de bons intendants
de la grâce divine sous toutes ses formes. " À plus forte raison les
saints anges, qui participent avec une telle plénitude de la bonté divine,
transmettent-ils à leurs inférieurs tout ce que Dieu leur fait connaître.
Pourtant cette connaissance n’est pas reçue par les anges inférieurs selon le
mode d’excellence qu’elle possède dans les anges supérieurs ; et c’est pourquoi
les anges supérieurs demeurent toujours dans un ordre plus élevé et possèdent
une science plus parfaite. Ainsi en est-il du maître qui saisit plus pleinement
les mêmes choses qu’il enseigne à son disciple.
Solutions :
1. La science des anges supérieurs est dite plus
universelle, parce qu’ils comprennent les choses d’une manière plus éminente.
2. Le texte du Maître des Sentences ne doit pas
être entendu en ce sens que les anges inférieurs auraient ignoré totalement le
mystère de l’Incarnation, mais en ce sens qu’ils ne l’ont pas connu aussi
pleinement que les anges supérieurs, et qu’ils ont pu, dans la suite,
progresser dans cette connaissance, tandis que ce mystère s’accomplissait.
3. Jusqu’au jour du jugement, Dieu ne cessera de
révéler aux anges supérieurs des choses nouvelles ayant trait à l’organisation
du monde, et surtout au salut des prédestinés. Il y aura donc toujours, pour
les anges supérieurs, possibilité d’illuminer les anges inférieurs.
QUESTION 107 — LE LANGAGE DES ANGES
1. Un ange parle-t-il à un autre ? - 2. Un ange
inférieur peut-il parler à un ange supérieur ? - 3. L’ange parle-t-il à Dieu ?
- 4. La distance locale agit-elle sur le langage angélique ? - 5. La parole
d’un ange à un autre est-elle connue de tous les autres ?
Article 1 — Un
ange parle-t-il à un autre ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car S. Grégoire écrit a qu’après
la résurrection, " les âmes ne seront plus cachées les unes aux autres par
l’épaisseur du corps ". À bien plus forte raison, l’esprit d’un ange
n’est-il pas caché à un autre ange. Mais le langage sert à manifester à un
autre ce qui est caché dans l’esprit. Il n’est donc pas nécessaire qu’un ange
parle à un autre ange.
2. Il y a deux sortes de langage : le langage
intérieur par lequel on se parle à soi-même, et le langage extérieur par lequel
on parle à un autre. Mais le langage extérieur se fait par le moyen d’un signe
sensible comme la parole, le geste, et à l’aide d’un membre comme la langue ou
le doigt ; toutes choses qui ne peuvent convenir à l’ange.
3. Celui qui parle doit attirer d’abord l’attention
de celui auquel il s’adresse. Or on ne voit pas comment un ange peut éveiller
l’attention d’un autre ange, car nous ne pouvons nous-mêmes le faire qu’au
moyen d’un signe sensible. Donc un ange ne parle pas à un autre.
En sens contraire,
nous lisons chez S. Paul (1 Co 13, 1) : "Quand
même je parlerais les langues des hommes et des anges... "
Réponse :
Il existe un langage angélique, car, écrit S.
Grégoire : " Il convient que notre esprit, dépassant le plan du langage
corporel, soit élevé à des modes sublimes et inconnus du langage intérieur.
" Donc, pour comprendre de quelle manière un ange peut parler à un autre
ange, il faut considérer ce que nous avons dit au sujet des actes et puissances
de l’âme : c’est la volonté qui meut l’intelligence à son opération. Or
l’intelligible se trouve dans l’intelligence d’une triple manière. En premier
lieu, d’une façon habituelle, ou, dit S. Augustin . en tant qu’il est conservé
dans la mémoire. En deuxième lieu, l’intelligible est considéré ou conçu en
acte. En troisième lieu, il est rapporté à autre chose. Il est bien évident que
le passage du premier au deuxième degré se fait par le commandement de la
volonté ; c’est pourquoi l’habitus est défini comme " ce qu’on utilise
quand on veut ". Pareillement, le passage du deuxième degré au troisième
s’opère par le moyen de la volonté ; car c’est par la volonté que le concept de
l’esprit est mis en rapport avec une autre réalité, qu’il s’agisse de faire
quelque chose à partir de l’idée qu’on en a, ou de manifester sa pensée à
autrui.
Quand l’esprit s’applique à considérer en acte ce
qu’il possède sous forme d’habitus, on peut dire qu’il se parle à lui-même ;
car le concept mental ainsi formé est ce qu’on appelle le verbe intérieur. Du
fait que l’ange, par sa volonté, ordonne son concept mental en vue de le
manifester à un autre, aussitôt ce dernier en prend connaissance : c’est ainsi
que l’ange parle à un autre ange. Car parler à autrui, ce n’est pas autre chose
que manifester à autrui sa propre pensée.
Solutions :
1. Le concept intérieur de notre esprit se trouve
enfermé en nous comme par une double barrière : d’abord par la volonté qui peut
retenir le concept à l’intérieur de notre intelligence, ou l’ordonner à la
communication extérieure. Sous ce rapport, nul ne peut voir la pensée de
quelqu’un si ce n’est Dieu seul, selon la parole de l’Apôtre (1 Co 2, 11) :
" Personne ne connaît les secrets de l’homme, si ce n’est l’esprit de
l’homme qui est en lui. " En second lieu, l’esprit de l’homme est fermé à
un autre homme du fait de la matérialité du corps. C’est pourquoi, quand ia
volonté ordonne le concept mental en vue de le manifester à un autre, cet autre
ne le connaît pas du même coup, mais il faut employer un signe sensible. C’est
ce que remarque S. Grégoire quand il écrit : " Aux yeux d’autrui, dans le
secret de notre âme, nous nous tenons comme derrière la muraille de notre corps
; quand nous voulons nous montrer, nous sortons comme par la porte du langage
pour découvrir ce que nous sommes intérieurement. " Or l’ange ne connaît
pas cet obstacle ; aussi, dès qu’il veut manifester sa pensée à un autre ange,
celui-ci la connaît-il aussitôt.
2. Le langage qui s’extériorise par la voix nous
est nécessaire à cause de l’obstacle du corps. C’est pourquoi il ne convient
pas à l’ange, qui ne connaît que le langage intérieur. Celui-ci ne consiste pas
seulement à se parler à soi-même en formant un concept, mais aussi à ordonner,
par le moyen de la volonté, ce concept en vue de le manifester à un autre.
Ainsi la langue des anges est une métaphore pour signifier la puissance qu’ils
ont de manifester leur pensée.
3. Quant aux bons anges qui toujours se voient
mutuellement dans le Verbe, on pourrait dire qu’il n’est pas besoin d’éveiller
leur attention, car, de même que l’un voit toujours l’autre, de même il voit
toujours dans cet autre ce qui a rapport à soi. Mais, déjà, tels qu’ils ont été
établis dans leur état naturel, les anges pouvaient se parler, et même
maintenant les mauvais anges peuvent converser entre eux ; il faut donc dire
que, de même que le sens est mû par le sensible, de même l’intelligence est mue
par l’intelligible ; et si le sens est excité par un signe sensible,
l’attention mentale de l’ange peut tout aussi bien être éveillée par quelque
vertu intelligible.
Article 2 — Un
ange inférieur peut-il parler à un ange supérieur ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car, à propos de la parole :
" Quand même je parlerais les langues des hommes et des anges... " la
Glose remarque que les locutions angéliques sont des illuminations par
lesquelles les anges supérieurs éclairent les anges inférieurs. Mais ces
derniers, ainsi que nous l’avons dit, n’illuminent jamais les anges supérieurs.
Donc les anges inférieurs ne parlent pas aux anges supérieurs.
2. Illuminer, ce n’est pas autre chose que
manifester à autrui ce qui nous paraît évident. Et c’est la même chose que
parler. Nous retrouvons la conclusion précédente.
3. S. Grégoire écrit : "Dieu parle aux anges
par le fait même qu’il dévoile à leurs cœurs les secrets cachés et invisibles.
" Or parler ainsi, c’est illuminer. Donc toute parole divine est une
illumination. Au même titre, toute parole angélique est une illumination.
L’ange inférieur ne peut donc aucunement parler à un ange supérieur.
En sens contraire,
Denys explique que ce sont les anges inférieurs qui
disent aux anges supérieurs : " Qui est ce roi de gloire ? "
Réponse :
Les anges inférieurs peuvent parler aux anges
supérieurs. Pour s’en rendre compte, il faut considérer que, chez les anges,
toute illumination est aussi parole, mais toute parole n’est pas nécessairement
illumination. Car, nous l’avons dit à l’article précédent, pour un ange, parler
à un autre ange, c’est simplement ordonner volontairement sa pensée vers lui en
vue de la lui faire connaître. Or, les choses qui sont conçues par l’esprit
peuvent se référer à un double principe : à Dieu lui-même qui est la vérité
première ; et à la volonté de l’être intelligent, qui nous fait considérer en
acte une réalité. La vérité est la lumière de l’intelligence, et la règle de
toute vérité c’est Dieu lui-même ; aussi la manifestation de ce que l’esprit
conçoit, pour autant qu’elle dépend de la vérité première, est à la fois parole
et illumination. Ainsi en est-il lorsqu’un homme dit à un autre homme : "
Le ciel a été créé par Dieu ", ou bien : " L’homme est un animal.
"
Mais la manifestation des choses qui dépendent
simplement de la volonté de celui qui les conçoit, ne peut pas être appelée
illumination : c’est une simple parole. Par exemple, si un individu dit à un
autre : " je veux apprendre cela ", ou : " je veux faire ceci ou
cela. " La raison en est que la volonté créée n’est pas lumière ni règle
de vérité ; elle participe seulement de la lumière ; c’est pourquoi communiquer
les choses qui dépendent de la volonté créée, en tant que telle, ce n’est pas
illuminer. Il n’importe pas en effet à la perfection de mon intelligence de
savoir ce que tu veux ou ce que tu comprends ; ce qui importe à mon
intelligence c’est de connaître la vérité de la chose.
Or, il est manifeste que les anges sont appelés
supérieurs ou inférieurs en référence à ce principe qu’est Dieu. Et c’est
pourquoi l’illumination, qui a Dieu pour principe, descend seulement des anges
supérieurs aux anges inférieurs. Mais par rapport à ce principe qu’est la
volonté, le sujet volontaire est lui-même premier et supérieur. C’est pourquoi
la manifestation des choses qui appartiennent à la volonté est communiquée par
le sujet volontaire à n’importe qui. Et sous ce rapport, les anges supérieurs
parlent aux anges inférieurs, et tout aussi bien les inférieurs aux supérieurs.
Solutions :
1. et 2. Cela donne la solution des deux premières
objections.
3. Toute parole divine adressée aux anges est
illumination ; parce que la volonté de Dieu est règle de vérité, et savoir ce
que Dieu veut appartient à la perfection et à l’illumination de l’esprit créé.
Mais il n’en est pas de même de la volonté angélique, nous venons de le
montrer.
Article 3 —
L’ange parle-t-il à Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non. Car le langage a pour but de
manifester quelque chose à autrui. Mais l’ange ne peut rien manifester à Dieu
qui connaît tout. Donc l’ange ne parle pas à Dieu.
2. Parler, c’est ordonner sa pensée vers un autre,
on vient de le dire. Mais l’ange dirige toujours sa pensée vers Dieu. Donc, si
l’ange parle à Dieu, il lui parle toujours ; ce que certains peuvent trouver
incroyable du fait que l’ange parle aussi parfois à un autre ange. Il semble
donc que l’ange ne parle jamais à Dieu.
En sens contraire,
on lit dans Zacharie (1, 12) : " L’ange du
Seigneur prit la parole et dit : Seigneur de l’univers, jusques à quand
seras-tu sans pitié pour Jérusalem ? " .
Réponse :
Nous l’avons dit, le langage de l’ange consiste
dans l’orientation qu’il donne à sa pensée en la dirigeant vers un autre. Or
l’ordination d’une réalité vers une autre peut se faire d’une double manière :
premièrement, en vue d’être communiquée à l’autre ; ainsi, dans la nature,
l’agent est ordonné au patient ; et s’il s’agit de parole humaine, le maître
est ordonné au disciple. Sous ce rapport, l’ange ne parle d’aucune façon à
Dieu, ni de ce qui appartient à la vérité des choses, ni de ce qui dépend de la
volonté créée, parce que Dieu est le principe et l’auteur de toute vérité et de
toute volonté.
En second lieu, il arrive qu’une réalité est
ordonnée à une autre pour en recevoir quelque bien ; ainsi, dans l’ordre des
choses naturelles, le patient est ordonné à l’agent ; et, quand il s’agit du
langage humain, le disciple est ordonné au maître. C’est de cette manière que
l’ange parle à Dieu, soit en consultant la volonté divine sur ce qu’il doit
faire, soit en admirant l’excellence divine qu’il n’arrivera jamais à
comprendre à fond. Comme dit S. Grégoire : " Les anges parlent à Dieu
quand, par un regard dirigé au-dessus d’eux-mêmes, ils s’élèvent en des
transports d’admiration. "
Solutions :
1. Le langage n’est pas toujours ordonné à
manifester quelque chose à autrui ; il arrive au contraire quelquefois que
c’est à celui qui parle que quelque chose est manifesté : ainsi quand le
disciple demande une explication au maître.
2. S’il s’agit du langage par lequel les anges
louent Dieu et l’admirent, on peut dire que les anges parlent sans cesse à
Dieu. Mais s’il s’agit de consulter la sagesse divine pour savoir ce qu’il faut
faire, de ce point de vue les anges ne parlent à Dieu que lorsqu’une œuvre
nouvelle se présente à réaliser, sur laquelle ils désirent être éclairés.
Article 4 — La
distance locale agit-elle sur le langage angélique ?
Objections :
1. Selon le Damascène : "L’ange est là où il
agit. " Or le langage est une action de l’ange. Dès lors, puisque l’ange
est dans un lieu déterminé, il semble qu’il ne peut parler que jusqu’à une
certaine distance.
2. On parle fort lorsque l’auditeur est à distance.
Or Isaïe (6, 3) dit au sujet des Séraphins : " Ils se criaient l’un à
l’autre. " Il semble donc que la distance joue un rôle dans le langage des
anges.
En sens contraire,
on lit dans S. Luc (16,24) que le riche qui était
en enfer, parlait à Abraham malgré la distance. À plus forte raison, cette
distance ne peut empêcher un ange de parler à un autre ange.
Réponse :
Le langage angélique consiste en une opération
intellectuelle. Or l’opération intellectuelle de l’ange fait totalement
abstraction du lieu et du temps ; car même l’opération de notre intelligence
est indépendante du lieu et du temps, sinon par accident, du fait des images,
lesquelles ne se trouvent aucunement chez les anges. C’est pourquoi la
différence de temps ou la distance du lieu ne jouent aucun rôle là où il est
fait entièrement abstraction du temps et du lieu. La distance ne crée donc
aucun obstacle à la parole angélique.
Solutions :
1. Nous l’avons dit, le langage angélique est une
parole intérieure qui peut cependant être perçue par un autre. Elle existe donc
dans l’ange même qui parle, et par conséquent elle est là où se trouve cet
ange. Mais de même que la distance n’empêche pas un ange d’en voir un autre, de
même elle ne l’empêche pas de percevoir en cet autre ce qui est destiné à
lui-même, autrement dit de percevoir sa parole.
2. La clameur angélique en question n’est pas cet
appel qu’on lance d’une voix forte à cause de la distance. Elle signifie la
grandeur de ce qui est dit, ou l’intensité d’amour avec laquelle on le dit,
selon le mot de S. Grégoire : " On crie d’autant moins qu’on désire moins.
"
Article 5 — La
parole d’un ange à un autre est-elle connue de tous les autres ?
Objections :
1. Si tous n’entendent pas la parole d’un homme,
c’est parce qu’ils se trouvent à des distances différentes. Mais dans le
langage angélique, on vient de le voir, la distance n’a rien à faire. Donc,
lorsqu’un ange parle à un autre, tous le perçoivent.
2. Tous les anges ont en commun la puissance
intellectuelle. Si la pensée de l’un adressée à un autre est connue de lui, à
titre égal elle est donc connue des autres.
3. L’illumination est une sorte de langage. Mais
l’illumination d’un ange par un autre parvient à tous, car Denys écrit : "
Chaque essence céleste communique aux autres la connaissance qu’elle a reçue.
" Donc la parole d’un ange adressée à un autre parvient à tous.
En sens contraire,
un homme peut ne parler qu’à un seul homme. À plus
forte raison en est-il ainsi des anges.
Réponse :
Nous l’avons déjà dit : la pensée d’un ange peut
être perçue par un autre du fait que celui qui a cette pensée la dirige vers
cet autre. Or l’ange peut avoir un motif pour diriger sa pensée vers celui-ci
et non vers celui-là. C’est pourquoi sa pensée peut être connue par l’un et non
par les autres. Ainsi le langage d’un ange peut être perçu par un seul ange, et
ce n’est pas la distance qui empêche les autres de la connaître, mais la
volonté ordonnatrice de celui qui parle.
Solutions :
1. et 2. Ainsi se trouvent résolues la première et
la deuxième objections.
3. L’illumination a pour objet tout ce qui émane de
la règle première de vérité, laquelle est un principe commun pour tous les
anges. C’est pourquoi les illuminations sont communes à tous. Mais le langage
peut concerner tout ce qui a rapport à la volonté créée, considérée comme
principe, et ce principe est propre à chaque ange ; c’est pourquoi il n’est pas
nécessaire que les paroles de ce genre soient communiquées à tous.
QUESTION 108 — HIÉRARCHIES ET ORDRES ANGÉLIQUES
Il faut maintenant considérer l’organisation des
anges en hiérarchies et en ordres ; car, nous l’avons dit, les anges supérieurs
illuminent les anges inférieurs, mais non réciproquement.
1. Tous les anges appartiennent-ils à une seule
hiérarchie ? - 2. Y a-t-il un ordre unique dans une même hiérarchie ? - 3. Dans
un même ordre y a-t-il plusieurs anges ? - 4. La distinction des hiérarchies et
des ordres tient-elle à la nature des anges ? - 5. Noms et propriétés de chaque
ordre. - 6. Rapports mutuels des différents ordres. - 7. Ces ordres
subsisteront-ils après le jour du jugement ? - 8. Les hommes sont-ils élevés
aux ordres angéliques ?
Article 1 — Tous
les anges appartiennent-ils à une seule hiérarchie ?
Objections :
1. Il semble bien, car, puisque les anges sont les
plus haut placés parmi les créatures, il faut dire qu’ils sont répartis au
mieux. Or, la meilleure répartition d’une multitude est celle qui rassemble
cette multitude sous un commandement unique, comme le montre clairement
Aristote. Et comme une hiérarchie n’est pas autre chose qu’un gouvernement
sacral, il apparaît que tous les anges appartiennent à une seule hiérarchie.
2. Denys écrit : " La hiérarchie est ordre,
science et action. " Mais tous les anges ont en commun le même ordre de
rapports avec Dieu, qui est l’objet de leur connaissance et la règle de leurs
actions. Ils appartiennent donc tous à une hiérarchie unique.
3. Le gouvernement sacral, que l’on appelle
hiérarchie, se trouve aussi bien chez les hommes que chez les anges. Mais tous
les hommes n’ont qu’une seule hiérarchie. Donc tous les anges aussi.
En sens contraire,
Denys distingue trois hiérarchies chez les anges.
Réponse :
La hiérarchie, on vient de le dire, est un
gouvernement sacral. Or, par le nom de
gouvernement, on entend deux choses : le chef
lui-même, et la multitude rangée sous son obéissance. Donc, puisque Dieu est le
seul chef, non seulement de tous les anges, mais aussi des hommes et de toute
création, non seulement les anges, mais toute la créature rationnelle, parce
qu’elle peut participer aux vérités sacrées, forment une seule et même
hiérarchie, selon cette parole de S. Augustin : " Il y a deux cités ou
sociétés : l’une formée par les bons, anges et hommes, l’autre par les mauvais.
"
Mais si l’on envisage le gouvernement du côté de la
multitude rangée sous l’obéissance du chef, alors le gouvernement est appelé
unique quand la multitude peut être régie d’une seule et même manière. Au
contraire les groupes qui ne peuvent être gouvernés de la même manière par le
chef relèvent de principautés différentes : par exemple, sous un roi unique, il
y a différentes cités régies par des lois et des ministres divers.
Or il est manifeste que les hommes reçoivent les
illuminations divines d’une autre façon que les anges. Ceux-ci les perçoivent
dans leur pureté intelligible, les hommes les perçoivent sous des similitudes
sensibles, comme l’affirme Denys. Il faut donc distinguer la hiérarchie humaine
de la hiérarchie angélique.
Et de même, il y a lieu de distinguer trois
hiérarchies chez les anges. Nous avons dit plus haut, à propos de la
connaissance angélique, que les anges supérieurs avaient une connaissance de la
vérité plus universelle que les anges inférieurs. Or, cette prise de
connaissance universelle peut se distinguer selon trois degrés chez les anges.
Car les raisons des choses au sujet desquelles les anges sont illuminés,
peuvent être envisagées de trois manières. Premièrement, en tant qu’elles
procèdent du premier principe qui est Dieu ; et ce mode de connaissance
convient à la première hiérarchie qui est en relation immédiate avec Dieu, et
qui se trouve placée, comme le dit Denys : " dans le vestibule de la
divinité ". - Deuxièmement, on peut considérer les raisons des choses en
tant qu’elles dépendent des causes créées universelles, lesquelles sont déjà de
quelque façon multiples ; et ce mode de connaissance convient à la deuxième
hiérarchie. - En troisième lieu, enfin, on considère les raisons des choses
dans leur application aux réalités individuelles et dans leur dépendance envers
leurs causes propres ; et ce mode de connaissance convient à la dernière
hiérarchie. Ceci apparaîtra davantage quand nous traiterons de chacun des
ordres angéliques. Ainsi il y a lieu de distinguer plusieurs hiérarchies chez
les anges, si l’on se place au point de vue de la multitude régie par le chef
Dès lors il est évident que l’on s’égare, et qu’on
parle contre l’intention de Denys, lorsqu’on prétend placer chez les personnes
divines une hiérarchie que l’on appelle " supercéleste ". Entre les
personnes divines il y a un ordre de nature non un ordre hiérarchique. Car,
écrit Denys : " L’ordre hiérarchique consiste en ce que les uns sont
purifiés, illuminés et perfectionnés, tandis que les autres purifient,
illuminent et perfectionnent. " N’introduisons jamais cette inégalité
entre les personnes divines.
Solutions :
1. La raison sur laquelle s’appuie l’objection part
du gouvernement envisagé du côté du chef ; le meilleur, en effet, c’est que la
multitude soit régie par un chef unique, comme le veut Aristote dans le passage
cité.
2. Au point de vue de la connaissance de Dieu que
tous les anges voient de la même manière, c’est-à-dire dans son essence, il n’y
a pas lieu de distinguer des hiérarchies parmi les anges. Mais il n’en est pas
de même quant aux raisons des choses créées.
3. Tous les hommes appartiennent à la même espèce,
et possèdent un même mode d’intellection qui leur est connaturel. Ce n’est pas
le cas des anges, si bien que l’analogie ne vaut pas.
Article 2 — Y
a-t-il un ordre unique dans une même hiérarchie ?
Objections :
1. Il semble que dans une même hiérarchie il n’y
ait pas plusieurs ordres. Car si on multiplie la définition, on multiplie le
défini. Mais, d’après Denys, la hiérarchie est un ordre. S’il y a plusieurs
ordres, il n’y aura plus une seule hiérarchie, mais plusieurs.
2. Divers ordres représentent divers degrés. Mais
les degrés, chez les esprits purs, résultent de la diversité des dons
spirituels. Or, chez les anges, les dons spirituels sont communs, car, selon le
Maître des Sentences, " ils ne possèdent rien en particulier". Il n’y
a donc pas divers ordres angéliques.
3. Dans la hiérarchie ecclésiastique, on distingue
les ordres d’après le rôle de chacun d’eux, qui est de purifier, d’illuminer et
de perfectionner. À l’ordre des diacres, il convient de purifier ; à l’ordre
des prêtres, d’illuminer ; à l’ordre des évêques’ de perfectionner : c’est la
doctrine de Denys. Or chaque ange purifie, illumine et perfectionne. Il n’y a
donc pas lieu de distinguer des ordres angéliques.
En sens contraire,
l’Apôtre écrit aux Éphésiens (1, 2 1) que Dieu a
établi le Christ-homme " au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu,
Domination ". Ce sont là différents ordres angéliques, et certains d’entre
eux appartiennent à une même hiérarchie, comme il apparaîtra plus loin.
Réponse :
Une hiérarchie est un gouvernement unique,
c’est-à-dire une multitude ordonnée et unifiée sous l’autorité d’un chef. Or ce
serait une multitude non pas ordonnée, mais confuse, si, dans cette multitude,
il n’y avait pas divers ordres. C’est donc la nature même de la hiérarchie qui
requiert la diversité des ordres, et cette diversité s’établit d’après celle
des offices ou activités.
C’est ainsi que, dans une seule cité, on voit
clairement les ordres se répartir d’après les activités diverses ; il y a
l’ordre de ceux qui jugent, l’ordre de ceux qui combattent, de ceux qui
cultivent la terre, etc.
Mais bien qu’il y ait dans une seule cité des
ordres nombreux, tous peuvent être ramenés à trois principaux, si l’on
considère que toute multitude parfaite comporte un rang inférieur, un rang
moyen et un premier rang. Aussi, dans toutes les cités, trouve-t-on trois
ordres de citoyens : les nobles ; ceux qui occupent le dernier rang et forment
le petit peuple ; ceux qui occupent un rang intermédiaire, les notables.
Ainsi donc, dans chaque hiérarchie angélique, on
distingue les ordres d’après les diverses activités et les différents offices,
et toute cette diversité se réduit à trois classes : la plus haute, la classe
moyenne, la classe inférieure. C’est pour cela que, dans chaque hiérarchie,
Denys distingue trois ordres.
Solutions :
1. Le mot ordre peut avoir deux sens. Il signifie
d’abord l’organisation d’un ensemble, qui comprend sous elle plusieurs degrés ;
en ce sens la hiérarchie est appelée un ordre. Il peut signifier aussi l’un des
degrés de l’organisation ; sous ce rapport, on compte plusieurs ordres dans une
hiérarchie.
2. Il est bien vrai que, dans la société des anges,
tout est possédé en commun. Pourtant certaines choses sont possédées par les
uns d’une façon plus excellente que par les autres. Une réalité est possédée
par celui qui peut la communiquer plus parfaitement que par celui qui ne le
peut pas. Ainsi le corps qui peut communiquer sa chaleur est plus parfaitement
chaud que celui qui en est incapable ; celui qui peut enseigner possède une
science plus parfaite que celui qui ne le peut pas. Et plus est parfait le don
que l’on communiquera, plus le rang que l’on occupe dans l’échelle des êtres
est élevé : par exemple, le maître capable d’enseigner une science plus haute
occupe un rang plus éminent dans le magistère. C’est selon cette analogie qu’il
faut envisager la diversité des rangs et des ordres, correspondant chez les
anges à celle de leurs offices et activités.
3. L’ange le moins élevé est supérieur à l’homme le
plus haut placé dans notre hiérarchie, selon cette parole en S. Matthieu (11,
11) : " Le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui
", Jean-Baptiste dont il est dit : " Il n’en a pas surgi de plus
grand parmi les enfants des hommes. " C’est pourquoi le dernier ange de la
hiérarchie céleste peut purifier, illuminer, perfectionner, et cela d’une façon
plus parfaite que les ordres de notre hiérarchie terrestre. Ce n’est donc pas
la diversité de ces opérations qui distingue les ordres angéliques ; ce sont
d’autres différences dans leurs activités.
Article 3 — Dans
un seul ordre y a-t-il plusieurs anges ?
Objections :
1. On a dit précédemment que tous les anges sont
inégaux entre eux. Mais on attribue à un seul ordre des êtres qui sont égaux.
Donc plusieurs anges ne peuvent faire partie d’un même ordre.
2. Il est superflu de faire par beaucoup ce qui
peut être bien réalisé par un seul. Mais ce qui relève d’un seul office
angélique, un seul ange suffit pour l’assurer. Un seul soleil suffit bien à
remplir l’office du soleil, à plus forte raison l’ange, qui est plus parfait
qu’un corps céleste. Donc, si les ordres se distinguent d’après les offices,
comme on l’a dit plus haut, il serait superflu pour un seul ordre de comporter
plusieurs anges.
3. On a dit plus haut que tous les anges sont
inégaux. Donc, si plusieurs anges, - mettons trois ou quatre - appartenaient au
même ordre, le dernier ange aurait plus d’affinité avec le premier ange de
l’ordre inférieur qu’avec l’ange qui est au sommet de l’ordre auquel lui,
dernier ange, appartient. Dès lors on ne voit pas pourquoi il se rattache à cet
ordre plutôt qu’à l’autre. Il n’y a donc pas plusieurs anges dans un ordre.
En sens contraire,
nous lisons dans Isaïe (6, 3) que les Séraphins
" criaient l’un à l’autre ". Il y a donc plusieurs anges dans l’ordre
des Séraphins.
Réponse :
Celui qui connaît parfaitement certaines réalités
peut distinguer en elles, jusqu’au moindre détail, leurs activités, leurs
puissances et leurs natures. Celui qui les connaît imparfaitement ne parvient
qu’à des distinctions plus générales, obtenues par des traits moins nombreux.
Ainsi, celui qui connaît imparfaitement les choses de la nature les range dans
des ordres plus généraux : il place dans l’un les corps célestes, dans l’autre
les corps inférieurs inanimés, dans un autre ordre encore les plantes, dans un
autre les animaux. Mais s’il connaissait plus parfaitement ces réalités
naturelles, il pourrait distinguer dans les corps célestes divers ordres, et
ainsi dans chaque catégorie.
Or, comme le remarque Denys, nous connaissons
imparfaitement les anges et leurs offices. Nous ne pouvons donc distinguer ces
offices et les ordres qui en résultent que d’une manière générale. Mais, si
nous connaissions parfaitement les offices des anges, nous saurions beaucoup
mieux que chaque ange a son office propre, et donc son ordre particulier dans
le monde, mieux que chaque étoile bien que la nature propre de cet office et de
cet ordre nous soit cachée.
Solutions :
1. Tous les anges d’un même ordre sont de quelque
façon égaux, en raison de la similitude qui permet de les ranger dans un même
ordre. Absolument parlant cependant, ils sont inégaux ; et c’est pourquoi Denys
écrit que, dans un seul et même ordre, il y a lieu de considérer les premiers
anges, les anges intermédiaires et les derniers.
2. Cette distinction spéciale, selon laquelle
chaque ange a un office et un ordre qui lui sont propres, nous est inconnue.
3. Dans une surface moitié blanche et moitié noire,
les deux parties qui sont sur la limite du noir et du blanc sont plus
rapprochées par leur situation que deux autres parties blanches éloignées l’une
de l’autre ; mais elles sont moins proches sous le rapport de la qualité (le
noir et le blanc). Ainsi, deux anges qui sont aux confins d’ordres différents
ont entre eux plus d’affinité de nature qu’avec d’autres anges de leur ordre ;
mais ils sont moins proches, quant à leur aptitude à des offices semblables,
car cette aptitude ne s’étend pas au-delà de certaines limites.
Article 4 — La
distinction des hiérarchies et des ordres tient-elle à la nature des anges ?
Objections :
1. "Hiérarchie " signifie gouvernement
sacral. Et Denys introduit dans sa définition que la hiérarchie " est une
image de Dieu aussi parfaite que possible ". Mais la sainteté et la
ressemblance avec Dieu, chez les anges, vient de la grâce et non de la nature.
La distinction des hiérarchies et des ordres angéliques doit donc être
attribuée à la grâce et non à la nature.
2. D’après Denys, les Séraphins sont ainsi appelés
parce qu’ils sont ardents et brûlants. Ce qui se réfère, semble-t-il, à la
charité, laquelle ne vient pas de la nature, mais de la grâce : " Elle est
diffusée en effet dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous est donné. "
Et, pour S. Augustin, cette parole de l’Apôtre (Rm 5, 5) "s’applique aussi
bien aux saints anges qu’aux hommes saints ". Les ordres angéliques ne
viennent donc pas de la nature mais de la grâce.
3. La hiérarchie ecclésiastique prend modèle sur la
hiérarchie céleste. Or, chez les hommes, les ordres viennent de la grâce et non
de la nature. Ce n’est pas par nature que celui-ci est évêque, celui-là prêtre,
cet autre diacre. Il doit donc en être de même chez les anges.
En sens contraire,
pour le Maître des Sentences, " un ordre
angélique désigne une multitude d’esprits célestes qui se ressemblent par
quelque don de grâce, comme ils se rejoignent par la participation des mêmes
dons naturels ". La distinction des ordres angéliques se fait donc non
seulement d’après es ons de la grâce, mais aussi d’après les dons naturels.
Réponse :
L’ordre d’un gouvernement, qui est l’ordre d’une multitude
établie sous une principauté, se détermine d’après la fin poursuivie. Or la fin
des anges peut être envisagée de deux manières. Premièrement, d’après la
puissance de leur nature, c’est-à-dire en tant qu’ils connaissent et aiment
Dieu d’une connaissance et d’un amour naturels. Et par rapport à cette fin, les
ordres angéliques se distinguent d’après leurs dons naturels. - Deuxièmement,
on peut considérer la fin de la multitude angélique en tant qu’elle dépasse
leur puissance naturelle et consiste dans la vision de l’essence divine et dans
la jouissance définitive de la bonté divine. Cette fin, les anges ne peuvent
l’atteindre que par la grâce. Aussi, par rapport à cette fin, les ordres
angéliques se distinguent d’une façon achevée d’après les dons de la grâce, et,
quant à ce qui les y dispose, d’après les dons naturels ; parce que les dons de
la grâce ont été attribués aux anges selon leur capacité de nature, ce qui n’a
pas lieu chez les hommes, nous l’avons dit igdisx. C’est pourquoi, chez les
hommes, les ordres se distinguent d’après les dons de la grâce et non d’après
la nature.
Cela donne la réponse aux Objections.
Article 5 — Les
noms et les propriétés de chaque ordre
Objections :
1. Il semble que les noms donnés aux ordres
angéliques sont mal choisis. Car tous les esprits célestes sont appelés Anges
et Vertus. Or il ne convient pas d’approprier à quelques individus les noms
communs à tous. Il n’y a donc pas lieu d’établir un ordre spécial pour les
anges et un autre pour les vertus.
3. Le mot de Domination se rattache, semble-t-il,
au gouvernement, de même que Principautés et Puissances. Il ne convient donc
pas de donner ces appellations à trois ordres différents.
4. Les Archanges sont, pour ainsi dire, les princes
des Anges. Ce nom d’Archange doit donc être attribué uniquement à l’ordre des
Principautés.
5. Le nom de Séraphin signifie l’ardeur de la
charité ; le nom de Chérubin signifie la science. Mais la charité et la science
sont des dons communs à tous les anges. Ces noms ne doivent donc pas appartenir
à des ordres spéciaux.
6. Un trône, c’est un siège. Or Dieu est dit siéger
dans la créature raisonnable, par cela même qu’elle le connaît, et qu’elle
l’aime. L’ordre des Trônes ne doit donc pas se distinguer de l’ordre des
Chérubins et des Séraphins.
Il apparaît en définitive que les ordres angéliques
portent des noms qui leur conviennent mal.
En sens contraire,
c’est l’autorité de la Sainte Écriture qui les
nomme ainsi. Isaïe (6,2) parle des Séraphins ; Ézéchiel (10, 15) des Chérubins
; S. Paul, des Trônes, des Vertus, des Puissances et des Principautés (Col 1,
16 ; Ep 1, 2 1) ; S. Jude d’un Archange. Quant aux anges, on trouve leur nom en
de multiples endroits de l’Écriture.
Réponse :
Pour donner un nom aux ordres angéliques il faut
considérer, comme le remarque Denys, que "les noms propres de chacun des
ordres désignent leurs propriétés ". Et pour déterminer quelle est la
propriété d’un ordre, il convient de remarquer qu’une chose peut se trouver,
dans les réalités bien ordonnées, de trois manières : par propriété, par excès,
ou par participation. Un chose est dans un être par propriété quand elle y est
d’une manière adéquate et proportionnée à sa nature. Elle y est par excès quand
ce qui est attribué à cet être est moindre que cet être, mais lui convient
cependant avec un certain excès ; c’est ce que l’on dit à propos de tous les
noms attribués à Dieu. Elle y est enfin par participation, quand ce qui est
attribué à un être ne se trouve pas pleinement en lui, mais seulement d’une
manière déficiente ; c’est ainsi que les saints sont appelés des dieux par
participation.
Donc, si l’on doit donner à un être un nom qui
désigne sa propriété, il faut le nommer, non par ce dont il ne participe
qu’imparfaitement ou par ce qu’il possède par excès, mais par ce qui coïncide
en quelque sorte avec lui d’une façon adéquate. Par exemple, si l’on veut
donner à l’homme un nom qui lui convienne en propre, on dira de lui qu’il est
une substance rationnelle ; mais non une substance intellectuelle, car la pure
intelligence est le propre de l’ange et ne convient à l’homme que par
participation. On ne dira pas davantage qu’il est une substance sensible, car
c’est là le nom qui convient en propre à l’animal, et la nature sensible est
inférieure à ce qui convient en propre à l’homme ; on l’attribue à l’homme
d’une manière qui dépasse celle des autres animaux.
Ainsi donc il faut considérer que, dans les ordres
angéliques, toutes les perfections spirituelles sont communes à tous les anges,
et que toutes ces perfections existent plus pleinement chez les anges
supérieurs. Mais puisque, dans ces perfections elles-mêmes, il y a une certaine
gradation, on attribuera par mode de propriété la perfection la plus haute à
l’ordre le plus élevé ; et cette même perfection sera attribuée par mode de
participation à l’ordre inférieur. En retour, une perfection inférieure sera
attribuée par mode de propriété à un mode inférieur, et par excès à un ordre
supérieur. De cette manière l’ordre supérieur reçoit son nom de la perfection
supérieure.
C’est en se référant aux perfections spirituelles
que Denys explique les noms des différents ordres angéliques. Quant à S.
Grégoire, il semble s’attacher davantage, pour l’interprétation de ces noms,
aux ministères extérieurs. Pour lui " les anges sont ceux qui annoncent
les choses les moins importantes ; les Archanges annoncent les plus importantes
; par les Vertus sont accomplis les miracles ; les Puissances ont pour rôle de
réprimer les puissances mauvaises ; les Principautés commandent aux esprits
bons ".
Solutions :
1. Le mot " ange " signifie messager.
Donc tous les esprits célestes, en tant qu’ils sont chargés de manifester les
choses divines, sont appelés anges. Mais les anges supérieurs ont une certaine
excellence dans cette manifestation, et c’est de cette excellence que les ordres
supérieurs prennent leur nom. L’ordre le moins élevé des anges n’ajoute aucune
excellence à cette manifestation commune ; aussi reçoit-il son nom à partir de
cette simple manifestation, en sorte que, dit Denys, le nom commun devient le
nom propre de l’ordre le moins élevé. A moins que l’on ne dise que cet ordre
est appelé spécialement l’ordre des Anges parce que ceux-ci nous annoncent
immédiatement les choses divines.
Le mot vertu peut revêtir une double signification
: ou bien une signification commune en tant que la vertu est intermédiaire
entre l’essence et l’opération ; sous ce rapport, tous les esprits célestes
sont appelés vertus célestes aussi bien qu’essences célestes. - Ou bien le mot
vertu comporte, dans sa signification, un certain excès de force, et sous ce
rapport il est le nom propre d’un ordre angélique. C’est pourquoi Denys écrite
que " le nom de vertu signifie une certaine force héroïque et inébranlable
", soit pour accomplir toutes les opérations divines qui conviennent aux
anges de cet ordre, soit pour recevoir les choses divines. Autrement dit, il
signifie que ces esprits abordent sans crainte les choses divines qui les
regardent, et cela relève précisément de la force d’âme.
2. D’après Denys " la domination ou seigneurie
est célébrée en Dieu par mode d’excès ; mais par participation, les Saintes
Écritures appellent Dominations les esprits plus élevés en dignité qui
communiquent aux ordres inférieurs les dons de Dieu ". C’est pourquoi,
toujours selon Denys, le nom de Domination signifie d’abord une liberté exempte
de la condition servile et de la sujétion quotidienne à laquelle le peuple est
astreint, et de l’oppression tyrannique dont les grands eux-mêmes souffrent
parfois. Puis ce nom signifie encore " un gouvernement ferme et inflexible
qui n’est incliné à aucun acte servile ni à aucun de ces actes qu’entraîne la
sujétion ou l’oppression causée par le tyran. " En troisième lieu enfin,
ce nom signifie "le désir et la participation de la véritable souveraineté
qui est en Dieu ".
Semblablement le nom de chaque ordre signifie la
participation de ce qui est en Dieu. Ainsi le nom de Vertu désigne la
participation de la vertu divine, et ainsi pour le reste.
3. Les noms de Domination, de Puissance, de
Principauté se réfèrent au gouvernement de différentes manières. Il appartient
en effet au maître (dominus) seul de prescrire ce qu’il faut faire. C’est
pourquoi S. Grégoire écrit que " certaines troupes angéliques, parce que
les autres leur sont soumises, sont appelées Dominations ". - Le nom de
Puissance désigne un certain ordre établi, selon le mot de l’Apôtre (Rm 13, 2)
: " Celui qui résiste à la puissance résiste à l’ordre établi par Dieu.
" Ce qui fait dire à Denys que le nom de Puissance désigne un certain
ordre établi concernant soit la réception des choses divines, soit les actions
divines que les esprits supérieurs exercent sur les inférieurs pour les élever
à Dieu. - À l’ordre des Puissances revient donc de régler ce que les sujets qui
leur sont soumis doivent exécuter. - Exercer une principauté d’après S.
Grégoire c’est être " le premier parmi les autres " ; en d’autres
termes, c’est être en quelque sorte parmi les premiers à exécuter les
consignes. Et Denys, entend aussi par Principautés, ceux qui, " dans un
ordre sacré conduisent les autres ". Car ceux qui conduisent les, autres,
étant les premiers parmi eux, méritent à proprement parler le nom de princes,
selon cette parole du Psaume (68, 26 Vg) : " En tête marchaient les
princes accompagnés par les chanteurs. "
4. Les Archanges, d’après Denys, tiennent le milieu
entre les Principautés et les Anges. Or, ce qui est intermédiaire, si on le
compare à l’un des extrêmes, apparaît semblable à l’autre extrême, car il
participe à la fois de l’un et de l’autre ; ce qui est tiède paraît froid si on
le compare au chaud, et chaud si on le compare au froid. Ainsi les Archanges
sont-ils appelés princes des Anges parce que, comparés à eux, ils sont princes
; mais comparés aux principautés, ils ne sont que des Anges. - Mais pour S.
Grégoire, les Archanges sont ainsi appelés parce que, annonçant de grandes
choses, ils sont supérieurs au seul ordre des Anges. Quant aux Principautés,
leur nom vient de ce qu’elles sont au-dessus de toutes les vertus célestes
chargées d’accomplir les ordres de Dieu.
5. Le nom de Séraphins ne leur vient pas tant de la
charité que de l’excès de charité signifié par le mot ardeur ou incendie. Aussi
Denys explique-t-il ce nom de Séraphins d’après les propriétés du feu qui
comporte un excès de chaleur. Or, dans le feu, nous pouvons considérer trois
choses : d’abord son mouvement qui se porte en haut et qui est continu. Ce qui
signifie que les Séraphins se portent tout droit vers Dieu. En second lieu,
nous pouvons considérer dans le feu sa vertu active qui est la chaleur, non pas
certes une chaleur quelconque, mais une chaleur douée d’une certaine acuité qui
permet au feu d’avoir une action extrêmement pénétrante et capable d’atteindre
les moindres replis d’un être, tout cela d’ailleurs avec une ardeur débordante.
Ce qui signifie que les Séraphins exercent une action puissante sur ceux qui
leur sont soumis, les excitant à une ferveur semblable à la leur, et les
purifiant totalement par l’incendie de leur charité. - En troisième lieu, on
peut considérer dans le feu son éclat. Cela signifie que les Séraphins ont en
eux une lumière inextinguible, et qu’ils illuminent parfaitement les autres.
Quant au nom de Chérubin, on l’emploie pour
signifier un certain excès de science, si bien qu’on le traduit par "
plénitude de science ". Ce que Denys explique de quatre manières : par
rapport à leur parfaite vision de Dieu ; par rapport à leur pleine réception de
la lumière divine ; par rapport au fait qu’en Dieu ils contemplent la beauté de
l’ordre des choses dérivé de Dieu ; enfin, par rapport à cet autre fait
qu’étant remplis d’une telle connaissance, ils la diffusent avec abondance sur
les autres.
6. L’ordre des Trônes a cette supériorité sur les
ordres inférieurs que les Trônes peuvent connaître immédiatement en Dieu les
raisons des œuvres divines. Mais les Chérubins sont supérieurs en science, les
Séraphins supérieurs en ardeur de charité. Et, bien que ces deux dernières
supériorités incluent la troisième, celle des Trônes cependant n’inclut pas les
deux autres. C’est pourquoi l’ordre des Trônes se distingue de l’ordre des
Chérubins et de celui des Séraphins. Ce qu’il y a de commun à tous en effet,
c’est que l’excellence d’un ordre inférieur est contenue dans l’excellence de
l’ordre supérieur, mais non réciproquement.
Quant à Denys, il explique le nom des Trônes en le
comparant aux sièges matériels, à quatre points de vue. Premièrement, au point
de vue de la situation, car les sièges sont élevés au-dessus de la terre ;
ainsi les Trônes sont élevés jusqu’à connaître immédiatement en Dieu les
raisons des choses. Deuxièmement, le siège matériel implique la solidité : on
s’y assoit solidement. Pour ce qui est des anges, le cas est inverse - ils sont
affermis par Dieu. - En troisième lieu, le siège reçoit celui qui s’y assoit et
peut servir à le transporter. Ainsi les Trônes reçoivent Dieu en eux et le
portent de quelque manière aux ordres inférieurs. - En quatrième lieu, le
siège, du fait de sa configuration, est ouvert sur l’un de ses côtés pour
recevoir celui qui s’y assied. Ainsi les Trônes, par leur promptitude, sont
ouverts pour recevoir Dieu et le servir.
Article 6 — Les
rapports des différents ordres entre eux
Objections :
1. Il semble que les différents ordres soient mal
rangés. En effet, l’ordre des prélats apparaît comme l’ordre suprême. Or les
Dominations, les Principautés et les Puissances jouissent, comme leur nom
l’indique, d’une certaine prélature. Ces ordres devraient donc venir avant tous
les autres.
2. Plus un ordre est proche de Dieu, plus il est
élevé. Mais l’ordre des Trônes apparaît comme le plus proche de Dieu : y a-t-il
proximité plus grande qu’entre le siège et celui qui s’y assoit ? L’ordre des
Trônes est donc le plus élevé de tous.
3. La science est première par rapport à l’amour,
et l’intelligence semble être d’un rang plus élevé que la volonté. L’ordre des
Chérubins doit donc passer avant l’ordre des Séraphins.
4. S. Grégoire place les Principautés au-dessus des
Puissances. Elles ne viennent donc pas immédiatement avant les Archanges, comme
le voudrait Denys.
En sens contraire,
Denys place, dans la première hiérarchie, les
Séraphins en tête, les Chérubins ensuite, et les Trônes en dernier lieu ; dans
la deuxième hiérarchie : les Dominations d’abord, puis les Vertus, enfin les
Puissances ; dans la troisième hiérarchie, les Principautés, les Archanges et
les Anges.
Réponse :
Les rangs assignés aux ordres angéliques par
Grégoire et Denys concordent, sauf en ce qui concerne les Principautés et les
Vertus. En effet, Denys place les Vertus après les Dominations et avant les
Puissances ; les Principautés après les Puissances et avant les Archanges. S.
Grégoire au contraires place les Principautés entre les Dominations et les
Puissances, les Vertus entre les Puissances et les Archanges. Ces deux manières
de voir peuvent s’autoriser de S. Paul. L’Apôtre en effet, dans son épître aux
Éphésiens (1, 20), énumère ainsi, en remontant, les ordres intermédiaires :
" Dieu l’a établi (le Christ) à sa droite dans les cieux au-dessus de
toute Principauté, Puissance, Vertu et Domination ", plaçant les Vertus
entre les Puissances et les Dominations, ce que fait aussi Denys. Mais, dans
l’épître aux Colossiens (1, 16) il énumère les mêmes ordres en descendant :
"Toutes choses, les Trônes, les Dominations, les Principautés, les
Puissances, ont été créées par lui et en lui. " Dans ce texte, les
principautés sont placées entre les Dominations et les Puissances, et S.
Grégoire fait de même.
Voyons donc d’abord la raison du classement adopté
par Denys. Il convient avant tout de rappeler ce que nous avons dit li à savoir
que la première hiérarchie saisit les raisons des choses en Dieu même ; la
deuxième hiérarchie les saisit dans les causes universelles ; la troisième,
dans leur détermination à des effets particuliers. Et, parce que Dieu est la
fin non seulement des ministères angéliques, mais aussi de toute création, à la
première hiérarchie appartient la considération de la fin ; à la seconde, la
disposition générale des actions à accomplir ; à la dernière l’application
pratique de cette disposition à l’effet, ce qui est l’exécution de l’œuvre. Il
est manifeste en effet que ces trois étapes se retrouvent en toute opération.
C’est pourquoi Denys u, considérant les propriétés des ordres angéliques
d’après leurs noms, a placé dans la première hiérarchie les ordres dont les
noms expriment leur rapport à Dieu, à savoir : les Séraphins, les Chérubins et
les Trônes. Dans la hiérarchie intermédiaire, il a placé les ordres dont les
noms indiquent un certain gouvernement ou mise en place générale : les
Dominations, les Vertus et les Puissances. Dans la troisième hiérarchie, il a
mis les ordres dont les noms expriment la mise à exécution de l’œuvre
Principautés, Anges et Archanges.
D’autre part, en regard de la fin, on peut
considérer trois choses : en premier lieu, on envisage la fin ; puis on en
acquiert une parfaite connaissance ; en dernier lieu on fixe son intention sur
elle. Le deuxième point s’ajoute au premier, et le troisième aux deux autres.
Et puisque Dieu est la fin des créatures à la manière dont le chef est la fin
de l’armée, ainsi que le note Aristote, on peut trouver ici une certaine
analogie dans ce qui se passe à propos de l’organisation des affaires humaines
; car certains hommes sont revêtus d’une telle dignité qu’ils peuvent eux-mêmes
approcher familièrement le roi ou le chef ; d’autres ont sur ceux-là cet
avantage qu’ils connaissent ses intentions secrètes ; d’autres enfin font sans
cesse partie de son entourage et lui sont étroitement unis. D’après cette
analogie, nous pouvons saisir comment sont disposés les ordres dans la première
hiérarchie. Les Trônes sont élevés jusqu’à recevoir Dieu familièrement en
eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils deviennent capables de connaître immédiatement
en lui les raisons des choses, ce qui est propre à toute la première
hiérarchie. Mais les Chérubins connaissent de façon suréminente les secrets
divins. Quant aux Séraphins, ils l’emportent en quelque chose qui passe tout le
reste, l’union à Dieu lui-même. Ainsi, ce qui est commun à toute la hiérarchie
sert à nommer l’ordre des Trônes ; de même que ce qui est commun à tous les
esprits célestes sert à nommer l’ordre des Anges.
D’autre part, l’idée de gouvernement renferme trois
choses. La première, c’est la détermination des œuvres qu’il faut accomplir, et
cela relève en propre des Dominations. La deuxième consiste à donner la faculté
nécessaire pour pouvoir agir ; cela appartient aux Vertus. La troisième
consiste à régler de quelle manière les directives données pourront être
accomplies par ceux que cela regarde ; c’est l’office des Puissances.
Enfin l’exécution des ministères angéliques
consiste à annoncer les œuvres divines. Or, dans l’exécution de toute œuvre, il
y en a qui, pour ainsi dire, la commencent en conduisant les autres : ainsi,
dans les chœurs, les préchantres ; et, dans le combat, ceux qui conduisent et
dirigent les autres : tel est le rôle des Principautés. Il y en a d’autres qui
exécutent purement et simplement : cela revient aux Anges. D’autres enfin
tiennent le milieu : c’est le fait des Archanges, nous l’avons dit.
Or cette classification des ordres est
satisfaisante. Ce qui est le plus élevé en effet dans une classe inférieure a
une étroite affinité avec ce qui est le plus bas dans la classe supérieure ;
ainsi les animaux les plus simples se distinguent-ils peu des plantes. Le tout
premier ordre, c’est celui des Personnes divines : il se termine au
Saint-Esprit qui est l’Amour procédant. C’est avec lui que l’ordre le plus
élevé de la première hiérarchie aura une affinité, puisque son nom évoque
l’incendie de l’amour. Le dernier ordre de la première hiérarchie est celui des
Trônes et leur nom a une certaine affinité avec les Dominations : les Trônes
désignent en effet, pour S. Grégoire, ceux " par lesquels Dieu exerce ses
jugements " ; ils reçoivent les illuminations divines afin de pouvoir
illuminer immédiatement la seconde hiérarchie dont le rôle est d’ordonner les
ministères divins. Quant à l’ordre des Puissances, il possède une affinité avec
l’ordre des Principautés ; car le rôle des Puissances est d’imposer à ceux qui leur
sont soumis le plan de l’œuvre qu’ils doivent réaliser, et ce plan est reçu
aussitôt par les Principautés qui, comme leur nom l’indique, sont les premières
dans l’exécution des ministères divins, comme présidant au gouvernement des
royaumes et des nations, ce qui est le premier et le principal des ministères
divins. Car le bien d’une nation est plus divin que le bien d’un seul homme, et
il est écrit dans Daniel (10, 13) : " Le Prince du royaume des Perses m’a
résisté. "
Le classement des ordres angéliques d’après S.
Grégoire a aussi sa cohérence. Puisque les Dominations ont pour rôle de définir
et de prescrire ce qui a rapport aux ministères divins, les ordres angéliques
qui leur sont soumis sont classés d’après le rang qu’occupent les créatures sur
lesquelles ces ministères s’exercent. Or, selon S. Augustin " les corps
sont régis selon un certain ordre, les inférieurs par les supérieurs, et tous
par la créature spirituelle ; l’esprit mauvais par l’esprit bon ". Donc,
le premier ordre après les Dominations sera celui des Principautés, qui
commandent même aux esprits bons. Ensuite viendront les Puissances qui
entravent les esprits mauvais, comme les puissances terrestres entravent les
malfaiteurs, d’après l’épître aux Romains (13, 3). Puis ce sont les Vertus, qui
ont puissance sur la nature corporelle dans l’accomplissement des miracles.
Enfin viennent les Anges et les Archanges qui annoncent aux hommes, les
premiers les choses que la raison ne saurait atteindre ; les seconds, les
choses de moindre importance et qui sont à la portée de l’entendement.
Solutions :
1. Pour les anges, il est préférable d’être soumis
à Dieu que de présider aux créatures inférieures, ce qui découle de la
soumission. C’est pourquoi les ordres dont les noms évoquent la prélature ne sont
pas les plus élevés, mais bien ceux dont les noms signifient leur conversion
vers Dieu.
2. La proximité avec Dieu signifiée par le nom de
Trônes convient aussi aux Chérubins et aux Séraphins, mais d’une manière plus
excellente, nous venons de le dire.
3. Comme nous l’avons noté antérieurement, la
connaissance suppose que l’objet connu est dans le connaissant ; l’amour, que
l’aimant est uni à l’être aimé. Or, les réalités supérieures existent d’une
manière plus noble en elles-mêmes que dans les êtres inférieurs. Au contraire,
les réalités inférieures existent dans les êtres supérieurs d’une manière plus
noble qu’en elles-mêmes. C’est pourquoi la connaissance des réalités
inférieures l’emporte sur l’amour qu’on leur porte ; tandis que l’amour des
réalités supérieures, et surtout de Dieu, l’emporte sur la connaissance qu’on
en a.
4. Si l’on considère attentivement les classements
donnés par Grégoire et Denys à propos des ordres angéliques, on constate qu’en
somme, à examiner les choses dans leur réalité, ils diffèrent peu, ou même pas
du tout. Pour Grégoire, le nom de Principautés leur vient de ce qu’" elles
président aux esprits bons ". Et cela convient aussi aux Vertus, si l’on
interprète ce mot dans le sens d’une certaine force donnant aux esprits
inférieurs l’efficacité nécessaire pour accomplir les ministères divins. De
plus, les Vertus, pour Grégoire, semblent, avoir le même rôle que les
Principautés pour Denys. Ce qui prime en effet dans les ministères divins,
c’est de faire des miracles -. ce qui prépare la voie aux messages des
Archanges et des Anges.
Article 7 — Les
ordres subsisteront-ils après le jour du jugement ?
Objections :
1. Il semble que non, car d’après S. Paul (1 Co 15,
24) : " Le Christ détruira toute Principauté et Puissance quand il aura
remis le royaume à Dieu son Père ", ce qui aura lieu à la consommation
dernière. Au même titre, dans ce nouvel état, tous les autres ordres
disparaîtront.
2. L’office des ordres angéliques est de purifier,
d’illuminer et de parfaire. Or, après le jour du jugement, un ange n’exercera
plus sur un autre cette fonction, car ils n’auront plus à progresser en
connaissance. Les ordres angéliques subsisteraient donc pour rien.
3. L’Apôtre écrit à propos des anges (He 1, 14) :
" Ils sont tous destinés à servir, envoyés en mission pour le bien de ceux
qui doivent hériter le salut. " La fonction des anges est donc de conduire
les hommes au salut. Or tous les élus parviennent au salut avant le jour du
jugement. Donc, après ce jour, les fonctions et les ordres angéliques ne
subsisteront pas.
En sens contraire,
il est écrit au livre des Juges (5, 20 Vg) : "
Les étoiles demeurant dans leur ordre et leur cours... ", texte que la
Glose applique aux anges. Donc les anges subsisteront dans leurs ordres.
Réponse :
Dans les ordres angéliques on peut distinguer deux
choses : la diversité des rangs et l’exercice des fonctions. Les rangs se
diversifient chez les anges d’après les différences de grâce et de nature,
comme nous l’avons déjà dit. Et cette double différence demeurera toujours chez
les anges. Car on ne pourrait leur enlever leur différence de nature sans les
détruire ; et, en outre, les divers degrés de gloire demeurent toujours en eux,
proportionnés au mérite antécédent de chacun.
Quant à l’exercice des fonctions angéliques, il
demeurera pour une part après le jour du jugement et il cessera pour une autre
part. Il cessera pour autant que ces fonctions sont ordonnées à conduire les
hommes au salut ; mais il demeurera en ce qui concerne l’ultime obtention de la
fin. Ainsi en est-il dans les fonctions des grades militaires, qui sont
différentes selon qu’il s’agit du combat ou du triomphe.
Solutions :
1. Les Principautés et les Puissances disparaîtront
à la consommation finale pour ce qui est de conduire les autres à leur fin car,
une fois la fin acquise, on ne tend plus vers elle. Et c’est en ce sens que
l’Apôtre écrit : " Quand le Christ aura remis le royaume à son Père...
", c’est-à-dire quand il aura amené les fidèles à jouir de Dieu lui-même.
2. Les actions des anges les uns sur les autres
peuvent se comprendre par analogie avec nos propres activités intellectuelles.
Il y a en nous beaucoup d’activités intellectuelles qui sont ordonnées les unes
aux autres dans un rapport de cause à effet ; ainsi quand nous parvenons peu à
peu, à l’aide de multiples moyens termes, à une conclusion unique. Il est
manifeste que la connaissance de la conclusion dépend de tous les moyens termes
précédents, non seulement en ce qui regarde l’acquisition de la science, mais
aussi en ce qui regarde sa conservation. La preuve en est que si l’on venait à
oublier l’un ou l’autre des moyens termes, on pourrait bien avoir de la
conclusion une connaissance d’opinion ou de foi, mais non une connaissance
scientifique, puisque l’on ignorerait l’ordre des causes.
Ainsi donc, quand les anges inférieurs connaissent
les raisons des œuvres divines par la lumière des anges supérieurs, leur
connaissance dépend de cette lumière, non seulement pour ce qui est de cette
acquisition, mais aussi pour ce qui est de sa conservation. Donc, bien qu’après
le jugement les anges ne progressent plus dans la connaissance de certaines
choses, cependant ils n’en sont pas
3. Bien qu’après le jour du jugement les hommes
n’aient plus besoin d’être conduits au salut par le ministère des anges,
pourtant ceux qui seront sauvés recevront encore, grâce à ce même ministère une
certaine illumination.
Article 8 — Les
hommes sont-ils élevés aux ordres angéliques ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, la hiérarchie
humaine est placée sous la dernière des hiérarchies angéliques, de même que
celle-ci est placée sous la deuxième, et celle-ci sous la première. Or les
anges de la dernière hiérarchie ne sont jamais transférés dans la deuxième ou
la première. Les hommes ne seront donc pas non plus transférés dans les ordres
angéliques.
2. Il revient aux ordres angéliques d’accomplir
certaines fonctions, comme de garder les hommes, de faire des miracles, de
repousser les démons, et autres œuvres semblables qui ne paraissent pas
convenir aux âmes des saints. Donc les hommes ne seront pas transférés dans les
ordres angéliques.
3. De même que les bons anges induisent au bien,
les démons induisent au mal. Mais c’est une erreur de dire que les âmes des
hommes mauvais deviennent des démons : S. Jean Chrysostome la condamne. Il
semble donc que les âmes des saints, elles non plus, ne seront pas incorporées
aux ordres angéliques.
En sens contraire,
dans l’évangile, de S. Matthieu (22,30) le Seigneur
dit des saints qu’" ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel
".
Réponse :
Nous l’avons dit c, les ordres des anges se
distinguent d’après la condition de leur nature, et d’après les dons de la
grâce. Donc, si l’on considère les ordres des anges d’après le degré de leur
nature, sous ce rapport les hommes ne peuvent d’aucune façon entrer dans les
ordres angéliques, car la diversité des natures subsistera toujours. C’est en
se plaçant à ce point de vue que certains ont prétendu que les hommes ne
pouvaient d’aucune manière parvenir à égalité avec les anges, ce qui est faux
et en contradiction avec la promesse du Christ dans S. Luc (20, 36), disant que
les fils de la résurrection seront égaux aux anges dans les cieux. Ce qui
relève de la nature joue le rôle de matière dans la définition des ordres ;
l’achèvement vient du don de la grâce, laquelle dépend de la libéralité divine,
non du degré de nature. C’est pourquoi, par le moyen de la grâce, les hommes
peuvent mériter une gloire telle qu’elle les place à égalité avec les anges
dans l’un ou l’autre de leurs ordres. Et c’est là, pour les hommes, prendre
place dans les ordres angéliques.
Certains disent cependant que trouvent place dans
les ordres angéliques, non pas tous ceux qui sont sauvés, mais seulement les
vierges ou les parfaits, tandis que les autres constituent un ordre distinct de
toute la société des anges. Pourtant S. Augustin n’est pas de cet avis d ; pour
lui, " il n’y aura pas deux sociétés, celle des hommes et celle des anges,
mais une seule, car tous ont la même béatitude : adhérer au Dieu unique. "
Solutions :
1. La grâce est donnée aux anges en proportion de
leur perfection naturelle. Il n’en est pas ainsi des hommes, nous l’avons dit
précédemment. C’est pourquoi, de même que les anges inférieurs ne peuvent être
élevés au degré de nature des anges supérieurs, de même ils ne peuvent être
élevés à leur degré de grâce. Mais les hommes peuvent monter à ce degré de
grâce sans monter au degré de nature qui lui correspond chez les anges.
2. Les anges, selon l’ordre naturel, sont
intermédiaires entre Dieu et nous. C’est pourquoi, de loi commune, c’est eux
qui administrent non seulement les choses humaines, mais aussi le monde
corporel. Quant aux saints, même après cette vie, ils gardent la même nature
que nous. Aussi, de loi commune, il ne leur revient pas d’administrer les
choses humaines, et, comme dit S. Augustin, " ils n’interviennent pas dans
les affaires des vivants ". Cependant, par une disposition spéciale, il
est concédé parfois à certains saints, vivants ou morts, d’exercer des offices
de ce genre, comme de faire des miracles, de chasser les démons et autres
œuvres semblables, comme S. Augustin l’affirme dans le même livre.
3. Il n’est pas erroné de dire que les hommes
mauvais subissent la peine des démons ; ce qui est faux, c’est de prétendre que
les démons ne sont pas autre chose que les âmes des défunts. Et c’est cela que
Chrysostome réprouve.
QUESTION 109 — L’ORGANISATION DES MAUVAIS ANGES
1. Y a-t-il une hiérarchie parmi les démons ? - 2.
Y a-t-il parmi les démons un acte de supériorité ? - 3. Un démon en
illumine-t-il un autre ? - 4. Les démons sont-ils soumis à la supériorité des
bons anges ?
Article 1 — Y
a-t-il une hiérarchie parmi les démons ?
Objections :
1. L’ordre ressortit à la raison de bien, comme la
mesure et la beauté, d’après S. Augustin. Au contraire, le désordre se rattache
à la raison de mal. Mais chez les bons anges, il n’y a rien de désordonné.
Donc, chez les mauvais anges, il n’y a pas de hiérarchie.
2. Les ordres angéliques sont inclus dans une
hiérarchie. Or les démons ne peuvent être établis dans une hiérarchie, car
celle-ci est un " principal sacré ", et les démons sont vides de
toute sainteté. Il ne peut donc y avoir d’ordres chez les démons.
3. D’après l’opinion commune, les démons ont déchu
en tombant de chacun des ordres angéliques. Donc, si l’on range certains démons
dans un ordre, sous prétexte qu’ils sont déchus de cet ordre, on devrait aussi
leur attribuer le nom de l’ordre en question. Or nulle part ils ne sont appelés
Séraphins ou Trônes ou Dominations. Donc, pour la même raison, ils
n’appartiennent pas non plus aux autres ordres.
En sens contraire,
l’Apôtre écrit aux Éphésiens (6, 12) : "Nous
avons à lutter contre les Principautés et les Puissances, contre les chefs de
ce monde de ténèbres. "
Réponse :
Comme nous l’avons déjà dit b, on peut considérer
l’ordre angélique soit selon le degré de la nature, soit selon le degré de la
grâce. D’autre part, il y a deux états de la grâce : un état imparfait qui est
celui du mérite ; et un état parfait qui est celui de la gloire consommée. Si
l’on considère les ordres angéliques par rapport à la perfection de la gloire,
les démons n’appartiennent et n’appartiendront jamais à ces ordres. Si l’on
envisage les ordres du point de vue de la grâce imparfaite, les démons furent,
à un moment donné, dans les ordres angéliques, mais ils en ont déchu : nous
l’avons dit en effet e. tous les anges furent créés en grâce. Si enfin, nous
considérons dans les démons ce qui relève de leur nature, à ce point de vue ils
appartiennent encore aux ordres angéliques, car, selon Denys, ils n’ont pas
perdus leurs dons naturels.
Solutions :
1. Le bien peut se trouver sans le mal, mais le mal
ne saurait exister sans le bien, nous l’avons dit précédemment. Pour cette
raison, les démons, en tant qu’ils ont une nature bonne, sont ordonnés entre
eux.
2. L’organisation des démons, si on la considère du
côté de Dieu, auteur de l’ordre, est chose sacrée ; car Dieu se sert des démons
à ses propres fins. Mais du point de vue des démons, elle n’est pas sacrée, car
les démons abusent de leur nature pour faire le mal.
3. Le nom de Séraphins leur vient de l’ardeur de
leur charité ; le nom de Trônes, de ce que Dieu habite en eux ; le nom de
Dominations implique une certaine liberté ; toutes choses qui sont opposées au
péché. C’est pourquoi on ne peut attribuer ces noms aux anges pécheurs.
Article 2 — Y
a-t-il parmi les démons, un acte de supériorité ?
Objections :
1. Il semble que non. Car toute supériorité repose
sur un ordre de justice. Mais les démons sont entièrement déchus de la justice.
Il n’y a donc pas chez eux d’autorité supérieure.
2. Là où il n’y a pas d’obéissance et de
soumission, il n’y a pas de supériorité. Cela en effet ne peut exister sans la
concorde qui est nulle chez les démons, selon les Proverbes (13, 10) - "
Chez les orgueilleux les querelles sont incessantes. " Il n’y a donc pas
de supériorité chez les démons.
3. S’il y avait quelque supériorité chez les
démons, cela tiendrait soit à leur nature, soit à leur faute ou à leur
châtiment. Cela ne peut tenir à la nature ; car la sujétion et la servitude ne
viennent pas de la nature, étant la suite du péché. Et cela ne vient pas de la
faute ou du châtiment ; car, en ce cas, les démons supérieurs, qui ont péché
plus gravement, seraient soumis aux démons inférieurs. Il n’y a donc pas de
supériorité chez les démons.
En sens contraire,
nous lisons dans la Glose (sur 1 Co 15, 24) :
" Tant que dure le monde, les anges commandent aux anges, les hommes aux
hommes, les démons aux démons. "
Réponse :
Puisque l’action d’un être est une conséquence de
sa nature, quand plusieurs natures sont ordonnées entre elles, il faut que
leurs actions le soient aussi. C’est ce qui apparaît avec évidence dans les
réalités corporelles ; parce que l’ordre naturel place les corps inférieurs
au-dessous des corps célestes, il s’ensuit que les actions et mouvements des
premiers sont soumis aux actions et mouvements des seconds. Or il est évident,
d’après ce que nous avons dit, que l’ordre naturel range les démons les uns
au-dessous des autres. Les actions des uns seront donc soumises aux actions des
autres qui leur sont supérieurs. Or c’est là précisément la définition de la
supériorité : que l’action d’un sujet soit soumise à l’action du supérieur.
Ainsi donc, la disposition naturelle des démons réclame elle-même qu’il y ait
chez eux une supériorité. - Cela convient aussi à la sagesse divine qui ne
laisse rien de désordonné dans l’univers, mais qui " atteint avec force
d’une extrémité du monde à l’autre et dispose tout avec douceur " (Sg 8, 1).
Solutions :
1. La supériorité chez les démons n’est pas fondée
sur leur justice, mais sur la justice de Dieu qui ordonne toutes choses.
2. La concorde qui fait que certains démons
obéissent à d’autres ne vient pas de leur amitié mutuelle, mais de leur commune
méchanceté qui leur fait haïr les hommes et résister à la justice de Dieu.
C’est le propre des hommes impies, en effet, de s’unir entre eux et, pour
accomplir leurs mauvais desseins, de se soumettre à ceux qu’ils voient plus
puissants et plus forts.
3. Les démons ne sont pas égaux en nature il y a
donc chez eux une supériorité naturelle. Cela n’arrive pas chez les hommes qui
sont égaux en nature. D’ailleurs, que les démons inférieurs soient soumis aux
démons supérieurs, ce n’est pas pour le bien des supérieurs, mais plutôt pour
leur malheur ; car, si faire le mal est déjà extrêmement malheureux, commander
dans le mal est le comble de la misère.
Article 3 — Y
a-t-il illumination chez les démons ?
Objections :
1. Il semble bien, car l’illumination consiste dans
la manifestation de la vérité. Or un démon peut manifester une vérité à un
autre, parce que les démons supérieurs ont, par nature, une science plus
vigoureuse. Ils peuvent donc illuminer les démons inférieurs.
2. Un corps très lumineux peut éclairer un corps où
la lumière est insuffisante : ainsi le soleil éclaire la lune. Or les démons
supérieurs participent plus que les autres de la lumière naturelle. Ils peuvent
donc illuminer les démons inférieurs.
En sens contraire,
l’illumination va de pair avec la purification et
le perfectionnement, on l’a déjà dit. Or il ne convient pas aux démons de
purifier, selon cette parole de l’Écriture (Sg 34, 4 Vg) : " Que pourra
purifier celui qui est impur ? " Ils ne peuvent donc pas davantage illuminer.
Réponse :
À proprement parler il ne peut y avoir
d’illumination chez les démons. Comme nous l’avons déjà dit, la véritable
illumination est la manifestation de la vérité, en tant qu’elle se réfère à
Dieu, lumière de toute intelligence. Les autres manifestations de la vérité
relèvent du langage : ainsi quand un ange manifeste sa pensée à un autre. Or,
la perversité des démons fait que l’un d’eux ne peut pas se proposer d’en
rattacher un autre à Dieu ; il cherche plutôt à le détourner de l’ordre divin.
C’est pourquoi un démon n’en illumine pas un autre, mais il peut lui faire
connaître sa pensée par le moyen du langage.
Solutions :
1. Toute manifestation de la vérité n’est pas
illumination, mais seulement celle que nous venons de dire.
2. À se placer au point de vue de la connaissance
naturelle, la manifestation de la vérité n’est nécessaire ni chez les anges, ni
chez les démons, nous l’avons dit i, car, dès le commencement de leur création,
ils ont possédé toutes les connaissances qui leur sont naturelles. C’est pourquoi
une plus grande plénitude de lumière naturelle dans les démons supérieurs ne
peut constituer une illumination.
Article 4 — Les
bons anges exercent-ils une supériorité sur les mauvais anges ?
Objections :
1. La supériorité des anges se manifeste surtout
par les illuminations. Mais les mauvais anges, étant ténèbres, ne sont pas
illuminés par les bons. Donc les bons anges n’exercent pas de supériorité sur
les mauvais.
2. Quand les inférieurs agissent mal, cela tient,
semble-t-il, à la négligence des supérieurs. Or les démons font beaucoup de
mal. Donc, s’ils étaient soumis à la supériorité des bons anges, il faudrait
admettre chez ceux-ci de la négligence, ce qui est inconcevable.
3. La supériorité des anges s’établit d’après leur
ordre naturel, nous l’avons dit. Or si, comme on le pense communément, les
démons ont déchu de chacun des ordres angéliques, il y a beaucoup de démons qui
sont supérieurs en nature à beaucoup de bons anges. Les bons anges n’exercent
donc pas une supériorité sur tous les mauvais anges.
En sens contraire,
S. Augustin écrit : " L’esprit rebelle à la
vie et pécheur est régi par l’esprit docile à la vie, pieux et juste. " Et
S. Grégoire enseigne que "les Puissances sont des anges au pouvoir
desquels les vertus adverses sont soumises ".
Réponse :
Tout ordre et donc toute supériorité existe d’abord
et originellement en Dieu, et les créatures y participent selon qu’elles sont
plus proches de lui ; en effet celles qui exercent une influence sur les autres
sont les plus parfaites et les plus proches de Dieu. Or la perfection la plus
haute et qui rapproche le plus de Dieu, c’est celle des créatures qui jouissent
de Dieu, comme les saints anges. De cette perfection, les démons sont privés.
C’est pourquoi les bons anges exercent une domination sur les mauvais anges, et
ceux-ci sont régis par eux.
Solutions :
1. Les saints anges révèlent aux démons bien des
choses concernant les mystères divins, car la justice divine exige que les
démons contribuent soit à punir les méchants, soit à éprouver les bons ; ainsi,
dans les affaires humaines, les assesseurs du juge communiquent sa sentence aux
bourreaux. Ces révélations, si on les envisage du côté des anges qui les
communiquent, sont des illuminations, car ces anges les rapportent à Dieu. Mais
du côté des démons qui les reçoivent, ce ne sont pas des illuminations, car les
démons ne les ordonnent pas à Dieu, mais à la satisfaction de leur propre
malice.
2. Les saints anges sont les ministres de la
sagesse divine. Et de même que la sagesse divine permet que certains maux
arrivent par le moyen des mauvais anges ou des hommes, à cause du bien
qu’elle-même en tire, ainsi les bons anges n’empêchent pas totalement les
mauvais de nuire.
3. L’ange qui est inférieur en nature commande aux
démons, même si ceux-ci lui sont naturellement supérieurs, car la vertu de la
justice divine, à laquelle sont unis les bons anges, est plus puissante que la
vertu naturelle des anges. C’est pourquoi, même chez les hommes, comme le dit
l’Apôtre (1 Co 2, 15) : " Celui qui est spirituel juge toutes choses.
" Et Aristote enseigne m que " l’homme vertueux est la règle et la
mesure de toutes les actions humaines ".
QUESTION 110 — LA PRIMAUTÉ DES ANGES SUR LES CRÉATURES
CORPORELLES
1. La créature corporelle est-elle gouvernée par
les anges ? - 2. La créature corporelle obéit-elle aux anges sans aucune
résistance ? - 3. Les anges peuvent-ils immédiatement, par leur vertu, déplacer
les corps ? - 4. Les anges, bons ou mauvais, peuvent-ils faire des miracles ?
Article 1 — La
créature corporelle est-elle gouvernée par les anges ?
Objections :
1. Ce qui possède une manière déterminée d’agir n’a
pas besoin d’être gouverné par une autorité. Nous-mêmes avons besoin d’être
gouvernés pour ne pas agir autrement que nous le devons. Mais les êtres corporels
ont des manières d’agir déterminées par la nature même qu’ils ont reçue de
Dieu. Ils n’ont donc pas besoin d’être gouvernés par les anges.
2. Les êtres inférieurs sont gouvernés par les
êtres supérieurs. Parmi les corps, certains sont considérés comme inférieurs,
d’autres comme supérieurs. Ceux-ci régissent donc les autres, qui n’ont pas
besoin d’être gouvernés par les anges.
3. On distingue les divers ordres d’anges selon
leurs diverses missions. Si les créatures corporelles étaient gouvernées par les
anges, il y aurait autant de missions angéliques que d’espèces de choses
corporelles, et donc autant d’ordres d’anges, ce qui est contraire à ce qu’on a
dit plus haut. Donc la créature corporelle n’est pas gouvernée par les anges.
En sens contraire,
S. Augustin assure que " tous les corps sont
régis par un esprit vivant doué de raison ", et S. Grégoire que " en
ce monde visible rien ne peut être dirigé que par une créature invisible
".
Réponse :
Dans les êtres humains comme dans ceux de la
nature, nous constatons communément que le pouvoir particulier est gouverné et
conduit par un pouvoir plus universel, comme par exemple le pouvoir du bailli
dépend de celui du roi.
À propos des anges nous avons vu que les anges
supérieurs qui dominent les anges inférieurs possèdent une science plus
étendue. Il est clair que la puissance de tout être corporel est plus limitée
que celle d’une substance spirituelle, puisque toute forme corporelle est
individualisée par la matière et déterminée par les conditions de temps et de
lieu ; les formes immatérielles au contraire sont libérées de toute matière, et
intelligibles. C’est pourquoi, de même que les anges inférieurs, dont la forme
est moins universelle, sont régis par les anges supérieurs, ainsi tous les
êtres corporels sont régis par les anges. Ce n’est pas là seulement une
affirmation des Pères : c’est la pensée de tous les philosophes qui admettent
des substances incorporelles.
Solutions :
1. Les choses corporelles ont des activités
déterminées, mais elles les exercent seulement en tant qu’elles reçoivent une
motion, car c’est le propre de l’être corporel d’agir seulement quand il subit
une motion. Aussi faut-il que cette créature corporelle soit mue par une
créature spirituelle.
2. Ce raisonnement s’appuie sur l’opinion d’Aristote,
qui affirmait que les corps célestes sont mus par des substances spirituelles ;
et il a tenté de fixer leur nombre selon le nombre des mouvements qui se
manifestent dans les astres. Il ne pensait pas que des substances spirituelles
exercent une influence immédiate sur des corps inférieurs, sauf peut-être les
âmes humaines agissant sur leur corps. Et cela parce qu’il n’estimait pas qu’il
puisse y avoir dans les corps inférieurs d’autres activités que leurs activités
naturelles, pour lesquelles suffisait le mouvement transmis par les corps
célestes. Mais nous croyons que beaucoup de choses s’accomplissent dans les
corps inférieurs en dehors de leurs activités naturelles, qui ne peuvent
s’expliquer suffisamment par l’action des corps célestes ; nous estimons donc
nécessaire de tenir que les anges ont une influence immédiate non seulement sur
les corps célestes, mais même sur les corps inférieurs.
3. Au sujet des substances immatérielles, les
philosophes ont adopté des positions différentes. Platon affirma que les
substances immatérielles étaient les idées et les espèces des corps sensibles
les unes étant plus universelles que d’autres ; il déclara donc que les
substances immatérielles exercent une influence immédiate sur tous les corps
sensibles, et qu’elles agissent diversement selon la diversité des corps. -
Aristote affirma que les substances immatérielles ne sont pas les images des
corps sensibles, mais quelque chose de plus élevé et de plus universel ; c’est
pourquoi il ne leur attribua pas une influence immédiate sur chaque corps, mais
seulement sur les agents universels que sont les corps célestes. - Avicenne
prit une position intermédiaire. Comme Platon, il estimait que quelques
substances spirituelles influençaient immédiatement une sphère d’activités et
de passivités matérielles, dont les formes dérivent des substances
immatérielles ; Avicenne aussi affirmait cela. Mais il diffère de Platon en ce
qu’il affirmait qu’une seule substance immatérielle qu’il appela intellect
agent, dominait tous les corps inférieurs.
Les Pères admirent comme les platoniciens que
plusieurs substances spirituelles étaient préposées aux choses corporelles. S.
Augustin dit en effet : " Chaque chose visible en ce monde est confiée à
un pouvoir angélique. " Et le Damascène écrit : " Le diable faisait
partie de ces puissances angéliques qui dirigeaient l’ordre terrestre. "
Origène, commentant le passage (Nb 22, 23) : " Quand l’âne eut vu l’ange
", déclare que " le monde a besoin d’anges qui gouvernent les bêtes,
et soient préposés à la naissance des animaux et 4 la croissance des boutures
et des plantes et des autres choses. " Mais il ne faut pas soutenir cela
parce que, d’après sa nature, un ange se trouverait plus apte à gouverner les
animaux que les plantes ; car tout ange, même le moindre, possède une puissance
plus élevée et plus universelle que n’importe quel genre de corps. Non, cette
diversité vient de l’économie de la sagesse divine, qui prépose des dirigeants
différents aux choses diverses. Il n’en résulte pas qu’il y ait plus de neuf
ordres d’anges ; car, on l’a dit plus haut, les ordres se divisent selon les
missions générales. C’est pourquoi, selon S. Grégoire " à l’ordre des
Puissances appartiennent tous les anges qui possèdent en propre le pouvoir sur
les démons ; de même, à l’ordre des Vertus appartiennent tous les anges qui
exercent un pouvoir sur les choses purement corporelles. C’est par leur
ministère que s’accomplissent même parfois des miracles. "
Article 2 — La
matière corporelle obéit-elle aux anges sans aucune résistance ?
Objections :
La puissance des anges est plus grande que celle de
l’âme. Mais la matière du corps est soumise aux conceptions de l’âme ; en effet
le corps de l’homme est modifié par la conception de l’âme qui lui fait
ressentir la chaleur et le froid, et même parfois la santé et la maladie. Donc
la matière corporelle devrait être bien plus encore modifiée selon la
conception de l’ange.
2. Tout ce que peut une puissance inférieure, une
puissance supérieure le peut. Mais la puissance de l’ange est supérieure à
celle du corps. Et celui-ci est capable de modifier la matière corporelle en y
introduisant une autre forme ; par exemple, quand le feu engendre le feu dans
un autre être. Donc, à plus forte raison, les anges peuvent-ils modifier la forme
d’une matière corporelle.
3. Toute la nature corporelle, avons-nous dit, est
gouvernée par les anges. Les réalités corporelles se comportent donc envers les
anges comme des instruments, l’instrument étant ce qui transmet un mouvement
reçu. Mais, dans les effets réalisés, il y a quelque chose qui provient des
agents principaux et non de leur instrument, et parmi les effets, celui-ci est
le principal. Par exemple la digestion s’opère sous l’effet de la chaleur, qui
n’est qu’un instrument de l’âme nutritive ; mais que la digestion engendre de
la chair vivante, cela provient de la puissance de l’âme elle-même. De même, si
le bois est coupé, c’est par la scie ; s’il prend la forme d’un lit, cela vient
de la puissance de l’artisan. Donc, la forme substantielle, qui est l’effet
principal parmi les effets corporels, provient de la puissance des anges. La
matière obéit donc aux anges pour recevoir sa forme substantielle.
En sens contraire,
S. Augustin déclare : " On ne doit pas croire
que la matière des choses visibles soit soumise sans limites aux anges
désobéissants, mais à Dieu seul. "
Réponse :
Selon les platoniciens, les formes réalisées dans
la matière sont causées par des formes immatérielles ; car ils pensaient que
ces formes matérielles étaient des participations de formes immatérielles.
Avicenne les a suivis sur ce point en estimant que " toutes les formes qui
sont dans la matière résultent d’une conception de l’intelligence et que les
agents corporels ne font que disposer la matière à recevoir ces formes ".
- Ils se trompèrent en considérant la forme comme un être qui existe en soi si
bien qu’il procéderait d’un principe formel. Mais, comme Aristote le prouve, ce
qui est produit à proprement parler est un être composé. C’est cela qui est
proprement une substance. La forme, au contraire, ne constitue pas un être,
comme si elle-même subsistait ; elle est ce par quoi quelque chose existe ;
c’est pourquoi ce n’est pas à proprement parler la forme qui devient ; ce qui
devient, c’est ce à quoi il appartient d’exister ; devenir n’est pas autre
chose en effet qu’être en voie d’exister. - Il est manifeste que ce qui est
fait est semblable à celui qui le fait, puisque tout agent accomplit un être
semblable à lui-même. C’est pourquoi ce qui réalise les choses naturelles est
semblable au composé qu’il produit, soit parce qu’il est lui-même composé,
comme le feu engendre le feu ; soit parce que tout le composé, matière et
forme, préexiste virtuellement en lui, ce qui est le propre de Dieu. Ainsi
donc, toute production de forme dans la matière vient ou bien immédiatement de
Dieu, ou bien d’un agent corporel, mais non immédiatement d’un ange.
Solutions :
1. Notre âme est unie au corps comme sa forme ; il
n’est donc pas surprenant qu’elle puisse par sa conception opérer en lui des
changements de forme ; surtout parce que les mouvements de l’appétit sensitif,
qui entraînent des changements corporels, sont soumis au commandement de la
raison. Il n’en va pas de même pour l’ange à l’égard des corps naturels.
L’argument ne vaut donc pas.
2. Oui, tout ce que peut une puissance inférieure,
une puissance supérieure le peut, mais sous un mode plus élevé ; ainsi
l’intelligence connaît les réalités sensibles, mais beaucoup mieux que le sens.
De même, l’ange transforme la matière corporelle d’une façon qui surpasse celle
des agents corporels, en agissant sur ces agents corporels comme une cause
supérieure à eux.
3. Rien n’empêche que, la puissance des anges
réalise dans les choses naturelles des effets que les agents corporels seraient
incapables de produire. Mais cela ne signifie pas que la matière obéisse à
l’ange sans aucune résistance ; de même que la matière n’est pas soumise
totalement au cuisinier parce que celui-ci est capable de produire, en réglant
son feu avec art, des résultats que le feu n’accomplirait pas lui-même.
Conduire la matière jusqu’à l’actuation d’une forme substantielle ne dépasse
pas la puissance d’un agent corporel, puisque le semblable est apte à produire
un semblable à soi-même.
Article 3 — Les
anges peuvent-ils immédiatement, par leur vertu, déplacer les corps ?
Objections :
1. Il semble que les corps ne soient pas soumis aux
anges dans leur mouvement local. En effet le mouvement local des corps résulte
de leurs formes. Or les anges ne produisent pas les formes des corps naturels,
on l’a dit précédemment. Donc, ils ne peuvent pas non plus produire en eux un
mouvement local.
2. Aristote prouve que " le mouvement local
est le premier des mouvements". Mais les anges ne sont pas capables de
causer les autres mouvements en changeant la forme de la matière. Ils ne
peuvent donc pas non plus produire le mouvement local.
3. Les membres du corps obéissent aux conceptions
de l’âme dans leurs mouvements locaux, en tant qu’ils ont en eux-mêmes un
principe de vie. Mais dans les corps naturels il n’y a pas de principe de vie.
Ils ne peuvent donc être soumis aux anges dans leurs mouvements locaux.
En sens contraire,
S. Augustin dit que " les anges se servent de
semences corporelles pour produire certains effets ". Mais cela ne leur
est possible qu’en réalisant des mouvements locaux. Donc les corps leur
obéissent dans ces mouvements locaux.
Réponse :
Denys affirme : " La sagesse divine fait se
rejoindre ce qu’il y a de plus élevé dans les ordres inférieurs avec ce qu’il y
a de moins élevé dans les ordres supérieurs. " La nature corporelle est
donc en contact, en ce qu’elle a de plus élevé, avec la nature qui lui est
supérieure. Mais la nature corporelle est au-dessous de la nature spirituelle.
Parmi tous les mouvements corporels, le plus parfait est le mouvement local,
comme le prouvent les Physiques. Voici pourquoi : ce qui peut être mû
localement n’est pas, en tant que tel, en puissance à quelque chose
d’intrinsèque, mais seulement à quelque chose d’extrinsèque : le lieu. C’est pourquoi
la nature corporelle est. apte à être mue immédiatement par la nature
spirituelle, d’un mouvement local. C’est ainsi que les philosophes ont soutenu
que les corps les plus élevés étaient mus localement par les substances
spirituelles ; nous voyons en effet que l’âme meut le corps d’abord et
principalement d’un mouvement local.
Solutions :
1. Dans les corps nous observons des mouvements
locaux qui ne résultent pas de leur essence ; le flux et le reflux de la mer ne
dépendent pas de la forme substantielle de l’eau, mais de l’action de la lune.
Il est donc possible, à plus forte raison, que des mouvements locaux puissent
être produits par la puissance dés substances spirituelles.
2. Les anges, en réalisant pour commencer des
mouvements locaux, peuvent à travers eux provoquer d’autres mouvements, en
utilisant les agents corporels pour produire ces effets, de même que le
forgeron se sert du feu pour ramollir le fer.
3. Les anges ont une puissance moins réduite que la
puissance motrice de l’âme. Celle-ci est restreinte au corps qui lui est uni,
qui est vivifié par elle, et grâce auquel elle peut mouvoir d’autres choses.
Mais la puissance de l’ange n’est pas limitée à un corps ; elle peut donc en
mouvoir localement d’autres qui ne lui sont pas unis.
Article 4 — Les
anges, bons ou mauvais, peuvent-ils faire des miracles ?
Objections :
1. Il semble que oui, d’après ce texte de S.
Grégoire : " On nomme Vertus les esprits par lesquels les signes et les
miracles s’accomplissent le plus souvent. "
2. S. Augustin dit aussi : " Les magiciens
accomplissent des miracles en vertu de pactes personnels, les bons chrétiens,
grâce à leur justice publique ; les mauvais chrétiens, par des signes
extérieurs de justice publique. " Mais les magiciens accomplissent des miracles
parce qu’ils " sont exaucés par les démons ", dit-il dans le même
livre. Donc les démons peuvent faire des miracles. À bien plus forte raison les
bons anges.
3. S. Augustin dit aussi dans le même livre :
" Tout ce qui s’accomplit visiblement, il n’est pas absurde de croire que
les puissances inférieures de l’air sont capables de l’accomplir. " Mais,
quand un effet de causes naturelles est réalisé en dehors de l’ordre naturel de
sa cause, nous disons que c’est un miracle ; par exemple quand quelqu’un est
guéri de la fièvre sans l’intervention de la nature. Donc les anges et les
démons peuvent faire des miracles.
4. Une puissance supérieure n’est pas soumise aux
règles d’une cause inférieure. La nature corporelle est inférieure à l’ange.
L’ange peut donc agir en dehors de l’ordre des agents corporels. Ce qui est
faire des miracles.
En sens contraire,
il est dit de Dieu dans le Psaume (136, 4) : "
Lui seul fait de grandes merveilles ! "
Réponse :
Il y a miracle à proprement parler quand quelque
chose est produit en dehors de l’ordre de la nature. Mais il ne suffit pas pour
qu’il y ait miracle que ce soit accompli en dehors de l’ordre de la nature de
telle créature particulière ; car alors, quand on lance une pierre en l’air, on
ferait un miracle, puisque cela est étranger à l’ordre naturel de la pierre.
Donc, un fait est un miracle s’il se produit en dehors de toute la nature
créée. Cela, Dieu seul peut le faire : tout ce que fait un ange ou n’importe
quelle autre créature par sa propre puissance, il le fait selon l’ordre de la
nature créée : ce n’est pas un miracle. Il reste donc que Dieu seul peut faire
des miracles.
Solutions :
1. On peut dire que certains anges font des
miracles soit parce que Dieu fait des miracles désirés par eux, comme on dit
que les saints font des miracles, soit parce qu’ils apportent un certain
concours à la réalisation d’un miracle, par exemple en rassemblant la poussière
des morts à la résurrection finale, ou en faisant quelque chose d’analogue.
2. Les miracles proprement dits consistent, nous
venons de le dire, dans l’accomplissement de choses en dehors de l’ordre de
toute la nature créée. Mais, puisque nous ne connaissons pas toute la puissance
de la nature créée, quand quelque chose se produit en dehors de l’ordre de
cette nature telle que nous la connaissons, c’est un miracle par rapport à
nous. Ainsi, quand les démons accomplissent quelque chose par la puissance de
leur nature, on appelle cela un miracle, non absolument parlant, mais par
rapport à nous. C’est de cette manière que les magiciens réalisent des miracles
grâce aux démons ; et l’on dit qu’ils les font " en vertu de pactes
personnels ", car toute la puissance d’une créature dans l’univers est
comparable à celle d’une personne privée dans la cité. C’est pourquoi, quand le
magicien fait quelque chose en vertu d’un pacte conclu avec le démon, cela se
fait comme par un contrat individuel. Mais la justice divine dans tout
l’univers est comparable à la loi publique dans la cité. C’est pourquoi les
bons chrétiens qui accomplissent des miracles par la justice divine sont
considérés comme faisant des miracles en vertu de la justice publique. Tandis
que les mauvais chrétiens le font par simulacre de la justice publique, par
exemple en invoquant le nom du Christ ou en employant quelque sacrement.
3. Les puissances spirituelles peuvent accomplir ce
qui se fait visiblement en ce monde, en employant les semences corporelles par
le mouvement local qu’elles leur donnent.
4. Bien que les anges puissent réaliser des effets
qui dépassent l’ordre de la nature corporelle, ils ne peuvent pourtant pas en
produire au-dessus de l’ordre de toute créature, comme cela est requis pour un
vrai miracle, comme nous l’avons dit.
1. L’ange peut-il illuminer l’intelligence de l’homme ? - 2. Peut-il modifier la volonté de l’homme ? - 3. Peut-il modifier son imagination ? - 4. Peut-il agir sur ses sens ?
Objections :
1. Il semble que non. Car l’homme est illuminé par la foi, et Denys attribue l’illumination au baptême, qui est le sacrement de la foi. Mais la foi vient immédiatement de Dieu, comme dit S. Paul (Ep 2, 8) : " Vous êtes sauvés par la grâce, au moyen de la foi, et non par vous-mêmes ; car elle est un don de Dieu. " Donc l’homme n’est pas illuminé par l’ange, mais immédiatement par Dieu.
2. La Glose ordinaire, commentant ce passage de l’épître aux Romains (1, 19) : " Dieu leur manifesta... ", dit que " non seulement la raison naturelle fut utile en manifestant aux hommes les choses divines mais qu’en outre Dieu fit aux hommes une révélation par son œuvre ", c’est-àdire par les créatures. Mais l’une et l’autre, raison naturelle et créatures, viennent immédiatement de Dieu. Donc, Dieu illumine l’homme sans intermédiaire.
3. Tout être qui est illuminé a conscience de l’être. Or les hommes n’ont pas conscience d’être illuminés par les anges. Donc ils ne le sont pas.
En sens contraire, Denys prouve que les révélations des choses divines parviennent aux hommes par le ministère des anges. Ces révélations sont des illuminations, comme nous l’avons vu. Les hommes sont donc illuminés par les anges.
Réponse :
Puisque l’ordre de la providence divine soumet les créatures inférieures à l’action des créatures supérieures, comme nous l’avons dit plus haut, de même que les anges inférieurs sont illuminés par les anges supérieurs, ainsi les hommes qui sont inférieurs aux anges, sont illuminés par eux. Mais la manière dont se produisent ces illuminations est en partie semblable et en partie différente. Or, nous avons vu plus haut que l’illumination, qui est une manifestation de la vérité divine, peut comporter deux aspects : soit que l’intelligence inférieure se trouve renforcée par l’action de l’intelligence supérieure, soit que celle-ci propose à l’intelligence inférieure des espèces intelligibles qu’elle possède, afin que l’intelligence inférieure puisse les saisir. C’est ce qui se passe chez les anges, quand un ange supérieur adapte une vérité universelle à la capacité d’un ange inférieur, comme nous l’avons Mais l’esprit humain ne peut saisir la vérité intelligible dans sa nudité, parce qu’il lui est connaturel de comprendre en se tournant vers les images, comme nous l’avons dit. C’est pourquoi les anges proposent aux hommes la vérité intelligible sous des représentations sensibles ; Denys fait observer à ce sujet qu’il " est impossible pour nous de voir briller un rayon divin s’il n’est tamisé par divers voiles sacrés ". D’autre part, l’esprit humain, qui est inférieur à l’intelligence angélique, est fortifié par son action. C’est de ces deux manières que se réalise l’illumination de l’homme par l’ange.
Solutions :
1. Deux choses concourent à la foi. Premièrement, un habitus de l’intelligence qui la rend apte à obéir à la volonté tendant vers la vérité divine. L’intelligence, en effet, donne son assentiment à la vérité de foi, non en tant que convaincue par la raison, mais comme sous le commandement de la volonté. " Nul ne croit sans vouloir " dit S. Augustin. Sous cet aspect, la foi vient de Dieu seul. - Secondement, la foi requiert que les vérités à croire soient proposées au croyant. Cela est accompli par l’homme en tant que " la foi vient de ce qu’on entend ", comme dit S. Paul (Rm 10, 17), mais aussi par les anges à titre de principes, parce qu’ils révèlent aux hommes les choses divines. Par là, les anges contribuent à l’illumination de la foi. Cependant, les hommes sont illuminés par les anges, non seulement dans l’ordre de la foi, mais encore dans celui de l’action.
2. La raison naturelle, qui vient immédiatement de Dieu, peut être renforcée par l’ange, comme nous venons de le voir. Et, semblablement, des espèces reçues des créatures émane une vérité intelligible d’autant plus élevée que l’intelligence humaine est plus vigoureuse. Ainsi l’homme est aidé par l’ange pour parvenir à une plus parfaite connaissance du divin à partir des créatures.
3. L’opération intellectuelle et l’illumination peuvent être considérées à deux points de vue. D’une part, du point de vue de la chose connue ; et alors tout esprit qui connaît, ou est illuminé, sait qu’il connaît ou est illuminé, puisqu’il prend conscience de l’objet qui lui est manifesté. D’autre part, du point de vue du principe de la connaissance ; en ce cas, il ne suffit pas de connaître quelque vérité pour savoir ce qu’est l’intelligence, principe de l’opération intellectuelle. De même, on peut être illuminé par un ange sans savoir que c’est un ange qui procure cette lumière.
Objections :
1. Cela semble possible. La Glose, commentant la lettre aux Hébreux (1, 7) : " Lui qui fait de ses anges des esprits, et de ses ministres une flamme brûlante ", déclare : " Les anges sont du feu parce que leur esprit est fervent et qu’ils brûlent nos vices. " Mais cela ne se ferait pas s’ils ne changeaient pas la volonté. Les anges en sont donc capables.
2. Bède dit, à propos de ce passage de S. Matthieu (15, 2) : " Ce qui procède de la bouche... ", que " le diable n’envoie pas les mauvaises pensées, mais les excite. " S. Damascène dit qu’il les envoie aussi. Il ajoute que " les démons ont le pouvoir non seulement d’imaginer toute malice et les passions immondes, mais encore de les introduire dans l’homme ". De même, les bons anges introduisent dans l’homme de bonnes pensées et les excitent. Mais ils ne peuvent le faire sans modifier notre volonté. C’est donc qu’ils en sont capables.
3. L’ange, comme nous l’avons vu, illumine l’intelligence de l’homme au moyen d’images sensibles. Mais de même que l’imagination, qui est au service de l’intelligence, peut être modifiée par l’ange, ainsi l’appétit sensible, qui est au service de la volonté ; car lui aussi est une faculté liée à un organe corporel. Donc, comme l’ange illumine l’intelligence, il peut changer la volonté.
En sens contraire, changer la volonté est le propre de Dieu, selon les Proverbes (21, 1) : " Le cœur du roi est dans la main du Seigneur. Il l’incline comme il veut. "
Réponse :
La volonté peut être modifiée de deux manières. Premièrement de l’intérieur. À ce point de vue, puisque le mouvement de la volonté n’est pas autre chose que son inclination vers l’objet voulu, Dieu seul peut changer ainsi la volonté, lui qui donne à la nature intellectuelle le pouvoir de s’incliner de la sorte. Comme l’inclination naturelle ne vient que de Dieu, qui donne la nature, ainsi l’inclination de la volonté ne vient que de Dieu, qui cause la volonté.
D’un autre point de vue, la volonté est mue de l’extérieur ; ce qui chez l’ange se réalise uniquement sous l’action du bien connu par son intelligence. Dans la mesure où quelqu’un est cause de ce qu’un autre appréhende quelque chose comme un bien désirable, on peut dire qu’il agit sur la volonté. Dieu seul peut mouvoir efficacement une volonté de cette façon ; mais l’ange et l’homme peuvent le faire par persuasion, on l’a dit précédemment. - Mais il y a encore une autre façon dont la volonté de l’homme est mue de l’extérieur : à l’aide d’une passion suscitée dans l’appétit sensible ; ainsi, par le désir intense ou la colère, la volonté est inclinée à vouloir telle ou telle chose. Ainsi encore les anges, en tant qu’ils peuvent exciter ces passions, peuvent mouvoir la volonté. Une telle motion n’est cependant pas contraignante, car la volonté demeure toujours libre de consentir à la passion ou de lui résister.
Solutions :
1. Les ministres de Dieu, hommes ou anges, brûlent les vices ou enflamment les vertus par mode de persuasion.
2. Les démons ne peuvent pas introduire en nous des pensées en les produisant à l’intérieur de nous, puisque l’usage de notre pouvoir de penser est soumis à la volonté. Mais on dit que le diable attise des pensées en tant qu’il nous excite à penser, ou à désirer l’objet de certaines pensées, soit en usant de persuasion, soit en excitant une passion. C’est cette excitation que S. Damascène appelle " introduire " une pensée, parce que cette influence pénètre en nous. Mais les bonnes pensées relèvent d’un principe plus élevé, Dieu, même si elles ont été fournies par le ministère des anges.
3. L’esprit humain, dans notre état présent, ne peut pas connaître sans se tourner vers les images ; mais la volonté humaine peut vouloir quelque chose d’après le jugement de la raison, sans suivre une passion de l’appétit sensible. Aussi ce parallèle est sans valeur.
Objections :
1. Aristote dit que l’image " est un mouvement réalisé par le sens en tant qu’il est en acte ". Si elle était l’effet d’une modification opérée par un ange, elle ne proviendrait plus du sens en tant qu’il est en acte. Il serait donc contraire à la nature même de l’image qu’elle soit produite par l’action d’un ange.
2. Les formes qui sont dans l’imagination, puisqu’elles sont spirituelles, sont plus nobles que les formes réalisées dans la matière sensible. Mais l’ange ne peut pas introduire de formes dans la matière sensible. Il ne peut donc pas introduire de formes dans l’imagination qu’il modifierait.
3. S. Augustin écrit : " Par l’union avec un autre esprit, il est possible qu’un esprit lui communique les choses qu’il connaît lui-même, grâce à des images, soit en les lui faisant connaître lui-même, soit en faisant qu’elles lui soient dévoilées par un autre. " Mais il ne semble pas que l’ange puisse s’unir à l’imagination de l’homme, ni que l’imagination puisse saisir les idées intelligibles que l’ange possède. Il paraît donc impossible que l’ange modifie l’imagination.
4. Dans la vision imaginative, l’homme adhère à des représentations des choses comme aux choses elles-mêmes. En cela il est trompé de quelque manière. Comme il est impossible qu’un ange bon cause une tromperie, il ne semble pas qu’il puisse produire une vision imaginative en agissant sur l’imagination.
En sens contraire, ce qui apparat dans les songes est une vision imaginative. Or les anges révèlent parfois des choses dans les songes, comme cela s’est produit pour S. Joseph à qui un ange est apparu en songe (Mt 1, 20 ; 2, 3.19). Donc l’ange peut agir sur l’imagination.
Réponse :
L’ange bon ou mauvais peut, en vertu de sa nature, agir sur l’imagination de l’homme. On peut l’envisager ainsi. Nous avons ditque la nature corporelle est soumise à l’ange quant au mouvement local. Donc, tout ce qui peut résulter du mouvement local d’êtres corporels est soumis à la puissance naturelle des anges. Or, il est manifeste que des apparitions imaginatives sont parfois l’effet, chez nous, d’un déplacement des esprits et des humeurs des corps. C’est pourquoi Aristote recherchant la cause des apparitions en songe, dit que " quand un animal dort, tandis que le sang afflue dans le principe sensitif, en même temps affluent des mouvements ", c’est-à-dire des impressions laissées par les sensations, qui sont conservées dans la sensibilité, et qui " agissent sur le principe sensitif " ; ainsi se produit une apparition, qui donne l’impression que le principe sensitif est influencé par les choses extérieures elles-mêmes. Le choc produit dans les esprits et les humeurs peut être tel que de pareilles apparitions arrivent parfois même à des personnes éveillées, comme cela arrive chez les épileptiques et ceux qui leur ressemblent. Puisque c’est l’effet d’un mouvement naturel des humeurs, et parfois de la volonté d’un homme qui imagine volontairement ce qu’il avait d’abord perçu, cela peut se produire aussi par l’action d’un ange bon ou mauvais, soit avec aliénation des sens corporels, soit sans cette aliénation.
Solutions :
1. Le principe premier de l’imagination, c’est le sens en acte. Car nous ne pouvons pas imaginer ce que nous n’avons aucunement senti, soit dans sa totalité, soit partiellement : l’aveugle de naissance ne peut pas imaginer la couleur. Mais parfois l’imagination est impressionnée par des images qui surgissent des impressions antérieures conservées en elle, comme on vient de le dire.
2. L’ange agit sur l’imagination non pas en y imprimant des formes imaginatives qui ne seraient aucunement passées auparavant par les sens (il ne pourrait point par exemple faire imaginer les couleurs à un aveugle de naissance), mais il agit en exerçant une motion locale sur les esprits et les humeurs, on vient de le dire.
3. L’union de l’esprit de l’ange avec l’imagination de l’homme ne s’opère pas par une union essentielle, mais l’influence exercée sur l’imagination, comme nous venons de l’expliquer ; l’ange lui fait voir ce qu’il connaît lui-même, mais non à la manière dont il le connaît.
4. L’ange qui réalise une vision imaginative, parfois illumine en même temps l’intelligence pour lui faire connaître la vraie signification de ces images ; alors il n’y a aucune tromperie ; d’autres fois, l’ange fait seulement apparaître des images dans l’imagination ; mais alors l’illusion ne vient pas de l’ange mais de la déficience de l’intelligence chez le témoin de ces apparitions. De même, le Christ n’était pas cause d’erreur partie qu’il a proposé sous forme de paraboles bien des choses qu’il n’a pas exposées autrement aux foules.
Objections :
1. Il semble que non, car toute action des sens est une action vitale. Or une telle opération ne peut provenir d’un principe extrinsèque. Donc l’ange ne peut agir sur les sens de l’homme.
2. La puissance sensitive est supérieure à la puissance nutritive. Mais l’ange ne paraît pas pouvoir agir sur la puissance nutritive, pas plus que sur les autres formes naturelles. Donc il ne peut pas non plus modifier la puissance sensitive.
3. Le sens, par nature, est mû par un objet sensible. Mais l’ange ne peut pas changer l’ordre de la nature, on l’a dit récemment. Donc l’ange ne peut modifier le sens, car c’est toujours par l’objet sensible que le sens est modifié.
En sens contraire, la Genèse (19, 11) affirme que les anges qui détruisirent Sodome frappèrent les Sodomites d’aveuglement, afin qu’ils ne puissent trouver la porte de leur maison. Nous voyons un fait analogue à propos des Syriens qu’Élisée conduisit en Samarie (2 R 6, 18).
Réponse :
Le sens est impressionné de deux manières. Soit par un objet extérieur, par exemple par une réalité sensible ; soit de l’intérieur. Nous voyons en effet que si les esprits et les humeurs sont troublés, le sens est modifié. La langue du malade, si elle est imprégnée de bile, trouve tout amer ; il en va de même pour les autres sens. L’ange peut impressionner le sens de l’homme de ces deux manières, en vertu de sa puissance naturelle. L’ange peut en effet présenter extérieurement au sens un objet sensible, qu’il soit déjà formé par la nature, ou qu’il le forme lui-même à nouveau ; comme quand il revêt un corps, nous l’avons vu. Il est aussi capable de troubler intérieurement les esprits et les humeurs, comme nous l’avons dit dans l’article précédent, en provoquant ainsi des impressions diverses dans les sens.
Solutions :
1. Le principe de l’opération sensible ne peut exister sans le principe intérieur, qui est la puissance sensitive. Mais ce principe intérieur peut être ébranlé de multiples façons par un principe extérieur, comme nous venons de le dire.
2. En ébranlant intérieurement les esprits et les humeurs, l’ange peut réaliser une modification de l’acte de la puissance nutritive, et, tout aussi bien, de la puissance appétitive ou sensitive, et de toute autre puissance liée à un organe corporel.
3. L’ange ne peut rien réaliser en dehors de l’ordre de toute la création ; mais il peut accomplir quelque chose qui soit en dehors de l’ordre de telle nature particulière, puisqu’il n’est pas soumis lui-même à cet ordre. C’est pourquoi il peut, d’une manière exceptionnelle, modifier les sens en dehors du mode commun de sensation.
1. Certains anges sont-ils envoyés pour un ministère ? - 2. Tous sont-ils envoyés ? - 3. Les anges envoyés en ministère demeurent-ils auprès de Dieu ? - 4. A quel ordre d’anges appartiennent ceux qui sont envoyés ?
Objections :
1. Toute mission envoie à un lieu déterminé. Mais les opérations intellectuelles ne requièrent pas un lieu déterminé, puisque l’intelligence fait abstraction du lieu et du temps. Étant donné que les actions des anges sont intellectuelles, il ne semble pas qu’ils doivent être envoyés pour les accomplir.
2. Le ciel empyrée est le lieu qui convient à la dignité des anges. S’ils nous sont envoyés en mission de ministère, il semble que leur dignité y perde ; et cela ne convient pas.
3. Une occupation extérieure est un obstacle à la contemplation de la sagesse. Ce qui fait dire à l’Ecclésiastique (38,24) : " Celui qui restreint son activité acquerra la sagesse. " Donc, si quelques anges sont envoyés pour accomplir des ministères extérieurs, il semble que cela paralyse leur contemplation. Mais toute leur béatitude consiste en la contemplation de Dieu. S’ils étaient envoyés, leur béatitude diminuerait. Et cela ne convient pas.
4. Servir est un signe d’infériorité. Aussi est-il dit en S. Luc (22, 27) : " Qui est plus grand, celui qui demeure à table, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui demeure à table ? " Les anges nous sont supérieurs par nature. Ils ne doivent donc pas être envoyés à notre service.
En sens contraire, Dieu dit dans l’Exode (23, 20) : " Voici que j’enverrai mon ange qui te précédera. "
Réponse :
De ce que nous avons dit, il résulte évidemment que Dieu peut envoyer quelques anges pour accomplir un ministère. Comme nous disions à propos de la mission des Personnes divines, on appelle envoyé celui qui, de quelque manière, procède d’un autre, de telle sorte qu’il commence à être là où il n’était pas auparavant, ou bien là où il se trouvait auparavant, mais d’une autre manière. Le Fils ou l’Esprit Saint est dit être envoyé en tant qu’il procède du Père par son origine ; et il commence à être d’une nouvelle manière, c’est-à-dire par la grâce ou par la nature qu’il assume, là où il se trouvait auparavant par la présence de sa Déité. C’est en effet le propre de Dieu d’être présent partout. Car, étant l’agent universel, sa puissance atteint tous les êtres ; il existe donc en toutes choses, comme on l’a vu précédemment.
Mais la puissance de l’ange, puisqu’il est un agent particulier, n’atteint pas tout l’univers ; il atteint certaines choses sans en atteindre d’autres. Et voilà pourquoi il est à tel endroit sans être dans un autre. Or il est manifeste, selon ce que nous avons dite, que la créature corporelle est régie par les anges. Donc, puisque certaines choses doivent être accomplies par tel ange au sujet de telle créature corporelle, cet ange est à nouveau mis en relation par sa puissance avec tel corps, et c’est ainsi qu’il commence à se trouver à nouveau dans tel endroit. Tout cela procède du commandement divin. C’est donc par Dieu, comme nous l’avons dit plus haut, que l’ange est envoyé. - Mais l’action, que l’ange envoyé exerce, procède de Dieu comme de son principe premier, par l’ordre et l’autorité de qui les anges opèrent ; et cette action s’achève en Dieu comme en sa fin ultime. Et l’ange fait cela en tant que ministre. Car le ministre est comme un instrument intelligent : l’instrument est mû par un autre, et son action est ordonnée à une fin autre que lui-même. C’est pour cela qu’on appelle ministères les actions des anges, et qu’on dit ceux-ci envoyés en ministères.
Solutions :
1. Une action peut être dite intellectuelle de deux manières. Premièrement, en ce sens qu’elle existe dans l’intelligence elle-même, comme la contemplation ; une telle opération ne requiert pas un lieu spécial. Au contraire, S. Augustin peut dire : " Même nous, quand nous goûtons par l’Esprit quelque chose d’éternel, nous ne sommes plus en ce monde. " Secondement, une action peut être dite intellectuelle parce qu’elle est réglée et commandée par telle intelligence ; et ainsi, il est clair que les opérations intellectuelles ont parfois un lieu déterminé.
2. Le ciel empyrée est attribué à la dignité des anges en vertu d’une certaine convenance, car il convient que le lieu corporel le plus élevé soit attribué à ces êtres dont la nature est au-dessus de tous les corps. Mais l’ange ne reçoit pas une dignité nouvelle du fait d’être dans le ciel empyrée ; c’est pourquoi, quand il n’y est plus en acte, rien n’est enlevé à sa dignité, pas plus qu’à la dignité du roi quand il ne siège pas en fait sur le trône royal.
3. Chez nous, une opération extérieure trouble la pureté de notre contemplation, parce que nous nous livrons à cette action avec nos forces sensibles, dont les actes, quand nous y prêtons attention, paralysent les actes de notre puissance intellectuelle. Mais l’ange dirige ses actes extérieurs par sa seule opération intellectuelle. Ces actes n’empêchent donc en rien la contemplation, car si une action est la règle et la raison de l’autre, celle-ci n’empêche pas la première, mais elle l’aide à se réaliser. C’est pourquoi S. Grégoire dite que " les anges qui vont au dehors ne sont pas privés des joies de la contemplation intérieures ".
4. Les anges, dans leurs actions extérieures, servent principalement Dieu, et secondairement nous-mêmes ; non pas que nous leur soyons supérieurs d’une façon absolue, mais parce que tout homme ou tout ange, en tant qu’il adhère à Dieu, devient spirituellement un avec Dieu, et comme tel est supérieur à toute créature. S. Paul dit aux Philippiens (2, 3) : " Estimez les autres supérieurs à vous-mêmes. "
Objections :
1. Il est dit dans la lettre aux Hébreux (1, 14) : " Tous sont des esprits chargés d’un ministère, envoyés en service. "
2. Parmi les ordres des anges, le plus élevé est celui des Séraphins, nous l’avons montré. Mais un Séraphin fut envoyé pour purifier les lèvres du prophète Isaïe (6, 6). Donc à plus forte raison les anges inférieurs sont envoyés.
3. Les Personnes divines dépassent infiniment tous les ordres des anges. Or elles sont envoyées. Donc bien plus encore les anges même les plus élevés.
4. Si les anges supérieurs n’étaient pas envoyés à un ministère extérieur, ce serait seulement parce qu’ils exerceraient les ministères divins par l’intermédiaire des anges inférieurs. Mais, puisque tous les anges sont inégaux, on l’a dit, chaque ange, sauf le dernier d’entre eux, a un ange qui lui est inférieur. Donc seul le dernier des anges serait envoyé dans le ministère. Ceci est contraire à ce que dit Daniel (7, 10) : " Des milliers de milliers le servaient. "
En sens contraire, S. Grégoire, commentant une sentence de Denys déclare : " Les armées célestes les plus élevées n’exercent aucunement un ministère extérieurs. "
Réponse :
Comme nous l’avons montré, il est conforme à l’ordre de la providence divine que, non seulement chez les anges mais même dans tout l’univers, les êtres inférieurs soient gouvernés par les êtres supérieurs. Dans les choses corporelles, il y a quelquefois, par suite d’une volonté divine, une dérogation à cette règle, pour réaliser un plan supérieur, c’est-à-dire en vue d’une manifestation de grâce. Que l’aveugle de naissance ait recouvré la vue, que Lazare ait été ressuscité, cela fut accompli directement par Dieu, sans aucune intervention des corps célestes. Les anges bons et mauvais peuvent réaliser quelque chose dans les êtres corporels en dehors de l’action des corps célestes, par exemple en condensant les nuages pour faire pleuvoir, ou en faisant d’autres choses de ce genre. Par ailleurs, il n’est pas douteux que Dieu puisse révéler des choses aux hommes sans passer par l’intermédiaire des anges, et que les anges supérieurs puissent le faire sans passer par l’intermédiaire d’anges inférieurs. Cette considération a fait dire à certains que, selon la loi commune, les êtres supérieurs ne sont pas envoyés, mais seulement les inférieurs ; les êtres supérieurs ne seraient envoyés qu’exceptionnellement, par une décision divine.
Cette opinion ne paraît pas raisonnable, parce que c’est le degré de leur grâce qui constitue les anges dans leur ordre. Or l’ordre de la grâce ne connaît pas d’ordre supérieur auquel il pourrait être soumis, comme l’ordre de la nature est soumis à l’ordre de la grâce. - Remarquons en outre que l’ordre de la nature, dans l’accomplissement des miracles, est l’objet d’une exception en vue de confirmer la foi. Or il ne servirait à rien de faire une exception pour l’ordre angélique, puisque cela échapperait à notre connaissance. D’ailleurs, il n’y a rien de si grand parmi les ministères divins, qui ne puisse être accompli par les ordres inférieurs. S. Grégoire dit que les anges qui annoncent les plus grandes choses sont appelés archanges. C’est pour cela que l’archange Gabriel fut envoyé à la Vierge Marie, ce qui fut le plus élevé de tous les ministères divins. Il faut donc dire absolument avec Denys que " les anges supérieurs ne sont jamais envoyés pour un ministère extérieur ".
Solutions :
1. Parmi les missions des Personnes divines, il en est de visibles, qui ont pour objet des créatures corporelles, il en est d’invisibles, dont l’effet est spirituel. De même pour les missions des anges ; il en est d’extérieures qui comportent un ministère à l’égard des choses corporelles, et, tous les anges ne sont pas envoyés pour de pareilles missions. Mais il en est d’intérieures, dont les effets sont spirituels, par exemple si un ange en éclaire un autre ; et de cette manière tous les anges sont envoyés 7. On pourrait dire aussi que S. Paul, dans le texte cité, veut prouver que le Christ est supérieur aux anges qui avaient apporté l’ancienne Loi ; et ainsi il montre l’excellence de la nouvelle Loi par rapport à l’ancienne. Ce texte ne viserait donc que le ministère des anges qui ont apporté la Loi.
2. Selon Denys, l’ange qui fut envoyé pour purifier les lèvres du prophète fut un ange inférieur. On l’appellerait Séraphin, autrement dit brûlant, d’une manière impropre, parce qu’il était venu pour enflammer les lèvres du prophète. On pourrait dire aussi que les anges supérieurs communiquent leurs dons propres, desquels ils tirent leur nom, par la médiation d’anges inférieurs. C’est ainsi qu’on dirait qu’un Séraphin a purifié par le feu les lèvres du prophète, non parce qu’il l’aurait fait lui-même directement, mais parce qu’un ange inférieur l’aurait fait par un pouvoir reçu de lui. On dit de même que le pape absout quelqu’un, même s’il donne l’absolution par l’intermédiaire d’un autre.
3. Les Personnes divines ne sont pas envoyées en ministère ; c’est improprement qu’on dit qu’elles sont envoyées, comme nous venons de le dire.
4. Parmi les ministères divins il y a de multiples degrés. Rien n’empêche donc que des anges inégaux soient envoyés directement pour ces divers ministères, les anges supérieurs étant envoyés aux ministères plus élevés, les inférieurs aux ministères moins élevés.
Objections :
1. S. Grégoire a dit : " Les anges sont envoyés et demeurent auprès de Dieu ; car, bien que l’esprit angélique soit circonscrit, l’Esprit suprême qui est Dieu n’est pas circonscrit. "
2. L’ange de Tobie fut envoyé en mission. Il dit pourtant (Th 12, 15) : " je suis l’ange Raphaël, un des sept qui nous tenons devant Dieu. " Donc les anges envoyés continuent à se tenir en présence de Dieu.
3. Tout ange bienheureux est plus proche de Dieu que Satan. Or Satan se tient en présence de Dieu d’après Job (1, 6) : " Tandis que les fils de Dieu se tenaient devant Dieu, parmi eux il y avait aussi Satan. " Donc, à plus forte raison, les anges envoyés en mission demeurent auprès de Dieu.
4. Si les anges inférieurs ne demeuraient pas devant Dieu, ce serait parce qu’ils ne reçoivent pas directement les illuminations divines, mais à travers les anges supérieurs. Or tout ange ne reçoit les illuminations divines qu’à travers un ange supérieur, sauf celui des anges qui les surpasse tous. Donc, seul cet ange suprême se tiendrait en présence de Dieu. Et cela est contraire à ce passage de Daniel (7, 10) - " Des dizaines de milliers, des centaines de milliers siégeaient devant lui. " Donc, même ceux qui sont dans le ministère siègent devant Dieu.
En sens contraire, S. Grégoire, commentant ce texte de Job (25, 3) " Peut-on dénombrer ses troupes ? " dit " Auprès de lui demeurent les puissances qui ne sortent pas pour aller annoncer des choses aux hommes. "
Donc, ceux qui sont envoyés en ministère ne siègent pas.
Réponse :
Les anges se répartissent en assistants et en administrateurs, à la ressemblance des familiers d’un roi. Parmi ceux-ci, il en est qui l’assistent toujours et entendent directement ses préceptes. Les autres reçoivent les préceptes royaux grâce à ceux qui se tiennent toujours près du roi ; c’est le cas de ceux qui dirigent l’administration des villes ; ceux-là sont appelés ministres, mais non assistants. Nous devons donc penser que tous les anges voient immédiatement l’essence divine ; à ce point de vue, nous dirons que tous, même ceux qui sont dans le ministère, se tiennent devant Dieu. C’est pourquoi S. Grégoire dit que " ceux qui sont envoyés dans le ministère extérieur pour notre salut peuvent toujours siéger et voir la face du Père ". Mais tous les anges ne peuvent pas percevoir les secrets des mystères divins dans la clarté même de l’essence divine, car cela est réservé aux anges supérieurs par lesquels ces secrets sont annoncés aux inférieurs. D’après cela, seuls, les anges supérieurs, qui sont de la première hiérarchie, sont dits siéger devant Dieu, eux dont c’est le propre, selon Denys, d’être illuminés directement par Dieu.
Solutions :
1 et 2. Tout cela donne la solution aux deux premières objections, qui se réfèrent au premier mode d’assistance.
3. Ce texte de Job ne signifie pas que Satan ait siégé devant Dieu, mais seulement qu’il se trouvait au milieu de ceux qui siégeaient, parce que, comme dit S. Grégoire, " bien qu’il ait perdu la béatitude, il n’a pas perdu sa nature, semblable à celle des anges ".
4. Tous ceux qui siègent devant Dieu voient certaines choses dans la clarté de l’essence divine. C’est pourquoi l’on dit qu’il appartient en propre à tous les membres de la première hiérarchie d’être illuminés directement par Dieu. Mais les plus élevés parmi eux perçoivent plus que les inférieurs, et illuminent ceux-ci, de même que, parmi les assistants d’un roi, certains connaissent ses secrets plus que d’autres.
Objections :
1. Il semble que tous les anges de la deuxième hiérarchie sont envoyés. En effet, selon Daniel (7, 10), tous les anges ou siègent devant Dieu, ou sont envoyés en ministère. Or les anges de la deuxième hiérarchie ne siègent pas ; ils sont en effet illuminés par les anges de la première hiérarchie, selon Denys. Donc ils sont tous envoyés en mission.
2. S. Grégoire, assure que les anges qui sont envoyés en mission sont plus nombreux que ceux qui siègent. Cela ne serait pas si les anges de la deuxième hiérarchie n’étaient pas envoyés. Donc ils le sont tous.
En sens contraire, Denys affirme : " Les Dominations sont au-dessus de toute sujétion. " Être envoyé en ministère relève d’une sujétion. Donc les Dominations ne sont pas envoyées en ministère.
Réponse :
Comme nous l’avons dit, c’est le propre de l’ange d’être envoyé dans le ministère extérieur, du fait que par le commandement divin il s’occupe de quelque créature corporelle ; c’est requis pour l’exécution du ministère divin. Les actions propres des anges nous sont manifestées par leur nom, selon Denys. C’est pourquoi les anges envoyés dans le ministère extérieur sont ceux dont le nom indique qu’ils sont chargés de l’exécution de quelque mission. Or le nom de Dominations n’implique pas une exécution, mais seulement la disposition prise et le commandement donné en vue de l’exécution. Au contraire, les noms d’anges inférieurs nous donnent à entendre l’exécution. En effet " anges " et " archanges " indiquent une annonce, tandis que " Vertus " et " Puissances " marquent un rapport avec quelque action. C’est le propre du Prince, dit S. Grégoire, " de se trouver le premier parmi d’autres réalisateurs ". C’est donc que l’envoi pour un ministère extérieur appartient à ces cinq ordres, mais non aux quatre ordres supérieurs.
Solutions :
1. Les Dominations sont comptées parmi les anges de ministère, non en tant qu’elles exécutent elles-mêmes ce ministère, mais en tant qu’elles disposent et ordonnent ce qui doit être fait par d’autres, tout comme les architectes ne mettent pas eux-mêmes la main aux constructions, mais seulement disposent et commandent ce que les autres doivent réaliser.
2. Au sujet du nombre de ceux qui sont assistants et de ceux qui vont en ministère, on peut considérer deux points de vue différents. S. Grégoire dit qu’il y a plus de ministres que d’assistants. Il estime en effet que l’expression " des milliers de milliers étaient ses ministres " ne doit pas être prise au sens de multiplication, mais d’une division, comme on dirait " des milliers parmi les milliers " ; en ce cas, le nombre des ministres est indéfini pour signifier qu’il est fort élevé, tandis que le nombre des assistants est limité, puisqu’on ajoute : " et des dizaines de milliers, des centaines de milliers l’assistaient ". Et cela suit le raisonnement des platoniciens qui disaient que plus les choses sont proches d’un seul principe premier, plus leur nombre est réduit, de même que plus un nombre est proche de l’unité, moins il est élevé. Cette opinion serait sauvegardée quant au nombre des ordres, puisque six sont ministres et trois assistants. Mais Denys établit que la multitude des anges dépasse toute multitude matérielle. Ainsi, de même que les corps supérieurs transcendent les corps inférieurs par leur grandeur, immensément, de même les natures incorporelles supérieures transcendent par leur multitude toutes les natures corporelles. Car Dieu recherche et multiplie davantage ce qui est meilleur. Selon ce principe, puisque les assistants sont supérieurs aux ministres, les assistants seront plus nombreux que les ministres. " Des milliers de milliers " devrait alors se comprendre au sens d’une multiplication, comme si l’on disait " mille fois mille ". Et puisque dix fois cent fait mille, si l’on disait des dizaines de centaines de mille, on donnerait à entendre qu’il y a autant d’assistants que de ministres. Mais puisqu’il est dit " des dizaines de milliers de centaines de mille ", il y aurait beaucoup plus d’assistants que de ministres. Cependant cela ne signifie pas qu’il y ait exactement autant d’anges, et pas davantage, mais bien plutôt que leur nombre dépasse toute multitude matérielle, ce qu’on veut signifier par la multiplication des chiffres les plus élevés, à savoir, des dizaines, des centaines, des milliers, comme dit Denys.
Étudions maintenant le rôle des anges gardiens ; et nous étudierons ensuite les attaques des anges mauvais (Q. 114).
1. Les hommes sont-ils gardés par des anges ? - 2. Y a-t-il un ange particulier chargé de garder chaque homme ? - 3. Ce rôle est-il réservé au dernier ordre des anges ? - 4. Tout homme doit-il avoir un ange gardien ? - 5. A quel moment l’ange gardien commence-t-il sa mission ? - 6. L’ange gardien garde-t-il l’homme continuellement ? - 7. L’ange souffre-t-il de voir périr son protégé ? - 8. Y a-t-il conflit entre les anges en raison de cette garde ?
Objections :
1. On donne des gardiens à des personnes, soit parce quelles ne savent pas, soit qu’elles ne peuvent pas se garder elles-mêmes, comme les enfants et les infirmes. Mais l’homme peut se garder lui-même grâce au libre arbitre, et il sait comment, grâce à sa connaissance naturelle de la loi naturelle. Donc l’homme n’est pas gardé par un ange.
2. Il semble superflu d’avoir un gardien plus faible quand on en possède un plus fort. Mais les hommes sont gardés par Dieu, selon le Psaume (121, 4) " Il ne dormira ni ne sommeillera, celui qui garde Israël. " Il n’est donc pas nécessaire que l’homme soit gardé par un ange.
3. La perte de celui qui est gardé retombe sur la négligence du gardien. Nous lisons au 1er livre des Rois, (20, 39) : " Garde cet homme, s’il vient à tomber, ta vie sera pour la sienne. " Mais beaucoup d’hommes périssent chaque jour en tombant dans le péché, alors que les anges auraient pu les secourir par une apparition, un miracle ou quelque moyen semblable. Donc les anges seraient négligents, s’il était vrai que les hommes sont confiés à leur garde. Les anges ne sont donc pas les gardiens des hommes.
En sens contraire, le Psaume (91, 11) affirme : " Il a ordonné à ses anges de te garder en toutes tes voies. "
Réponse :
Selon le plan de la providence divine, nous constatons en toutes choses que les êtres mobiles et variables sont mus et réglés par des êtres immobiles et invariables ; c’est ainsi que tous les êtres corporels sont guidés par les substances spirituelles et immobiles, et les corps inférieurs par les corps supérieurs, qui sont invariables dans leur substance. Nous-mêmes, nous sommes amenés à des conclusions sur lesquelles nous pouvons penser de diverses façons, grâce à des principes que nous observons invariablement. Or, quand il s’agit de la conduite, il est clair que la connaissance et les sentiments de l’homme peuvent de mille façons différer et s’écarter du bien. C’est pour cela qu’il fut nécessaire de désigner des anges pour garder les hommes, afin de les diriger et de les pousser au bien.
Solutions :
1. Grâce au libre arbitre, l’homme peut plus ou moins éviter le mal, mais insuffisamment, car son amour du bien est affaibli par les multiples passions de l’âme. Pareillement, la connaissance universelle de la loi naturelle, qui appartient naturellement à l’homme, le dirige un peu vers le bien, mais insuffisamment ; car, en appliquant les principes universels du droit aux actions particulières, il arrive que l’homme dévie de bien des façons. C’est pourquoi la Sagesse dit (Sg 9, 14) : " Les pensées des mortels sont timides, et nos prévisions sont incertaines. " L’homme a donc besoin d’être gardé par un ange.
2. Pour accomplir le bien, deux conditions sont requises. D’abord, que le sentiment soit incliné vers le bien, ce qui se réalise en nous par l’habitus de la vertu morale. Secondement, que la raison découvre les voies convenables pour accomplir le bien vertueux, et c’est le rôle qu’Aristote attribue à la prudence. Quant à la première condition, Dieu garde lui-même directement l’homme comme un maître universel, dont l’enseignement est donné à l’homme à travers les anges, comme nous l’avons établi.
3. De même que les hommes s’écartent de leur instinct naturel du bien à cause de la passion pécheresse, de même s’écartent-ils des directives que les bons anges leur donnent invisiblement, en les illuminant pour qu’ils agissent bien. Donc, si les hommes périssent, on ne doit pas l’attribuer à la négligence des anges, mais à la malice des hommes. Que parfois, en dehors de la loi commune, les anges apparaissent aux hommes, cela vient d’une grâce spéciale de Dieu, comme les miracles accomplis en dehors de l’ordre de la nature.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car l’ange est plus puissant que l’homme. Or, un seul homme suffit pour en garder beaucoup d’autres. Donc, à plus forte raison un ange peut garder beaucoup d’hommes.
2. Les créatures inférieures sont ramenées à Dieu par les créatures supérieures à travers des intermédiaires, selon Denys. Mais puisque tous les anges sont inégaux, comme on l’a dit antérieurement, il n’y a qu’un seul ange qui ne possède pas d’intermédiaire entre lui et l’homme. Il n’y a donc qu’un seul ange qui garde les hommes sans intermédiaire.
3. Les anges plus élevés reçoivent les charges supérieures. Mais ce n’est pas une charge supérieure que de garder tel homme plutôt qu’un autre, puisque tous les hommes sont égaux par nature. Puisque parmi tous les anges chacun est plus élevé qu’un autre, selon Denys, il semble que les divers hommes ne soient pas gardés par divers anges.
En sens contraire, S. Jérôme, dans son commentaire sur S. Matthieu (18, 10) : " Leurs anges dans les cieux, etc. " nous dit : " Elle est grande la dignité des âmes, puisque chacune reçoit à sa naissance un ange désigné pour sa garde. "
Réponse :
Pour la garde de chaque homme un ange particulier est désigné. Car la garde des anges accomplit la providence divine à l’égard des hommes. La providence de Dieu est différente selon qu’il s’agit des hommes ou des autres créatures corruptibles, parce qu’ils ont un rapport différent avec l’incorruptibilité. Les hommes ne sont pas seulement incorruptibles selon l’essence commune à l’espèce, mais aussi dans la forme propre à chacun d’eux, l’âme rationnelle. On ne peut pas en dire autant des autres êtres corruptibles. Or, il est évident que la providence de Dieu s’attache à titre premier aux êtres qui demeurent toujours, tandis que les êtres qui passent sont ordonnés par Dieu aux réalités perpétuelles. Ainsi donc, la providence de Dieu se comporte à l’égard de chaque homme comme elle se comporte à l’égard des genres et des espèces des choses corruptibles. Mais, selon S. Grégoire, " les divers ordres d’anges sont délégués pour divers genres d’affaires, par exemple les Puissances pour éloigner les démons,
les Vertus pour accomplir des miracles d’ordre matériel ". Et il est probable que pour les diverses espèces de choses, ce sont divers anges du même ordre qui sont désignés. C’est pourquoi il est raisonnable de penser que des anges différents sont chargés de garder des hommes divers.
Solutions :
1. Qu’un gardien soit chargé de la garde d’un homme, cela peut se faire de deux façons. Ce peut être en tant que l’homme à garder est un individu ; et alors pour chaque homme il faudra un gardien, parfois même plusieurs. Ce peut être aussi en tant qu’il fait partie d’un groupe ; en ce cas un seul homme peut être préposé à la garde de tout le groupe ; il lui appartient alors de veiller sur ce qui regarde chaque homme dans ses relations avec tout le groupe, et cela concerne les actes extérieurs, au sujet desquels on est édifié ou scandalisé. Mais la garde des anges porte aussi sur les choses invisibles et cachées, qui ont trait au salut de chaque homme considéré en lui-même. C’est pourquoi pour la garde de chaque homme il y a un ange spécial.
2. Comme nous l’avons dit , les anges de la première hiérarchie sont tous illuminés directement par Dieu au sujet de certaines choses ; mais il y a des lumières que les plus élevés seulement d’entre eux reçoivent directement de Dieu pour les révéler aux autres. On observe la même loi dans les ordres inférieurs. En effet, un ange du dernier degré est illuminé pour certaines choses par un ange très élevé, et pour d’autres par un ange qui lui est seulement immédiatement supérieur. Il est donc possible aussi qu’un ange illumine directement un homme tout en ayant au-dessous de lui des anges qu’il illumine.
3. Bien que les hommes soient égaux par nature, il y a pourtant entre eux une inégalité, du fait que la providence divine en appelle certains à de grandes choses, d’autres à de petites, comme dit l’Ecclésiastique (33, 11.12) : " Dans sa grande sagesse, le Seigneur a diversifié leurs conditions. Il en a bénis et exaltés, il en a maudits et humiliés. " Ce peut donc être une charge plus grande de garder un homme plutôt qu’un autre.
Objections :
1. Il ne semble pas que la garde des hommes n’appartienne qu’au dernier ordre des anges. S. Chrysostome dit que le texte de S. Matthieu " leurs anges dans les cieux, etc. " s’applique non pas à n’importe quel ange, mais aux anges les plus éminents. C’est donc que ceux-ci gardent les hommes.
2. L’Apôtre (He 1, 14) dit que " les anges sont envoyés dans le ministère à cause de ceux qui héritent le salut ". Il semble donc que la mission des anges soit ordonnée à la garde des hommes. Mais cinq ordres d’anges sont envoyés en ministère, on l’a dit plus haut. C’est donc que les anges de ces cinq ordres sont affectés à la garde des hommes.
3. Pour garder les hommes il semble tout à fait nécessaire de dominer les démons, ce qui appartient surtout aux Puissances selon S. Grégoire et de faire des miracles, ce qui appartient aux Vertus. Donc, ces deux ordres aussi sont délégués pour la garde des hommes, et non seulement le dernier.
En sens contraire, dans le Psaume 91 la garde des hommes est attribuée aux anges, dont l’ordre est le plus bas, d’après Denys.
Réponse :
La garde des hommes, nous l’avons vu, peut être considérée de deux manières. Premièrement, en tant que garde personnelle, en ce sens qu’à chaque homme est assigné un ange spécial. Et cette garde appartient au dernier ordre des anges, dont c’est le rôle, selon S. Grégoire -, d’annoncer les choses les moins importantes. Or il semble que ce soit la moins importante parmi les charges des anges, que de procurer ce qui concerne le salut d’un seul homme. La seconde garde est universelle, et elle se multiplie selon les divers ordres ; en effet, plus un agent est universel, plus il est élevé. Ainsi, la garde des multitudes humaines appartient à l’ordre des Principautés ou peut-être des Archanges, que l’on nomme les Princes des anges. C’est pourquoi l’on dit de Michel, que nous appelons Archange, qu’il est " un des Princes " (Dn 10, 13). Puis ce sont les Vertus qui ont la garde de toutes les natures corporelles. Puis les Puissances ont la garde des démons. Et enfin les Principautés ou les Dominations exercent la garde des esprits bons, selon S. Grégoire.
Solutions :
1. Ce mot de S. Chrysostome peut être compris en tant qu’il parle des plus élevés dans l’ordre le plus bas des anges, puisque, selon Denys, dans chaque ordre il y a les premiers, ceux du milieu et les derniers. Mais il est probable que les anges supérieurs sont chargés de la garde des hommes élus par Dieu pour un plus grand degré de gloire.
2. Tous les anges envoyés ne sont pas chargés de garder spécialement chaque homme ; mais certains autres ont une garde plus ou moins universelle, nous venons de le dire.
3. Même les anges inférieurs remplissent les charges des plus élevées, en tant qu’ils participent de leurs dons et qu’ils sont comme les exécutants de leur pouvoir ; de cette manière, même les anges de l’ordre le plus bas peuvent dominer les démons et faire des miracles.
Objections :
1. Il semble que tous les hommes n’aient pas des anges chargés de les garder. On dit en effet du Christ (Ph 2, 7) qu’ " il est devenu semblable aux hommes et se comportant comme un homme ". Donc, si tous les hommes avaient un ange désigné pour les garder, le Christ lui-même aurait dû en avoir. Mais cela ne semble pas convenir, puisque le Christ est plus grand que tous les anges. Les anges ne sont donc pas envoyés pour la garde de tous les hommes.
2. Le premier de tous les hommes fut Adam. Mais il ne lui convenait pas d’avoir un ange gardien, du moins dans l’état d’innocence, puisqu’alors il n’était menacé d’aucun danger. Les anges ne sont donc pas chargés de la garde de tous les hommes.
3. Les anges sont chargés de garder les hommes pour les conduire à la vie éternelle, les inciter à bien agir et les défendre contre les assauts des démons. Mais les hommes destinés à la dnrnn2tion ne parviendront jamais à la vie éternelle. Les infidèles, même s’ils font parfois de bonnes œuvres, ne les accomplissent pas bien, parce qu’ils ne les font pas avec une intention droite : car c’est la foi qui dirige l’intention, dit S. Augustin. Enfin " la venue de l’Antichrist sera marquée par l’influence de Satan " (2 Th 2, 9). C’est donc que les anges ne sont pas chargés de garder tous les hommes.
En sens contraire, il y a l’autorité de S. Jérôme déjà alléguée plus haut : " Toute âme a un ange chargé de la garder. "
Réponse :
L’homme, durant cette vie terrestre, est établi comme sur une route pour atteindre la patrie. Sur cette route de nombreux périls le menacent, du dedans et de dehors, selon le Psaume (142, 4) : " Sur la route où je marchais, ils m’ont caché un piège. " Et c’est pourquoi, comme on donne une garde aux hommes qui parcourent une route peu sûre, ainsi tout homme dans l’état de voyageur reçoit la garde d’un ange. Mais quand l’homme sera parvenu au terme du voyage, il n’aura plus d’ange gardien ; s’il est au ciel, il aura son ange régnant avec lui ; s’il est en enfer, il aura un démon pour le châtier.
Solutions :
1. Le Christ en tant qu’homme était dirigé immédiatement par le Verbe de Dieu. Il n’avait donc pas besoin de la garde des anges. En outre, dans son âme il voyait Dieu directement, mais par la possibilité de son corps il était encore voyageur. De ce point de vue, il n’avait pas besoin d’un ange gardien supérieur à lui, mais plutôt d’un serviteur inférieur à lui. C’est pourquoi S. Matthieu (4, 11) dit que " les anges s’approchèrent, et ils le servaient ".
2. L’homme dans l’état d’innocence ne courait aucun danger venant du dedans, car à l’intérieur de lui tout était bien ordonné, comme nous l’avons dit antérieurement. Mais il était menacé par un danger venant de l’extérieur, à cause des pièges des démons, comme l’événement l’a montré. Il avait donc besoin de la garde des anges.
3. Les futurs damnés, les infidèles, et même l’Antichrist ne sont pas dépourvus du secours intérieur de la raison naturelle ; de même ils ne sont pas privés du secours extérieur accordé divinement à toute la nature humaine, qui est la garde des anges. Si celle-ci ne réussit pas à leur faire mériter la vie éternelle par les bonnes œuvres, elle réussit du moins à leur faire éviter certains actes mauvais qui pourraient nuire à eux-mêmes ou aux autres. En effet les démons eux-mêmes sont empêchés par les bons anges de nuire autant qu’ils le voudraient. De même l’Antichrist ne nuira pas autant qu’il le voudra.
Objections :
1. Il semble que l’ange ne soit pas chargé de garder l’homme dès la naissance de celui-ci. Car les anges sont envoyés en ministère " à cause de ceux qui héritent le salut ", dit la lettre aux Hébreux (1, 14). Or les hommes ne commencent à recevoir l’héritage du salut que quand ils sont baptisés. L’ange n’est donc chargé de la garde de l’homme qu’à partir du baptême et non dès la naissance.
2. Les hommes sont gardés par les anges en tant que ceux-ci les illuminent en leur enseignant la doctrine. Mais les enfants nouveau-nés ne sont pas capables de recevoir un enseignement, puisqu’ils n’ont pas l’usage de la raison. Ils ne sont donc pas confiés à des anges gardiens.
3. Les enfants dans le sein maternel ont à un certain moment une âme rationnelle semblable à celle qu’ils ont après leur naissance. Mais tant qu’ils sont dans le sein maternel, les anges ne sont pas chargés de les garder, semble-t-il, puisque même les ministres de l’Église ne leur donnent pas les sacrements. Ce n’est donc pas aussitôt après la naissance que les hommes sont confiés à la garde des anges.
En sens contraire, S. Jérôme dit que " chaque âme, dès sa naissance, a un ange chargé de la garder ".
Réponse :
Origène commentant S. Matthieu dit que sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains affirment que l’ange est désigné pour la garde de l’homme depuis son baptême ; d’autres dès la naissance. Cette dernière opinion est appuyée par S. Jérôme, et c’est avec raison. Car les bienfaits de Dieu qui sont donnés à l’homme du fait qu’il est chrétien, ne commencent qu’au moment du baptême, comme la réception de l’Eucharistie, etc. Mais les bienfaits destinés par Dieu à l’homme en tant qu’il a une nature rationnelle, lui sont accordés dès que par la naissance il acquiert cette nature. La garde des anges est un de ces bienfaits, comme cela apparaît clairement d’après ce qui précède. C’est pourquoi l’homme reçoit dès la naissance un ange chargé de le garder.
Solutions :
1. Les anges sont envoyés en ministère efficace pour ceux-là seuls " qui héritent le salut ", si l’on considère le dernier effet de leur garde, qui est l’obtention de cet héritage ; cependant, le ministère des anges n’est pas retiré aux autres hommes, bien que chez eux il n’ait pas cette efficacité consistant à conduire au salut. Ce ministère des anges, pourtant, est efficace à leur égard, en tant qu’il éloigne d’eux beaucoup de maux.
2. La charge de la garde angélique est ordonnée à l’illumination doctrinale comme à son but dernier et principal. Elle a pourtant bien d’autres effets, qui intéressent les enfants, comme de dominer les démons et d’empêcher d’autres dommages corporels ou spirituels.
3. L’enfant, tant qu’il est dans le sein maternel, n’est pas totalement séparé de sa mère, mais par une sorte de lien il est de quelque manière quelque chose d’elle, comme le fruit que porte l’arbre est quelque chose de l’arbre. C’est pourquoi on peut dire de façon probable que l’ange gardien de la mère garde aussi l’enfant dans le sein maternel. Mais à la naissance, quand l’enfant est séparé de la mère, un ange est chargé de le garder, selon S. Jérôme.
Objections :
1. Il semble que l’ange gardien quitte parfois l’homme dont il est chargé, puisque Jérémie (51, 9) fait dire aux anges : " Nous avons soigné Babylone, mais elle n’est pas guérie ; abandonnons-la. " De même, Isaïe (5, 5) : " J’enlèverai sa clôture pour qu’on la piétine. " La Glose interlinéaire dit qu’il s’agit d’enlever la garde des anges.
2. La garde de Dieu est plus importante que celle des anges. Mais Dieu abandonne parfois l’homme. Le Psaume 22, 2 dit : " Mon Dieu, mon Dieu, regarde-moi. Pourquoi m’as-tu abandonné ? " Donc, à plus forte raison, l’ange gardien abandonne l’homme.
3. S. Jean Damascène dit : " Les anges, quand ils sont ici avec nous, ne sont pas au ciel. " Mais ils y sont parfois. Donc ils nous quittent parfois.
En sens contraire, les démons ne cessent de nous attaquer, selon S. Pierre (1 P 5, 8) : " Votre adversaire le diable, comme un lion rugissant, rôde en cherchant qui dévorer. " Donc, à plus forte raison, les bons anges nous gardent toujours.
Réponse :
La garde exercée par l’ange, comme nous l’avons montré w. accomplit la providence divine à l’égard des hommes. Mais il est manifeste que ni l’homme ni aucune autre chose ne peuvent échapper totalement à la providence divine. Car, en tant qu’une chose participe de l’être, elle est soumise à la providence universelle à l’égard de tous les êtres. Mais on dit que Dieu abandonne l’homme selon l’ordre de sa providence en tant qu’il permet que l’homme souffre de quelque défaut, de peine ou de péché. De même encore, nous devons dire que l’ange gardien n’abandonne jamais totalement l’homme ; mais il l’abandonne parfois partiellement, en ce sens qu’il ne l’empêche pas d’être soumis à quelque épreuve, ou même de tomber dans le péché, selon l’ordination des jugements divins. En ce sens on dit que Babylone et la maison d’Israël sont abandonnées par les anges, car leurs anges gardiens n’ont pas empêché qu’elles subissent des malheurs.
Solutions :
1 et 2. Cela résout la première et la deuxième objections.
3. L’ange, même si parfois il abandonne localement l’homme, ne l’abandonne pas quant aux effets de sa garde, car, même quand il est au ciel, il sait ce qui se passe au sujet de l’homme. Il n’a pas besoin de délai pour se déplacer et il peut être présent à l’homme instantanément.
Objections :
1. On lit dans Isaïe (33, 7) : " Les anges de paix pleureront amèrement. " Or les pleurs sont le signe de la douleur et de la tristesse. Donc les anges sont attristés par les maux des hommes qu’ils gardent.
2. S. Augustin dit que la tristesse naît " des choses qui arrivent contre notre volonté ". Or la perte de l’homme qu’il garde va contre la volonté de l’ange gardien. Les anges s’attristent donc de la perte des hommes.
3. De même que la tristesse s’oppose à la joie, ainsi le péché s’oppose à la pénitence. Mais les anges se réjouissent de ce que le pécheur fait pénitence, d’après Luc (15, 7). Ils s’attristent donc de voir le juste tomber dans le péché.
4. La Glose ordinaire d’Origène, commentant ce passage des Nombres (18,12) : " Tout ce qu’ils offrent de prémices... ", déclare : " Les anges seront traduits en jugement pour savoir si c’est à cause de leur négligence ou à cause de l’indolence des hommes, que ceux-ci sont tombés. " Mais tout homme souffre à juste titre des maux pour lesquels il est traduit en jugement. Les anges souffrent donc des péchés des hommes.
En sens contraire, il n’y a pas de bonheur parfait là où l’on trouve de la tristesse et de la douleur. L’Apocalypse dit du ciel (21, 4) : " Il n’y aura plus de mort, de pleurs, de cri, ni de peine. " Les anges, qui sont parfaitement bienheureux, ne souffrent donc plus de rien.
Réponse :
Les anges ne souffrent ni des péchés ni des peines des hommes. Car la tristesse et la douleur, selon S. Augustin proviennent uniquement de ce qui est contraire à la volonté. Or, rien n’arrive dans le monde qui contrarie la volonté des anges et des autres bienheureux, puisque leur volonté adhère pleinement à l’ordination de la justice divine. Et rien ne se produit dans le monde qui ne soit accompli ou permis par elle. Donc, absolument parlant, rien n’arrive dans le monde contre la volonté des bienheureux. Selon Aristote, on dit d’une chose qu’elle est volontaire de façon absolue en ce sens que quelqu’un la veut dans un cas particulier, telle qu’elle se présente alors, en considérant toutes les circonstances, bien que, considérée en elle-même d’une manière générale, il ne la voudrait pas ; par exemple, le navigateur ne veut pas, s’il considère la chose en soi et d’une manière générale, jeter ses marchandises à la mer ; mais menacé par le danger de mort, il le veut. Ce geste est donc plutôt volontaire qu’involontaire. Ainsi donc, les anges, à parler d’une manière générale et absolue, ne veulent pas les péchés et les peines des hommes. Mais ils veulent qu’à ce sujet soit observé l’ordre de la justice divine, selon laquelle certains sont soumis à des peines et leurs péchés sont tolérés6.
Solutions :
1. Cette parole d’Isaïe peut être appliquée aux anges, c’est-à-dire aux messagers d’Ézéchias, qui pleurèrent à cause des paroles du prophète, selon le sens littéral. Au sens allégorique, les anges de paix sont les apôtres et les prédicateurs qui pleurent à cause des péchés des hommes. Mais si, selon le sens anagogique, on applique ce texte aux bons anges, il s’agit d’une métaphore pour signifier que les anges veulent universellement le salut des hommes. C’est de cette manière qu’on attribue à Dieu et aux anges ces sortes de passions.
2. Cette objection est résolue par notre Réponse.
3. Aussi bien dans la pénitence des hommes que dans leur péché, les anges gardent un motif de joie : l’accomplissement de l’ordre voulu par la providence divine.
4. Les anges sont traduits en jugement pour les péchés des hommes, non comme coupables, mais comme témoins, pour convaincre les hommes de leur négligence.
Objections :
1. Cela ne paraît pas possible : car on lit dans Job (25, 2) : " Il fait régner la concorde dans les hauteurs. " Mais la lutte s’oppose à la concorde. Donc parmi les anges il n’y a pas de lutte.
2. Il ne peut y avoir de lutte là où règne la charité parfaite et une autorité juste. Mais tout cela existe chez les anges. Il n’y a donc pas de lutte chez eux.
3. Si les anges luttaient entre eux pour ceux qu’ils gardent, il serait nécessaire qu’un ange soutienne une partie et un autre l’autre partie. Mais si un parti tient une position juste, il est clair que l’autre tient une position injuste. Il s’ensuivrait qu’un ange bon soutiendrait l’injustice, ce qui ne convient pas. Il n’y a donc pas de lutte entre les bons anges.
En sens contraire, le livre de Daniel (10, 13) fait dire à l’archange Gabriel : " Le Prince du royaume des Perses m’a résisté vingt-et-un jours. " Mais ce Prince des Perses était l’ange chargé de la garde du royaume perse. Donc un ange résiste à un autre, et ainsi il y a lutte entre eux.
Réponse :
Cette question est soulevée à l’occasion des paroles du livre de Daniel citées plus haut. S. Jérôme explique a que le Prince du royaume des Perses était l’ange qui s’opposa à la libération du peuple israélite, pour lequel Daniel priait, pendant que Gabriel présentait ses prières à Dieu. Cette résistance fut possible parce qu’un prince des démons voulait entraîner dans le péché des juifs amenés en Perse, ce qui faisait obstacle à la prière de Daniel intercédant pour ce peuple. Mais, selon S. Grégoire " le Prince du royaume des Perses était le bon ange de la garde de ce royaume ". Pour voir comment on peut dire qu’un ange résiste à un autre, il faut songer que les jugements divins s’appliquent, par les anges, à des royaumes et à des hommes divers. Dans leurs actions, les anges sont réglés par la volonté divine. Il arrive parfois que dans ces divers royaumes et ces divers hommes se trouvent des mérites et des démérites qui s’opposent, de sorte que l’un est inférieur ou supérieur à l’autre. Les anges ne peuvent connaître l’ordre de la sagesse divine à ce sujet que si Dieu le leur révèle ; ils doivent donc consulter la sagesse de Dieu. Ainsi, tandis qu’ils consultent la volonté divine au sujet de mérites contraires et s’opposant les uns aux autres, on dit qu’ils résistent l’un à l’autre ; non qu’ils aient des volontés contraires (puisque tous sont d’accord pour accomplir la volonté de Dieu), mais parce que les choses au sujet desquelles ils consultent Dieu sont contraires entre elles. Cela résout les Objections.
1. Les hommes sont-ils attaqués par les démons ? - 2. Tenter est-il l’action propre du diable ? - 3. Tous les péchés des hommes proviennent-ils de l’attaque ou de la tentation des démons ? - 4. Les démons peuvent-ils faire de vrais miracles pour nous séduire ? - 5. Les démons vaincus par les hommes sont-ils empêchés de les attaquer de nouveau ?
Objections :
1. Les anges sont chargés par Dieu de garder les hommes. Mais les démons ne sont pas envoyés par Dieu, puisqu’ils ont l’intention de perdre les âmes, tandis que Dieu veut les sauver. Les démons ne sont donc pas envoyés pour attaquer les hommes.
2. Ce n’est pas une juste condition de combat que d’exposer à la guerre le faible contre le fort, l’ignorant contre l’homme rusé. Or les hommes sont faibles et ignorants, tandis que les démons sont puissants et rusés. Donc Dieu, qui est l’auteur de toute justice, ne doit pas permettre qu’ils soient attaqués par les démons.
3. Pour exercer les hommes il suffit qu’ils luttent contre la chair et le monde. Mais Dieu permet que ses élus combattent pour leur exercice. Il ne semble donc pas nécessaire qu’ils luttent contre les démons.
En sens contraire, S. Paul dit (Ep 6, 12) : " Ce n’est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter, mais contre les Principautés et les Puissances, contre les dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal, qui habitent les espaces célestes. "
Réponse :
Au sujet des attaques des démons, nous devons considérer deux choses, c’est-à-dire les attaques elles-mêmes et leur place dans le plan divin. L’attaque elle-même procède de la malice des démons, qui par envie s’efforcent d’empêcher le progrès des hommes, et à cause de leur orgueil ils usurpent la ressemblance du pouvoir divin, envoyant des ministres désignés pour attaquer les hommes, comme les anges de Dieu sont envoyés comme ministres pour certaines fonctions favorables au salut des hommes. Mais ces attaques sont finalement soumises à l’ordre de Dieu qui sait se servir du mal selon son plan, en l’ordonnant au bien. Quand il s’agit des bons anges, c’est aussi bien leur action protectrice que l’ordination de celle-ci au but final qui se ramènent à Dieu comme à leur premier auteur.
Solutions :
1. Les mauvais anges assaillent les hommes de deux manières. Premièrement en les poussant au péché. Et de la sorte ils ne sont pas envoyés par Dieu pour attaquer, mais ils y sont parfois autorisés selon les justes jugements de Dieu. Mais parfois, ils attaquent les hommes pour les punir ; dans ce cas ils sont envoyés par Dieu, comme par exemple un esprit menteur fut envoyé pour punir Achab, roi d’Israël (1 R 22, 20). Le châtiment, en effet, revient à Dieu comme à son premier auteur ; pourtant, les démons envoyés pour punir le font avec une autre intention que celle pour laquelle ils sont envoyés ; car eux-mêmes punissent par haine ou par envie, alors que Dieu les envoie pour accomplir sa justice.
2. Pour que les conditions de la lutte ne soient pas inégales, l’homme reçoit en compensation principalement le secours de la grâce divine, secondement la protection des anges. C’est pourquoi Élisée dit à son serviteur (2 R 6, 16) : " Ne crains pas : il y a plus d’alliés avec nous qu’avec eux. "
3. Étant donné la faiblesse de l’homme, il suffirait qu’il soit attaqué par la chair et le monde. Mais cela ne suffit pas à la malice des démons, qui se servent de l’un et de l’autre pour assaillir les hommes. Cependant, grâce au plan divin, cela augmente la gloire des élus.
Objections :
1. On dit que Dieu tente (Gn 22, 1) : " Dieu tenta Abraham. " La chair et le monde tentent aussi. On dit même que l’homme tente Dieu, et qu’il tente l’homme. Tenter n’est donc pas le propre du démon.
2. Tenter est l’acte d’un ignorant. Mais les démons savent ce qui arrivera au sujet des hommes. Donc ils ne tentent pas.
3. La tentation conduit au péché. Or le péché consiste en un acte de volonté. Puisque nous avons dit que les démons ne peuvent pas modifier la volonté de l’homme, il semble qu’il ne leur appartient pas de tenter.
En sens contraire, S. Paul dit (1 Th 3, 5) " Pourvu que le tentateur ne vous ait pas tentés ! " Et la Glose interlinéaire ajoute : " C’est le diable, dont le rôle est de tenter. "
Réponse :
Tenter, au sens propre du mot, c’est faire une expérience sur un autre. Si on agit ainsi, c’est pour découvrir quelque chose à son sujet. La fin immédiate de tout être qui tente est donc l’acquisition d’un savoir. Mais parfois, au-delà de ce savoir, on cherche quelque autre fin, bonne ou mauvaise. Bonne, quand on veut savoir où en est quelqu’un au point de vue de la science ou de la vertu, afin de le faire progresser ; mauvaise, quand on veut savoir cela pour le tromper ou le pervertir. On comprend ainsi comment on peut attribuer diversement le rôle de tentateur. En effet, on dit parfois de l’homme qu’il tente, seulement parce qu’il cherche à savoir ; tenter Dieu est appelé un péché, parce que l’homme, comme s’il doutait, veut expérimenter la force de Dieu. D’autres fois, l’homme tente pour aider, d’autres fois pour nuire. Le diable au contraire ne tente que pour nuire en précipitant dans le péché. Sous cet aspect, on dit que son rôle propre est de tenter. En effet, si l’homme tente quelquefois ainsi, il le fait en tant que serviteur du diable. Quant à Dieu, on dit qu’il tente pour savoir, mais c’est pour signifier qu’il veut faire connaître quelque chose à d’autres. Le Deutéronome (1 3, 1) dit donc : " C’est le Seigneur votre Dieu, qui vous tente afin de manifester que vous l’aimez. " Quant à la chair et au monde on dit qu’ils tentent en ce qu’ils fournissent l’instrument ou la matière de la tentation, en tant qu’on peut connaître ce qu’est un homme selon qu’il suit les convoitises de la chair ou leur résiste, et en tant qu’il méprise : les réussites ou les adversités du monde ; le diable aussi s’en sert pour tenter.
Solutions :
1. Cela résout la première objection.
2. Les démons savent ce qui se passe à l’extérieur des hommes ; mais la condition intérieure dans laquelle se trouve l’homme est connue de Dieu seul, " qui pèse les esprits " (Pr 16, 2). C’est elle qui rend les hommes plus portés à tel vice qu’à tel autre. C’est pourquoi le diable tente en explorant les dispositions intérieures de l’homme, afin de le tenter par le vice auquel il est le plus enclin.
3. Bien que le démon ne puisse pas modifier la volonté, il peut agir de quelque manière, comme nous l’avons dit a, sur les forces intérieures de l’homme ; celles-ci, sans forcer la volonté, l’inclinent cependant.
Objections :
1. C’est ce qu’il semble. Denys dit en effet : " La multitude des démons est la cause de tous les maux pour eux et pour les autres ", et S. Jean Damascène déclare : " Toute malice et toute impureté ont été conçues par le diable. " 2. On peut dire de tout pécheur ce que le Seigneur dit des juifs (Jn 8, 44) : " Vous avez pour père le diable. " Cela signifie qu’ils péchaient sous la suggestion du diable.
3. Les anges sont chargés de garder les hommes, et les démons de les attaquer. Mais tous les actes bons que nous accomplissons procèdent de la suggestion des bons anges, puisque les dons de Dieu nous sont apportés par leur entremise. Donc, tous les actes mauvais que nous accomplissons proviennent de la suggestion du diable.
En sens contraire, il est dit dans le livre des Dogmes Ecclésiastiques : " Nos mauvaises pensées ne sont pas toutes suscitées par le diable, mais elles surgissent parfois de notre libre arbitre. "
Réponse :
Une chose peut être causée par une autre de deux manières : directement ou indirectement. Indirectement, quand un agent, en produisant une certaine disposition à l’égard de quelque effet, est appelé occasionnellement et indirectement cause de cet effet ; si par exemple on dit que celui qui coupe le bois est cause de sa combustion. De cette manière on doit dire que le diable est la cause de tous nos péchés, parce qu’il a poussé le premier homme à pécher, ce qui a produit dans tout le genre humain une certaine inclination à l’égard de tous les péchés. C’est ainsi que nous devons entendre les paroles citées du Damascène et de Denys. Directement, une chose est cause d’une autre parce qu’elle agit directement pour produire cet effet ; en ce sens le diable n’est pas la cause de tout péché. En effet, tous les péchés ne sont pas commis à l’instigation du diable, mais certains viennent de la liberté de notre arbitre et de la corruption de notre chair. Comme dit Origène " même s’il n’y avait pas de diable, les hommes subiraient l’attrait des aliments, des plaisirs sexuels, etc. ", au sujet desquels un grand désordre règne si leurs désirs ne sont pas réfrénés par la raison, surtout si l’on tient compte de la corruption de la nature. Réfréner et ordonner ces appétits dépend du libre arbitre. Il n’est donc pas nécessaire que tous les péchés proviennent de l’impulsion du diable.
Si pourtant certains proviennent de cette impulsion dans leur accomplissement " les hommes sont trompés maintenant par la flatterie du diable, comme nos premiers parents ", comme dit S. Isidore.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. Si des péchés s’accomplissent sans l’impulsion du diable, cependant les hommes deviennent par eux fils du diable, en tant qu’ils imitent celui qui a péché le premier.
3. L’homme peut par lui-même tomber dans le péché, mais il ne peut augmenter son mérite que par le secours divin, qui lui est procuré par le ministère des anges. C’est pourquoi les anges coopèrent à toutes nos bonnes œuvres. Mais tous nos péchés ne procèdent pas de la suggestion des démons, bien que tout genre de péché puisse provenir parfois de la suggestion des démons.
Objections :
1. Il semble que les démons ne peuvent pas séduire les hommes par de vrais miracles. L’intervention des démons se développera surtout dans les œuvres de l’Antichrist. Mais, dit S. Paul (2 Th 2, 9) : " Son avènement sera marqué par l’influence de Satan, en toutes espèces d’œuvres puissantes, de signes et de prodiges mensongers. " Donc, à plus forte raison dans les autres temps, les démons n’accomplissent que des miracles mensongers.
2. Les vrais miracles s’opèrent par une transformation des corps. Mais les démons ne peuvent pas modifier la nature d’un corps, dit S. Augustin : " je ne crois pas que le corps humain puisse pour aucun motif être transformé, par l’art ou le pouvoir des démons, en des membres d’animaux. " Les démons ne peuvent donc pas produire de vrais miracles.
3. Un argument qui vaut aussi bien pour la thèse contraire n’est pas efficace. Si les miracles authentiques peuvent être accomplis par les démons pour engendrer la fausseté, ils ne vaudront plus pour confirmer la vérité de la foi. Et cela ne convient pas puisqu’il est dit en S. Marc (16, 20) : " Le Seigneur coopérant avec eux et confirmant la parole par les signes qui l’accompagnaient. "
En sens contraire, S. Augustin assure que " par les artifices des magiciens s’accomplissaient des miracles qui sont la plupart du temps semblables à ceux qu’opèrent les serviteurs de Dieu ".
Réponse :
Comme nous l’avons dit plus haut, le miracle proprement dit ne peut pas être l’œuvre des démons, ni d’autre créature, mais de Dieu seul ; parce que le miracle proprement dit est ce qui s’accomplit au-dessus de l’ordre de toute la nature créée, ordre qui contient toute puissance créée. On appelle cependant parfois miracle, au sens large, ce qui dépasse la faculté et la connaissance humaine. Et ainsi les démons peuvent faire des miracles qui provoquent l’étonnement des hommes, parce qu’ils dépassent le pouvoir et la connaissance des hommes. En effet, déjà quand un homme réalise quelque chose qui est au-dessus du pouvoir et de la science d’un autre, il provoque chez celui-ci l’admiration au point de sembler avoir accompli un miracle. Nous devons savoir cependant que, bien que ces œuvres des démons qui nous paraissent miraculeuses n’atteignent pas à la vraie raison de miracle, ce sont pourtant parfois des faits authentiques. C’est ainsi que les magiciens du Pharaon, par la puissance des démons, produisirent de vrais serpents et de vraies grenouilles. Et quand le feu descendit du ciel et consuma d’un seul coup la famille de job avec ses troupeaux (c’était l’œuvre de Satan), il ne s’agissait pas d’apparence seulement, selon S. Augustin.
Solutions :
1. Comme dit S. Augustin, les œuvres de l’Antichrist peuvent être appelées des signes du mensonge, " soit parce que les sens mortels seront trompés par des apparences illusoires, de telle sorte qu’il semblera faire ce qu’il ne fera pas réellement, soit parce que tout en étant de vrais prodiges, ces œuvres entraîneront dans le mensonge ceux qui y croiront ".
2. Comme nous l’avons dit, la matière corporelle n’obéit pas aux anges bons ou mauvais de façon absolue, de telle sorte que par leur puissance les démons pourraient faire passer la matière d’une forme à l’autre. Mais ils peuvent employer des sortes de germes qui se trouvent dans les éléments du monde, afin de produire de tels effets, dit S. Augustin. Nous devons donc dire que toutes les transformations de réalités corporelles qui peuvent être accomplies par des forces naturelles, auxquelles appartiennent ces germes, peuvent être accomplies par l’opération des démons employant ces sortes de germes, par exemple quand certaines réalités sont changées en serpents ou en grenouilles, qui peuvent être engendrées par la putréfaction. Au contraire, les transformations de réalités corporelles qui dépassent tout pouvoir de la nature ne peuvent pas être accomplies par l’action des démons d’une manière authentique ; par exemple qu’un corps humain soit changé en celui d’une bête, ou que le corps d’un homme mort revienne à la vie. Et si parfois un phénomène semblable parait résulter de l’action des démons, c’est qu’il n’est pas réel, mais seulement apparent.
Cela peut se produire de deux manières. D’abord, de l’intérieur, en tant que le démon peut modifier l’imagination de l’homme et même ses sens corporels, de telle sorte qu’il voit une chose autrement qu’elle n’est, nous l’avons dit plus haut n. Et l’on dit que cela se réalise parfois sous l’action de certaines substances corporelles. D’autre part, cela peut se produire d’une façon extérieure à l’homme. En effet, puisque le démon est capable de façonner un corps, avec de l’air, en n’importe quelle forme et figure, de telle sorte qu’en s’en emparant il puisse apparaître visiblement, il peut, au même titre, entourer n’importe quelle réalité corporelle de n’importe quelle autre forme corporelle, pour quelle prenne cette apparence à nos yeux. C’est ce que dit S. Augustin : " Le produit de l’imagination de l’homme qui, en songeant ou en rêvant, se diversifie dans un genre innombrable de choses, apparent aux sens trompés comme quelque chose qui prend corps sous l’image de quelque animal. " On ne doit pas l’entendre en ce sens que la puissance imaginative de l’homme ou son image apparaîtrait elle-même comme matérialisée aux sens d’un autre homme ; mais en ce sens que le démon qui forme une image dans l’imagination d’un homme, est capable d’offrir lui-même une image semblable aux sens d’un autre homme.
3. Comme dit S. Augustin " quand les magiciens font des miracles semblables à ceux des saints, ils le font dans un but différent et par une autre autorité. Les magiciens le font en cherchant leur propre gloire ; les saints en cherchant la gloire de Dieu. Les magiciens agissent pour quelques profits privés, les saints pour l’avantage public et par ordre de Dieu, à qui toutes les créatures sont soumises ".
Objections :
1. Il ne semble pas que le démon qui est dominé par quelqu’un soit à cause de cela empêché de l’attaquer. En effet, le Christ a très efficacement vaincu le tentateur. Cependant, celui-ci l’a encore attaqué ensuite, en poussant les Juifs à le tuer. Il n’est donc pas vrai que le démon vaincu cesse d’attaquer.
2. Infliger une souffrance à celui qui a le dessous dans le combat, c’est l’exciter à combattre plus violemment. Cela ne convient pas à la miséricorde de Dieu. Donc, les démons vaincus ne sont pas empêchés d’attaquer.
En sens contraire, on lit dans Matthieu (4, 11) : " Alors le diable le laissa. " Il s’agit du Christ victorieux.
Réponse :
Certains disent que le démon vaincu ne peut plus ensuite tenter aucun homme, soit pour le même péché, soit pour un autre. D’autres disent qu’il peut encore tenter d’autres hommes, mais non le même. Cette opinion semble plus probable, du moins si on l’entend d’un certain laps de temps. C’est pourquoi S. Luc dit que, " toute tentation étant épuisée, le diable s’éloigna du Christ jusqu’au temps fixé ". Il y a pour cela deux motifs : le premier est la clémence divine, parce que, dit S. Jean Chrysostome, commentant S. Matthieu : " Le diable ne tente pas les hommes autant qu’il veut, mais autant que Dieu permet ; car s’il lui permet de tenter un peu, il le repousse ensuite à cause de la faiblesse de notre nature. " Le second motif est l’astuce du diable : S. Ambroise dit, sur S. Luc, que " le diable craint d’insister, parce qu’il répugne habituellement à être vaincu ". Que parfois il revienne à celui qu’il a quitté, cela apparaît bien dans ce texte de S. Matthieu (12, 44) : " Je reviendrai dans la maison dont j’étais sorti. "
Ainsi se trouvent résolues les Objections.
Considérons maintenant l’action de la créature corporelle (Q. 115) ; nous étudierons ensuite le destin, qui dépendrait de certains corps (Q. 116).
1. Un corps peut-il être actif ? - 2. Y a-t-il dans les corps des raisons séminales ? - 3. Les corps célestes sont-ils la cause de ce qui se passe dans les corps ici-bas ? - 4. Sont-ils la cause des actes humains ? - 5. Les démons sont-ils soumis à leur action ? - 6. Les corps célestes rendent-ils nécessaire ce qui est soumis à leur action ?
Objections :
1. S. Augustin dit que parmi les êtres, on en trouve certains qui sont produits et n’agissent pas, comme les corps ; un autre qui agit et n’est pas produit, c’est Dieu, et d’autres qui agissent et sont produits, comme les substances spirituelles.
2. Tout être qui agit, sauf le premier agent, a besoin dans son action d’un sujet qui puisse recevoir cette action. Mais, au-dessous de la substance corporelle, il n’y a pas d’autre substance qui puisse recevoir son action, puisqu’elle tient le dernier rang parmi les êtres. Donc aucune substance corporelle n’est active.
3. Toute substance corporelle est limitée par la quantité. Mais la quantité empêche la substance de se mouvoir et d’agir, puisqu’elle l’enferme et que la substance est noyée en elle, comme l’air chargé de nuages ne peut recevoir la lumière. Nous constatons d’ailleurs que plus la quantité d’un corps augmente, plus il est pesant et difficile à mouvoir. Donc aucune substance corporelle n’est active.
4. Tout agent reçoit sa puissance d’action de sa proximité avec le premier agent. Mais les corps, qui sont très composés, sont très éloignés du premier agent, qui est simple au maximum. Donc aucun corps n’est actif.
5. Si un corps est actif, son action produit soit une forme substantielle, soit une forme accidentelle. Ce ne peut être une forme substantielle, puisqu’il n’y a pas dans les corps d’autre principe d’action qu’une certaine qualité active qui leur est accidentelle. Or l’accident ne peut être la cause d’une forme substantielle, puisque la cause doit être supérieure à l’effet. Ce ne peut être non plus une forme accidentelle, puisque l’accident ne peut s’étendre au-delà de son sujet, selon S. Augustin. Donc aucun corps n’est actif
En sens contraire, Denys, énumérant les propriétés du feu corporel, dit que, " actif et puissant il manifeste sa propre grandeur dans les matières qu’il pénètre ".
Réponse :
Il apparaît aux sens que certains corps sont actifs. Mais au sujet des actions des corps, les philosophes ont émis trois opinions erronées. Certains exclurent totalement l’action des corps ; c’est l’opinion d’Avicébron dans son livre De la source de Vie. Il s’efforce d’y prouver par les arguments cités que nul corps n’agit : toutes les actions qui semblent provenir des corps seraient l’effet d’une puissance spirituelle qui pénétrerait tous les corps ; selon lui, ce n’est pas le feu qui chauffe, c’est une puissance spirituelle qui exerce son action à travers lui. Cette opinion semble dériver de celle de Platon. Car Platon affirma que toutes les formes qui sont dans la matière corporelle sont participées, déterminées et limitées à cette matière, tandis que les formes séparées sont absolues et quasi universelles. Aussi affirmait-il que ces formes séparées étaient les causes des formes qui sont dans la matière. Donc, puisque la forme qui est dans une matière corporelle est déterminée à cette matière, individuée par la quantité, Avicébron disait que la forme corporelle est retenue et enfermée par la quantité en tant que celle-ci est principe d’individuation, de telle sorte qu’elle ne peut s’étendre, par son action, à une autre matière. Seule la forme spirituelle et immatérielle, qui n’est pas restreinte par la quantité, peut influencer un autre être par son action.
Cet argument ne permet pas de conclure que la forme corporelle ne soit pas active, mais seulement qu’elle n’est pas agent universel. En tant qu’elle participe de quelque chose, il est nécessaire qu’elle participe de ce qui est propre à cette chose ; par exemple, ce qui participe de la lumière participe de la visibilité. Agir, qui n’est pas autre chose que faire quelque chose en acte, est le propre de l’acte en tant qu’acte ; c’est pourquoi tout agent produit un semblable à lui-même. Ainsi donc, du fait qu’une chose est une forme non délimitée par la matière soumise à la quantité, cette chose sera un agent indéterminé et universel. Si au contraire une chose est délimitée par telle matière, ce sera un agent restreint et particulier. Par conséquent, si le feu était une forme séparée, comme l’affirmèrent les platoniciens, il serait de quelque manière cause de toute combustion. Mais nous voyons que la forme du feu qui se trouve dans telle matière corporelle est cause de telle combustion déterminée, produite par tel corps dans tel corps.
Cependant, cette opinion d’Avicébron va plus loin que celle de Platon. En effet, Platon ne reconnaissait pas d’autres formes séparées que les formes substantielles. Il réduisait les accidents à des principes matériels, le grand et le petit, qu’il présentait comme premiers principes contraires, ainsi que d’autres présentaient le rare et le dense. C’est pourquoi aussi bien Platon qu’Avicenne, qui le suivait sur ce point, disaient que les agents corporels agissent selon les formes accidentelles, en disposant la matière à recevoir la forme substantielle ; mais la perfection ultime, par l’introduction de la forme substantielle, vient d’un principe immatériel. C’est la deuxième opinion au sujet de l’action des corps, dont nous avons parlé en traitant de la création.
La troisième opinion est celle de Démocrite, qui pensait que l’action vient de l’émission des atomes par le corps qui agit, et que la modification subie vient de la réception de ces atomes dans les pores du corps du patient. Aristote attaque cette opinions : il en résulterait en effet que le corps ne subirait pas l’action par tout lui-même, et que la quantité du corps agissant diminuerait du fait de son action ; ce qui est manifestement faux.
On doit donc dire que le corps agit, en tant qu’il est en acte, sur un autre corps en tant que celui-ci est en puissance.
Solutions :
1. Ce mot de S. Augustin doit être entendu de toute la nature corporelle considérée dans son ensemble ; comme telle, elle n’a pas au-dessous d’elle de nature inférieure, sur laquelle elle pourrait agir, comme la nature spirituelle sur la nature corporelle et la nature incréée sur la créature. Au contraire, tel corps est inférieur à tel autre en tant qu’il est en puissance à ce que l’autre corps possède en acte.
2. De là découle la solution de la deuxième objection. On doit cependant savoir que quand Avicébron argumente ainsi : " Il y a quelque chose qui meut sans être mû, à savoir le premier producteur des choses ; donc il doit y avoir à l’opposé quelque chose qui est mû et patient sans agir ", on doit le lui concéder. Mais il s’agit de la matière première, qui est pure puissance, comme Dieu est acte pur. Le corps est composé de puissance et d’acte ; comme tel, il est à la fois agent et patient.
3. La quantité n’empêche pas tout à fait la forme corporelle d’agir, nous venons de le dire ; elle l’empêche d’être agent universel, en tant que la forme est indivisible et liée à une matière soumise à la quantité. La preuve qu’on apporte sur le poids des corps est étrangère au sujet. Premièrement, parce que l’addition de la quantité ne cause pas la gravité, comme cela est prouvé dans le traité Du Ciel. Deuxièmement, parce qu’il est faux que le poids retarde le mouvement. Tout au contraire : plus un corps est lourd plus il se meut de son propre mouvement. Troisièmement, parce que l’action ne se fait pas par mouvement local, comme disait Démocrite, mais par le fait que quelque chose passe de la puissance à l’acte.
4. Le corps n’est pas ce qui est le plus éloigné de Dieu : en effet il participe en quelque chose d’une ressemblance avec l’être divin, par la forme qu’il a. Ce qui est le plus distant de Dieu, c’est la matière première, qui n’agit en aucune manière, puisqu’elle est seulement en puissance.
5. Le corps agit pour produire des formes accidentelles et des formes substantielles. En effet, une qualité active, comme la chaleur, bien qu’accidentelle, agit pourtant en vertu d’une forme substantielle à titre d’instrument ; elle peut donc produire une forme substantielle ; c’est ainsi que la chaleur naturelle, en tant qu’instrument de l’âme, agit dans la génération de la chair ; elle produit au contraire un accident par sa propre puissance. - Et il n’est pas contraire à la raison d’accident qu’il dépasse son sujet dans l’action, mais seulement qu’il le dépasse en son essence ; à moins d’imaginer qu’un accident numériquement identique passe de l’agent dans le patient, comme le supposait Démocrite, qui pensait que l’action se réalisait par un flux d’atomes.
Objections :
1. Il semble que dans la matière corporelle il n’y ait pas de raisons séminales. Le mot " raison " implique une existence spirituelle. Mais dans la matière corporelle rien n’existe spirituellement ; tout existe selon le mode de la matière, où existe l’être corporel. Il n’y a donc pas de raisons séminales dans la matière corporelle.
2. S. Augustin dit que les démons réalisent certaines œuvres en utilisant, par des mouvements occultes, certaines semences qu’ils connaissent dans les éléments. Mais les choses qu’on utilise grâce au mouvement local sont des corps, non des raisons. Il est donc illogique de dire qu’il y a dans la matière corporelle des raisons séminales.
3. La semence est un principe actif. Mais, dans la matière corporelle, il n’y a pas de principe actif, puisqu’il n’appartient pas à la matière d’agir par elle-même, on l’a dit. Il n’y a donc pas de raisons séminales dans la matière corporelle.
4. On dit que dans la matière corporelle il y a des raisons causales, qui semblent suffisantes pour expliquer la production des choses. Mais les raisons séminales diffèrent des raisons causales, puisque les miracles sont accomplis en dépassant les raisons séminales, non les raisons causales. Il est donc incohérent de dire que dans la matière corporelle il y a des raisons séminales.
En sens contraire, S. Augustin affirme : " De toutes les choses qui naissent corporellement et visiblement, il existe des semences occultes, cachées dans les éléments corporels de notre monde. "
Réponse :
Les dénominations se font habituellement à partir des choses les plus parfaites, dit Aristote. Mais dans toute la nature corporelle les corps vivants sont les plus parfaits. Aussi est-ce à partir des choses vivantes qu’on prend les noms attribués à toutes les choses naturelles. En effet, le nom même de " nature ", dit Aristote, fut d’abord employé pour signifier la génération des vivants, qu’on appelle " native ". Et puisque les vivants sont engendrés par un principe conjoint, comme le fruit par l’arbre, et le fœtus par la mère à laquelle il est uni, on a appliqué le nom de nature à tout principe de mouvement existant en celui qui se meut. Il est manifeste que le principe actif et le principe passif de la génération des êtres vivants sont les semences par lesquelles les vivants sont engendrés. C’est donc à juste titre que S. Augustin appelle " raisons séminales " toutes les puissances actives et passives qui sont les principes des générations et des mouvements naturels.
On peut observer de pareilles puissances actives et passives en des ordres multiples. En effet, dit S. Augustin . elle sont d’abord principalement, et originellement dans le Verbe de Dieu lui-même, en tant que raisons idéales. Deuxièmement, elles sont dans les éléments du monde où elles ont été produites ensemble dès le commencement, dans leurs causes universelles. Troisièmement, elles sont dans les êtres qui sont produits au cours des temps par les causes universelles, comme dans telle plante et tel animal, en tant que causes particulières. Quatrièmement, elles sont dans les semences produites par les animaux et les plantes qui, dans la production des autres effets particuliers, jouent le rôle des causes primordiales universelles produisant les premiers effets.
Solutions :
1. Ces puissances actives et passives des choses naturelles, s’il est vrai qu’on ne peut les appeler raisons en tant qu’elle sont dans la matière corporelle, peuvent cependant être dénommées ainsi par rapport à leur origine, en tant qu’elles procèdent de raisons idéales.
2. Ces puissances actives et passives se trouvent dans certaines parties corporelles ; et quand les démons s’en servent pour accomplir quelques effets, grâce au mouvement local, on dit que ce sont des semences employées par les démons.
3. La semence du mâle est le principe actif de la génération de l’animal ; mais on peut aussi appeler semence ce qui vient de la femelle, et qui est le principe passif. Sous ce terme de semence on peut donc comprendre des forces actives et passives.
4. Par ces paroles de S. Augustin au sujet de ces raisons séminales, on peut suffisamment comprendre que ces raisons séminales elles-mêmes sont aussi des raisons causales, comme la semence est aussi une sorte de cause. Car S. Augustin dit encore, au même livre : " De même que les mères portent leurs fœtus, de même le monde porte des causes de ce qui va naître. " Pourtant, les raisons idéales peuvent être dites causales, mais non proprement séminales, parce que la semence n’est pas un principe séparé, et parce qu’il n’y a pas de miracle qui échappe aux " raisons idéales ". De même, il n’y en a pas qui transgresse les puissances passives inscrites dans la créature, de telle sorte que puisse s’accomplir en elle tout ce que Dieu commandera. Mais on dit que des miracles s’accomplissent au-dessus des puissances actives naturelles et des puissances passives qui leur sont ordonnées, quand on affirme qu’ils dépassent le pouvoir des raisons séminales.
Objections :
1. S. Jean Damascène déclare : " Nous disons que les corps célestes ne sont pas la cause de quelqu’une des choses qui se font, ni de la corruption de celles qui se défont, ils sont plutôt les signes des pluies et du changement de l’atmosphère. "
2. Pour accomplir quelque chose, il suffit qu’il y ait un principe actif et la matière. Mais dans les corps inférieurs nous trouvons la matière passive, et aussi des principes actifs contraires, la chaleur et le froid, etc. Il n’est donc pas nécessaire pour causer les choses qui arrivent ici-bas, de faire appel à la causalité des corps célestes.
3. Tout principe actif produit un être semblable à lui. Mais nous voyons que tout ce qui se fait dans notre monde inférieur s’accomplit parce que les choses sont chauffées ou refroidies, humectées ou desséchées, et subissent d’autres modifications du même genre. Cela ne se trouve pas dans les corps célestes. Ceux-ci ne sont donc pas la cause de ce qui arrive ici-bas.
4. Selon S. Augustin " rien n’est plus corporel que le sexe du corps. " Mais celui-ci n’est pas causé par les corps célestes, comme nous en voyons la preuve dans le fait que, de deux jumeaux nés sous une même constellation, l’un est mâle, l’autre femelle. Donc les corps célestes ne sont pas la cause des êtres corporels qui se font ici-bas.
En sens contraire, S. Augustin dit : " Les corps lourds et inférieurs sont réglés dans un certain ordre par les corps plus subtils et plus puissants. " Et Denys : " La lumière du soleil contribue à la génération des corps sensibles, elle exerce une impulsion sur la vie, la nourrit, l’augmente et la perfectionne. "
Réponse :
Puisque d’une part toute multiplicité procède de l’unité, et que d’autre part, ce qui est immobile n’a qu’une manière d’être, tandis que ce qui se meut en possède de multiples, on observe dans toute la nature que tout mouvement procède d’un être immobile. C’est pourquoi, plus certains êtres sont immobiles, plus ils sont la cause des êtres les plus mobiles. Or, parmi tous les autres corps, les corps célestes sont les plus immobiles ; en effet, ils ne se meuvent que par mouvement local. C’est pourquoi les mouvements des corps inférieurs, qui sont variés et multiples, se ramènent au mouvement des corps célestes comme à leur cause.
Solutions :
1. La parole de S. Jean Damascène doit être prise en ce sens que les corps célestes ne sont pas la cause première de la génération et de la corruption des choses d’ici-bas, comme le disaient ceux pour qui les corps célestes étaient des dieux.
2. Les principes actifs dans les corps inférieurs ne se rencontrent que dans les qualités actives des éléments, qui sont la chaleur, le froid, etc. Si les formes substantielles des corps inférieurs ne se diversifiaient que d’après ces accidents auxquels d’anciens physiciens ont attribué pour principes le rare et le dense, il ne faudrait pas supposer d’autre principe actif au-dessus de ces corps inférieurs : ils suffiraient pour agir. Mais, si l’on observe bien, il apparaît que ces accidents se comportent comme des dispositions matérielles aux formes substantielles des corps naturels. Mais la matière ne suffit pas pour agir. Et c’est pourquoi l’on doit poser un autre principe actif au-dessus de ces dispositions matérielles.
Aussi les platoniciens affirmèrent-ils l’existence d’espèces séparées. Ce serait en participant d’elles que les corps inférieurs obtiennent leurs formes substantielles. Mais cela ne semble pas suffire. Car les espèces séparées se comporteraient toujours de la même manière, puisqu’elles sont supposées immobiles. Et il s’ensuivrait qu’il n’y aurait aucune variation dans la génération et la corruption des corps inférieurs ; or il est clair que c’est faux.
C’est pourquoi, selon Aristote, il est nécessaire de reconnaître l’existence d’un principe actif mobile, qui par sa présence et son absence cause une variation dans la génération et la corruption des corps inférieurs. Ce principe, ce sont les corps célestes. C’est pourquoi tout ce qui engendre dans les corps inférieurs, meut vers une espèce déterminée, comme étant l’instrument du corps céleste ; d’où l’axiome, d’Aristote : " Ce qui engendre l’homme, c’est l’homme et le soleil. "
3. Les corps célestes ne sont pas semblables aux corps inférieurs par une similitude d’espèce, mais en tant que, par une puissance universelle, ils contiennent en eux tout ce qui est engendré dans les corps inférieurs ; de la même manière, nous disons que toutes choses sont semblables à Dieu.
4. Les actions des corps célestes sont reçues dans les corps inférieurs de manière diverse, selon la disposition diverse de la matière. Il arrive parfois que la matière de la conception humaine n’est pas disposée totalement en vue du sexe masculin ; alors elle forme en partie un mâle, en partie une femelle. S. Augustin introduit cet argument pour réfuter la divination par les astres : car les effets des astres varient aussi dans les choses corporelles selon la disposition diverse de la matière.
Objections :
1. Il semble que oui. En effet, les corps célestes, quand ils sont mus par les substances spirituelles, comme on l’a dit plus haute, agissent sous leur impulsion comme des instruments. Mais ces substances spirituelles sont supérieures à nos âmes. Il semble donc qu’elles puissent agir sur nos âmes, et, de la sorte, causer nos actes humains.
2. Tout ce qui est multiforme se ramène à un principe uniforme. Or les actes humains sont variés et multiformes. Il semble donc qu’ils se ramènent aux mouvements uniformes des corps célestes comme à leurs principes.
3. Les astrologues annoncent fréquemment la vérité au sujet de déclarations de guerres et d’autres actes humains, dont les principes sont l’intelligence et la volonté ; ils ne pourraient pas le faire si les corps célestes n’étaient pas la cause des actes humains.
En sens contraire, S. Jean Damascène dit que " les corps célestes ne sont aucunement la cause des actes humains ".
Réponse :
Les corps célestes agissent directement et par eux-mêmes sur les êtres corporels, mais seulement indirectement et par accident sur les puissances de l’âme, lesquelles sont les actes des organes corporels ; car les actes de ces puissances sont nécessairement empêchés par ce qui empêche le jeu des organes, ainsi par exemple, l’œil trouble ne voit pas bien. Si l’intelligence et la volonté étaient des puissances liées à des organes corporels (comme l’ont affirmé certains qui prétendaient que l’intelligence ne diffère pas du sens), il s’ensuivrait nécessairement que les corps célestes seraient la cause des choix et des actes humains. Et il en résulterait que l’homme serait poussé à ses actes par un instinct naturel, comme les autres animaux, chez lesquels il n’y a que des puissances liées à des organes corporels. En effet, ce qui s’accomplit dans ces vivants inférieurs à la suite de l’impulsion des corps célestes s’accomplit naturellement. Il s’ensuivrait que l’homme ne posséderait pas le libre arbitre, mais que ses actes seraient déterminés comme ceux des êtres naturels, ce qui est manifestement faux, et contraire au comportement humain.
Mais on doit admettre que les impulsions des corps célestes peuvent agir indirectement et par accident sur l’intelligence et la volonté, en tant que l’intelligence aussi bien que la volonté sont plus ou moins tributaires des puissances inférieures qui sont liées à des organes. Mais sur ce point l’intelligence et la volonté se comportent différemment. En effet, l’intelligence est nécessairement tributaire des puissances inférieures de connaissance ; c’est pourquoi son activité est nécessairement troublée si les puissances de l’imagination, de la cogitative ou de la mémoire le sont elles-mêmes. Tandis que la volonté ne suit pas fatalement l’inclination de l’appétit inférieur. Car, bien que les passions de l’irascible et du concupiscible exercent une certaine pression pour incliner la volonté, celle-ci garde le pouvoir de les suivre ou d’y résister. C’est pourquoi l’impulsion des corps célestes, capable de modifier les puissances inférieures, influence moins la volonté, qui est la cause immédiate des actes humains, qu’elle n’influence l’intelligence.
Affirmer que les corps célestes sont la cause des actes caractérise donc ceux qui disent que l’intelligence ne diffère pas du sens. C’est pourquoi certains d’entre eux disaient que " la volonté chez les hommes est telle que l’a mise au jour le père des hommes et des dieux ". Donc, puisqu’il est clair que l’intelligence et la volonté ne sont pas les actes d’organes corporels, il est impossible que les corps célestes soient la cause des actes humains.
Solutions :
1. Les substances spirituelles qui meuvent les corps célestes agissent sur les êtres corporels par l’intermédiaire des corps célestes ; elles agissent sur l’intelligence sans intermédiaire, en l’éclairant. Mais elles ne peuvent pas modifier la volonté, comme nous l’avons vue.
2. De même que la multitude des formes des mouvements corporels se ramène à l’uniformité des mouvements célestes comme à sa cause, ainsi la multitude des actes produits par l’intelligence et la volonté remonte au principe uniforme qui est l’intelligence et la volonté de Dieu.
3. Le plus grand nombre des hommes suivent leurs passions, qui sont des mouvements de l’appétit sensible auxquels peuvent coopérer les corps célestes ; mais un petit nombre sont des sages qui résistent à ces passions. C’est pourquoi les astrologues peuvent prédire l’avenir dans le plus grand nombre des cas, surtout d’une façon générale. Mais non pour des cas spéciaux, car rien n’empêche qu’un homme résiste aux passions par son libre arbitre. C’est pourquoi les astrologues eux-mêmes disent que l’homme sage domine les astres, en tant qu’il domine ses passions.
Objections :
1. Il semble que les corps célestes puissent exercer une action sur les démons eux-mêmes. En effet, les démons tourmentent, selon les phases de la lune, certains hommes, qu’on appelle à cause de cela des lunatiques, comme on le voit chez S. Matthieu (4, 24 et 17, 14) : Mais cela ne serait pas s’ils n’étaient pas soumis aux corps célestes. Les démons sont donc soumis à l’action de ces corps célestes.
2. Les nécromanciens observent certaines constellations pour invoquer les démons. Ils ne les invoqueraient pas à partir des corps célestes, si les démons ne leur étaient pas soumis.
3. Les corps célestes sont plus puissants que les corps inférieurs. Mais les démons sont soumis à certains corps inférieurs ; comme " des herbes, des pierres, des animaux, certains sons, des formules déterminées, des figures ou des images " selon le mot de Porphyre cité par S. Augustin. A plus forte raison les démons sont-ils soumis à l’action des corps célestes.
En sens contraire, les démons, selon l’ordre de la nature, sont supérieurs aux corps célestes. Or, l’agent est supérieur au patient, comme dit S. Augustin. Les démons ne sont donc pas soumis à l’action des corps célestes.
Réponse :
Au sujet des démons, il y eut trois opinions. Premièrement, celle des péripatéticiens, qui nièrent l’existence des démons, et qui attribuèrent à la puissance des corps célestes ce qu’on attribue au démon selon l’art de la nécromancie. De là cette sentence de Porphyre rapportée par S. Augustin : " Des hommes réalisent sur terre des puissances capables de produire les divers effets attribués aux astres. " Mais cette opinion est manifestement fausse. L’expérience enseigne que beaucoup de choses sont accomplies par les démons, alors que la puissance des corps célestes n’y suffirait en aucune façon ; par exemple, que les possédés parlent une langue inconnue, qu’ils récitent des vers et des sentences qu’ils n’ont jamais apprises, que les nécromanciens fassent parler et se mouvoir des statues, etc.
Ces faits poussèrent les platoniciens à affirmer que les démons sont " des animaux au corps aérien et à l’esprit passif ", comme S. Augustin le dit en citant Apulée. Telle est la seconde opinion, selon laquelle on pourrait dire que les démons sont soumis aux corps célestes, comme nous l’avons dit des hommes.
Mais cette opinion, d’après ce que nous avons dit antérieurement, est fausse. Nous disons en effet que les démons sont des substances intellectuelles non unies à des corps. Il est donc évident qu’ils ne sont pas soumis à l’action des corps célestes, ni par eux-mêmes ni par accident, ni directement ni indirectement.
Solutions :
1. Que les démons tourmentent les hommes selon certaines phases de la lune, cela provient de deux causes. Premièrement, parce qu’ils veulent " jeter le discrédit sur une créature de Dieu ", la lune, disent S. Jérôme et S. Jean Chrysostome. Secondement, parce que, ne pouvant agir qu’au moyen des puissances naturelles, ils tiennent compte dans leurs œuvres des aptitudes des corps à l’égard des effets cherchés. Or, il est manifeste que le cerveau est la plus humide de toutes les parties du corps, comme dit Aristote, et donc qu’il est davantage soumis à l’action de la lune, dont la propriété est de mouvoir les humeurs. C’est dans le cerveau que les forces animales atteignent leur perfection ; c’est pourquoi les démons troublent l’imagination de l’homme selon certaines phases de la lune, quand ils estiment que le cerveau y est plus disposé.
2. Les démons qu’on appelle sous certaines constellations viennent pour deux causes : d’abord, pour entraîner les hommes dans cette erreur de croire qu’il y a quelque chose de divin dans les étoiles ; ensuite, parce qu’ils observent que sous certaines constellations la matière corporelle est plus disposée aux effets pour lesquels on fait appel à eux.
3. Comme dit S. Augustin, " les démons sont attirés par divers genres de pierres, d’herbes, de bois, d’animaux, de chants, de rites, non comme les animaux sont attirés par les aliments, mais comme les esprits sont attirés par certains signes ", en tant que ces choses leur sont offertes en signe d’honneur divin, ce dont ils sont avides.
Objections :
1. Il semble que oui. Car, lorsque la cause suffisante est posée, l’effet suit nécessairement. Mais les corps célestes sont cause suffisante de leurs effets. Donc, puisque les corps célestes, avec leurs mouvements et leurs dispositions, sont posés comme des êtres nécessaires, il semble que leurs effets suivent nécessairement.
2. L’effet d’un agent aboutit nécessairement dans la matière quand la puissance de l’agent est telle qu’elle peut se soumettre toute la matière. Mais toute la matière des corps inférieurs est soumise à la puissance des corps célestes qui les dépasse en excellence. C’est donc nécessairement que l’efficacité des corps célestes est reçue dans la matière corporelle.
3. Si l’effet du corps céleste ne se produisait pas nécessairement, ce serait parce qu’une cause l’empêcherait. Mais toute cause corporelle qui pourrait empêcher l’effet d’un corps céleste doit nécessairement être ramenée à quelque principe céleste, puisque les corps célestes sont la cause de tout ce qui se produit. Donc, puisque ce principe céleste est lui-même nécessaire, il s’ensuit que l’effet de l’autre corps céleste sera empêché nécessairement ; et ainsi tout ce qui arrive ici-bas arrive en vertu de la nécessité.
En sens contraire, Aristote dit qu’ " il n’est pas exclu que beaucoup de choses ne se produisent pas malgré les signes célestes qui sont dans les corps, et les eaux et les vents ". C’est donc que les effets des corps célestes ne se réalisent pas tous nécessairement.
Réponse :
Cette question est en partie résolue par ce que nous avons déjà dit, mais elle présente encore une certaine difficulté. Nous avons montré que, malgré certaines inclinations produites dans la nature corporelle par l’impulsion des corps célestes, la volonté ne suit pas nécessairement ces inclinations. Il n’est donc pas impossible que l’action volontaire empêche l’effet des corps célestes, non seulement dans l’homme lui-même, mais aussi dans les autres domaines auxquels s’étend l’activité des hommes.
Mais dans les êtres naturels on ne trouve aucun principe semblable, qui ait la liberté de suivre ou non les impulsions célestes. Il semble donc que, dans ces êtres au moins, tout arrive par nécessité, selon l’antique opinion de ceux qui, supposant que tout ce qui existe a une cause, et que la cause étant posée l’effet suit nécessairement, concluaient que toutes choses arrivent par nécessité. Aristote rejette cette opinion en repoussant deux suppositions de ses tenants.
Premièrement, en effet, il n’est pas vrai que, n’importe quelle cause étant posée, il est nécessaire que l’effet suive ; il y a des causes qui sont ordonnées à leurs effets non nécessairement, mais la plupart du temps, et qui parfois échouent par exception. Mais, puisque ces causes échouent par exception uniquement parce qu’une autre cause les empêche, il semble que l’inconvénient susdit n’est pas évité, puisque l’obstacle opposé à ces causes arrive en vertu de la nécessité.
Il faut donc dire, secondement, que tout ce qui est par soi a une cause, tandis que ce qui arrive par accident n’a pas de cause, parce qu’il n’est pas un véritable être, n’étant pas vraiment un. En effet, le fait d’être blanc a sa cause, comme le fait d’être musicien a la sienne ; mais l’assemblage de ces deux qualités n’a pas de cause parce qu’il n’est pas vraiment un être, ni vraiment un.
Il est manifeste que la cause qui empêche l’action d’une autre cause, ordonnée à son effet dans la plupart des cas, concourt avec elle seulement par accident ; ce concours n’a donc pas de cause réelle, puisqu’il est seulement accidentel. Et voilà pourquoi ce qui est le résultat de ce concours ne provient pas d’une cause préexistante, dont il sortirait nécessairement. Ainsi, si un corps terrestre enflammé est produit dans la partie supérieure de l’air et s’il en tombe, la cause en est une puissance céleste. Et de même, si sur la surface de la terre il y a une matière combustible, cela peut se ramener à quelque principe céleste. Mais si le feu tombant du ciel rencontre cette matière combustible, cela n’a pas pour cause un corps céleste, mais ne se réalise que par accident. Il est donc évident que les effets des co s célestes ne sont pas tous soumis à la nécessités.
Solutions :
1. Les corps célestes sont cause des effets inférieurs par l’intermédiaire de causes particulières inférieures, qui peuvent échouer par exception.
2. La puissance du corps céleste n’est pas infinie. Il requiert donc, pour réaliser son effet, des dispositions déterminées de la matière, quant à la distance locale et à d’autres dispositions. C’est pourquoi, de même que la distance locale empêche l’effet du corps céleste (en effet le soleil ne produit le pas la même chaleur en Dacie qu’en Éthiopie), de même la grossièreté de la matière, ou sa froideur, ou sa chaleur, ou d’autres dispositions similaires, peuvent empêcher l’effet du corps céleste.
3. La cause qui empêche l’effet d’une autre peut se ramener à quelque corps céleste comme à sa source ; pourtant, la conjonction de ces deux causes, puisqu’elle est accidentelle, ne remonte pas à une cause céleste, comme nous venons de le dire.
1. Le destin existe-t-il ? - 2. Où se trouve-t-il ? - 3. Est-il immuable ? - 4. Tout lui est-il soumis ?
Objections :
1. S. Grégoire dit dans une homélie de l’Épiphanie : " Que jamais les cœurs des fidèles n’aillent dire que le destin est quelque chose. " 2. Les choses qui sont menées par le destin ne sont pas imprévues. Car, dit S. Augustin : " Nous savons que le mot "destin" (fatum) vient de parler (fari), c’est-à-dire de ce qui est exprimé par la parole. " Aussi dit-on accomplies par le destin les choses qui ont été prédites auparavant par quelqu’un qui les détermine. Or les choses prévues ne sont pas fortuites ni accidentelles. Donc, si les choses étaient menées par le destin, le hasard et la bonne fortune en seraient exclus.
En sens contraire, ce qui n’existe pas est indéfinissable. Mais Boèce définit ainsi le destin : " Une disposition inhérente aux choses changeantes, par laquelle la Providence soumet tout à ses ordres. " Le destin est donc une réalité.
Réponse :
Dans les choses inférieures nous voyons que certaines proviennent de la fortune ou du hasard. Mais il arrive parfois qu’une chose provenant de causes inférieures est fortuite ou accidentelle, alors que, rattachée à une cause supérieure, elle apparaît comme voulue pour elle-même. Si par exemple deux serviteurs d’un mettre sont envoyés par lui dans le même lieu à leur insu, la rencontre de ces deux serviteurs, si on la réfère à eux, est fortuite, puisqu’elle se produit en dehors de leur intention ; mais si l’on considère le maître qui avait préparé cette rencontre, elle n’est pas fortuite, mais voulue pour elle-même.
Certains penseurs ne voulurent pas rattacher à une cause supérieure les choses fortuites qui arrivent dans les êtres inférieurs. Ceux-là nièrent le destin et la Providence, comme S. Augustin le rapporte de Cicéron, ce qui est contraire à ce que nous avons dit antérieurement de la Providence.
D’autres voulurent rapporter à une cause supérieure, qui serait les corps célestes, tout ce qui arrive de fortuit et d’accidentel dans les êtres inférieurs, soit dans la nature, soit chez les hommes. Selon cette opinion, le destin ne serait pas autre chose qu’une disposition des astres sous lesquels chacun a été conçu ou est né.
Mais cela ne tient pas pour deux raisons. Premièrement, au sujet des choses humaines. Nous avons montré en effet - que les actes humains ne sont soumis à l’action des corps célestes que par accident et indirectement. Or une cause fatale, puisqu’elle détermine les choses qui sont accomplies par destin, doit être directement et par elle-même la cause de ce qui se réalise. Secondement, au sujet de toutes les choses qui arrivent par accident, nous avons ditf que ce qui arrive par accident n’est à proprement parler ni être ni un. Mais l’action de toute nature a pour terme quelque chose d’un. Il est donc impossible que ce qui existe par accident soit, par soi, l’effet de quelque principe naturel actif. Il n’y a en effet aucun être de la nature qui puisse par lui-même faire que quelqu’un qui veut creuser une tombe découvre un trésor. Mais il est manifeste que tout corps céleste agit à la manière d’un principe naturel ; ses effets dans notre monde sont donc naturels. Donc, il est impossible qu’une puissance active d’un corps céleste soit la cause des choses qui arrivent par accident, soit par hasard, soit par bonne fortune.
Il faut donc dire que ce qui arrive ici-bas par accident, soit dans le domaine naturel, soit dans le domaine humain, se ramène à une cause préordinatrice qui est la Providence divine. Car rien ne s’oppose à ce que l’être par accident soit considéré comme un par quelque intelligence. Sinon l’intelligence ne pourrait pas construire cette proposition : celui qui creuse un tombeau trouve un trésor. Et de même que l’esprit peut saisir cela, il peut le réaliser ; si par exemple quelqu’un, sachant en quel lieu se trouve caché un trésor, pousse un paysan qui l’ignore à creuser là une tombe. Rien n’empêche donc que ce qui arrive ici par accident, comme étant fortuit ou l’effet du hasard, se ramène à une cause organisatrice, et qui agit par intelligence, surtout si c’est l’intelligence divine. En effet, Dieu seul peut modifier la volonté, comme nous l’avons vu. C’est pourquoi l’ordonnance des actes humains, dont le principe est la volonté, doit être attribuée à Dieu seul.
Ainsi donc, en tant que les choses qui arrivent ici-bas sont soumises à la Providence divine qui les préordonne et en quelque sorte les dit d’avance, nous pouvons admettre le destin. Cependant les Pères ont refusé d’employer ce mot, à cause de ceux qui s’en servaient abusivement pour désigner la vertu attribuée à la position des astres. C’est pourquoi S. Augustin dit : " Si quelqu’un attribue au destin les choses humaines parce qu’il désigne sous ce nom la volonté et la puissance de Dieu, qu’il garde sa pensée, mais corrige son expression. " C’est en ce sens que S. Grégoire nie l’existence du destin.
Solutions :
1. Cela résout la première objection.
2. Rien n’empêche que certaines choses soient fortuites ou accidentelles par rapport à leurs causes prochaines, et ne le soient pas par rapport à la Providence divine, car c’est ainsi, dit S. Augustin que " rien n’arrive par hasard dans le monde ".
Objections :
1. Il semble qu’il ne soit pas dans les choses créées. S. Augustin dit en effet : " On désigne par le mot de destin la volonté même ou le pouvoir de Dieu. " Or, la volonté et le pouvoir de Dieu ne sont pas dans les créatures, mais en Dieu. Le destin n’est donc pas dans les choses créées, mais en Dieu.
2. Par rapport aux choses accomplies par le destin, celui-ci est considéré comme leur cause, ainsi que le démontre notre manière même de nous exprimer. Mais la cause universelle, par soi, des choses qui arrivent ici-bas par accident, c’est Dieu seul. Le destin est donc en Dieu et non dans les choses créées.
3. Si le destin est dans les créatures, il doit être substance ou accident. Qu’il soit l’une ou l’autre, il doit être multiplié selon la multitude des créatures. Puisque, au contraire, le destin semble être unique, il ne doit pas être dans les créatures, mais en Dieu.
En sens contraire, Boèce dit que " le destin est une disposition inhérente aux choses mobiles ".
Réponse :
Comme nous l’avons vu, la Providence divine accomplit son œuvre par des causes intermédiaires. La disposition de ses effets peut donc être considérée de deux manières. D’abord en tant qu’elle est en Dieu même ; et alors l’ordination de ses effets s’appelle la Providence. Mais en tant que l’on considère cette ordonnance dans les causes intermédiaires, ordonnées par Dieu pour produire certains effets, alors elle constitue le destin. C’est à cela que fait allusion Boèce - : " Ou bien le destin est réalisé par des esprits qui sont au service de la Providence divine : soit l’âme, soit toute la nature, soumise à Dieu. Ou bien la série des fatalités est tissée par les mouvements célestes des astres, ou la puissance angélique, ou les agissements variés des démons, soit quelques-uns seulement, soit tous. " Nous avons parlé de tout cela en détail précédemment. Il est donc manifeste que le destin est dans les causes créées elles-mêmes, en tant qu’elles sont ordonnées par Dieu à produire certains effets.
Solutions :
1. L’ordonnance des causes secondes que S. Augustin appelle " enchaînement des causes ", ne constitue pas le destin, sauf en tant qu’elle dépend de Dieu. C’est pourquoi l’on peut dire que, comme causes, la puissance et la volonté de Dieu peuvent être appelées destin. Mais le destin est essentiellement cette disposition ou enchaînement, qui est l’ordre des causes secondes.
2. Le destin a raison de cause autant que les causes secondes dont l’organisation est appelée destin.
3. Le destin est appelé disposition, non comme celle qui est dans le genre qualité, mais en tant que la disposition désigne un ordre qui n’est pas une substance, mais une relation. Cet ordre, si nous le référons à son principe, est un : on dira ainsi que le destin est un. Mais si nous le considérons en relation avec ses effets ou avec les causes intermédiaires, alors il est multiple ; ce qui faisait dire à Virgile : " Tes destins t’entraînent. "
Objections :
1. Le destin ne semble pas immuable, car Boèce dit : " Ce qu’est le raisonnement par rapport à l’intelligence, ce qui est engendré par rapport à ce qui est, le temps par rapport à l’éternité, le cercle par rapport au point central, tel est l’enchaînement mobile du destin par rapport à la simplicité stable de la Providence. "
2. Comme dit Aristote : " Si nous changeons, les choses qui sont en nous changent aussi. " Mais le destin est " une disposition inhérente aux choses mobiles ", dit Boèce. Il est donc changeant.
3. Si le destin est immuable, les choses qui lui sont soumises arrivent immuablement et par nécessité. Mais il semble que ce sont surtout les choses contingentes qui se trouvent dans ce cas et qui sont attribuées au destin. Il n’y a donc rien de contingent dans les choses, mais tout se produit en vertu d’une nécessité.
En sens contraire, Boèce dit que " le destin est une disposition immuable ".
Réponse :
Cette disposition des causes secondes que nous nommons destin peut être considérée de deux manières : d’une part dans les causes secondes elles-mêmes, qui se trouvent ainsi disposées ou ordonnées ; d’autre part dans leur relation avec le principe premier qui ordonne toutes choses, Dieu. Certains affirment donc que l’enchaînement même ou disposition des causes était par lui-même nécessaire, de telle sorte que toutes choses se produiraient par nécessité, puisque tout effet a une cause et que, celle-ci étant posée, l’effet suivrait nécessairement. Mais d’après ce que nous avons dit, cela est manifestement faux. D’autres au contraire affirmèrent que le destin est mobile, même en tant qu’il dépend de la Providence divine. C’est pour cela que les Égyptiens disaient qu’on pouvait changer le destin par certains sacrifices, comme le rapporte S. Grégoire de Nysse. Mais nous avons précédemment Il rejeté cette thèse qui contredit l’immutabilité de la Providence divine.
On doit donc dire que le destin, considéré dans les causes secondes, est sujet au changement ; mais, en tant qu’il est soumis à la Providence divine, il est doté d’immutabilité par une nécessité non pas absolue mais conditionnelle. Ainsi disons-nous que cette proposition conditionnelle est vraie ou nécessaire : si Dieu a prévu que cela arrivera, cela se fera. C’est pourquoi, quand Boèce eut dit que l’enchaînement du destin était mobile, il a ajouté un peu plus loin : " Mais quand il découle des décrets de la divine Providence, il est nécessaire qu’il devienne immuable. "
Solutions :
Tout cela répond aux Objections.
Objections :
1. Il semble bien, car Boèce dit " L’enchaînement du destin meut le ciel et les astres ; il équilibre l’action réciproque des éléments, et les transforme par des modifications successives, il renouvelle toutes les choses qui naissent ou qui meurent, par les progrès semblables des embryons et des semences ; il enserre les actes et les fortunes des hommes par la connexion indissoluble des causes. " Il semble donc que rien ne fasse exception et n’échappe à l’enchaînement du destin.
2. S. Augustin dit que " le destin est quelque chose en tant qu’il se rattache à la volonté et à la puissance de Dieu ". Mais la volonté de Dieu est la cause de tout ce qui se fait, comme dit le même saints. Tout est donc soumis au destin.
3. Le destin, selon Boèce, " est une disposition inhérente aux réalités mobiles ". Mais toutes les créatures sont mobiles, et Dieu seul est vraiment immuable, nous l’avons vu antérieurement. Le destin est donc dans toutes les créatures.
En sens contraire, Boèce dit que " certaines choses placées sous l’action de la Providence surpassent l’enchaînement du destin ".
Réponse :
Comme nous l’avons dit, le destin est l’ordonnance des causes secondes à l’égard des effets préparés par Dieu. Donc tout ce qui est soumis aux causes secondes est soumis aussi au destin. Mais, s’il y a des choses qui sont accomplies par Dieu sans intermédiaire, parce qu’elles ne sont pas soumises aux causes secondes, elles ne le sont pas non plus au destin : telles sont la création du monde, la glorification des substances spirituelles, etc. C’est dans ce sens que Boèce Il dit que " les choses proches de la divinité et fixées avec stabilité par elle, dépassent l’ordre de la mutabilité fatale ". Il en résulte évidemment que " plus une chose s’éloigne de la pensée première, plus elle est enchaînée par les liens puissants du destin ", car elle est davantage soumise à la nécessité des causes secondes.
Solutions :
1. Tout ce qui se touche ici-bas est accompli par Dieu à travers les causes secondes ; c’est donc enfermé dans l’enchaînement du destin. Mais cela ne vaut pas pour toutes les autres choses, comme nous venons de le dire.
2. Le destin se ramène à la volonté et à la puissance de Dieu comme à son premier principe. Il n’est donc pas nécessaire que tout ce qui est soumis à la volonté et au pouvoir de Dieu soit soumis au destin, comme nous l’avons dit.
3. Bien que toutes les créatures soient à certain point de vue mobiles, cependant quelques-unes d’entre elles ne procèdent pas de choses créées mobiles. Elles ne sont donc pas soumises au destin, comme nous venons de le dire.
Nous devons étudier maintenant ce qui concerne l’action de l’homme, qui est une créature composée d’esprit et de matière.
Nous considérerons d’abord l’action de l’homme (Q. 117) ; puis la propagation de celui-ci (Q. 118).
1. Un homme peut-il instruire un autre homme, en causant chez lui la science ? - 2. Un homme peut-il instruire un ange ? - 3. L’homme peut-il par la puissance de son âme modifier la matière corporelle ? - 4. L’âme humaine séparée peut-elle imprimer aux corps un mouvement local ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Le Seigneur dit en effet (Mt 23, 8) : " Ne vous faites pas appeler maîtres. " Et on lit dans la Glose de S. Jérôme : " N’attribuez pas aux hommes un honneur divin. " Être maître concerne donc proprement l’honneur divin. Or instruire est le propre du maître. L’homme ne peut donc pas instruire : c’est le propre de Dieu.
2. Si un homme en instruit un autre, c’est seulement parce qu’il agit par sa science pour causer la science chez l’autre. Mais la qualité par laquelle quelqu’un agit pour produire quelque chose de semblable à lui est une qualité active. Il s’ensuit que la science est une qualité active, comme la chaleur.
3. L’acquisition de la science requiert une lumière intelligible, et l’espèce de la chose connue : Mais l’homme ne peut produire chez un autre ni l’une ni l’autre. L’homme ne peut donc pas, en enseignant, produire la science chez un autre.
4. Le docteur ne peut faire plus, pour son disciple, que de lui proposer certains signes, en exprimant quelque chose par des mots ou par des gestes. Mais, en proposant ces signes, on ne peut pas instruire un autre en causant en lui la science ; en effet, on lui propose des signes ou bien de choses déjà connues, ou bien de choses inconnues. S’il s’agit de choses déjà connues, celui à qui les signes sont présentés possède déjà la science ; il ne la reçoit donc pas du maître. S’il s’agit de choses inconnues, il n’apprend rien grâce à ces signes ; imaginons que l’on propose à un latin des mots grecs, dont celui-ci ignore la signification : par cette méthode on ne pourrait rien lui apprendre. L’homme ne peut donc en aucune manière en instruire un autre en causant en lui la science.
En sens contraire, S. Paul dit (1 Tm 2, 7) : " Dans le Christ, j’ai été établi prédicateur et Apôtre, docteur des nations pour la foi et la vérité. "
Réponse :
A ce sujet il y a eu diverses opinions. Averroès affirma qu’il n’y avait qu’un seul intellect pour tous les hommes, nous en avons déjà parlé ; il s’ensuivrait que tous les hommes ont les mêmes espèces intelligibles. Averroès en concluait qu’un homme ne peut causer dans un autre, par son enseignement, une autre science que la sienne propre ; il ne peut que communiquer la science qu’il possède lui-même, en portant l’autre à ordonner les images dans son âme afin qu’elles soient convenablement disposées en vue de l’appréhension intelligible. Cette opinion a ceci de vrai que c’est la même science qui se trouve chez le disciple et chez le maître, si nous situons l’identité dans l’unicité de la chose connue : c’est bien la même vérité réelle qui est connue par le disciple et par le maître. Mais cette opinion est fausse lorsqu’elle affirme qu’il existe un seul intellect pour tous les hommes, et les mêmes espèces intelligibles, qui différeraient seulement par la diversité des images ; nous avons vu cela antérieurement.
Les platoniciens tenaient une autre opinion pour eux, la science, dès l’origine, est dans nos âmes, par participation des formes séparées, comme nous l’avons vu. Mais l’âme est empêchée, par son union avec le corps, de considérer librement les choses dont elle possède la science. A ce compte, le disciple n’acquiert pas une science nouvelle qui lui viendrait de son maître, mais celui-ci l’excite à considérer les choses dont il a déjà la connaissance ; apprendre ne serait donc pas autre chose que se rappeler. Ils affirmaient ainsi que les agents naturels nous disposent seulement à recevoir les formes que la matière corporelle acquiert en participant aux espèces séparées (ou idées subsistantes). Mais nous avons montré, au contraire, que l’intellect possible de l’âme humaine est en puissance pure par rapport aux choses intelligibles, selon Aristote.
Aussi faut-il parler autrement, et dire que l’enseignant cause la science chez l’enseigné, en le faisant passer de la puissance à l’acte, comme dit encore Aristote. Pour en être persuadés, nous devons observer que, parmi les effets dérivant d’un principe extérieur, il y en a qui dérivent seulement de ce principe ; ainsi la forme d’une maison est produite dans la matière uniquement par l’art de l’architecte. Mais il y a un effet qui dépend tantôt d’un principe extérieur, tantôt d’un principe intérieur ; ainsi la santé est causée chez le malade tantôt par un principe extérieur, qui est l’art médical, tantôt par un principe intérieur, comme lorsqu’on est guéri par la force de la nature. Dans de pareils effets il faut observer deux points. D’abord, que l’art imite la nature dans sa manière d’agir ; en effet, la nature guérit le malade en altérant, en digérant, ou en expulsant la matière qui cause la maladie ; c’est ainsi que l’art médical opère. Ensuite, il faut observer que le principe extérieur, c’est-à-dire l’art, n’agit pas de la même manière que l’agent principal, mais comme un auxiliaire qui seconde cet agent principal (le principe intérieur) en le fortifiant, et en lui procurant les instruments et les secours dont la nature se sert pour produire ses effets ; c’est ainsi que le médecin fortifie la nature et lui procure les aliments et les remèdes quelle emploie pour atteindre sa fin.
L’homme acquiert la science et par un principe intérieur, comme on le constate chez celui qui acquiert la science par découverte personnelle ; et par un principe extérieur, comme on le voit chez celui qui reçoit l’enseignement. En tout homme, en effet, il y a un principe de science : la lumière de l’intellect agent, par laquelle l’homme connaît dès l’origine, naturellement, quelques principes universels de toutes les sciences. Mais lorsqu’il applique ces principes universels à des réalités particulières, dont il reçoit par les sens le souvenir et l’expérience, il acquiert par sa propre découverte la science de ce qu’il ignorait : il va du connu à l’inconnu. C’est pourquoi le docteur, partant de ce que connaît son disciple, le conduit à la connaissance des choses qu’il ignorait, selon ce que dit Aristote : " Tout enseignement et toute discipline se fait à partir d’une connaissance préalable. "
Le maître conduit son disciple du connu à la connaissance de l’inconnu de deux manières. D’une part, en lui proposant des aides ou des instruments, afin que son intelligence s’en serve pour acquérir la science ; par exemple lorsqu’il lui expose quelques propositions moins universelles, que l’élève peut juger en vertu de ce qu’il sait déjà, ou quand il lui propose quelques exemples sensibles, ou semblables ou opposés, ou d’autres moyens par lesquels l’intelligence de l’élève est conduite à la connaissance de la vérité inconnue. D’autre part il fortifie l’intelligence du disciple non pas en lui communiquant une vertu active, comme s’il avait une nature supérieure (nous l’avons dit plus hauti en parlant de l’illumination des anges, car toutes les intelligences humaines sont du même degré dans l’ordre de la nature), mais en montrant au disciple l’ordre entre les principes et les conclusions. Car, par lui-même, le disciple n’aurait peut-être pas une puissance de raisonnement suffisante pour déduire les conclusions de leurs principes. C’est pourquoi Aristote dit : " La démonstration est un syllogisme qui engendre la science. " C’est par cette méthode d’exposition que l’on rend savant l’auditeur.
Solutions :
1. Comme nous venons de le dire, l’homme qui enseigne n’exerce qu’un ministère extérieur, comme le médecin qui soigne ; mais, de même que la nature intérieure est la cause principale de la guérison, de même la lumière de l’intelligence est la cause principale de la science. L’une et l’autre viennent de Dieu. C’est pourquoi, de même qu’on dit de Dieu (Ps 103, 3) " qu’il guérit toutes nos infirmités ", de même on dit de lui (Ps 94, 10) " qu’il enseigne aux hommes la science ", en tant que (Ps 4, 7) " la lumière de son visage brille sur nous " par laquelle toute chose est manifestée.
2. Le maître ne cause pas la science de son disciple à la manière d’un agent naturel, comme l’objecte Averroès. Il n’est donc pas nécessaire que sa science soit une qualité active ; elle est le principe qui dirige l’élève dans son travail.
3. Le maître ne produit pas la lumière intelligible dans son disciple, ni ne lui communique directement les espèces intelligibles ; mais par son enseignement il pousse son disciple à former lui-même par la puissance de son esprit les conceptions intelligibles dont le maître lui propose des signes extérieurs.
4. Les signes que le maître communique à son disciple sont ceux de choses connues d’une manière universelle et de façon confuse, mais qui demeurent inconnues en ce qui concerne le détail et une distinction précise. C’est pourquoi, quand un homme acquiert la science par lui-même, on ne peut pas dire qu’il enseigne à lui-même ou qu’il est son propre maître, parce que ce qui préexiste en lui n’est pas une science complète comme celle qui est requise du maître.
Objections :
1. Il semble que oui. S. Paul dit en effet (Ep 3, 10) : " Que les Principautés et les Puissances célestes aient maintenant connaissance, par le moyen de l’Église, de la sagesse infinie en ressources déployée par Dieu. " Or l’Église, c’est l’assemblée des hommes croyants. Les anges apprennent donc certaines choses grâce aux hommes.
2. Les anges supérieurs, qui sont illuminés par Dieu sans intermédiaires sur les choses divines, peuvent instruire les anges inférieurs, nous l’avons vu. Mais il y a quelques hommes qui sont instruits, au sujet des choses divines, immédiatement par le Verbe de Dieu, surtout les Apôtres, comme dit la lettre aux Hébreux (1, 1) : " Tout récemment, de nos jours, Dieu a parlé par son Fils. " Donc quelques hommes ont pu enseigner certains anges.
3. Les anges inférieurs sont instruits par les anges supérieurs. Mais il y a des hommes qui sont supérieurs à certains anges, puisque, selon S. Grégoire, des hommes sont élevés jusqu’aux ordres supérieurs des anges. Il y a donc des anges inférieurs qui peuvent être instruits des choses divines par certains hommes.
En sens contraire, Denys assure que " toutes les illuminations divines parviennent aux hommes par l’intermédiaire des anges ".
Réponse :
Comme nous l’avons vu précédemment, les anges inférieurs peuvent bien parler aux anges supérieurs ; c’est-à-dire qu’ils leur font connaître ce qu’ils pensent ; mais les anges supérieurs ne sont jamais éclairés par les inférieurs sur les choses divines. Or il est manifeste que les hommes les plus élevés sont au-dessous des anges, même les plus bas, de la même manière que les anges inférieurs sont au-dessous des anges supérieurs. Cela résulte en effet de ce que dit le Seigneur (Mt 11, 11) : " Parmi les enfants des femmes, il n’en est pas apparu de plus grand que Jean-Baptiste ; mais le moindre de ceux qui sont dans le royaume des cieux est plus grand que lui. " Ainsi donc les anges ne sont jamais éclairés par les hommes au sujet des choses divines. Mais les hommes peuvent manifester aux anges les pensées de leur cœur par mode de langage.. puisque Dieu seul connaît les secrets des cœurs.
Solutions :
1. Voici comment S. Augustin explique ce passage de S. Paul. L’Apôtre avait dit d’abord (Ep 3, 8) : " A moi, le moindre de tous les saints, a été confiée cette grâce d’éclairer tous les hommes au sujet de la dispensation du mystère caché depuis des siècles en Dieu. " " Caché, écrit S. Augustin mais de telle sorte que la sagesse de Dieu, infinie en ressources, était connue des Principautés et des Puissances dans les cieux, grâce à l’Église. " Comme s’il disait : Ce mystère était caché aux hommes, de telle sorte cependant qu’il était connu " depuis des siècles, non avant les siècles, par l’Église céleste qui réside dans les Principautés et les Puissances, parce que l’Église se trouvait primitivement, là où, après la Résurrection, notre Église de la terre, l’Église des hommes, sera rassemblée. "
On pourrait dire autrement : " Ce qui est caché n’est pas seulement révélé, en Dieu, aux anges, mais cela leur apparaît aussi ici-bas, quand cela s’accomplit et devient visible à tous ", comme S. Augustin l’ajoute dans ce même passage. Et ainsi, tandis que les Apôtres réalisaient les mystères du Christ et de l’Église, certains éléments de ces mystères apparurent aux anges, alors qu’ils leur étaient auparavant cachés. De cette manière on peut comprendre la parole de S. Jérôme : " Quand les Apôtres prêchèrent, les anges connurent certains mystères ", parce que, grâce à la prédication des Apôtres, ces mystères s’accomplissaient dans la réalité même ; ainsi, tandis que l’Apôtre Paul prêchait, les nations se convertissaient ; c’est de cela que l’Apôtre parle ici.
2. Les Apôtres étaient instruits immédiatement par le Verbe de Dieu, non selon sa Divinité, mais en tant que son humanité leur parlait. Donc l’objection ne porte pas.
3. Certains hommes sont plus grands que certains anges, même dans l’état de la vie terrestre, non pas en acte, mais en puissance ; en tant qu’ils possèdent une telle force de charité qu’ils pourraient mériter un degré de béatitude supérieur à celui que possèdent certains anges. Comme si nous disions que la semence d’un grand arbre est plus grande en puissance qu’un petit arbre, bien qu’elle soit bien moindre en acte ?
Objections :
1. Cela paraît possible. S. Grégoire dit en effet : " Les saints accomplissent des miracles tantôt par leurs prières, tantôt par leur puissance ; comme S. Pierre qui ressuscita par sa prière Tabitha morte, mais livra à la mort, par un reproche violent, Ananie et Saphire, qui mentaient. " Or, dans l’accomplissement des miracles se réalise une transformation de la matière corporelle. Les hommes peuvent donc modifier la matière corporelle par la puissance de leur âme.
2. Au sujet du texte de S. Paul aux Galates (3, 1 Vg) : " Qui vous a fascinés au point de vous détourner de la vérité ? " la Glose ordinaire dit que " certains ont des yeux brûlants qui, par leur seul regard, transpercent les autres, surtout les enfants ". Cela ne serait pas possible si la puissance de l’âme n’était pas capable de modifier la matière corporelle. Donc les hommes peuvent, par la puissance de leur âme, modifier la matière corporelle.
3. Le corps humain est plus noble que les autres corps inférieurs. Mais par la simple perception de l’âme humaine, le corps humain peut s’échauffer ou se refroidir, comme on le voit chez les hommes en proie à la colère ou à la peur. Parfois même cette altération va jusqu’à la maladie et à la mort. Donc, à plus forte raison l’âme de l’homme peut-elle, par sa puissance, modifier la matière corporelle.
En sens contraire, S. Augustin dit que " la matière corporelle n’est entièrement soumise qu’à Dieu ".
Réponse :
Comme nous l’avons dit, la matière corporelle n’est modifiée pour recevoir sa forme que par un agent composé de matière et de forme ; ou bien par Dieu lui-même, en qui la matière et la forme préexistent virtuellement, comme dans la cause primordiale de l’une et l’autre. C’est pourquoi nous avons dit au sujet des anges qu’ils ne peuvent pas modifier la matière corporelle par leur puissance naturelle, sauf en utilisant des agents corporels pour produire certains effets. A plus forte raison l’âme est-elle incapable, par sa puissance naturelle, de modifier la matière corporelle, sauf par l’intermédiaire de quelques corps.
Solutions :
1. Quand on dit que les saints opèrent des miracles, c’est par la puissance de la grâce, non par celle de la nature. Cela est mis en évidence par cette parole de S. Grégoire au même endroit : " Quoi d’étonnant à ce que ceux qui ont la puissance de fils de Dieu, selon S. Jean, aient le pouvoir d’accomplir des miracles ? "
2. La cause de cette fascination, selon Avicenne, réside en ce que la matière corporelle est faite pour obéir à la substance spirituelle plutôt qu’aux agents contraires de la nature. C’est pourquoi, quand l’âme a une forte imagination, la matière corporelle change pour s’y conformer. Et il dit que la fascination du regard s’explique ainsi. Mais nous avons montré précédemment que la matière corporelle n’est totalement soumise à aucune autre substance spirituelle qu’au seul Créateur. Il est donc préférable de dire que, par suite d’une forte puissance imaginative de l’âme, les esprits du corps qui lui est uni, sont modifiés. Cette modification s’opère surtout dans les yeux, où parviennent les esprits les plus subtils. Mais les regards infectent l’air jusqu’à une distance déterminée. C’est pour cela que, d’après Aristote x. les miroirs, s’ils sont neufs et purs contractent une certaine impureté sous le regard de la femme qui a ses règles.
Ainsi donc, quand une âme est fortement poussée au mal, comme cela arrive davantage chez les vieilles sorcières, le regard devient venimeux et nuisible, surtout pour les enfants, qui ont un corps délicat et impressionnable. Il est possible aussi que, par la permission de Dieu, ou à la suite d’un événement caché, la malignité des démons, avec qui les vieilles magiciennes ont fait un pacte, y contribue.
3. L’âme s’unit au corps humain comme sa forme, et l’appétit sensitif, qui obéit plus ou moins à la raison, est l’acte d’un organe corporel, nous l’avons dit antérieurement. C’est pourquoi il est forcé qu’une perception de l’âme humaine ébranle l’appétit sensitif et s’accompagne d’un certain mouvement corporel. Mais, pour modifier des corps extérieurs, la perception de l’âme humaine ne suffit pas, à moins qu’elle ne soit accompagnée de quelque modification de son propre corps, comme nous venons de le dire.
Objections :
1. Il semble que l’âme humaine séparée puisse mouvoir des corps, au moins localement. En effet, le corps obéit naturellement à la substance spirituelle pour le mouvement local, comme nous l’avons vu. Mais l’âme séparée est une substance spirituelle. Elle peut donc à son commandement mouvoir des corps extérieurs.
2. Dans " l’Itinéraire de Clément ", il est dit, dans un récit de Nicétas à S. Pierre, que Simon le Magicien retenait dans son corps, par des opérations magiques, l’âme d’un enfant qu’il avait tué, et par laquelle il accomplissait des œuvres magiques. Mais cela ne pouvait pas se réaliser sans quelque transformation des corps, au moins localement. L’âme séparée du corps a donc le pouvoir de mouvoir localement les corps.
En sens contraire, Aristote dit que " l’âme ne peut mouvoir aucun corps en dehors du sien propre ".
Réponse :
L’âme séparée ne peut, par sa puissance naturelle, mouvoir un corps. Évidemment, quand l’âme est unie au corps, elle ne peut le mouvoir que s’il est vivifié. C’est pourquoi, si un membre du corps meurt, il n’obéit plus à l’âme pour le mouvement local. Or, il est évident qu’aucun corps n’est vivifié par une âme séparée. Aussi aucun corps ne lui obéit-il pour le mouvement local par la puissance de sa nature ; seule la vertu divine peut lui conférer un pouvoir supérieur.
Solutions :
1. Il y a des substances spirituelles dont les pouvoirs ne sont pas limités à certains corps ; tels les anges, qui sont, par nature, démunis de corps. C’est pourquoi divers corps peuvent leur obéir quant au mouvement. Si pourtant la puissance motrice de quelque substance séparée est naturellement ordonnée à mouvoir tel corps, cette substance ne pourra pas en mouvoir un plus grand, mais seulement un moindre ; c’est ainsi que, selon les philosophes, le moteur du ciel inférieur ne pourrait pas mouvoir le ciel supérieur. Aussi, puisque l’âme, par sa nature, est déterminée à mouvoir le corps dont elle est la forme, elle ne peut mouvoir aucun autre corps par sa puissance naturelle.
2. Comme disent S. Augustin et S. Jean Chrysostome,. les démons se firent souvent passer pour les âmes des morts afin de confirmer l’erreur des païens qui avaient cette croyance. C’est pourquoi on peut croire que Simon le Magicien était trompé par quelque démon qui se faisait passer pour l’âme de l’enfant tué par lui.
Nous devons maintenant étudier comment l’homme provient de l’homme (Q. 118). Et d’abord quant à l’âme ; ensuite quant au corps (Q. 119).
1. L’âme sensitive est-elle transmise avec la semence ? - 2. Et l’âme intellective ? - 3.Toutes les âmes ont-elles été créées ensemble ?
Objections :
1. Il semble que l’âme sensitive ne soit pas transmise avec la semence, mais qu’elle vienne de Dieu par création. En effet, toute substance parfaite qui n’est pas composée de matière et de forme, si elle commence à exister ce n’est pas par génération, mais par création. Or, l’âme sensitive est une substance parfaite, sinon elle ne pourrait pas mouvoir le corps ; elle n’est pas composée de matière et de forme, puisqu’elle est la forme du corps. Donc, elle ne commence pas d’exister par génération, mais par création.
2. Le principe de la génération dans les êtres vivants est la puissance génératrice, qui, lorsqu’on la classe parmi les puissances de l’âme végétale, est inférieure à l’âme sensitive. Elle ne produit rien au-delà de son espèce. Donc l’âme sensitive ne peut pas être produite par la puissance génératrice de l’animal.
3. Tout être qui engendre, engendre un être semblable à lui. Il faut donc que l’être engendré soit en acte dans ce qui est la cause de sa génération. Mais l’âme sensitive n’est pas en acte dans la semence, ni elle-même, ni une partie d’elle-même, car chaque partie de l’âme sensitive est dans une partie déterminée du corps. Or, dans la semence il n’y a pas une parcelle du corps, parce qu’il n’y a pas de parcelle du corps qui ne provienne de la semence et de sa puissance.
4. Si dans la semence se trouve quelque principe actif de l’âme sensitive, ou bien ce principe demeure quand l’animal est engendré, ou bien il disparaît. Mais il ne peut pas demeurer. Car, ou bien il serait la même chose que l’âme sensitive de l’animal engendré, et cela est impossible, puisqu’alors l’engendrant et l’engendré seraient une même chose, comme aussi celui qui fait et ce qui est fait. Ou bien ce principe serait autre chose que l’âme sensitive. Mais cela aussi est impossible, car nous avons vu plus haut a que dans un même animal il ne peut y avoir qu’un seul principe formel, qui est l’âme unique. Si ce principe disparaît, nous rencontrons une autre impossibilité, car dans ce cas un agent agirait pour sa propre destruction, ce qui est impossible. L’âme sensitive ne peut donc pas être engendrée par la semence.
En sens contraire, la puissance de la semence se comporte à l’égard des animaux engendrés par elle comme la puissance qui existe dans les éléments du monde se comporte à l’égard des animaux produits par ces éléments, comme par exemple les êtres vivants engendrés par la putréfaction. Mais dans ces animaux les âmes sont produites par une puissance qui réside dans ces éléments, selon la Genèse (1, 20) : " Que les eaux produisent un foisonnement d’âmes vivantes. " Donc, les âmes des animaux engendrés par la semence proviennent d’une puissance qui est dans la semence.
Réponse :
Certains ont affirmé que les âmes sensitives des animaux étaient créées par Dieu. Cette opinion serait soutenable si l’âme sensitive était une réalité subsistante, possédant par elle-même son existence et son action. Car ainsi, de même qu’ere posséderait par elle-même son existence et son action, c’est également à elle-même que devrait se terminer son devenir. Et comme une chose simple et subsistante ne peut devenir que par création, il s’ensuivrait que l’âme sensitive arriverait à l’existence par voie de création. Mais cette prémisse est fausse, d’après ce que nous avons vu, car alors elle ne serait pas détruite lorsque le corps est détruit. C’est pourquoi, n’étant pas une forme subsistante, elle se comporte à l’égard de l’existence comme les autres formes corporelles auxquelles l’être n’appartient qu’en tant qu’un composé existe par elles. Aussi est-ce à ces composés eux-mêmes qu’il appartient de devenir. Et puisque celui qui engendre est semblable à l’engendré, il est nécessaire que, naturellement, l’âme sensitive et aussi les autres formes du même genre soient amenées à l’existence par des agents corporels qui font passer la matière de la puissance à l’acte par une puissance corporelle qui est en eux.
Plus un agent est puissant, plus il peut étendre à distance son action. C’est ainsi que plus un corps est chaud, plus il peut chauffer loin. Les corps non vivants, qui sont inférieurs dans l’ordre de la nature, produisent par eux-mêmes sans intermédiaire, un être semblable à eux. C’est par lui-même que le feu engendre le feu. Mais les corps vivants, parce que plus puissants, peuvent engendrer un semblable à eux, soit sans intermédiaire, soit par intermédiaire. Ils le font sans intermédiaire dans la fonction de la nutrition, par laquelle la chair engendre de la chair ; ils le font avec intermédiaire dans l’acte de la génération, car une certaine puissance active dérive de l’âme du générateur dans la semence de l’animal ou de la plante, de même qu’une certaine force motrice dérive de l’agent principal dans l’instrument. Et de même qu’on peut dire indifféremment que quelque chose est mû par un instrument ou par l’agent principal, ainsi peut-on dire indifféremment que l’âme de l’engendré vient de celle du générateur, ou qu’elle vient d’une puissance dérivée d’elle, qui est dans la semence.
Solutions :
1. L’âme sensitive n’est pas une substance parfaite subsistant par elle-même. Nous n’avons pas à répéter ici ce que nous avons dit précédemment.
2. La puissance génératrice n’engendre pas seulement par sa vertu propre, mais par celle de toute l’âme dont elle est une puissance. C’est pourquoi la puissance génératrice de la plante engendre une plante, tandis que celle de l’animal engendre un animal. Car plus l’âme est parfaite, plus sa puissance génératrice est ordonnée à un effet parfait.
3. La vertu active qui est dans la semence, dérivée de l’âme même du générateur, est une sorte de motion de l’âme même du générateur. Elle n’est ni l’âme, ni une partie de l’âme, sinon virtuellement ; de même que la scie ou la hache n’est pas la forme du lit, mais seulement l’instrument d’une motion ordonnée à cette forme. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que cette forme active ait un organe en acte, mais elle est incluse dans l’esprit même qui se trouve dans la semence, qui est spumeuse, comme le manifeste sa blancheur. Et dans cet esprit il y a une chaleur qui provient de la puissance des corps célestes, puissance par laquelle les agents inférieurs visent à reproduire leur espèce, comme nous l’avons dit. Et puisque dans cet esprit la puissance de l’âme collabore avec celle du corps céleste, on dite que " ce qui engendre l’homme, c’est l’homme, et le soleil ". Mais la chaleur élémentaire joue le rôle d’instrument par rapport à l’âme, comme le dit Aristote pour la puissance nutritive.
4. Chez les animaux parfaits, qui sont engendrés par suite de l’union charnelle, la puissance active est dans la semence du mâle, selon Aristote, mais la matière du fœtus est procurée par la femelle. Dans cette matière il y a dès le début une âme végétative, non pas en acte second, mais en acte premier, de même que l’âme sensitive chez ceux qui dorment. Mais quand cette âme commence à se nourrir, alors elle opère en acte. Cette matière fournie par la femelle est transformée par la vertu qui est dans la semence du mâle, jusqu’à ce qu’elle parvienne à être en acte l’âme sensitive ; non pas en ce sens que la force même qui était dans la semence deviendrait l’âme sensitive, car alors le générateur et l’engendré seraient une même chose, et ainsi nous nous trouverions plutôt devant un cas de nutrition et de croissance que devant celui de la génération, dit Aristote h. Mais quand, par la vertu du principe actif qui était dans la semence, une âme sensitive a été produite dans l’engendré jusqu’à un certain stade de développement, alors cette âme sensitive de l’enfant commence à réaliser l’achèvement de son propre corps par la nutrition et la croissance. Alors, la vertu active qui était dans la semence cesse d’exister, celle-ci étant détruite, ainsi que l’esprit qui s’y trouvait contenu. Et cela n’est pas anormal, car cette vertu n’est pas l’agent principal, mais seulement l’instrument : le mouvement de l’instrument s’arrête lorsque l’effet est venu à Inexistence.
Objections :
1. Il semble que oui. La Genèse (46, 26) dit en effet : " Toutes les âmes issues de Jacob, au nombre de soixante-six... " Mais rien n’est issu d’un homme sinon comme un effet de la semence. L’âme intellective est donc causée par la semence.
2. Comme on l’a montré, dans l’homme il n’y a qu’une seule et même âme substantielle : intellective, sensitive et nutritive. Mais l’âme sensitive est engendrée chez l’homme par la semence, comme chez les autres animaux ; c’est pourquoi Aristote dit que " l’homme et l’animal ne se forment pas en même temps, mais d’abord se forme l’animal ayant une âme sensitive ". Donc, l’âme intellective est causée elle aussi par la semence.
3. Il n’y a qu’un seul et même agent dont l’action s’achève dans la forme et la matière ; sinon, de la forme et de la matière ne résulterait pas un seul être. Mais l’âme intellective est la forme du corps humain, qui est produite par la puissance de la semence. Donc cette âme elle-même est causée par la puissance de la semence.
4. L’homme engendre un être semblable à lui-même selon l’espèce. Mais l’espèce humaine est constituée par l’âme raisonnable. Celle-ci vient donc de l’homme qui engendre.
5. Il est choquant de dire que Dieu coopère avec les pécheurs. Mais, si les âmes rationnelles étaient créées par Dieu, celui-ci coopérerait parfois avec les adultères, puisqu’il arrive qu’un enfant naisse de leur union illicite. Les âmes rationnelles ne sont donc pas créées par Dieu.
En sens contraire, on lit dans le livre des Dogmes Ecclésiastiques que " les âmes rationnelles ne sont pas semées par l’union charnelle ".
Réponse :
Il n’est pas possible que la puissance active qui est dans la matière étende son action jusqu’à produire un effet immatériel. Or il est manifeste que la puissance intellectuelle de l’homme est un principe qui transcende la matière ; car elle a des activités auxquelles le corps ne coopère pas. Il est donc impossible que la puissance qui est dans la semence produise un principe intellectuel. En outre, la puissance qui est dans la semence agit en vertu de l’âme du père selon que l’âme du père est l’acte du corps, et qu’elle emploie le corps lui-même pour atteindre son effet. Mais dans son opération propre l’intelligence ne communique pas avec le corps. La puissance du principe intellectuel, en tant que tel, ne peut donc se transmettre à la semence. C’est pourquoi Aristote dit : " Il reste que l’intelligence seule vient d’ailleurs. " De même, l’âme intellectuelle, puisqu’elle exerce une opération vitale sans le corps, est subsistante, nous l’avons vu antérieurement ; et c’est elle qui est proprement le sujet de l’être et du devenir. Et puisqu’elle est une substance immatérielle, elle ne peut être produite par la génération, mais seulement par création divine. Affirmer que l’âme intellectuelle est causée par celui qui engendre, ce serait affirmer qu’elle n’est pas subsistante, et par conséquent qu’elle se corrompt avec le corps. Il est donc hérétique de dire que l’âme intellectuelle est transmise avec la semence.
Solutions :
1. Dans ce texte, on désigne, par synecdoque, la partie pour le tout, c’est-à-dire l’âme pour l’homme tout entier.
2. Certains disent que les opérations vitales qui se manifestent dans l’embryon ne proviennent pas de son âme, mais de celle de la mère, ou d’une puissance formatrice qui résiderait dans la semence. Ces deux hypothèses sont fausses. Car les opérations vitales : sentir, se nourrir, croître ne peuvent pas provenir d’un principe extérieur. C’est pourquoi il faut dire que l’âme préexiste dans l’embryon ; elle y est d’abord nutritive, puis sensitive, et enfin intellective. Certains disent qu’à l’âme végétative qui se trouvait d’abord dans l’embryon viendrait s’ajouter une autre âme, qui est sensitive puis une autre encore qui est l’âme intellective. Et ainsi il y aurait dans l’homme trois âmes dont l’une serait en puissance par rapport à l’autre. Nous avons repoussé précédemment cette thèse.
C’est pourquoi d’autres disent que cette même âme qui fut d’abord végétative, sera ensuite amenée, par l’action de la vertu de la semence, jusqu’à devenir elle-même sensitive, et ensuite à devenir intellective, non plus par la vertu active de la semence, mais grâce à la vertu d’un agent supérieur, Dieu, qui l’éclairera du dehors. C’est pourquoi Aristote dito que l’intelligence vient du dehors. Mais cela ne tient pas : 1° parce qu’une forme substantielle ne peut comporter de plus ou de moins : l’addition d’une plus grande perfection crée une autre espèce, de même que l’addition d’une unité change l’espèce dans les nombres. Et il n’est pas possible qu’une seule et même forme appartienne à des espèces différentes. 2° parce qu’il s’ensuivrait que la génération de l’animal serait un mouvement continu passant peu à peu de l’imparfait au parfait, comme cela arrive dans une altération. 3° parce qu’il en résulterait que la génération de l’homme ou de l’animal ne serait pas une génération proprement dite, puisque son sujet serait un être déjà en acte. En effet si, dès le début, dans la matière du fœtus il y avait une âme végétale, qui peu à peu parviendrait jusqu’à l’homme parfait, il y aurait toujours addition d’une perfection sans la destruction de la perfection précédente. Cela est contraire à la notion de génération proprement dite. 4° ou bien ce qui est produit par l’action de Dieu est quelque chose de subsistant (et alors il doit différer par son essence de la forme précédente, qui n’était pas subsistante, et nous revenons alors à l’opinion de ceux qui reconnaissent plusieurs âmes dans le corps), ou bien ce n’est pas quelque chose de subsistant, mais seulement une perfection ajoutée à l’âme précédente, et alors il s’ensuit nécessairement que l’âme intellectuelle est détruite quand le corps est détruit ; ce qui est impossible.
Selon d’autres opinions, il n’y a qu’un seul intellect pour tous, ce que nous avons déjà réfuté.
C’est pourquoi il faut dire ceci : puisque la génération d’un être cause toujours la destruction d’un autre être, il est nécessaire de dire que, aussi bien chez l’homme que chez les autres animaux, quand une forme plus parfaite est produite, la précédente disparaît. Cependant, la forme nouvelle possède tout ce que contenait la précédente, et quelque chose de plus. Ainsi, par plusieurs générations et destructions successives, on parvient à la dernière forme substantielle, chez l’homme comme chez les autres animaux. Et cela se révèle à nos sens dans le cas des animaux engendrés par la putréfaction. On doit donc dire que l’âme intellective est créée par Dieu au terme de la génération humaine, et qu’elle est à la fois sensitive et nutritive, les formes précédentes ayant disparu.
3. Cet argument vaut pour des agents divers qui ne sont pas ordonnés l’un à l’autre. Mais s’il y a une série d’agents ordonnés l’un à l’autre, rien n’empêche que la puissance de l’agent supérieur atteigne jusqu’à la forme ultime, tandis que les puissances des agents inférieurs parviennent seulement à une certaine disposition de la matière. Ainsi, dans la génération de l’animal, la semence, par sa vertu propre, dispose la matière, tandis que l’âme, par la sienne, donne la forme. Il ressort manifestement de ce que nous avons vu, que toute la nature corporelle agit en tant qu’instrument de la puissance spirituelle, et surtout de Dieu. C’est pourquoi rien ne s’oppose à ce que la formation du corps provienne d’une puissance corporelle, tandis que l’âme intellectuelle vient de Dieu seul.
4. L’homme engendre un semblable à lui-même en tant que, par la vertu de sa semence, la matière est disposée à recevoir telle forme.
5. Dans l’action des adultères, ce qui est conforme à la nature est bon, et Dieu y coopère. Ce qui est mauvais, c’est la volupté désordonnée, à quoi Dieu ne coopère pas.
Objections :
1. La Genèse dit (2, 2) : " Dieu cessa de travailler à toute l’œuvre qu’il avait accomplie. " Ce ne serait pas vrai si Dieu créait chaque jour de nouvelles âmes. Toutes les âmes furent donc créées ensemble.
2. Ce sont les substances spirituelles qui concourent le plus à la perfection de l’univers. Si les âmes étaient créées en même temps que les corps, d’innombrables substances spirituelles s’ajouteraient chaque jour à la perfection de l’univers, et celui-ci au début aurait été imparfait, ce qui est contraire à la Genèse : " Dieu acheva toute son œuvre. "
3. La fin d’une chose correspond à son commencement. Or l’âme intellectuelle demeure après la destruction du corps. Elle a donc commencé avant lui.
En sens contraire, on lit dans le livre des Dogmes Ecclésiastiques : " L’âme est créée en même temps que le corps. "
Réponse :
Certains, ont affirmé qu’il est accidentel pour l’âme intellectuelle d’être unie au corps, estimant qu’elle est dans la même condition que les substances spirituelles qui ne sont pas unies à un corps. Ils disent donc que les âmes des hommes furent créées dès le début avec les anges. Mais cette opinion est fausse. Premièrement, dans sa base même. En effet, s’il était seulement accidentel pour l’âme d’être unie au corps, il s’ensuivrait que l’homme constitué par cette union serait un être par accident, ou que l’âme serait l’homme ; ce qui est faux, comme nous l’avons montré’. De plus, que l’âme humaine ne soit pas de la même nature que celle des anges, cela ressort de leur manière différente de connaître telle que nous l’avons exposéeu ; car l’homme reçoit des sens sa connaissance, et en se tournant vers les images, nous l’avons montré. Son âme a donc besoin d’être unie au corps pour les opérations des sens, et on ne peut en dire autant des anges.
Secondement, la fausseté de cette opinion résulte encore de son énoncé lui-même. S’il est naturel pour l’âme d’être unie au corps, être sans corps serait contraire à la nature, et une âme qui existerait sans corps ne posséderait pas la perfection de sa nature. Mais il ne convenait pas que Dieu commence son œuvre par des créatures imparfaites, et par des êtres étrangers à l’ordre de la nature ; il n’a pas produit d’abord un homme sans main et sans pied, qui sont des membres naturels à l’homme. À plus forte raison n’a-t-il pas produit une âme sans corps.
Si quelqu’un affirme qu’il n’est pas naturel pour l’âme d’être unie au corps, il faut rechercher alors pour quel motif elle lui serait unie. Elle le serait soit en vertu d’un acte de sa volonté, soit par l’effet d’une autre cause. Si c’est à la suite de son vouloir, cela ne semble pas cohérent. 1° parce que ce vouloir serait déraisonnable : si l’âme n’a pas besoin du corps, pourquoi voudrait-elle lui être unie ? Car si elle en avait besoin, c’est qu’il lui serait naturel de lui être unie, puisque la nature ne prive jamais un être du nécessaire. 2° parce qu’on ne voit aucun motif pour lequel les âmes créées depuis le commencement du monde attendraient si longtemps avant d’être unies maintenant à un corps. Car la substance spirituelle est au-dessus du temps, parce qu’elle échappe aux révolutions des astres. 3° parce qu’il semblerait que telle âme est unie à tel corps par le fait du hasard, puisqu’il faudrait pour cela le concours de deux volontés, c’est-à-dire de l’âme qui descend dans le corps, et de l’homme qui engendre. Mais, si c’est sans le vouloir qu’ere est unie au corps, et en dehors de sa nature, c’est que cela lui est imposé par une cause qui lui fait violence, et alors, c’est pour elle une chose pénible et triste. Cela rejoint l’erreur d’Origène, pour qui les âmes ont un corps en châtiment du péché. Comme tout cela est inadmissible., il faut absolument reconnaître que les âmes ne sont pas créées avant les corps, mais qu’elles sont créées au moment où elles sont infusées dans les corps.
Solutions :
1. On dit que Dieu a cessé son œuvre le septième jour, non en ce sens qu’il a cessé toute activité, puisque notre Seigneur dit (Jn 5, 17) : " Mon Père travaille jusqu’à présent ", mais en ce sens qu’il a cessé de fonder de nouveaux genres ou de nouvelles espèces de choses qui ne seraient pas préexistantes de quelque manière dans ses premières œuvres. Ainsi les âmes qui sont créées maintenant ont préexisté selon leur modèle spécifique dans les premières œuvres parmi lesquelles l’âme d’Adam fut créée.
2. La perfection de l’univers peut croître chaque jour par l’augmentation du nombre des individus, mais non quant à l’augmentation du nombre des espèces.
3. Le fait que l’âme subsiste sans son corps résulte de la destruction des corps, qui est la suite du péché. Il ne convient donc pas que Dieu commence par là son œuvre. En effet, comme dit la Sagesse (1, 13.16) : " Dieu n’a pas fait la mort, ce sont les impies qui l’ont introduite par les œuvres de leurs mains et leurs paroles. "
1. Une partie des aliments se transforme-t-elle en la réalité de la nature humaine ? - 2. La semence, principe de la génération humaine, provient-elle du superflu de la nourriture ?
Objections :
1. Il semble que rien de ce qui compose les aliments ne se convertisse dans la réalité de la nature humaine. Car on lit dans S. Matthieu (1 5, 17) : " Tout ce qui entre dans la bouche va dans le ventre pour être éliminé. " Ce qui est éliminé ainsi ne passe pas dans la réalité de la nature humaine. Donc, rien des aliments ne pénètre dans la réalité de la nature humaine.
2. Aristote distingue notre chair selon l’espèce et notre chair selon la matière, et dit que la chair, considérée comme matière, arrive, puis s’en va. Or, ce qui est engendré par l’aliment arrive, puis s’en va. Donc ce que devient l’aliment, c’est la chair considérée comme matière et non comme espèce. Mais ce qui appartient à l’espèce de la nature humaine appartient à sa réalité. Donc les aliments ne se transforment pas en cette réalité de notre nature.
3. La réalité de la nature humaine semble inclure l’humidité radicale qui, si elle se perd, ne peut pas être restituée, disent les médecins. Mais cet élément pourrait être restitué si les aliments pouvaient se convertir en lui. L’aliment ne se transforme donc pas en la réalité de la nature humaine.
4. Si l’aliment passait dans la réalité de la nature humaine, tout ce que l’homme perd pourrait être restauré. Mais la mort de l’homme n’arrive que par déperdition. L’homme pourrait donc, en s’alimentant, se préserver perpétuellement de la mort.
5. Si les aliments passaient dans la réalité de la nature humaine, il n’y aurait rien dans l’homme qui ne pourrait y revenir et être réparé. Car ce qui chez l’homme est engendré à partir de l’aliment, peut revenir et être réparé. Donc, si l’homme vivait longtemps, il s’ensuivrait que rien de ce qui existait matériellement en lui au début de son existence n’y resterait finalement. Et ainsi il ne serait plus individuellement le même homme durant toute sa vie, à le considérer matériellement ; car, pour qu’il soit individuellement le même homme, il faut que subsiste son identité matérielle. Mais cela est incompatible. C’est donc que les aliments ne passent pas dans la réalité de la nature humaine.
En sens contraire, S. Augustin affirme : " Les aliments charnels, en perdant leur forme propre, passent dans la constitution de nos membres. " Mais la formation des membres appartient à la réalité de la nature humaine. Donc, les aliments pénètrent dans la réalité de cette nature.
Réponse :
Selon Aristote " le rapport d’une chose à sa vérité est le même que son rapport à son être. " Appartient donc à la vérité de la nature d’un être ce qui fait partie de sa constitution même. Mais la nature peut être envisagée de deux manières : en tant qu’elle est commune à tous les sujets de l’espèce, ou en tant qu’elle est réalisée dans tel individu. À la vérité d’une nature considérée en commun, appartiennent la forme et la matière prises en général. Mais à la vérité de la nature considérée dans tel sujet particulier appartient telle matière, marquée individuellement, et telle forme individuée par telle matière. Ainsi l’âme humaine et le corps appartiennent en commun à la vérité de la nature humaine ; mais telle âme et tel corps appartiennent à la réalité de la nature humaine considérée chez Pierre ou Martin.
Or, il y a des êtres dont les formes ne peuvent se maintenir que dans une matière déterminée ; ainsi la forme du soleil ne peut se maintenir que dans la matière qui est contenue en acte par cette forme. En ce sens certains affirment que la forme de l’homme ne peut se maintenir que dans une certaine matière déterminée, celle qui à l’origine fut revêtue de telle forme dans le premier homme. De la sorte, tout ce qui en dehors de cela aurait été ajouté ensuite à ce qui a été transmis par le premier père à ses descendants, n’appartiendrait pas à la réalité de la nature humaine, et pour ainsi dire ne recevrait pas véritablement la forme de la nature humaine. C’est la matière qui, dans le premier homme, a reçu la forme humaine qui se multiplierait ensuite sous cette forme, et de cette façon, la multitude des corps humains dériverait du corps du premier homme. Selon ces penseurs, les aliments ne seraient pas transformés en la réalité de la nature humaine ; ils disent que les aliments sont absorbés à la manière d’un combustible de notre nature, c’est-à-dire pour qu’elle résiste à l’action de la chaleur naturelle, afin que celle-ci ne consume pas notre humidité radicale ; de même qu’on ajoute du plomb ou de l’étain à l’argent, pour éviter que celui-ci soit consumé par le feu.
Mais cette position est déraisonnable à plusieurs points de vue.
1. Parce que c’est une seule et même chose pour une forme de pouvoir se réaliser dans une autre matière, et quitter sa matière propre. C’est pourquoi tout ce qui peut être engendré est corruptible, et vice versa. Or il est manifeste que la forme humaine peut quitter la matière qui lui est soumise, sinon le corps humain ne serait pas corruptible. Elle peut donc passer dans une autre matière, si quelque autre chose passe dans la vérité de la nature humaine.
2. Dans tous les êtres où la matière se trouve tout entière dans un seul individu, il n’existe qu’un seul individu de cette espèce, comme nous le constatons avec le soleil et la lune et autres choses du même genre. Il n’y aurait alors qu’un seul individu de l’espèce humaine.
3. Parce qu’il n’est pas possible que la multiplication de la matière se produise autrement : ou bien selon la quantité, comme cela arrive dans les êtres susceptibles de raréfaction, dont la matière prend de plus grandes dimensions quand la densité diminue ; ou bien selon la substance de la matière. Mais si la même substance de la matière demeure seule, on ne peut pas dire qu’elle est multipliée ; car le même, considéré en soi, ne peut pas constituer une multitude, puisque toute multitude comporte nécessairement une division. Il est donc nécessaire qu’une nouvelle substance de la matière survienne, ou bien par création, ou bien par conversion d’autre chose en elle-même.
Il reste donc qu’une matière ne peut pas se multiplier sauf par raréfaction, comme quand l’eau devient vapeur, ou par addition d’autre chose, comme le feu se multiplie quand on ajoute des bûches, ou enfin par création de matière. Mais il est manifeste que la multiplication de la matière dans les corps humains ne se réalise pas par raréfaction, car alors les corps des hommes d’âge mûr seraient plus imparfaits que ceux des enfants. Ni non plus par création de matière nouvelle, car, selon S. Grégoire, " toutes choses ont été créées en même temps, quant à la substance de la matière de ces choses, mais non selon l’espèce de leur forme ". Il n’y a donc pas d’autre solution : la multiplication des corps humains ne s’opère pas autrement que par la conversion des aliments en la réalité du corps humain.
4. L’opinion citée plus haut n’est pas raisonnable parce que, l’homme ne différant pas des animaux et des plantes selon son âme végétative, il en résulterait que même les corps des animaux et des plantes ne se multiplieraient pas par transformation des aliments au corps qu’ils nourrissent, mais par une certaine multiplication. Celle-ci ne pourrait pas être naturelle, puisque la matière, selon la nature, ne s’étend pas au-delà d’une certaine quantité, et que, de plus, on ne voit pas comment une chose peut croître naturellement sinon par raréfaction, ou par transformation en elle-même de quelque chose d’autre. Ainsi, toute l’action de la puissance génératrice et nutritive, qui sont des facultés naturelles, serait miraculeuse, ce qui est tout à fait inadmissible.
Aussi d’autres penseurs disent-ils que la forme humaine peut se réaliser à nouveau dans une autre matière, si l’on considère la nature humaine en général ; mais non si on la considère dans tel individu chez qui la forme humaine demeure attachée à telle matière déterminée, dans laquelle elle a été introduite d’abord par la génération de cet individu ; de telle sorte qu’elle n’abandonnera jamais cette matière jusqu’à la corruption finale de cet individu. Et ils affinent que cette matière originelle appartient à titre de principe à la vérité de la nature humaine. Mais, puisque cette matière ne suffit pas pour la quantité voulue, il est requis qu’une autre matière s’y ajoute par la transformation de l’aliment en la substance de celui qui l’absorbe, autant qu’il en faut pour l’augmentation nécessaire. Et ils disent que cette matière appartient secondairement à la réalité de la nature humaine, parce qu’elle n’est pas requise pour l’existence première de l’individu, mais seulement pour sa quantité. De sorte que, si quelque autre chose s’ajoute, provenant des aliments, cela n’appartient pas à proprement parler, à la vérité de la nature humaine.
Cette opinion aussi est à rejeter : 1° parce qu’elle juge la matière des corps vivants comme celle des corps inanimés ; dans ceux-ci, bien qu’il y ait un pouvoir de produire un être semblable à soi-même spécifiquement, il n’y a pourtant pas de puissance capable de produire quelque chose de semblable à soi-même individuellement. Or, cette puissance se trouve dans les corps vivants ; c’est la puissance nutritive. Rien ne s’ajouterait aux corps vivants par la puissance nutritive, si les aliments n’étaient pas transformés en la vérité de leur nature. 2° parce que la vertu active qui est dans la semence est une sorte d’impulsion qui provient de l’âme de l’engendrant, nous l’avons dit récemment. Cette impulsion ne peut pas être plus puissante dans son action que l’âme dont elle émane. Si donc, par la puissance de la semence, une matière peut recevoir la forme de la nature humaine, à bien plus forte raison l’âme pourra, par la puissance nutritive, imprimer dans l’aliment qui lui est uni la vraie forme de la nature humaine. 3° la nutrition n’est pas indispensable seulement pour la croissance (sinon elle cesserait d’être nécessaire après achèvement de celle-ci), mais aussi pour la restauration de ce que la chaleur naturelle nous fait perdre. Il n’y aurait pas restauration si ce qui est apporté par les aliments ne remplaçait pas ce qui se perd. C’est pourquoi, de même que ce qui existait auparavant faisait partie de la vérité de la nature humaine, ainsi, ce qui provient de la nourriture.
C’est pourquoi, selon d’autres auteurs, on doit dire que les aliments se transforment véritablement en la vérité de la nature humaine en tant qu’ils reçoivent vraiment la nature de la chair et des os et des autres parties du corps. C’est ce qu’affirme Aristote : " L’aliment nourrit en tant qu’il est de la chair en puissance. "
Solutions . 1. Le Seigneur ne dit pas que tout ce qui pénètre dans la bouche est nécessairement évacué, mais il est nécessaire que, dans tout aliment, ce qui est impur soit évacué. On pourrait dire ainsi que tout ce qui est engendré par les aliments peut être dissous par la chaleur naturelle, puis éliminé par des circuits cachés, selon le commentaire de S. Jérôme sur S. Matthieu.
2. Certains ont compris que " la chair selon l’espèce " est ce qui reçoit en premier l’espèce humaine, qui vient de l’engendrant ; et ils disent qu’elle dure toujours, tant que l’individu existe. Quant à " la chair selon la matière " c’est, disent-ils, la chair engendrée par l’aliment ; et ils ajoutent que celle-là ne demeure pas toujours, mais qu’elle s’en va comme elle est venue. Mais ceci est contraire à la pensée d’Aristote. Il dit en effet, au même endroit : " De même que dans tout être ayant une espèce qui se réalise dans la matière, comme le bois et la pierre, ainsi dans la chair une chose est selon l’espèce et l’autre selon la matière. " Mais il est manifeste que cette distinction n’a pas sa place chez les êtres inanimés, qui ne sont pas engendrés par la semence, et ne s’alimentent pas. En outre, puisque ce qui est engendré par l’aliment s’ajoute au corps qui s’en nourrit à la manière d’un mélange, comme l’eau se mêle au vin, selon l’exemple donné à cet endroit par Aristote, il ne peut plus y avoir de différence de nature entre ce qui est absorbé et ce qui absorbe, puisque, par un vrai mélange, il n’y a plus désormais qu’un seul être. Il n’y a donc aucun motif pour que l’un soit consumé par la chaleur naturelle, tandis que l’autre demeurerait. C’est pourquoi on doit dire que cette distinction d’Aristote ne porte pas sur des chairs diverses, mais sur la même chair considérée de diverses manières. En effet, si nous considérons la chair selon son espèce, c’est-à-dire selon ce qui est formel en elle, alors elle demeure toujours, puisque la nature de la chair et sa disposition naturelle subsistent. Mais si nous considérons la chair selon sa matière, alors elle ne demeure pas, mais peu à peu elle se consume et elle est restaurée ; comme nous le constatons dans le feu du foyer, dont la forme demeure, tandis que la matière se consume peu à peu et qu’une autre matière la remplace.
3. On considère que tout ce qui fonde la vertu même de l’espèce appartient à l’humidité radicale. Si cet élément disparaît, il ne peut plus être restitué, comme si l’on ampute la main, ou le pied, ou quelque autre membre. Mais l’humidité entretenue par la nourriture est ce qui n’est pas encore parvenu jusqu’à l’acquisition parfaite de la nature de l’espèce, mais s’achemine vers elle, comme le sang et d’autres éléments analogues. Donc, si de tels éléments sont enlevés, la vertu de l’espèce demeure radicalement et n’est pas supprimée.
4. Toute puissance active dans un corps passible s’affaiblit par suite de son action continuelle, puisque de tels agents sont en même temps patients. C’est pourquoi la puissance d’absorption est si forte au début qu’elle peut assimiler, non seulement ce qui suffit à restaurer les pertes, mais encore ce qui contribue à la croissance. Ensuite, elle ne peut plus assimiler que ce qui suffit pour restaurer les pertes, et alors la croissance s’arrête. Puis, elle ne le peut plus, et alors commence la diminution. Enfin, cette puissance disparaissant totalement, l’animal meurt. De même que la puissance du vin pour convertir en lui l’eau qu’on y mélange s’affaiblit peu à peu, et finalement il n’est plus que de l’eau, selon l’exemple que donne Aristote.
5. Comme dit Aristote, quand une matière prend feu d’elle-même, on dit que le feu est engendré à nouveau. Si cette matière est absorbée par le feu qui existe déjà, on dit qu’elle nourrit ce feu. Si toute cette matière perd en même temps cette forme de feu, tandis qu’une autre matière se transforme en feu, on dit qu’il y a numériquement un autre feu. Mais si, peu à peu, tandis qu’une bûche se consume, on lui en substitue une autre, et ainsi de suite jusqu’à ce que les premières bûches se consument totalement, on est toujours en face du même feu numériquement ; car tout ce qu’on ajoute passe dans le premier feu. Il en va de même dans les corps vivants, où la nutrition restaure ce qui est consumé par la chaleur naturelle.
Objections :
1. Il semble que la semence ne provienne pas du superflu des aliments, mais de la substance de l’engendrant. S. Damascène dit en effet que " la génération est l’œuvre de la nature qui, avec la substance de l’engendrant, produit ce qui est engendré ". Mais ce qui est engendré vient de la semence. Celle-ci est donc issue de la substance du père.
2. Le fils ressemble au père parce qu’il reçoit quelque chose de lui. Mais si la semence par laquelle on est engendré provenait du superflu de nourriture, le fils ne recevrait rien de son grand-père ni des ancêtres précédents en qui cette nourriture ne s’est jamais trouvée. Il ne ressemblerait donc pas plus à son grand-père ni aux autres ancêtres qu’aux autres hommes.
3. La nourriture de l’homme qui engendre provient parfois du bœuf, du porc ou d’autres animaux. Si la semence provenait du superflu de nourriture, l’homme engendré par cette semence aurait davantage d’affinité avec le bœuf et le porc qu’avec son père et ses autres parents.
4. S. Augustin dit que nous existions en Adam " non seulement par une raison séminale, mais même par la substance corporelle ". Cela ne serait pas si la semence provenait du superflu de nourriture. La semence ne provient donc pas de ce superflu.
En sens contraire, Aristote prouve par de multiples arguments que " la semence est le superflu de nourriture ".
Réponse :
Cette question dépend en quelque manière de ce que nous avons exposé déjàn. S’il existe dans la nature humaine une puissance capable de communiquer sa forme à une matière étrangère, non seulement au-dehors, mais aussi en soi-même, il est manifeste que l’aliment qui au début est dissemblable, à la fin devient semblable par la forme qui lui est communiquée. Il est conforme à l’ordre naturel qu’une chose soit réduite graduellement de la puissance à l’acte. C’est pourquoi, dans les êtres engendrés, nous constatons que chacun est d’abord imparfait, puis qu’il se perfectionne. Mais il est clair que l’élément commun se comporte, à l’égard de ce qui est propre et déterminé, comme l’imparfait à l’égard du parfait. C’est pourquoi nous voyons que dans la génération de l’animal il se forme d’abord un animal puis un homme ou un cheval. De même, l’aliment reçoit d’abord une sorte de participation commune à toutes les parties du corps, et finalement il est déterminé pour telle ou telle partie.
Mais il n’est pas possible que ce qui est déjà résolu et transformé en la substance des membres devienne la semence. De deux choses l’une, en effet. Ou bien la semence ainsi produite ne garderait pas la nature de l’être d’où elle proviendrait, et elle s’éloignerait alors de la nature de l’engendrant au point d’être en voie de corruption. Elle n’aurait donc plus le pouvoir de transformer un autre être en une nature semblable. Ou bien elle garderait la nature de l’être d’où elle vient, alors elle serait réduite à cette partie déterminée du corps, et n’aurait plus le pouvoir de produire la nature de tout le corps, mais seulement la nature d’une partie. Mais peut-être, dira-t-on, qu’elle était originaire de toutes les parties du corps, et qu’elle garde donc la nature de toutes ces parties ? Ainsi la semence serait une sorte de petit animal en acte, et la génération de l’animal ne se produirait que par division, comme un morceau de terre vient de la terre, et comme cela se passe pour certains animaux qui, coupés en morceaux, continuent à vivre. Mais cela ne tient pas debout.
Concluons donc que la semence n’est pas détachée de ce qui était le tout en acte, mais qu’elle est plutôt le tout en puissance, ayant le pouvoir de produire tout le corps, pouvoir dérivé de l’âme du père, comme nous l’avons vu précédemment. Ce qui est en puissance à tout l’organisme est ce qui est engendré par l’aliment avant qu’il ne se transforme en la substance des membres. Aussi est-ce de cela que provient la semence. Dans cette ligne, on dit que la puissance nutritive sert à la puissance générative, parce que ce qui a été transformé par la puissance nutritive est pris comme semence par la puissance générative. Et Aristote en donne comme signe que les animaux dont le corps est grand et qui ont donc besoin d’une nourriture abondante n’ont que peu de semence par rapport à la masse de leur corps, et ont peu d’enfants. Et de même que les hommes gros ont peu de semence, pour la même cause.
Solutions :
1. La génération vient de la substance de celui qui engendre, chez les animaux et les plantes, puisque la semence reçoit sa vertu de la forme de celui qui la produit, et est en puissance par rapport à sa substance.
2. La ressemblance du père et du fils n’est pas due à la matière, mais à la forme de l’agent qui engendre un semblable à lui. Il n’est donc pas nécessaire, pour que quelqu’un ressemble à son grand-père, que la matière de la semence se soit trouvée dans le grand-père ; il suffit qu’il y ait dans la semence quelque pouvoir dérivé de l’âme du grand-père à travers le père.
3. La même réponse vaut pour la troisième objection, car l’affinité ne vient pas de la matière, mais d’une influence de la forme.
4. Cette parole de S. Augustin ne doit pas être prise en ce sens qu’en Adam il y aurait eu en acte une raison séminale prochaine de tel homme ou sa substance corporelle. Mais l’une et l’autre étaient en Adam par l’origine. En effet, la matière corporelle qui est fournie par la mère, et que S. Augustin appelle substance corporelle, vient, à l’origine, d’Adam, et semblablement la puissance active qui existe dans la semence du père, et qui est la raison séminale prochaine de tel homme.
Mais pour le Christ, on dit qu’il existait en Adam selon la substance corporelle, non seulement la raison séminale. Parce que la matière de son corps, qui fut fournie par la Vierge Mère, venait bien d’Adam, tandis que la puissance active ne venait pas d’Adam, parce que son corps n’a pas été formé par la vertu de la semence virile, mais par l’opération du Saint-Esprit. Un tel enfantement convenait en effet à celui qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni dans les siècles. Amen.
[1] Cf. Saint Thomas, Quaestio disputata de
Veritate, question
[2] “ … materia est duplex, scilicet communis et signata vel individualis ”.
[3] “ Intellectus igitur abstrahit species rei naturalis a materia sensibili individuali, non autem a materia sensibili communi ”.
[4] “ … quae non sunt de ratione speciei, … ”.
[5] “ … quae sunt terminationes quantitatum, possunt considerari absque qualitatibus sensibilibus, … ”.
[6] Intellectio.
[7] Ens.